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60 millions de consommateurs

Depuis des décennies, nos dirigeants ont opté pour une croissance tirée par la consommation plutôt que par la production. Et ce modèle est largement financé par la dépense sociale. Grâce à elle, il y a toujours plus d’acheteurs alors qu’il y a de moins en moins de travailleurs : les actifs représentent 37 % de la population contre 55 % en Allemagne. L’immigration ne vise pas à combler nos besoins en main-d’œuvre mais à soutenir la consommation.


L’immigration est considérée comme pourvoyeuse de main-d’œuvre : cette vision est historiquement datée en France. L’immigration du travail a été limitée en 1974, et est depuis lors marginale dans le flux migratoire. À l’inverse, en Allemagne, demeurée une grande économie industrielle sans chômage, dont la population d’origine est sur la pente du déclin démographique, l’immigration demeure liée au travail : c’est l’objectif de la grande vague migratoire du milieu des années 2010. « Wir shaffen das », déclara Angela Merkel quand l’Allemagne a accueilli en deux ans 2 millions d’immigrés issus pour partie du Moyen-Orient, avec l’objectif de leur enseigner l’allemand, de les former, de les embaucher et de leur faire faire des enfants.

Or la France n’est pas l’Allemagne. Le nombre des actifs occupés dans les deux pays est sans appel :

Ils sont 45,36 millions en Allemagne en 2022 sur 84,3 millions d’habitants, soit plus de la moitié des habitants (53,8 %). Dans ce pays, le taux de chômage est de 5,3 % début 2023, un niveau proche du chômage frictionnel (incompressible).

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Les actifs occupés sont officiellement 27,43 millions en France pour 68 millions d’habitants, mais il faut retrancher plus de 3 millions personnes (catégories B, C, D, E de Pôle Emploi), tenues de chercher un emploi car à temps partiel contraint, et/ou non tenues de chercher un emploi pour diverses raisons. Il reste donc 24 millions d’actifs occupés à temps plein (dont 1 million d’actifs en arrêt maladie par roulement, un taux anormalement élevé). En comptant large, la France compte près de 25 millions d’actifs occupés à temps plein (dont ceux en arrêt maladie), soit 36,7 % de sa population.

Le déficit d’actifs occupés par rapport à l’Allemagne représente 17 % de la population du pays (la France ayant certes davantage de jeunes) ; et 20 millions d’emplois en chiffres bruts. Même avec des erreurs de calcul – très possibles du fait du maquis de la statistique nationale –, le différentiel est considérable.

Or l’immigration est élevée et croissante, sur la longue comme sur la moyenne durée, dans les deux pays. Depuis la crise de 2008, l’Allemagne, dont l’activité économique est dynamique, polarise la jeunesse de l’Europe du Sud et de l’Est qui ne trouve pas à s’embaucher : Grecs, Italiens, Espagnols, Roumains, Ukrainiens, Russes, Portugais, Bulgares, Serbes… affluent vers ce pays. Plus du quart de la population vivant en Allemagne est étrangère ou d’immigration récente. Contrairement à une idée reçue en France, les Turcs de nationalité ou d’origine ne représentent que 12 % de ce total, et les musulmans (dénombrés comme tels) moins du quart. En Allemagne, l’immigration est d’abord européenne.

25 % de la population est immigrée

En France, l’immigration n’est pas moins vive. D’après l’Insee, le pays compte en 2020 9 % d’immigrés, 12 % d’enfants d’immigrés pour la plupart français, et 4,9 % de petits-enfants d’immigrés de moins de 60 ans : soit au total 25 à 26 % de la population. Le cas particulier des DROM (outremer) sans équivalent en Allemagne n’est pas compté. Ainsi, plus de 17 millions d’habitants de la France sont étrangers (5,2 millions) ou Français d’origine immigrée récente (12 millions). Ces statistiques ne prennent pas en compte les clandestins.

Les chiffres des deux pays sont donc proches. L’immigration s’accroît (non sans à-coups en Allemagne): en majorité qualifiée et européenne en Allemagne, qui a une pénurie structurelle de cadres ; et en majorité peu qualifiée et extra-européenne en France (le regroupement familial en est une des principales sources). La France a ainsi délivré 258 000 titres de séjour en 2018, mais 320 000 en 2022, à quoi s’ajoutent plus de 100 000 premiers titres de séjour pour les demandeurs d’asile, un chiffre en forte croissance.

Deux questions se posent. Pourquoi l’économie française, qui offre si peu d’emplois par rapport à sa voisine, continue-t-elle de faire venir autant d’immigrés sur son sol ? Et quelle est l’utilité économique de ce peuplement dans une économie qui perd des emplois de production, dont les déficits jumeaux sont record, comme son endettement public ?

Premier jour des soldes d’hiver dans un Auchan de Bordeaux, 6 janvier 2016 © Ugo Amez/SIPA

La campagne du patronat français sur les « métiers en tension » justifie-t-elle l’installation de plus de 400 000 immigrés légaux par an, soit l’équivalent de la ville de Toulouse, dans un pays fracturé par ses crises ? Dans les métropoles – surtout à Paris –, plusieurs secteurs d’emplois sont investis par des immigrés récents : le BTP, la restauration, le commerce et la livraison de rue, les emplois d’aide à la personne, les sociétés de nettoyage et de gardiennage, etc. À quoi s’ajoutent des emplois saisonniers, voire permanents dans l’agriculture (ramassage des fruits, coupe du bois, etc.). Dans une économie qui offre peu d’emplois, quelles en sont les raisons ? Des réponses culturelles et sociales existent. Mais le niveau des salaires est la principale explication : les salaires ouvriers et ceux des emplois tertiaires peu qualifiés sont à la fois trop faibles pour les salariés et élevés pour les employeurs.

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La faiblesse du SMIC et des salaires ouvriers interdit aux salariés français de travailler et de se loger décemment dans les métropoles ; ces emplois sont donc peu attractifs si on les met en balance avec les aides sociales disponibles dans des régions où le coût du logement est bien moindre (le différentiel entre la France et l’Allemagne est d’ailleurs ici de trois). Les métropoles françaises sont aujourd’hui peuplées par des cadres auxquels les réseaux de distribution sont réservés. La comparaison entre une supérette de proximité au centre de Paris ou de Bordeaux et un hypermarché de ville moyenne est éclairante : le fossé des prix et des produits est considérable.

Au lieu de payer leurs ouvriers le double (ce qui serait difficile au regard du niveau des charges, sans régler d’ailleurs le différentiel des prix des loyers avec les villes moyennes), les entreprises embauchent des immigrés qui logent dans des foyers de travailleurs à bas loyer, voire dans des logements collectifs parfois insalubres, ou en grande banlieue. Ces conditions de vie précaires et pénibles ne sont généralement acceptées que par les primo-arrivants pendant tout ou partie de leur vie ; d’autres acceptent même la précarité des emplois au noir, surtout s’ils sont eux-mêmes illégaux. Le cas des sociétés de livraison à domicile à vélo et leur cortège de sous-locations est aujourd’hui éventé. À ces pratiques s’ajoutent de nombreux commerces fictifs, supports au blanchiment d’argent ou de la vente de stupéfiants.

80% d’immigrés sont inactifs

Mais l’essentiel n’est pas là, puisque 80 % des immigrés récents ne sont pas « actifs ». Même en intégrant les travailleurs différés, comme ces étudiants qui intègrent le marché du travail après leurs études, le compte n’y est pas. En effet, le taux de chômage des étrangers en France est double de celui des nationaux ; et il triple pour des populations issues d’Afrique. Comment alors expliquer que les pouvoirs publics et les organisations patronales militent ardemment pour le maintien d’une forte immigration – allant jusqu’à réclamer la légalisation des clandestins, et des quotas pour les métiers « en tension » –, que l’expulsion des clandestins déboutés soit l’une des plus faibles d’Europe, ce qui va à l’encontre des vœux de la grande majorité des Français selon les études d’opinion, au risque d’alimenter la crise démocratique ?

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La réponse est à chercher dans la nature de la nouvelle économie française qui est basée sur une certitude, l’idéologie de la croissance à tout prix, et sur une stratégie, la consommation comme moteur. Les dirigeants français ont opté pour l’abandon de la production depuis les années 1990, et rien ne les fait changer d’avis ; la récente stratégie de la réindustrialisation prônée par nos autorités depuis la crise des Gilets jaunes n’a encore produit aucun effet. Pire, la dégradation de la production et de l’emploi agricole s’accélère. En contrepartie, ils ont misé sur la tertiarisation et la consommation. La grande distribution omniprésente – autre record mondial – en est le symptôme. Mais il faut aussi intégrer le déficit budgétaire, qui permet de distribuer du pouvoir d’achat à crédit, ou encore la croissance continue des dépenses sociales, qui place la France au premier rang mondial avec plus du tiers de son PIB leur étant consacré.

Ce système économique est basé sur deux pieds : un secteur tertiaire mondialisé de services aux entreprises, qui est autonome et produit la plus grande part de la richesse nationale et de la fiscalité, et qui embauche essentiellement des cadres. Le second pied est la consommation de masse, qui repose sur le pouvoir d’achat de dizaines de millions de Français ou de résidents, qui sont tous consommateurs : outre les actifs eux-mêmes, 17 millions de retraités, 12 millions de jeunes de moins de 16 ans, et 10 à 14 millions d’adultes qui vivent des aides les plus diverses (RSA, minima sociaux, allocations chômage ou handicap, etc.). L’essentiel est que tous consomment. Tout habitant de la France, quel que soit son statut, est un consommateur de biens matériels, en majorité importés, de services aux personnes, de crédits, d’équipements publics, etc.

Moins les Français font d’enfants, plus l’immigration s’accroît

La faille de ce système est que les Français font désormais peu d’enfants. C’est leur choix. Or moins ils font d’enfants, plus l’immigration croît, pourquoi ? Il s’agit pour les autorités d’assurer grâce à la consommation de masse une faible croissance minimale, ce qui impose d’importer des « consommateurs ». Toute personne née en Afrique, dans les Balkans ou ailleurs, dont la capacité de consommation est très faible, voire infime – la plupart des États n’offrant ni emplois ni allocations sociales –, voit cette capacité brutalement croître en franchissant notre frontière, puis en étant légalement installée sur le sol français. L’État se charge de solvabiliser les immigrés, bien avant les entreprises. L’allocation pour demandeur d’asile correspond à 10 700 euros annuels pour une personne ; la prise en charge d’un MNA 50 000 euros au titre de l’ASE, selon l’Assemblée des départements de France, tout cela hors dépenses médicales le cas échéant ; d’autres allocations sont versées pour le logement, les familles, les parents isolés, les personnes âgées ou malades (dont le « séjour pour soins »), des bourses pour les étudiants étrangers, etc.

L’assistanat favorise la consommation de masse, mais baisse le pouvoir d’achat par habitant

Il ressort de ces opérations que la venue en France de nombreux immigrants déclenche des aides sociales, qui sont immédiatement reversées par les bénéficiaires à de nombreux opérateurs : sociétés immobilières, établissements de santé, banques et assurances, supermarchés, entreprises de téléphonie mobile, associations d’aides aux migrants, avocats du droit d’asile, etc. Cette boucle monétaire financée à crédit – à hauteur de plusieurs milliards d’euros par an – utilise la migration à ses propres fins : soutenir la croissance extensive minimale basée sur la consommation de masse.

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Là se trouve la véritable économie de la migration, loin des travailleurs, qui sont bien réels, mais minoritaires. La solvabilisation de plusieurs centaines de milliers d’immigrés par an par l’impôt et par l’emprunt (donc par les banques) crée une enveloppe de plusieurs milliards d’euros indexée sur leur nombre. La monétarisation de l’immigration par les pouvoirs publics est devenue un rouage non négligeable de notre « économie de services à la personne » adossée à l’État : cette croissance extensive pure répond à l’idéologie de la croissance (démographique et économique) de nos dirigeants, quand bien même, elle tire vers le bas le pouvoir d’achat par habitant (puisque les nouveaux consommateurs sont pauvres et peu créateurs de richesses). Cette économie migratoire, qui se pare de la vertu d’humanisme et de la vertu du travail, n’apporte rien au progrès technique ni à la productivité, mais nourrit en silence la croissance faible de notre économie (à peine 1 % par an depuis 2010).

Chaque année, il naît un bébé français pour 50 bébés africains et plus de 100 bébés asiatiques. La France ne résoudra donc rien à la question démographique et économique mondiale du xxie siècle. Mais à court terme, nos dirigeants tentent de sauver le taux de croissance national sans produire davantage, avec la bénédiction de nos grandes entreprises et de leurs banquiers.

Pierre Vermeren, historien contemporanéiste, a récemment publié La France qui déclasse : de la désindustrialisation à la cerise sanitaire, Texto, Paris, 2022.

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Allô Macron, pourquoi tu tousses?

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Le 6 avril, le président de la République prend son téléphone et appelle un restaurateur parisien célèbre. Essayons d’imaginer la conversation…


« Adi bonzour, coma aco vai ? » Quand Gérard Tafanel décroche son téléphone et qu’il entend « Bonjour, comment ça va ? » en auvergnat, le patois de sa région natale, il sait. Il sait que son établissement, la Rotonde, a encore été au centre de la mêlée ouverte entre la police et les All Blacks. Il sait que Macron appelle, le salue en auvergnat, pensant ainsi atténuer sa douleur. Mais cette fois-ci Gérard n’en peut plus, il craque. A chaque cordon bleu servi au Président, il s’est pris un haka des fadas dans le buffet.

– A votre avis, Président ? (Gerard fait signe à Gisèle la serveuse de lui servir un Birlou, une liqueur auvergnate à base de cerise et de châtaigne)

– Je sais, je sais, Gérard c’est…

– Vous savez quoi? Vous savez combien elle me coûte, votre escalope? J’en suis à mon troisième ravalement de façade. Les assurances ne suivent plus. Jeudi dernier, j’avais une serveuse suspendue dans le vide pour éteindre la tenture en feu. Si elle tombe, on fait quoi ? Mon personnel me demande une prime de risque. Un stage chez les pompiers de Paris. Mon restaurant était fréquenté par Picasso, Modigliani et tant d’autres. Aujourd’hui on l’attaque au paintball ! (Gérard fait signe qu’on le resserve).

– Qu’est-ce que je peux faire pour vous Gérard?

– Pour moi ? Rien, surtout plus rien. Vous m’oubliez, vous évitez les numéros impairs du boulevard et vous allez en face. Au Dôme. Ils se foutent de moi depuis trop longtemps. Dès que vous avez un creux ou quoi que ce soit à fêter, vous allez vous faire un poisson chez eux et c’est du bon, croyez-moi.

– J’aime pas le poisson. Sauf le carré avec la chapelure dessus.

– Gisèle ressers-moi. (3ème Birlou) Heu ben, vous mangez votre triangle avant, avec des frites et du ketchup. Et vous n’y allez pas seul. Avec la dream team, Véran, Dussopt, Borne, Salomon, Castex, tous les champions quoi !

– Castex c’est pas possible, on n’a pas le droit de lui parler. Et le poisson, c’est pas un triangle il est carré.

– On s’en fout. Et vous prenez des photos avec les propriétaires et le personnel. Et vous signez tous le Livre d’Or. Et vous tenez Brigitte par la main, vous lui faites des bisous, ce que vous avez fait chez moi. Tout pareil. Et vous trinquez, la totale quoi. Je m’occupe de convoquer la Presse. Ils vont comprendre au Dôme qui c’est le Gégé.

– Brigitte, elle viendra pas, elle fait une allergie à l’iode. Et Line Renaud elle peut venir ?

– Bigre ! Gisèle, tu me sers ! (4ème Birlou).

– Je m’appelle Emmanuel pas Gisèle. Et vous ne me tutoyez pas, Gérard, je suis Président de la République !

– Mais non, je parlais à… et puis, écoute, j’ai du respect pour la fonction mais tu commences à me g… alors maintenant je te tutoies et tu vas faire ce que je te dis. Gisèle ! (5ème Birlou).

– Ah! Vous m’avez encore appelé Gisèle.

Putain, il t’a fait fumer de l’opium, Xi ?

– Après le Dôme on fait quoi ?

– L’after.

– Où ?

– Pas loin.

– Ha, pour Line c’est bien. Elle a les pieds qui gonflent en fin de soirée. Bon on va où ?

– A la Coupole. Gisèle, sers-moi. (La bouteille est morte)

– Je suis pas Gisèle !

– Écoute, tu embarques ton équipe de champions, vous allez à la Coupole et là tu champagnises la salle au Cristal Roederer.

– Au Champomy !

– Quelle croix, oui si tu veux. A la Coupole aussi ils me prennent pour un c… depuis 6 ans. Ils vont comprendre. C’est pour quand, ta réforme sur l’immigration?

– Bientôt.

– Là on va rigoler. En face ils vont se prendre les Blacks plus les Saracens dans la capuche.

– Vous avez des projets, Gérard ?

– Ouais, je change tout, je fais un moules-frites et des soirées à thème avec Poutou, Besancenot, Obono et Rousseau…

– Yes j’adore les frites !

– GISELE !!!

A Marseille, les balles volent bas

Les règlements de comptes entre dealers marseillais se suivent et se ressemblent. Notre chroniqueur, qui habite cette belle cité où le mistral porte au loin l’écho des rafales de kalachnikovs, revient sur la récente série sanglante qui a ôté du meilleur des mondes une bonne douzaine de coquins qui en infectaient la surface, comme dit à peu près Voltaire.


Deux blessés graves et un mort à La Joliette, quatre blessés à la cité Félix-Pyat, deux morts et six blessés à la cité du Castellas. Le tout en trente-six heures. Les balles volent bas, comme le souligne Le Figaro.

« Au total, écrit Chloé Triomphe, ce sont déjà 14 personnes qui, en 2023, ont été tuées et 33 autres blessées par l’ultra-violence décomplexée des trafiquants de stupéfiants. De quoi inquiéter les autorités qui tiennent le décompte année après année du nombre de victimes. L’an dernier, dans les Bouches-du-Rhône et essentiellement à Marseille, 32 personnes sont mortes et 33 blessées, avec un rajeunissement des victimes qui inquiète la procureur. En dix ans, explique-t-elle, l’âge moyen est passé de 27 à 23 ans ».

Face à ce déchaînement — il y a une violence ordinaire, à Marseille, mais celle-là est extraordinaire —, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a eu une brillante idée. Il a envoyé une compagnie de CRS (en pratique, vu les temps de repos et l’affectation sur 8 heures de rang, cela fait quelques dizaines d’hommes en place en permanence), et surtout il a désigné les vrais responsables : « La consommation s’est débridée dans notre pays ». Sans doute sont-ce les consommateurs qui ont tiré…

Depuis la chute des gros trafiquants il y a quelques années, le marché s’est diversifié. Chaque petit marlou disposant de contacts dans le Rif marocain se croit le roi du pétrole et du shit réunis. Et des marioles de ce genre, la ville en est pleine.

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Le gâteau, considérable, autrefois divisé entre deux gangs rivaux qui vivaient comme la Russie et les États-Unis dans l’équilibre de la terreur, est désormais convoité par des jeunes gens affamés. Évidemment, chacun ne peut prétendre contrôler qu’une fraction très réduite de la masse. D’où la tentation — il faut lire l’expansion du trafic selon un schéma de libre-entreprise — d’opérer des regroupements, en mangeant tel ou tel segment. Et le moyen le plus simple est d’éliminer la concurrence. Les OPA, ici, se règlent avec du plomb.

Comment faire comprendre à des jeunes, assez stupides pour fumer la merde qu’ils concoctent dans les sous-sols des immeubles pour les caves qui la consomment, que le marché ne peut s’étendre indéfiniment, à moins de casser les prix — mauvaise idée qui dévalue la marchandise et ruine la confiance ? Comment faire saisir à Darmanin que la cible n’est pas l’usager — pour un qui s’arrête, deux se lèvent —, mais le trafiquant ? Comment concilier une politique de répression avec la nécessité de maintenir un certain seuil de trafic, parce que c’est ce qui met de la garniture sur le couscous, dans une ville minée par le sous-emploi, l’extrême misère et les guerres entre communautés — Maghrébins, Gitans, Africains de toutes origines, Comoriens et maintenant Nigérians ? La légalisation du cannabis « récréatif », que plaident certains politiques et même le Conseil Économique, Social et Environnemental, est une illusion : vu le seuil de misère, ce qui n’entrera pas par le trafic de drogue sera compensé par les attaques sur les personnes et autres moyens rapides de se faire de la maille.

Sauf à inaugurer une politique très répressive, et très difficile à mettre en place à moins de faire intervenir l’armée, comme le suggère depuis lurette la sénatrice (de gauche) Samia Ghali, il n’y a pas de solution simple. Il y a des jours où je rêve de dynamiter les grandes cités — mais ce serait déplacer le problème. Les armes circulent avec facilité dans la cité phocéenne — acheminées longtemps depuis l’ex-Yougoslavie, la Bosnie en particulier. Les stocks de munitions semblent inépuisables. Les flics n’ont pas les gilets pare-balles susceptibles d’arrêter des balles de gros calibres à fort pouvoir de pénétration, et ils n’ont aucune envie de servir de cibles — pas pour ce qu’on les paie. Peut-être faudrait-il une municipalité volontariste, comme l’a été l’administration new-yorkaise sous Rudy Giuliani. Mais là, on entre dans le domaine de la fiction.

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La diplomatie est un sport de combat

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Cette année voit le vingtième anniversaire du discours historique de Dominique de Villepin au Conseil de sécurité de l’ONU. C’est l’occasion de lire le livre récent de Maurice Gourdault-Montagne, à cette époque Conseiller diplomatique du président Chirac. Celui qui a eu une carrière diplomatique des plus distinguées rend hommage aux architectes de la politique étrangère de la France d’alors et passe en revue plusieurs décennies passées dans les coulisses du pouvoir et les ambassades.


Ambassadeur de France au Japon, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Chine, on pouvait craindre en parcourant les 396 pages de Les autres ne pensent pas comme nous de Maurice Gourdault-Montagne un propos diplomatique poli, ménageant les susceptibilités des uns et des autres. En préambule pourtant, l’auteur prévient : « il faut savoir s’affirmer ». La diplomatie n’est pas – seulement – une partie de gala : « Loin de l’image d’Épinal renvoyée par les voyages officiels, le ballet diplomatique des limousines et les communiqués sans saveur, la vie internationale est rude, la compétition âpre, les sentiments inexistants. S’en tenir à des amabilités pour ne pas envenimer la situation, s’effacer devant la force, la mauvaise foi ou la brutalité se révèle tôt ou tard contre-productif ». 

Distribution des points

Michel Gourdault-Montagne passe en revue les présidents qu’il a servis, de Giscard à Macron, et les ministres des Affaires étrangères. Évidemment, les deux grands hommes du livre sont Jacques Chirac et Dominique de Villepin. De ce dernier, ancien camarade de Sciences Po, il dit : « En d’autres siècles, il aurait été un condottiere, un capitaine corsaire ou un maréchal de Napoléon, de préférence pendant les Cent-Jours, quand l’entreprise devint impossible ». Et : « Villepin reste un personnage à part, plus littéraire que politique, plus combattant que négociateur, guidé par ses intuitions, évacuant le confort des certitudes ». Pour les prédécesseurs et les successeurs, le ton reste aimable mais moins dithyrambique. Croisé rapidement quand le jeune Gourdault-Montagne faisait ses premières gammes au Quai d’Orsay, Giscard n’échappe pas à une petite égratignure quant à son choix d’accueillir l’ayatollah Khomeiny en France : « Le seul cadeau que nous ayons reçu de Khomeiny est d’avoir baptisé « rue Neauphle-le-Château » l’artère où se trouve notre ambassade à Téhéran ». Les portraits défilent. Mitterrand : « Il émanait de sa personne, quoi qu’il fût de petite taille, une autorité naturelle, une allure souveraine qui reste aujourd’hui encore gravée dans ma mémoire. Je connaissais évidemment les controverses dont il faisait l’objet dans la vie politique nationale, mais il était le président de la République. Le jeune diplomate que j’étais fut tout impressionné ». Sarkozy : « Homme au contact facile, à la personnalité ouverte, voire chaleureuse, mais aux réactions parfois imprévisibles et dont il était parfois difficile de cerner les véritables attentes ». Entre ce qu’il y à faire et à ne pas faire pour un Président de la République, la nuance est subtile : Gourdault-Montagne reproche à Sarkozy d’en avoir trop fait face à Pékin avant les Jeux olympiques de 2008, en recevant le dalaï-lama, ce qui a compliqué un temps les relations entre la France et la Chine, mais aussi à Macron de ne pas en avoir fait assez en Inde, oubliant de se rendre à la grande mosquée de Dehli, geste qui aurait été fort à un moment où la population musulmane (une minorité de 175 millions d’habitants) est visée par une politique d’ « hindouïsation » sous l’égide du premier ministre, Narendra Modi.

Directeur de cabinet à Matignon de 1995 à 1997, Gourdault-Montagne revient aussi sur les débuts difficiles du premier mandat de Jacques Chirac, la quasi-exclusion des Balladuriens du gouvernement Juppé, l’inexpérience de certains ministres : « Le gouvernement est faible, manquant de personnalités d’envergure, et trop inexpérimenté. Sur les quarante ministres qui le composent, trente le sont pour la première fois et font leur apprentissage dans un contexte tendu qui ne laisse aucune place à l’amateurisme. Le jour où je suis obligé d’exiger fermement d’une secrétaire d’État qu’elle n’aille pas manifester dans la rue, les bras m’en tombent… ». La dissolution arrive bien vite. Rétrospectivement, ce ne fut pas l’idée de cette fin de siècle. Les rieurs en firent des tonnes, Charles Pasqua le premier : « Chirac vient d’inventer le septennat de deux ans ». Gourdault-Montagne relativise cependant : « Les cycles démocratiques vont et viennent, ils font la vie d’une nation, et sont des alternances nécessaires à la respiration de la démocratie. Chirac a toujours considéré que « donner la parole au peuple » n’était en rien une faute ». Une phrase qui prend une résonnance particulière en ce printemps 2023…

Atlas mondial des mentalités

La suite est encore plus intéressante quand on quitte la tambouille politique nationale pour suivre les suivre les aventures de l’ambassadeur, d’abord nommé au Japon. Le livre devient presque un atlas mondial des mentalités. L’auteur, conscient que « les Allemands ne sont pas des Français qui parlent français », essaie de saisir la psychologie des nations avec lesquelles il est en contact. En Allemagne, où il est en poste de 2011 à 2014, il décrit un pays encore imprégné par le sentiment de culpabilité, qui explique bien des choses, y compris son renoncement au nucléaire. Du Royaume-Uni – une fois passées les vexations offertes par le camp Blair lors de l’épisode irakien – Gourdault-Montagne semble avoir apprécié lors de son séjour à Londres le mélange de pompe monarchique, d’humour pince-sans-rire et d’esprit punk ; il semble aussi admirer le dynamisme culturel (« Je veux également dire un mot de l’importance de la scène musicale anglaise qui, de la comédie à l’art lyrique, est d’une exceptionnelle vitalité. Au-delà de ce constat, que chacun peut faire, c’est le modèle économique, quasi exclusivement privé, sur lequel repose cette industrie du spectacle, qui est remarquable ») et la capacité à faire vivre ensemble des communautés sans modèle assimilationniste à la française. Le diplomate arrive à dépeindre aussi de quelle façon les autres nous perçoivent. Il tente de nous mettre dans la tête d’Angela Merkel quand celle-ci est confrontée aux Français : « Je voyais que Sarkozy incarnait aux yeux de Mme Merkel le caractère imprévisible des Français, cette capacité d’improvisation qui exaspère les Allemands, mais qu’ils nous envient parfois secrètement, tant elle permet de s’adapter aux événements ». « Pour l’ancienne chancelière et les Allemands en général, [Emmanuel Macron] incarne l’archétype d’un esprit français, brillant, mais selon eux, parfois trop ardent, plus soucieux de lyrisme que de réalisme ». Concernant la Chine et sa volonté de récupérer Taiwan, Gourdault-Montagne propose une comparaison audacieuse : et si à côté de la France métropolitaine libérée en 1944 il était resté une Corse sur laquelle se serait replié le régime de Vichy ? MGM évite de trop tomber dans la logique chinoise et nuance tout de suite en rappelant que Tchang Kaï-chek, avant de se replier sur Taiwan, avait lutté contre l’occupant japonais en Chine continentale.

Au temps béni du chiraquisme 

Le livre de Gourdault-Montagne nous replonge une vingtaine d’années en arrière, au temps de la splendeur de la politique étrangère de Chirac. On pourrait définir le chiraquisme international comme un néo-gaulliste, avec une attitude réaliste, reconnaissant des États plutôt que des régimes, davantage sensible à la stabilité internationale qu’au devoir d’ingérence ; sans toutefois renoncer aux « valeurs » et faisant grand cas du rôle des instances internationales, là où de Gaulle ne voyait en elles que des « machins ». Le livre revient évidemment sur le bras de fer franco-américain de 2003 et la construction du non français. L’auteur glisse non sans malice qu’après cet épisode irakien, l’administration Bush et Condoleezza Rice en tête « étaient devenu[e]s plus attenti[ve]s aux analyses de Chirac et de la France ». Ce fut aussi le temps de l’axe Paris-Berlin-Moscou, quand Chirac, Schröder et Poutine tenaient des conférences de presse ensemble contre la guerre en Irak. Le diplomate heurtera les âmes sensibles, qui regarderont les événements de 2003 avec les lunettes de 2022, quand ils liront le passage sur les parties de pêche de Gourdault-Montagne avec son homologue russe, Igor Chouvalov. Il fut même question que la Russie intégrât la France et l’Allemagne parmi les actionnaires d’EADS. Ce fut l’époque, post 11-Septembre, où Jacques Chirac proposa une alliance des civilisations, aux côtés du premier ministre espagnol José Zapatero et de… Recep Erdogan ! Ce dernier n’avait pas encore la prétention d’être le grand sultan de la Méditerranée orientale. On en vient à se demander si, en perdant Jacques Chirac en 2007 (et surtout avec lui, une certaine voix, originale, de la France), l’ordre du monde n’a pas perdu un facteur de sa stabilité, et si l’appétit des despotes au marge de l’Europe n’en a pas été réveillé.

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Colonialisme gay

En réaffirmant son homophobie, le Kenya et l’Ouganda détruisent le mythe du Blanc à l’origine de toutes les oppressions du monde. Les pays occidentaux sont même accusés d’imposer le mouvement LGBT aux Africains.


Ceux qui prétendent que l’Occident représente le summum de l’intolérance, du sexisme et de l’homophobie doivent être gênés par les derniers développements survenus en Afrique de l’Est. Si la Cour suprême du Kenya vient de permettre la création d’une association pour la défense des droits gays et lesbiens, cette décision n’a pas été du goût du président William Ruto qui, le 2 mars, a réitéré son opposition au mariage pour tous : « Nos coutumes, nos traditions, notre christianisme, notre islam, ne peuvent permettre cela. Je ne l’autoriserai pas au Kenya. » Pour ce fils de paysans, chrétien évangélique revendiqué, l’homosexualité s’apparente à une « pratique satanique ». Il a demandé aux chefs religieux de « faire barrage à ces plateformes qui prêchent ces concepts étrangers ». Même son de cloche en Ouganda voisin où une loi a été adoptée en 2013 punissant l’homosexualité de prison à vie. Le Parlement ougandais, qui vient de renforcer encore la loi anti-homosexuelle, a lancé une enquête sur les écoles soupçonnées de promouvoir les droits LGBTQ. Parallèlement, le président Yoweri Museveni, dans une allocution à la nation du 16 mars, a accusé les homosexuels de « déviation de la norme ». En Afrique, 30 pays sur 54 continuent de criminaliser les relations entre personnes de même sexe. La réponse des progressistes occidentaux consiste à rejeter la responsabilité sur le colonialisme qui aurait introduit dans les pays colonisés des lois homophobes. Ce n’est pas l’avis de ces chefs africains qui considèrent que c’est plutôt la tolérance de l’homosexualité qui a été importée. Museveni a accusé les pays occidentaux d’imposer les droits LGBTQ aux Africains. Cette idée est exploitée par Poutine qui se présente comme l’ami de ces derniers. Le lendemain du discours de Ruto, l’ambassade russe au Kenya a publié une déclaration de soutien accompagnée d’un avertissement : l’Occident tentera encore d’imposer l’homosexualité et si les Africains ne résistent pas, l’humanité sera « condamnée à mort »

Juan Marsé: le jeune adolescent et la vieille Polonaise

Juan Marsé (1933-2020) a écrit quinze romans, qui ont fait de lui l’écrivain emblématique d’une cité méditerranéenne: Barcelone. Dans son avant-dernier livre, Heureuses nouvelles sur avions en papier, paru en Espagne en 2014, et traduit seulement aujourd’hui en français, Juan Marsé revient sur la mémoire juive du XXe siècle.


Bref roman d’apprentissage, Heureuses nouvelles sur avions en papier est une sorte d’esquisse testamentaire, où tout est fragile et précaire comme le cours même d’une vie. Bruno est un adolescent mal dans sa peau. Il vit dans un petit appartement avec sa mère, Ruth. Tous deux s’entendent plutôt bien. Son père, Amador, les a quittés quand Bruno avait neuf ans. Aussi bien, Amador a toujours été une sorte de hippy qui a mal tourné, devenu un quasi-vagabond mendiant la charité dans les villes qu’il traverse. C’est bien pourquoi, lorsqu’il revient un soir au domicile conjugal, Bruno ne l’accueille pas avec joie, et, très distant, affecte de l’appeler par son nom de famille, « M. Raciocinio ». 

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Bruno a d’autres centres d’intérêt, apparemment moins perturbants. Ainsi, sa mère lui demande de rendre de petits services (contre rémunération) à une voisine, Mme Pauli, « l’extravagante locataire du quatrième droite », qui occupe son désœuvrement à jeter de petits objets par sa fenêtre. De son vrai nom Hanna Pawlikowska, née à Varsovie il y a 70 ans, c’est une ancienne danseuse. Elle a vécu les heures sombres du ghetto de Varsovie, rue Nowolipie, au moment où ses propres parents avaient déjà été assassinés à Treblinka. Comment Bruno la voit-il ? Sans doute comme « une vieille Polonaise un peu siphonnée, une amie de sa mère qui passait sa journée à parler avec un perroquet bleu et à lancer de son balcon des avions de papier journal ». Mme Pauli a une nièce, Érika, qui vient lui rendre visite de temps à autre. Bruno apprécie beaucoup cette femme séduisante : « il émanait d’Érika Korpinski une odeur de lavande fraîche et un air en permanence festif et estival ». Elle rassure Bruno.


La montée des souvenirs

En général, le monde qui l’entoure inquiète l’adolescent : son père, Mme Pauli – ou encore les enfants imaginaires qu’il rencontre en rêve dans la rue, les frères Rabinab, sortis tout droit d’une vieille photographie du ghetto de Varsovie. C’est ce cliché qui obsède d’ailleurs Mme Pauli, faisant ressurgir tous ses souvenirs. Elle le dit à Érika : « Et la photo des six garçons dans la rue. Surtout, celle-là, parce que je veux la faire encadrer. » Ce sont les derniers jours que Mme Pauli passe dans son appartement. Les événements tragiques de sa jeunesse reviennent dans sa tête : « l’horreur et la misère des jours qu’elle avait vécus par le passé s’étaient de nouveau emparées d’elle ». Bruno comprend qu’il doit aider Mme Pauli, écouter ce qu’elle lui transmet, l’héritage de la Shoah. Ce sera pour lui sa façon de grandir, et de devenir un homme.

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J’ai aimé, dans ce roman de Juan Marsé, une certaine nonchalance naïve, qui m’a fait penser à l’univers si particulier d’Albert Cossery. L’ombre de Romain Gary, aussi, plane évidemment au-dessus de cette intrigue, qui ne nous parle que d’amour entre les êtres et d’espoir. Car j’ai oublié de dire que Mme Pauli ne se contentait pas de lancer ses avions en papier vers le monde extérieur, mais qu’elle écrivait dessus, à chaque fois, de petits messages réconfortants pour les passants qui, peut-être, les ramasseraient. Juan Marsé a manifestement mis beaucoup de lui dans le personnage crépusculaire de Mme Pauli, et c’est ce qui rend sa prose vraiment touchante.

Heureuses nouvelles sur avions en papier, de Juan Marsé. Traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu. Éd. Bourgois.

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Frédérick Houdaer: la métamorphose

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Chez elle, publié aux éditions Sous le sceau du tabellion, raconte comment une histoire d’amour, sur fond d’océan, change de nature lors d’un retour dans la ville natale de la femme. Un roman intimiste et subtil qui glisse insensiblement dans une atmosphère fantastique.


Ce qui me plait beaucoup dans Chez elle, le dernier roman de Frédérick Houdaer, c’est qu’il se passe au bord de la mer, dans une grande ville portuaire. Vous me direz que pas mal de romans se passent au bord de la mer dans une grande ville portuaire mais la question n’est pas là, la question est de savoir rendre une certaine qualité de l’air, un reflet sur la mer, une odeur salée sur une serviette qui sèche. On connaissait le Houdaer poète, le Houdaer satiriste dans Armaguedon Strip (Le Dilettante), on connaissait moins le Houdaer paysagiste. L’animal doit s’attendrir avec l’âge, il se voit sans doute désormais sur un quai, à peindre des tableaux avec volontairement trop de ciel dedans, comme chez Boudin.

Mais d’autres choses m’ont plu assez vite dans Chez elle, un de ces titres qu’on regrette de n’avoir pas trouvé avant. Ce qui m’a plu, c’est cette histoire d’amour entre un homme et une femme qui ont parfaitement compris, vu leur âge, que ce serait la dernière. Ou bien, que si quelque chose devait venir par la suite, ce ne serait plus tout à fait de l’amour.

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Il y a un peu de sexe pour le prouver, dans le roman de Houdaer, et plus généralement quelque chose de charnel, de sensuel qui signe les relations amoureuses à leur commencement, quand tout donne envie de jouer la bête à deux dos. L’avantage, et Chez elle le montre très bien, des hommes et des femmes qui se rencontrent tard dans leur vie, c’est qu’ils gagnent du temps sur ce plan-là: ils connaissent les corps, le leur, celui des autres ; ils évitent aisément les maladresses rédhibitoires.

Histoire d’une modification

Ce temps gagné, les amants l’utilisent à leur gré. Chez elle raconte comment Clarisse, une romancière de cinquante piges ou presque, qui a eu sa petite heure de gloire mais se retrouve plutôt dans les bacs à solde, décide de montrer à Jam, son amoureux récent, la ville où elle a grandi, la ville natale, ce port qui à mon avis est inspiré par le Havre, une cité qui est stalinienne sous la pluie mais d’une pureté utopique au soleil.

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On est hors saison, le temps change dix fois par jour mais c’est frais et allègre, lumineux. On se baigne, on constate que les villes, hélas, changent plus vite que le cœur d’un mortel, que le petit toboggan n’est plus là, et tant d’autres choses.

Les méandres du passé

C’est Jam qui raconte. Une narration à la deuxième personne. Exercice dangereux si on ne s’appelle pas Apollinaire dans Zone ou Butor dans La Modification. Houdaer s’en tire bien, d’autant que d’une certaine manière, Chez elle est l’histoire d’une modification. Celle de Clarisse. On ne vous en dira pas plus, sinon que cette impression de dépaysement, de radicale étrangeté, si bien rendue par Jam, cette sensation d’être à la fois dans une autre dimension et une autre époque, à suivre cette femme aimée dans les méandres de sa vie passée sur fond d’écume et de galets, elle est fondée.

Chez elle, dieu merci, n’est pas un roman de poète. Je veux dire n’est pas un roman poétique au sens où le Houdaer poète abuserait de la métaphore. Parce que le Houdaer poète sait que s’il y a quelque chose de commun entre un bon poème et un bon roman, ce n’est pas dans les thèmes, le vocabulaire, la forme, c’est dans la manière de faire un pas de côté, de trouver un nouvel angle de tir. A ce titre, Houdaer a fait mouche. Parfaitement.

Chez elle de Frédérick Houdaer (éditions Sous le sceau du tabellion), 132 pages.

Tanya Lopert: presque célèbre!

Tanya Lopert nous raconte sa drôle de vie d’actrice au contact des géants du cinéma.


Que la lumière est difficile à atteindre ! Que lui a-t-il manqué pour « exploser », pour accéder enfin au statut de comédienne reconnue et adulée ? Du caractère, de la persévérance, de la chance, une volonté farouche et obstinée d’arracher les rôles, d’alpaguer les réalisateurs, de réussir coûte que coûte, de croire en sa bonne étoile et de tracer son chemin imperturbable aux mouvements des autres.


Et cependant, Tanya Lopert, Franco-américaine née à New York en 1942 ne manque ni de chien, ni d’audace, de fragilité et d’éclat également ; malgré une carrière honorable, elle se qualifie elle-même de comédienne ratée dans ses mémoires qui paraissent ce printemps à l’Archipel avec une préface de Danièle Thompson, son amie fidèle. Vous la connaissez, son visage ne vous est pas inconnu.

Fausse ingénue ou vamp neurasthénique

Vous l’avez forcément vue dans quelques productions internationales et comédies françaises des années 1970, chez de Broca et surtout chez Lelouch. Ne la confondez pas avec sa presque homonyme, Tanya Roberts, James Bond girl disparue récemment qui paradait au bras de Roger Moore dans « Dangereusement vôtre ». Tanya Lopert est une grande gigue auburn aux yeux tristes, une Barbra Streisand filiforme à l’humour désaxé, une rigolote intello au sourire mélancolique, capable de jouer aussi bien les nunuches érotiques que les tragédiennes possédées. Une blonde choucroutée en maillot deux pièces, fascinante en fausse ingénue ou en vamp neurasthénique, qui touche par son innocence bafouée et son côté élève appliquée.

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Elle avait pourtant dans sa palette de jeu, cette beauté équivoque emplie de sanglots, de quoi supplanter bien d’autres actrices de sa génération, plus fades et plus capricieuses, mais aussi plus combatives et acharnées. Le destin est ainsi fait, le cinéma est une arène où les égos se fracassent, les meilleures places sont l’objet d’un combat féroce. Peut-être qu’à un certain moment, elle aurait pu casser ce plafond de verre, notamment au théâtre où le public français loua l’intensité de son regard et sa sensibilité à fleur de peau, sa drôlerie émouvante et son détachement de cow-girl. Elle aurait excellé dans la comédie romantique. Elle avait de réels atouts pour accéder à une carrière de premier plan, et puis l’étincelle ne s’est pas produite, ou pas suffisamment forte et vigoureuse pour entraîner tout le métier derrière elle. Je pense également ici à Christine Dejoux qui aurait mérité un autre éclairage, après des débuts prometteurs. Tanya Lopert ne cache rien de ses doutes, de ses espoirs, de ses angoisses et aussi de son amertume qu’elle contrebalance en énumérant les rencontres incroyables faites au cours de sa vie. Cette mise à nu est assez rare dans une profession qui a le souci du secret et des faux-semblants.

Tanya ne tait rien, n’accuse personne de ses « échecs », elle se confesse avec un total abandon, sans être impudique, elle sait se tenir. Enfant, elle patinait au Rockefeller Center durant les fêtes de Noël. Outre les tourments d’une actrice qui peine à trouver son espace, ses mémoires sont un voyage dans le temps, celui des monstres sacrés d’Hollywood. Parce que Tanya a fréquenté, a déjeuné, a nagé, a dormi, a vécu au milieu des légendes du cinéma, celles qui suscitent aujourd’hui des documentaires sur Netflix et des expositions photographiques dans les musées nationaux. Elle n’a pas regardé par le trou de la serrure les « beautiful people » patauger dans leur malheur ou leurs excès, elle a participé à cette bacchanale, elle a été au cœur de cet Âge d’or.

Une vie de femme et d’actrice amputée

On en prend plein les yeux, on passe d’un dîner avec Sinatra à une soirée à Vegas, de vacances romaines à un tournage épique, de Fellini à Clint Eastwood, des Strasberg à Burt Reynolds, de Marylin à Depardieu. Tanya était la fille d’Ilya Lopert, producteur et distributeur puissant des années 1950/1960 et fut l’épouse de Jean-Louis Livi, agent puis producteur, accessoirement neveu de Montand. « Je n’ai jamais fait de plan de carrière, mais j’ai toute ma vie attendu le premier rôle, celui qui ferait de moi la star que je rêvais d’être sur grand écran », avoue-t-elle. Tanya ne cherche pas à faire pleurer, à se trouver des excuses, elle déroule sa vie d’actrice amputée et de femme. Les voyeuristes que nous sommes se régalent de ses confidences sur Romy, sur Jane Fonda, sur Marco Ferreri, sur Katharine Hepburn, sur Deneuve ou sur Marthe Keller.

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Les grosses ficelles macroniennes ne fonctionnent plus, la rue ne se taira pas de sitôt

La morgue présidentielle est la première cause de la rage qui a gagné la société. Non content de ne pas vouloir entendre les gémissements de la France ordinaire, trop «populiste» à son goût, c’est sur la classe moyenne que s’acharne aujourd’hui le «Mozart de la finance».


Emmanuel Macron ? Jamais de sa faute. Une anecdote dit son caractère : la scène, filmée par TF1, se passe le 20 octobre 2017, dans son bureau à l’Élysée. Trois jeunes ministres papotent avec le chef de l’État. Soudain, Némo, le chien du président, se met à pisser devant la célèbre cheminée, devant laquelle furent photographiés tous les présidents depuis Charles de Gaulle. « Ça arrive souvent ? » demande un des interlocuteurs. « Non, vous avez déclenché chez mon chien un comportement totalement exceptionnel », répond en riant, sans bouger de son canapé, le maître de l’animal mal dressé. Il ne vient pas à l’idée de Macron, adorateur de lui-même, de s’excuser au nom de son labrador griffon noir, ni encore moins de l’engueuler. Non. Les responsables sont les trois visiteurs, coupables d’avoir perturbé le compagnon élyséen. Pourquoi cette histoire de pipi de chien ? Parce que les Français sont traités de la même manière que ces trois boucs émissaires. Les citoyens endurent les frivolités du président et sont priés d’éponger. Jamais un chef d’État n’a autant méprisé son peuple.

Une époque prend fin sous nos yeux

La morgue présidentielle est à la source de la rage qui a gagné la société. Non content de ne pas vouloir entendre les gémissements de la France ordinaire, trop « populiste » à son goût, c’est sur la classe moyenne que s’acharne le « Mozart de la finance ». En l’accablant d’une réforme des retraites mal pensée, Macron s’est résolu, le 13 mars, à engager le 49-3, de peur de voir les députés rejeter son projet. « Je considère qu’en l’état les risques financiers, économiques, sont trop grands », a-t-il expliqué pour justifier son bras d’honneur lancé à l’Assemblée nationale indocile. Autrement dit : après s’être montré incapable dès son premier quinquennat de désendetter d’un centime l’État hypertrophié, après avoir dépensé 300 milliards d’euros supplémentaires pour une crise sanitaire hystérisée, le président de la République a choisi de rendre ses concitoyens comptables de ses propres manquements. Réformer les retraites plutôt que réformer l’État : telle est l’option de l’homme qui s’aimait trop. Or, cette défausse sur la populace à plumer ne passe plus. « Jamais les smicards n’ont vu autant leur pouvoir d’achat augmenter depuis des décennies », a osé dire le monarque, le 22 mars, sans percevoir l’indécence. L’ombre de Louis XVI plane sur la place de la Concorde, ce rendez-vous de l’histoire qui s’écrit.

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Une époque prend fin sous nos yeux. Macron le Magnifique aura eu le tort de s’autoproclamer ni responsable ni coupable. Sa devise « c’est pas moi, c’est lui » s’est installée en permanente provocation. Il l’a réitérée ce 22 mars en accusant les syndicats de ne lui avoir pas proposé de « compromis » sur les retraites. Son arrogance n’est certes pas la seule explication qui a rendu la France éruptive. Cela fait des lustres que le peuple infantilisé est désigné comme coupable des épreuves qu’il endure à cause des fautes de ses « élites ». Non, ce n’est pas la « diversité », bénie par les bons apôtres qui se succèdent au pouvoir, qui est la cause de la dislocation de la société et de l’insécurité qui pourrit la vie. Si la France va mal, c’est parce que les Français sont « racistes », « islamophobes », « d’extrême droite ».

Cinquante siècles bousillés en 50 ans

« Fascistes » même, à en croire Edwy Plenel qui lance un « Appel à la vigilance » contre « l’Ur-fascisme susceptible de revenir sous les apparences les plus innocentes ». Macron s’installe dans ce manichéisme quand il désigne le populisme comme un danger à éradiquer. Il s’installe dans le mépris quand il parle de « pédagogie » pour expliquer ses désirs à ceux d’en bas. Mais le populisme n’est autre que la voix de la multitude. Elle ne veut plus subir les désastres d’une oligarchie qui a bousillé le pays. Un exemple : le choix du sabotage en 2012 du parc nucléaire s’est fait « sur un coin de table » (Arnaud Montebourg) et « sans étude d’impact » (Manuel Valls). Je relève, dans ses « carnets intimes[1] », cette réflexion d’Alain de Benoist : « Il faut un siècle pour faire un arbre, un quart d’heure pour le couper. Une civilisation, c’est pareil : cinquante siècles bousillés en cinquante ans. » Et voilà.

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La coupe est pleine ; elle déborde. Le Tout-sauf-Macron approche du non-retour. C’est en despote incendiaire que le président s’autocaricature quand il assure, en se disant victorieux du rejet de la motion de censure à neuf voix près : « Il n’y a pas d’alternative. » Cette expression est la rengaine de la Macronie depuis la crise du Covid. Gabriel Attal a martelé ce credo lorsqu’il était porte-parole du gouvernement pour justifier les mesures liberticides et discriminatoires – enfin contestées – prises au nom d’un hygiénisme d’État hystérisé. En mars 2019, en appui de la campagne des européennes, La République en Marche avait produit un clip apocalyptique mêlant images d’inondations et de chemises noires, craintes du réchauffement et du populisme, avec ce message prononcé par Macron : « Regardez votre époque. […] Vous n’avez pas le choix. » L’ordre macronien ne cesse de fabriquer des peurs (du climat, d’un virus, de Mélenchon, de Le Pen, de la guerre) pour consolider sa place exclusive en maltraitant la démocratie. Mais ces grosses ficelles ne fonctionnent plus. Le peuple en rogne demande des comptes.

La rue ne se taira plus de si tôt. Elle sait qu’elle n’est pour rien dans l’état du pays. La démocratie, confisquée par une caste assiégée, oblige à ces protestations des foules. Celles-ci disent l’urgence d’une démocratisation de la vie publique, afin de laisser sa place à la société civile et à son désir d’expression politique. Une enquête OpinionWay pour le Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences Po), parue dans Le Monde du 14 mars, le confirme : près des deux tiers des Français considèrent que la démocratie ne fonctionne pas bien ; plus qu’ailleurs, ils demandent une plus grande implication de la société civile dans la vie politique. Macron, lui, a décrété que l’urgence était de tenir, en lançant des mots creux comme des bouées. Pari intenable.

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[1] L’Exil intérieur, Krisis, 2022.

«Gaspard», un clochard céleste!

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Jules Matton réussit parfaitement le roman d’apprentissage d’un naïf dans le Paris des années 2020.


Je ne lis jamais les livres de mes amis. Cela me permet de mieux en parler, et surtout de rester ami avec eux. Alors pourquoi me suis-je aventuré à lire Gaspard de Jules Matton qui vient de paraître aux Editions Leo Scheer ? Car Jules Matton n’a pas écrit un livre, encore moins une histoire, mais notre album de famille. Un bon livre est un miroir qui nous renvoie notre propre image: on n’y trouve que ce qu’on y apporte. De Gaspard, je ne retiens que l’écho intime qu’il éveille en moi: les pages où je me reconnais et qui parlent à mon cœur. 

On a tous quelque chose de Gaspard

Le héros, Gaspard, rate son train pour Lisieux et décide de s’aventurer dans Paris. Il n’est pas aussi désespéré que le Gilles de Drieu, pas aussi ambitieux que Lucien de Rubempré, pas aussi fiévreux que Julien Sorel: au fond il n’est pas grand-chose, et en cela il me ressemble. Il conjugue au futur simple des ambitions déraisonnables, a des regards de conquérant sur les brasseries de Montparnasse dont les néons éclaboussent la nuit, et ne doute pas d’avoir du destin dans sa besace.

On a tous quelque chose de Gaspard, tous ceux qui ont brûlé leur premier roman, ceux qui ont triché sur leur âge ou leur passé, ceux dont l’orgueil asséchait les pleurs, ceux qui ont changé leur nom, ravalé leur accent, renié leurs origines, juste pour voir briller un soir leur nom d’emprunt en haut de l’affiche. Gaspard comprendra trop tard que grandir, c’est surtout devoir ramasser un glaive et livrer bataille. 

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Jules Matton dit de notre héros qu’il a «lenthousiasme de ceux qui, ayant plus lu que vécu, ont la tête pleine de personnages idéalisés au fil des temps sans nuances de ladolescence ». Ces personnages seront Gabriel Matzneff, Frédéric Taddeï, Éric Zemmour, François Boulo ou Jérôme Rodrigues. Il découvre ce qu’Hervé Vilard avait joliment appelé «le bal des papillons» : les hommes que rien n’impressionne mais qui impressionnent à coup sûr, les plaisirs qu’on épuise avant qu’ils ne nous épuisent et les endroits où l’on se rencontre à quelques-uns sans jamais se donner rendez-vous.

Souvenir de Matzneff

Parfois, Jules Matton raconte même des scènes que j’ai vécues. Page 222, Gaspard croise Gabriel Matzneff dans un hôpital ; ce dernier se lève, et, la gorge nouée, lui lit la dernière lettre de Vanessa Springora. Gaspard, c’était moi, et l’hôpital, mon appartement. J’avais 20 ans, de grandes irrésolutions, des impatiences qui me chahutaient et l’ombre portée d’une espérance qui m’accompagnait. J’avais entendu parler enfant de Gabriel Matzneff comme d’un Russe blanc en exil, en exil en France, et en exil tout court.

Je savais qu’il avait dispersé les cendres de Montherlant sur le forum, et qu’à la piscine Deligny, il était le plus beau, avec son crâne de samouraï et son corps de lézard. Il publiait chez Gallimard, beaucoup le croyaient mort, et quand je le reçus dans mon appartement de la rue Jacob, et que je le filmai, avec une caméra d’il y a cinquante ans, lire une lettre debout, je me dis qu’il y aurait au grand maximum dix personnes qui tomberaient sur cette vidéo dans les tréfonds d’Internet… Deux jours plus tard éclata ce qu’on appela «l’affaire Matzneff », ma mère était à Genève et elle vit mon pauvre film sur l’écran géant de la gare: je devenais une star et comprenais trop tard que la célébrité n’est que le deuil éclatant du bonheur.

Gaspard de Jules Matton demeure pourtant une fiction, mais une fiction qu’il faut reconnaître pour ce qu’elle est : une construction hypothétique qui nous est indispensable pour mettre un peu d’ordre dans le chaos de nos existences. Gaspard n’est pas un livre drôle à la manière de ces comiques de France Inter qui me font pleurer d’ennui quand je les reçois dans mon émission, ni à la manière des petits dictateurs du ricanement qui coupent la tête de ceux qui ne s’esclaffent pas. Il est drôle parce que la conception de la vie qu’il porte est fondamentalement burlesque.

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Gaspard est un naïf qui sourit, qui sourit des dogmatismes et de cette raideur mécanique qui selon Bergson provoque le rire. Il sourit des importants, des arrogants, des fâcheux, et des sentencieux. Il passe sans aigreur de l’humour à l’ironie pour signifier qu’il n’est dupe de rien, d’aucune hiérarchie et d’aucune idéologie. J’ai toujours pensé qu’il n’y a qu’un seul grand combat: celui des esprits sérieux contre les esprits ludiques, le grand combat du sens contre la dérision anarchiste. Gaspard est assurément du second camp. Puisque un faisceau de hasards l’a lâché dans l’existence en le privant de destin comme on prive un gosse de dessert, alors autant qu’il s’amuse de tout et de rien.

Jules Matton a commencé musicien, il est maintenant écrivain, il finira sans doute humoriste. Tout écrivain devrait finir humoriste: l’heure arrive inéluctablement où nous ne sommes plus capables de prendre nos balbutiements au sérieux, où nos voluptés, nos élans, nos passions, nous semblent grotesques et où le grotesque nous semble plaisant. Sans doute revenu de tout sans être allé nulle part, Jules Matton a pigé, contre-pigé, fait le tour de Paris en 250 pages et compris l’absurdité de celui-ci. 

Le burlesque climatisé

Lecteurs de Causeur, je pourrai finalement vous convaincre de lire Gaspard en vous disant qu’il est le fils caché et illégitime de Philippe Muray et d’Elisabeth Lévy. Comme Voltaire au pays de Pangloss, il est un extraterrestre dans le monde moderne. S’il est dans ce monde, il n’est pas de ce monde: c’est un enfant des décadents du XIXème, des non-conformistes des années 30, des catholiques sociaux, et des hussards. Il est exilé d’un royaume dont la souveraineté relève de la poésie.


Parce que le monde est climatisé – l’espace comme le langage – il y attrape des rhumes et ses éternuements donnent des lignes magnifiques. Il ne supporte à la limite du monde moderne que les engins qui permettent de le fuir, ou l’art abstrait, le sport et le rock qui le tournent en ivresse. Face à lui, la modernité est un surf sur les lames du paraître, un jerk halluciné sur les pistes de l’instant. Pas l’instant de grâce qui rassemble, commémore ou suggère. L’instant qui efface. L’éponge du néant. Le primat de l’innovation qui impose le vertige d’une toupie en état de rotation. Gaspard ne va sans doute pas très bien mais il est détaché des sirènes de l’époque et il croit encore à des absolus: l’amitié, l’amour et la beauté. Ses points d’appui sont immémoriaux et pour ainsi dire anthropologiques: l’histoire au long cours de notre vieux pays, et des nuits de l’esprit. Là où l’on veut lui faire croire que tout est dans tout, tout est relatif, tout est art, il esquisse un sourire tendre…

Si je devais finir par un conseil, je lui dirais celui que donne Woody Allen au héros de Minuit à Paris qui cherche sans fin à remonter le temps, et qui a été si bien formulé par Philippe Muray « tout a toujours été irrespirable ».

Gaspard de Jules Matton (Léo Scheer)

60 millions de consommateurs

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"Le bal des migrants", place Stalingrad à Paris, 14 juillet 2019 © Laurence Gea/ SIPA

Depuis des décennies, nos dirigeants ont opté pour une croissance tirée par la consommation plutôt que par la production. Et ce modèle est largement financé par la dépense sociale. Grâce à elle, il y a toujours plus d’acheteurs alors qu’il y a de moins en moins de travailleurs : les actifs représentent 37 % de la population contre 55 % en Allemagne. L’immigration ne vise pas à combler nos besoins en main-d’œuvre mais à soutenir la consommation.


L’immigration est considérée comme pourvoyeuse de main-d’œuvre : cette vision est historiquement datée en France. L’immigration du travail a été limitée en 1974, et est depuis lors marginale dans le flux migratoire. À l’inverse, en Allemagne, demeurée une grande économie industrielle sans chômage, dont la population d’origine est sur la pente du déclin démographique, l’immigration demeure liée au travail : c’est l’objectif de la grande vague migratoire du milieu des années 2010. « Wir shaffen das », déclara Angela Merkel quand l’Allemagne a accueilli en deux ans 2 millions d’immigrés issus pour partie du Moyen-Orient, avec l’objectif de leur enseigner l’allemand, de les former, de les embaucher et de leur faire faire des enfants.

Or la France n’est pas l’Allemagne. Le nombre des actifs occupés dans les deux pays est sans appel :

Ils sont 45,36 millions en Allemagne en 2022 sur 84,3 millions d’habitants, soit plus de la moitié des habitants (53,8 %). Dans ce pays, le taux de chômage est de 5,3 % début 2023, un niveau proche du chômage frictionnel (incompressible).

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Les actifs occupés sont officiellement 27,43 millions en France pour 68 millions d’habitants, mais il faut retrancher plus de 3 millions personnes (catégories B, C, D, E de Pôle Emploi), tenues de chercher un emploi car à temps partiel contraint, et/ou non tenues de chercher un emploi pour diverses raisons. Il reste donc 24 millions d’actifs occupés à temps plein (dont 1 million d’actifs en arrêt maladie par roulement, un taux anormalement élevé). En comptant large, la France compte près de 25 millions d’actifs occupés à temps plein (dont ceux en arrêt maladie), soit 36,7 % de sa population.

Le déficit d’actifs occupés par rapport à l’Allemagne représente 17 % de la population du pays (la France ayant certes davantage de jeunes) ; et 20 millions d’emplois en chiffres bruts. Même avec des erreurs de calcul – très possibles du fait du maquis de la statistique nationale –, le différentiel est considérable.

Or l’immigration est élevée et croissante, sur la longue comme sur la moyenne durée, dans les deux pays. Depuis la crise de 2008, l’Allemagne, dont l’activité économique est dynamique, polarise la jeunesse de l’Europe du Sud et de l’Est qui ne trouve pas à s’embaucher : Grecs, Italiens, Espagnols, Roumains, Ukrainiens, Russes, Portugais, Bulgares, Serbes… affluent vers ce pays. Plus du quart de la population vivant en Allemagne est étrangère ou d’immigration récente. Contrairement à une idée reçue en France, les Turcs de nationalité ou d’origine ne représentent que 12 % de ce total, et les musulmans (dénombrés comme tels) moins du quart. En Allemagne, l’immigration est d’abord européenne.

25 % de la population est immigrée

En France, l’immigration n’est pas moins vive. D’après l’Insee, le pays compte en 2020 9 % d’immigrés, 12 % d’enfants d’immigrés pour la plupart français, et 4,9 % de petits-enfants d’immigrés de moins de 60 ans : soit au total 25 à 26 % de la population. Le cas particulier des DROM (outremer) sans équivalent en Allemagne n’est pas compté. Ainsi, plus de 17 millions d’habitants de la France sont étrangers (5,2 millions) ou Français d’origine immigrée récente (12 millions). Ces statistiques ne prennent pas en compte les clandestins.

Les chiffres des deux pays sont donc proches. L’immigration s’accroît (non sans à-coups en Allemagne): en majorité qualifiée et européenne en Allemagne, qui a une pénurie structurelle de cadres ; et en majorité peu qualifiée et extra-européenne en France (le regroupement familial en est une des principales sources). La France a ainsi délivré 258 000 titres de séjour en 2018, mais 320 000 en 2022, à quoi s’ajoutent plus de 100 000 premiers titres de séjour pour les demandeurs d’asile, un chiffre en forte croissance.

Deux questions se posent. Pourquoi l’économie française, qui offre si peu d’emplois par rapport à sa voisine, continue-t-elle de faire venir autant d’immigrés sur son sol ? Et quelle est l’utilité économique de ce peuplement dans une économie qui perd des emplois de production, dont les déficits jumeaux sont record, comme son endettement public ?

Premier jour des soldes d’hiver dans un Auchan de Bordeaux, 6 janvier 2016 © Ugo Amez/SIPA

La campagne du patronat français sur les « métiers en tension » justifie-t-elle l’installation de plus de 400 000 immigrés légaux par an, soit l’équivalent de la ville de Toulouse, dans un pays fracturé par ses crises ? Dans les métropoles – surtout à Paris –, plusieurs secteurs d’emplois sont investis par des immigrés récents : le BTP, la restauration, le commerce et la livraison de rue, les emplois d’aide à la personne, les sociétés de nettoyage et de gardiennage, etc. À quoi s’ajoutent des emplois saisonniers, voire permanents dans l’agriculture (ramassage des fruits, coupe du bois, etc.). Dans une économie qui offre peu d’emplois, quelles en sont les raisons ? Des réponses culturelles et sociales existent. Mais le niveau des salaires est la principale explication : les salaires ouvriers et ceux des emplois tertiaires peu qualifiés sont à la fois trop faibles pour les salariés et élevés pour les employeurs.

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La faiblesse du SMIC et des salaires ouvriers interdit aux salariés français de travailler et de se loger décemment dans les métropoles ; ces emplois sont donc peu attractifs si on les met en balance avec les aides sociales disponibles dans des régions où le coût du logement est bien moindre (le différentiel entre la France et l’Allemagne est d’ailleurs ici de trois). Les métropoles françaises sont aujourd’hui peuplées par des cadres auxquels les réseaux de distribution sont réservés. La comparaison entre une supérette de proximité au centre de Paris ou de Bordeaux et un hypermarché de ville moyenne est éclairante : le fossé des prix et des produits est considérable.

Au lieu de payer leurs ouvriers le double (ce qui serait difficile au regard du niveau des charges, sans régler d’ailleurs le différentiel des prix des loyers avec les villes moyennes), les entreprises embauchent des immigrés qui logent dans des foyers de travailleurs à bas loyer, voire dans des logements collectifs parfois insalubres, ou en grande banlieue. Ces conditions de vie précaires et pénibles ne sont généralement acceptées que par les primo-arrivants pendant tout ou partie de leur vie ; d’autres acceptent même la précarité des emplois au noir, surtout s’ils sont eux-mêmes illégaux. Le cas des sociétés de livraison à domicile à vélo et leur cortège de sous-locations est aujourd’hui éventé. À ces pratiques s’ajoutent de nombreux commerces fictifs, supports au blanchiment d’argent ou de la vente de stupéfiants.

80% d’immigrés sont inactifs

Mais l’essentiel n’est pas là, puisque 80 % des immigrés récents ne sont pas « actifs ». Même en intégrant les travailleurs différés, comme ces étudiants qui intègrent le marché du travail après leurs études, le compte n’y est pas. En effet, le taux de chômage des étrangers en France est double de celui des nationaux ; et il triple pour des populations issues d’Afrique. Comment alors expliquer que les pouvoirs publics et les organisations patronales militent ardemment pour le maintien d’une forte immigration – allant jusqu’à réclamer la légalisation des clandestins, et des quotas pour les métiers « en tension » –, que l’expulsion des clandestins déboutés soit l’une des plus faibles d’Europe, ce qui va à l’encontre des vœux de la grande majorité des Français selon les études d’opinion, au risque d’alimenter la crise démocratique ?

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La réponse est à chercher dans la nature de la nouvelle économie française qui est basée sur une certitude, l’idéologie de la croissance à tout prix, et sur une stratégie, la consommation comme moteur. Les dirigeants français ont opté pour l’abandon de la production depuis les années 1990, et rien ne les fait changer d’avis ; la récente stratégie de la réindustrialisation prônée par nos autorités depuis la crise des Gilets jaunes n’a encore produit aucun effet. Pire, la dégradation de la production et de l’emploi agricole s’accélère. En contrepartie, ils ont misé sur la tertiarisation et la consommation. La grande distribution omniprésente – autre record mondial – en est le symptôme. Mais il faut aussi intégrer le déficit budgétaire, qui permet de distribuer du pouvoir d’achat à crédit, ou encore la croissance continue des dépenses sociales, qui place la France au premier rang mondial avec plus du tiers de son PIB leur étant consacré.

Ce système économique est basé sur deux pieds : un secteur tertiaire mondialisé de services aux entreprises, qui est autonome et produit la plus grande part de la richesse nationale et de la fiscalité, et qui embauche essentiellement des cadres. Le second pied est la consommation de masse, qui repose sur le pouvoir d’achat de dizaines de millions de Français ou de résidents, qui sont tous consommateurs : outre les actifs eux-mêmes, 17 millions de retraités, 12 millions de jeunes de moins de 16 ans, et 10 à 14 millions d’adultes qui vivent des aides les plus diverses (RSA, minima sociaux, allocations chômage ou handicap, etc.). L’essentiel est que tous consomment. Tout habitant de la France, quel que soit son statut, est un consommateur de biens matériels, en majorité importés, de services aux personnes, de crédits, d’équipements publics, etc.

Moins les Français font d’enfants, plus l’immigration s’accroît

La faille de ce système est que les Français font désormais peu d’enfants. C’est leur choix. Or moins ils font d’enfants, plus l’immigration croît, pourquoi ? Il s’agit pour les autorités d’assurer grâce à la consommation de masse une faible croissance minimale, ce qui impose d’importer des « consommateurs ». Toute personne née en Afrique, dans les Balkans ou ailleurs, dont la capacité de consommation est très faible, voire infime – la plupart des États n’offrant ni emplois ni allocations sociales –, voit cette capacité brutalement croître en franchissant notre frontière, puis en étant légalement installée sur le sol français. L’État se charge de solvabiliser les immigrés, bien avant les entreprises. L’allocation pour demandeur d’asile correspond à 10 700 euros annuels pour une personne ; la prise en charge d’un MNA 50 000 euros au titre de l’ASE, selon l’Assemblée des départements de France, tout cela hors dépenses médicales le cas échéant ; d’autres allocations sont versées pour le logement, les familles, les parents isolés, les personnes âgées ou malades (dont le « séjour pour soins »), des bourses pour les étudiants étrangers, etc.

L’assistanat favorise la consommation de masse, mais baisse le pouvoir d’achat par habitant

Il ressort de ces opérations que la venue en France de nombreux immigrants déclenche des aides sociales, qui sont immédiatement reversées par les bénéficiaires à de nombreux opérateurs : sociétés immobilières, établissements de santé, banques et assurances, supermarchés, entreprises de téléphonie mobile, associations d’aides aux migrants, avocats du droit d’asile, etc. Cette boucle monétaire financée à crédit – à hauteur de plusieurs milliards d’euros par an – utilise la migration à ses propres fins : soutenir la croissance extensive minimale basée sur la consommation de masse.

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Là se trouve la véritable économie de la migration, loin des travailleurs, qui sont bien réels, mais minoritaires. La solvabilisation de plusieurs centaines de milliers d’immigrés par an par l’impôt et par l’emprunt (donc par les banques) crée une enveloppe de plusieurs milliards d’euros indexée sur leur nombre. La monétarisation de l’immigration par les pouvoirs publics est devenue un rouage non négligeable de notre « économie de services à la personne » adossée à l’État : cette croissance extensive pure répond à l’idéologie de la croissance (démographique et économique) de nos dirigeants, quand bien même, elle tire vers le bas le pouvoir d’achat par habitant (puisque les nouveaux consommateurs sont pauvres et peu créateurs de richesses). Cette économie migratoire, qui se pare de la vertu d’humanisme et de la vertu du travail, n’apporte rien au progrès technique ni à la productivité, mais nourrit en silence la croissance faible de notre économie (à peine 1 % par an depuis 2010).

Chaque année, il naît un bébé français pour 50 bébés africains et plus de 100 bébés asiatiques. La France ne résoudra donc rien à la question démographique et économique mondiale du xxie siècle. Mais à court terme, nos dirigeants tentent de sauver le taux de croissance national sans produire davantage, avec la bénédiction de nos grandes entreprises et de leurs banquiers.

Pierre Vermeren, historien contemporanéiste, a récemment publié La France qui déclasse : de la désindustrialisation à la cerise sanitaire, Texto, Paris, 2022.

La France qui déclasse: De la désindustrialisation à la crise sanitaire

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Allô Macron, pourquoi tu tousses?

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Paris, hier © Christophe Ena/AP/SIPA

Le 6 avril, le président de la République prend son téléphone et appelle un restaurateur parisien célèbre. Essayons d’imaginer la conversation…


« Adi bonzour, coma aco vai ? » Quand Gérard Tafanel décroche son téléphone et qu’il entend « Bonjour, comment ça va ? » en auvergnat, le patois de sa région natale, il sait. Il sait que son établissement, la Rotonde, a encore été au centre de la mêlée ouverte entre la police et les All Blacks. Il sait que Macron appelle, le salue en auvergnat, pensant ainsi atténuer sa douleur. Mais cette fois-ci Gérard n’en peut plus, il craque. A chaque cordon bleu servi au Président, il s’est pris un haka des fadas dans le buffet.

– A votre avis, Président ? (Gerard fait signe à Gisèle la serveuse de lui servir un Birlou, une liqueur auvergnate à base de cerise et de châtaigne)

– Je sais, je sais, Gérard c’est…

– Vous savez quoi? Vous savez combien elle me coûte, votre escalope? J’en suis à mon troisième ravalement de façade. Les assurances ne suivent plus. Jeudi dernier, j’avais une serveuse suspendue dans le vide pour éteindre la tenture en feu. Si elle tombe, on fait quoi ? Mon personnel me demande une prime de risque. Un stage chez les pompiers de Paris. Mon restaurant était fréquenté par Picasso, Modigliani et tant d’autres. Aujourd’hui on l’attaque au paintball ! (Gérard fait signe qu’on le resserve).

– Qu’est-ce que je peux faire pour vous Gérard?

– Pour moi ? Rien, surtout plus rien. Vous m’oubliez, vous évitez les numéros impairs du boulevard et vous allez en face. Au Dôme. Ils se foutent de moi depuis trop longtemps. Dès que vous avez un creux ou quoi que ce soit à fêter, vous allez vous faire un poisson chez eux et c’est du bon, croyez-moi.

– J’aime pas le poisson. Sauf le carré avec la chapelure dessus.

– Gisèle ressers-moi. (3ème Birlou) Heu ben, vous mangez votre triangle avant, avec des frites et du ketchup. Et vous n’y allez pas seul. Avec la dream team, Véran, Dussopt, Borne, Salomon, Castex, tous les champions quoi !

– Castex c’est pas possible, on n’a pas le droit de lui parler. Et le poisson, c’est pas un triangle il est carré.

– On s’en fout. Et vous prenez des photos avec les propriétaires et le personnel. Et vous signez tous le Livre d’Or. Et vous tenez Brigitte par la main, vous lui faites des bisous, ce que vous avez fait chez moi. Tout pareil. Et vous trinquez, la totale quoi. Je m’occupe de convoquer la Presse. Ils vont comprendre au Dôme qui c’est le Gégé.

– Brigitte, elle viendra pas, elle fait une allergie à l’iode. Et Line Renaud elle peut venir ?

– Bigre ! Gisèle, tu me sers ! (4ème Birlou).

– Je m’appelle Emmanuel pas Gisèle. Et vous ne me tutoyez pas, Gérard, je suis Président de la République !

– Mais non, je parlais à… et puis, écoute, j’ai du respect pour la fonction mais tu commences à me g… alors maintenant je te tutoies et tu vas faire ce que je te dis. Gisèle ! (5ème Birlou).

– Ah! Vous m’avez encore appelé Gisèle.

Putain, il t’a fait fumer de l’opium, Xi ?

– Après le Dôme on fait quoi ?

– L’after.

– Où ?

– Pas loin.

– Ha, pour Line c’est bien. Elle a les pieds qui gonflent en fin de soirée. Bon on va où ?

– A la Coupole. Gisèle, sers-moi. (La bouteille est morte)

– Je suis pas Gisèle !

– Écoute, tu embarques ton équipe de champions, vous allez à la Coupole et là tu champagnises la salle au Cristal Roederer.

– Au Champomy !

– Quelle croix, oui si tu veux. A la Coupole aussi ils me prennent pour un c… depuis 6 ans. Ils vont comprendre. C’est pour quand, ta réforme sur l’immigration?

– Bientôt.

– Là on va rigoler. En face ils vont se prendre les Blacks plus les Saracens dans la capuche.

– Vous avez des projets, Gérard ?

– Ouais, je change tout, je fais un moules-frites et des soirées à thème avec Poutou, Besancenot, Obono et Rousseau…

– Yes j’adore les frites !

– GISELE !!!

A Marseille, les balles volent bas

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Gérald Darmanin se rend à l'Hôtel de Police de Marseille le 30 juin 2023. SOPA Images/SIPA 01079558_000009

Les règlements de comptes entre dealers marseillais se suivent et se ressemblent. Notre chroniqueur, qui habite cette belle cité où le mistral porte au loin l’écho des rafales de kalachnikovs, revient sur la récente série sanglante qui a ôté du meilleur des mondes une bonne douzaine de coquins qui en infectaient la surface, comme dit à peu près Voltaire.


Deux blessés graves et un mort à La Joliette, quatre blessés à la cité Félix-Pyat, deux morts et six blessés à la cité du Castellas. Le tout en trente-six heures. Les balles volent bas, comme le souligne Le Figaro.

« Au total, écrit Chloé Triomphe, ce sont déjà 14 personnes qui, en 2023, ont été tuées et 33 autres blessées par l’ultra-violence décomplexée des trafiquants de stupéfiants. De quoi inquiéter les autorités qui tiennent le décompte année après année du nombre de victimes. L’an dernier, dans les Bouches-du-Rhône et essentiellement à Marseille, 32 personnes sont mortes et 33 blessées, avec un rajeunissement des victimes qui inquiète la procureur. En dix ans, explique-t-elle, l’âge moyen est passé de 27 à 23 ans ».

Face à ce déchaînement — il y a une violence ordinaire, à Marseille, mais celle-là est extraordinaire —, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a eu une brillante idée. Il a envoyé une compagnie de CRS (en pratique, vu les temps de repos et l’affectation sur 8 heures de rang, cela fait quelques dizaines d’hommes en place en permanence), et surtout il a désigné les vrais responsables : « La consommation s’est débridée dans notre pays ». Sans doute sont-ce les consommateurs qui ont tiré…

Depuis la chute des gros trafiquants il y a quelques années, le marché s’est diversifié. Chaque petit marlou disposant de contacts dans le Rif marocain se croit le roi du pétrole et du shit réunis. Et des marioles de ce genre, la ville en est pleine.

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Le gâteau, considérable, autrefois divisé entre deux gangs rivaux qui vivaient comme la Russie et les États-Unis dans l’équilibre de la terreur, est désormais convoité par des jeunes gens affamés. Évidemment, chacun ne peut prétendre contrôler qu’une fraction très réduite de la masse. D’où la tentation — il faut lire l’expansion du trafic selon un schéma de libre-entreprise — d’opérer des regroupements, en mangeant tel ou tel segment. Et le moyen le plus simple est d’éliminer la concurrence. Les OPA, ici, se règlent avec du plomb.

Comment faire comprendre à des jeunes, assez stupides pour fumer la merde qu’ils concoctent dans les sous-sols des immeubles pour les caves qui la consomment, que le marché ne peut s’étendre indéfiniment, à moins de casser les prix — mauvaise idée qui dévalue la marchandise et ruine la confiance ? Comment faire saisir à Darmanin que la cible n’est pas l’usager — pour un qui s’arrête, deux se lèvent —, mais le trafiquant ? Comment concilier une politique de répression avec la nécessité de maintenir un certain seuil de trafic, parce que c’est ce qui met de la garniture sur le couscous, dans une ville minée par le sous-emploi, l’extrême misère et les guerres entre communautés — Maghrébins, Gitans, Africains de toutes origines, Comoriens et maintenant Nigérians ? La légalisation du cannabis « récréatif », que plaident certains politiques et même le Conseil Économique, Social et Environnemental, est une illusion : vu le seuil de misère, ce qui n’entrera pas par le trafic de drogue sera compensé par les attaques sur les personnes et autres moyens rapides de se faire de la maille.

Sauf à inaugurer une politique très répressive, et très difficile à mettre en place à moins de faire intervenir l’armée, comme le suggère depuis lurette la sénatrice (de gauche) Samia Ghali, il n’y a pas de solution simple. Il y a des jours où je rêve de dynamiter les grandes cités — mais ce serait déplacer le problème. Les armes circulent avec facilité dans la cité phocéenne — acheminées longtemps depuis l’ex-Yougoslavie, la Bosnie en particulier. Les stocks de munitions semblent inépuisables. Les flics n’ont pas les gilets pare-balles susceptibles d’arrêter des balles de gros calibres à fort pouvoir de pénétration, et ils n’ont aucune envie de servir de cibles — pas pour ce qu’on les paie. Peut-être faudrait-il une municipalité volontariste, comme l’a été l’administration new-yorkaise sous Rudy Giuliani. Mais là, on entre dans le domaine de la fiction.

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La diplomatie est un sport de combat

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Maurice Gourdault-Montagne, Ambassadeur de France, Soiree francaise du cinema, Berlin, le 10 février 2014 IRC/WENN.COM/SIPA

Cette année voit le vingtième anniversaire du discours historique de Dominique de Villepin au Conseil de sécurité de l’ONU. C’est l’occasion de lire le livre récent de Maurice Gourdault-Montagne, à cette époque Conseiller diplomatique du président Chirac. Celui qui a eu une carrière diplomatique des plus distinguées rend hommage aux architectes de la politique étrangère de la France d’alors et passe en revue plusieurs décennies passées dans les coulisses du pouvoir et les ambassades.


Ambassadeur de France au Japon, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Chine, on pouvait craindre en parcourant les 396 pages de Les autres ne pensent pas comme nous de Maurice Gourdault-Montagne un propos diplomatique poli, ménageant les susceptibilités des uns et des autres. En préambule pourtant, l’auteur prévient : « il faut savoir s’affirmer ». La diplomatie n’est pas – seulement – une partie de gala : « Loin de l’image d’Épinal renvoyée par les voyages officiels, le ballet diplomatique des limousines et les communiqués sans saveur, la vie internationale est rude, la compétition âpre, les sentiments inexistants. S’en tenir à des amabilités pour ne pas envenimer la situation, s’effacer devant la force, la mauvaise foi ou la brutalité se révèle tôt ou tard contre-productif ». 

Distribution des points

Michel Gourdault-Montagne passe en revue les présidents qu’il a servis, de Giscard à Macron, et les ministres des Affaires étrangères. Évidemment, les deux grands hommes du livre sont Jacques Chirac et Dominique de Villepin. De ce dernier, ancien camarade de Sciences Po, il dit : « En d’autres siècles, il aurait été un condottiere, un capitaine corsaire ou un maréchal de Napoléon, de préférence pendant les Cent-Jours, quand l’entreprise devint impossible ». Et : « Villepin reste un personnage à part, plus littéraire que politique, plus combattant que négociateur, guidé par ses intuitions, évacuant le confort des certitudes ». Pour les prédécesseurs et les successeurs, le ton reste aimable mais moins dithyrambique. Croisé rapidement quand le jeune Gourdault-Montagne faisait ses premières gammes au Quai d’Orsay, Giscard n’échappe pas à une petite égratignure quant à son choix d’accueillir l’ayatollah Khomeiny en France : « Le seul cadeau que nous ayons reçu de Khomeiny est d’avoir baptisé « rue Neauphle-le-Château » l’artère où se trouve notre ambassade à Téhéran ». Les portraits défilent. Mitterrand : « Il émanait de sa personne, quoi qu’il fût de petite taille, une autorité naturelle, une allure souveraine qui reste aujourd’hui encore gravée dans ma mémoire. Je connaissais évidemment les controverses dont il faisait l’objet dans la vie politique nationale, mais il était le président de la République. Le jeune diplomate que j’étais fut tout impressionné ». Sarkozy : « Homme au contact facile, à la personnalité ouverte, voire chaleureuse, mais aux réactions parfois imprévisibles et dont il était parfois difficile de cerner les véritables attentes ». Entre ce qu’il y à faire et à ne pas faire pour un Président de la République, la nuance est subtile : Gourdault-Montagne reproche à Sarkozy d’en avoir trop fait face à Pékin avant les Jeux olympiques de 2008, en recevant le dalaï-lama, ce qui a compliqué un temps les relations entre la France et la Chine, mais aussi à Macron de ne pas en avoir fait assez en Inde, oubliant de se rendre à la grande mosquée de Dehli, geste qui aurait été fort à un moment où la population musulmane (une minorité de 175 millions d’habitants) est visée par une politique d’ « hindouïsation » sous l’égide du premier ministre, Narendra Modi.

Directeur de cabinet à Matignon de 1995 à 1997, Gourdault-Montagne revient aussi sur les débuts difficiles du premier mandat de Jacques Chirac, la quasi-exclusion des Balladuriens du gouvernement Juppé, l’inexpérience de certains ministres : « Le gouvernement est faible, manquant de personnalités d’envergure, et trop inexpérimenté. Sur les quarante ministres qui le composent, trente le sont pour la première fois et font leur apprentissage dans un contexte tendu qui ne laisse aucune place à l’amateurisme. Le jour où je suis obligé d’exiger fermement d’une secrétaire d’État qu’elle n’aille pas manifester dans la rue, les bras m’en tombent… ». La dissolution arrive bien vite. Rétrospectivement, ce ne fut pas l’idée de cette fin de siècle. Les rieurs en firent des tonnes, Charles Pasqua le premier : « Chirac vient d’inventer le septennat de deux ans ». Gourdault-Montagne relativise cependant : « Les cycles démocratiques vont et viennent, ils font la vie d’une nation, et sont des alternances nécessaires à la respiration de la démocratie. Chirac a toujours considéré que « donner la parole au peuple » n’était en rien une faute ». Une phrase qui prend une résonnance particulière en ce printemps 2023…

Atlas mondial des mentalités

La suite est encore plus intéressante quand on quitte la tambouille politique nationale pour suivre les suivre les aventures de l’ambassadeur, d’abord nommé au Japon. Le livre devient presque un atlas mondial des mentalités. L’auteur, conscient que « les Allemands ne sont pas des Français qui parlent français », essaie de saisir la psychologie des nations avec lesquelles il est en contact. En Allemagne, où il est en poste de 2011 à 2014, il décrit un pays encore imprégné par le sentiment de culpabilité, qui explique bien des choses, y compris son renoncement au nucléaire. Du Royaume-Uni – une fois passées les vexations offertes par le camp Blair lors de l’épisode irakien – Gourdault-Montagne semble avoir apprécié lors de son séjour à Londres le mélange de pompe monarchique, d’humour pince-sans-rire et d’esprit punk ; il semble aussi admirer le dynamisme culturel (« Je veux également dire un mot de l’importance de la scène musicale anglaise qui, de la comédie à l’art lyrique, est d’une exceptionnelle vitalité. Au-delà de ce constat, que chacun peut faire, c’est le modèle économique, quasi exclusivement privé, sur lequel repose cette industrie du spectacle, qui est remarquable ») et la capacité à faire vivre ensemble des communautés sans modèle assimilationniste à la française. Le diplomate arrive à dépeindre aussi de quelle façon les autres nous perçoivent. Il tente de nous mettre dans la tête d’Angela Merkel quand celle-ci est confrontée aux Français : « Je voyais que Sarkozy incarnait aux yeux de Mme Merkel le caractère imprévisible des Français, cette capacité d’improvisation qui exaspère les Allemands, mais qu’ils nous envient parfois secrètement, tant elle permet de s’adapter aux événements ». « Pour l’ancienne chancelière et les Allemands en général, [Emmanuel Macron] incarne l’archétype d’un esprit français, brillant, mais selon eux, parfois trop ardent, plus soucieux de lyrisme que de réalisme ». Concernant la Chine et sa volonté de récupérer Taiwan, Gourdault-Montagne propose une comparaison audacieuse : et si à côté de la France métropolitaine libérée en 1944 il était resté une Corse sur laquelle se serait replié le régime de Vichy ? MGM évite de trop tomber dans la logique chinoise et nuance tout de suite en rappelant que Tchang Kaï-chek, avant de se replier sur Taiwan, avait lutté contre l’occupant japonais en Chine continentale.

Au temps béni du chiraquisme 

Le livre de Gourdault-Montagne nous replonge une vingtaine d’années en arrière, au temps de la splendeur de la politique étrangère de Chirac. On pourrait définir le chiraquisme international comme un néo-gaulliste, avec une attitude réaliste, reconnaissant des États plutôt que des régimes, davantage sensible à la stabilité internationale qu’au devoir d’ingérence ; sans toutefois renoncer aux « valeurs » et faisant grand cas du rôle des instances internationales, là où de Gaulle ne voyait en elles que des « machins ». Le livre revient évidemment sur le bras de fer franco-américain de 2003 et la construction du non français. L’auteur glisse non sans malice qu’après cet épisode irakien, l’administration Bush et Condoleezza Rice en tête « étaient devenu[e]s plus attenti[ve]s aux analyses de Chirac et de la France ». Ce fut aussi le temps de l’axe Paris-Berlin-Moscou, quand Chirac, Schröder et Poutine tenaient des conférences de presse ensemble contre la guerre en Irak. Le diplomate heurtera les âmes sensibles, qui regarderont les événements de 2003 avec les lunettes de 2022, quand ils liront le passage sur les parties de pêche de Gourdault-Montagne avec son homologue russe, Igor Chouvalov. Il fut même question que la Russie intégrât la France et l’Allemagne parmi les actionnaires d’EADS. Ce fut l’époque, post 11-Septembre, où Jacques Chirac proposa une alliance des civilisations, aux côtés du premier ministre espagnol José Zapatero et de… Recep Erdogan ! Ce dernier n’avait pas encore la prétention d’être le grand sultan de la Méditerranée orientale. On en vient à se demander si, en perdant Jacques Chirac en 2007 (et surtout avec lui, une certaine voix, originale, de la France), l’ordre du monde n’a pas perdu un facteur de sa stabilité, et si l’appétit des despotes au marge de l’Europe n’en a pas été réveillé.

Les autres ne pensent pas comme nous

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Colonialisme gay

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© D.R.

En réaffirmant son homophobie, le Kenya et l’Ouganda détruisent le mythe du Blanc à l’origine de toutes les oppressions du monde. Les pays occidentaux sont même accusés d’imposer le mouvement LGBT aux Africains.


Ceux qui prétendent que l’Occident représente le summum de l’intolérance, du sexisme et de l’homophobie doivent être gênés par les derniers développements survenus en Afrique de l’Est. Si la Cour suprême du Kenya vient de permettre la création d’une association pour la défense des droits gays et lesbiens, cette décision n’a pas été du goût du président William Ruto qui, le 2 mars, a réitéré son opposition au mariage pour tous : « Nos coutumes, nos traditions, notre christianisme, notre islam, ne peuvent permettre cela. Je ne l’autoriserai pas au Kenya. » Pour ce fils de paysans, chrétien évangélique revendiqué, l’homosexualité s’apparente à une « pratique satanique ». Il a demandé aux chefs religieux de « faire barrage à ces plateformes qui prêchent ces concepts étrangers ». Même son de cloche en Ouganda voisin où une loi a été adoptée en 2013 punissant l’homosexualité de prison à vie. Le Parlement ougandais, qui vient de renforcer encore la loi anti-homosexuelle, a lancé une enquête sur les écoles soupçonnées de promouvoir les droits LGBTQ. Parallèlement, le président Yoweri Museveni, dans une allocution à la nation du 16 mars, a accusé les homosexuels de « déviation de la norme ». En Afrique, 30 pays sur 54 continuent de criminaliser les relations entre personnes de même sexe. La réponse des progressistes occidentaux consiste à rejeter la responsabilité sur le colonialisme qui aurait introduit dans les pays colonisés des lois homophobes. Ce n’est pas l’avis de ces chefs africains qui considèrent que c’est plutôt la tolérance de l’homosexualité qui a été importée. Museveni a accusé les pays occidentaux d’imposer les droits LGBTQ aux Africains. Cette idée est exploitée par Poutine qui se présente comme l’ami de ces derniers. Le lendemain du discours de Ruto, l’ambassade russe au Kenya a publié une déclaration de soutien accompagnée d’un avertissement : l’Occident tentera encore d’imposer l’homosexualité et si les Africains ne résistent pas, l’humanité sera « condamnée à mort »

Juan Marsé: le jeune adolescent et la vieille Polonaise

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Juan Marsé © LM Palomares

Juan Marsé (1933-2020) a écrit quinze romans, qui ont fait de lui l’écrivain emblématique d’une cité méditerranéenne: Barcelone. Dans son avant-dernier livre, Heureuses nouvelles sur avions en papier, paru en Espagne en 2014, et traduit seulement aujourd’hui en français, Juan Marsé revient sur la mémoire juive du XXe siècle.


Bref roman d’apprentissage, Heureuses nouvelles sur avions en papier est une sorte d’esquisse testamentaire, où tout est fragile et précaire comme le cours même d’une vie. Bruno est un adolescent mal dans sa peau. Il vit dans un petit appartement avec sa mère, Ruth. Tous deux s’entendent plutôt bien. Son père, Amador, les a quittés quand Bruno avait neuf ans. Aussi bien, Amador a toujours été une sorte de hippy qui a mal tourné, devenu un quasi-vagabond mendiant la charité dans les villes qu’il traverse. C’est bien pourquoi, lorsqu’il revient un soir au domicile conjugal, Bruno ne l’accueille pas avec joie, et, très distant, affecte de l’appeler par son nom de famille, « M. Raciocinio ». 

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Bruno a d’autres centres d’intérêt, apparemment moins perturbants. Ainsi, sa mère lui demande de rendre de petits services (contre rémunération) à une voisine, Mme Pauli, « l’extravagante locataire du quatrième droite », qui occupe son désœuvrement à jeter de petits objets par sa fenêtre. De son vrai nom Hanna Pawlikowska, née à Varsovie il y a 70 ans, c’est une ancienne danseuse. Elle a vécu les heures sombres du ghetto de Varsovie, rue Nowolipie, au moment où ses propres parents avaient déjà été assassinés à Treblinka. Comment Bruno la voit-il ? Sans doute comme « une vieille Polonaise un peu siphonnée, une amie de sa mère qui passait sa journée à parler avec un perroquet bleu et à lancer de son balcon des avions de papier journal ». Mme Pauli a une nièce, Érika, qui vient lui rendre visite de temps à autre. Bruno apprécie beaucoup cette femme séduisante : « il émanait d’Érika Korpinski une odeur de lavande fraîche et un air en permanence festif et estival ». Elle rassure Bruno.


La montée des souvenirs

En général, le monde qui l’entoure inquiète l’adolescent : son père, Mme Pauli – ou encore les enfants imaginaires qu’il rencontre en rêve dans la rue, les frères Rabinab, sortis tout droit d’une vieille photographie du ghetto de Varsovie. C’est ce cliché qui obsède d’ailleurs Mme Pauli, faisant ressurgir tous ses souvenirs. Elle le dit à Érika : « Et la photo des six garçons dans la rue. Surtout, celle-là, parce que je veux la faire encadrer. » Ce sont les derniers jours que Mme Pauli passe dans son appartement. Les événements tragiques de sa jeunesse reviennent dans sa tête : « l’horreur et la misère des jours qu’elle avait vécus par le passé s’étaient de nouveau emparées d’elle ». Bruno comprend qu’il doit aider Mme Pauli, écouter ce qu’elle lui transmet, l’héritage de la Shoah. Ce sera pour lui sa façon de grandir, et de devenir un homme.

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J’ai aimé, dans ce roman de Juan Marsé, une certaine nonchalance naïve, qui m’a fait penser à l’univers si particulier d’Albert Cossery. L’ombre de Romain Gary, aussi, plane évidemment au-dessus de cette intrigue, qui ne nous parle que d’amour entre les êtres et d’espoir. Car j’ai oublié de dire que Mme Pauli ne se contentait pas de lancer ses avions en papier vers le monde extérieur, mais qu’elle écrivait dessus, à chaque fois, de petits messages réconfortants pour les passants qui, peut-être, les ramasseraient. Juan Marsé a manifestement mis beaucoup de lui dans le personnage crépusculaire de Mme Pauli, et c’est ce qui rend sa prose vraiment touchante.

Heureuses nouvelles sur avions en papier, de Juan Marsé. Traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu. Éd. Bourgois.

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Frédérick Houdaer: la métamorphose

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L'écrivain français Frédérick Houdaer. Photo: D.R.

Chez elle, publié aux éditions Sous le sceau du tabellion, raconte comment une histoire d’amour, sur fond d’océan, change de nature lors d’un retour dans la ville natale de la femme. Un roman intimiste et subtil qui glisse insensiblement dans une atmosphère fantastique.


Ce qui me plait beaucoup dans Chez elle, le dernier roman de Frédérick Houdaer, c’est qu’il se passe au bord de la mer, dans une grande ville portuaire. Vous me direz que pas mal de romans se passent au bord de la mer dans une grande ville portuaire mais la question n’est pas là, la question est de savoir rendre une certaine qualité de l’air, un reflet sur la mer, une odeur salée sur une serviette qui sèche. On connaissait le Houdaer poète, le Houdaer satiriste dans Armaguedon Strip (Le Dilettante), on connaissait moins le Houdaer paysagiste. L’animal doit s’attendrir avec l’âge, il se voit sans doute désormais sur un quai, à peindre des tableaux avec volontairement trop de ciel dedans, comme chez Boudin.

Mais d’autres choses m’ont plu assez vite dans Chez elle, un de ces titres qu’on regrette de n’avoir pas trouvé avant. Ce qui m’a plu, c’est cette histoire d’amour entre un homme et une femme qui ont parfaitement compris, vu leur âge, que ce serait la dernière. Ou bien, que si quelque chose devait venir par la suite, ce ne serait plus tout à fait de l’amour.

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Il y a un peu de sexe pour le prouver, dans le roman de Houdaer, et plus généralement quelque chose de charnel, de sensuel qui signe les relations amoureuses à leur commencement, quand tout donne envie de jouer la bête à deux dos. L’avantage, et Chez elle le montre très bien, des hommes et des femmes qui se rencontrent tard dans leur vie, c’est qu’ils gagnent du temps sur ce plan-là: ils connaissent les corps, le leur, celui des autres ; ils évitent aisément les maladresses rédhibitoires.

Histoire d’une modification

Ce temps gagné, les amants l’utilisent à leur gré. Chez elle raconte comment Clarisse, une romancière de cinquante piges ou presque, qui a eu sa petite heure de gloire mais se retrouve plutôt dans les bacs à solde, décide de montrer à Jam, son amoureux récent, la ville où elle a grandi, la ville natale, ce port qui à mon avis est inspiré par le Havre, une cité qui est stalinienne sous la pluie mais d’une pureté utopique au soleil.

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On est hors saison, le temps change dix fois par jour mais c’est frais et allègre, lumineux. On se baigne, on constate que les villes, hélas, changent plus vite que le cœur d’un mortel, que le petit toboggan n’est plus là, et tant d’autres choses.

Les méandres du passé

C’est Jam qui raconte. Une narration à la deuxième personne. Exercice dangereux si on ne s’appelle pas Apollinaire dans Zone ou Butor dans La Modification. Houdaer s’en tire bien, d’autant que d’une certaine manière, Chez elle est l’histoire d’une modification. Celle de Clarisse. On ne vous en dira pas plus, sinon que cette impression de dépaysement, de radicale étrangeté, si bien rendue par Jam, cette sensation d’être à la fois dans une autre dimension et une autre époque, à suivre cette femme aimée dans les méandres de sa vie passée sur fond d’écume et de galets, elle est fondée.

Chez elle, dieu merci, n’est pas un roman de poète. Je veux dire n’est pas un roman poétique au sens où le Houdaer poète abuserait de la métaphore. Parce que le Houdaer poète sait que s’il y a quelque chose de commun entre un bon poème et un bon roman, ce n’est pas dans les thèmes, le vocabulaire, la forme, c’est dans la manière de faire un pas de côté, de trouver un nouvel angle de tir. A ce titre, Houdaer a fait mouche. Parfaitement.

Chez elle de Frédérick Houdaer (éditions Sous le sceau du tabellion), 132 pages.

Tanya Lopert: presque célèbre!

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Tanya Lopert nous raconte sa drôle de vie d’actrice au contact des géants du cinéma.


Que la lumière est difficile à atteindre ! Que lui a-t-il manqué pour « exploser », pour accéder enfin au statut de comédienne reconnue et adulée ? Du caractère, de la persévérance, de la chance, une volonté farouche et obstinée d’arracher les rôles, d’alpaguer les réalisateurs, de réussir coûte que coûte, de croire en sa bonne étoile et de tracer son chemin imperturbable aux mouvements des autres.


Et cependant, Tanya Lopert, Franco-américaine née à New York en 1942 ne manque ni de chien, ni d’audace, de fragilité et d’éclat également ; malgré une carrière honorable, elle se qualifie elle-même de comédienne ratée dans ses mémoires qui paraissent ce printemps à l’Archipel avec une préface de Danièle Thompson, son amie fidèle. Vous la connaissez, son visage ne vous est pas inconnu.

Fausse ingénue ou vamp neurasthénique

Vous l’avez forcément vue dans quelques productions internationales et comédies françaises des années 1970, chez de Broca et surtout chez Lelouch. Ne la confondez pas avec sa presque homonyme, Tanya Roberts, James Bond girl disparue récemment qui paradait au bras de Roger Moore dans « Dangereusement vôtre ». Tanya Lopert est une grande gigue auburn aux yeux tristes, une Barbra Streisand filiforme à l’humour désaxé, une rigolote intello au sourire mélancolique, capable de jouer aussi bien les nunuches érotiques que les tragédiennes possédées. Une blonde choucroutée en maillot deux pièces, fascinante en fausse ingénue ou en vamp neurasthénique, qui touche par son innocence bafouée et son côté élève appliquée.

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Elle avait pourtant dans sa palette de jeu, cette beauté équivoque emplie de sanglots, de quoi supplanter bien d’autres actrices de sa génération, plus fades et plus capricieuses, mais aussi plus combatives et acharnées. Le destin est ainsi fait, le cinéma est une arène où les égos se fracassent, les meilleures places sont l’objet d’un combat féroce. Peut-être qu’à un certain moment, elle aurait pu casser ce plafond de verre, notamment au théâtre où le public français loua l’intensité de son regard et sa sensibilité à fleur de peau, sa drôlerie émouvante et son détachement de cow-girl. Elle aurait excellé dans la comédie romantique. Elle avait de réels atouts pour accéder à une carrière de premier plan, et puis l’étincelle ne s’est pas produite, ou pas suffisamment forte et vigoureuse pour entraîner tout le métier derrière elle. Je pense également ici à Christine Dejoux qui aurait mérité un autre éclairage, après des débuts prometteurs. Tanya Lopert ne cache rien de ses doutes, de ses espoirs, de ses angoisses et aussi de son amertume qu’elle contrebalance en énumérant les rencontres incroyables faites au cours de sa vie. Cette mise à nu est assez rare dans une profession qui a le souci du secret et des faux-semblants.

Tanya ne tait rien, n’accuse personne de ses « échecs », elle se confesse avec un total abandon, sans être impudique, elle sait se tenir. Enfant, elle patinait au Rockefeller Center durant les fêtes de Noël. Outre les tourments d’une actrice qui peine à trouver son espace, ses mémoires sont un voyage dans le temps, celui des monstres sacrés d’Hollywood. Parce que Tanya a fréquenté, a déjeuné, a nagé, a dormi, a vécu au milieu des légendes du cinéma, celles qui suscitent aujourd’hui des documentaires sur Netflix et des expositions photographiques dans les musées nationaux. Elle n’a pas regardé par le trou de la serrure les « beautiful people » patauger dans leur malheur ou leurs excès, elle a participé à cette bacchanale, elle a été au cœur de cet Âge d’or.

Une vie de femme et d’actrice amputée

On en prend plein les yeux, on passe d’un dîner avec Sinatra à une soirée à Vegas, de vacances romaines à un tournage épique, de Fellini à Clint Eastwood, des Strasberg à Burt Reynolds, de Marylin à Depardieu. Tanya était la fille d’Ilya Lopert, producteur et distributeur puissant des années 1950/1960 et fut l’épouse de Jean-Louis Livi, agent puis producteur, accessoirement neveu de Montand. « Je n’ai jamais fait de plan de carrière, mais j’ai toute ma vie attendu le premier rôle, celui qui ferait de moi la star que je rêvais d’être sur grand écran », avoue-t-elle. Tanya ne cherche pas à faire pleurer, à se trouver des excuses, elle déroule sa vie d’actrice amputée et de femme. Les voyeuristes que nous sommes se régalent de ses confidences sur Romy, sur Jane Fonda, sur Marco Ferreri, sur Katharine Hepburn, sur Deneuve ou sur Marthe Keller.

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Les grosses ficelles macroniennes ne fonctionnent plus, la rue ne se taira pas de sitôt

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© Alain Jocard /pool photo via AP

La morgue présidentielle est la première cause de la rage qui a gagné la société. Non content de ne pas vouloir entendre les gémissements de la France ordinaire, trop «populiste» à son goût, c’est sur la classe moyenne que s’acharne aujourd’hui le «Mozart de la finance».


Emmanuel Macron ? Jamais de sa faute. Une anecdote dit son caractère : la scène, filmée par TF1, se passe le 20 octobre 2017, dans son bureau à l’Élysée. Trois jeunes ministres papotent avec le chef de l’État. Soudain, Némo, le chien du président, se met à pisser devant la célèbre cheminée, devant laquelle furent photographiés tous les présidents depuis Charles de Gaulle. « Ça arrive souvent ? » demande un des interlocuteurs. « Non, vous avez déclenché chez mon chien un comportement totalement exceptionnel », répond en riant, sans bouger de son canapé, le maître de l’animal mal dressé. Il ne vient pas à l’idée de Macron, adorateur de lui-même, de s’excuser au nom de son labrador griffon noir, ni encore moins de l’engueuler. Non. Les responsables sont les trois visiteurs, coupables d’avoir perturbé le compagnon élyséen. Pourquoi cette histoire de pipi de chien ? Parce que les Français sont traités de la même manière que ces trois boucs émissaires. Les citoyens endurent les frivolités du président et sont priés d’éponger. Jamais un chef d’État n’a autant méprisé son peuple.

Une époque prend fin sous nos yeux

La morgue présidentielle est à la source de la rage qui a gagné la société. Non content de ne pas vouloir entendre les gémissements de la France ordinaire, trop « populiste » à son goût, c’est sur la classe moyenne que s’acharne le « Mozart de la finance ». En l’accablant d’une réforme des retraites mal pensée, Macron s’est résolu, le 13 mars, à engager le 49-3, de peur de voir les députés rejeter son projet. « Je considère qu’en l’état les risques financiers, économiques, sont trop grands », a-t-il expliqué pour justifier son bras d’honneur lancé à l’Assemblée nationale indocile. Autrement dit : après s’être montré incapable dès son premier quinquennat de désendetter d’un centime l’État hypertrophié, après avoir dépensé 300 milliards d’euros supplémentaires pour une crise sanitaire hystérisée, le président de la République a choisi de rendre ses concitoyens comptables de ses propres manquements. Réformer les retraites plutôt que réformer l’État : telle est l’option de l’homme qui s’aimait trop. Or, cette défausse sur la populace à plumer ne passe plus. « Jamais les smicards n’ont vu autant leur pouvoir d’achat augmenter depuis des décennies », a osé dire le monarque, le 22 mars, sans percevoir l’indécence. L’ombre de Louis XVI plane sur la place de la Concorde, ce rendez-vous de l’histoire qui s’écrit.

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Une époque prend fin sous nos yeux. Macron le Magnifique aura eu le tort de s’autoproclamer ni responsable ni coupable. Sa devise « c’est pas moi, c’est lui » s’est installée en permanente provocation. Il l’a réitérée ce 22 mars en accusant les syndicats de ne lui avoir pas proposé de « compromis » sur les retraites. Son arrogance n’est certes pas la seule explication qui a rendu la France éruptive. Cela fait des lustres que le peuple infantilisé est désigné comme coupable des épreuves qu’il endure à cause des fautes de ses « élites ». Non, ce n’est pas la « diversité », bénie par les bons apôtres qui se succèdent au pouvoir, qui est la cause de la dislocation de la société et de l’insécurité qui pourrit la vie. Si la France va mal, c’est parce que les Français sont « racistes », « islamophobes », « d’extrême droite ».

Cinquante siècles bousillés en 50 ans

« Fascistes » même, à en croire Edwy Plenel qui lance un « Appel à la vigilance » contre « l’Ur-fascisme susceptible de revenir sous les apparences les plus innocentes ». Macron s’installe dans ce manichéisme quand il désigne le populisme comme un danger à éradiquer. Il s’installe dans le mépris quand il parle de « pédagogie » pour expliquer ses désirs à ceux d’en bas. Mais le populisme n’est autre que la voix de la multitude. Elle ne veut plus subir les désastres d’une oligarchie qui a bousillé le pays. Un exemple : le choix du sabotage en 2012 du parc nucléaire s’est fait « sur un coin de table » (Arnaud Montebourg) et « sans étude d’impact » (Manuel Valls). Je relève, dans ses « carnets intimes[1] », cette réflexion d’Alain de Benoist : « Il faut un siècle pour faire un arbre, un quart d’heure pour le couper. Une civilisation, c’est pareil : cinquante siècles bousillés en cinquante ans. » Et voilà.

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La coupe est pleine ; elle déborde. Le Tout-sauf-Macron approche du non-retour. C’est en despote incendiaire que le président s’autocaricature quand il assure, en se disant victorieux du rejet de la motion de censure à neuf voix près : « Il n’y a pas d’alternative. » Cette expression est la rengaine de la Macronie depuis la crise du Covid. Gabriel Attal a martelé ce credo lorsqu’il était porte-parole du gouvernement pour justifier les mesures liberticides et discriminatoires – enfin contestées – prises au nom d’un hygiénisme d’État hystérisé. En mars 2019, en appui de la campagne des européennes, La République en Marche avait produit un clip apocalyptique mêlant images d’inondations et de chemises noires, craintes du réchauffement et du populisme, avec ce message prononcé par Macron : « Regardez votre époque. […] Vous n’avez pas le choix. » L’ordre macronien ne cesse de fabriquer des peurs (du climat, d’un virus, de Mélenchon, de Le Pen, de la guerre) pour consolider sa place exclusive en maltraitant la démocratie. Mais ces grosses ficelles ne fonctionnent plus. Le peuple en rogne demande des comptes.

La rue ne se taira plus de si tôt. Elle sait qu’elle n’est pour rien dans l’état du pays. La démocratie, confisquée par une caste assiégée, oblige à ces protestations des foules. Celles-ci disent l’urgence d’une démocratisation de la vie publique, afin de laisser sa place à la société civile et à son désir d’expression politique. Une enquête OpinionWay pour le Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences Po), parue dans Le Monde du 14 mars, le confirme : près des deux tiers des Français considèrent que la démocratie ne fonctionne pas bien ; plus qu’ailleurs, ils demandent une plus grande implication de la société civile dans la vie politique. Macron, lui, a décrété que l’urgence était de tenir, en lançant des mots creux comme des bouées. Pari intenable.

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[1] L’Exil intérieur, Krisis, 2022.

«Gaspard», un clochard céleste!

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Jules Matton © Photo: Thomas Brunot

Jules Matton réussit parfaitement le roman d’apprentissage d’un naïf dans le Paris des années 2020.


Je ne lis jamais les livres de mes amis. Cela me permet de mieux en parler, et surtout de rester ami avec eux. Alors pourquoi me suis-je aventuré à lire Gaspard de Jules Matton qui vient de paraître aux Editions Leo Scheer ? Car Jules Matton n’a pas écrit un livre, encore moins une histoire, mais notre album de famille. Un bon livre est un miroir qui nous renvoie notre propre image: on n’y trouve que ce qu’on y apporte. De Gaspard, je ne retiens que l’écho intime qu’il éveille en moi: les pages où je me reconnais et qui parlent à mon cœur. 

On a tous quelque chose de Gaspard

Le héros, Gaspard, rate son train pour Lisieux et décide de s’aventurer dans Paris. Il n’est pas aussi désespéré que le Gilles de Drieu, pas aussi ambitieux que Lucien de Rubempré, pas aussi fiévreux que Julien Sorel: au fond il n’est pas grand-chose, et en cela il me ressemble. Il conjugue au futur simple des ambitions déraisonnables, a des regards de conquérant sur les brasseries de Montparnasse dont les néons éclaboussent la nuit, et ne doute pas d’avoir du destin dans sa besace.

On a tous quelque chose de Gaspard, tous ceux qui ont brûlé leur premier roman, ceux qui ont triché sur leur âge ou leur passé, ceux dont l’orgueil asséchait les pleurs, ceux qui ont changé leur nom, ravalé leur accent, renié leurs origines, juste pour voir briller un soir leur nom d’emprunt en haut de l’affiche. Gaspard comprendra trop tard que grandir, c’est surtout devoir ramasser un glaive et livrer bataille. 

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Jules Matton dit de notre héros qu’il a «lenthousiasme de ceux qui, ayant plus lu que vécu, ont la tête pleine de personnages idéalisés au fil des temps sans nuances de ladolescence ». Ces personnages seront Gabriel Matzneff, Frédéric Taddeï, Éric Zemmour, François Boulo ou Jérôme Rodrigues. Il découvre ce qu’Hervé Vilard avait joliment appelé «le bal des papillons» : les hommes que rien n’impressionne mais qui impressionnent à coup sûr, les plaisirs qu’on épuise avant qu’ils ne nous épuisent et les endroits où l’on se rencontre à quelques-uns sans jamais se donner rendez-vous.

Souvenir de Matzneff

Parfois, Jules Matton raconte même des scènes que j’ai vécues. Page 222, Gaspard croise Gabriel Matzneff dans un hôpital ; ce dernier se lève, et, la gorge nouée, lui lit la dernière lettre de Vanessa Springora. Gaspard, c’était moi, et l’hôpital, mon appartement. J’avais 20 ans, de grandes irrésolutions, des impatiences qui me chahutaient et l’ombre portée d’une espérance qui m’accompagnait. J’avais entendu parler enfant de Gabriel Matzneff comme d’un Russe blanc en exil, en exil en France, et en exil tout court.

Je savais qu’il avait dispersé les cendres de Montherlant sur le forum, et qu’à la piscine Deligny, il était le plus beau, avec son crâne de samouraï et son corps de lézard. Il publiait chez Gallimard, beaucoup le croyaient mort, et quand je le reçus dans mon appartement de la rue Jacob, et que je le filmai, avec une caméra d’il y a cinquante ans, lire une lettre debout, je me dis qu’il y aurait au grand maximum dix personnes qui tomberaient sur cette vidéo dans les tréfonds d’Internet… Deux jours plus tard éclata ce qu’on appela «l’affaire Matzneff », ma mère était à Genève et elle vit mon pauvre film sur l’écran géant de la gare: je devenais une star et comprenais trop tard que la célébrité n’est que le deuil éclatant du bonheur.

Gaspard de Jules Matton demeure pourtant une fiction, mais une fiction qu’il faut reconnaître pour ce qu’elle est : une construction hypothétique qui nous est indispensable pour mettre un peu d’ordre dans le chaos de nos existences. Gaspard n’est pas un livre drôle à la manière de ces comiques de France Inter qui me font pleurer d’ennui quand je les reçois dans mon émission, ni à la manière des petits dictateurs du ricanement qui coupent la tête de ceux qui ne s’esclaffent pas. Il est drôle parce que la conception de la vie qu’il porte est fondamentalement burlesque.

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Gaspard est un naïf qui sourit, qui sourit des dogmatismes et de cette raideur mécanique qui selon Bergson provoque le rire. Il sourit des importants, des arrogants, des fâcheux, et des sentencieux. Il passe sans aigreur de l’humour à l’ironie pour signifier qu’il n’est dupe de rien, d’aucune hiérarchie et d’aucune idéologie. J’ai toujours pensé qu’il n’y a qu’un seul grand combat: celui des esprits sérieux contre les esprits ludiques, le grand combat du sens contre la dérision anarchiste. Gaspard est assurément du second camp. Puisque un faisceau de hasards l’a lâché dans l’existence en le privant de destin comme on prive un gosse de dessert, alors autant qu’il s’amuse de tout et de rien.

Jules Matton a commencé musicien, il est maintenant écrivain, il finira sans doute humoriste. Tout écrivain devrait finir humoriste: l’heure arrive inéluctablement où nous ne sommes plus capables de prendre nos balbutiements au sérieux, où nos voluptés, nos élans, nos passions, nous semblent grotesques et où le grotesque nous semble plaisant. Sans doute revenu de tout sans être allé nulle part, Jules Matton a pigé, contre-pigé, fait le tour de Paris en 250 pages et compris l’absurdité de celui-ci. 

Le burlesque climatisé

Lecteurs de Causeur, je pourrai finalement vous convaincre de lire Gaspard en vous disant qu’il est le fils caché et illégitime de Philippe Muray et d’Elisabeth Lévy. Comme Voltaire au pays de Pangloss, il est un extraterrestre dans le monde moderne. S’il est dans ce monde, il n’est pas de ce monde: c’est un enfant des décadents du XIXème, des non-conformistes des années 30, des catholiques sociaux, et des hussards. Il est exilé d’un royaume dont la souveraineté relève de la poésie.


Parce que le monde est climatisé – l’espace comme le langage – il y attrape des rhumes et ses éternuements donnent des lignes magnifiques. Il ne supporte à la limite du monde moderne que les engins qui permettent de le fuir, ou l’art abstrait, le sport et le rock qui le tournent en ivresse. Face à lui, la modernité est un surf sur les lames du paraître, un jerk halluciné sur les pistes de l’instant. Pas l’instant de grâce qui rassemble, commémore ou suggère. L’instant qui efface. L’éponge du néant. Le primat de l’innovation qui impose le vertige d’une toupie en état de rotation. Gaspard ne va sans doute pas très bien mais il est détaché des sirènes de l’époque et il croit encore à des absolus: l’amitié, l’amour et la beauté. Ses points d’appui sont immémoriaux et pour ainsi dire anthropologiques: l’histoire au long cours de notre vieux pays, et des nuits de l’esprit. Là où l’on veut lui faire croire que tout est dans tout, tout est relatif, tout est art, il esquisse un sourire tendre…

Si je devais finir par un conseil, je lui dirais celui que donne Woody Allen au héros de Minuit à Paris qui cherche sans fin à remonter le temps, et qui a été si bien formulé par Philippe Muray « tout a toujours été irrespirable ».

Gaspard de Jules Matton (Léo Scheer)