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60 millions de consommateurs

L’immigration fournit des consommateurs à nos grandes entreprises, c’est même devenu sa raison d’être...


60 millions de consommateurs
"Le bal des migrants", place Stalingrad à Paris, 14 juillet 2019 © Laurence Gea/ SIPA

Depuis des décennies, nos dirigeants ont opté pour une croissance tirée par la consommation plutôt que par la production. Et ce modèle est largement financé par la dépense sociale. Grâce à elle, il y a toujours plus d’acheteurs alors qu’il y a de moins en moins de travailleurs : les actifs représentent 37 % de la population contre 55 % en Allemagne. L’immigration ne vise pas à combler nos besoins en main-d’œuvre mais à soutenir la consommation.


L’immigration est considérée comme pourvoyeuse de main-d’œuvre : cette vision est historiquement datée en France. L’immigration du travail a été limitée en 1974, et est depuis lors marginale dans le flux migratoire. À l’inverse, en Allemagne, demeurée une grande économie industrielle sans chômage, dont la population d’origine est sur la pente du déclin démographique, l’immigration demeure liée au travail : c’est l’objectif de la grande vague migratoire du milieu des années 2010. « Wir shaffen das », déclara Angela Merkel quand l’Allemagne a accueilli en deux ans 2 millions d’immigrés issus pour partie du Moyen-Orient, avec l’objectif de leur enseigner l’allemand, de les former, de les embaucher et de leur faire faire des enfants.

Or la France n’est pas l’Allemagne. Le nombre des actifs occupés dans les deux pays est sans appel :

Ils sont 45,36 millions en Allemagne en 2022 sur 84,3 millions d’habitants, soit plus de la moitié des habitants (53,8 %). Dans ce pays, le taux de chômage est de 5,3 % début 2023, un niveau proche du chômage frictionnel (incompressible).

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Les actifs occupés sont officiellement 27,43 millions en France pour 68 millions d’habitants, mais il faut retrancher plus de 3 millions personnes (catégories B, C, D, E de Pôle Emploi), tenues de chercher un emploi car à temps partiel contraint, et/ou non tenues de chercher un emploi pour diverses raisons. Il reste donc 24 millions d’actifs occupés à temps plein (dont 1 million d’actifs en arrêt maladie par roulement, un taux anormalement élevé). En comptant large, la France compte près de 25 millions d’actifs occupés à temps plein (dont ceux en arrêt maladie), soit 36,7 % de sa population.

Le déficit d’actifs occupés par rapport à l’Allemagne représente 17 % de la population du pays (la France ayant certes davantage de jeunes) ; et 20 millions d’emplois en chiffres bruts. Même avec des erreurs de calcul – très possibles du fait du maquis de la statistique nationale –, le différentiel est considérable.

Or l’immigration est élevée et croissante, sur la longue comme sur la moyenne durée, dans les deux pays. Depuis la crise de 2008, l’Allemagne, dont l’activité économique est dynamique, polarise la jeunesse de l’Europe du Sud et de l’Est qui ne trouve pas à s’embaucher : Grecs, Italiens, Espagnols, Roumains, Ukrainiens, Russes, Portugais, Bulgares, Serbes… affluent vers ce pays. Plus du quart de la population vivant en Allemagne est étrangère ou d’immigration récente. Contrairement à une idée reçue en France, les Turcs de nationalité ou d’origine ne représentent que 12 % de ce total, et les musulmans (dénombrés comme tels) moins du quart. En Allemagne, l’immigration est d’abord européenne.

25 % de la population est immigrée

En France, l’immigration n’est pas moins vive. D’après l’Insee, le pays compte en 2020 9 % d’immigrés, 12 % d’enfants d’immigrés pour la plupart français, et 4,9 % de petits-enfants d’immigrés de moins de 60 ans : soit au total 25 à 26 % de la population. Le cas particulier des DROM (outremer) sans équivalent en Allemagne n’est pas compté. Ainsi, plus de 17 millions d’habitants de la France sont étrangers (5,2 millions) ou Français d’origine immigrée récente (12 millions). Ces statistiques ne prennent pas en compte les clandestins.

Les chiffres des deux pays sont donc proches. L’immigration s’accroît (non sans à-coups en Allemagne): en majorité qualifiée et européenne en Allemagne, qui a une pénurie structurelle de cadres ; et en majorité peu qualifiée et extra-européenne en France (le regroupement familial en est une des principales sources). La France a ainsi délivré 258 000 titres de séjour en 2018, mais 320 000 en 2022, à quoi s’ajoutent plus de 100 000 premiers titres de séjour pour les demandeurs d’asile, un chiffre en forte croissance.

Deux questions se posent. Pourquoi l’économie française, qui offre si peu d’emplois par rapport à sa voisine, continue-t-elle de faire venir autant d’immigrés sur son sol ? Et quelle est l’utilité économique de ce peuplement dans une économie qui perd des emplois de production, dont les déficits jumeaux sont record, comme son endettement public ?

Premier jour des soldes d’hiver dans un Auchan de Bordeaux, 6 janvier 2016 © Ugo Amez/SIPA

La campagne du patronat français sur les « métiers en tension » justifie-t-elle l’installation de plus de 400 000 immigrés légaux par an, soit l’équivalent de la ville de Toulouse, dans un pays fracturé par ses crises ? Dans les métropoles – surtout à Paris –, plusieurs secteurs d’emplois sont investis par des immigrés récents : le BTP, la restauration, le commerce et la livraison de rue, les emplois d’aide à la personne, les sociétés de nettoyage et de gardiennage, etc. À quoi s’ajoutent des emplois saisonniers, voire permanents dans l’agriculture (ramassage des fruits, coupe du bois, etc.). Dans une économie qui offre peu d’emplois, quelles en sont les raisons ? Des réponses culturelles et sociales existent. Mais le niveau des salaires est la principale explication : les salaires ouvriers et ceux des emplois tertiaires peu qualifiés sont à la fois trop faibles pour les salariés et élevés pour les employeurs.

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La faiblesse du SMIC et des salaires ouvriers interdit aux salariés français de travailler et de se loger décemment dans les métropoles ; ces emplois sont donc peu attractifs si on les met en balance avec les aides sociales disponibles dans des régions où le coût du logement est bien moindre (le différentiel entre la France et l’Allemagne est d’ailleurs ici de trois). Les métropoles françaises sont aujourd’hui peuplées par des cadres auxquels les réseaux de distribution sont réservés. La comparaison entre une supérette de proximité au centre de Paris ou de Bordeaux et un hypermarché de ville moyenne est éclairante : le fossé des prix et des produits est considérable.

Au lieu de payer leurs ouvriers le double (ce qui serait difficile au regard du niveau des charges, sans régler d’ailleurs le différentiel des prix des loyers avec les villes moyennes), les entreprises embauchent des immigrés qui logent dans des foyers de travailleurs à bas loyer, voire dans des logements collectifs parfois insalubres, ou en grande banlieue. Ces conditions de vie précaires et pénibles ne sont généralement acceptées que par les primo-arrivants pendant tout ou partie de leur vie ; d’autres acceptent même la précarité des emplois au noir, surtout s’ils sont eux-mêmes illégaux. Le cas des sociétés de livraison à domicile à vélo et leur cortège de sous-locations est aujourd’hui éventé. À ces pratiques s’ajoutent de nombreux commerces fictifs, supports au blanchiment d’argent ou de la vente de stupéfiants.

80% d’immigrés sont inactifs

Mais l’essentiel n’est pas là, puisque 80 % des immigrés récents ne sont pas « actifs ». Même en intégrant les travailleurs différés, comme ces étudiants qui intègrent le marché du travail après leurs études, le compte n’y est pas. En effet, le taux de chômage des étrangers en France est double de celui des nationaux ; et il triple pour des populations issues d’Afrique. Comment alors expliquer que les pouvoirs publics et les organisations patronales militent ardemment pour le maintien d’une forte immigration – allant jusqu’à réclamer la légalisation des clandestins, et des quotas pour les métiers « en tension » –, que l’expulsion des clandestins déboutés soit l’une des plus faibles d’Europe, ce qui va à l’encontre des vœux de la grande majorité des Français selon les études d’opinion, au risque d’alimenter la crise démocratique ?

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La réponse est à chercher dans la nature de la nouvelle économie française qui est basée sur une certitude, l’idéologie de la croissance à tout prix, et sur une stratégie, la consommation comme moteur. Les dirigeants français ont opté pour l’abandon de la production depuis les années 1990, et rien ne les fait changer d’avis ; la récente stratégie de la réindustrialisation prônée par nos autorités depuis la crise des Gilets jaunes n’a encore produit aucun effet. Pire, la dégradation de la production et de l’emploi agricole s’accélère. En contrepartie, ils ont misé sur la tertiarisation et la consommation. La grande distribution omniprésente – autre record mondial – en est le symptôme. Mais il faut aussi intégrer le déficit budgétaire, qui permet de distribuer du pouvoir d’achat à crédit, ou encore la croissance continue des dépenses sociales, qui place la France au premier rang mondial avec plus du tiers de son PIB leur étant consacré.

Ce système économique est basé sur deux pieds : un secteur tertiaire mondialisé de services aux entreprises, qui est autonome et produit la plus grande part de la richesse nationale et de la fiscalité, et qui embauche essentiellement des cadres. Le second pied est la consommation de masse, qui repose sur le pouvoir d’achat de dizaines de millions de Français ou de résidents, qui sont tous consommateurs : outre les actifs eux-mêmes, 17 millions de retraités, 12 millions de jeunes de moins de 16 ans, et 10 à 14 millions d’adultes qui vivent des aides les plus diverses (RSA, minima sociaux, allocations chômage ou handicap, etc.). L’essentiel est que tous consomment. Tout habitant de la France, quel que soit son statut, est un consommateur de biens matériels, en majorité importés, de services aux personnes, de crédits, d’équipements publics, etc.

Moins les Français font d’enfants, plus l’immigration s’accroît

La faille de ce système est que les Français font désormais peu d’enfants. C’est leur choix. Or moins ils font d’enfants, plus l’immigration croît, pourquoi ? Il s’agit pour les autorités d’assurer grâce à la consommation de masse une faible croissance minimale, ce qui impose d’importer des « consommateurs ». Toute personne née en Afrique, dans les Balkans ou ailleurs, dont la capacité de consommation est très faible, voire infime – la plupart des États n’offrant ni emplois ni allocations sociales –, voit cette capacité brutalement croître en franchissant notre frontière, puis en étant légalement installée sur le sol français. L’État se charge de solvabiliser les immigrés, bien avant les entreprises. L’allocation pour demandeur d’asile correspond à 10 700 euros annuels pour une personne ; la prise en charge d’un MNA 50 000 euros au titre de l’ASE, selon l’Assemblée des départements de France, tout cela hors dépenses médicales le cas échéant ; d’autres allocations sont versées pour le logement, les familles, les parents isolés, les personnes âgées ou malades (dont le « séjour pour soins »), des bourses pour les étudiants étrangers, etc.

L’assistanat favorise la consommation de masse, mais baisse le pouvoir d’achat par habitant

Il ressort de ces opérations que la venue en France de nombreux immigrants déclenche des aides sociales, qui sont immédiatement reversées par les bénéficiaires à de nombreux opérateurs : sociétés immobilières, établissements de santé, banques et assurances, supermarchés, entreprises de téléphonie mobile, associations d’aides aux migrants, avocats du droit d’asile, etc. Cette boucle monétaire financée à crédit – à hauteur de plusieurs milliards d’euros par an – utilise la migration à ses propres fins : soutenir la croissance extensive minimale basée sur la consommation de masse.

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Là se trouve la véritable économie de la migration, loin des travailleurs, qui sont bien réels, mais minoritaires. La solvabilisation de plusieurs centaines de milliers d’immigrés par an par l’impôt et par l’emprunt (donc par les banques) crée une enveloppe de plusieurs milliards d’euros indexée sur leur nombre. La monétarisation de l’immigration par les pouvoirs publics est devenue un rouage non négligeable de notre « économie de services à la personne » adossée à l’État : cette croissance extensive pure répond à l’idéologie de la croissance (démographique et économique) de nos dirigeants, quand bien même, elle tire vers le bas le pouvoir d’achat par habitant (puisque les nouveaux consommateurs sont pauvres et peu créateurs de richesses). Cette économie migratoire, qui se pare de la vertu d’humanisme et de la vertu du travail, n’apporte rien au progrès technique ni à la productivité, mais nourrit en silence la croissance faible de notre économie (à peine 1 % par an depuis 2010).

Chaque année, il naît un bébé français pour 50 bébés africains et plus de 100 bébés asiatiques. La France ne résoudra donc rien à la question démographique et économique mondiale du xxie siècle. Mais à court terme, nos dirigeants tentent de sauver le taux de croissance national sans produire davantage, avec la bénédiction de nos grandes entreprises et de leurs banquiers.

Pierre Vermeren, historien contemporanéiste, a récemment publié La France qui déclasse : de la désindustrialisation à la cerise sanitaire, Texto, Paris, 2022.

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Avril 2023 – Causeur #111

Article extrait du Magazine Causeur




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Normalien et historien, il a notamment publié "La France qui déclasse : les gilets jaunes, une jacquerie au XXIe siècle" (Tallandier, 2019), "L’Impasse de la métropolisation" (Gallimard, 2021) et "La France qui déclasse : de la désindustrialisation à la crise sanitaire" (Tallandier, 2022).

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