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Du côté de chez Loti

Visite de la maison de l'écrivain-voyageur, à Rochefort


Du côté de chez Loti
© Photos Musées-municipaux Rochefort 17, cl. Simon David/CARO

Après treize ans de restauration, la maison de Pierre Loti, à Rochefort (17), rouvre ses portes. Ses façades bourgeoises dissimulent des intérieurs exotiques, un capharnaüm intime et savamment élaboré par cet écrivain-voyageur qui voulait conserver la mémoire de ses périples aux antipodes.


La prévention que les vices du temps attachent à l’excellent Renaud Camus invite, au moins par défi, à se replonger avec délice dans ce volume de la collection « Demeures de l’esprit » (Fayard), dont le premier chapitre s’ouvre comme suit : « La maison de Loti à Rochefort est exemplaire : elle n’est pas un musée Loti (même si l’on y apprend beaucoup sur Loti), elle n’est en aucune façon une reconstitution : […] une œuvre en soi, tout à fait au même degré que les livres. […] Nous avons bien affaire ici à une maison d’écrivain au sens le plus méticuleusement et plaisamment fétichiste du terme. » C’était avant la fermeture de l’édifice, il y a treize ans, pour restauration complète.

Depuis juin dernier, la maison de Pierre Loti – Julien Viaud pour l’état civil (1850-1923) – est rouverte au public.

Le bureau de Pierre Loti, transformé en cabinet de curiosités.
La « salle de la mosquée ».

Votre serviteur ne laissait pas de redouter que son conservateur Claude Stefani (également en poste au musée Hèbre à Rochefort), cédant aux sirènes de la pédagogie immersive et à celles de l’inclusivité, ait dénaturé la lettre et l’esprit de ce capharnaüm intime, patiemment élaboré par l’auteur d’Aziyadé, de Mon frère Yves ou des Désenchantées, dans sa maison natale. L’officier de marine n’a cessé d’y archiver, en chineur compulsif, la mémoire de ses périples aux antipodes, jusqu’à créer, dans cette banale habitation bourgeoise, le théâtre exotique de ses mouillages : d’Alger aux îles Marquises, de Constantinople à Nagasaki, d’Alexandrie à Bénarès, de Pékin à l’île de Pâques, de Hué à Angkor, de Bahia à Montevideo, de Dakar à Salonique… Quarante-deux ans de carrière et 61 livres concentrés dans un imaginaire décoratif où se coudoient mosquée, salon turc, chambre arabe, salle gothique et salle Renaissance aux dimensions quasi palatiales. Accotés sans solution de continuité à ces espaces de réception, un vestibule xixe tendu de velours rouge et orné de portraits à l’huile, un salon bleu ostensiblement meublé Louis XV et un salon Empire au plafond constellé d’un semis d’abeilles incarnent l’opulence et la bienséance des pièces « sur rue » soumises aux apparences de la respectabilité conjugale : mariage d’argent oblige, consommé en justes noces avec une Blanche Franc de Ferrière (1859-1940), aristocrate tôt délaissée pour d’éclectiques conquêtes. D’une austérité monacale, la cellule de Loti contraste avec la chambre des aïeules, celles de sa mère Nadine et de sa tante Clarisse, qui sentent fort la naphtaline.

Tout porte à croire que Renaud Camus n’aura pas motif à se plaindre du résultat de ces travaux d’Hercule. De fait, la toute neuve scénographie a eu scrupule de respecter l’intégrité des décors tels qu’ils furent laissés à la mort de l’écrivain voyageur : se contentant de restaurer (ou de remplacer à l’identique) les éléments dégradés, et de restituer la logique du parcours par lequel Loti lui-même en ordonnançait le cérémonial pour ses hôtes triés sur le volet. Les espaces « réaménagés », c’est-à-dire relevant de la reconstitution ou de l’évocation – soit que leur décor originel ait été dispersé, telle cette « pagode japonaise » que Samuel, son fils et héritier, avait transformée sur le tard en salle à manger, soit qu’il se soit vu démantelé, telle cette curieuse « salle chinoise » –, sont identifiables comme autant de jalons qui n’obèrent pas l’authenticité « archéologique » de ces intérieurs restés dans leur jus. On les visite à présent par groupe n’excédant pas dix personnes, sans audioguide, casque interactif, repères tactiles, musique d’ambiance ou adjuvant numérique. La présence, en guise de majordome, d’un guide en chair et en os s’offre par bonheur pour seule « médiation ».

Pierre Loti en costume d’Osiris, 1887.

De même est préservée l’intégrité de la blonde façade en pierre de taille, étonnante précisément en ce que sa sobriété provinciale cèle de façon délibérée le secret de son exubérance intérieure. Benjamin d’un notable dont un injuste opprobre pour détournement de fonds a causé la ruine, Julien Viaud, devenu Pierre Loti et auteur à succès vite enrichi, rachète les deux bâtiments mitoyens, sis de part et d’autre de sa maison d’enfance. Revanche sociale, revanche de la fulgurante gloire littéraire de cet homme de petite taille qui disait de lui-même « je ne suis pas mon genre », qui tâchait à se grandir en portant des talonnettes, et qui n’aimait rien tant que se travestir, amphitryon de fêtes mémorables – dîner Louis XI en 1888, soirée chinoise en 1903… Cet hédoniste mélancolique, bon pianiste, académicien tourmenté par la fuite du temps mais Immortel à 43 ans, précoce dessinateur avant de s’adonner à la photographie, enchanta le Tout-Paris dans un jeu de masques transgressif proprement vertigineux. Lettré carnavalesque aux mœurs indécidables, épris de la troublante virilité des gens de mer, hanté par la perte prématurée de Gustave, frère chéri de 14 ans son aîné, mystique athée bigame confiné avec deux débris cacochymes dans son gynécée rochefortais, ce bien loti écrivait : « Il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus de jouissances possible, en attendant l’épouvante finale qui est la mort. »

Bien plus que le romancier phénoménal traqué par grimauds et journaleux, adulé de ses lectrices, in fine promis à des funérailles nationales, la postérité révère surtout, en 2025, cet incommensurable ailleurs cristallisé dans la promiscuité de ce théâtre vaguement kitsch, serti entre quatre murs de vieilles pierres. On ne lit plus guère Loti, mais c’est du côté de chez Loti que se pressent exégètes et pèlerins du patrimoine.


À voir

Maison de Pierre Loti, 137, rue Pierre-Loti, 17300 Rochefort.

Du mardi au dimanche, visites guidées uniquement sur réservation : maisondepierreloti.fr

À lire

La Maison de Pierre Loti, écrivain voyageur, Marie-Laure Lemoine et Claude Stefani, Découvertes Gallimard, 2025 (sortie 18 septembre).

Les Vies de Pierre Loti, Michel Viotte, Alain Quella-Villéger (collab.), Hervé Blanché (préf.) et Stéphane Bern (av.-pr.), Éditions de la Martinière, 2025.

Septembre 2025 – #137

Article extrait du Magazine Causeur




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