« Le Monde selon Pierre Loti », le documentaire de Michel Viotte diffusé le 26 septembre sur France 5, est remarquable
Parrainé par un Stéphane Bern dont les propos liminaires célèbrent « l’écrivain voyageur à l’imagination fertile » […], « cet insatiable curieux [qui] a navigué sur presque toutes les mers, partant à la découverte de terres parfois quasi inexplorées, de lieux et de peuples qu’il voulait encore authentiques, lui dont l’âme romantique le portait vers le passé », l’ouvrage Les vies de Pierre Loti, paru sous les auspices des Editions de La Martinière au moment même où rouvrait sa fameuse maison rochefortaine, restaurée comme l’on sait après plus de douze ans de fermeture, constitue bel et bien ce viatique indispensable à qui veut comprendre les relations complexes entre l’officier de marine et l’homme de lettres, le très talentueux dessinateur et bon pianiste, le chineur compulsif et l’hédoniste intempérant, le protestant et l’athée idolâtre des sites sacrés, l’ascète et l’amphitryon travesti, le bourgeois déclassé devenu célèbre et fortuné par la grâce de sa plume, le docte académicien et le nomade en burnous, en costume de spahi, en tenue d’ Albanais voire même en feuille de vigne…
Imaginaire débridé
Car ce n’est pas le tout de pénétrer, à Rochefort, sise rue Chanzy, dès longtemps rebaptisée « rue Pierre Loti », dans le scrupuleux capharnaüm de l’illustre Maison de Loti, et d’en savourer l’exubérance épicée, l’exotisme éclectique, la surprise délibérée des agencements. Encore faut-il, pour comprendre les ressorts de cet imaginaire débridé, cristallisé derrière la sobre modénature d’une façade en pierre de taille à la blondeur emprunte de respectabilité, larguer les amarres de Rochefort et voguer aux antipodes, dans le sillage de Loti. Illustré de près de quatre cents documents iconographiques – photos de et par Loti, superbes dessins et aquarelles de Loti encore, ou gravures réalisées d’après lui, affiches, caricatures d’époque, pages manuscrites, cartons d’invitation et autre menu de ce « dîner Louis IX » arrosé « de plusieurs vins, de cervoise et d’hydromel », couvertures de L’illustration, du Petit journal ou de l’hebdomadaire Le Monde illustré… – le « grand format » que voici part à la recherche de Pierre Loti : à travers lui, il nous fait miraculeusement retrouver ce temps perdu.
Rédigé d’une belle plume sous l’attentif patronage d’Alain Quella-Villéger, spécialiste émérite de l’auteur d’Aziyadé, de Pêcheur d’Islande ou de Mon frère Yves, le texte de Michel Viotte invite le lecteur, contrepoint de cette fabuleuse iconographie et des scrupuleuses notices qui l’accompagne, à un voyage dans ce passé pour nous tout à la fois si lointain et si proche, sous toutes les latitudes où Loti démultiplia son existence dans tous les Orients du globe, de l’île de Pâques à la vallée du Nil, de Dakar à Istambul, du Tonkin au Japon, de l’Algérie française aux Indes britanniques…
Cette invite à acquérir le précieux volume des Vies de Pierre Loti, votre serviteur l’accompagne de celle, encore plus pressante, de visionner Le monde selon Pierre Loti, passionnant documentaire, également cosigné Viotte & Quella-Villéger. Nourri d’éloquents et superbes documents et images d’archives, ce film parvient, en moins d’une heure, à entrecroiser avec beaucoup de finesse le récit biographique, la chronologie des voyages, la carrière de l’officier de marine et ses amitiés viriles, le regard sur l’œuvre romanesque mais également sur l’essayiste et journaliste controversé que fut l’académicien, le contexte historique et géopolitique du temps, la visite de la maison de Rochefort et l’évocation des fêtes déguisées qui s’y donnaient, comme des villégiatures basques ou bretonnes, l’approche sans détour des ambiguïtés libidinales et des hantises métaphysiques propres au personnage… Chose rare par les temps qui courent, la production a su résister à la profonde débilité du genre docu-fiction, ce nouveau formalisme télévisuel où ici, quelque médiocre acteur aurait pu cachetonner sous l’apparence douteuse d’un « Pierre Loti » inséré dans des reconstitutions improbables…
Non seulement on échappe donc à ce travers désastreux, mais Le monde selon Pierre Loti est la promesse d’alimenter encore votre rêverie sur de bonnes bases d’érudition. Et, sait-on jamais, l’occasion d’inciter les jeunes générations à lire Loti dans le texte ? Rendez-vous au 22 septembre, en deuxième partie de soirée sur France 5, ou ensuite à la demande sur France.tv.
En librairie : Les vies de Pierre Loti, par Michel Viotte, avec la collaboration d’Alain Quella-Villéger). Avant-propos de Stéphane Bern. Editions de La Martinière, 240p. 2025.
A voir :Le Monde selon Pierre Loti, documentaire de Michel Viotte (co-écrit avec Alain Quella-Villéger). France, couleur, 2025. Durée : 52mn. Vendredi 26 septembre à 22H35 sur France 5 et sur france.tv à la demande.
Après son assassinat, les Américains rendent un hommage géant à Charlie Kirk en banlieue de Phoenix, dans l’Arizona, ce dimanche. À Paris, vendredi soir, des militants français de la droite radicale s’étaient réunis dans le centre de la capitale.
Vendredi 19 septembre, à 18 h, la statue de La Fayette, située à deux pas de la place de la Concorde et du Grand Palais, s’ennuyait moins que d’habitude. À ses pieds, environ cinq cents participants étaient venus rendre un hommage trumpiste à Charlie Kirk, la jeune star du conservatisme américain assassinée le 10 septembre en plein discours.
À mi-chemin entre liturgie trumpiste et revival protestant, l’ambiance était résolument américaine : banderoles étoilées, minute de silence, prières, discours ponctués de références bibliques, citations de Burke et de Tocqueville… Le tout rythmé par l’hymne américain, régulièrement interprété par une cantatrice italienne déjà sollicitée lors du tournoi de NBA à Paris.
Florian et Laurent, Canadiens, familiers de l’Amérique du Nord ont sorti l’outfit trumpiste pour l’hommage à Kirk. Photo: Lucien Rabouille
Organisé dans l’urgence de l’émotion, le rassemblement a réuni toute la galaxie des trumpistes français, familiers des vidéos de Charlie Kirk bien avant que son assassinat n’en fasse une icône du conservatisme mondial. Au micro se sont succédé Philippe Karsenty, ancien adjoint à la mairie de Neuilly-sur-Seine et animateur du comité Trump France, puis Kate Pesey, directrice de la bourse Tocqueville, qui « perpétue l’héritage intellectuel d’Alexis de Tocqueville » en envoyant chaque année de jeunes gens prometteurs découvrir le modèle politique américain. Elle a déclaré mener un combat « contre les forces anti-chrétiennes », tandis qu’un abbé venu spécialement a fait réciter un Notre-Père, le tout sous une banderole « Je suis Charlie » en hommage aux laïcards de Charlie Hebdo. Singulier syncrétisme : un brin de biblisme américain mêlé à l’esprit voltairien français.
Nicolas Conquer, maître de cérémonie a eu l’occasion de rendre hommage à Kirk sur les médias ces derniers jours. Et si le meilleur hommage rendu au défunt n’était pas de prolonger son combat et son modèle en France ? Un public de plusieurs centaines de participants réunis au pied de la statue Lafayette pour un hommage à Charlie Kirk
Biblisme américain et « Je suis Charlie »
En France, on sépare volontiers politique et religion. Ce soir-là, la droite s’était mise à l’heure américaine et brouillait les frontières. La militante féministe Marguerite Stern, poing et chapelet levés, évoqua le « martyre » de Charlie Kirk et invoqua sa présence « mystique », tout en faisant applaudir à tout rompre la décision de Donald Trump de classer les Antifa comme organisation terroriste. Randy Yaloz, pour Republicans Overseas (association qui regroupe les membres du Parti républicain expatriés), rappela le goût de Kirk pour les débats difficiles – le jeune homme avait fait de la confrontation en terrain universitaire hostile sa marque de fabrique. Un orateur rappela que Moïse, bègue à ses débuts, dut apprendre à bien parler pour convaincre Pharaon : « On affûte mieux ses arguments dans la confrontation d’idées. »
Damien Rieu, l’influenceur identitaire, adopta parfaitement le ton à l’américaine avec séquence émotion et évocation de la famille du militant assassiné : « Chers enfants d’Erika et Charlie Kirk, votre père n’était pas seulement le plus brillant débatteur de notre camp : il était d’abord celui qui vous portait sur ses épaules, qui vous lisait des histoires, qui priait pour vous chaque soir. » Dans ce climat où la foi se mêlait à l’action politique, la conclusion paraissait presque naturelle : le « martyre » de Charlie Kirk, ainsi que le rappelait Tertullien pour les premiers chrétiens, deviendrait lui aussi « semence de chrétiens » – mais de chrétiens… trumpistes.
Réunion de famille
Trump et la droite américaine comptent déjà quelques fans en France. Sur place, un public varié : quinquagénaires catholiques pratiquants de l’Ouest parisien en perfecto, Franco-Américains, fans de Trump français, bikers arborant casquette MAGA et bannière étoilée en bandoulière, mais aussi quelques militants issus des syndicats étudiants comme la Cocarde (RN-compatible) ou l’UNI (LR-compatible). La députée IDL (Identité et libertés) Anne Sicard, proche de Marion Maréchal, avait également fait le déplacement. Plus inattendu, on croisait aussi quelques jeunes du « lycée autogéré » de Paris, venus anonymement mais sensibles aux discours sur la « liberté d’expression » et les « risques personnels et professionnels » encourus par les militants conservateurs.
Beaucoup avaient déjà découvert les influenceurs MAGA ou conservateurs américains sur Internet. Outre le défunt Charlie Kirk, les vidéos de PragerU (dont un message a été lu à la tribune) ou celles de Joe Rogan, populaires aux États-Unis, ont aussi trouvé un public à l’étranger. Ces contenus ont contribué à ramener une partie du vote jeune, traditionnellement acquis aux démocrates, vers le Parti républicain en 2024 et joué un rôle décisif dans la victoire de Trump.
Un Turning Point à la française ?
Le Franco-Américain Nicolas Conquer, maître de cérémonie, diffuse activement les idées de la droite américaine en France. Par son style et son verbe facilement identifiables, il est devenu depuis les élections de 2024 le visage et la voix du trumpisme hexagonal. Dans sa conclusion, il a appelé de ses vœux à reprendre en France le combat de Charlie Kirk pour la liberté d’expression et le conservatisme. De là à envisager un Turning Point USA à la française, du nom de la plate-forme politique fondée par Kirk ? À la tribune, Conquer a loué la capacité qu’avait Kirk à lever des fonds et à bousculer les médias traditionnels.
Mais, un Américain de Floride installé en France tempère l’enthousiasme : « Ce modèle repose sur les fondations privées, la culture du don. Cela n’est certes pas complètement impossible, mais nos cultures politiques sont bien différentes. » La Ve République est en effet moins souple que la Constitution américaine concernant les dons. Outre-Manche, le projet a déjà trouvé un écho avec Turning Point UK. Pourquoi pas ici ? « Le plus tôt sera le mieux », confie une participante. « Il faut nous organiser », assure Nicolas Conquer, qui voit dans le GOP un modèle d’organisation politique capable d’inspirer les partis de droite français et européens, souvent trop centralisés et incapables de lancer de vastes plateformes de diffusion d’idées.
Le GOP américain, une inspiration pour les héritiers français du général de Gaulle, vraiment ? La statue de La Fayette, qui porta jadis les idéaux de liberté de part et d’autre de l’Atlantique, pouvait sourire : pour une fois, c’est Paris qui rejouait la partition américaine.
Edouard Bina, le président de la Cocarde étudiante, venu avec ses troupes militantes.
D’après les indiscrétions du journal Le Monde, « affamé de pouvoir » et de jambon ibérique, le trio constitué par Sébastien Lecornu, Gérald Darmanin et Thierry Solère formerait désormais le premier cercle d’Emmanuel Macron. Après avoir combattu le projet « Horizons » d’Edouard Philippe, les trois hommes voient assurément d’un mauvais œil les succès et la popularité du ministre de l’Intérieur démissionnaire…
Aucune hésitation à l’idée d’écrire un nouveau billet qui va concerner essentiellement Bruno Retailleau, ses soutiens, ses adversaires compulsifs ou masqués.
Bande des quatre, puis trois…
Parce que le ministre de l’Intérieur répond, par son action, à l’objection trop souvent entendue de sa prétendue absence de résultats. Il me suffit, par exemple, de faire référence à ses succès (évidemment relatifs) dans la politique du maintien de l’ordre, aussi bien pour la France, qui heureusement n’a pas été bloquée le 10 septembre, que pour la manifestation du 18 septembre. J’ai aimé que, dans ses diverses interventions au soir de cette dernière journée, il rappelle aux forces de l’ordre engagées et efficaces que leur seule finalité avait été de permettre l’exercice du droit constitutionnel de manifester, contre tous les casseurs et les Black Blocs.
Les propos d’un Jean-Luc Mélenchon, se vantant d’être un organisateur et un spécialiste du « bordel », sont alors d’autant plus scandaleux qu’il accuse le ministre de favoriser une violence collective qu’il prétend combattre. De telles attaques ne relèvent plus de la joute politique, même la plus vive, mais d’une mauvaise foi abyssale qu’aucun esprit partisan ne parvient à excuser.
La raison principale qui me conduit à proposer cet article est que, si l’information est exacte, je voudrais tordre le cou à un complotisme qui serait mis en œuvre par la bande des quatre, familièrement nommée la bande du Bellota, du nom du restaurant parisien Bellota-Bellota. De la part de Sébastien Lecornu, de Gérald Darmanin, d’Édouard Philippe et du mauvais génie Thierry Solère, il s’agirait d’entraver autant que possible le futur de Bruno Retailleau dans ses visées présidentielles, que son socle ministériel demeure ou non[1].
Je prends toujours très au sérieux la politique politicienne, la « poloche » vulgairement qualifiée, parce qu’il ne faut jamais s’imaginer que le destin du pays est mis entre des esprits élevés et des mains nobles, pour ce qui concerne l’ambition de chacun. Il relève, au contraire, de coups fourrés et de la relégation de l’intérêt national au profit de calculs médiocres. Laurent Wauquiez n’est pas dans les quatre mais, contre Bruno Retailleau, il fait tout ce qu’il peut dans ce sens !
Cette bande du Bellota mérite une appréhension sinon nuancée, du moins juste, pour ceux qui la composent et dont la réunion peut surprendre un naïf comme moi, qui ne cesse d’espérer que les amitiés politiques devraient parfois céder le pas à l’éthique.
J’ai déjà dit à quel point le rôle de Thierry Solère auprès du président de la République et du Premier ministre, hier officiel, devenu officieux, tout d’entregent, de connivence et de tentation, était choquant si on veut bien considérer qu’une personnalité multi-mise en examen n’est pas la plus appropriée pour des manœuvres qui se rapportent à notre vie nationale. Je suis persuadé que Thierry Solère est sympathique, a de la faconde, n’est pas débordé par les convictions et qu’il est doué pour les complicités et fidélités amicales. Mais notre vivier est-il si pauvre qu’on soit obligé de faire appel, pour des tâches importantes, à des auxiliaires au moins discutables ?
Édouard Philippe est très habile, il flotte entre une vague loyauté – qui peut encore servir – à l’égard du président et l’envie de nous faire croire qu’il a mis de l’airain dans sa souplesse et que le Premier ministre d’hier, avec ses erreurs qui ont fait mal, fera surgir en 2027 un chef dont on cherche encore « le programme massif » et une illustration plus revigorante que celle qui l’a conduit à être modeste et pédagogue durant le fléau du Covid…
Gérald Darmanin, dans cette équipe, me pose un vrai problème. Roué, politicien, ambitieux, habité, j’en suis sûr, par la passion d’une droite sociale et populaire, il est en même temps – j’ose le terme – un formidable garde des Sceaux qui n’a que le grand tort, aux yeux de ses adversaires et même, je le crains, de beaucoup de magistrats, d’avoir identifié avec pragmatisme les maux prioritaires de la Justice et de vouloir les éradiquer dans l’urgence. On est passé d’un ministre qui éructait contre le Rassemblement national à un ministre qui est celui de la Justice. Pour moi, il serait navrant que Gérald Darmanin, sans que je sous-estime ses desseins personnels, participât à une offensive concertée contre Bruno Retailleau. On n’est jamais trop, à droite, pour aller dans la bonne direction !
C’est aussi à cause de cette perception que je n’abonderai pas dans la description du profil d’un Sébastien Lecornu qui ne serait doué que pour les coulisses, les compromis et une politique à horizon « régionaliste », même s’il a été un remarquable ministre de la Défense et qu’il a encaissé avec classe certaines déconvenues gouvernementales.
Oui, déjeuner en paix
Les Républicains attendent beaucoup de lui, et d’abord qu’il ne cède pas trop aux socialistes que je trouve de plus en plus mauvais dans leur fond et leur tactique – fascination/répulsion à l’égard de LFI – pour obtenir un accord de non-censure. Je refuse de tomber dans un sadisme anticipé, se délectant de l’échec du Premier ministre comme s’il était inéluctable – et même désiré.
Il me semble que cette description rapide d’alliés à la fois dissemblables et résolus montre à l’évidence qu’il serait inconvenant de leur part d’assigner l’objectif médiocre de briser net la chance, pour une droite authentique, non seulement de reprendre le haut du pavé républicain mais aussi de laisser espérer, pour 2027, son retour avec la certitude que, pour une fois, ses promesses seraient tenues.
Non pas forcément tous pour un, mais pas quelques-uns mus par des ressorts équivoques contre un. Qu’on ne complote plus au Bellota, qu’on y mange !
Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…
J’adore lire, allongé sur le lit. Cela indispose ma Sauvageonne. Elle soutient que s’allonger avec ses vêtements « c’est dégoûtant ». De plus, elle est certaine qu’au final, je vais en profiter pour dormir. L’Ébouriffée a des convictions ; il est difficile de lutter contre. Pourtant, ce dimanche-là, je me sentais l’âme d’un rebelle. « J’ai envie de lire ! », fis-je à son endroit, d’une voix à la fois lasse, plaintive et sensuelle, persuadé que je parviendrais, ainsi, à la convaincre. Elle observa un long silence, se mit à réfléchir très fort. Elle devait m’imaginer allongé, en train de roupiller, avec, sur le ventre Patrick Modiano, Kléber Haedens, Blaise Cendrars ou Roger Vailland. Subtile et rusée comme une fille (qu’elle est puissance 100 ; je lui dis souvent : « Sauvageonne, tu es une vraie fille » ; alors, elle se met à ronronner comme une jeune chatte), elle retourne la situation à son avantage : « Et si on allait lire au bord des étangs de Méricourt, vieux Yak ? On prendra des couvertures », lance-t-elle en secouant sa crinière blonde. « C’est un endroit splendide ; je vais souvent m’y balader avec ma copine Corinne. » Que répondre à ça ? « Si elle y va avec sa copine Corinne, je n’ai plus qu’à obtempérer », songeai-je. Quarante-et-une minutes plus tard, nous nous retrouvâmes sur les rives incertaines (comme eût dit Robert Mallet) d’un magnifique et vaste étang. Nous déployâmes les couvertures et je m’allongeai ; ma moitié préféra réviser la pièce qu’elle joue actuellement au théâtre, confortablement assise sur une chaise pliante. Il faisait beau ; c’était agréable. Bientôt, notre attention fut attirée par un carpiste installé sur la rive d’en face. Il semblait concentré, très concentré en observant le bouchon de sa ligne. Soudain, le fil se tendit ; on aperçut une énorme carpe commune qui se débattait. Un homme équipé d’une caméra surgit d’un bosquet ; il filma la capture du monstre. Pour mettre sur YouTube, sur un site spécialisé dévolu aux carpistes ? Mystère. On ne le saura jamais. Le pêcheur finit par remonter la grosse brune aux écailles brillantes ; il l’emprisonna dans l’épuisette, l’exhiba au caméraman, et, « no kill », la relâcha. Le mot « Fin » apparut sur l’onde verte ; la séance était terminée. La Sauvageonne et moi replongeâmes dans nos lectures. Une heure plus tard, nous décidâmes de rentrer. Alors que nous nous dirigions vers la voiture, nous croisâmes un couple ; l’homme était équipé d’une petite canne à carnassier. Il m’expliqua qu’il revenait de la vieille Somme, toute proche. « J’ai chopé une belle perche ! », me dit-il, souriant. Nous lui racontâmes le carpiste, la capture de l’énorme carpe. « Moi, je n’y vais jamais à la carpe ; ce n’est pas de la pêche. L’étang est rempoissonné régulièrement en carpes ; il n’y a plus rien de sauvage. » Et de sortir la perche de sa musette : « Regardez, ça, c’est du sauvage ! Vous la voulez ? » J’acceptai de bonne grâce. La chair de la perche est l’une des plus fines parmi celles de tous les poissons d’eau douce. Le lendemain, je dépouillais la jolie zébrée pour en extraire deux beaux filets que je trempais dans la panure (deux œufs, lait, chapelure). Un peu d’huile dans la poêle. Ce fut un régal. Est-il nécessaire de préciser que quand j’attrape une perche dans l’étang du Courrier picard, à Longpré-lès-Amiens, je ne pratique pas le « no kill » ; je suis un perchiste, moi Monsieur ; pas un carpiste ! À la casserole, les zébrés ! Ma Sauvageonne me dit que je suis cruel. Ah, les filles !…
Dans la série Adolescence, un petit Blanc de 13 ans sans histoire poignarde une camarade de classe. La diffusion de cette fiction a suscité un vent de panique morale en Angleterre, jusqu’au sommet de l’État. Vue comme une très sérieuse mise en garde contre un fléau montant, cette fable est davantage un sermon contre la masculinité.
« Aucun spectacle n’est plus ridicule que celui du public britannique quand il est en proie à une de ses crises périodiques de moralisme effréné. » Cette citation de l’historien et homme politique victorien Thomas Babington Macaulay décrit parfaitement la manière dont la série anglaise à grand succès Adolescence a été accueillie dans son pays lors de sa sortie sur Netflix au mois de mars.
Une panique morale s’est alors emparée de la population, d’une nature très différente toutefois de celle que l’on avait connue lors de la révolution sexuelle des années 1960. Cette fois, on a assisté à ce qui ressemble à une manipulation de l’opinion par l’État, avec une volonté de fabriquer, bien que de manière malhabile, un consensus qui en réalité n’existe pas.
Adolescence met en scène une famille blanche de la classe moyenne inférieure du nord de l’Angleterre, dont la vie est bouleversée par l’arrestation de son fils de 13 ans, Jamie, qui, apparemment inoffensif, est accusé d’avoir poignardé à mort une camarade de classe avec un couteau de cuisine.
Le premier épisode raconte l’arrestation et l’interrogatoire du collégien par la police. Sa famille, sous le choc, n’arrive pas, pour des raisons compréhensibles, à y croire. Quand, enfin, il se trouve face aux preuves incontestables de la culpabilité de son fils, le père fond en larmes.
Incels
Les épisodes 2 et 3 montrent comment le crime est devenu inévitable : brimé par ses camarades et traité d’« incel » (célibataire involontaire), le garçon tourne mal en découvrant sur internet – à l’insu de sa famille – la « manosphère », la sous-culture numérique machiste.
Plusieurs séquences frôlent la caricature. L’école de Jamie est en ruine. Le jeune policier qui enquête sur lui doit se faire expliquer par son fils ce que c’est qu’Instagram. Et la scène de l’entretien entre Jamie et une jeune experte psychiatrique, censée être aussi angoissante que la première confrontation entre Clarice Starling et Hannibal Lecter dans Le Silence des agneaux, a inspiré une série de posts hilarants sur X parodiant les tentatives de cette nouvelle infirmière Ratched d’humilier la virilité du garçon.
Dans l’épisode 4, la famille essaie de se redonner du courage en faisant une sortie dans un magasin de bricolage. Dans ce qui ressemble à un épisode des Simpson – les blagues en moins –, les parents et leur fille font tout pour se donner l’impression d’être une famille normale, avant que le père et la mère soient pris de frayeur quand ils réalisent que, malgré la solidité de leur couple et leur amour inconditionnel pour leurs enfants, ils ont permis pendant des mois à leur fils de consulter son smartphone seul dans sa chambre, ce qui a suffi à lui ouvrir la porte du Diable.
Il faut souligner que toute cette histoire est une fiction. Une histoire totalement inventée qui, à certains égards, manque de plausibilité. Rares sont les assassins de 13 ans élevés par une famille stable et aimante. Rares sont les fils de policiers noirs brutalisés à l’école par des petits Blancs arrogants. Invraisemblable est la façon dont Jamie, confronté à la psychiatre, est pris d’accès d’agressivité soudaine qui ressemblent à une possession démoniaque.
Dès la diffusion de cette série, qui ressemble à un sermon laïque contre la masculinité, il a été proclamé de toutes parts qu’Adolescence avait initié un salutaire « débat national ». Le sujet a même été traité à la Chambre des communes. Et la chef de l’opposition conservatrice, Kemi Badenoch, a évidemment choqué les journalistes quand, interviewée par la BBC, elle a refusé de considérer que la série était un reflet fidèle de la réalité et une mise en garde contre un fléau montant.
Doxa progressiste
Bien que je croie qu’Adolescence n’a absolument rien à nous dire sur les vraies causes de l’épidémie de crimes à l’arme blanche au Royaume-Uni, la série est intéressante, car elle offre un cas d’école quant à la capacité alarmante des médias à dicter la doxa.
Certes, la série possède des mérites artistiques. Sa mise en scène est impressionnante, avec un seul plan-séquence par épisode, ce qui crée une dynamique irrésistible et une tension oppressante. Le jeu des comédiens est remarquable, notamment celui de Stephen Graham, également co-auteur du scénario, dans le rôle du père.
Seulement, ce ne sont pas les qualités esthétiques de la série qui ont provoqué des discussions sans fin et poussé le Premier ministre Keir Starmer à demander qu’elle soit visionnée dans les écoles, comme si c’était un film éducatif. Encore une fois, Adolescence n’est pas un documentaire, n’en déplaise au Premier ministre. Peu importe : pour lui la série a juste ce qu’il faut de vraisemblance pour être exploitée à des fins de propagande.
En effet, il s’agit bien de produire un bouc émissaire, de désigner un coupable idéal qui serait le grand responsable de la violence contemporaine, et de détourner l’attention générale des vraies causes. La forme de radicalisation en ligne la plus dangereuse, nous dit cette série, n’est pas l’islamisme, ni même l’extrême droite en tant que telle, mais la manosphère, ce discours issu de la sous-culture numérique, où les hommes parlent entre eux des injustices et impostures du féminisme et se demandent comment ils peuvent réagir. Cette sous-culture existe bien et prend, il est vrai, assez souvent des accents extrémistes. Mais elle est aussi, et tout autant, un exutoire pour les pères divorcés et les garçons frustrés. Pourtant, les autorités la réduisent à un foyer de virilité toxique et de simple misogynie.
Le côté extrémiste et inacceptable de la manosphère s’incarne dans la figure controversée du célèbre influenceur Andrew Tate. Cet ancien champion de kick-boxing, dont les vidéos en ligne attirent des millions de followers, a été accusé de promouvoir une idéologie haineuse et de s’engager dans des projets douteux à la Trump comme des universités en ligne et des cryptomonnaies. Aujourd’hui, il est inculpé pour viol et traite d’êtres humains en bande organisée. Pour de nombreux jeunes hommes, qui se sentent marginalisés, la manière – extrême et inacceptable – dont Tate incarne et prône une masculinité décomplexée est très séduisante. Les autorités en ont fait le bouc émissaire idéal pour faire oublier leurs erreurs et leur complaisance.
Et c’est ainsi que le spectacle d’un meurtre fictif raccordé à un phénomène de société bien réel a permis non seulement de condamner le phénomène en question, mais aussi de justifier la forme de censure et de contrôle des réseaux sociaux que les gouvernements successifs essaient d’imposer depuis des années.
Une fiction Netflix
Ce constat est d’autant plus exaspérant qu’Adolescence a été inspiré par une véritable affaire judiciaire qui n’a rien à voir avec Tate et la manosphère. Il s’agit d’un meurtre commis par Hassan Sentamu, un jeune de 17 ans d’origine ougandaise, qui, en 2023, a poignardé à mort une fille de 15 ans lors d’une dispute à propos d’un ours en peluche devant un centre commercial dans le sud de Londres.
Ce crime est si différent de celui raconté dans Adolescence que la série Netflix constitue une véritable calomnie par rapport au type de famille représenté. Les politiques et commentateurs qui voient dans Adolescence un reflet fidèle de la vie réelle sont totalement à côté de la plaque. Heureusement, le public britannique a très vite compris qu’il y avait anguille sous roche, et à chaque article dans les médias assurant qu’il faut prendre au sérieux la menace suggérée par la série correspond un post sur les réseaux sociaux affirmant qu’on se moque de nous.
Andrew Tate arrive au commissariat de Voluntari, en Roumanie, dans le cadre d’une enquête en cours pour trafic d’êtres humains, 21 mai 2025. AP Photo/Vadim Ghirda/SIPA
Pourtant, on continuera à instrumentaliser Adolescence pour réguler plus strictement le Web. Au Royaume-Uni, presque tous les partis politiques sont d’accord à ce sujet. Il y a deux ans, c’est un gouvernement conservateur qui a instrumentalisé l’assassinat du député David Amess par un islamiste fou en 2021 pour promulguer une loi sur la sécurité en ligne. La mort d’Amess n’avait pourtant rien à voir avec les réseaux sociaux. De la même façon, depuis les émeutes qui, l’été dernier, ont été déclenchées par la tuerie de Southport, le gouvernement travailliste essaie d’étouffer tout débat sur l’immigration de masse, les droits des trans ou le maintien de l’ordre à deux vitesses.
Pendant tout ce temps, on ignore les vrais problèmes auxquels les jeunes hommes font face : l’isolement, la dépréciation de la culture masculine traditionnelle, le déclin des industries manufacturières. Sans parler du décrochage scolaire des garçons par rapport aux filles et la diminution du niveau de testostérone qui ressort des études de santé publique. Pour les autorités, il semble plus urgent de limiter la liberté d’expression en ligne que de s’attaquer sérieusement à ces problèmes. Certes, il y a des forces qui tendent à radicaliser les jeunes au Royaume-Uni, mais elles ne se réduisent pas à une seule sous-culture en ligne.
Netflix n’est évidemment pas le lieu pour traiter de ces questions profondes. C’est une plateforme de divertissement, qui préfère se focaliser sur des récits simplistes et des personnages stéréotypés. Or, pour comprendre et soutenir les jeunes hommes mal à l’aise dans la société, nous n’avons pas besoin de boucs émissaires, mais d’une approche constructive. Ce n’est pas Netflix qui nous la fournira.
Imaginez un instant que les plateformes de streaming fassent volte-face et choisissent de célébrer la virilité positive au lieu de la vilipender. Ce cas a existé autrefois, quand Hollywood mettait en avant la résilience, l’ingéniosité et la camaraderie de héros masculins qui ne doutaient jamais de rien. Les films de guerre classiques montraient des hommes qui travaillaient ensemble pour surmonter les difficultés et qui découvraient ainsi la fraternité d’armes. De même, dans les années 1960 et 1970, le cinéma défendait la figure de l’individu contre les systèmes oppressifs, avec des films anti-autoritaires comme Luke la main froide et Vol au-dessus d’un nid de coucou. Ces œuvres comprenaient le rebelle comme il aimerait être compris, et ne se laissaient pas impressionner par les garçons souffrant d’un léger trouble déficit de l’attention avec hyperactivité.
Je suis sans doute nostalgique des séries télévisées qui mettaient en scène des hommes imparfaits mais héroïques, faisant de leur mieux et triomphant de l’adversité, plutôt que de pleurer en silence dans leur chambre de banlieue. Je parie que ces séries sauvaient beaucoup de jeunes hommes, leur procurant un sentiment de fierté, au lieu de les réprimander pour leur temps passé devant les écrans.
Le recours croissant aux récits médiatiques pour façonner l’opinion publique, souvent au détriment de la vérité, est contre-productif. Comme l’a averti George Orwell dans 1984, ce n’est qu’en s’accrochant à des vérités fondamentales – comme le simple fait que deux plus deux font quatre – que l’on peut affirmer son indépendance, son esprit critique et résister à la manipulation des puissants – qui aimeraient tant nous maintenir tous dans un état d’adolescence permanente.
Déjà la rentrée littéraire, avec une pluie de publications. Pourquoi choisir Feux sacrés, le livre de Cécile Guilbert, plutôt qu’un autre ? La spiritualité hindoue, comme solution à ses problèmes personnels ? Comme fuite face à l’épuisement occidental ? Peut-être le soleil rouge et dément au-dessus des bûchers de Bénarès offre-t-il la purification salvatrice. Peut-être les bords du Gange permettent-ils de démêler l’essentiel de l’inutile. Cécile Guilbert cite Henri Michaux qui, dans Un barbare en Asie, s’écrie : « Je sors, je vais aux Indes ». Voilà, c’est ce que nous propose Guilbert, essayiste et romancière : la suivre aux Indes, et participer à sa métamorphose qui doit donner un sens à sa vie. Ce n’est pas si simple, il faut du temps, de la curiosité, de nombreux drames à surmonter, accepter de mourir soi-même, après avoir vu ses proches à l’état de cadavre, oser croire qu’il est possible de renaître pour mieux vivre, enfin différemment. Oui, il faut accepter la métamorphose en étant persuadé que l’art, ici la littérature, permet de déjouer le plan immémorial et inéluctable de la mort.
Découvrez la rencontre d’Emmanuel Domont avec Cécile Guilbert dans le magazine
Cécile Guilbert, née le 29 novembre 1963, je le précise car les dates et les chiffres ont une importance capitale dans sa trajectoire, rejette rapidement tout conformisme. Sa grand-mère, Lucie, puis sa tante et marraine, Colette, y sont pour beaucoup. Ces deux figures féminines permettent à la jeune fille de rejeter le matérialisme consumériste. Sa grand-mère lui donne des conseils de première importance. « Si tu ressens quelque chose, apprends tout de suite à l’exprimer. » Parfait pour écrire. Ses compagnons sont surtout des écrivains, et ce n’est pas pour me déplaire, je l’avoue. En lisant Guilbert, l’identification est assez facile. Elle ne boit pas à la source du Lagarde et Michard. Elle découvre le sulfureux Tony Duvert, prix Médicis 73, grâce à Emmanuel, son cousin homosexuel, futur suicidé. Comme l’écrit Alain Robbe-Grillet, « la littérature ignore la morale ». Puis elle se plonge dans Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Artaud, Nietzsche, écrivains majeurs, terroristes dynamiteurs des codes mortifères. Ça permet d’éviter la phrase molle, dégoulinante de bons sentiments, qui a envahi la production romanesque actuelle. Cécile Guibert nous livre un récit autobiographique sans concession, irrigué par l’encre de la subversion – clin d’œil au titre de son remarquable essai sur Saint-Simon. Son style est nerveux, sa puissance sèche. Il a d’ailleurs plu à Philippe Sollers, son premier éditeur. Au passage, elle lui rend hommage avec intelligence. Les pages consacrées à la découverte de Delhi sont grandioses. On y est, et l’on ressent « cette intense sensation de lessivage psychique. » Mais le plus dur reste à venir pour s’ouvrir à cette Vita Nova recherchée avec l’angoisse des sensibles. La mort dramatique de son petit frère est sûrement l’instant poignant du récit. Son corps putréfié, dont le linceul est un costume pied-de-poule, retrouvé dans son appartement, rappelle non seulement l’absurdité de la vie mais aussi la solitude, cette vieille compagne collée à nos basques. Il y a enfin l’agonie de son père, ancien nageur de combat, qu’elle n’a presque pas connu puisqu’il a filé peu après sa naissance. Elle écrit : « Il y a longtemps que j’ai accepté sa mort et ne l’identifie plus à son corps, je suis prête. » Ce livre interroge, bouscule, dérange, émeut. Il permet surtout d’atteindre à l’équanimité, ce qui n’est pas rien. Il permet également de nous faire espérer que les êtres que nous avons aimés, ou révérés, ne sont pas absents. Ils sont là, mais invisibles.
Nathan Devers a le don de capter l’air du temps. Avec Surchauffe, il brosse le portrait d’une société au bord du gouffre où certains refusent de jouer le jeu.
Nathan Devers a une rentrée chargée. L’ex-chroniqueur de CNews, par ailleurs éditeur de la revue La Règle du jeu, peaufine un nouveau concept télé et s’apprête à inaugurer une émission de débats sur France Culture. Le jeune homme a du talent. Normalien et agrégé de philosophie, il est l’auteur, à 27 ans, de plusieurs livres dont Penser contre soi-même, essai très remarqué dans lequel il racontait comment, de futur rabbin, il était devenu écrivain. Son nouveau roman, Surchauffe, s’inscrit dans le droit fil des Liens artificiels, lequel avait pour thème le métavers. Mais le monde qu’il décrit cette fois ne flirte plus avec la science-fiction, il est celui que nous connaissons. Le romancier choisit de se glisser dans la peau d’une jeune trentenaire, cadre exemplaire d’un grand groupe immobilier, qui frôle le burn-out. Trop de mails, de réunions chronophages, d’objectifs inatteignables, une hiérarchie qui semble avoir pour objectif de la broyer. Son supérieur, qui a dû mettre ses ambitions politiques sous le boisseau, est un prototype du genre. Jade est son souffre-douleur. À son mal-être, la jeune femme donne un nom : la surchauffe. « La Spirale angoissée de cette vitesse folle, de ce chaos de lien, de cette hâte sans but qui me sépare de tout. La Spirale, ou plutôt devrais-je dire “la Surchauffe”, ce sentiment que ma réalité, celle qui m’environne, est sur le point d’imploser. » Un sentiment dont on a tôt fait de reconnaître qu’il nous habite tous ou presque dans un monde en perte de repères où tout s’accélère. Infos qui tournent en boucle. Politiques uniquement préoccupés par leurs scores dans les sondages. Fake news. Conflits dévastateurs. Enjeux climatiques anxiogènes. En un mot : un monde en perdition que Nathan Devers décrypte sans édulcorer ni forcer le trait. Difficile de tenir dans une société dont la valeur ultime est le consumérisme. Dans ce combat quotidien qu’est devenue sa vie, Jade ne peut espérer aucun soutien de son mari, chroniqueur obnubilé par l’audience de ses émissions et son nombre de followers. Nathan Devers connaît bien le monde de la télévision. La critique implicite qu’il en fait est savoureuse. Tout comme celle, bien au-delà de l’univers audiovisuel, de la gent masculine. Ne reste qu’un îlot de lumière. Une île mystérieuse épargnée par la modernité. L’île de North Sentinel. Situé dans l’archipel indien des Andaman, ce lieu qui existe bel et bien est l’un des derniers bastions n’ayant pas changé depuis l’aube de l’humanité ; pour une raison fort simple : ses habitants, des chasseurs-cueilleurs soucieux de se préserver de la modernité, ont assassiné ceux qui ont tenté d’en fouler le sol. Ce fut notamment le cas du missionnaire John Allen Chau en 2018. Mais cela n’arrête pas Jade, partie en repérage sur ces terres sauvages en vue de l’édification d’un hôtel de luxe, qui trouve là une raison de vivre et un sujet de livre. Radiographie brillante de notre époque, Surchauffe est un roman captivant qui célèbre la nécessité d’un retour à l’instant présent sans jamais verser dans l’angélisme. Un page-turner littéraire et poétique porté par un lyrisme puissant.
La Tour de glace, une très belle adaptation au cinéma du conte d’Andersen
Je suis toujours curieux du résultat, lorsqu’un metteur en scène adapte au cinéma un texte littéraire. En général, c’est décevant, car le film devient une simple illustration, bien inférieure au livre. On cherche alors en vain la nécessité du passage à l’écran. Dans quelques cas cependant, on la trouve, lorsque le réalisateur profite de l’occasion pour proposer une lecture personnelle et approfondie de l’œuvre dont il a choisi de parler. Le cinéma permet un dispositif critique sophistiqué, qui va éclairer sous divers angles la lecture du livre. C’est ce qui arrive aujourd’hui avec le film qui vient de sortir en salle, La Tour de glace, de Lucile Hadzihalilovic, avec Marion Cotillard, inspiré d’un célèbre conte d’Andersen, La Reine des Neiges.
Un personnage fabuleux
La cinéaste est partie de ce texte étrange et insolite, et tout son propos artistique tourne autour de lui. Elle ne le quitte jamais, voulant en boire jusqu’à la dernière goutte la magie littéraire. Interrogée sur le retentissement de ces contes d’Andersen dans sa propre vie, elle répond : « Ils continuent à me passionner par leur complexité humaine […] tout autant que par l’imaginaire poétique qu’ils déploient. » Elle précise : « La Reine des Neiges est l’un de ceux que j’aime particulièrement. » Ce personnage fabuleux « me fascine », annonce la réalisatrice, comme « une figure de la perfection et de la connaissance, inaccessible et mystérieuse, attirante et effrayante à la fois. » Dans le film, une voix off lit de manière répétitive des passages du conte décrivant la Reine ; celle-ci se laisse percevoir comme l’objet d’une absolue fascination, que le film décrit avec une lenteur grandiose.
Au départ, l’action est située dans les années 1970 (la cinéaste était encore adolescente à cette époque). Une très jeune fille, nommée Jeanne, élevée dans un foyer, fait une fugue dans un paysage de neige et arrive dans une ville inconnue d’elle. Elle n’a pas d’endroit où dormir, et entre par effraction dans un bâtiment qui lui semble inhabité. Elle y pénètre comme dans une sorte de labyrinthe, trouve un recoin pour se poser et s’endort. Il neige dans son sommeil, et elle se remémore le conte d’Andersen qu’elle aimait tant relire.
Au petit matin, entre rêve et réalité, la Reine des Neiges lui apparaît. « J’ai rencontré la Reine des Neiges », dira-t-elle. En réalité, sans le savoir, elle se trouve dans un studio de cinéma, où l’on tourne un film adapté de ce même conte d’Andersen dont Jeanne est obsédée.
Marion Cotillard en star de cinéma
Dès lors, la jeune fille se cache dans les coulisses et se met à espionner l’actrice qui interprète la Reine des Neiges. Celle-ci s’en aperçoit et cherche à savoir qui elle est, sans doute attirée par sa jeunesse éclatante. On assiste aussi à de brèves et énigmatiques scènes de tournage, dans lesquelles l’actrice se comporte comme une Greta Garbo autoritaire et capricieuse. Marion Cotillard est idéale dans ce rôle : « Marion, explique la réalisatrice, possède ce côté à la fois moderne et intemporel que je recherche, un visage qui a la qualité expressive de ceux des actrices des années 30, époque à laquelle le film dans le film fait référence. » Marion Cotillard, dans ce personnage de star, est filmée par une caméra contemplative, qui prend son temps et qui revient sans cesse vers elle, tout en respectant la distance. Le spectateur/voyeur partage le trouble que ressent Jeanne. Les rares dialogues qui ponctuent l’action renforcent cette impression : « La Reine est immortelle. — Elle est seule ? — Elle a un royaume. — Tu crois que ça suffit ? »
La neige et le silence
Le film de Lucile Hadzihahilovic m’a rappelé, vers la fin, le David Lynch de Mulholland Drive, par le traitement extrêmement subtil du silence, que vient souligner la si belle musique de Messiaen. Il y a un rapport évident entre la neige et le silence, et ici plus que jamais. La cinéaste nous montre que le silence a un sens. C’est d’ailleurs presque un retour au cinéma muet et à sa pureté originelle. Au fond, l’art du muet n’a jamais été dépassé. Le sublime ne se répète pas, comme Greta Garbo. Je note aussi, chez Hadzihahilovic, le recours fréquent aux symboles. Ainsi de l’épisode du cristal que la jeune fille escamote sur la robe de la Reine, et qui, figurant « la lentille de la caméra que traverse la lumière », devient, nous dit la réalisatrice, comme une « métaphore évidente de l’essence du cinéma ».
À la fin, Jeanne repousse brusquement la Reine des Neiges, ou plutôt l’actrice, refusant ses avances et montrant par là qu’elle est revenue dans la vie réelle. Elle a acquis, semble-t-il, la maturité qui lui manquait et, désormais, se sent adulte. C’est un peu, aussi, la conclusion du conte d’Andersen, comme on sait, qui nous est donnée par le personnage de la grand-mère : « La grand-mère, écrit Andersen, était assise à la lumière du soleil de Dieu et lisait à haute voix dans la Bible : Si vous ne devenez pas comme des enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume de Dieu. » On peut interpréter cette citation de l’Évangile de Matthieu (18, 3) comme un hommage au monde de l’enfance qui enrichit toute la vie.
Le très beau film de Lucile Hadzihahilovic nous montre, à travers Jeanne, nouvelle Alice, ce parcours de l’être humain pour sortir de lui-même et trouver sa vérité.
La Tour de glace de Lucile Hadzihalilovic, avec Marion Cotillard et Clara Pacini. En salle depuis mercredi. 1h58
Contes d’Andersen, traduction de P. G. La Chesnais. Éd. GF Flammarion, 464 pages
Après treize ans de restauration, la maison de Pierre Loti, à Rochefort (17), rouvre ses portes. Ses façades bourgeoises dissimulent des intérieurs exotiques, un capharnaüm intime et savamment élaboré par cet écrivain-voyageur qui voulait conserver la mémoire de ses périples aux antipodes.
La prévention que les vices du temps attachent à l’excellent Renaud Camus invite, au moins par défi, à se replonger avec délice dans ce volume de la collection « Demeures de l’esprit » (Fayard), dont le premier chapitre s’ouvre comme suit : « La maison de Loti à Rochefort est exemplaire : elle n’est pas un musée Loti (même si l’on y apprend beaucoup sur Loti), elle n’est en aucune façon une reconstitution : […] une œuvre en soi, tout à fait au même degré que les livres. […] Nous avons bien affaire ici à une maison d’écrivain au sens le plus méticuleusement et plaisamment fétichiste du terme. » C’était avant la fermeture de l’édifice, il y a treize ans, pour restauration complète.
Depuis juin dernier, la maison de Pierre Loti – Julien Viaud pour l’état civil (1850-1923) – est rouverte au public.
Le bureau de Pierre Loti, transformé en cabinet de curiosités.La « salle de la mosquée ».
Votre serviteur ne laissait pas de redouter que son conservateur Claude Stefani (également en poste au musée Hèbre à Rochefort), cédant aux sirènes de la pédagogie immersive et à celles de l’inclusivité, ait dénaturé la lettre et l’esprit de ce capharnaüm intime, patiemment élaboré par l’auteur d’Aziyadé, de Mon frère Yves ou des Désenchantées, dans sa maison natale. L’officier de marine n’a cessé d’y archiver, en chineur compulsif, la mémoire de ses périples aux antipodes, jusqu’à créer, dans cette banale habitation bourgeoise, le théâtre exotique de ses mouillages : d’Alger aux îles Marquises, de Constantinople à Nagasaki, d’Alexandrie à Bénarès, de Pékin à l’île de Pâques, de Hué à Angkor, de Bahia à Montevideo, de Dakar à Salonique… Quarante-deux ans de carrière et 61 livres concentrés dans un imaginaire décoratif où se coudoient mosquée, salon turc, chambre arabe, salle gothique et salle Renaissance aux dimensions quasi palatiales. Accotés sans solution de continuité à ces espaces de réception, un vestibule xixe tendu de velours rouge et orné de portraits à l’huile, un salon bleu ostensiblement meublé Louis XV et un salon Empire au plafond constellé d’un semis d’abeilles incarnent l’opulence et la bienséance des pièces « sur rue » soumises aux apparences de la respectabilité conjugale : mariage d’argent oblige, consommé en justes noces avec une Blanche Franc de Ferrière (1859-1940), aristocrate tôt délaissée pour d’éclectiques conquêtes. D’une austérité monacale, la cellule de Loti contraste avec la chambre des aïeules, celles de sa mère Nadine et de sa tante Clarisse, qui sentent fort la naphtaline.
Tout porte à croire que Renaud Camus n’aura pas motif à se plaindre du résultat de ces travaux d’Hercule. De fait, la toute neuve scénographie a eu scrupule de respecter l’intégrité des décors tels qu’ils furent laissés à la mort de l’écrivain voyageur : se contentant de restaurer (ou de remplacer à l’identique) les éléments dégradés, et de restituer la logique du parcours par lequel Loti lui-même en ordonnançait le cérémonial pour ses hôtes triés sur le volet. Les espaces « réaménagés », c’est-à-dire relevant de la reconstitution ou de l’évocation – soit que leur décor originel ait été dispersé, telle cette « pagode japonaise » que Samuel, son fils et héritier, avait transformée sur le tard en salle à manger, soit qu’il se soit vu démantelé, telle cette curieuse « salle chinoise » –, sont identifiables comme autant de jalons qui n’obèrent pas l’authenticité « archéologique » de ces intérieurs restés dans leur jus. On les visite à présent par groupe n’excédant pas dix personnes, sans audioguide, casque interactif, repères tactiles, musique d’ambiance ou adjuvant numérique. La présence, en guise de majordome, d’un guide en chair et en os s’offre par bonheur pour seule « médiation ».
Pierre Loti en costume d’Osiris, 1887.
De même est préservée l’intégrité de la blonde façade en pierre de taille, étonnante précisément en ce que sa sobriété provinciale cèle de façon délibérée le secret de son exubérance intérieure. Benjamin d’un notable dont un injuste opprobre pour détournement de fonds a causé la ruine, Julien Viaud, devenu Pierre Loti et auteur à succès vite enrichi, rachète les deux bâtiments mitoyens, sis de part et d’autre de sa maison d’enfance. Revanche sociale, revanche de la fulgurante gloire littéraire de cet homme de petite taille qui disait de lui-même « je ne suis pas mon genre », qui tâchait à se grandir en portant des talonnettes, et qui n’aimait rien tant que se travestir, amphitryon de fêtes mémorables – dîner Louis XI en 1888, soirée chinoise en 1903… Cet hédoniste mélancolique, bon pianiste, académicien tourmenté par la fuite du temps mais Immortel à 43 ans, précoce dessinateur avant de s’adonner à la photographie, enchanta le Tout-Paris dans un jeu de masques transgressif proprement vertigineux. Lettré carnavalesque aux mœurs indécidables, épris de la troublante virilité des gens de mer, hanté par la perte prématurée de Gustave, frère chéri de 14 ans son aîné, mystique athée bigame confiné avec deux débris cacochymes dans son gynécée rochefortais, ce bien loti écrivait : « Il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus de jouissances possible, en attendant l’épouvante finale qui est la mort. »
Bien plus que le romancier phénoménal traqué par grimauds et journaleux, adulé de ses lectrices, in fine promis à des funérailles nationales, la postérité révère surtout, en 2025, cet incommensurable ailleurs cristallisé dans la promiscuité de ce théâtre vaguement kitsch, serti entre quatre murs de vieilles pierres. On ne lit plus guère Loti, mais c’est du côté de chez Loti que se pressent exégètes et pèlerins du patrimoine.
À voir
Maison de Pierre Loti, 137, rue Pierre-Loti, 17300 Rochefort.
Du mardi au dimanche, visites guidées uniquement sur réservation : maisondepierreloti.fr
À lire
La Maison de Pierre Loti, écrivain voyageur, Marie-Laure Lemoine et Claude Stefani, Découvertes Gallimard, 2025 (sortie 18 septembre).
Les Vies de Pierre Loti, Michel Viotte, Alain Quella-Villéger (collab.), Hervé Blanché (préf.) et Stéphane Bern (av.-pr.), Éditions de la Martinière, 2025.
Ne parlez plus de roman national ! De Clovis à la colonisation, du roi Soleil à l’esclavage, l’enseignement de l’histoire ressemble de plus en plus à une longue salle d’audience. L’élève n’y découvre plus un récit commun, mais une suite de fautes à confesser. Peut-on encore transmettre une identité nationale quand l’école préfère le tribunal à la transmission ?
Il fut un temps où l’école, c’était simple : une maîtresse en tablier, un tableau noir, et une mission claire — transmettre le savoir. Aujourd’hui, l’école ressemble davantage à un champ de bataille symbolique. Ce qui s’y dispute n’est plus seulement la maîtrise des tables de multiplication ou l’accord du participe passé, mais le récit de ce que nous sommes. L’histoire nationale, la mémoire coloniale, les débats sur l’identité : tout se joue désormais dans la salle de classe.
Quand l’histoire se met au garde-à-vous
On demande aux élèves d’apprendre la Révolution française, mais aussi l’histoire de l’immigration, l’esclavage, la Shoah, la décolonisation, la lutte des femmes, l’écologie… Chaque cause a ses chapitres, chaque minorité son paragraphe. L’école, censée former des citoyens éclairés, ressemble de plus en plus à une grande foire des mémoires. Les manuels d’histoire s’empilent de “devoirs de mémoire” qui finissent par écraser l’Histoire tout court.
Cette inflation mémorielle n’est pas neutre. Elle traduit une volonté politique: reconfigurer le récit national en récit “pluraliste”, où la France est moins un héritage qu’un patchwork de douleurs et de réparations. Les élèves ne sont plus invités à se reconnaître dans une aventure commune, mais à compter les blessures d’hier. À force, la France devient une addition de fautes, de crimes et de repentances — difficile d’y forger la moindre fierté collective.
La guerre des programmes
Le résultat est connu : querelles sans fin sur les programmes scolaires. Trop de colonialisme, pas assez. Trop de grands hommes, pas assez de figures féminines. Trop d’Europe, pas assez d’Afrique. Chaque ministre promet une “réforme en profondeur” et chaque lobby exige sa place dans les manuels. Pendant ce temps, les élèves sortent du collège sans savoir situer Verdun ou expliquer 1789.
Mais le plus frappant est la contradiction : on prétend ouvrir les esprits, et on les enferme dans une vision manichéenne. D’un côté, la France coupable ; de l’autre, les victimes à réhabiliter. L’histoire devient un tribunal. Or, un peuple qui ne transmet plus son récit fondateur finit par perdre le fil de son identité.
L’école ou la fabrique du doute
À force de tout déconstruire, on ne construit plus rien. Les pédagogues adorent répéter que l’élève doit “penser par lui-même”. Louable intention, sauf que, pour penser, encore faut-il avoir des repères. Or, si la France n’est qu’un “pays comme un autre”, si son histoire est surtout une succession d’injustices, pourquoi vouloir l’aimer, la défendre, ou simplement y appartenir ?
Ce malaise explique en partie la crise de transmission. Les professeurs se retrouvent en première ligne, sommés d’enseigner un roman national qu’on leur interdit en même temps de raconter. Certains contournent l’obstacle, d’autres baissent les bras. Dans certaines classes, évoquer Clovis, Louis XIV ou Napoléon suscite des soupçons : est-ce bien inclusif ? Est-ce politiquement correct ?
Reprendre le fil du récit
Faut-il alors revenir au “roman national” d’antan, celui de Lavisse et de ses héros ? Pas nécessairement. La nostalgie n’est pas une politique. Mais il est urgent de rétablir une évidence : toute communauté humaine vit d’un récit commun. L’école n’est pas seulement un lieu de savoirs ; elle est la fabrique d’une mémoire partagée.
Raconter la France n’exclut pas d’y intégrer ses ombres et ses contradictions. Mais il faut le faire depuis un centre de gravité : la France elle-même. On peut enseigner les blessures de l’histoire sans réduire l’histoire à des blessures. On peut parler des crimes du passé sans effacer les grandeurs qui ont permis à ce pays d’exister encore aujourd’hui.
Car un enfant qui n’entend jamais parler de ses héros finit par chercher ailleurs ses modèles. Et là, le risque n’est plus seulement scolaire : il est civilisationnel.
« Le Monde selon Pierre Loti », le documentaire de Michel Viotte diffusé le 26 septembre sur France 5, est remarquable
Parrainé par un Stéphane Bern dont les propos liminaires célèbrent « l’écrivain voyageur à l’imagination fertile » […], « cet insatiable curieux [qui] a navigué sur presque toutes les mers, partant à la découverte de terres parfois quasi inexplorées, de lieux et de peuples qu’il voulait encore authentiques, lui dont l’âme romantique le portait vers le passé », l’ouvrage Les vies de Pierre Loti, paru sous les auspices des Editions de La Martinière au moment même où rouvrait sa fameuse maison rochefortaine, restaurée comme l’on sait après plus de douze ans de fermeture, constitue bel et bien ce viatique indispensable à qui veut comprendre les relations complexes entre l’officier de marine et l’homme de lettres, le très talentueux dessinateur et bon pianiste, le chineur compulsif et l’hédoniste intempérant, le protestant et l’athée idolâtre des sites sacrés, l’ascète et l’amphitryon travesti, le bourgeois déclassé devenu célèbre et fortuné par la grâce de sa plume, le docte académicien et le nomade en burnous, en costume de spahi, en tenue d’ Albanais voire même en feuille de vigne…
Imaginaire débridé
Car ce n’est pas le tout de pénétrer, à Rochefort, sise rue Chanzy, dès longtemps rebaptisée « rue Pierre Loti », dans le scrupuleux capharnaüm de l’illustre Maison de Loti, et d’en savourer l’exubérance épicée, l’exotisme éclectique, la surprise délibérée des agencements. Encore faut-il, pour comprendre les ressorts de cet imaginaire débridé, cristallisé derrière la sobre modénature d’une façade en pierre de taille à la blondeur emprunte de respectabilité, larguer les amarres de Rochefort et voguer aux antipodes, dans le sillage de Loti. Illustré de près de quatre cents documents iconographiques – photos de et par Loti, superbes dessins et aquarelles de Loti encore, ou gravures réalisées d’après lui, affiches, caricatures d’époque, pages manuscrites, cartons d’invitation et autre menu de ce « dîner Louis IX » arrosé « de plusieurs vins, de cervoise et d’hydromel », couvertures de L’illustration, du Petit journal ou de l’hebdomadaire Le Monde illustré… – le « grand format » que voici part à la recherche de Pierre Loti : à travers lui, il nous fait miraculeusement retrouver ce temps perdu.
Rédigé d’une belle plume sous l’attentif patronage d’Alain Quella-Villéger, spécialiste émérite de l’auteur d’Aziyadé, de Pêcheur d’Islande ou de Mon frère Yves, le texte de Michel Viotte invite le lecteur, contrepoint de cette fabuleuse iconographie et des scrupuleuses notices qui l’accompagne, à un voyage dans ce passé pour nous tout à la fois si lointain et si proche, sous toutes les latitudes où Loti démultiplia son existence dans tous les Orients du globe, de l’île de Pâques à la vallée du Nil, de Dakar à Istambul, du Tonkin au Japon, de l’Algérie française aux Indes britanniques…
Cette invite à acquérir le précieux volume des Vies de Pierre Loti, votre serviteur l’accompagne de celle, encore plus pressante, de visionner Le monde selon Pierre Loti, passionnant documentaire, également cosigné Viotte & Quella-Villéger. Nourri d’éloquents et superbes documents et images d’archives, ce film parvient, en moins d’une heure, à entrecroiser avec beaucoup de finesse le récit biographique, la chronologie des voyages, la carrière de l’officier de marine et ses amitiés viriles, le regard sur l’œuvre romanesque mais également sur l’essayiste et journaliste controversé que fut l’académicien, le contexte historique et géopolitique du temps, la visite de la maison de Rochefort et l’évocation des fêtes déguisées qui s’y donnaient, comme des villégiatures basques ou bretonnes, l’approche sans détour des ambiguïtés libidinales et des hantises métaphysiques propres au personnage… Chose rare par les temps qui courent, la production a su résister à la profonde débilité du genre docu-fiction, ce nouveau formalisme télévisuel où ici, quelque médiocre acteur aurait pu cachetonner sous l’apparence douteuse d’un « Pierre Loti » inséré dans des reconstitutions improbables…
Non seulement on échappe donc à ce travers désastreux, mais Le monde selon Pierre Loti est la promesse d’alimenter encore votre rêverie sur de bonnes bases d’érudition. Et, sait-on jamais, l’occasion d’inciter les jeunes générations à lire Loti dans le texte ? Rendez-vous au 22 septembre, en deuxième partie de soirée sur France 5, ou ensuite à la demande sur France.tv.
En librairie : Les vies de Pierre Loti, par Michel Viotte, avec la collaboration d’Alain Quella-Villéger). Avant-propos de Stéphane Bern. Editions de La Martinière, 240p. 2025.
A voir :Le Monde selon Pierre Loti, documentaire de Michel Viotte (co-écrit avec Alain Quella-Villéger). France, couleur, 2025. Durée : 52mn. Vendredi 26 septembre à 22H35 sur France 5 et sur france.tv à la demande.
Après son assassinat, les Américains rendent un hommage géant à Charlie Kirk en banlieue de Phoenix, dans l’Arizona, ce dimanche. À Paris, vendredi soir, des militants français de la droite radicale s’étaient réunis dans le centre de la capitale.
Vendredi 19 septembre, à 18 h, la statue de La Fayette, située à deux pas de la place de la Concorde et du Grand Palais, s’ennuyait moins que d’habitude. À ses pieds, environ cinq cents participants étaient venus rendre un hommage trumpiste à Charlie Kirk, la jeune star du conservatisme américain assassinée le 10 septembre en plein discours.
À mi-chemin entre liturgie trumpiste et revival protestant, l’ambiance était résolument américaine : banderoles étoilées, minute de silence, prières, discours ponctués de références bibliques, citations de Burke et de Tocqueville… Le tout rythmé par l’hymne américain, régulièrement interprété par une cantatrice italienne déjà sollicitée lors du tournoi de NBA à Paris.
Florian et Laurent, Canadiens, familiers de l’Amérique du Nord ont sorti l’outfit trumpiste pour l’hommage à Kirk. Photo: Lucien Rabouille
Organisé dans l’urgence de l’émotion, le rassemblement a réuni toute la galaxie des trumpistes français, familiers des vidéos de Charlie Kirk bien avant que son assassinat n’en fasse une icône du conservatisme mondial. Au micro se sont succédé Philippe Karsenty, ancien adjoint à la mairie de Neuilly-sur-Seine et animateur du comité Trump France, puis Kate Pesey, directrice de la bourse Tocqueville, qui « perpétue l’héritage intellectuel d’Alexis de Tocqueville » en envoyant chaque année de jeunes gens prometteurs découvrir le modèle politique américain. Elle a déclaré mener un combat « contre les forces anti-chrétiennes », tandis qu’un abbé venu spécialement a fait réciter un Notre-Père, le tout sous une banderole « Je suis Charlie » en hommage aux laïcards de Charlie Hebdo. Singulier syncrétisme : un brin de biblisme américain mêlé à l’esprit voltairien français.
Nicolas Conquer, maître de cérémonie a eu l’occasion de rendre hommage à Kirk sur les médias ces derniers jours. Et si le meilleur hommage rendu au défunt n’était pas de prolonger son combat et son modèle en France ? Un public de plusieurs centaines de participants réunis au pied de la statue Lafayette pour un hommage à Charlie Kirk
Biblisme américain et « Je suis Charlie »
En France, on sépare volontiers politique et religion. Ce soir-là, la droite s’était mise à l’heure américaine et brouillait les frontières. La militante féministe Marguerite Stern, poing et chapelet levés, évoqua le « martyre » de Charlie Kirk et invoqua sa présence « mystique », tout en faisant applaudir à tout rompre la décision de Donald Trump de classer les Antifa comme organisation terroriste. Randy Yaloz, pour Republicans Overseas (association qui regroupe les membres du Parti républicain expatriés), rappela le goût de Kirk pour les débats difficiles – le jeune homme avait fait de la confrontation en terrain universitaire hostile sa marque de fabrique. Un orateur rappela que Moïse, bègue à ses débuts, dut apprendre à bien parler pour convaincre Pharaon : « On affûte mieux ses arguments dans la confrontation d’idées. »
Damien Rieu, l’influenceur identitaire, adopta parfaitement le ton à l’américaine avec séquence émotion et évocation de la famille du militant assassiné : « Chers enfants d’Erika et Charlie Kirk, votre père n’était pas seulement le plus brillant débatteur de notre camp : il était d’abord celui qui vous portait sur ses épaules, qui vous lisait des histoires, qui priait pour vous chaque soir. » Dans ce climat où la foi se mêlait à l’action politique, la conclusion paraissait presque naturelle : le « martyre » de Charlie Kirk, ainsi que le rappelait Tertullien pour les premiers chrétiens, deviendrait lui aussi « semence de chrétiens » – mais de chrétiens… trumpistes.
Réunion de famille
Trump et la droite américaine comptent déjà quelques fans en France. Sur place, un public varié : quinquagénaires catholiques pratiquants de l’Ouest parisien en perfecto, Franco-Américains, fans de Trump français, bikers arborant casquette MAGA et bannière étoilée en bandoulière, mais aussi quelques militants issus des syndicats étudiants comme la Cocarde (RN-compatible) ou l’UNI (LR-compatible). La députée IDL (Identité et libertés) Anne Sicard, proche de Marion Maréchal, avait également fait le déplacement. Plus inattendu, on croisait aussi quelques jeunes du « lycée autogéré » de Paris, venus anonymement mais sensibles aux discours sur la « liberté d’expression » et les « risques personnels et professionnels » encourus par les militants conservateurs.
Beaucoup avaient déjà découvert les influenceurs MAGA ou conservateurs américains sur Internet. Outre le défunt Charlie Kirk, les vidéos de PragerU (dont un message a été lu à la tribune) ou celles de Joe Rogan, populaires aux États-Unis, ont aussi trouvé un public à l’étranger. Ces contenus ont contribué à ramener une partie du vote jeune, traditionnellement acquis aux démocrates, vers le Parti républicain en 2024 et joué un rôle décisif dans la victoire de Trump.
Un Turning Point à la française ?
Le Franco-Américain Nicolas Conquer, maître de cérémonie, diffuse activement les idées de la droite américaine en France. Par son style et son verbe facilement identifiables, il est devenu depuis les élections de 2024 le visage et la voix du trumpisme hexagonal. Dans sa conclusion, il a appelé de ses vœux à reprendre en France le combat de Charlie Kirk pour la liberté d’expression et le conservatisme. De là à envisager un Turning Point USA à la française, du nom de la plate-forme politique fondée par Kirk ? À la tribune, Conquer a loué la capacité qu’avait Kirk à lever des fonds et à bousculer les médias traditionnels.
Mais, un Américain de Floride installé en France tempère l’enthousiasme : « Ce modèle repose sur les fondations privées, la culture du don. Cela n’est certes pas complètement impossible, mais nos cultures politiques sont bien différentes. » La Ve République est en effet moins souple que la Constitution américaine concernant les dons. Outre-Manche, le projet a déjà trouvé un écho avec Turning Point UK. Pourquoi pas ici ? « Le plus tôt sera le mieux », confie une participante. « Il faut nous organiser », assure Nicolas Conquer, qui voit dans le GOP un modèle d’organisation politique capable d’inspirer les partis de droite français et européens, souvent trop centralisés et incapables de lancer de vastes plateformes de diffusion d’idées.
Le GOP américain, une inspiration pour les héritiers français du général de Gaulle, vraiment ? La statue de La Fayette, qui porta jadis les idéaux de liberté de part et d’autre de l’Atlantique, pouvait sourire : pour une fois, c’est Paris qui rejouait la partition américaine.
Edouard Bina, le président de la Cocarde étudiante, venu avec ses troupes militantes.
D’après les indiscrétions du journal Le Monde, « affamé de pouvoir » et de jambon ibérique, le trio constitué par Sébastien Lecornu, Gérald Darmanin et Thierry Solère formerait désormais le premier cercle d’Emmanuel Macron. Après avoir combattu le projet « Horizons » d’Edouard Philippe, les trois hommes voient assurément d’un mauvais œil les succès et la popularité du ministre de l’Intérieur démissionnaire…
Aucune hésitation à l’idée d’écrire un nouveau billet qui va concerner essentiellement Bruno Retailleau, ses soutiens, ses adversaires compulsifs ou masqués.
Bande des quatre, puis trois…
Parce que le ministre de l’Intérieur répond, par son action, à l’objection trop souvent entendue de sa prétendue absence de résultats. Il me suffit, par exemple, de faire référence à ses succès (évidemment relatifs) dans la politique du maintien de l’ordre, aussi bien pour la France, qui heureusement n’a pas été bloquée le 10 septembre, que pour la manifestation du 18 septembre. J’ai aimé que, dans ses diverses interventions au soir de cette dernière journée, il rappelle aux forces de l’ordre engagées et efficaces que leur seule finalité avait été de permettre l’exercice du droit constitutionnel de manifester, contre tous les casseurs et les Black Blocs.
Les propos d’un Jean-Luc Mélenchon, se vantant d’être un organisateur et un spécialiste du « bordel », sont alors d’autant plus scandaleux qu’il accuse le ministre de favoriser une violence collective qu’il prétend combattre. De telles attaques ne relèvent plus de la joute politique, même la plus vive, mais d’une mauvaise foi abyssale qu’aucun esprit partisan ne parvient à excuser.
La raison principale qui me conduit à proposer cet article est que, si l’information est exacte, je voudrais tordre le cou à un complotisme qui serait mis en œuvre par la bande des quatre, familièrement nommée la bande du Bellota, du nom du restaurant parisien Bellota-Bellota. De la part de Sébastien Lecornu, de Gérald Darmanin, d’Édouard Philippe et du mauvais génie Thierry Solère, il s’agirait d’entraver autant que possible le futur de Bruno Retailleau dans ses visées présidentielles, que son socle ministériel demeure ou non[1].
Je prends toujours très au sérieux la politique politicienne, la « poloche » vulgairement qualifiée, parce qu’il ne faut jamais s’imaginer que le destin du pays est mis entre des esprits élevés et des mains nobles, pour ce qui concerne l’ambition de chacun. Il relève, au contraire, de coups fourrés et de la relégation de l’intérêt national au profit de calculs médiocres. Laurent Wauquiez n’est pas dans les quatre mais, contre Bruno Retailleau, il fait tout ce qu’il peut dans ce sens !
Cette bande du Bellota mérite une appréhension sinon nuancée, du moins juste, pour ceux qui la composent et dont la réunion peut surprendre un naïf comme moi, qui ne cesse d’espérer que les amitiés politiques devraient parfois céder le pas à l’éthique.
J’ai déjà dit à quel point le rôle de Thierry Solère auprès du président de la République et du Premier ministre, hier officiel, devenu officieux, tout d’entregent, de connivence et de tentation, était choquant si on veut bien considérer qu’une personnalité multi-mise en examen n’est pas la plus appropriée pour des manœuvres qui se rapportent à notre vie nationale. Je suis persuadé que Thierry Solère est sympathique, a de la faconde, n’est pas débordé par les convictions et qu’il est doué pour les complicités et fidélités amicales. Mais notre vivier est-il si pauvre qu’on soit obligé de faire appel, pour des tâches importantes, à des auxiliaires au moins discutables ?
Édouard Philippe est très habile, il flotte entre une vague loyauté – qui peut encore servir – à l’égard du président et l’envie de nous faire croire qu’il a mis de l’airain dans sa souplesse et que le Premier ministre d’hier, avec ses erreurs qui ont fait mal, fera surgir en 2027 un chef dont on cherche encore « le programme massif » et une illustration plus revigorante que celle qui l’a conduit à être modeste et pédagogue durant le fléau du Covid…
Gérald Darmanin, dans cette équipe, me pose un vrai problème. Roué, politicien, ambitieux, habité, j’en suis sûr, par la passion d’une droite sociale et populaire, il est en même temps – j’ose le terme – un formidable garde des Sceaux qui n’a que le grand tort, aux yeux de ses adversaires et même, je le crains, de beaucoup de magistrats, d’avoir identifié avec pragmatisme les maux prioritaires de la Justice et de vouloir les éradiquer dans l’urgence. On est passé d’un ministre qui éructait contre le Rassemblement national à un ministre qui est celui de la Justice. Pour moi, il serait navrant que Gérald Darmanin, sans que je sous-estime ses desseins personnels, participât à une offensive concertée contre Bruno Retailleau. On n’est jamais trop, à droite, pour aller dans la bonne direction !
C’est aussi à cause de cette perception que je n’abonderai pas dans la description du profil d’un Sébastien Lecornu qui ne serait doué que pour les coulisses, les compromis et une politique à horizon « régionaliste », même s’il a été un remarquable ministre de la Défense et qu’il a encaissé avec classe certaines déconvenues gouvernementales.
Oui, déjeuner en paix
Les Républicains attendent beaucoup de lui, et d’abord qu’il ne cède pas trop aux socialistes que je trouve de plus en plus mauvais dans leur fond et leur tactique – fascination/répulsion à l’égard de LFI – pour obtenir un accord de non-censure. Je refuse de tomber dans un sadisme anticipé, se délectant de l’échec du Premier ministre comme s’il était inéluctable – et même désiré.
Il me semble que cette description rapide d’alliés à la fois dissemblables et résolus montre à l’évidence qu’il serait inconvenant de leur part d’assigner l’objectif médiocre de briser net la chance, pour une droite authentique, non seulement de reprendre le haut du pavé républicain mais aussi de laisser espérer, pour 2027, son retour avec la certitude que, pour une fois, ses promesses seraient tenues.
Non pas forcément tous pour un, mais pas quelques-uns mus par des ressorts équivoques contre un. Qu’on ne complote plus au Bellota, qu’on y mange !
Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…
J’adore lire, allongé sur le lit. Cela indispose ma Sauvageonne. Elle soutient que s’allonger avec ses vêtements « c’est dégoûtant ». De plus, elle est certaine qu’au final, je vais en profiter pour dormir. L’Ébouriffée a des convictions ; il est difficile de lutter contre. Pourtant, ce dimanche-là, je me sentais l’âme d’un rebelle. « J’ai envie de lire ! », fis-je à son endroit, d’une voix à la fois lasse, plaintive et sensuelle, persuadé que je parviendrais, ainsi, à la convaincre. Elle observa un long silence, se mit à réfléchir très fort. Elle devait m’imaginer allongé, en train de roupiller, avec, sur le ventre Patrick Modiano, Kléber Haedens, Blaise Cendrars ou Roger Vailland. Subtile et rusée comme une fille (qu’elle est puissance 100 ; je lui dis souvent : « Sauvageonne, tu es une vraie fille » ; alors, elle se met à ronronner comme une jeune chatte), elle retourne la situation à son avantage : « Et si on allait lire au bord des étangs de Méricourt, vieux Yak ? On prendra des couvertures », lance-t-elle en secouant sa crinière blonde. « C’est un endroit splendide ; je vais souvent m’y balader avec ma copine Corinne. » Que répondre à ça ? « Si elle y va avec sa copine Corinne, je n’ai plus qu’à obtempérer », songeai-je. Quarante-et-une minutes plus tard, nous nous retrouvâmes sur les rives incertaines (comme eût dit Robert Mallet) d’un magnifique et vaste étang. Nous déployâmes les couvertures et je m’allongeai ; ma moitié préféra réviser la pièce qu’elle joue actuellement au théâtre, confortablement assise sur une chaise pliante. Il faisait beau ; c’était agréable. Bientôt, notre attention fut attirée par un carpiste installé sur la rive d’en face. Il semblait concentré, très concentré en observant le bouchon de sa ligne. Soudain, le fil se tendit ; on aperçut une énorme carpe commune qui se débattait. Un homme équipé d’une caméra surgit d’un bosquet ; il filma la capture du monstre. Pour mettre sur YouTube, sur un site spécialisé dévolu aux carpistes ? Mystère. On ne le saura jamais. Le pêcheur finit par remonter la grosse brune aux écailles brillantes ; il l’emprisonna dans l’épuisette, l’exhiba au caméraman, et, « no kill », la relâcha. Le mot « Fin » apparut sur l’onde verte ; la séance était terminée. La Sauvageonne et moi replongeâmes dans nos lectures. Une heure plus tard, nous décidâmes de rentrer. Alors que nous nous dirigions vers la voiture, nous croisâmes un couple ; l’homme était équipé d’une petite canne à carnassier. Il m’expliqua qu’il revenait de la vieille Somme, toute proche. « J’ai chopé une belle perche ! », me dit-il, souriant. Nous lui racontâmes le carpiste, la capture de l’énorme carpe. « Moi, je n’y vais jamais à la carpe ; ce n’est pas de la pêche. L’étang est rempoissonné régulièrement en carpes ; il n’y a plus rien de sauvage. » Et de sortir la perche de sa musette : « Regardez, ça, c’est du sauvage ! Vous la voulez ? » J’acceptai de bonne grâce. La chair de la perche est l’une des plus fines parmi celles de tous les poissons d’eau douce. Le lendemain, je dépouillais la jolie zébrée pour en extraire deux beaux filets que je trempais dans la panure (deux œufs, lait, chapelure). Un peu d’huile dans la poêle. Ce fut un régal. Est-il nécessaire de préciser que quand j’attrape une perche dans l’étang du Courrier picard, à Longpré-lès-Amiens, je ne pratique pas le « no kill » ; je suis un perchiste, moi Monsieur ; pas un carpiste ! À la casserole, les zébrés ! Ma Sauvageonne me dit que je suis cruel. Ah, les filles !…
Dans la série Adolescence, un petit Blanc de 13 ans sans histoire poignarde une camarade de classe. La diffusion de cette fiction a suscité un vent de panique morale en Angleterre, jusqu’au sommet de l’État. Vue comme une très sérieuse mise en garde contre un fléau montant, cette fable est davantage un sermon contre la masculinité.
« Aucun spectacle n’est plus ridicule que celui du public britannique quand il est en proie à une de ses crises périodiques de moralisme effréné. » Cette citation de l’historien et homme politique victorien Thomas Babington Macaulay décrit parfaitement la manière dont la série anglaise à grand succès Adolescence a été accueillie dans son pays lors de sa sortie sur Netflix au mois de mars.
Une panique morale s’est alors emparée de la population, d’une nature très différente toutefois de celle que l’on avait connue lors de la révolution sexuelle des années 1960. Cette fois, on a assisté à ce qui ressemble à une manipulation de l’opinion par l’État, avec une volonté de fabriquer, bien que de manière malhabile, un consensus qui en réalité n’existe pas.
Adolescence met en scène une famille blanche de la classe moyenne inférieure du nord de l’Angleterre, dont la vie est bouleversée par l’arrestation de son fils de 13 ans, Jamie, qui, apparemment inoffensif, est accusé d’avoir poignardé à mort une camarade de classe avec un couteau de cuisine.
Le premier épisode raconte l’arrestation et l’interrogatoire du collégien par la police. Sa famille, sous le choc, n’arrive pas, pour des raisons compréhensibles, à y croire. Quand, enfin, il se trouve face aux preuves incontestables de la culpabilité de son fils, le père fond en larmes.
Incels
Les épisodes 2 et 3 montrent comment le crime est devenu inévitable : brimé par ses camarades et traité d’« incel » (célibataire involontaire), le garçon tourne mal en découvrant sur internet – à l’insu de sa famille – la « manosphère », la sous-culture numérique machiste.
Plusieurs séquences frôlent la caricature. L’école de Jamie est en ruine. Le jeune policier qui enquête sur lui doit se faire expliquer par son fils ce que c’est qu’Instagram. Et la scène de l’entretien entre Jamie et une jeune experte psychiatrique, censée être aussi angoissante que la première confrontation entre Clarice Starling et Hannibal Lecter dans Le Silence des agneaux, a inspiré une série de posts hilarants sur X parodiant les tentatives de cette nouvelle infirmière Ratched d’humilier la virilité du garçon.
Dans l’épisode 4, la famille essaie de se redonner du courage en faisant une sortie dans un magasin de bricolage. Dans ce qui ressemble à un épisode des Simpson – les blagues en moins –, les parents et leur fille font tout pour se donner l’impression d’être une famille normale, avant que le père et la mère soient pris de frayeur quand ils réalisent que, malgré la solidité de leur couple et leur amour inconditionnel pour leurs enfants, ils ont permis pendant des mois à leur fils de consulter son smartphone seul dans sa chambre, ce qui a suffi à lui ouvrir la porte du Diable.
Il faut souligner que toute cette histoire est une fiction. Une histoire totalement inventée qui, à certains égards, manque de plausibilité. Rares sont les assassins de 13 ans élevés par une famille stable et aimante. Rares sont les fils de policiers noirs brutalisés à l’école par des petits Blancs arrogants. Invraisemblable est la façon dont Jamie, confronté à la psychiatre, est pris d’accès d’agressivité soudaine qui ressemblent à une possession démoniaque.
Dès la diffusion de cette série, qui ressemble à un sermon laïque contre la masculinité, il a été proclamé de toutes parts qu’Adolescence avait initié un salutaire « débat national ». Le sujet a même été traité à la Chambre des communes. Et la chef de l’opposition conservatrice, Kemi Badenoch, a évidemment choqué les journalistes quand, interviewée par la BBC, elle a refusé de considérer que la série était un reflet fidèle de la réalité et une mise en garde contre un fléau montant.
Doxa progressiste
Bien que je croie qu’Adolescence n’a absolument rien à nous dire sur les vraies causes de l’épidémie de crimes à l’arme blanche au Royaume-Uni, la série est intéressante, car elle offre un cas d’école quant à la capacité alarmante des médias à dicter la doxa.
Certes, la série possède des mérites artistiques. Sa mise en scène est impressionnante, avec un seul plan-séquence par épisode, ce qui crée une dynamique irrésistible et une tension oppressante. Le jeu des comédiens est remarquable, notamment celui de Stephen Graham, également co-auteur du scénario, dans le rôle du père.
Seulement, ce ne sont pas les qualités esthétiques de la série qui ont provoqué des discussions sans fin et poussé le Premier ministre Keir Starmer à demander qu’elle soit visionnée dans les écoles, comme si c’était un film éducatif. Encore une fois, Adolescence n’est pas un documentaire, n’en déplaise au Premier ministre. Peu importe : pour lui la série a juste ce qu’il faut de vraisemblance pour être exploitée à des fins de propagande.
En effet, il s’agit bien de produire un bouc émissaire, de désigner un coupable idéal qui serait le grand responsable de la violence contemporaine, et de détourner l’attention générale des vraies causes. La forme de radicalisation en ligne la plus dangereuse, nous dit cette série, n’est pas l’islamisme, ni même l’extrême droite en tant que telle, mais la manosphère, ce discours issu de la sous-culture numérique, où les hommes parlent entre eux des injustices et impostures du féminisme et se demandent comment ils peuvent réagir. Cette sous-culture existe bien et prend, il est vrai, assez souvent des accents extrémistes. Mais elle est aussi, et tout autant, un exutoire pour les pères divorcés et les garçons frustrés. Pourtant, les autorités la réduisent à un foyer de virilité toxique et de simple misogynie.
Le côté extrémiste et inacceptable de la manosphère s’incarne dans la figure controversée du célèbre influenceur Andrew Tate. Cet ancien champion de kick-boxing, dont les vidéos en ligne attirent des millions de followers, a été accusé de promouvoir une idéologie haineuse et de s’engager dans des projets douteux à la Trump comme des universités en ligne et des cryptomonnaies. Aujourd’hui, il est inculpé pour viol et traite d’êtres humains en bande organisée. Pour de nombreux jeunes hommes, qui se sentent marginalisés, la manière – extrême et inacceptable – dont Tate incarne et prône une masculinité décomplexée est très séduisante. Les autorités en ont fait le bouc émissaire idéal pour faire oublier leurs erreurs et leur complaisance.
Et c’est ainsi que le spectacle d’un meurtre fictif raccordé à un phénomène de société bien réel a permis non seulement de condamner le phénomène en question, mais aussi de justifier la forme de censure et de contrôle des réseaux sociaux que les gouvernements successifs essaient d’imposer depuis des années.
Une fiction Netflix
Ce constat est d’autant plus exaspérant qu’Adolescence a été inspiré par une véritable affaire judiciaire qui n’a rien à voir avec Tate et la manosphère. Il s’agit d’un meurtre commis par Hassan Sentamu, un jeune de 17 ans d’origine ougandaise, qui, en 2023, a poignardé à mort une fille de 15 ans lors d’une dispute à propos d’un ours en peluche devant un centre commercial dans le sud de Londres.
Ce crime est si différent de celui raconté dans Adolescence que la série Netflix constitue une véritable calomnie par rapport au type de famille représenté. Les politiques et commentateurs qui voient dans Adolescence un reflet fidèle de la vie réelle sont totalement à côté de la plaque. Heureusement, le public britannique a très vite compris qu’il y avait anguille sous roche, et à chaque article dans les médias assurant qu’il faut prendre au sérieux la menace suggérée par la série correspond un post sur les réseaux sociaux affirmant qu’on se moque de nous.
Andrew Tate arrive au commissariat de Voluntari, en Roumanie, dans le cadre d’une enquête en cours pour trafic d’êtres humains, 21 mai 2025. AP Photo/Vadim Ghirda/SIPA
Pourtant, on continuera à instrumentaliser Adolescence pour réguler plus strictement le Web. Au Royaume-Uni, presque tous les partis politiques sont d’accord à ce sujet. Il y a deux ans, c’est un gouvernement conservateur qui a instrumentalisé l’assassinat du député David Amess par un islamiste fou en 2021 pour promulguer une loi sur la sécurité en ligne. La mort d’Amess n’avait pourtant rien à voir avec les réseaux sociaux. De la même façon, depuis les émeutes qui, l’été dernier, ont été déclenchées par la tuerie de Southport, le gouvernement travailliste essaie d’étouffer tout débat sur l’immigration de masse, les droits des trans ou le maintien de l’ordre à deux vitesses.
Pendant tout ce temps, on ignore les vrais problèmes auxquels les jeunes hommes font face : l’isolement, la dépréciation de la culture masculine traditionnelle, le déclin des industries manufacturières. Sans parler du décrochage scolaire des garçons par rapport aux filles et la diminution du niveau de testostérone qui ressort des études de santé publique. Pour les autorités, il semble plus urgent de limiter la liberté d’expression en ligne que de s’attaquer sérieusement à ces problèmes. Certes, il y a des forces qui tendent à radicaliser les jeunes au Royaume-Uni, mais elles ne se réduisent pas à une seule sous-culture en ligne.
Netflix n’est évidemment pas le lieu pour traiter de ces questions profondes. C’est une plateforme de divertissement, qui préfère se focaliser sur des récits simplistes et des personnages stéréotypés. Or, pour comprendre et soutenir les jeunes hommes mal à l’aise dans la société, nous n’avons pas besoin de boucs émissaires, mais d’une approche constructive. Ce n’est pas Netflix qui nous la fournira.
Imaginez un instant que les plateformes de streaming fassent volte-face et choisissent de célébrer la virilité positive au lieu de la vilipender. Ce cas a existé autrefois, quand Hollywood mettait en avant la résilience, l’ingéniosité et la camaraderie de héros masculins qui ne doutaient jamais de rien. Les films de guerre classiques montraient des hommes qui travaillaient ensemble pour surmonter les difficultés et qui découvraient ainsi la fraternité d’armes. De même, dans les années 1960 et 1970, le cinéma défendait la figure de l’individu contre les systèmes oppressifs, avec des films anti-autoritaires comme Luke la main froide et Vol au-dessus d’un nid de coucou. Ces œuvres comprenaient le rebelle comme il aimerait être compris, et ne se laissaient pas impressionner par les garçons souffrant d’un léger trouble déficit de l’attention avec hyperactivité.
Je suis sans doute nostalgique des séries télévisées qui mettaient en scène des hommes imparfaits mais héroïques, faisant de leur mieux et triomphant de l’adversité, plutôt que de pleurer en silence dans leur chambre de banlieue. Je parie que ces séries sauvaient beaucoup de jeunes hommes, leur procurant un sentiment de fierté, au lieu de les réprimander pour leur temps passé devant les écrans.
Le recours croissant aux récits médiatiques pour façonner l’opinion publique, souvent au détriment de la vérité, est contre-productif. Comme l’a averti George Orwell dans 1984, ce n’est qu’en s’accrochant à des vérités fondamentales – comme le simple fait que deux plus deux font quatre – que l’on peut affirmer son indépendance, son esprit critique et résister à la manipulation des puissants – qui aimeraient tant nous maintenir tous dans un état d’adolescence permanente.
Déjà la rentrée littéraire, avec une pluie de publications. Pourquoi choisir Feux sacrés, le livre de Cécile Guilbert, plutôt qu’un autre ? La spiritualité hindoue, comme solution à ses problèmes personnels ? Comme fuite face à l’épuisement occidental ? Peut-être le soleil rouge et dément au-dessus des bûchers de Bénarès offre-t-il la purification salvatrice. Peut-être les bords du Gange permettent-ils de démêler l’essentiel de l’inutile. Cécile Guilbert cite Henri Michaux qui, dans Un barbare en Asie, s’écrie : « Je sors, je vais aux Indes ». Voilà, c’est ce que nous propose Guilbert, essayiste et romancière : la suivre aux Indes, et participer à sa métamorphose qui doit donner un sens à sa vie. Ce n’est pas si simple, il faut du temps, de la curiosité, de nombreux drames à surmonter, accepter de mourir soi-même, après avoir vu ses proches à l’état de cadavre, oser croire qu’il est possible de renaître pour mieux vivre, enfin différemment. Oui, il faut accepter la métamorphose en étant persuadé que l’art, ici la littérature, permet de déjouer le plan immémorial et inéluctable de la mort.
Découvrez la rencontre d’Emmanuel Domont avec Cécile Guilbert dans le magazine
Cécile Guilbert, née le 29 novembre 1963, je le précise car les dates et les chiffres ont une importance capitale dans sa trajectoire, rejette rapidement tout conformisme. Sa grand-mère, Lucie, puis sa tante et marraine, Colette, y sont pour beaucoup. Ces deux figures féminines permettent à la jeune fille de rejeter le matérialisme consumériste. Sa grand-mère lui donne des conseils de première importance. « Si tu ressens quelque chose, apprends tout de suite à l’exprimer. » Parfait pour écrire. Ses compagnons sont surtout des écrivains, et ce n’est pas pour me déplaire, je l’avoue. En lisant Guilbert, l’identification est assez facile. Elle ne boit pas à la source du Lagarde et Michard. Elle découvre le sulfureux Tony Duvert, prix Médicis 73, grâce à Emmanuel, son cousin homosexuel, futur suicidé. Comme l’écrit Alain Robbe-Grillet, « la littérature ignore la morale ». Puis elle se plonge dans Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Artaud, Nietzsche, écrivains majeurs, terroristes dynamiteurs des codes mortifères. Ça permet d’éviter la phrase molle, dégoulinante de bons sentiments, qui a envahi la production romanesque actuelle. Cécile Guibert nous livre un récit autobiographique sans concession, irrigué par l’encre de la subversion – clin d’œil au titre de son remarquable essai sur Saint-Simon. Son style est nerveux, sa puissance sèche. Il a d’ailleurs plu à Philippe Sollers, son premier éditeur. Au passage, elle lui rend hommage avec intelligence. Les pages consacrées à la découverte de Delhi sont grandioses. On y est, et l’on ressent « cette intense sensation de lessivage psychique. » Mais le plus dur reste à venir pour s’ouvrir à cette Vita Nova recherchée avec l’angoisse des sensibles. La mort dramatique de son petit frère est sûrement l’instant poignant du récit. Son corps putréfié, dont le linceul est un costume pied-de-poule, retrouvé dans son appartement, rappelle non seulement l’absurdité de la vie mais aussi la solitude, cette vieille compagne collée à nos basques. Il y a enfin l’agonie de son père, ancien nageur de combat, qu’elle n’a presque pas connu puisqu’il a filé peu après sa naissance. Elle écrit : « Il y a longtemps que j’ai accepté sa mort et ne l’identifie plus à son corps, je suis prête. » Ce livre interroge, bouscule, dérange, émeut. Il permet surtout d’atteindre à l’équanimité, ce qui n’est pas rien. Il permet également de nous faire espérer que les êtres que nous avons aimés, ou révérés, ne sont pas absents. Ils sont là, mais invisibles.
Nathan Devers a le don de capter l’air du temps. Avec Surchauffe, il brosse le portrait d’une société au bord du gouffre où certains refusent de jouer le jeu.
Nathan Devers a une rentrée chargée. L’ex-chroniqueur de CNews, par ailleurs éditeur de la revue La Règle du jeu, peaufine un nouveau concept télé et s’apprête à inaugurer une émission de débats sur France Culture. Le jeune homme a du talent. Normalien et agrégé de philosophie, il est l’auteur, à 27 ans, de plusieurs livres dont Penser contre soi-même, essai très remarqué dans lequel il racontait comment, de futur rabbin, il était devenu écrivain. Son nouveau roman, Surchauffe, s’inscrit dans le droit fil des Liens artificiels, lequel avait pour thème le métavers. Mais le monde qu’il décrit cette fois ne flirte plus avec la science-fiction, il est celui que nous connaissons. Le romancier choisit de se glisser dans la peau d’une jeune trentenaire, cadre exemplaire d’un grand groupe immobilier, qui frôle le burn-out. Trop de mails, de réunions chronophages, d’objectifs inatteignables, une hiérarchie qui semble avoir pour objectif de la broyer. Son supérieur, qui a dû mettre ses ambitions politiques sous le boisseau, est un prototype du genre. Jade est son souffre-douleur. À son mal-être, la jeune femme donne un nom : la surchauffe. « La Spirale angoissée de cette vitesse folle, de ce chaos de lien, de cette hâte sans but qui me sépare de tout. La Spirale, ou plutôt devrais-je dire “la Surchauffe”, ce sentiment que ma réalité, celle qui m’environne, est sur le point d’imploser. » Un sentiment dont on a tôt fait de reconnaître qu’il nous habite tous ou presque dans un monde en perte de repères où tout s’accélère. Infos qui tournent en boucle. Politiques uniquement préoccupés par leurs scores dans les sondages. Fake news. Conflits dévastateurs. Enjeux climatiques anxiogènes. En un mot : un monde en perdition que Nathan Devers décrypte sans édulcorer ni forcer le trait. Difficile de tenir dans une société dont la valeur ultime est le consumérisme. Dans ce combat quotidien qu’est devenue sa vie, Jade ne peut espérer aucun soutien de son mari, chroniqueur obnubilé par l’audience de ses émissions et son nombre de followers. Nathan Devers connaît bien le monde de la télévision. La critique implicite qu’il en fait est savoureuse. Tout comme celle, bien au-delà de l’univers audiovisuel, de la gent masculine. Ne reste qu’un îlot de lumière. Une île mystérieuse épargnée par la modernité. L’île de North Sentinel. Situé dans l’archipel indien des Andaman, ce lieu qui existe bel et bien est l’un des derniers bastions n’ayant pas changé depuis l’aube de l’humanité ; pour une raison fort simple : ses habitants, des chasseurs-cueilleurs soucieux de se préserver de la modernité, ont assassiné ceux qui ont tenté d’en fouler le sol. Ce fut notamment le cas du missionnaire John Allen Chau en 2018. Mais cela n’arrête pas Jade, partie en repérage sur ces terres sauvages en vue de l’édification d’un hôtel de luxe, qui trouve là une raison de vivre et un sujet de livre. Radiographie brillante de notre époque, Surchauffe est un roman captivant qui célèbre la nécessité d’un retour à l’instant présent sans jamais verser dans l’angélisme. Un page-turner littéraire et poétique porté par un lyrisme puissant.
La Tour de glace, une très belle adaptation au cinéma du conte d’Andersen
Je suis toujours curieux du résultat, lorsqu’un metteur en scène adapte au cinéma un texte littéraire. En général, c’est décevant, car le film devient une simple illustration, bien inférieure au livre. On cherche alors en vain la nécessité du passage à l’écran. Dans quelques cas cependant, on la trouve, lorsque le réalisateur profite de l’occasion pour proposer une lecture personnelle et approfondie de l’œuvre dont il a choisi de parler. Le cinéma permet un dispositif critique sophistiqué, qui va éclairer sous divers angles la lecture du livre. C’est ce qui arrive aujourd’hui avec le film qui vient de sortir en salle, La Tour de glace, de Lucile Hadzihalilovic, avec Marion Cotillard, inspiré d’un célèbre conte d’Andersen, La Reine des Neiges.
Un personnage fabuleux
La cinéaste est partie de ce texte étrange et insolite, et tout son propos artistique tourne autour de lui. Elle ne le quitte jamais, voulant en boire jusqu’à la dernière goutte la magie littéraire. Interrogée sur le retentissement de ces contes d’Andersen dans sa propre vie, elle répond : « Ils continuent à me passionner par leur complexité humaine […] tout autant que par l’imaginaire poétique qu’ils déploient. » Elle précise : « La Reine des Neiges est l’un de ceux que j’aime particulièrement. » Ce personnage fabuleux « me fascine », annonce la réalisatrice, comme « une figure de la perfection et de la connaissance, inaccessible et mystérieuse, attirante et effrayante à la fois. » Dans le film, une voix off lit de manière répétitive des passages du conte décrivant la Reine ; celle-ci se laisse percevoir comme l’objet d’une absolue fascination, que le film décrit avec une lenteur grandiose.
Au départ, l’action est située dans les années 1970 (la cinéaste était encore adolescente à cette époque). Une très jeune fille, nommée Jeanne, élevée dans un foyer, fait une fugue dans un paysage de neige et arrive dans une ville inconnue d’elle. Elle n’a pas d’endroit où dormir, et entre par effraction dans un bâtiment qui lui semble inhabité. Elle y pénètre comme dans une sorte de labyrinthe, trouve un recoin pour se poser et s’endort. Il neige dans son sommeil, et elle se remémore le conte d’Andersen qu’elle aimait tant relire.
Au petit matin, entre rêve et réalité, la Reine des Neiges lui apparaît. « J’ai rencontré la Reine des Neiges », dira-t-elle. En réalité, sans le savoir, elle se trouve dans un studio de cinéma, où l’on tourne un film adapté de ce même conte d’Andersen dont Jeanne est obsédée.
Marion Cotillard en star de cinéma
Dès lors, la jeune fille se cache dans les coulisses et se met à espionner l’actrice qui interprète la Reine des Neiges. Celle-ci s’en aperçoit et cherche à savoir qui elle est, sans doute attirée par sa jeunesse éclatante. On assiste aussi à de brèves et énigmatiques scènes de tournage, dans lesquelles l’actrice se comporte comme une Greta Garbo autoritaire et capricieuse. Marion Cotillard est idéale dans ce rôle : « Marion, explique la réalisatrice, possède ce côté à la fois moderne et intemporel que je recherche, un visage qui a la qualité expressive de ceux des actrices des années 30, époque à laquelle le film dans le film fait référence. » Marion Cotillard, dans ce personnage de star, est filmée par une caméra contemplative, qui prend son temps et qui revient sans cesse vers elle, tout en respectant la distance. Le spectateur/voyeur partage le trouble que ressent Jeanne. Les rares dialogues qui ponctuent l’action renforcent cette impression : « La Reine est immortelle. — Elle est seule ? — Elle a un royaume. — Tu crois que ça suffit ? »
La neige et le silence
Le film de Lucile Hadzihahilovic m’a rappelé, vers la fin, le David Lynch de Mulholland Drive, par le traitement extrêmement subtil du silence, que vient souligner la si belle musique de Messiaen. Il y a un rapport évident entre la neige et le silence, et ici plus que jamais. La cinéaste nous montre que le silence a un sens. C’est d’ailleurs presque un retour au cinéma muet et à sa pureté originelle. Au fond, l’art du muet n’a jamais été dépassé. Le sublime ne se répète pas, comme Greta Garbo. Je note aussi, chez Hadzihahilovic, le recours fréquent aux symboles. Ainsi de l’épisode du cristal que la jeune fille escamote sur la robe de la Reine, et qui, figurant « la lentille de la caméra que traverse la lumière », devient, nous dit la réalisatrice, comme une « métaphore évidente de l’essence du cinéma ».
À la fin, Jeanne repousse brusquement la Reine des Neiges, ou plutôt l’actrice, refusant ses avances et montrant par là qu’elle est revenue dans la vie réelle. Elle a acquis, semble-t-il, la maturité qui lui manquait et, désormais, se sent adulte. C’est un peu, aussi, la conclusion du conte d’Andersen, comme on sait, qui nous est donnée par le personnage de la grand-mère : « La grand-mère, écrit Andersen, était assise à la lumière du soleil de Dieu et lisait à haute voix dans la Bible : Si vous ne devenez pas comme des enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume de Dieu. » On peut interpréter cette citation de l’Évangile de Matthieu (18, 3) comme un hommage au monde de l’enfance qui enrichit toute la vie.
Le très beau film de Lucile Hadzihahilovic nous montre, à travers Jeanne, nouvelle Alice, ce parcours de l’être humain pour sortir de lui-même et trouver sa vérité.
La Tour de glace de Lucile Hadzihalilovic, avec Marion Cotillard et Clara Pacini. En salle depuis mercredi. 1h58
Contes d’Andersen, traduction de P. G. La Chesnais. Éd. GF Flammarion, 464 pages
Après treize ans de restauration, la maison de Pierre Loti, à Rochefort (17), rouvre ses portes. Ses façades bourgeoises dissimulent des intérieurs exotiques, un capharnaüm intime et savamment élaboré par cet écrivain-voyageur qui voulait conserver la mémoire de ses périples aux antipodes.
La prévention que les vices du temps attachent à l’excellent Renaud Camus invite, au moins par défi, à se replonger avec délice dans ce volume de la collection « Demeures de l’esprit » (Fayard), dont le premier chapitre s’ouvre comme suit : « La maison de Loti à Rochefort est exemplaire : elle n’est pas un musée Loti (même si l’on y apprend beaucoup sur Loti), elle n’est en aucune façon une reconstitution : […] une œuvre en soi, tout à fait au même degré que les livres. […] Nous avons bien affaire ici à une maison d’écrivain au sens le plus méticuleusement et plaisamment fétichiste du terme. » C’était avant la fermeture de l’édifice, il y a treize ans, pour restauration complète.
Depuis juin dernier, la maison de Pierre Loti – Julien Viaud pour l’état civil (1850-1923) – est rouverte au public.
Le bureau de Pierre Loti, transformé en cabinet de curiosités.La « salle de la mosquée ».
Votre serviteur ne laissait pas de redouter que son conservateur Claude Stefani (également en poste au musée Hèbre à Rochefort), cédant aux sirènes de la pédagogie immersive et à celles de l’inclusivité, ait dénaturé la lettre et l’esprit de ce capharnaüm intime, patiemment élaboré par l’auteur d’Aziyadé, de Mon frère Yves ou des Désenchantées, dans sa maison natale. L’officier de marine n’a cessé d’y archiver, en chineur compulsif, la mémoire de ses périples aux antipodes, jusqu’à créer, dans cette banale habitation bourgeoise, le théâtre exotique de ses mouillages : d’Alger aux îles Marquises, de Constantinople à Nagasaki, d’Alexandrie à Bénarès, de Pékin à l’île de Pâques, de Hué à Angkor, de Bahia à Montevideo, de Dakar à Salonique… Quarante-deux ans de carrière et 61 livres concentrés dans un imaginaire décoratif où se coudoient mosquée, salon turc, chambre arabe, salle gothique et salle Renaissance aux dimensions quasi palatiales. Accotés sans solution de continuité à ces espaces de réception, un vestibule xixe tendu de velours rouge et orné de portraits à l’huile, un salon bleu ostensiblement meublé Louis XV et un salon Empire au plafond constellé d’un semis d’abeilles incarnent l’opulence et la bienséance des pièces « sur rue » soumises aux apparences de la respectabilité conjugale : mariage d’argent oblige, consommé en justes noces avec une Blanche Franc de Ferrière (1859-1940), aristocrate tôt délaissée pour d’éclectiques conquêtes. D’une austérité monacale, la cellule de Loti contraste avec la chambre des aïeules, celles de sa mère Nadine et de sa tante Clarisse, qui sentent fort la naphtaline.
Tout porte à croire que Renaud Camus n’aura pas motif à se plaindre du résultat de ces travaux d’Hercule. De fait, la toute neuve scénographie a eu scrupule de respecter l’intégrité des décors tels qu’ils furent laissés à la mort de l’écrivain voyageur : se contentant de restaurer (ou de remplacer à l’identique) les éléments dégradés, et de restituer la logique du parcours par lequel Loti lui-même en ordonnançait le cérémonial pour ses hôtes triés sur le volet. Les espaces « réaménagés », c’est-à-dire relevant de la reconstitution ou de l’évocation – soit que leur décor originel ait été dispersé, telle cette « pagode japonaise » que Samuel, son fils et héritier, avait transformée sur le tard en salle à manger, soit qu’il se soit vu démantelé, telle cette curieuse « salle chinoise » –, sont identifiables comme autant de jalons qui n’obèrent pas l’authenticité « archéologique » de ces intérieurs restés dans leur jus. On les visite à présent par groupe n’excédant pas dix personnes, sans audioguide, casque interactif, repères tactiles, musique d’ambiance ou adjuvant numérique. La présence, en guise de majordome, d’un guide en chair et en os s’offre par bonheur pour seule « médiation ».
Pierre Loti en costume d’Osiris, 1887.
De même est préservée l’intégrité de la blonde façade en pierre de taille, étonnante précisément en ce que sa sobriété provinciale cèle de façon délibérée le secret de son exubérance intérieure. Benjamin d’un notable dont un injuste opprobre pour détournement de fonds a causé la ruine, Julien Viaud, devenu Pierre Loti et auteur à succès vite enrichi, rachète les deux bâtiments mitoyens, sis de part et d’autre de sa maison d’enfance. Revanche sociale, revanche de la fulgurante gloire littéraire de cet homme de petite taille qui disait de lui-même « je ne suis pas mon genre », qui tâchait à se grandir en portant des talonnettes, et qui n’aimait rien tant que se travestir, amphitryon de fêtes mémorables – dîner Louis XI en 1888, soirée chinoise en 1903… Cet hédoniste mélancolique, bon pianiste, académicien tourmenté par la fuite du temps mais Immortel à 43 ans, précoce dessinateur avant de s’adonner à la photographie, enchanta le Tout-Paris dans un jeu de masques transgressif proprement vertigineux. Lettré carnavalesque aux mœurs indécidables, épris de la troublante virilité des gens de mer, hanté par la perte prématurée de Gustave, frère chéri de 14 ans son aîné, mystique athée bigame confiné avec deux débris cacochymes dans son gynécée rochefortais, ce bien loti écrivait : « Il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus de jouissances possible, en attendant l’épouvante finale qui est la mort. »
Bien plus que le romancier phénoménal traqué par grimauds et journaleux, adulé de ses lectrices, in fine promis à des funérailles nationales, la postérité révère surtout, en 2025, cet incommensurable ailleurs cristallisé dans la promiscuité de ce théâtre vaguement kitsch, serti entre quatre murs de vieilles pierres. On ne lit plus guère Loti, mais c’est du côté de chez Loti que se pressent exégètes et pèlerins du patrimoine.
À voir
Maison de Pierre Loti, 137, rue Pierre-Loti, 17300 Rochefort.
Du mardi au dimanche, visites guidées uniquement sur réservation : maisondepierreloti.fr
À lire
La Maison de Pierre Loti, écrivain voyageur, Marie-Laure Lemoine et Claude Stefani, Découvertes Gallimard, 2025 (sortie 18 septembre).
Les Vies de Pierre Loti, Michel Viotte, Alain Quella-Villéger (collab.), Hervé Blanché (préf.) et Stéphane Bern (av.-pr.), Éditions de la Martinière, 2025.
Ne parlez plus de roman national ! De Clovis à la colonisation, du roi Soleil à l’esclavage, l’enseignement de l’histoire ressemble de plus en plus à une longue salle d’audience. L’élève n’y découvre plus un récit commun, mais une suite de fautes à confesser. Peut-on encore transmettre une identité nationale quand l’école préfère le tribunal à la transmission ?
Il fut un temps où l’école, c’était simple : une maîtresse en tablier, un tableau noir, et une mission claire — transmettre le savoir. Aujourd’hui, l’école ressemble davantage à un champ de bataille symbolique. Ce qui s’y dispute n’est plus seulement la maîtrise des tables de multiplication ou l’accord du participe passé, mais le récit de ce que nous sommes. L’histoire nationale, la mémoire coloniale, les débats sur l’identité : tout se joue désormais dans la salle de classe.
Quand l’histoire se met au garde-à-vous
On demande aux élèves d’apprendre la Révolution française, mais aussi l’histoire de l’immigration, l’esclavage, la Shoah, la décolonisation, la lutte des femmes, l’écologie… Chaque cause a ses chapitres, chaque minorité son paragraphe. L’école, censée former des citoyens éclairés, ressemble de plus en plus à une grande foire des mémoires. Les manuels d’histoire s’empilent de “devoirs de mémoire” qui finissent par écraser l’Histoire tout court.
Cette inflation mémorielle n’est pas neutre. Elle traduit une volonté politique: reconfigurer le récit national en récit “pluraliste”, où la France est moins un héritage qu’un patchwork de douleurs et de réparations. Les élèves ne sont plus invités à se reconnaître dans une aventure commune, mais à compter les blessures d’hier. À force, la France devient une addition de fautes, de crimes et de repentances — difficile d’y forger la moindre fierté collective.
La guerre des programmes
Le résultat est connu : querelles sans fin sur les programmes scolaires. Trop de colonialisme, pas assez. Trop de grands hommes, pas assez de figures féminines. Trop d’Europe, pas assez d’Afrique. Chaque ministre promet une “réforme en profondeur” et chaque lobby exige sa place dans les manuels. Pendant ce temps, les élèves sortent du collège sans savoir situer Verdun ou expliquer 1789.
Mais le plus frappant est la contradiction : on prétend ouvrir les esprits, et on les enferme dans une vision manichéenne. D’un côté, la France coupable ; de l’autre, les victimes à réhabiliter. L’histoire devient un tribunal. Or, un peuple qui ne transmet plus son récit fondateur finit par perdre le fil de son identité.
L’école ou la fabrique du doute
À force de tout déconstruire, on ne construit plus rien. Les pédagogues adorent répéter que l’élève doit “penser par lui-même”. Louable intention, sauf que, pour penser, encore faut-il avoir des repères. Or, si la France n’est qu’un “pays comme un autre”, si son histoire est surtout une succession d’injustices, pourquoi vouloir l’aimer, la défendre, ou simplement y appartenir ?
Ce malaise explique en partie la crise de transmission. Les professeurs se retrouvent en première ligne, sommés d’enseigner un roman national qu’on leur interdit en même temps de raconter. Certains contournent l’obstacle, d’autres baissent les bras. Dans certaines classes, évoquer Clovis, Louis XIV ou Napoléon suscite des soupçons : est-ce bien inclusif ? Est-ce politiquement correct ?
Reprendre le fil du récit
Faut-il alors revenir au “roman national” d’antan, celui de Lavisse et de ses héros ? Pas nécessairement. La nostalgie n’est pas une politique. Mais il est urgent de rétablir une évidence : toute communauté humaine vit d’un récit commun. L’école n’est pas seulement un lieu de savoirs ; elle est la fabrique d’une mémoire partagée.
Raconter la France n’exclut pas d’y intégrer ses ombres et ses contradictions. Mais il faut le faire depuis un centre de gravité : la France elle-même. On peut enseigner les blessures de l’histoire sans réduire l’histoire à des blessures. On peut parler des crimes du passé sans effacer les grandeurs qui ont permis à ce pays d’exister encore aujourd’hui.
Car un enfant qui n’entend jamais parler de ses héros finit par chercher ailleurs ses modèles. Et là, le risque n’est plus seulement scolaire : il est civilisationnel.