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Le Mexique en perdition?


Perdidos en la noche, quatrième long métrage du cinéaste mexicain Pascal Escalante (La région sauvage, Narcos, Los Bastardos) : une révélation !

En guise de prologue, l’assassinat d’une activiste écologiste en lutte contre l’industrie minière qui saccage l’environnement dans une région reculée du Mexique. La police corrompue est partie prenante de cet enlèvement et de cette disparition. Traumatisé par ce crime impuni, le fils de la victime, Emiliano, journalier sur un chantier, n’a de cesse de retrouver la dépouille de sa mère, que ses ravisseurs ont enterrée quelque part – mais où ?

Clivages sociaux abyssaux

Trois ans ont passé. Au bord du lac, une vaste maison contemporaine aux allures de bunker ajouré abrite une famille apparemment nantie –  le père, Rigoberto, est un plasticien déjanté, étrangement nippé et coiffé iroquois, qui jouit manifestement d’une certaine cote sur le marché ; Barbara, la mère, artiste cosmopolite, coquette dominatrice et fantasque, se fait semble-t-il volontiers lifter le visage à Madrid ; Monica, sa fille d’un autre lit, est une influenceuse rivée à son smartphone. Ce petit monde de riches vit en confortable autarcie, à bonne distance du peuple. Mais le jeune Emiliano, qui n’a pas fait son deuil de la tragédie maternelle et poursuit inlassablement son enquête, parvient à se faire embaucher comme homme à tout faire chez Rigoberto, qu’il soupçonne de cacher le cadavre dans sa propriété, pourquoi pas dans la citerne du jardin… Tandis que, dans ce Mexique aux clivages sociaux décidément abyssaux, une violence larvée circule entre gangs d’adolescents tatoués et surarmés, police véreuse, sectes évangélistes, telles les « Aluxes », fanatiques que Rigoberto accuse de rapts et d’abus sexuels sur des enfants…


L’alchimie de ce scénario à entrées multiples fonctionne à la perfection, déjouant toutes les attentes du spectateur, bifurquant continûment dans l’improbable, sur un fond d’ironie acide et de sarcasme réjouissants (en particulier sur le statut moral et socio-économique de ce qu’il est convenu d’appeler « l’art contemporain » – n’en disons pas plus). Jusqu’au climax vertigineux où se révèle la noirceur absolue du genre humain, revers de la pureté angélique propre au héros, Emiliano, et à son attendrissante petite amie. Ensorcelant, agencé avec une virtuosité remarquable, filmé avec un sens aiguisé du cadrage, du tempo, du chromatisme et du détail concret, Lost in the night doit également beaucoup au jeu infaillible de ses acteurs, à commencer par Juan Daniel García Treviño dans le rôle d’Emiliano.

Photogénique Juan Daniel García Treviño

À 23 ans, Treviño, touche-à-tout photogénique (cadreur, chanteur, percussionniste, mannequin…) lancé dès ses 16 ans par sa performance dans le film de Fernando Frias diffusé sur Netflix Je ne suis plus là, a l’étoffe d’une star : qu’on se le dise ! Quant à la Madrilène Ester Expósito, interprète ici de la fille de Carmen, elle est déjà une star… sur Instagram. Et l’héroïne, en outre, de la série Elite – toujours Netflix. Comme quoi, la réalité dépasse souvent la fiction. D’ailleurs, Escalante a tourné Perdidos en la noche à Guanajato, patelin situé dans l’une des zones les plus dangereuses du Mexique. Dios mio, que pais !

Juan Daniel García Treviño Photo: Paname Distrib.

Lost in the Night / Perdidos en la noche.  Film de Pascal Escalante. Avec Juan Daniel García Treviño (Emiliano), Ester Expósito (Mónica Aldama), Bárbara Mori (Carmen Aldama) Fernando Bonilla (Rigoberto), Mafer Osio (Jazmin). Mexique. En salles le 4 octobre 2023.  Durée: 2h02.

Le temps béni du populo

Les saillies de Juliette Armanet à l’encontre de Michel Sardou révèlent le mépris des bobos pour ce qui plaît au peuple, prolophobie visant directement cette « France d’avant », pas si lointaine, où une culture homogène baignait Paris et sa province. Cette nouvelle querelle des anciens et des modernes oppose la variété et les traditions locales à la culture globalisée.


La chanteuse à la mode révélée par Le Dernier Jour du disco s’en est violemment pris au tube de Michel Sardou sorti en 1981 –elle n’était pas encore née –, Les lacs du Connemara. Ce tube a fait découvrir la « musique celtique » au grand public français, Tri Yann étant alors encore confidentiel. Juliette Armanet a qualifié ce tube de musique « sectaire », « immonde » et « de droite »– les Irlandais apprécieront. C’est l’ultime réplique des insultes adressées à Michel Sardou dès les années 1970 par les médias les plus à gauche pour ses positions jugées droitières et nationales. Mais cela rappelle aussi d’autres insultes passées, lancées par des chroniqueurs contre le Festival interceltique de Lorient ou Nolwenn Leroy, révélant une sourde haine contre ce rare segment de la culture populaire traditionnelle ayant survécu au xxe siècle dans notre pays. BHL avait donné le la dès 1985 dans son célèbre entretien à Globe en s’emportant contre « béret et binious », un enjeu majeur !

La France, qu’est-ce qu’il en reste?

Il est probable que la diffusion récurrente des Lacs du Connemara dans les bars, les soirées, les mariages, les boîtes de nuit… et l’adoption de cette chanson très populaire – 54 millions d’auditions sur Spotify – par les élèves de plusieurs grandes écoles – HEC comprise – comme hymne officiel d’une promotion ou d’une activité, aient fini d’exaspérer notre chanteuse. D’autant plus que, partout, les premières notes du morceau déclenchent une ruée des foules sur la piste de dance, donnant lieu à de joyeuses effusions collectives.

Cette hostilité radicale affichée concerne moins la musique celto-irlandaise transplantée en France par Sardou, le chanteur « populaire » aux 350 chansons, que le public français auquel s’adresse depuis plus d’un demi-siècle ce chanteur national. Que reste-t-il de la France de la fin du xxe siècle– ce monde d’avant –, décor de notre jeunesse, au-delà des caricatures méprisantes et des haines recuites des enfants de la mondialisation ? Les chansons de Michel Sardou sont une sorte de butte-témoin du xxe siècle, d’autant plus intrigante et « inquiétante » pour ses détracteurs que les jeunes générations – Français populaires ou enfants de bourgeois –, entre deux morceaux de rap, en perpétuent le succès et la présence.

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Il y a longtemps que les élites de la culture subventionnée regardent avec aversion le « vieux pays » et son peuple de « citoyens », peu à peu convertis à la culture du showbiz au cours du xxe siècle. Par dépit ou malveillance, la génération qui n’a pas connu la France des travailleurs et des familles d’avant la mondialisation, à la fois populaire et égalitaire, tant à Paris qu’en province, et de culture homogène, y cherche les traces d’un communautarisme blanc imaginaire, qu’elle perçoit comme raciste, chauvin et haineux.

Prolophobie

Tout a déjà été dit sur cette prolophobie déguisée en traque du « beauf » par ceux-là mêmes qui – souvent d’origine modeste – vivent dans le reniement et la honte de leurs origines paysannes, ouvrières ou populaires. Les barrières de la distinction sociale les ayant hissés sur le devant de la scène artistique ou culturelle française, il leur paraît de bon aloi de renier ce qu’ils furent enfants, pour se faire adouber dans le monde aseptisé et autocentré des élites. Cette « savonnette à vilain » du xxie siècle est une vieille lune psychologique et sociologique, dont Annie Ernaux a porté l’exercice au paroxysme. Cela a donné La Gauche sans le peuple (Éric Conan, 2004), ou« la gauche contre le peuple » (feu Hervé Algalarrondo, 2002). Avant les Deschiens, triste série qui suintait le mépris de classe pour les pauvres et les gens modestes– en attendant les sous-chiens de Bouteldja –, le regretté Cabus en avait fourni l’archétype à travers son« beauf », créé en 1973 dans Charlie Hebdo, que le site de la FNAC présente ainsi : « L’archétype du Français râleur, raciste, violent, odieux en toutes circonstances » (il faudrait ajouter sale et alcoolique…).

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Or ce grand chanteur à succès a produit des centaines de chansons à l’attention de ce peuple de Français méprisés. Ce même peuple les plébiscite et les fredonne pendant des décennies –l’homme a vendu plus de 100 millions d’albums, record national. Les thèmes de ses chansons forment la matrice de la vie et de la culture nationales : La Maladie d’amour, Le Rire du sergent, Les Bals populaires, Les Vieux Mariés, J’habite en France, La Rivière de notre enfance, Le Curé, Le Bac G, Les Noces de mon père, Verdun, Marie ma belle, Le France, Une fille aux yeux clairs, En chantant, Les Deux Écoles, Le Cinéma d’Audiard, Danton, La Maison des vacances, Français, Marie-Jeanne, Carcassonne, Être une femme, Les Années trente, Je viens du Sud, Mon dernier rêve sera pour toi, Le Surveillant général, Je vais t’aimer… Un tel programme est d’autant plus étranger à notre chanteuse que nos chères élites autoproclamées croyaient en avoir fini avec un peuple et un pays érigés en boucs émissaires des crimes et des tragédies du xxe siècle, et que l’on a voulu faire taire une fois pour toutes.

Rappelons le traitement de choc qu’il a subi, et comment on a tenté d’en finir avec lui : un discrédit général jeté sur sa culture et ses pratiques sociales (langues régionales, catholicisme, civilité, bonne formation scolaire, etc.) ; l’éradication des métiers et des filières de production les plus anciennes (industrie, agriculture, services publics structurés et efficaces) ; et enfin le changement, (ironiquement) théorisé par Brecht (il faut «dissoudre le peuple »), instauré dans les nouveaux « quartiers populaires » des villes, qui accueillent une partie des 19 millions d’étrangers ou néo-Français résidents dénombrés par l’Insee sur trois générations.

Sardou a beau avoir ouvert sa discographie aux langues, cultures et pays extérieurs (Les Ricains, Musulmanes, Le Connemara, Domenico, Afrique adieu…), jamais il ne fera oublier son passif de « chanteur populaire du peuple français ». Dans l’un de ses premiers tubes de 1970, « l’ouvrier parisien » – qui existait encore – des Bals populaires, « la casquette en arrière », s’amusant« à boire (et reboire) un bon coup », en rigolant « sur des airs populaires », avait scellé son sort d’infréquentable.

Une preuve accablante

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Je m’approchai de la fenêtre donnant sur la rue, écartai à peine le lourd rideau. L’homme était toujours là. Appuyé contre le mur d’en face. Dissimulé derrière un journal déployé, il affectait la nonchalance de celui qu’aucune tâche précise ne requiert et qui peut se permettre de prendre le temps de flâner. Une attitude étudiée, qui ne trompait personne. Surtout pas moi. Il y avait plusieurs jours que je l’avais repéré. Lui ou un de ses complices, car ils se relayaient pour surveiller mon immeuble sans relâche. Sans prendre, du reste, de précautions excessives : sauf à être né de la dernière pluie, il ne faisait de doute pour quiconque qu’ils étaient en faction. A coup sûr en service commandé. Mais commandé par qui ?

Au début, la question m’avait taraudé. Et puis j’avais fini par ne plus me la poser. Il se passait tant de choses dans notre monde incertain que j’avais décidé, plus ou moins consciemment, de vivre, en toute simplicité. Sans chercher à trouver un sens à des événements qui me dépassaient. Et desquels, n’en déplaise à Cocteau, je n’avais nulle envie de feindre d’être l’organisateur.

Je repoussai doucement le rideau et m’apprêtai à regagner mon bureau lorsque la sonnette de l’entrée retentit. Un appel prolongé, insistant. Non une sollicitation, mais une invite. Négligeant le judas qui m’eût permis d’identifier mon visiteur (une prescience m’informait déjà de sa fonction, sinon de son identité), j’ouvris la porte de chêne massif. Il glissa son pied avec promptitude pour m’empêcher de la refermer. Un classique du genre. Déjà, il sortait de son portefeuille une carte barrée de tricolore. La brandissait sous mon nez.

« Monsieur Moudenc ? Inspecteur Dumesnil, de la Police nationale. J’aimerais vous poser quelques questions. »

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Sans attendre ma réponse, il avait déjà pénétré dans l’appartement, promenant son regard sur les tableaux qui ornaient le vestibule. Un autoportrait au fusain d’Albert Paraz, des lithographies de Léonor Fini, une gouache de Jeanne Hébuterne, la maîtresse de Modigliani. Rien pour retenir longtemps ce petit homme poupin, tout en rondeurs. Il semblait du reste pressé d’aller droit au but. Mon bureau était resté ouvert. Je lui désignai un fauteuil dans lequel il s’affala sans se faire prier.

«  Vous devinez, n’est-ce pas, l’objet de ma visite ? »

Devant mon air ébahi, il crut bon d’ajouter :

« Non, je vous en prie, pas de dénégations. Vous commencez tous par nier l’évidence, et puis… »

Un long soupir. Tout en parlant, il avait tiré de sa poche un calepin à la couverture spiralée qu’il faisait mine de consulter.

« Vous avez joué avec le feu, Monsieur Moudenc. C’est ainsi qu’on finit par se brûler. De nos jours, la police sait tout. Ou, du moins, a la possibilité de tout savoir. Ecoutes téléphoniques, interception de messages sur Internet, consultation des sites souvent visités… Sans compter les dénonciations, les témoignages spontanés – ou sollicités… »

Un sourire fugitif découvrit, sur sa face rougeaude, deux canines monstrueuses. Démesurées. Celles d’un carnassier tout entier à sa proie attaché.

« Aucune chance d’y échapper. De nous échapper. Et l’état d’urgence justifie tout, ou presque. Ainsi, ce ne sont pas des aveux que j’attends de vous. Plutôt la confirmation de ce que je sais déjà.

 –  Mais enfin, hasardai-je, puis-je savoir… »

Il m’interrompit d’un geste.

« Les questions, c’est moi qui les pose. Vous connaissez bien un certain Bertrand Fossati, avec qui vous correspondez régulièrement par e-mail et par téléphone. Inutile de nier. Vos échanges épistolaires, codés le plus souvent, sont en cours de décryptage. Il y est souvent question d’individus dont je suppose que ce sont des connaissances communes. »

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Il feuilleta son calepin, trouva enfin la bonne page :

« Voyons voir… Blondin Antoine, Laurent Jacques, Nimier Roger, Déon Michel… Un certain Aymé Marcel… Céline Louis-Ferdinand…  Vous en parlez souvent ensemble. Leur identification est en cours. Car tout cela, convenez-en, sent le pseudo à plein nez. »

Je me retins d’éclater de rire.

« Mais enfin, Monsieur l’Inspecteur, vous plaisantez, je suppose ! »

Son visage se figea. Ses petits yeux porcins me fixèrent avec intensité.

« N’aggravez pas votre cas. Le complot n’est pas encore prouvé, mais il est manifeste. Car vous complotez, monsieur Moudenc. C’est indubitable. J’irai même plus loin : vous préparez un attentat en liaison avec une organisation terroriste dont nous connaissons déjà le cerveau. Un certain Vialatte. Alexandre, de son prénom.

– Vialatte ? Que vient faire Vialatte là-dedans ? »

D’un ton péremptoire et comme pour confirmer son triomphe, il déclama :

« Et c’est ainsi qu’Allah est grand, comme écrit, en conclusion de chacun de ses écrits, Alexandre Vialatte. Ce sont les termes que vous employez dans votre dernier message adressé à Fossati. Quelle imprudence, monsieur Moudenc ! Quelle imprudence ! Dès à présent, considérez-vous en état d’arrestation. Vous pouvez, si vous le désirez, en informer d’ores et déjà votre avocat. »

Mon père ce héros

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Dans son nouveau livre, Jean-Marie Baron brosse le portrait de son père, un personnage haut en couleurs qui a traversé avec panache le XXe siècle. Un goût de l’aventure partagé par son fils…


La vie réserve à certains des destins hors du commun, des surprises et des réussites que les romanciers les plus chevronnés n’oseraient imaginer pour leurs propres personnages. Ainsi en a-t-il été pour François Baron (1900-1980) qui, avant d’être le dernier gouverneur de l’Inde française, a été compagnon de route des surréalistes dans le Paris des années Vingt (il figure en bonne place sur la photo historique de la Centrale surréaliste par Man Ray en 1924), puis administrateur des colonies à Dakar et à Mopti, sur les rives du Niger.

Il est administrateur de Chandernagor lorsqu’il entend l’Appel du 18-juin. Et il est le premier Français de l’étranger à y répondre. Le voici happé une nouvelle fois par l’histoire. C’est en tant que délégué général de la France libre pour tout l’Extrême-Orient qu’il est dès lors basé à Singapour. Au bar de l’hôtel Raffles, il passe ses soirées avec Hemingway à se remémorer leurs amis de Montparnasse ; mais après Pearl Harbour, il se trouve là aux premières loges pour constater la progression fulgurante des armées nippones alliées de l’Allemagne – Philippines, Pacifique sud, Malaisie… Sa tête est mise à prix par les Japonais et s’il échappe de peu à un empoisonnement à la strychnine c’est, selon lui, grâce à son addiction à l’opium ! Un contrepoison…

L’objectif est désormais de rejoindre le Général à Londres. Et la route la plus sûre n’est pas la plus courte : son périple le mène à Calcutta, Bombay, Djibouti, Le Caire puis Alger. Arrivé dans la capitale britannique, il se noue d’amitié avec Joseph Kessel et Maurice Druon. Tout en raillant avec bienveillance « leur Marseillaise », François Baron les aide à achever Le Chant des partisans

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En 1945, retour en Inde. Gouverneur de Pondichéry, il sent encore que le sens de l’histoire va bientôt tourner. Il entretient d’excellentes relations avec Nehru et entame ce qu’il considère comme sa « dernière et grande aventure », spirituelle cette fois, en devenant disciple du sage et philosophe indien Sri Aurobindo.

Jean-Marie Baron a une dizaine d’années lorsqu’il est envoyé chez son père, en son palais du Gouverneur, au début des années 1960. Premier séjour dans ce « monde à l’envers, sans doute le plus dépaysant de tous où, lorsqu’on croit comprendre, saisir, toucher du doigt, on se heurte à l’intangible. Un monde grouillant de bruit et de fureur mais qui s’inscrit dans une autre mesure du temps. Un monde, enfin, où les gens qui passent dans la rue sont les mêmes, depuis mille ans, que ceux qui ornent les fresques des temples, où le mendiant le plus scrofuleux sait que la vie n’est qu’un passage et que les dieux font le reste… »

Le fils du gouverneur n’a pas à faire la guerre, mais il a de la route à faire. En Inde bien sûr, mais aussi au Pakistan, en Afghanistan, jusqu’à Hong-Kong et New York.

Cet univers d’hommes et de héros, de soldats et d’uniformes, est traversé par deux femmes. Celle que l’on appelle mystérieusement la « Mère de l’ashram de Pondichéry », Mirra Alfassa ; et Carmen, la mère de l’auteur qui, malgré ses origines basques et mexicaines, a été la plus parisienne des Parisiennes. Intime de Christian Dior, elle a créé ses premières boutiques, mais ce sont là d’autres aventures familiales.  

Le fils du Gouverneur, de Jean-Marie Baron, Éditions Baker Street, 2023. Jean-Marie Baron signera son livre à l’occasion du festival Lumexplore, à La Ciotat, du 20 au 24 septembre.

Yassine Belattar: splendeurs et misères d’un courtisan

Avant que la Nupes ne s’amourache du sinistre Médine – que nous mettons en couverture du magazine – d’Assa Traoré ou du «petit ange» Nahel, le progressiste Emmanuel Macron, de son côté, avait fait du comique crypto-islamiste Yassine Belattar son «Monsieur banlieue»… Le joyeux drille vient d’être condamné à quatre mois de prison avec sursis et obligation de soins pour « menaces de mort et de crimes » par la justice. Portrait.


Depuis la réélection d’Emmanuel Macron, l’humoriste Yassine Belattar s’était fait singulièrement discret. Sa dernière poussée d’hubris remontait à la campagne présidentielle de 2022. Il avait alors donné de la voix et occupé le terrain, notamment le plateau de « Balance ton post », avec la redoutable efficacité qu’on lui connaît. Gagné par la fièvre électorale, le troubadour franco-marocain qui avait reconnu en notre chef de l’État son semblable, « son frère », s’était alors lancé dans la course à la fonction suprême. Il incarnait, il n’en doutait pas, « la jeunesse issue de la diversité » et se posait alors en inexpugnable rempart anti-Zemmour. C’était sans compter pourtant avec les partisans de l’extrême droite. Farouches et déterminés, ils lui livrèrent un combat sans merci pour l’intimider, le bouter hors des ondes et lui fermer les salles de spectacle. Parce qu’il craignait d’y laisser jusqu’à la vie, le sage sut renoncer à son destin politique pour se replier sur ces paroles solennelles qui sonnèrent comme un glas : « L’acte symbolique est de me retirer. »

Un passage en politique trop court !

Alors que l’actualité judiciaire remet sur le devant de la scène ce sympathique garçon censé vendre du rêve à une partie de « nos jeunes », nous espérons ruinées toutes ses velléités de retour sur la scène politique. Puisse ce personnage hâbleur qui n’a cessé d’avancer ses pions idéologiques avoir définitivement perdu son aura. Il y a quelques années, déjà, sans succès, l’auteur des « Guignols de l’info » (Bruno Gaccio) avait déposé une première plainte contre l’histrion passé par la chaîne LCI. Aujourd’hui, le voici condamné par le tribunal correctionnel de Paris pour « menaces de mort », « menaces de crimes », « envoi réitéré de messages malveillants et harcèlement moral » à l’encontre de plusieurs personnalités du monde du spectacle. Il est maintenant de notoriété publique que le bougre a la parole percutante et l’argument frappant. Quatre mois d’emprisonnement avec sursis, donc, pour Yassine Belattar : les faits de menaces de mort et de crimes vis-à-vis du metteur en scène et scénariste Kader Aoun dont il s’est rendu coupable sont « établis et objectivés » par les enregistrements de plusieurs appels téléphoniques. C’est peu cher payé, mais, c’est indéniablement un bon début. L’amuseur devra aussi verser 500 euros de dommages-intérêts au comédien Kevin Razy qu’il aurait également harcelé. Cette condamnation est assortie d’une obligation de soins et d’une interdiction formelle de rencontrer les victimes. Notre « modèle inspirant » pour « la jeunesse issue de la diversité » est aussi un proche d’Emmanuel Macron, tout comme Alexandre Benalla. Lui aussi, en son temps, frappa plus que les esprits. Il semblerait que le chef de l’État se soit fait une spécialité d’afficher les amitiés les plus improbables croyant ainsi s’attirer la sympathie d’une jeunesse issue de l’immigration. On en est désolé pour elle parce que cette jeunesse mérite d’autres porte-parole que des rouleurs de mécaniques sans scrupules et forts en gueule. Ces bateleurs ne font que la cantonner dans un rôle victimaire pour servir leur seule ambition personnelle.

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Le « Monsieur banlieue » d’Emmanuel Macron

Yassine Belattar n’a pas hésité à abandonner la défroque de l’ancien monde qu’il portait encore en sa jeunesse pour promouvoir l’islam politique susceptible de le mettre sous les projecteurs. Né en 1982, il n’a pas grandi dans une cité mais dans la ville bourgeoise de L’Étang-la-Ville (Yvelines). Il y fut longtemps « le seul arabe du coin », comme il l’a confessé en 2015 à Pascal Boniface, dans un entretien à la Revue internationale et stratégique. C’est simplement à la fin de son adolescence qu’il s’installera aux Mureaux. Avant Dieudonné, ses modèles furent Jean-Marie Bigard et Laurent Gerra, autant dire qu’il n’envisageait pas forcément de défendre le port du voile ou du burqini. C’était sans compter sur l’étiquette « diversité » qu’on n’a pas manqué de lui coller sur le dos. Il a alors flairé que l’estampille ne pouvait que favoriser son ascension dans pays qui se fustige éternellement pour son passé colonial. Sur la radio et à la télévision, il n’aura de cesse que de tourner la France rance en dérision. Dans l’émission les Trente Glorieuses qu’il anime avec Thomas Barbazan, il ironise sur les poilus de la Grande Guerre, raille les prénoms Gontran et Marguerite, applaudit lorsqu’il est question des « soldats » de Dae’ch. Le voici lancé. En 2015, il anime la soirée de gala du Comité contre l’islamophobie en France (CCIF) ; on y plébiscite son humour. « Rire du pire », tel est son credo. Le drôle mettra désormais un point d’honneur à être de toutes les causes douteuses, affichant sans vergogne son communautarisme. Il soutient le rappeur Médine quand celui-ci envisage de se produire au Bataclan et supporte Decathlon dans l’affaire du « hijab de sport ». Sans ciller, il compare le djihadiste à un « gamin qui fout le bordel à un anniversaire » et considère les attentats islamistes en France comme des « faits isolés ». Rien ne l’arrête.

Yassine Belattar et Emmanuel Macron en 2017 © ERIC FEFERBERG / AFP

Ce curriculum vitae n’a pas manqué de séduire le chef de l’État. Il en fit, lors de son premier mandat, son « monsieur banlieue ». Yassine Belattar, heureux de sa bonne fortune, intégra le Conseil présidentiel des villes, instance élyséenne mise en place pour alimenter la réflexion sur la politique à mener dans les quartiers prioritaires.

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Il en démissionna en octobre 2019, après une énième histoire de voile, estimant l’islamophobie qui, selon lui, règne en France jusqu’au sein de l’État, incompatible avec ses convictions. En ces heures les plus sombres, c’est par le truchement de Libération qu’il s’adressa au président, dans une lettre qui visait Jean-Michel Blanquer : « (…) je suis déçu que certains ministres que vous avez choisis ne supportent même pas l’idée de voir une femme voilée sur le territoire. » Dans sa missive, il déclara aussi, prophétique : « La France va connaître une mue communautaire. »  Loué soit le nouveau coup d’arrêt qui vient d’être porté à sa carrière politique.

Que vaut le Bernard Tapie de Netflix?

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Très attendue, la série Netflix consacrée à Bernard Tapie n’a pas déçu. Créée par Olivier Demangel et Tristan Séguéla, fils du célèbre publicitaire Jacques Séguéla qui a été l’ami d’une vie de Tapie, cette œuvre de fiction a déplu à une partie des héritiers de la dynastie. Pourtant, le personnage Bernard Tapie y est traité avec empathie et truculence. Critique.


Bernard Tapie est un personnage historique bien plus important qu’on ne le suppose parfois. Songeons que pour évoquer les années 1980 et le début des années 1990, on parle encore parfois des « années Tapie ». Ce n’est pas rien ! Il faut dire que le personnage est assez unique dans le paysage politico-médiatique français, où se distinguent le plus souvent les intellectuels, les héritiers et les hauts fonctionnaires. Ils sont rares les hommes sortis du rang, venus directement du peuple, qui ont réussi à s’imposer dans nos élites si figées.

Laurent Lafitte convaincant

La route ne fut d’ailleurs pas simple pour le jeune Tapie, comme le montre intelligemment cette fiction biographique. Né modestement dans le 20ème arrondissement de la capitale de parents originaires du Sud-ouest, ce fils d’ouvrier n’aura eu de cesse de suivre ses rêves. D’abord chanteur à minettes, puis pilote de course chez Lotus, Bernard Tapie a aussi connu quelques succès entrepreneuriaux dans les années 1970, développant le magasin d’équipements Cercle N°1, le groupement d’achat Le Club Bleu, ou encore Cœur Assistance avec Maurice Mességué. Ces premiers succès coïncidèrent d’ailleurs avec ses premiers ennuis judiciaires…


Si la série d’Olivier Demangel et Tristan Séguéla prend des libertés avec les faits, ainsi que l’a notamment dénoncé Stéphane Tapie, elle trace néanmoins les grandes lignes et les étapes de l’ascension difficile de Bernard Tapie vers les sommets. Laurent Lafitte interprète d’ailleurs très bien son modèle, lui-même un temps acteur au théâtre ou chez Claude Lelouch. Il réussit à transmettre l’optimisme contagieux et la gouaille irrésistible d’un homme qui ne s’avouait jamais vaincu, se pensait doté d’une baraka hors du commun qui ne devait jamais le quitter. Sous l’homme Tapie se fait jour le petit garçon choyé par ses parents, joueur jusqu’à l’inconscience.

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Ce fut d’ailleurs longtemps vrai. Homme de clan extrêmement protecteur avec ses proches, Bernard Tapie a pu compter sur sa seconde épouse Dominique – incarnée par l’excellente Joséphine Japy – pour s’accomplir. C’est avec elle qu’il a pu devenir le « boss » des années 80, rachetant des entreprises pour un franc symbolique et les rendant de nouveau pérennes. La série de Tristan Séguéla s’attarde notamment sur la prise de possession des usines Wonder, décrivant le rôle joué par le père de l’homme d’affaires, syndicaliste de la CGT qui sut rassurer les ouvriers en leur promettant que leurs emplois resteraient en France.

Plus attiré par la renommée que par l’argent

L’épisode 4 est d’ailleurs brillamment pensé. Après une ellipse, on retrouve Bernard Tapie devenu homme de télévision, précurseur de Donald Trump et Silvio Berlusconi, orchestrant l’enregistrement du premier numéro d’Ambitions – rebaptisé Succès pour les besoins du scénario – d’une main de maître tout en refusant, en partie par lâcheté, d’affronter les employés de Wonder menacés par le chômage. Pourtant, l’homme n’est pas dépeint en capitaliste cruel, mais en égoïste qui se pensait souvent sauveur sans toutefois pouvoir aller au bout des aventures qu’il débutait. Amoureux de lui-même, il aimait au fond bien plus jouir de la renommée que lui apportaient ses réussites que de l’argent qu’il en tirait, sans toutefois renoncer aux plaisirs terrestres.

Bernard Tapie sur le plateau de l’emission « Ambitions » sur TF1, 1987 © CHEVALIN/TF1/SIPA Numéro de reportage : TF135000439_000015

Toute sa vie, ce titi s’est battu pour être reconnu à sa valeur, pour « niquer » les grands qui le méprisaient. La série bascule d’ailleurs d’un registre laudateur à un registre tragique sur la fin, comme si l’ombre pesante de Bernard Tapie finissait par s’effacer, comme si ce fut peut-être pour le mieux qu’il chuta. Elle se conclut par sa plus grande réussite et son plus fatal échec. D’abord, évidemment, les années football où son énergie et sa vista lui permirent d’amener pour la première fois un club français sur le toit du monde. Est-ce cela qui lui donna des ambitions politiques ? Est-ce le charme de Mitterrand qui opéra sur Tapie ? Reste que cet écart ne lui fut pas pardonné. Le début de la fin de Tapie c’est bien la politique. Négligeant ses entreprises, brassant du vent au ministère de la Ville pour des chimères, l’homme des succès n’aurait pas dû se contenter d’une place de second. Il n’aurait dû entrer en politique que pour la place de numéro 1, à l’image justement de Silvio Berlusconi qui a lui réussi à ne jamais être défait – il faut dire qu’il est peut-être plus aisé de s’en sortir de la sorte en Italie, mais passons.

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La scène majeure de cette belle série, tout à fait au niveau des biopics américains, est cet entretien avec Éric de Montgolfier, filmé en clair-obscur comme pour mieux souligner le crépuscule d’un homme exceptionnel, un ogre capable de multiplier l’argent pour mieux le perdre à la fin. Bernard Tapie affronte pour la première fois la réalité qu’il avait cherché à fuir, que ce soit l’affaire Valenciennes ou la faillite d’Adidas. Il entrevoit qu’il n’est qu’un homme, mortel et susceptible de perdre. A-t-il été la victime de multiples machinations ? En partie, mais il n’était pas non plus un saint. Reste au moins un homme, avec ses failles et ses fulgurances, qui a laissé une trace profonde dans l’inconscient collectif français des quarante dernières années. Ça n’est pas donné à tout le monde.

Sur Netflix. 7 épisodes de 55 minutes.

Belgique: ce petit guide qui provoque du grabuge à l’école

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En Wallonie, des militants dénoncent l’emprise du wokisme dans un guide d’éducation « affective et sexuelle ».


Le vote à quasi l’unanimité au parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles du « Guide d’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle » (EVRAS) à l’attention des éducateurs de l’enseignement francophone (primaire et secondaire) a fait de nouveau couler beaucoup d’encre en Belgique. Certaines écoles ont même été vandalisées par des opposants… Ceux-ci sont présentés par la RTBF (Radio-télévision belge francophone) comme des obscurantistes religieux face au progrès laïque… Parmi les manifestants qui se sont retrouvés à Bruxelles, on retrouve il est vrai pas mal d’associations musulmanes et des femmes (mères de famille) voilées, ce qui pose la question du grand écart du néo-progressisme entre islamophilie et pro-LGBT.

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Mais de nombreux parents, même progressistes, peuvent avoir des questionnements légitimes sur ce guide. Rappelons que dans sa première mouture 2022, l’EVRAS estimait normaux les sextos (ces textos à caractère sexuel) et les « nudes » dès l’âge de neuf ans « avec le consentement de l’enfant ». Comme si un être de neuf ans pouvait avoir un libre-arbitre en la matière. Le gosse eût-il envoyé de son propre gré un « nude » à un homme de 60 ans et cet articulet de l’EVRAS relevait tout simplement du droit pénal… Ni la ministre de tutelle ni son cabinet ni son administration n’y ont vu quoi que ce soit de répréhensibles. Sextos et nudes ont été entre-temps supprimés à la demande de plusieurs députés de centre-droit. Cependant, dans sa version 2023, l’EVRAS contient encore de nombreux points litigieux (ici le guide).

Les médias et les progressistes accusent les opposants de verser dans le complotisme

En effet, plutôt que pointer tel ou tel conspirationniste, comme le fait RTBF.be, il suffit en définitive de revenir au texte original de l’EVRAS. Voici ce qu’il postule (parmi d’autres perles) dans sa version amendée de 2023. Rédigé dans une écriture inclusive assez pesante avec, partout, l’utilisation du pronom IEL, les rédacteurs du Guide précisent que leur propos est non hétéro-normatif[1]. Par exemple, que dès 5-8 ans, il faut « prendre conscience que l’identité de genre peut être identique ou différente de celle assignée à la naissance », et connaître « la différence entre identité de genre et sexe biologique ». Dès 5-8 ans, il faut « consolider sa propre identité de genre car il y a une prise de conscience des attentes liées aux stéréotypes. Certains jouets ne seraient pas attribués au genre féminin ou masculin ». Dès 9-11 ans, l’enfant devrait jongler avec un jargon abscons : cisgenre, transgenre, homme, femme, non-binaire, agenre, genre fluide, genre non binaire, lesbienne, gay, bisexuel·le, asexuel·le, pansexuel·le. Le pré-adolescent devrait prendre conscience « qu’il existe dans la société de l’homophobie, de la lesbophobie, de la biphobie, de la transphobie, du sexisme, de l’intersexophobie, et de l’acephobie ». N’est-ce pas un peu jeune ?

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Autre élément particulièrement symptomatique : lorsqu’on tape « garçon » ou « fille » dans le document, il y a zéro occurrence… N’est-ce pas tout de même un peu étrange ? « Homme » apparaît peu et « femme » seulement associé à « femme battue » par exemple.

Bigots réactionnaires…

On sent poindre, entre les lignes du Guide, l’idéologie woke, la révolution culturelle très tendance des « éveillés » à propos de laquelle l’universitaire français Jean-François Braunstein (La religion Woke, Grasset) a dit l’essentiel. « L’enthousiasme qui anime les wokes évoque bien plus les « réveils » religieux protestants américains que la philosophie française des années 70. » Mais, en Belgique, ceux qui mettent en garde contre la seule religion née dans les universités sont inaudibles. Alors qu’il est probable qu’en France, ce Guide aurait suscité un tollé à l’Assemblée nationale. En Belgique, le  système politico-médiatique fait front contre tout récalcitrant. Le Premier ministre belge, le Flamand Alexander De Croo (libéral-libertaire), s’est même porté au secours des autorités politiques francophones. Et il menace :  tous ceux qui « désinforment » sur l’EVRAS pourraient avoir à faire avec la Computer Crime Unit de la Police Fédérale, qui prendra des actions. Bigre, craint-on une menace terroriste ? Personne dans le landerneau journalistique n’ose s’opposer à l’EVRAS. Le directeur de LN24 (principale chaîne d’info en continu), Emmanuel Tourpe, a vite supprimé son tweet critique face à la levée de boucliers de sa rédaction. Questionnez l’EVRAS et vous voilà un bigot réactionnaire !

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Dans la presse belge, de nombreuses cartes blanches sont pourtant parues par le passé, émettant de fermes réserves contre le Guide. Les autorités de tutelle les ont écartées d’un revers de main. Des pédo-psychiatres ont averti du risque d’hyper-sexualisation de l’enfant que contient le Guide EVRAS en filigrane, et du non-respect du temps de latence propre à l’enfance : « Le guide ne propose pas quelques balises, comme il le prétend ; il défend une vision idéologique de l’éducation sexuelle et affective, où chaque enfant jongle avec son genre et sa sexualité, selon son bon désir, pour peu qu’il y ait consentement mutuel entre partenaires (à partir de neuf ans…). » En juillet 2022, le Pr Alain Eraly, professeur émérite de sociologie à l’ULB, temple du libre-examen et de la laïcité, se demandait, dans La Libre Belgique, entouré d’un collectif de pédopsychiatres : «  Est-il justifié et souhaitable de conférer à des enfants et à des adolescents le droit, à partir de leur seul “ressenti”, de changer de genre ? N’instrumentalise-t-on pas le jeune en brandissant envers et contre tout le spectre d’une conviction intime réprimée ? (…) Quelle est la part d’autonomie propre et la part d’influence et de pression des jeunes entre eux dans la formation de cette conviction intime? » On ne retrouve pas suffisamment ce type de réserves dans l’EVRAS. Peut-être en raison de l’absence de médecins cliniciens impliqués dans la rédaction du guide, absence qui a interpellé le député Mouvement Réformateur (centre-droit) Nicolas Janssen. On retrouve, en revanche, à la plume, des émanations de milieux associatifs dont on connaît la force militante.

On pourrait bien sûr gloser sur le fait que 2 x 2 heures d’éducation à la vie sexuelle et affective dans toute une vie d’écolier, en primaire et en secondaire (c’est ce qui est prévu), c’est peu de chose. Et il est vrai que l’école belge francophone obtient des scores catastrophiques aux enquêtes PISA depuis des décennies, et que les vraies priorités sont ailleurs…

La religion woke

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[1] Une approche non-hétéro-normative a pour principe de ne pas considérer le fait d’être hétérosexuel comme étant la norme, allant de soi, comme la référence par défaut et de marginaliser tout ce qui en sort.

Dérouler le tapis rouge à Médine, une stratégie de perdants

En déroulant le tapis rouge pour Médine, la Nupes reproduit les méthodes clivantes et provocantes du FN des années « point de détail ». La meilleure manière de ne jamais gagner les élections. Qui aurait cru qu’un jour Marine Le Pen serait la grande bénéficiaire d’un jeu de mot antisémite ?


Il aura volé la vedette à tous les politiques qui espéraient faire de cette rentrée 2023 une rampe de lancement personnelle ou un préambule à l’élection européenne à venir. Lui, c’est Médine, un rappeur au succès modeste dont le discours et l’esthétique diffusent les codes d’un islam identitaire. Invité à débattre aux universités d’été d’EELV et de LFI, et à se produire à la Fête de L’Humanité, il est devenu le symbole d’une gauche qui cherche son salut dans le vivier électoral des « jeunes des quartiers » et pense que l’islamo-gauchisme est la bonne canne à pêche. Reste à savoir si la gauche Médine a définitivement fait la peau à la gauche républicaine, et si cette stratégie est une stratégie d’avenir.

Islamo-gauchisme: l’entrisme au sein de l’encadrement des partis reste marginal

Selon l’ancien Premier ministre socialiste Manuel Valls, si la gauche républicaine n’a pas totalement disparu, « la gauche Médine occupe aujourd’hui tout l’espace politique. D’abord parce qu’elle est incarnée. Certes, par un leader – Jean-Luc Mélenchon – qui ne laisse personne exister en dehors de lui. Cependant, il lui donne non seulement une voix et une identité mais aussi un discours et un électorat. Pour autant, la gauche Médine est une gauche sans projet. Toujours obsédée par le Grand Soir, son seul objectif est de créer le chaos, comme si le renversement du système suffisait à établir la justice sociale. » Cette gauche-là n’offre pas de perspectives, elle a juste besoin d’ennemis à désigner.

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Pour un ancien élu national, spécialiste des questions électorales, en revanche, il n’y a pas de gauche Médine : l’islamo-gauchisme n’est qu’un pis-aller clientéliste. Il n’y a pas d’alliance idéologique sur le fond et l’entrisme au sein de l’encadrement des partis reste marginal. Le discours calqué sur celui de l’islam politique permet juste de draguer une communauté musulmane vue comme sous emprise, votant en masse pour le candidat qui reprend leurs revendications. La démarche paraît plutôt cynique, mais il est de bon ton d’habiller cela d’un emballage compassionnel : le clientélisme ne serait que la rançon d’une sensibilité exacerbée aux discriminations. Pour justifier leur défense de certains marqueurs du séparatisme, comme le foulard, ils prétendent qu’en reconnaissant les particularismes culturels, ils favorisent l’intégration des populations concernées.

Pour un autre élu, passé par EELV, « la gauche des années soixante s’est bâtie sur la question de la décolonisation. Beaucoup tenaient pour une gloire le fait d’avoir été porteurs de valises pour le FLN, car ils avaient honte du colonialisme de certains de leurs aînés. Ils culpabilisaient à l’idée de n’avoir pas été du bon côté de l’histoire et trouvaient la rédemption en instruisant le procès de leur pays et de leur culture. Voilà pourquoi le discours des islamistes et des wokes résonne autant dans l’inconscient et la mystique des partis de gauche. »

La gauche Médine le serait donc malgré elle. Par opportunisme et vacuité. Toutefois, pour tous nos interlocuteurs, il s’agit d’un choix stratégique qui condamne la gauche à rester durablement minoritaire. Pourquoi la Nupes s’est-elle enfermée dans cette logique délétère, alors que la seule raison de cette alliance sans véritable programme était justement la promesse de gagner les élections ?

Trop de provocation, pas assez de voix…

Cet ancien collaborateur d’un député qui n’a pas retrouvé son siège y voit un choix dicté par l’urgence : « En 2022, une partie de la gauche avait le couteau sous la gorge. Pour le PS et EELV, seule l’alliance avec Mélenchon aux législatives pouvait permettre de sauver ce qui pouvait encore l’être, c’était existentiel. Quand on se bat pour la survie, prendre le pouvoir est une perspective lointaine. » Pour le spécialiste des questions électorales cité plus haut, cette situation s’expliquerait aussi par un facteur psychologique. Jean-Luc Mélenchon a toujours été minoritaire et cela lui a permis d’exister : « La force de la situation de minorité, c’est qu’elle permet l’outrance, car elle installe l’irresponsabilité. L’inconvénient, c’est que cette démarche protestataire permet rarement l’accès au pouvoir par les urnes. Quand l’union de la gauche se faisait autour d’un PS modéré, le parti allié plus radical donnait un débouché politique à la colère. Quand c’est le parti radical qui domine, la violence dans le fond et la forme du discours l’emporte, la parole modérée est écartée et les électeurs se détournent. » Le positionnement du leader de LFI comme sa personnalité font ainsi penser à ceux de Jean-Marie Le Pen dans les années 1990. Tout le monde le créditait de son talent d’animal politique, tout en considérant que, dans le fond, il préférait le confort d’une radicalité vociférante aux contraintes de l’exercice du pouvoir.

C’est ainsi qu’en pleine crise sociale et économique, qui devrait pourtant la servir, la gauche ne rassemble plus qu’un électeur sur trois.  Et là où le bloc de gauche stagne, le bloc de droite, lui, ne cesse de se renforcer. Or là aussi, c’est le parti situé aux extrêmes qui domine. Avec une différence de taille, pointée par le même interlocuteur : « Le RN joue la notabilisation, là où LFI joue la provocation, cela se voit dans les sondages : Jean-Luc Mélenchon est maintenant considéré comme plus dangereux pour la démocratie que Marine Le Pen. » Et ce n’est certainement pas un flirt avec les fans de Médine qui va changer cette donne.

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Alors la gauche Médine est-elle une impasse ? « D’un point de vue démocratique, sans doute, nous répond Manuel Valls, mais peut-être ce choix de positionnement est-il lié à une réflexion de long terme qui mise sur le changement de génération. On constate chez les jeunes générations une méconnaissance de notre histoire institutionnelle, un moindre attachement à la laïcité et aux valeurs républicaines, une forme de relativisme… Jean-Luc Mélenchon imagine peut-être jouer l’avenir ? »

En attendant, aucun de nos interlocuteurs n’imagine que la gauche pourrait créer la surprise en 2027. Certains pensent que seule la droite peut éviter l’élection de Marine Le Pen, mais tous pressentent que si un deuxième tour devait opposer Jean-Luc Mélenchon à la patronne du RN, celle-ci gagnerait. Et haut la main.

« Madame Tussauds » ou le goût de l’épouvante

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Le musée de cire londonien fondé en 1835 par la Française Marie Tussaud (1761-1850) attire chaque année près de 2,5 millions de visiteurs du monde entier.


Rachetée en 2019 par Blackstone, l’un des plus grands fonds d’investissement du monde, l’attraction continue d’essaimer de par le monde avec l’ouverture d’une vingtaine de musées dans différents pays. Cependant, au-delà du glamour des célébrités du moment qui se pressent pour avoir leur mannequin de cire plus vrai que nature exposé dans la collection du musée, l’histoire de cette entreprise florissante est sous-tendue par l’occulte et le macabre.

Bourreaux de père en fils

Marie Tussaud, née Anna Maria Grossholtz, est issue d’une lignée de bourreaux de père en fils installée à Strasbourg. La charge d’exécuteur public créée officiellement en France au XIIIème siècle est teintée d’infâmie dès le début. Les bourreaux sont naturellement ostracisés par le reste de la population et deviennent des parias. Ils vivent à la périphérie des villes et sont obligés de porter un vêtement distinctif qui permet de les repérer. Véritables parias, ils n’ont souvent pas d’autre choix que de marier leur progéniture à d’autres enfants de bourreaux et de passer en héritage leur lourde charge à leurs descendants. Des dynasties de bourreaux apparaissent ainsi au fil des siècles dans certaines régions de France telles que l’Alsace. Mademoiselle Grossholtz échappera à ce sort peu enviable en épousant, hors de la corporation des bourreaux, l’ingénieur François Tussaud, après maintes péripéties.

Née et élevée à Berne par son oncle, le médecin Philippe Curtius, concepteur de mannequins en cire servant à enseigner l’anatomie aux étudiants en médecine, elle apprend avec lui l’art du modelage de la cire et confectionne des masques mortuaires. Puis elle le suit à Paris lorsqu’il ouvre sur le Boulevard du Temple, une galerie où cohabitent une collection mondaine de mannequins de cire à l’effigie des grands personnages du Royaume de France et une « caverne des voleurs », qui met en scène les plus grands criminels de l’époque. Cette attraction originale remporte un succès grandissant auprès de tous les Parisiens.

Londres. Wikimedia commons

Pendant la Révolution, Marie et son oncle répondent assidûment aux demandes de l’Assemblée constituante pour confectionner des masques de cire à la gloire des héros de l’époque. L’année 1793 marque un tournant sanglant. A partir de la décapitation de Louis XVI en janvier 1793, la France plonge rapidement dans la Terreur. Marie-Antoinette est décapitée en octobre de la même année. Dans ce bain de sang, Marie se retrouve obligée de modeler des masques mortuaires sur des têtes sanguinolentes de victimes fraîchement guillotinées. En 1802, alors mère de famille et héritière des galeries de cire de feu son oncle Curtius, elle va néanmoins tenter sa chance à Londres en suivant l’occultiste Paul de Philipstahl en Angleterre. Adepte de spiritisme et d’ésotérisme, ce personnage louche l’entraîne dans des tournées itinérantes, où elle montre son savoir-faire en exposant des mannequins dans le genre horrifique. En 1835, après 27 ans sur les routes anglaises, Marie Tussaud loue un hall d’exposition à Londres sur Baker Street, et elle y fonde le fameux musée qu’elle gérera d’une main de fer avec l’aide de ses deux fils. Elle y applique dès le début la même recette infaillible auprès du public qu’à Paris, en exposant tout à la fois des personnages illustres (même la Reine Victoria accepta d’y voir figurer son mannequin de cire !) d’une part, et les grands criminels du Royaume condamnés à des châtiments effroyables, dont les mannequins se mêlent aux têtes et aux corps en cire des suppliciés de la Révolution française d’autre part.

Un succès commercial qui ne se dément pas

Près de deux siècles après, force est de constater que la même recette commerciale continue de faire ses preuves et d’attirer massivement les foules qui, après avoir acquitté au guichet une substantielle somme d’argent, se pressent au portillon et consentent à attendre trois heures dans la file d’attente pour faire des selfies aux côtés des effigies en cire de la famille royale, de Leonardo DiCaprio ou de quelque 150 « people ». Ils peuvent également choisir de descendre aux enfers dans les oubliettes du musée, où une exposition psychologiquement déstabilisante – d’ailleurs interdite aux personnes de moins de 16 ans, aux malades cardiaques et aux femmes enceintes – met en scène les sévices infligés à leurs victimes par les pires serial killers de notre temps.

Au vu d’un tel succès, on peut supposer que cet engouement pour le genre macabre a encore de beaux jours devant lui tant notre époque s’avère de plus en plus chaotique, notamment dans ses échelles de valeurs.

Top Chronos!

Le prix Chronos récompense chaque année un livre plébiscité par des patients d’Ehpad et un autre par… des écoliers. Sous l’égide de la Fondation nationale de gérontologie, cette initiative inclusive souhaite redorer l’image des personnes âgées auprès du jeune public, quitte à le priver de son enfance.


La scène est saisissante. Sur l’estrade d’un amphithéâtre de l’université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle, ce 19 juin 2023, se trouve tout ce que notre pays compte de forces vives : une ex-gérontologue fondatrice d’un prix de littérature intergénérationnelle, une maîtresse de conférence en « Gender Studies », directrice adjointe d’UFR, autrice de publications phares sur l’exotisation du masculin et les résistances écoféministes, deux président.e.s, l’un de l’Uniopss, l’autre de la commission d’action sociale de la CNAV, et une représentante de la Fondation Médéric Alzheimer. Au premier rang du public, noyés dans des sièges de faqueux, de jeunes jurés de 8-9 ans d’une classe d’école élémentaire venus assister à la remise du prix Chronos 2023.

Les enfants invités à prendre part à la « co-construction » du monde de leurs aînés

Créé en 1996 par la Fondation nationale de gérontologie, le prix Chronos de littérature est un prix de lecteurs. Aux deux bouts de l’axe chronologique, les très jeunes, les très vieux et leurs aidants, votent dans les écoles et les Ehpad pour leur livre préféré. Le thème commun aux ouvrages sélectionnés est un thème d’avenir : la vieillesse et le regard que les plus jeunes sont priés de porter sur le grand âge dans une société autolabellisée anti-âgiste qui facture 4,30 euros les trois repas quotidiens de ses parents en maison de retraite et environ 12 euros un album lauréat du prix Chronos à destination de ses enfants. Au rayon jeunesse de nos librairies, on trouvera donc les grands gagnants de l’année 2023, estampillés « sénile friendly » : Tu te souviens de moi ?, Papy Bedon, Tonton Schlingueur, etc., ainsi qu’une bande dessinée destinée à un public dit de « grands adolescents et jeunes adultes », Le Plongeon,sorte d’immersion glaçante en Ehpad avec, en toile de fond, la déchéance physique de ses résidents, leur solitude, leur grande tristesse et leurs petites joies facétieuses. L’auteur de ce dernier ouvrage s’est d’ailleurs voulu rassurant auprès du jeune public de 9 ans : « Certains ont pensé que j’avais mis en scène un suicide collectif dans la scène finale, mais pas du tout. » Nous voilà rassurés.

A lire aussi, du même auteur: Kevin, Mattéo, Marcel Proust et les autres

Le prix Chronos entend« faire réfléchir les jurés sur le parcours de vie et la valeur de tous les âges »,« encourager le développement des relations intergénérationnelles »,« développer le goût de la lecture chez les jeunes » et « promouvoir la rédaction, l’illustration et l’édition d’ouvrages abordant la thématique “grandir-vieillir” ». Un beau programme pédagogico-inclusif-briseur-de tabous-liés-à-l’âge, rédigé – en toute cohérence d’ailleurs – dans un français alzheimerisé, oublieux de sa propre syntaxe et de son vocabulaire : « parcours de vie »,« thématique grandir-vieillir », « décomplexer face à l’acte de lecture » ; les lésions cognitives de notre langue commune sont aujourd’hui la forme de sénilité la plus préoccupante.

C’est à cette nouvelle métastase du vivre-ensemble que sont conviés les enfants. Qu’ils aient encore des grands-parents ne change rien à l’affaire : on n’est pas à la Sorbonne-Nouvelle pour parler de liens familiaux et le prix Chronos n’a que faire de L’Art d’être grand-père de Victor Hugo. On est là pour parler intergénérationnel, situation de vulnérabilité, perte d’autonomie et revalorisation de l’image des personnes âgées.Dans ce bain septicémique du lexique inclusif trans-âge, des phrases plus atterrantes que d’autres encore s’adressent cette fois directement au jeune public du premier rang : « Les enfants, vous savez ce que c’est que la retraite ? » ;« Est-ce que vous vous êtes déjà sentis trop vieux ? » ; « Vous vous échapperez peut-être vous aussi de votre Ehpad ! » ; « Les enfants, c’est vous qui allez éduquer vos parents. »Cette dernière phrase, leurs grands-parents – justement– l’ont probablement déjà entendue, « à l’époque ». Ces enfants la retrouveront peut-être un jour en cours d’histoire, s’ils abordent la Révolution culturelle chinoise.

La vieillesse ne concerne pas l’enfance. Elle est cette autre rive du temps, lointaine et étrangère. Pour un enfant, il y a d’un côté les grands-parents, et de l’autre les vieux qui, collectivement, ne représentent rien – n’en déplaise à toute cette palanquée de docteurs ès littérature intergénérationnelle qui serinent les gamins avec les Ehpad et labellisent des auteurs qui, au fond, n’ont rien demandé. Curieuse époque que la nôtre : elle interdit les ballons, les billes, les cordes à sauter et les écharpes à l’école, mais insinue que les plus jeunes doivent prendre part à la co-construction du monde de leurs aînés. Jugés trop immatures pour ne pas avaler un sac de billes ou pour ne pas étrangler leurs camarades avec une écharpe, on estime en revanche qu’ils sont en âge de comprendre la maladie d’Alzheimer et les difficultés des seniors. Profanateurs de leur nécessaire indifférence et de leurs saines moqueries, nous leur léguons en avance sur le calendrier les responsabilités qui nous incombent et leur faisons don de notre monde avant même qu’ils aient pleinement exploré le leur. Sensibilisés à tout, à l’écologie, à leur empreinte carbone, au « nutriscore » de leur paquet de céréales, à la philanthropie –on parlait encore d’amitié il n’y a pas si longtemps –, aux défaillances cognitives des personnes âgées, ils finiront par ne plus être sensibles à rien. Ils ont déjà commencé : l’explosion du harcèlement scolaire est un bien cruel démenti à tout ce fatras de niaiseries. Laissons-les se moquer des vieux, faisons-leur regarder Les Nouveaux Monstres(1977) de Dino Risi, L’Argent de la vieille (1972) de Luigi Comencini et donnons le prix Chronos à « La Grande », cette vieille féroce et sans pitié de La Terre d’Émile Zola. Ils en aimeront davantage leurs aînés, et ils diront bien assez vite, comme Hermann Hesse dans son Éloge de la vieillesse (1952) : « Demain, après-demain, bientôt, très bientôt, je serai autre… »

Le Mexique en perdition?

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Ester Expósito dans "Lost In The Night (Perdidos en la noche)" © Paname Distribution

Perdidos en la noche, quatrième long métrage du cinéaste mexicain Pascal Escalante (La région sauvage, Narcos, Los Bastardos) : une révélation !

En guise de prologue, l’assassinat d’une activiste écologiste en lutte contre l’industrie minière qui saccage l’environnement dans une région reculée du Mexique. La police corrompue est partie prenante de cet enlèvement et de cette disparition. Traumatisé par ce crime impuni, le fils de la victime, Emiliano, journalier sur un chantier, n’a de cesse de retrouver la dépouille de sa mère, que ses ravisseurs ont enterrée quelque part – mais où ?

Clivages sociaux abyssaux

Trois ans ont passé. Au bord du lac, une vaste maison contemporaine aux allures de bunker ajouré abrite une famille apparemment nantie –  le père, Rigoberto, est un plasticien déjanté, étrangement nippé et coiffé iroquois, qui jouit manifestement d’une certaine cote sur le marché ; Barbara, la mère, artiste cosmopolite, coquette dominatrice et fantasque, se fait semble-t-il volontiers lifter le visage à Madrid ; Monica, sa fille d’un autre lit, est une influenceuse rivée à son smartphone. Ce petit monde de riches vit en confortable autarcie, à bonne distance du peuple. Mais le jeune Emiliano, qui n’a pas fait son deuil de la tragédie maternelle et poursuit inlassablement son enquête, parvient à se faire embaucher comme homme à tout faire chez Rigoberto, qu’il soupçonne de cacher le cadavre dans sa propriété, pourquoi pas dans la citerne du jardin… Tandis que, dans ce Mexique aux clivages sociaux décidément abyssaux, une violence larvée circule entre gangs d’adolescents tatoués et surarmés, police véreuse, sectes évangélistes, telles les « Aluxes », fanatiques que Rigoberto accuse de rapts et d’abus sexuels sur des enfants…


L’alchimie de ce scénario à entrées multiples fonctionne à la perfection, déjouant toutes les attentes du spectateur, bifurquant continûment dans l’improbable, sur un fond d’ironie acide et de sarcasme réjouissants (en particulier sur le statut moral et socio-économique de ce qu’il est convenu d’appeler « l’art contemporain » – n’en disons pas plus). Jusqu’au climax vertigineux où se révèle la noirceur absolue du genre humain, revers de la pureté angélique propre au héros, Emiliano, et à son attendrissante petite amie. Ensorcelant, agencé avec une virtuosité remarquable, filmé avec un sens aiguisé du cadrage, du tempo, du chromatisme et du détail concret, Lost in the night doit également beaucoup au jeu infaillible de ses acteurs, à commencer par Juan Daniel García Treviño dans le rôle d’Emiliano.

Photogénique Juan Daniel García Treviño

À 23 ans, Treviño, touche-à-tout photogénique (cadreur, chanteur, percussionniste, mannequin…) lancé dès ses 16 ans par sa performance dans le film de Fernando Frias diffusé sur Netflix Je ne suis plus là, a l’étoffe d’une star : qu’on se le dise ! Quant à la Madrilène Ester Expósito, interprète ici de la fille de Carmen, elle est déjà une star… sur Instagram. Et l’héroïne, en outre, de la série Elite – toujours Netflix. Comme quoi, la réalité dépasse souvent la fiction. D’ailleurs, Escalante a tourné Perdidos en la noche à Guanajato, patelin situé dans l’une des zones les plus dangereuses du Mexique. Dios mio, que pais !

Juan Daniel García Treviño Photo: Paname Distrib.

Lost in the Night / Perdidos en la noche.  Film de Pascal Escalante. Avec Juan Daniel García Treviño (Emiliano), Ester Expósito (Mónica Aldama), Bárbara Mori (Carmen Aldama) Fernando Bonilla (Rigoberto), Mafer Osio (Jazmin). Mexique. En salles le 4 octobre 2023.  Durée: 2h02.

Le temps béni du populo

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Coluche et Michel Sardou dans les studios d’Europe 1, 14 décembre 1985. © CHESNOT/SIPA

Les saillies de Juliette Armanet à l’encontre de Michel Sardou révèlent le mépris des bobos pour ce qui plaît au peuple, prolophobie visant directement cette « France d’avant », pas si lointaine, où une culture homogène baignait Paris et sa province. Cette nouvelle querelle des anciens et des modernes oppose la variété et les traditions locales à la culture globalisée.


La chanteuse à la mode révélée par Le Dernier Jour du disco s’en est violemment pris au tube de Michel Sardou sorti en 1981 –elle n’était pas encore née –, Les lacs du Connemara. Ce tube a fait découvrir la « musique celtique » au grand public français, Tri Yann étant alors encore confidentiel. Juliette Armanet a qualifié ce tube de musique « sectaire », « immonde » et « de droite »– les Irlandais apprécieront. C’est l’ultime réplique des insultes adressées à Michel Sardou dès les années 1970 par les médias les plus à gauche pour ses positions jugées droitières et nationales. Mais cela rappelle aussi d’autres insultes passées, lancées par des chroniqueurs contre le Festival interceltique de Lorient ou Nolwenn Leroy, révélant une sourde haine contre ce rare segment de la culture populaire traditionnelle ayant survécu au xxe siècle dans notre pays. BHL avait donné le la dès 1985 dans son célèbre entretien à Globe en s’emportant contre « béret et binious », un enjeu majeur !

La France, qu’est-ce qu’il en reste?

Il est probable que la diffusion récurrente des Lacs du Connemara dans les bars, les soirées, les mariages, les boîtes de nuit… et l’adoption de cette chanson très populaire – 54 millions d’auditions sur Spotify – par les élèves de plusieurs grandes écoles – HEC comprise – comme hymne officiel d’une promotion ou d’une activité, aient fini d’exaspérer notre chanteuse. D’autant plus que, partout, les premières notes du morceau déclenchent une ruée des foules sur la piste de dance, donnant lieu à de joyeuses effusions collectives.

Cette hostilité radicale affichée concerne moins la musique celto-irlandaise transplantée en France par Sardou, le chanteur « populaire » aux 350 chansons, que le public français auquel s’adresse depuis plus d’un demi-siècle ce chanteur national. Que reste-t-il de la France de la fin du xxe siècle– ce monde d’avant –, décor de notre jeunesse, au-delà des caricatures méprisantes et des haines recuites des enfants de la mondialisation ? Les chansons de Michel Sardou sont une sorte de butte-témoin du xxe siècle, d’autant plus intrigante et « inquiétante » pour ses détracteurs que les jeunes générations – Français populaires ou enfants de bourgeois –, entre deux morceaux de rap, en perpétuent le succès et la présence.

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Il y a longtemps que les élites de la culture subventionnée regardent avec aversion le « vieux pays » et son peuple de « citoyens », peu à peu convertis à la culture du showbiz au cours du xxe siècle. Par dépit ou malveillance, la génération qui n’a pas connu la France des travailleurs et des familles d’avant la mondialisation, à la fois populaire et égalitaire, tant à Paris qu’en province, et de culture homogène, y cherche les traces d’un communautarisme blanc imaginaire, qu’elle perçoit comme raciste, chauvin et haineux.

Prolophobie

Tout a déjà été dit sur cette prolophobie déguisée en traque du « beauf » par ceux-là mêmes qui – souvent d’origine modeste – vivent dans le reniement et la honte de leurs origines paysannes, ouvrières ou populaires. Les barrières de la distinction sociale les ayant hissés sur le devant de la scène artistique ou culturelle française, il leur paraît de bon aloi de renier ce qu’ils furent enfants, pour se faire adouber dans le monde aseptisé et autocentré des élites. Cette « savonnette à vilain » du xxie siècle est une vieille lune psychologique et sociologique, dont Annie Ernaux a porté l’exercice au paroxysme. Cela a donné La Gauche sans le peuple (Éric Conan, 2004), ou« la gauche contre le peuple » (feu Hervé Algalarrondo, 2002). Avant les Deschiens, triste série qui suintait le mépris de classe pour les pauvres et les gens modestes– en attendant les sous-chiens de Bouteldja –, le regretté Cabus en avait fourni l’archétype à travers son« beauf », créé en 1973 dans Charlie Hebdo, que le site de la FNAC présente ainsi : « L’archétype du Français râleur, raciste, violent, odieux en toutes circonstances » (il faudrait ajouter sale et alcoolique…).

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Or ce grand chanteur à succès a produit des centaines de chansons à l’attention de ce peuple de Français méprisés. Ce même peuple les plébiscite et les fredonne pendant des décennies –l’homme a vendu plus de 100 millions d’albums, record national. Les thèmes de ses chansons forment la matrice de la vie et de la culture nationales : La Maladie d’amour, Le Rire du sergent, Les Bals populaires, Les Vieux Mariés, J’habite en France, La Rivière de notre enfance, Le Curé, Le Bac G, Les Noces de mon père, Verdun, Marie ma belle, Le France, Une fille aux yeux clairs, En chantant, Les Deux Écoles, Le Cinéma d’Audiard, Danton, La Maison des vacances, Français, Marie-Jeanne, Carcassonne, Être une femme, Les Années trente, Je viens du Sud, Mon dernier rêve sera pour toi, Le Surveillant général, Je vais t’aimer… Un tel programme est d’autant plus étranger à notre chanteuse que nos chères élites autoproclamées croyaient en avoir fini avec un peuple et un pays érigés en boucs émissaires des crimes et des tragédies du xxe siècle, et que l’on a voulu faire taire une fois pour toutes.

Rappelons le traitement de choc qu’il a subi, et comment on a tenté d’en finir avec lui : un discrédit général jeté sur sa culture et ses pratiques sociales (langues régionales, catholicisme, civilité, bonne formation scolaire, etc.) ; l’éradication des métiers et des filières de production les plus anciennes (industrie, agriculture, services publics structurés et efficaces) ; et enfin le changement, (ironiquement) théorisé par Brecht (il faut «dissoudre le peuple »), instauré dans les nouveaux « quartiers populaires » des villes, qui accueillent une partie des 19 millions d’étrangers ou néo-Français résidents dénombrés par l’Insee sur trois générations.

Sardou a beau avoir ouvert sa discographie aux langues, cultures et pays extérieurs (Les Ricains, Musulmanes, Le Connemara, Domenico, Afrique adieu…), jamais il ne fera oublier son passif de « chanteur populaire du peuple français ». Dans l’un de ses premiers tubes de 1970, « l’ouvrier parisien » – qui existait encore – des Bals populaires, « la casquette en arrière », s’amusant« à boire (et reboire) un bon coup », en rigolant « sur des airs populaires », avait scellé son sort d’infréquentable.

Une preuve accablante

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Alexandre Vialatte (1901-1971) © Document reference 079_IMG0800091068. Byline / Source / Credit Aimé Dartus / Ina

Je m’approchai de la fenêtre donnant sur la rue, écartai à peine le lourd rideau. L’homme était toujours là. Appuyé contre le mur d’en face. Dissimulé derrière un journal déployé, il affectait la nonchalance de celui qu’aucune tâche précise ne requiert et qui peut se permettre de prendre le temps de flâner. Une attitude étudiée, qui ne trompait personne. Surtout pas moi. Il y avait plusieurs jours que je l’avais repéré. Lui ou un de ses complices, car ils se relayaient pour surveiller mon immeuble sans relâche. Sans prendre, du reste, de précautions excessives : sauf à être né de la dernière pluie, il ne faisait de doute pour quiconque qu’ils étaient en faction. A coup sûr en service commandé. Mais commandé par qui ?

Au début, la question m’avait taraudé. Et puis j’avais fini par ne plus me la poser. Il se passait tant de choses dans notre monde incertain que j’avais décidé, plus ou moins consciemment, de vivre, en toute simplicité. Sans chercher à trouver un sens à des événements qui me dépassaient. Et desquels, n’en déplaise à Cocteau, je n’avais nulle envie de feindre d’être l’organisateur.

Je repoussai doucement le rideau et m’apprêtai à regagner mon bureau lorsque la sonnette de l’entrée retentit. Un appel prolongé, insistant. Non une sollicitation, mais une invite. Négligeant le judas qui m’eût permis d’identifier mon visiteur (une prescience m’informait déjà de sa fonction, sinon de son identité), j’ouvris la porte de chêne massif. Il glissa son pied avec promptitude pour m’empêcher de la refermer. Un classique du genre. Déjà, il sortait de son portefeuille une carte barrée de tricolore. La brandissait sous mon nez.

« Monsieur Moudenc ? Inspecteur Dumesnil, de la Police nationale. J’aimerais vous poser quelques questions. »

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Sans attendre ma réponse, il avait déjà pénétré dans l’appartement, promenant son regard sur les tableaux qui ornaient le vestibule. Un autoportrait au fusain d’Albert Paraz, des lithographies de Léonor Fini, une gouache de Jeanne Hébuterne, la maîtresse de Modigliani. Rien pour retenir longtemps ce petit homme poupin, tout en rondeurs. Il semblait du reste pressé d’aller droit au but. Mon bureau était resté ouvert. Je lui désignai un fauteuil dans lequel il s’affala sans se faire prier.

«  Vous devinez, n’est-ce pas, l’objet de ma visite ? »

Devant mon air ébahi, il crut bon d’ajouter :

« Non, je vous en prie, pas de dénégations. Vous commencez tous par nier l’évidence, et puis… »

Un long soupir. Tout en parlant, il avait tiré de sa poche un calepin à la couverture spiralée qu’il faisait mine de consulter.

« Vous avez joué avec le feu, Monsieur Moudenc. C’est ainsi qu’on finit par se brûler. De nos jours, la police sait tout. Ou, du moins, a la possibilité de tout savoir. Ecoutes téléphoniques, interception de messages sur Internet, consultation des sites souvent visités… Sans compter les dénonciations, les témoignages spontanés – ou sollicités… »

Un sourire fugitif découvrit, sur sa face rougeaude, deux canines monstrueuses. Démesurées. Celles d’un carnassier tout entier à sa proie attaché.

« Aucune chance d’y échapper. De nous échapper. Et l’état d’urgence justifie tout, ou presque. Ainsi, ce ne sont pas des aveux que j’attends de vous. Plutôt la confirmation de ce que je sais déjà.

 –  Mais enfin, hasardai-je, puis-je savoir… »

Il m’interrompit d’un geste.

« Les questions, c’est moi qui les pose. Vous connaissez bien un certain Bertrand Fossati, avec qui vous correspondez régulièrement par e-mail et par téléphone. Inutile de nier. Vos échanges épistolaires, codés le plus souvent, sont en cours de décryptage. Il y est souvent question d’individus dont je suppose que ce sont des connaissances communes. »

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Il feuilleta son calepin, trouva enfin la bonne page :

« Voyons voir… Blondin Antoine, Laurent Jacques, Nimier Roger, Déon Michel… Un certain Aymé Marcel… Céline Louis-Ferdinand…  Vous en parlez souvent ensemble. Leur identification est en cours. Car tout cela, convenez-en, sent le pseudo à plein nez. »

Je me retins d’éclater de rire.

« Mais enfin, Monsieur l’Inspecteur, vous plaisantez, je suppose ! »

Son visage se figea. Ses petits yeux porcins me fixèrent avec intensité.

« N’aggravez pas votre cas. Le complot n’est pas encore prouvé, mais il est manifeste. Car vous complotez, monsieur Moudenc. C’est indubitable. J’irai même plus loin : vous préparez un attentat en liaison avec une organisation terroriste dont nous connaissons déjà le cerveau. Un certain Vialatte. Alexandre, de son prénom.

– Vialatte ? Que vient faire Vialatte là-dedans ? »

D’un ton péremptoire et comme pour confirmer son triomphe, il déclama :

« Et c’est ainsi qu’Allah est grand, comme écrit, en conclusion de chacun de ses écrits, Alexandre Vialatte. Ce sont les termes que vous employez dans votre dernier message adressé à Fossati. Quelle imprudence, monsieur Moudenc ! Quelle imprudence ! Dès à présent, considérez-vous en état d’arrestation. Vous pouvez, si vous le désirez, en informer d’ores et déjà votre avocat. »

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Mon père ce héros

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Jean-Marie Baron D.R.

Dans son nouveau livre, Jean-Marie Baron brosse le portrait de son père, un personnage haut en couleurs qui a traversé avec panache le XXe siècle. Un goût de l’aventure partagé par son fils…


La vie réserve à certains des destins hors du commun, des surprises et des réussites que les romanciers les plus chevronnés n’oseraient imaginer pour leurs propres personnages. Ainsi en a-t-il été pour François Baron (1900-1980) qui, avant d’être le dernier gouverneur de l’Inde française, a été compagnon de route des surréalistes dans le Paris des années Vingt (il figure en bonne place sur la photo historique de la Centrale surréaliste par Man Ray en 1924), puis administrateur des colonies à Dakar et à Mopti, sur les rives du Niger.

Il est administrateur de Chandernagor lorsqu’il entend l’Appel du 18-juin. Et il est le premier Français de l’étranger à y répondre. Le voici happé une nouvelle fois par l’histoire. C’est en tant que délégué général de la France libre pour tout l’Extrême-Orient qu’il est dès lors basé à Singapour. Au bar de l’hôtel Raffles, il passe ses soirées avec Hemingway à se remémorer leurs amis de Montparnasse ; mais après Pearl Harbour, il se trouve là aux premières loges pour constater la progression fulgurante des armées nippones alliées de l’Allemagne – Philippines, Pacifique sud, Malaisie… Sa tête est mise à prix par les Japonais et s’il échappe de peu à un empoisonnement à la strychnine c’est, selon lui, grâce à son addiction à l’opium ! Un contrepoison…

L’objectif est désormais de rejoindre le Général à Londres. Et la route la plus sûre n’est pas la plus courte : son périple le mène à Calcutta, Bombay, Djibouti, Le Caire puis Alger. Arrivé dans la capitale britannique, il se noue d’amitié avec Joseph Kessel et Maurice Druon. Tout en raillant avec bienveillance « leur Marseillaise », François Baron les aide à achever Le Chant des partisans

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En 1945, retour en Inde. Gouverneur de Pondichéry, il sent encore que le sens de l’histoire va bientôt tourner. Il entretient d’excellentes relations avec Nehru et entame ce qu’il considère comme sa « dernière et grande aventure », spirituelle cette fois, en devenant disciple du sage et philosophe indien Sri Aurobindo.

Jean-Marie Baron a une dizaine d’années lorsqu’il est envoyé chez son père, en son palais du Gouverneur, au début des années 1960. Premier séjour dans ce « monde à l’envers, sans doute le plus dépaysant de tous où, lorsqu’on croit comprendre, saisir, toucher du doigt, on se heurte à l’intangible. Un monde grouillant de bruit et de fureur mais qui s’inscrit dans une autre mesure du temps. Un monde, enfin, où les gens qui passent dans la rue sont les mêmes, depuis mille ans, que ceux qui ornent les fresques des temples, où le mendiant le plus scrofuleux sait que la vie n’est qu’un passage et que les dieux font le reste… »

Le fils du gouverneur n’a pas à faire la guerre, mais il a de la route à faire. En Inde bien sûr, mais aussi au Pakistan, en Afghanistan, jusqu’à Hong-Kong et New York.

Cet univers d’hommes et de héros, de soldats et d’uniformes, est traversé par deux femmes. Celle que l’on appelle mystérieusement la « Mère de l’ashram de Pondichéry », Mirra Alfassa ; et Carmen, la mère de l’auteur qui, malgré ses origines basques et mexicaines, a été la plus parisienne des Parisiennes. Intime de Christian Dior, elle a créé ses premières boutiques, mais ce sont là d’autres aventures familiales.  

Le fils du Gouverneur, de Jean-Marie Baron, Éditions Baker Street, 2023. Jean-Marie Baron signera son livre à l’occasion du festival Lumexplore, à La Ciotat, du 20 au 24 septembre.

Yassine Belattar: splendeurs et misères d’un courtisan

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Alexis Corbiere et Yassine Belattar à un rassemblement pour Carlos Martens Bilongo, Paris, 4 novembre 2022 © ISA HARSIN/SIPA

Avant que la Nupes ne s’amourache du sinistre Médine – que nous mettons en couverture du magazine – d’Assa Traoré ou du «petit ange» Nahel, le progressiste Emmanuel Macron, de son côté, avait fait du comique crypto-islamiste Yassine Belattar son «Monsieur banlieue»… Le joyeux drille vient d’être condamné à quatre mois de prison avec sursis et obligation de soins pour « menaces de mort et de crimes » par la justice. Portrait.


Depuis la réélection d’Emmanuel Macron, l’humoriste Yassine Belattar s’était fait singulièrement discret. Sa dernière poussée d’hubris remontait à la campagne présidentielle de 2022. Il avait alors donné de la voix et occupé le terrain, notamment le plateau de « Balance ton post », avec la redoutable efficacité qu’on lui connaît. Gagné par la fièvre électorale, le troubadour franco-marocain qui avait reconnu en notre chef de l’État son semblable, « son frère », s’était alors lancé dans la course à la fonction suprême. Il incarnait, il n’en doutait pas, « la jeunesse issue de la diversité » et se posait alors en inexpugnable rempart anti-Zemmour. C’était sans compter pourtant avec les partisans de l’extrême droite. Farouches et déterminés, ils lui livrèrent un combat sans merci pour l’intimider, le bouter hors des ondes et lui fermer les salles de spectacle. Parce qu’il craignait d’y laisser jusqu’à la vie, le sage sut renoncer à son destin politique pour se replier sur ces paroles solennelles qui sonnèrent comme un glas : « L’acte symbolique est de me retirer. »

Un passage en politique trop court !

Alors que l’actualité judiciaire remet sur le devant de la scène ce sympathique garçon censé vendre du rêve à une partie de « nos jeunes », nous espérons ruinées toutes ses velléités de retour sur la scène politique. Puisse ce personnage hâbleur qui n’a cessé d’avancer ses pions idéologiques avoir définitivement perdu son aura. Il y a quelques années, déjà, sans succès, l’auteur des « Guignols de l’info » (Bruno Gaccio) avait déposé une première plainte contre l’histrion passé par la chaîne LCI. Aujourd’hui, le voici condamné par le tribunal correctionnel de Paris pour « menaces de mort », « menaces de crimes », « envoi réitéré de messages malveillants et harcèlement moral » à l’encontre de plusieurs personnalités du monde du spectacle. Il est maintenant de notoriété publique que le bougre a la parole percutante et l’argument frappant. Quatre mois d’emprisonnement avec sursis, donc, pour Yassine Belattar : les faits de menaces de mort et de crimes vis-à-vis du metteur en scène et scénariste Kader Aoun dont il s’est rendu coupable sont « établis et objectivés » par les enregistrements de plusieurs appels téléphoniques. C’est peu cher payé, mais, c’est indéniablement un bon début. L’amuseur devra aussi verser 500 euros de dommages-intérêts au comédien Kevin Razy qu’il aurait également harcelé. Cette condamnation est assortie d’une obligation de soins et d’une interdiction formelle de rencontrer les victimes. Notre « modèle inspirant » pour « la jeunesse issue de la diversité » est aussi un proche d’Emmanuel Macron, tout comme Alexandre Benalla. Lui aussi, en son temps, frappa plus que les esprits. Il semblerait que le chef de l’État se soit fait une spécialité d’afficher les amitiés les plus improbables croyant ainsi s’attirer la sympathie d’une jeunesse issue de l’immigration. On en est désolé pour elle parce que cette jeunesse mérite d’autres porte-parole que des rouleurs de mécaniques sans scrupules et forts en gueule. Ces bateleurs ne font que la cantonner dans un rôle victimaire pour servir leur seule ambition personnelle.

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Le « Monsieur banlieue » d’Emmanuel Macron

Yassine Belattar n’a pas hésité à abandonner la défroque de l’ancien monde qu’il portait encore en sa jeunesse pour promouvoir l’islam politique susceptible de le mettre sous les projecteurs. Né en 1982, il n’a pas grandi dans une cité mais dans la ville bourgeoise de L’Étang-la-Ville (Yvelines). Il y fut longtemps « le seul arabe du coin », comme il l’a confessé en 2015 à Pascal Boniface, dans un entretien à la Revue internationale et stratégique. C’est simplement à la fin de son adolescence qu’il s’installera aux Mureaux. Avant Dieudonné, ses modèles furent Jean-Marie Bigard et Laurent Gerra, autant dire qu’il n’envisageait pas forcément de défendre le port du voile ou du burqini. C’était sans compter sur l’étiquette « diversité » qu’on n’a pas manqué de lui coller sur le dos. Il a alors flairé que l’estampille ne pouvait que favoriser son ascension dans pays qui se fustige éternellement pour son passé colonial. Sur la radio et à la télévision, il n’aura de cesse que de tourner la France rance en dérision. Dans l’émission les Trente Glorieuses qu’il anime avec Thomas Barbazan, il ironise sur les poilus de la Grande Guerre, raille les prénoms Gontran et Marguerite, applaudit lorsqu’il est question des « soldats » de Dae’ch. Le voici lancé. En 2015, il anime la soirée de gala du Comité contre l’islamophobie en France (CCIF) ; on y plébiscite son humour. « Rire du pire », tel est son credo. Le drôle mettra désormais un point d’honneur à être de toutes les causes douteuses, affichant sans vergogne son communautarisme. Il soutient le rappeur Médine quand celui-ci envisage de se produire au Bataclan et supporte Decathlon dans l’affaire du « hijab de sport ». Sans ciller, il compare le djihadiste à un « gamin qui fout le bordel à un anniversaire » et considère les attentats islamistes en France comme des « faits isolés ». Rien ne l’arrête.

Yassine Belattar et Emmanuel Macron en 2017 © ERIC FEFERBERG / AFP

Ce curriculum vitae n’a pas manqué de séduire le chef de l’État. Il en fit, lors de son premier mandat, son « monsieur banlieue ». Yassine Belattar, heureux de sa bonne fortune, intégra le Conseil présidentiel des villes, instance élyséenne mise en place pour alimenter la réflexion sur la politique à mener dans les quartiers prioritaires.

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Il en démissionna en octobre 2019, après une énième histoire de voile, estimant l’islamophobie qui, selon lui, règne en France jusqu’au sein de l’État, incompatible avec ses convictions. En ces heures les plus sombres, c’est par le truchement de Libération qu’il s’adressa au président, dans une lettre qui visait Jean-Michel Blanquer : « (…) je suis déçu que certains ministres que vous avez choisis ne supportent même pas l’idée de voir une femme voilée sur le territoire. » Dans sa missive, il déclara aussi, prophétique : « La France va connaître une mue communautaire. »  Loué soit le nouveau coup d’arrêt qui vient d’être porté à sa carrière politique.

Que vaut le Bernard Tapie de Netflix?

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Laurent Lafitte et Joséphine Japy © Netflix

Très attendue, la série Netflix consacrée à Bernard Tapie n’a pas déçu. Créée par Olivier Demangel et Tristan Séguéla, fils du célèbre publicitaire Jacques Séguéla qui a été l’ami d’une vie de Tapie, cette œuvre de fiction a déplu à une partie des héritiers de la dynastie. Pourtant, le personnage Bernard Tapie y est traité avec empathie et truculence. Critique.


Bernard Tapie est un personnage historique bien plus important qu’on ne le suppose parfois. Songeons que pour évoquer les années 1980 et le début des années 1990, on parle encore parfois des « années Tapie ». Ce n’est pas rien ! Il faut dire que le personnage est assez unique dans le paysage politico-médiatique français, où se distinguent le plus souvent les intellectuels, les héritiers et les hauts fonctionnaires. Ils sont rares les hommes sortis du rang, venus directement du peuple, qui ont réussi à s’imposer dans nos élites si figées.

Laurent Lafitte convaincant

La route ne fut d’ailleurs pas simple pour le jeune Tapie, comme le montre intelligemment cette fiction biographique. Né modestement dans le 20ème arrondissement de la capitale de parents originaires du Sud-ouest, ce fils d’ouvrier n’aura eu de cesse de suivre ses rêves. D’abord chanteur à minettes, puis pilote de course chez Lotus, Bernard Tapie a aussi connu quelques succès entrepreneuriaux dans les années 1970, développant le magasin d’équipements Cercle N°1, le groupement d’achat Le Club Bleu, ou encore Cœur Assistance avec Maurice Mességué. Ces premiers succès coïncidèrent d’ailleurs avec ses premiers ennuis judiciaires…


Si la série d’Olivier Demangel et Tristan Séguéla prend des libertés avec les faits, ainsi que l’a notamment dénoncé Stéphane Tapie, elle trace néanmoins les grandes lignes et les étapes de l’ascension difficile de Bernard Tapie vers les sommets. Laurent Lafitte interprète d’ailleurs très bien son modèle, lui-même un temps acteur au théâtre ou chez Claude Lelouch. Il réussit à transmettre l’optimisme contagieux et la gouaille irrésistible d’un homme qui ne s’avouait jamais vaincu, se pensait doté d’une baraka hors du commun qui ne devait jamais le quitter. Sous l’homme Tapie se fait jour le petit garçon choyé par ses parents, joueur jusqu’à l’inconscience.

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Ce fut d’ailleurs longtemps vrai. Homme de clan extrêmement protecteur avec ses proches, Bernard Tapie a pu compter sur sa seconde épouse Dominique – incarnée par l’excellente Joséphine Japy – pour s’accomplir. C’est avec elle qu’il a pu devenir le « boss » des années 80, rachetant des entreprises pour un franc symbolique et les rendant de nouveau pérennes. La série de Tristan Séguéla s’attarde notamment sur la prise de possession des usines Wonder, décrivant le rôle joué par le père de l’homme d’affaires, syndicaliste de la CGT qui sut rassurer les ouvriers en leur promettant que leurs emplois resteraient en France.

Plus attiré par la renommée que par l’argent

L’épisode 4 est d’ailleurs brillamment pensé. Après une ellipse, on retrouve Bernard Tapie devenu homme de télévision, précurseur de Donald Trump et Silvio Berlusconi, orchestrant l’enregistrement du premier numéro d’Ambitions – rebaptisé Succès pour les besoins du scénario – d’une main de maître tout en refusant, en partie par lâcheté, d’affronter les employés de Wonder menacés par le chômage. Pourtant, l’homme n’est pas dépeint en capitaliste cruel, mais en égoïste qui se pensait souvent sauveur sans toutefois pouvoir aller au bout des aventures qu’il débutait. Amoureux de lui-même, il aimait au fond bien plus jouir de la renommée que lui apportaient ses réussites que de l’argent qu’il en tirait, sans toutefois renoncer aux plaisirs terrestres.

Bernard Tapie sur le plateau de l’emission « Ambitions » sur TF1, 1987 © CHEVALIN/TF1/SIPA Numéro de reportage : TF135000439_000015

Toute sa vie, ce titi s’est battu pour être reconnu à sa valeur, pour « niquer » les grands qui le méprisaient. La série bascule d’ailleurs d’un registre laudateur à un registre tragique sur la fin, comme si l’ombre pesante de Bernard Tapie finissait par s’effacer, comme si ce fut peut-être pour le mieux qu’il chuta. Elle se conclut par sa plus grande réussite et son plus fatal échec. D’abord, évidemment, les années football où son énergie et sa vista lui permirent d’amener pour la première fois un club français sur le toit du monde. Est-ce cela qui lui donna des ambitions politiques ? Est-ce le charme de Mitterrand qui opéra sur Tapie ? Reste que cet écart ne lui fut pas pardonné. Le début de la fin de Tapie c’est bien la politique. Négligeant ses entreprises, brassant du vent au ministère de la Ville pour des chimères, l’homme des succès n’aurait pas dû se contenter d’une place de second. Il n’aurait dû entrer en politique que pour la place de numéro 1, à l’image justement de Silvio Berlusconi qui a lui réussi à ne jamais être défait – il faut dire qu’il est peut-être plus aisé de s’en sortir de la sorte en Italie, mais passons.

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La scène majeure de cette belle série, tout à fait au niveau des biopics américains, est cet entretien avec Éric de Montgolfier, filmé en clair-obscur comme pour mieux souligner le crépuscule d’un homme exceptionnel, un ogre capable de multiplier l’argent pour mieux le perdre à la fin. Bernard Tapie affronte pour la première fois la réalité qu’il avait cherché à fuir, que ce soit l’affaire Valenciennes ou la faillite d’Adidas. Il entrevoit qu’il n’est qu’un homme, mortel et susceptible de perdre. A-t-il été la victime de multiples machinations ? En partie, mais il n’était pas non plus un saint. Reste au moins un homme, avec ses failles et ses fulgurances, qui a laissé une trace profonde dans l’inconscient collectif français des quarante dernières années. Ça n’est pas donné à tout le monde.

Sur Netflix. 7 épisodes de 55 minutes.

Belgique: ce petit guide qui provoque du grabuge à l’école

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Bruxelles, 7 septembre 2023 © Shutterstock/SIPA

En Wallonie, des militants dénoncent l’emprise du wokisme dans un guide d’éducation « affective et sexuelle ».


Le vote à quasi l’unanimité au parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles du « Guide d’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle » (EVRAS) à l’attention des éducateurs de l’enseignement francophone (primaire et secondaire) a fait de nouveau couler beaucoup d’encre en Belgique. Certaines écoles ont même été vandalisées par des opposants… Ceux-ci sont présentés par la RTBF (Radio-télévision belge francophone) comme des obscurantistes religieux face au progrès laïque… Parmi les manifestants qui se sont retrouvés à Bruxelles, on retrouve il est vrai pas mal d’associations musulmanes et des femmes (mères de famille) voilées, ce qui pose la question du grand écart du néo-progressisme entre islamophilie et pro-LGBT.

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Mais de nombreux parents, même progressistes, peuvent avoir des questionnements légitimes sur ce guide. Rappelons que dans sa première mouture 2022, l’EVRAS estimait normaux les sextos (ces textos à caractère sexuel) et les « nudes » dès l’âge de neuf ans « avec le consentement de l’enfant ». Comme si un être de neuf ans pouvait avoir un libre-arbitre en la matière. Le gosse eût-il envoyé de son propre gré un « nude » à un homme de 60 ans et cet articulet de l’EVRAS relevait tout simplement du droit pénal… Ni la ministre de tutelle ni son cabinet ni son administration n’y ont vu quoi que ce soit de répréhensibles. Sextos et nudes ont été entre-temps supprimés à la demande de plusieurs députés de centre-droit. Cependant, dans sa version 2023, l’EVRAS contient encore de nombreux points litigieux (ici le guide).

Les médias et les progressistes accusent les opposants de verser dans le complotisme

En effet, plutôt que pointer tel ou tel conspirationniste, comme le fait RTBF.be, il suffit en définitive de revenir au texte original de l’EVRAS. Voici ce qu’il postule (parmi d’autres perles) dans sa version amendée de 2023. Rédigé dans une écriture inclusive assez pesante avec, partout, l’utilisation du pronom IEL, les rédacteurs du Guide précisent que leur propos est non hétéro-normatif[1]. Par exemple, que dès 5-8 ans, il faut « prendre conscience que l’identité de genre peut être identique ou différente de celle assignée à la naissance », et connaître « la différence entre identité de genre et sexe biologique ». Dès 5-8 ans, il faut « consolider sa propre identité de genre car il y a une prise de conscience des attentes liées aux stéréotypes. Certains jouets ne seraient pas attribués au genre féminin ou masculin ». Dès 9-11 ans, l’enfant devrait jongler avec un jargon abscons : cisgenre, transgenre, homme, femme, non-binaire, agenre, genre fluide, genre non binaire, lesbienne, gay, bisexuel·le, asexuel·le, pansexuel·le. Le pré-adolescent devrait prendre conscience « qu’il existe dans la société de l’homophobie, de la lesbophobie, de la biphobie, de la transphobie, du sexisme, de l’intersexophobie, et de l’acephobie ». N’est-ce pas un peu jeune ?

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Autre élément particulièrement symptomatique : lorsqu’on tape « garçon » ou « fille » dans le document, il y a zéro occurrence… N’est-ce pas tout de même un peu étrange ? « Homme » apparaît peu et « femme » seulement associé à « femme battue » par exemple.

Bigots réactionnaires…

On sent poindre, entre les lignes du Guide, l’idéologie woke, la révolution culturelle très tendance des « éveillés » à propos de laquelle l’universitaire français Jean-François Braunstein (La religion Woke, Grasset) a dit l’essentiel. « L’enthousiasme qui anime les wokes évoque bien plus les « réveils » religieux protestants américains que la philosophie française des années 70. » Mais, en Belgique, ceux qui mettent en garde contre la seule religion née dans les universités sont inaudibles. Alors qu’il est probable qu’en France, ce Guide aurait suscité un tollé à l’Assemblée nationale. En Belgique, le  système politico-médiatique fait front contre tout récalcitrant. Le Premier ministre belge, le Flamand Alexander De Croo (libéral-libertaire), s’est même porté au secours des autorités politiques francophones. Et il menace :  tous ceux qui « désinforment » sur l’EVRAS pourraient avoir à faire avec la Computer Crime Unit de la Police Fédérale, qui prendra des actions. Bigre, craint-on une menace terroriste ? Personne dans le landerneau journalistique n’ose s’opposer à l’EVRAS. Le directeur de LN24 (principale chaîne d’info en continu), Emmanuel Tourpe, a vite supprimé son tweet critique face à la levée de boucliers de sa rédaction. Questionnez l’EVRAS et vous voilà un bigot réactionnaire !

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Dans la presse belge, de nombreuses cartes blanches sont pourtant parues par le passé, émettant de fermes réserves contre le Guide. Les autorités de tutelle les ont écartées d’un revers de main. Des pédo-psychiatres ont averti du risque d’hyper-sexualisation de l’enfant que contient le Guide EVRAS en filigrane, et du non-respect du temps de latence propre à l’enfance : « Le guide ne propose pas quelques balises, comme il le prétend ; il défend une vision idéologique de l’éducation sexuelle et affective, où chaque enfant jongle avec son genre et sa sexualité, selon son bon désir, pour peu qu’il y ait consentement mutuel entre partenaires (à partir de neuf ans…). » En juillet 2022, le Pr Alain Eraly, professeur émérite de sociologie à l’ULB, temple du libre-examen et de la laïcité, se demandait, dans La Libre Belgique, entouré d’un collectif de pédopsychiatres : «  Est-il justifié et souhaitable de conférer à des enfants et à des adolescents le droit, à partir de leur seul “ressenti”, de changer de genre ? N’instrumentalise-t-on pas le jeune en brandissant envers et contre tout le spectre d’une conviction intime réprimée ? (…) Quelle est la part d’autonomie propre et la part d’influence et de pression des jeunes entre eux dans la formation de cette conviction intime? » On ne retrouve pas suffisamment ce type de réserves dans l’EVRAS. Peut-être en raison de l’absence de médecins cliniciens impliqués dans la rédaction du guide, absence qui a interpellé le député Mouvement Réformateur (centre-droit) Nicolas Janssen. On retrouve, en revanche, à la plume, des émanations de milieux associatifs dont on connaît la force militante.

On pourrait bien sûr gloser sur le fait que 2 x 2 heures d’éducation à la vie sexuelle et affective dans toute une vie d’écolier, en primaire et en secondaire (c’est ce qui est prévu), c’est peu de chose. Et il est vrai que l’école belge francophone obtient des scores catastrophiques aux enquêtes PISA depuis des décennies, et que les vraies priorités sont ailleurs…

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[1] Une approche non-hétéro-normative a pour principe de ne pas considérer le fait d’être hétérosexuel comme étant la norme, allant de soi, comme la référence par défaut et de marginaliser tout ce qui en sort.

Dérouler le tapis rouge à Médine, une stratégie de perdants

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La secrétaire nationale d'EELV Marine Tondelier échange avec Médine aux Journées d'été des écologistes, 24 août 2023. © ISA HARSIN/SIPA

En déroulant le tapis rouge pour Médine, la Nupes reproduit les méthodes clivantes et provocantes du FN des années « point de détail ». La meilleure manière de ne jamais gagner les élections. Qui aurait cru qu’un jour Marine Le Pen serait la grande bénéficiaire d’un jeu de mot antisémite ?


Il aura volé la vedette à tous les politiques qui espéraient faire de cette rentrée 2023 une rampe de lancement personnelle ou un préambule à l’élection européenne à venir. Lui, c’est Médine, un rappeur au succès modeste dont le discours et l’esthétique diffusent les codes d’un islam identitaire. Invité à débattre aux universités d’été d’EELV et de LFI, et à se produire à la Fête de L’Humanité, il est devenu le symbole d’une gauche qui cherche son salut dans le vivier électoral des « jeunes des quartiers » et pense que l’islamo-gauchisme est la bonne canne à pêche. Reste à savoir si la gauche Médine a définitivement fait la peau à la gauche républicaine, et si cette stratégie est une stratégie d’avenir.

Islamo-gauchisme: l’entrisme au sein de l’encadrement des partis reste marginal

Selon l’ancien Premier ministre socialiste Manuel Valls, si la gauche républicaine n’a pas totalement disparu, « la gauche Médine occupe aujourd’hui tout l’espace politique. D’abord parce qu’elle est incarnée. Certes, par un leader – Jean-Luc Mélenchon – qui ne laisse personne exister en dehors de lui. Cependant, il lui donne non seulement une voix et une identité mais aussi un discours et un électorat. Pour autant, la gauche Médine est une gauche sans projet. Toujours obsédée par le Grand Soir, son seul objectif est de créer le chaos, comme si le renversement du système suffisait à établir la justice sociale. » Cette gauche-là n’offre pas de perspectives, elle a juste besoin d’ennemis à désigner.

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Pour un ancien élu national, spécialiste des questions électorales, en revanche, il n’y a pas de gauche Médine : l’islamo-gauchisme n’est qu’un pis-aller clientéliste. Il n’y a pas d’alliance idéologique sur le fond et l’entrisme au sein de l’encadrement des partis reste marginal. Le discours calqué sur celui de l’islam politique permet juste de draguer une communauté musulmane vue comme sous emprise, votant en masse pour le candidat qui reprend leurs revendications. La démarche paraît plutôt cynique, mais il est de bon ton d’habiller cela d’un emballage compassionnel : le clientélisme ne serait que la rançon d’une sensibilité exacerbée aux discriminations. Pour justifier leur défense de certains marqueurs du séparatisme, comme le foulard, ils prétendent qu’en reconnaissant les particularismes culturels, ils favorisent l’intégration des populations concernées.

Pour un autre élu, passé par EELV, « la gauche des années soixante s’est bâtie sur la question de la décolonisation. Beaucoup tenaient pour une gloire le fait d’avoir été porteurs de valises pour le FLN, car ils avaient honte du colonialisme de certains de leurs aînés. Ils culpabilisaient à l’idée de n’avoir pas été du bon côté de l’histoire et trouvaient la rédemption en instruisant le procès de leur pays et de leur culture. Voilà pourquoi le discours des islamistes et des wokes résonne autant dans l’inconscient et la mystique des partis de gauche. »

La gauche Médine le serait donc malgré elle. Par opportunisme et vacuité. Toutefois, pour tous nos interlocuteurs, il s’agit d’un choix stratégique qui condamne la gauche à rester durablement minoritaire. Pourquoi la Nupes s’est-elle enfermée dans cette logique délétère, alors que la seule raison de cette alliance sans véritable programme était justement la promesse de gagner les élections ?

Trop de provocation, pas assez de voix…

Cet ancien collaborateur d’un député qui n’a pas retrouvé son siège y voit un choix dicté par l’urgence : « En 2022, une partie de la gauche avait le couteau sous la gorge. Pour le PS et EELV, seule l’alliance avec Mélenchon aux législatives pouvait permettre de sauver ce qui pouvait encore l’être, c’était existentiel. Quand on se bat pour la survie, prendre le pouvoir est une perspective lointaine. » Pour le spécialiste des questions électorales cité plus haut, cette situation s’expliquerait aussi par un facteur psychologique. Jean-Luc Mélenchon a toujours été minoritaire et cela lui a permis d’exister : « La force de la situation de minorité, c’est qu’elle permet l’outrance, car elle installe l’irresponsabilité. L’inconvénient, c’est que cette démarche protestataire permet rarement l’accès au pouvoir par les urnes. Quand l’union de la gauche se faisait autour d’un PS modéré, le parti allié plus radical donnait un débouché politique à la colère. Quand c’est le parti radical qui domine, la violence dans le fond et la forme du discours l’emporte, la parole modérée est écartée et les électeurs se détournent. » Le positionnement du leader de LFI comme sa personnalité font ainsi penser à ceux de Jean-Marie Le Pen dans les années 1990. Tout le monde le créditait de son talent d’animal politique, tout en considérant que, dans le fond, il préférait le confort d’une radicalité vociférante aux contraintes de l’exercice du pouvoir.

C’est ainsi qu’en pleine crise sociale et économique, qui devrait pourtant la servir, la gauche ne rassemble plus qu’un électeur sur trois.  Et là où le bloc de gauche stagne, le bloc de droite, lui, ne cesse de se renforcer. Or là aussi, c’est le parti situé aux extrêmes qui domine. Avec une différence de taille, pointée par le même interlocuteur : « Le RN joue la notabilisation, là où LFI joue la provocation, cela se voit dans les sondages : Jean-Luc Mélenchon est maintenant considéré comme plus dangereux pour la démocratie que Marine Le Pen. » Et ce n’est certainement pas un flirt avec les fans de Médine qui va changer cette donne.

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Alors la gauche Médine est-elle une impasse ? « D’un point de vue démocratique, sans doute, nous répond Manuel Valls, mais peut-être ce choix de positionnement est-il lié à une réflexion de long terme qui mise sur le changement de génération. On constate chez les jeunes générations une méconnaissance de notre histoire institutionnelle, un moindre attachement à la laïcité et aux valeurs républicaines, une forme de relativisme… Jean-Luc Mélenchon imagine peut-être jouer l’avenir ? »

En attendant, aucun de nos interlocuteurs n’imagine que la gauche pourrait créer la surprise en 2027. Certains pensent que seule la droite peut éviter l’élection de Marine Le Pen, mais tous pressentent que si un deuxième tour devait opposer Jean-Luc Mélenchon à la patronne du RN, celle-ci gagnerait. Et haut la main.

« Madame Tussauds » ou le goût de l’épouvante

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Wuhan, Chine, septembre 2022 © SOPA Images/SIPA

Le musée de cire londonien fondé en 1835 par la Française Marie Tussaud (1761-1850) attire chaque année près de 2,5 millions de visiteurs du monde entier.


Rachetée en 2019 par Blackstone, l’un des plus grands fonds d’investissement du monde, l’attraction continue d’essaimer de par le monde avec l’ouverture d’une vingtaine de musées dans différents pays. Cependant, au-delà du glamour des célébrités du moment qui se pressent pour avoir leur mannequin de cire plus vrai que nature exposé dans la collection du musée, l’histoire de cette entreprise florissante est sous-tendue par l’occulte et le macabre.

Bourreaux de père en fils

Marie Tussaud, née Anna Maria Grossholtz, est issue d’une lignée de bourreaux de père en fils installée à Strasbourg. La charge d’exécuteur public créée officiellement en France au XIIIème siècle est teintée d’infâmie dès le début. Les bourreaux sont naturellement ostracisés par le reste de la population et deviennent des parias. Ils vivent à la périphérie des villes et sont obligés de porter un vêtement distinctif qui permet de les repérer. Véritables parias, ils n’ont souvent pas d’autre choix que de marier leur progéniture à d’autres enfants de bourreaux et de passer en héritage leur lourde charge à leurs descendants. Des dynasties de bourreaux apparaissent ainsi au fil des siècles dans certaines régions de France telles que l’Alsace. Mademoiselle Grossholtz échappera à ce sort peu enviable en épousant, hors de la corporation des bourreaux, l’ingénieur François Tussaud, après maintes péripéties.

Née et élevée à Berne par son oncle, le médecin Philippe Curtius, concepteur de mannequins en cire servant à enseigner l’anatomie aux étudiants en médecine, elle apprend avec lui l’art du modelage de la cire et confectionne des masques mortuaires. Puis elle le suit à Paris lorsqu’il ouvre sur le Boulevard du Temple, une galerie où cohabitent une collection mondaine de mannequins de cire à l’effigie des grands personnages du Royaume de France et une « caverne des voleurs », qui met en scène les plus grands criminels de l’époque. Cette attraction originale remporte un succès grandissant auprès de tous les Parisiens.

Londres. Wikimedia commons

Pendant la Révolution, Marie et son oncle répondent assidûment aux demandes de l’Assemblée constituante pour confectionner des masques de cire à la gloire des héros de l’époque. L’année 1793 marque un tournant sanglant. A partir de la décapitation de Louis XVI en janvier 1793, la France plonge rapidement dans la Terreur. Marie-Antoinette est décapitée en octobre de la même année. Dans ce bain de sang, Marie se retrouve obligée de modeler des masques mortuaires sur des têtes sanguinolentes de victimes fraîchement guillotinées. En 1802, alors mère de famille et héritière des galeries de cire de feu son oncle Curtius, elle va néanmoins tenter sa chance à Londres en suivant l’occultiste Paul de Philipstahl en Angleterre. Adepte de spiritisme et d’ésotérisme, ce personnage louche l’entraîne dans des tournées itinérantes, où elle montre son savoir-faire en exposant des mannequins dans le genre horrifique. En 1835, après 27 ans sur les routes anglaises, Marie Tussaud loue un hall d’exposition à Londres sur Baker Street, et elle y fonde le fameux musée qu’elle gérera d’une main de fer avec l’aide de ses deux fils. Elle y applique dès le début la même recette infaillible auprès du public qu’à Paris, en exposant tout à la fois des personnages illustres (même la Reine Victoria accepta d’y voir figurer son mannequin de cire !) d’une part, et les grands criminels du Royaume condamnés à des châtiments effroyables, dont les mannequins se mêlent aux têtes et aux corps en cire des suppliciés de la Révolution française d’autre part.

Un succès commercial qui ne se dément pas

Près de deux siècles après, force est de constater que la même recette commerciale continue de faire ses preuves et d’attirer massivement les foules qui, après avoir acquitté au guichet une substantielle somme d’argent, se pressent au portillon et consentent à attendre trois heures dans la file d’attente pour faire des selfies aux côtés des effigies en cire de la famille royale, de Leonardo DiCaprio ou de quelque 150 « people ». Ils peuvent également choisir de descendre aux enfers dans les oubliettes du musée, où une exposition psychologiquement déstabilisante – d’ailleurs interdite aux personnes de moins de 16 ans, aux malades cardiaques et aux femmes enceintes – met en scène les sévices infligés à leurs victimes par les pires serial killers de notre temps.

Au vu d’un tel succès, on peut supposer que cet engouement pour le genre macabre a encore de beaux jours devant lui tant notre époque s’avère de plus en plus chaotique, notamment dans ses échelles de valeurs.

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Top Chronos!

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Publicité pour la vie en Ehpad : « leur transmettre la joie de vivre ». Shutterstock

Le prix Chronos récompense chaque année un livre plébiscité par des patients d’Ehpad et un autre par… des écoliers. Sous l’égide de la Fondation nationale de gérontologie, cette initiative inclusive souhaite redorer l’image des personnes âgées auprès du jeune public, quitte à le priver de son enfance.


La scène est saisissante. Sur l’estrade d’un amphithéâtre de l’université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle, ce 19 juin 2023, se trouve tout ce que notre pays compte de forces vives : une ex-gérontologue fondatrice d’un prix de littérature intergénérationnelle, une maîtresse de conférence en « Gender Studies », directrice adjointe d’UFR, autrice de publications phares sur l’exotisation du masculin et les résistances écoféministes, deux président.e.s, l’un de l’Uniopss, l’autre de la commission d’action sociale de la CNAV, et une représentante de la Fondation Médéric Alzheimer. Au premier rang du public, noyés dans des sièges de faqueux, de jeunes jurés de 8-9 ans d’une classe d’école élémentaire venus assister à la remise du prix Chronos 2023.

Les enfants invités à prendre part à la « co-construction » du monde de leurs aînés

Créé en 1996 par la Fondation nationale de gérontologie, le prix Chronos de littérature est un prix de lecteurs. Aux deux bouts de l’axe chronologique, les très jeunes, les très vieux et leurs aidants, votent dans les écoles et les Ehpad pour leur livre préféré. Le thème commun aux ouvrages sélectionnés est un thème d’avenir : la vieillesse et le regard que les plus jeunes sont priés de porter sur le grand âge dans une société autolabellisée anti-âgiste qui facture 4,30 euros les trois repas quotidiens de ses parents en maison de retraite et environ 12 euros un album lauréat du prix Chronos à destination de ses enfants. Au rayon jeunesse de nos librairies, on trouvera donc les grands gagnants de l’année 2023, estampillés « sénile friendly » : Tu te souviens de moi ?, Papy Bedon, Tonton Schlingueur, etc., ainsi qu’une bande dessinée destinée à un public dit de « grands adolescents et jeunes adultes », Le Plongeon,sorte d’immersion glaçante en Ehpad avec, en toile de fond, la déchéance physique de ses résidents, leur solitude, leur grande tristesse et leurs petites joies facétieuses. L’auteur de ce dernier ouvrage s’est d’ailleurs voulu rassurant auprès du jeune public de 9 ans : « Certains ont pensé que j’avais mis en scène un suicide collectif dans la scène finale, mais pas du tout. » Nous voilà rassurés.

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Le prix Chronos entend« faire réfléchir les jurés sur le parcours de vie et la valeur de tous les âges »,« encourager le développement des relations intergénérationnelles »,« développer le goût de la lecture chez les jeunes » et « promouvoir la rédaction, l’illustration et l’édition d’ouvrages abordant la thématique “grandir-vieillir” ». Un beau programme pédagogico-inclusif-briseur-de tabous-liés-à-l’âge, rédigé – en toute cohérence d’ailleurs – dans un français alzheimerisé, oublieux de sa propre syntaxe et de son vocabulaire : « parcours de vie »,« thématique grandir-vieillir », « décomplexer face à l’acte de lecture » ; les lésions cognitives de notre langue commune sont aujourd’hui la forme de sénilité la plus préoccupante.

C’est à cette nouvelle métastase du vivre-ensemble que sont conviés les enfants. Qu’ils aient encore des grands-parents ne change rien à l’affaire : on n’est pas à la Sorbonne-Nouvelle pour parler de liens familiaux et le prix Chronos n’a que faire de L’Art d’être grand-père de Victor Hugo. On est là pour parler intergénérationnel, situation de vulnérabilité, perte d’autonomie et revalorisation de l’image des personnes âgées.Dans ce bain septicémique du lexique inclusif trans-âge, des phrases plus atterrantes que d’autres encore s’adressent cette fois directement au jeune public du premier rang : « Les enfants, vous savez ce que c’est que la retraite ? » ;« Est-ce que vous vous êtes déjà sentis trop vieux ? » ; « Vous vous échapperez peut-être vous aussi de votre Ehpad ! » ; « Les enfants, c’est vous qui allez éduquer vos parents. »Cette dernière phrase, leurs grands-parents – justement– l’ont probablement déjà entendue, « à l’époque ». Ces enfants la retrouveront peut-être un jour en cours d’histoire, s’ils abordent la Révolution culturelle chinoise.

La vieillesse ne concerne pas l’enfance. Elle est cette autre rive du temps, lointaine et étrangère. Pour un enfant, il y a d’un côté les grands-parents, et de l’autre les vieux qui, collectivement, ne représentent rien – n’en déplaise à toute cette palanquée de docteurs ès littérature intergénérationnelle qui serinent les gamins avec les Ehpad et labellisent des auteurs qui, au fond, n’ont rien demandé. Curieuse époque que la nôtre : elle interdit les ballons, les billes, les cordes à sauter et les écharpes à l’école, mais insinue que les plus jeunes doivent prendre part à la co-construction du monde de leurs aînés. Jugés trop immatures pour ne pas avaler un sac de billes ou pour ne pas étrangler leurs camarades avec une écharpe, on estime en revanche qu’ils sont en âge de comprendre la maladie d’Alzheimer et les difficultés des seniors. Profanateurs de leur nécessaire indifférence et de leurs saines moqueries, nous leur léguons en avance sur le calendrier les responsabilités qui nous incombent et leur faisons don de notre monde avant même qu’ils aient pleinement exploré le leur. Sensibilisés à tout, à l’écologie, à leur empreinte carbone, au « nutriscore » de leur paquet de céréales, à la philanthropie –on parlait encore d’amitié il n’y a pas si longtemps –, aux défaillances cognitives des personnes âgées, ils finiront par ne plus être sensibles à rien. Ils ont déjà commencé : l’explosion du harcèlement scolaire est un bien cruel démenti à tout ce fatras de niaiseries. Laissons-les se moquer des vieux, faisons-leur regarder Les Nouveaux Monstres(1977) de Dino Risi, L’Argent de la vieille (1972) de Luigi Comencini et donnons le prix Chronos à « La Grande », cette vieille féroce et sans pitié de La Terre d’Émile Zola. Ils en aimeront davantage leurs aînés, et ils diront bien assez vite, comme Hermann Hesse dans son Éloge de la vieillesse (1952) : « Demain, après-demain, bientôt, très bientôt, je serai autre… »