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La tentation de Chinon

Chinon se dresse au cœur de l’Indre-et-Loire, parmi les vignobles et les pâturages qui bordent la Vienne. Riche d’un patrimoine historique remarquablement restauré, la cité médiévale n’est pas seulement une ville-musée. Ses vignerons et son centre-ville ressuscité entretiennent un art de vivre qui séduisait déjà un certain Rabelais.


La tentation de l’exode ? Plus de 125 000 Parisiens y auraient déjà cédé en dix ans (selon l’Insee), entraînant dans leur fuite la fermeture de nombreuses classes d’écoles… Certes, depuis Attila (en 451) et les Vikings (en 845), Paris en a vu d’autres. Mais tout de même, voir ses proches s’en aller vivre à Bordeaux, comme aux débuts de l’Occupation (« depuis 1870, quand la France est en guerre, on va se réfugier à Bordeaux », écrivait Philippe Sollers), passez-moi l’expression : « Ça me la coupe ! » Aussi, si d’aventure et par malheur, nous devions à notre tour quitter la capitale, ce ne serait certainement pas pour la ville de Montaigne, mais pour celle de Rabelais : située à deux heures trente de la gare Montparnasse, Chinon est un joyau méconnu, autant que sa beauté, son calme et sa qualité devie. Une cité à taille humaine – 8 500 habitants – dépourvue d’embouteillages et de brûleurs de voiture. Surtout, alors que 60 % des communes françaises n’ont plus de commerces de proximité, elle fascine par sa vie intra-muros et constitue de ce point de vue un véritable exemple à suivre.

Chinon, tous les amoureux du vin la connaissent depuis longtemps et s’y rendent en pèlerinage en septembre, quand la lumière y est la plus belle – le peintre surréaliste Max Ernst et le compositeur Henri Dutilleux, tombés amoureux de ces rayons de soleil, avaient choisi d’y vivre.

Chinon, la charmante autosuffisance

Immortalisé par Rabelais (né en 1494 à La Devinière, métairie voisine de l’abbaye de Seuilly), le vignoble crayeux de Chinon séduit aujourd’hui par la fraîcheur et la finesse poivrée de ses vins rouges à base de cabernet franc. « Pour que le vin soit bon, il faut que les vignes voient la rivière », dit-on. C’est le cas ici, Chinon étant établie sur la rive droite de la Vienne, avant que celle-ci rejoigne la Loire. Autrefois, les tonneaux de vin étaient ainsi acheminés jusqu’à Paris par cours d’eau : c’est ce marché qui a permis au vignoble de se développer et d’atteindre l’excellence.

Le meilleur connaisseur de la ville se nomme François de Izarra, il est responsable des archives municipales. En allant l’interviewer, nous nous attendions à trouver un rat de bibliothèque : nous sommes tombés sur un champion de canoé-kayak, musclé et bronzé comme Russell Crowe dans Gladiator« L’historien Fernand Braudel avait observé ce phénomène singulier, nous dit-il.En France, après la Révolution, toutes les petites villes de province ont cessé d’avoir une histoire. C’est un fait : après avoir été occupée une dizaine de jours par les Vendéens en 1793, l’histoire de Chinon s’arrête à la Révolution… Depuis, c’est une petite cité qui coule ses jours sans bruit, comme dans Madame Bovary… L’histoire glisse sur elle, sans passions. »

En fait, Chinon semble avoir toujours vécu en autarcie, avec ses vignes, ses plaines grasses et fertiles, ses élevages de vaches, de cochons et de volailles, ses fabriques de porcelaine et de prêt-à-porter. Et si c’était cela, aujourd’hui, le secret de son charme ?

Vernissage de l’exposition de l’artiste Richard Ballard, devant l’hôtel de ville. ©Fabienne Boueroux

« Ce n’est qu’au xixe siècle, poursuit notre historien, que l’on a commencé à redécouvrir le patrimoine ancien de Chinon à travers toute une série de personnages célèbres ayant séjourné dans la ville : Henri II Plantagenêt, comte d’Anjou, devenu roi d’Angleterre en 1154 ; le futur Charles VII, à qui Jeanne d’Arc était venue rendre visite, ici-même, en 1429, pour lui promettre le sacre ; Rabelais, enfin, l’enfant du pays, que plus personne ne lit aujourd’hui mais que tous les Chinonais citent et adorent comme leur père spirituel. » Archétype de l’esprit français, Rabelais réussit ce miracle unique dans notre littérature d’être un marqueur d’identité tout en étant fort peu lu…

Dans un chapitre visionnaire de ses Testaments trahis (« Le jour où Panurge ne fera plus rire »), Milan Kundera fournit peut-être l’explication de cette énigme en affirmant que Rabelais fut, avec Cervantes, l’inventeur de cette chose totalement nouvelle et précieuse pour son époque : l’humour, qui est bien plus que le rire, la moquerie et la satire (à quoi l’on réduit souvent Rabelais) et qui rend ambigu tout ce qu’il touche, raison pour laquelle l’humour suscite tant d’aversion chez les Cagots.

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Sous l’Ancien Régime, Rabelais sentait le fagot et au xixe siècle il passait pour pornographique aux yeux de la bourgeoisie. En 1848, nous apprend Izarra, Flaubert visite Chinon sur les traces de son écrivain préféré : « J’ai vu des ânes qui paissent dans les rues et les merdes de Gargantua qui s’écrasent sous vos pieds. Partout à Chinon je cherche le souvenir de Rabelais et je ne trouve rien. »

En effet, la ville ne s’est véritablement identifiée à son grand homme que dans la seconde moitié du xxe siècle. « Jusqu’en 1989, Chinon était encore une ville médiévale sombre et délabrée où vivaient encore des troglodytes considérés comme “cas sociaux”… Dans les années 1990, elle a été un laboratoire pour les petites villes de France sur le thème : comment ressusciter un patrimoine historique ? Sous l’impulsion de son maire, Yves Dauge, qui était conseiller de Mitterrand et responsable de ses grands travaux, des sommes pharaoniques ont été investies pour restaurer la vieille ville médiévale. On en a profité pour interdire l’affichage publicitaire. Le résultat a été magnifique, mais on a transformé Chinon en ville-musée. »

Depuis 2014 et l’arrivée de Jean-Luc Dupont (réélu maire en 2020), Chinon joue à nouveau un rôle de laboratoire, sauf qu’il ne s’agit plus seulement de restaurer les maisons à colombages, mais de remettre de la vie dans le centre-ville. Pour ce que nous avons pu en voir, le résultat est plus que probant. Fils de menuisier, petit-fils de facteur et ancien rugbyman, Dupont est un homme énergique qui connaît chacun des 220 vignerons de Chinon et qui, contrairement à la plupart de ses collègues politiques, ne cache pas son amour pour le bon vin. De plus, il ne parle pas la langue de bois. Exemple : Que dites-vous aux bobos parisiens qui se plaignent des coqs qui chantent et des cloches qui sonnent ? Il répond : « Je leur dis de rentrer chez eux ! Nous accueillons tout le monde,mais nous restons ce que nous sommes : des gens de la campagne ! »

100 cafés dans les années 60

De fait, ces dernières années, Chinon est devenue une cité cosmopolite vers laquelle des dizaines de nationalités différentes sont venues prendre racines, à l’image de la Québécoise Émilie Riopel qui vient d’ouvrir son bistrot La Cabane à Vin : « Il y a ici tout ce qu’il n’y a pas au Québec : des vestiges du Moyen Âge et la liberté de vendre du bon vin, car je vous rappelle que, là-bas, d’où je viens, c’est l’État qui détient le monopole des alcools.Les vins sont importés et vendus par des fonctionnaires… »

La rue Voltaire. ©Fabienne Boueroux

L’action « Cœur de ville » brillamment menée par un ancien Parisien tombé sous le charme de Chinon, Fabien Morin, a porté ses fruits : 41 nouveaux commerces ont ouvert depuis 2021, 36 artisans d’art (dont une école de tissage unique en France), le plus beau marché de Touraine (120 commerces l’été), un cinéma d’art et d’essai, une boîte de nuit, des boulangers, des pâtissiers, des restaurants, un boucher, des librairies, un brasseur de bière anglais, un chapelier et quantités d’autres boutiques qui sont parvenues à recréer un véritable lien social.

A lire aussi : Rugby, charcuterie et Puy du Fou… Vive la France !

« La situation de Chinon reste toutefois fragile, tempère François de Izarra. On sait attirer les visiteurs, mais on ne sait pas toujours les garder ! Il faudrait de nouvelles idées. »

Ancienne antiquaire flamande originaire de Belgique, Martine Budé fait partie de ces nouveaux habitants tombés amoureux de la région, il y a vingt ans, et qui portent sur elle un regard impartial. Devenue vigneronne sur le domaine de La Niverdière, Martine produit en bio l’un des plus jolis vins de Chinon, dans le style soyeux de ceux que faisait autrefois le grand Charles Joguet : « Le développement du tourisme fluvial sur la Vienne est une piste, car il y a de plus en plus d’adeptes du canoë-kayak qui descendent la rivière depuis Tours et Chinon dispose de quais, depuis 1820. Mais il faudrait surtout, à mon avis, retrouver la grande tradition du maraîchage et de l’élevage familial tel qu’il était pratiqué autrefois. »

Dans les années 1960, avant l’implantation d’Intermarché et de Leclerc qui l’ont vidée de sa substance, Chinon comptait 100 cafés et des entreprises de prêt-à-porter…Dans les villages alentour, les paysans (qu’on n’appelait pas « agriculteurs ») s’occupaient de la nature et de leurs bêtes sans être persécutés par l’administration et sans dépendre des subventions versées par l’Europe. Comme partout en France, il y avait là des fermes grouillantes de femmes et d’enfants où l’on ne se suicidait pas… Rabelais, plus que quiconque, aimait cette terre et son peuple : c’est peut-être aussi pour ça qu’on ne le lit plus.

Simon Armstrong et Dominique Terray, fondateurs de la brasserie Bras(se)fort. © Fabienne Boueroux

Nos bonnes adresses

Pour boire

Les vins de Martine Budé, domaine de La Niverdière, 95, rue du Véron, 37420 Beaumont-en-Véron, www.laniverdiere.com.

Exceptionnel : les caves du domaine Plouzeau, nichées dans les immensescaves de laforteresse creusées au xiie siècle. Lieu magnifique. Vins issus de vieilles vignes préphylloxériques. 94, rue haute Saint Maurice, www.plouzeau.com.

Les bières anglaises, dans le centre historiquede Chinon, fabriquées sur placepar Simon Armstrong, un ancien tailleur de pierre. Bras(se)fort, 21, rue Voltaire 37500 Chinon, www.brassefort.fr.

Pour manger

Les Jardiniers, restaurant niché dans une ancienne gareen pleine campagne, à cinq kilomètres de Chinon, avec un jardin potager entouré d’une truffière. 1, La Gare, 37500 Ligré, www.restaurantlesjardiniers.fr.

Marion Messina, c’est mieux que Houellebecq!

Dans son nouveau roman, Marion Messina décrit le futur proche d’une France à bout de souffle, où les personnages galèrent à trouver quelque échappatoire. Dans un monde normal, Marion Messina deviendrait un grand écrivain. Mais même dans ce monde « anormal », nous savons qu’elle le deviendra, estime notre chroniqueuse.


Initials MM. Dans la famille romans de la rentrée littéraire à lire absolument, je demande La peau sur la table, de Marion Messina. Cette jeune romancière a déjà été remarquée en 2017 avec un premier roman : Faux départ (Le Dilettante), l’histoire d’une étudiante provinciale qui montait à la capitale, ce qui ne lui apportait que des désillusions.

Pour son deuxième roman (celui où l’on attend vraiment les jeunes auteurs au tournant), elle a admirablement transformé l’essai. On n’avait pas lu de roman contemporain avec autant de souffle, de force, de présence dans le style depuis longtemps. Il s’agit d’une sorte de dystopie, mêlée à un pamphlet, sous fond de naturalisme, le tout admirablement maîtrisé !

Brigitte Macron meets Big Brother

J’avais la forte intuition que ce roman me plairait, mais à sa lecture, j’ai reçu un uppercut à l’estomac. L’action se déroule dans un futur très proche ; une femme est à la tête du pays, elle a remplacé la Marseillaise par l’Hymne à la Joie et la population n’est plus qu’un QR code géant. Notre bon vieux pays a été catapulté dans une dystopie qui tiendrait à la fois de Dickens et d’Orwell, où seuls s’en sortent ceux qui ont signé un pacte faustien avec ce libéralisme aux relents dictatoriaux que nous propose Madame la présidente. Heureusement, si vous n’êtes pas branché roman d’anticipation, l’auteur croque aussi toute une galerie de personnages attachants qui font comme ils peuvent dans ce marasme, à l’image de cette institutrice exténuée mais pleine de vie, ou de ce docteur en littérature devenu boucher en Ardèche. Ils sont comme une respiration, et symbolisent la décence commune orwellienne.

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Le roman s’ouvre sur une scène christique, qui vous hantera un moment après sa lecture. Un jeune homme, un martyr, s’immole par le feu, tout en récitant le Pater Noster : « il garde les paupières rabattues, penche son torse sur la droite, se saisit d’un bidon et en déverse le contenu sur le dôme de sa tête. Voilà son baptême. Comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés – Pardonne moi Seigneur, car je ne pardonne pas. » Non, il ne pardonne pas aux salopards qui l’ont violé, presque jusqu’à la mort, des bourgeois en fin de course, en fin de race, à l’image des aristocrates roués et pervers d’avant 1789. Cet acte définitif, filmé en direct et diffusé dans le monde entier, mettra la France à feu et à sang. En commettant ce geste sacrificiel, le jeune homme est immédiatement sanctifié et devient une allégorie macabre de notre pays, qui, comme lui, ne veut plus se faire baiser par des puissants qui ont vendu leur âme au Diable. Cet incipit est un petit tour de force. Il décrit l’innommable avec presque une certaine grâce, et en cela, Messina rejoint Bernanos, un de ses maîtres, qu’elle cite d’ailleurs en exergue : « Nous n’assistons pas à la fin d’une grande civilisation humaine, mais au début d’une civilisation inhumaine. » Je ne sais si Marion Messina a la foi comme Bernanos, mais elle semble porter en elle une soif infinie de justice. Presque rageuse. Et, comme l’auteur de Sous le soleil de Satan, elle semble avoir une conscience aiguë du Bien et du Mal. Lorsque je lui fais remarquer qu’elle ne mentionne jamais le wokisme, elle me répond ceci : « Lorsqu’il se passe des choses aussi graves que dans mon livre, le wokisme disparaît. » Et effectivement, on sait déjà qu’aujourd’hui, lorsqu’une mère de famille n’a plus que vingt euros pour finir le mois, le wokisme est bien évidemment la dernière de ses préoccupations.

Éraflons un peu la vache sacrée

L’auteur confie également ne pas se soucier des étiquettes. Forcément, lorsqu’on veut écrire une petite chronique littéraire, on cherche toujours des comparaisons… Celle avec Michel Houellebecq sauterait aux yeux des plus distraits.

A lire ensuite, Jonathan Siksou: Mon père ce héros

Mais à la réflexion, Messina c’est selon moi mieux que Houellebecq. Comme lui, elle s’attache à disséquer notre époque, elle se penche sur son cadavre en putréfaction comme le ferait un médecin légiste. Mais, avec beaucoup plus de finesse. Et on ne ressent aucun mépris dans les détails vestimentaires ou physiques qu’elle nous donne, par exemple lorsqu’elle décrit les tatouages mal faits de ceux que l’on appelle les cassos, « parfois l’image d’un chien tant aimé »… On sent qu’elle fait corps avec ces damnés de la terre, qu’elle les aime, qu’elle voudrait presque les consoler, leur redonner un peu d’enfance. Alors que Houellebecq préfère garder ses personnages à distance, avec froideur. En 2018, dans une interview accordée au media en ligne Le Comptoir, Marion Messina dit être influencée par la littérature anglo-saxonne, par Faulkner, mais aussi par Toni Morrison : « Elle m’a beaucoup influencée dans sa façon d’invoquer un sentiment d’infériorité à travers de petites choses. » C’est cette délicatesse, mêlée à ce souffle naturaliste, qui rend ce roman si singulier et si précieux.

Toute une finesse d’orfèvre qui rend plus supportable le bruit et la fureur dans lesquels baigne Ma peau sur la table.

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Contre le monde

Le nouveau et singulier roman de Nicolas Chemla permet au lecteur de découvrir le journal intime d’un Américain installé à Paris, rue de Paradis, dans une capitale française en proie à la canicule, au chaos et à l’insurrection…


La vie n’est guère réjouissante en cette période. La morosité est en nette inflation. Il faut s’en échapper. La littérature s’y emploie, parfois. C’est le cas avec le roman L’Abîme, de Nicolas Chemla. C’est cru, noir, envoûtant, fantastique. Ça fissure la réalité et nous plongeons dans une sorte d’univers parallèle, un contre monde où les messes noires, les couloirs sombres, les cadavres en décomposition, les individus inquiétants et le chat Mouche nous permettent d’oublier la société du Spectacle qui nous conduit tout droit au bord du gouffre, bien réel celui-là.

Les humains n’étaient pas faits pour l’humanité

Un Américain vit dans un curieux immeuble parisien, à l’insolite façade. D’entrée de jeu, l’auteur nous indique que l’Américain en question finira mal. Mais avant, la folie le gagne, elle nous contamine et nous entraîne avec lui. Le rythme est rapide, l’atmosphère oppressante. On étouffe, car c’est un temps de canicule. La violence se fait entendre dans la rue, l’insurrection guette. Les Parisiens sont en colère, la frontière entre la civilisation et la barbarie est de plus en plus poreuse. Dans l’immeuble, il y a un vieillard étrange et maniéré. Il cache, entre ses mains, un secret. Mouche, le chat, sorti de nulle part, n’est pas seulement à la recherche de croquettes. Tout cela est volcanique, le feu couve, les fumerolles annoncent les fleuves de lave.

A lire aussi, du même auteur: Le fleuve Moix

Nicolas Chemla maîtrise son sujet. Son roman s’inscrit dans la lignée de ceux de Lovecraft, Huysmans, Mary Shelley, ou, plus près de nous, Bret Easton Ellis. Dans les dernières pages de ce magistral dérèglement occulte, le libraire, ami de l’Américain, qui met la clé sous la porte – fait hautement symbolique – admet : « Vous savez, à la fin des Mots et des choses, de Foucault : ce visage de l’homme, dessiné sur le sable, que les vagues effaceront, comme tout le reste. Ça y est, on y est. Les humains n’étaient pas faits pour l’humanité… »

Conseil d’écrivain

Une chose est certaine : Nicolas Chemla n’a pas pratiqué l’autocensure, comme il n’a pas eu recours à cette imposture qu’on nomme les sensitivity readers. C’est pour ça que son roman est si singulier. Et il donne un conseil pertinent : « Je crois que l’on devrait relire les livres que l’on a lus adolescent. Non qu’avec l’âge on devienne nécessairement plus intelligent, sûrement pas, mais il me paraît que l’on acquiert, avec l’expérience, un regard différent, plus riche, mieux à même de percevoir toutes les dimensions d’une œuvre – on la reçoit avec toute la richesse de nos propres histoires, aventures, découvertes et déceptions. »

Nicolas Chemla, L’Abîme, Le Cherche Midi.

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La Grande Bellezza dans le texte

Les éditions Séguier publient le scénario du film primé aux Oscars écrit avec Umberto Contarello précédé d’un avant-propos inédit de Paolo Sorrentino.


Jean Le Gall, le patron de Séguier, est un esthète doublé d’un redoutable commerçant. Il connaît nos faiblesses et toutes les ficelles du métier pour alpaguer le lecteur fragile, indolent, incapable de résister à la vue de Jep Gambardella, en pantalon blanc et veste d’alpaga couleur safran sur une couverture, maître à penser de tous les désabusés nés au siècle dernier.


Cardinal de Retz à la sauce romaine

En publiant le scénario de « La Grande Bellezza » en intégralité, il nous offre les mémoires du Cardinal de Retz à la sauce romaine, un bréviaire à l’usage des perdants magnifiques, quelque part entre le détachement souverain et la distance persifleuse, entre la lente fuite du temps et les illusions perdues. 2013, déjà dix ans que nous avons fait la rencontre sur grand écran de ce chroniqueur mondain, amateur de minestrone en proie au doute existentiel, esseulé au milieu de la fête permanente, moraliste en richelieu bicolore, l’extrême bout de sa cigarette coincé entre ses dents, carnassier dans ses répliques et, malgré tous ses efforts pour rester insensible à la marche du monde, demeurant cet émotif nostalgique, cet adolescent saisi par la beauté dévoilée d’un corps de femme. Ce qui nous a d’abord plu dans l’attitude de Jep, c’est tout ce qu’il rejette en bloc par éthique et par dandysme expiatoire. C’est-à-dire son humanité, sa bonté, son souci de l’autre, son christianisme refoulé, autant de mots qu’il s’interdirait d’écrire dans ses articles par peur de tomber dans une forme de mièvrerie anesthésiante. Jep n’est pas amer, revanchard ou explicatif, il connaît trop bien la versatilité des sentiments pour s’autoriser à juger les autres. Jep n’est pas un pédagogue. Il n’a aucune leçon à donner.

Maximes et picotements de l’âme

Si nous aimons son aplomb devant les suppôts d’une modernité absconse, sa vigueur jouissive à dessouder les fausses valeurs et les artistes maudits, cette vie confortable allongée dans un hamac à contempler l’écoulement des journées et sa volonté farouche de s’extraire des choses du quotidien, nous aimons encore plus l’errance d’un homme d’âge mur dans la ville. Une promenade sur les bords du Tibre, à la confluence des regrets et des souvenirs, ce qu’on appelle les picotements de l’âme.

A lire aussi, du même auteur: Service à l’italienne

Quand l’heure des comptes vient à sonner. « La Grande Bellezza » est une sorte de bazar littéraire, chacun y trouve ce qu’il était venu y chercher. Paolo Sorrentino a fait de Jep un personnage malléable, plastique qui se moule à notre esprit du moment. Certains y ont vu un noceur extatique, un cynique en rédemption, un raté étincelant, un amuseur écorché, un croyant qui s’ignore, un écrivain en panne : ses costumes en laine froide se plient à toutes les contorsions. Le film eut quelques détracteurs, on critiqua sa vulgarité clinquante, une sorte de Dolce Vita fin de siècle un peu veule et vaine, une juxtaposition de scènes qui s’annulent entre elles et un propos noyé sous les platines d’un DJ peroxydé. Dans son avant-propos, Paolo Sorrentino préfère insister sur l’autre inspiration de son film. « A Rome, tout se termine vite, sans trêve, dans une sorte d’immense décharge dont ne connaît même pas l’adresse. On ne retient rien. Rien n’est définitif. Tout le monde vient à Rome pour parler, mais il n’y a personne pour écouter » écrit-il.

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Pour lui, cette ville est le réceptacle des ambitions forcément déçues et cependant, son attraction malsaine continuera longtemps d’aimanter les Hommes. Avant de s’intéresser au cas de Jep, il faut parler un instant de Dadina, la directrice de la revue qui l’emploie, naine extralucide déclarant : « Personne n’est adapté à rien, Jep. C’est la reine des inadaptées qui te le dit ». Et Romano malheureux en amour, attiré par des créatures incapables d’aimer, pudique et tendre, peut-être son seul véritable ami qui gagne en profondeur et se sauve, à la fin du film : « Qu’est-ce que vous avez contre la nostalgie ? C’est l’unique loisir qui reste à ceux qui se méfient de l’avenir ». Alors pourquoi, aimons-nous tant ce film ? Pour l’apparition d’une girafe, le tube de Raffaella Carrà réenregistré par Bob Sinclar, l’odeur des sacristies, la nuit romaine, le fleuve brouillon, le visage d’une sainte exténué, mais surtout pour les maximes exponentielles de Jep. On est jaloux, nous aurions voulu les inventer : « Je ne voulais pas simplement participer aux fêtes. Je voulais avoir le pouvoir de les gâcher » ; « Nous sommes tous au bord du désespoir et nous n’avons qu’un remède : être ensemble et se moquer un peu de nous-mêmes » ; ces bonheurs de dialoguiste, nous pouvons enfin les lire. Car Jep a réussi à mettre des mots sur notre inconstance :

J’étais destiné à la sensibilité
J’étais destiné à devenir écrivain
J’étais destiné à devenir Jep Gambardella

La Grande Bellezza de Paolo Sorrentino – Séguier

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Serge Raffy, l’âge de déraison

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L’ancien rédacteur en chef de l’Obs reprend son destin où il l’avait laissé. Avec Bivouacs, Serge Raffy fait son entrée dans la chanson française, sur fond électro, avec un album remarquable.


Sympa. C’est le mot qui vous vient à l’esprit en présence de Serge Raffy. Super sympa, quand on le connaît un peu. La simplicité de ce jeune homme qui a pris de l’âge honore un des plus beaux CV de la presse française. Une quinzaine de livres brillants : romans, essais, biographies, dont celle, incontournable et mondialement connue, de Fidel Castro. Un style élégant, incisif, précis, teinté d’humour, un sens rare de la formule, des portraits tirés au cordeau ; des centaines d’articles couvrant un demi-siècle d’un regard ouvert porté sur le monde et l’évolution de nos sociétés, avec un tropisme certain pour le politique. Voilà pour le passé. Le rédacteur en chef de l’Obs vient de raccrocher après une longue carrière commencée à la Dépêche du Midi, poursuivie à Libé, puis à l’Obs, avec une parenthèse de quelques années au service du féminin, comme rédacteur en chef du magazine Elle.

Kidnappé par le destin

L’homme porte aujourd’hui un sourire amusé sur le pigiste kidnappé par le destin dans sa vingt-cinquième année : journaliste à RMC, il vient d’enregistrer un 45 tours au mythique Studio Condorcet à Toulouse. La pochette de Y a un mystère est dessinée par Enki Bilal.


Le mystère restera entier puisque le mécène du disque, un banquier, disparaît bientôt en Afrique. Serge ne songe nullement à quitter sa ville, son groupe et ses copains. Mais Jean Daniel, qui veut pour Le Nouvel Observateur des écrivains-journalistes, lui fait des appels du pied. Franz-Olivier Giesbert, l’ami fraternel, finit par le convaincre. Le Toulousain de cœur consent à quitter ses rêves pour les rejoindre. Raffy grand reporter va courir le monde, l’Amérique latine en particulier, et mettre la musique entre parenthèses.

Plutôt une mise en sourdine. Les voyages de l’homme de plume sont autant d’occasions de se constituer un trésor de guerre. À la manière d’un photographe, le reporter saisit des instants de vie, des impressions de voyage. Des notes qui ont vocation à devenir des histoires qu’il mettra plus tard en musique. Folk dans un premier temps. Avec une inflexion latino dans les années 2000 où ce fan des Beatles et d’Otis Redding se produit dans des petites salles, avec une formation acoustique, le MOW (Music Of World) : une choriste argentine, un guitariste arménien et un percussionniste cubain.

Plus électro que branché

L’idée de l’album se dessine. Et se précise quand il rencontre Hugo Stradella, un jeune batteur, multi-instrumentiste. Le fossé des générations les sépare, leurs goûts communs les rapprochent. La fusion opère. Quatre ans de travail avec le réalisateur à rechercher dans chaque son une harmonie avec le texte, l’adéquation parfaite du son et du sens. Un climat. 14 titres et autant de destinations. La voix, caressante, souvent murmurée, se pose sur des nappes musicales élégantes. L’habillage, sur mesure, est essentiellement électro. « J’ai voulu rendre aux mots ce qu’ils m’avaient donné » résume cet amoureux de la langue française, fan absolu du regretté Nougaro.

Une partie de lui-même qui ne s’était pas exprimée

Bivouac est un long voyage à l’envers. Le chanteur revient sur les pas du grand reporter. L’album ouvre sur Hôtel Métropole où sa voix fusionne avec celle d’Art Mengo sur les rives du fleuve Mékong. Lydia Hudon Ferland l’accompagne sur Je ne regarde pas en arrière – qui fait étrangement penser à Etienne Daho, comme sa nouvelle version de Laurie Bloom et « ces nuits suspendues à ton cou ». Sur Laissez passer, la voix est celle de Malena Marquez. Raffy effectue le reste du voyage en solitaire, faisant escale à Paris où l’envoutant Eiffel Lovers évoque « la dame de fer en sentinelle ». Puis Berlin avec Alexanderplatz où « il reste des traces » des « fantômes qui surveillaient leur vie ». L’éditorialiste politique file ensuite vers Les Sirènes d’Essaouira, puis Gibraltar où, allongé, il regarde « passer les pélicans sur la Canopée ». Sur les hauteurs de Beverly Hills Geronimo blues, inspiré par Michael Connelly, se souvient de Dolores Quesada ; Gabo song raconte l’enfance de Gabriel Garcia Marquez. La chanson d’un regret. Serge n’aura pas eu le temps d’honorer le rendez-vous pris avec le grand écrivain, parti entre-temps rejoindre les étoiles.

La passion de la scène

Voici bouclé un tour du monde, un tour d’horizons, histoire de mettre un passé en règle. Celui d’un homme conscient que sa deuxième vie commencerait le jour où il déciderait d’en avoir une autre. La photo de couverture de l’album – une gueule – est celle d’un type qui assume de n’être plus un jeune homme. Comme Yves Simon, nourri de ses lectures et de ses voyages, Serge Raffy fait chanson à part. Il impose d’emblée son style. Une poésie. Des rengaines qui vous restent en mémoire. Entêtantes. Désormais chroniqueur au Point, le nouveau Raffy se produit sur scène et prépare son prochain album, Aimes, qui sera consacré aux femmes. Autant dire qu’il est loin, très loin, d’avoir dit son dernier mot.

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Macron: «Allo, SOS Amitié?»

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Les écoutes téléphoniques (quasiment) véridiques de « Causeur ». Le billet satirique de Denis Hatchondo


-”Oui, Emmanuel je t’ai reconnu.”

-”Vous êtes bien la seule!”

-”Allons, ça ne va pas mieux? Toujours pas trouvé un ami? Tu as mis le paquet là, entre Charles et le Pape tu pouvais pas faire beaucoup mieux!”

-”Ça s’est passé moyen. Un Roi, un Pape, y a une brouette d’interdits, même si je lui ai un peu gratouillé le dos, à numéro 3.”

-”Pourtant quand tu as reçu MBS à l’Elysée, tu lui avais remis en place une cervicale en deux temps trois mouvements!”

-”Ouais, mais lui ce n’est pas pareil, il se pointe au Château en abaya avec un torchon de pizzaiolo sur la tête. Du coup je me suis mangé le protocole.”

Versailles, 20 septembre 2023 © Jacques Witt/SIPA

-”Alors, comment il est Charles?”

-”Un alambic ! Il boit comme un hooligan, il m’a montré une feuille de salade et m’a pris le chou pendant des plombes sur le respect que je devais à la nature, m’a dit que j’étais un cancre en matière d’écologie, que sur le glyphosate j’étais en dessous de tout et glou glou glou… c’est pas un roi ! C’est Sandrine Rousseau avec les oreilles de Bayrou et la descente de Larcher. Et avec la lubricité de Le Maire! Il n’a pas arrêté de chauffer Brigitte ce con !”

-”Ha bon, et alors?”

-”Tu parles, Bridget avait Hugh Grant à sa droite, alors elle ne l’a pas calculé. Et puis ce n’est pas avec ses laitues à l’eau claire qu’il pouvait l’emballer, elle qui n’a jamais été foutue de me faire une vinaigrette.”

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-”Et Camilla, comment elle est?”

-”Je suis contre l’abaya, ok. Mais là j’avais envie de signer sur la nappe un décret pour rendre obligatoire la burka. Oh putain l’épouvantail ! Je comprends que le Charly se passe de pesticides au jardin ! Franchement ce type il a un problème. Avoir Diana à la maison et se casser pour planter des poireaux avec sa mère!”

-”Ha non, pas toi…”

-”Heu ça va, parlons d’autre chose !”

-”Et le Pape, tu l’as convaincu de signer à l’OM, y a plus que lui pour sauver ce club!”

-”Là, faut un Tony Montana pour s’en sortir. Le Pape, c’est le pape, je ne pouvais pas faire l’osthéo. Pourtant il est tout tordu, je l’aurais bien manipulé le Garrincha. Il est venu à Marseille pour me traiter de fanatique de l’indifférence! Comme s’il avait Mélenchon dans l’oreillette!”.

“Pourquoi Garrincha?”

-”Garrincha c’était l’ailier du Brésil qui avait une jambe plus courte que l’autre, il pouvait pas marcher, mais avec le ballon dans les pieds il volait !”

-”Bizarre sa phrase, je ne vais pas en France je vais à Marseille!”

-”Il me la sort en Corse je suis mort. Un jour de plus à Marseille et il faisait la messe sur du rap en dansant le mia !”

-”Et Brigitte, elle est allée à confesse?”

-”Tu parles, Brie dès qu’on descend sur Marseille, elle n’a que l’atelier Gas Bijoux en tête. En plus il est au Roucas Blanc juste sous la Bonne Mère. Elle en a profité un max, même qu’elle a ramené une jolie plume d’Indien à son Gaby chéri.”

-”Qui c’est ce Gaby?”

-”Gabriel Attal. Il n’y en a plus que pour lui. Gaby par-ci, Gaby par-là… je ne le supporte plus ce merdeux. Il me doit tout, il ne me calcule plus et ma femme en est raide dingue !”

-”T’inquiète, ce n’est pas lui qui va te la faucher ta Bridget! C’est quoi qu’on entend? Vous êtes en boite de nuit?

-”Non, je craque, elle passe à fond Gabrielle de Johnny, elle danse et hurle, mourir d’amour enchainé ! Je passe pour qui ? Je vais m’en occuper de l’emplumé !”

-”Et Gérald, c’est ton ami le Gégé ?”

-”L’arme fatale! Lui il me fait peur, je sais que dans les places de deal il fait rire, mais moi il me terrorise avec sa CRS 8!”

-”Bon je te laisse, c’est quoi qu’on entend maintenant ?”

-”Elle a mis Gaby de Baschung! Je vais mettre Mourir d’aimer d’Aznavour à fond, la chanson sur Gabrielle Russier, il n’y a que ça pour la calmer, la prof! A demain.”

Mélenchon, Chikirou et… Jacques Doriot

Il y a vraiment une sacrée ambiance au sein de la Nupes dominée par Jean-Luc Mélenchon ! Cette semaine, la députée de Paris Sophia Chikirou, très proche du vieux leader présent trois fois à l’élection présidentielle, a comparé Fabien Roussel à Jacques Doriot, un collaborationniste. Le communiste a l’outrecuidance de ne pas aller manifester contre la police ce samedi. Céline Pina analyse.


À la Nupes ce n’est pas encore la révolution permanente, mais c’est déjà la baston incessante ! Avec LFI, le partenariat se vit plus sur le mode de la prédation que sur celui de l’épanouissement mutuel. Ce sont d’ailleurs les leaders du PC et du PS qui en parlent le mieux. Ils sont la preuve que le harcèlement ne s’arrête pas à l’école mais peut se prolonger dans le cadre professionnel. C’est ainsi que Fabien Roussel est devenu la victime préférée de Jean-Luc Mélenchon, bien avant Olivier Faure qui concourrait également pour le titre.

Fabien Roussel traité de collabo

Les escarmouches ont commencé à la fête de l’Humanité avec un stand de tee-shirts où étaient inscrits : « Tout le monde déteste Fabien Roussel ». La photo, partagée par Sophia Chikirou sur X (ex-Twitter) a ainsi été likée par un certain Jean-Luc Mélenchon. Toujours à la fête de l’Huma des militants Insoumis ont scandé « Fabien Roussel n’est pas notre camarade »… L’atmosphère était déjà électrique, elle tourne maintenant à la foudre : Sophia Chikirou a en effet franchi la ligne rouge en comparant Fabien Roussel à Jacques Doriot sur son compte Facebook, mercredi 20 septembre. Une publication relayée par Mélenchon qui a provoqué un tollé au PC.

Fabien Roussel (PCF) à une soirée d’hommage à Charlie Hebdo, le 5 janvier 2022 à Paris © ISA HARSIN/SIPA

Et pour cause, Jacques Doriot est l’archétype du collaborateur. C’est un communiste à l’origine, mais, séduit par le nazisme, il combattit sous l’uniforme nazi et mourut en Allemagne en 1944. L’homme fut exclu par le Parti communiste dès 1936 pour avoir pris position justement pour l’entente avec l’Allemagne nazie (à cette époque, l’Internationale communiste était viscéralement antifasciste et rien n’annonçait la conclusion, trois ans plus tard, du pacte germano-soviétique). Utiliser cette comparaison, c’est donc traiter Fabien Roussel implicitement de collaborateur et d’allié du nazisme. C’est induire également l’idée que, du communisme au nazisme, le glissement d’un homme est facile. C’est bête, gratuit et tout simplement aussi injurieux qu’inacceptable.

Pourquoi tant de haine ?

Alors pourquoi tant de haine de la part de LFI envers Fabien Roussel ? Les explications sont diverses, mais brillent toutes par leur irrationalité. Certes, l’usage de la violence fait partie de la politique. Dans sa forme civilisée et démocratique, cette violence est à la fois ostracisée et ritualisée, mais elle est toujours sous-jacente. Cependant, la violence est censée être utile, elle doit servir un objectif concret. La violence gratuite est l’apanage des totalitarismes et des tyrans.Et là, il y a quelque chose de gratuit dans la violence verbale des leaders de LFI. Quel est l’intérêt d’alimenter la haine et le ressentiment envers Fabien Roussel alors que celui-ci n’est pas une menace pour l’éructant Mélenchon, le Fouquier-Tinville des sous-préfectures ? Et si c’était parce que le leader communiste est la Némésis de Mélenchon ? Son contraire et son antagoniste. Le rappel permanent que le leader de LFI n’est qu’un arriviste sans grandeur, capable de tout sacrifier à sa quête de toute puissance, à commencer par l’honnêteté intellectuelle et le sens de l’intérêt général. Par clientélisme, l’homme qui fut autrefois un ardent défenseur de la laïcité et de l’émancipation prône aujourd’hui « la liberté de porter le voile » et diffuse les éléments de langage des Frères musulmans. Ces islamistes qui furent, eux, de vrais alliés d’Hitler.

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Fabien Roussel, mauvaise conscience de la gauche

Fabien Roussel est devenu le scrupule de la gauche qui glisse vers le totalitarisme. Le scrupule, pour les Romains, était ce petit caillou pointu qui se glisse dans les chaussures et blesse le pied jusqu’à ralentir la marche. Or il se trouve que Fabien Roussel est très clair sur les combats qu’il porte et ceux qu’il refuse de mener.Ainsi, interrogé sur son refus de participer à la marche du 23 septembre contre les violences policières, il a osé dire ce que ressentent les classes populaires et que les exaltés de LFI ne veulent pas entendre : « Je n’ai pas envie de manifester en entendant autour de moi ce slogan « tout le monde déteste la police », ce n’est pas vrai et je ne partage pas ce slogan-là. » Comme 85% de la population au passage. Il est aussi très conscient que les classes populaires rejettent les émeutiers qui ont mis la France en feu début juillet et n’éprouvent aucun lien de solidarité avec les pillards et les émeutiers. 

La reductio ad hitlerum, l’ultime argument de ceux qui n’en ont pas

Pour LFI, une telle déclaration du patron du PCF vaut excommunication immédiate. La punition est automatique et rituelle : reductio ad hitlerum. Mais si Fabien Roussel est l’équivalent de Doriot, que va bien pouvoir inventer LFI le jour où le parti tombera sur de vrais fascistes ? Quel qualificatif va-t-il pouvoir trouver ? Comment peut-on inviter Médine en niant son tweet antisémite et ses alliances avec les islamistes et dans le même temps faire un procès aussi injuste et sinistre à Fabien Roussel ?Le pire reste encore les arguments qui nourrissent la mise en accusation du dirigeant communiste. Comme Fabien Roussel est fidèle au peuple du labeur, à cette vieille gauche qui voulait améliorer la condition humaine en assumant la lutte des classes, qu’il préfère le social au racial et qu’il s’intéresse aux gilets jaunes, il est accusé de vouloir « récupérer l’électorat Zemmour/ Le Péniste ». Selon Sophia Chikirou et les sectataires LFI qui pullulent sur les réseaux, il aurait adopté le discours de la droite fasciste pour y arriver.

Un PC condamné à prêcher l’union

Comme on peut s’en douter, le PC comme Fabien Roussel n’ont pas apprécié le dérapage de LFI et de son leader. Mais ils n’ont guère les moyens de faire autre chose que de montrer les crocs sans trop s’éloigner de la niche commune. Il y a des postes à sauver, un parti à financer et il arrive parfois qu’en politique on n’ait pas les moyens de l’honneur. Ainsi dans un communiqué cinglant, le PC a rappelé son histoire et le lourd tribut versé à la résistance. Il condamne des propos d’une « extrême gravité », « véritable appel à la haine et à la violence contre Fabien Roussel ». Fabien Roussel, touché par la violence et la bassesse des attaques, dit que « le débat politique ne doit pas être rabaissé à ce niveau-là, c’est dangereux. » Il a raison : Jean-Luc Mélenchon lui a accroché une cible dans le dos. Mais s’il dit cela, c’est pour prôner l’apaisement et l’union tout de suite après… Certes, il est digne et élégant de mettre l’intérêt collectif au-dessus de son ego. Un Mélenchon, lui, en est manifestement incapable. Mais quand cela conduit à servir les desseins du dirigeant de LFI, dont le déséquilibre et la violence sont de plus en plus visibles, on peut se demander si c’est le bon choix.

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Un renouvellement de génération à l’avantage de LFI

Autre point notable, Mélenchon distingue l’homme de l’œuvre, le dirigeant, de son parti. D’où les attaques ad personam. Pourquoi ? Parce qu’il pense que le renouvellement des générations est en train de transformer le PCF en LFI bis et que celui-ci finira par tomber dans son escarcelle. Mélenchon fait le pari que le PC, exigeant sur la qualité de ses représentants et dont la formation politique et syndicale était reconnue, est mort. Beaucoup de jeunes militants qui arrivent se moquent de la lutte des classes, ne comprennent pas grand-chose aux questions sociales, économiques, encore moins aux questions d’égalité, de laïcité et de libertés publiques. Ils se disent antiracistes mais font de la couleur de la peau, la base de l’identité humaine. Ils se disent féministes, mais militent pour imposer dans l’espace public un signe sexiste, le voile. Ils veulent rétablir le blasphème et rendre toute critique de l’islam impossible et pour cela se font les relais de la propagande des islamistes. Ils n’ont déjà plus de référence républicaine et à peine une conscience démocratique. 

L’union avec LFI, le bal des dupes

Aujourd’hui, LFI incarne moins l’aspiration à la justice sociale, qu’une forme de nostalgie de la Terreur. Elle parle de révolution, mais c’est pour rêver d’épuration. Elle dit 1789, elle pense 1793. À ce titre, tendre la main à des sectaires radicalisés au nom de l’union de la gauche, comme essayer d’amadouer un autocrate au nom de l’intérêt supérieur du pays, est voué à l’échec. Le plus radical gagne toujours car il se moque des dégâts qu’il fera en chemin. Une gauche républicaine ne peut donc pas survivre à un tel compagnonnage, sauf à trahir toutes ses valeurs, pour au final servir l’ambition personnel d’un condottiere. Et c’est bien ce à quoi nous assistons. Avec le type de personnage qu’est Mélenchon et le choix de stratégie de la violence fait par LFI, l’option de la modération ne peut que finir en acceptation du cocufiage. Fabien Roussel va devoir blinder son estomac car Jean-Luc Mélenchon et ses séides n’ont pas fini de lui servir des couleuvres.

Silence coupable

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Quand on arrive en ville!

Précisons-le tout de suite : si nous disons du bien du nouveau livre de Jonathan Siksou, ce n’est pas parce qu’il travaille à Causeur. C’est parce qu’il le mérite ! Avec un humour ravageur, il alterne chroniques, anecdotes vécues et références littéraires pour dresser le foudroyant bilan d’une débandade généralisée : celle de la vie citadine. Un essai percutant.


Quel terrain de jeu pour un homme de plume talentueux que cette ville grouillante, indistincte, indéfinie, dégoulinante de loisirs somptuaires et débordante d’impostures ; toujours là, jamais remplacée, indétrônable objet de convoitises et de lâchetés collectives. Un jour, tous les hommes y passeront et certains d’entre eux y vivront même des décennies. Les pauvres emmurés. Les rescapés, ceux qui ont fui, en parlent avec des sanglots longs dans la gorge. Lieu de sociabilités extrêmes et d’ultramodernes solitudes, cette ville immortelle a résisté au Covid.

Antre noir

Après la pandémie, les plus fins analystes de notre vie politique pressentaient une grande vague migratoire, le repeuplement des campagnes et la ruralité enfin triomphante. La revanche de Cloche merle sur cette capitale floue. Après avoir été séquestré durant des mois, soumis aux diktats de l’autorisation préalable de déplacement, le Parisien aspirait à son carré de verdure et à son barbecue brûlant, signes d’une nouvelle réussite sociale et de son exfiltration climatique. On lisait parfois dans les magazines que certains chanceux avaient échappé à la tenaille urbaine (merci le télétravail) et à la tyrannie des travaux en capilotade. Des exceptions, comme les poissons volants dans la tirade du Président. Et puis, la ville, malgré son pardessus râpé et ses vitrines tapageuses, a continué de faire la course en tête et d’attirer toujours plus de victimes consentantes dans son antre noir. Difficile de s’en extraire, quand son attraction et sa répulsion jouent un jeu trouble et dangereux. Qui l’emportera, à la fin ? Dieu seul le sait.

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Pour expliquer ces phénomènes contradictoires, un peu dingues et sacrément savoureux, il fallait une plume alerte. L’œil vif d’un observateur qui n’est pas rance ou perclus de préjugés médiatiques. Un journaliste – un essayiste, c’est plus chic – qui, folle audace, regarde ses contemporains dans le métro, dans les jardins publics, dans les ascenseurs, à la table de ses amis, avec une tendresse ironique et un esprit farceur. Un flâneur d’un genre particulier, car ce jeune intellectuel est scotché au macadam. Le trottoir lui colle aux basques. Le pavé gris sera son destin d’écrivain. Il n’a pas l’outrecuidance de vous raconter la transhumance ou la traite matinale. Le pittoresque ardéchois et l’archétypal berrichon ne sont pas dans son champ de vision. Si Jules Renard a si bien croqué les paysans, notamment dans son Journal, Jonathan Siksou est un piéton 3.0 de Paris, turbulent, fin, délicieusement vipérin et surtout taquin ; la plus grande qualité d’un chroniqueur est de ne jamais se départir de son humour ravageur. C’est son bien le plus précieux.

Évolution des mœurs

Prix Transfuge du meilleur essai 2021, avec Capitale, paru au Cerf, Siksou récidive avec Vivre en ville, dans la même maison. Il s’amuse et nous amuse à déterminer comment cette « construction étrange », zone de fantasme et d’aigreur qu’est la ville, offre un visage tantôt comique, tantôt despotique. D’autres, avant lui, ont battu le pavé, on pense à Carco, Fargue, Hardellet, Boudard, Clébert ou, plus récemment, au sieur Paucard, dernier archiviste de Paname. L’intérêt de cet essai écrit dans un français pur, ce qui ne gâche rien, réside dans son caractère hybride, transgenre pourrait-on même avancer. Sur un ton enjoué, réac-choc et très documenté, Siksou change perpétuellement de registre et de braquet, il alterne la chronique, l’anecdote vécue, la référence littéraire, la statistique non assommante et le foudroyant bilan comptable d’une forme de débandade généralisée. Il prévient, dès son avant-propos, que la ville porte en elle le sceau de tous ses dérèglements :« Vivre en ville est de plus en plus invivable mais de plus en plus de monde souhaite y vivre, et ce, partout dans le monde. […] Quand ceux qui y sont veulent en sortir, d’autres, à l’extérieur, rêvent d’y entrer : c’est l’insatisfaction générale, le mécontentent permanent. »

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Sous la plume de Siksou, tout y passe, nos habitudes, nos évitements, nos aveuglements, nos faillites, la fin des bouquinistes et le touriste-roi, la mendicité organisée et l’affaissement vestimentaire visible dans les rues, les dîners mondains à l’obsolescence programmée et le « café d’en face » devenu notre résidence secondaire, comme si la ville condensait tous nos maux et nos dérives. Siksou ne nous épargne aucune de nos turpitudes citadines. Dans ce grand trou de l’invisibilité que sont les couloirs du métropolitain ou les boulevards, les passants qui y déambulent sont qualifiés de « saouls ou groggy, somnambules », décrivant « de curieuses ellipses sur les trottoirs ». Siksou fait le constat que plus personne ne lève les yeux de ces satanés smartphones, notre asservissement numérique. Fantomatique, l’homme de la rue marche sans but ni entrain, dans un nuage virtuel. La ville lui permet et promeut ce dédoublement de la personnalité et la fin de tout idéal. Siksou appuie là où ça fait mal, où le fameux « vivre ensemble » est le plus étique, le plus burlesque ou le plus mensonger. Cette radioscopie est salutaire, elle pourrait virer au ball-trap, mais Siksou n’est pas un Torquemada des assemblées, il ne se présentera pas aux prochaines municipales. Il n’oublie jamais les qualités d’un bon livre que sont le plaisir de lecture et une belle érudition en partage, tout le contraire des pédagogues revanchards. Là où son essai est le plus littérairement percutant, c’est dans l’invention de quelques formules assassines, philippiques gracieuses. Nous applaudissons lorsqu’il écrit : « L’évolution des mœurs a introduit une coutume jamais vue jusque-là dans nos parcs : l’exhibitionnisme hygiéniste. » Le règne du short court et du débardeur en sueur a déferlé sur les quais. « Jogging, séances de relaxation asiatique, boxe, haltérophilie…Tout cela devant le regard de promeneurs qui n’ont rien demandé – et surtout pas ça », persifle-t-il, avec une inflexibilité goguenarde. Un livre à offrir à tous les édiles qui voudraient sauver leur ville d’une uniformisation asphyxiante.

À lire

Jonathan Siksou, Vivre en ville, Le Cerf, 2023.

Vivre en ville

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Jonathan Siksou, Capitale, Lexio, 2023.

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Le Mexique en perdition?


Perdidos en la noche, quatrième long métrage du cinéaste mexicain Pascal Escalante (La région sauvage, Narcos, Los Bastardos) : une révélation !

En guise de prologue, l’assassinat d’une activiste écologiste en lutte contre l’industrie minière qui saccage l’environnement dans une région reculée du Mexique. La police corrompue est partie prenante de cet enlèvement et de cette disparition. Traumatisé par ce crime impuni, le fils de la victime, Emiliano, journalier sur un chantier, n’a de cesse de retrouver la dépouille de sa mère, que ses ravisseurs ont enterrée quelque part – mais où ?

Clivages sociaux abyssaux

Trois ans ont passé. Au bord du lac, une vaste maison contemporaine aux allures de bunker ajouré abrite une famille apparemment nantie –  le père, Rigoberto, est un plasticien déjanté, étrangement nippé et coiffé iroquois, qui jouit manifestement d’une certaine cote sur le marché ; Barbara, la mère, artiste cosmopolite, coquette dominatrice et fantasque, se fait semble-t-il volontiers lifter le visage à Madrid ; Monica, sa fille d’un autre lit, est une influenceuse rivée à son smartphone. Ce petit monde de riches vit en confortable autarcie, à bonne distance du peuple. Mais le jeune Emiliano, qui n’a pas fait son deuil de la tragédie maternelle et poursuit inlassablement son enquête, parvient à se faire embaucher comme homme à tout faire chez Rigoberto, qu’il soupçonne de cacher le cadavre dans sa propriété, pourquoi pas dans la citerne du jardin… Tandis que, dans ce Mexique aux clivages sociaux décidément abyssaux, une violence larvée circule entre gangs d’adolescents tatoués et surarmés, police véreuse, sectes évangélistes, telles les « Aluxes », fanatiques que Rigoberto accuse de rapts et d’abus sexuels sur des enfants…


L’alchimie de ce scénario à entrées multiples fonctionne à la perfection, déjouant toutes les attentes du spectateur, bifurquant continûment dans l’improbable, sur un fond d’ironie acide et de sarcasme réjouissants (en particulier sur le statut moral et socio-économique de ce qu’il est convenu d’appeler « l’art contemporain » – n’en disons pas plus). Jusqu’au climax vertigineux où se révèle la noirceur absolue du genre humain, revers de la pureté angélique propre au héros, Emiliano, et à son attendrissante petite amie. Ensorcelant, agencé avec une virtuosité remarquable, filmé avec un sens aiguisé du cadrage, du tempo, du chromatisme et du détail concret, Lost in the night doit également beaucoup au jeu infaillible de ses acteurs, à commencer par Juan Daniel García Treviño dans le rôle d’Emiliano.

Photogénique Juan Daniel García Treviño

À 23 ans, Treviño, touche-à-tout photogénique (cadreur, chanteur, percussionniste, mannequin…) lancé dès ses 16 ans par sa performance dans le film de Fernando Frias diffusé sur Netflix Je ne suis plus là, a l’étoffe d’une star : qu’on se le dise ! Quant à la Madrilène Ester Expósito, interprète ici de la fille de Carmen, elle est déjà une star… sur Instagram. Et l’héroïne, en outre, de la série Elite – toujours Netflix. Comme quoi, la réalité dépasse souvent la fiction. D’ailleurs, Escalante a tourné Perdidos en la noche à Guanajato, patelin situé dans l’une des zones les plus dangereuses du Mexique. Dios mio, que pais !

Juan Daniel García Treviño Photo: Paname Distrib.

Lost in the Night / Perdidos en la noche.  Film de Pascal Escalante. Avec Juan Daniel García Treviño (Emiliano), Ester Expósito (Mónica Aldama), Bárbara Mori (Carmen Aldama) Fernando Bonilla (Rigoberto), Mafer Osio (Jazmin). Mexique. En salles le 4 octobre 2023.  Durée: 2h02.

Le temps béni du populo

Les saillies de Juliette Armanet à l’encontre de Michel Sardou révèlent le mépris des bobos pour ce qui plaît au peuple, prolophobie visant directement cette « France d’avant », pas si lointaine, où une culture homogène baignait Paris et sa province. Cette nouvelle querelle des anciens et des modernes oppose la variété et les traditions locales à la culture globalisée.


La chanteuse à la mode révélée par Le Dernier Jour du disco s’en est violemment pris au tube de Michel Sardou sorti en 1981 –elle n’était pas encore née –, Les lacs du Connemara. Ce tube a fait découvrir la « musique celtique » au grand public français, Tri Yann étant alors encore confidentiel. Juliette Armanet a qualifié ce tube de musique « sectaire », « immonde » et « de droite »– les Irlandais apprécieront. C’est l’ultime réplique des insultes adressées à Michel Sardou dès les années 1970 par les médias les plus à gauche pour ses positions jugées droitières et nationales. Mais cela rappelle aussi d’autres insultes passées, lancées par des chroniqueurs contre le Festival interceltique de Lorient ou Nolwenn Leroy, révélant une sourde haine contre ce rare segment de la culture populaire traditionnelle ayant survécu au xxe siècle dans notre pays. BHL avait donné le la dès 1985 dans son célèbre entretien à Globe en s’emportant contre « béret et binious », un enjeu majeur !

La France, qu’est-ce qu’il en reste?

Il est probable que la diffusion récurrente des Lacs du Connemara dans les bars, les soirées, les mariages, les boîtes de nuit… et l’adoption de cette chanson très populaire – 54 millions d’auditions sur Spotify – par les élèves de plusieurs grandes écoles – HEC comprise – comme hymne officiel d’une promotion ou d’une activité, aient fini d’exaspérer notre chanteuse. D’autant plus que, partout, les premières notes du morceau déclenchent une ruée des foules sur la piste de dance, donnant lieu à de joyeuses effusions collectives.

Cette hostilité radicale affichée concerne moins la musique celto-irlandaise transplantée en France par Sardou, le chanteur « populaire » aux 350 chansons, que le public français auquel s’adresse depuis plus d’un demi-siècle ce chanteur national. Que reste-t-il de la France de la fin du xxe siècle– ce monde d’avant –, décor de notre jeunesse, au-delà des caricatures méprisantes et des haines recuites des enfants de la mondialisation ? Les chansons de Michel Sardou sont une sorte de butte-témoin du xxe siècle, d’autant plus intrigante et « inquiétante » pour ses détracteurs que les jeunes générations – Français populaires ou enfants de bourgeois –, entre deux morceaux de rap, en perpétuent le succès et la présence.

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Il y a longtemps que les élites de la culture subventionnée regardent avec aversion le « vieux pays » et son peuple de « citoyens », peu à peu convertis à la culture du showbiz au cours du xxe siècle. Par dépit ou malveillance, la génération qui n’a pas connu la France des travailleurs et des familles d’avant la mondialisation, à la fois populaire et égalitaire, tant à Paris qu’en province, et de culture homogène, y cherche les traces d’un communautarisme blanc imaginaire, qu’elle perçoit comme raciste, chauvin et haineux.

Prolophobie

Tout a déjà été dit sur cette prolophobie déguisée en traque du « beauf » par ceux-là mêmes qui – souvent d’origine modeste – vivent dans le reniement et la honte de leurs origines paysannes, ouvrières ou populaires. Les barrières de la distinction sociale les ayant hissés sur le devant de la scène artistique ou culturelle française, il leur paraît de bon aloi de renier ce qu’ils furent enfants, pour se faire adouber dans le monde aseptisé et autocentré des élites. Cette « savonnette à vilain » du xxie siècle est une vieille lune psychologique et sociologique, dont Annie Ernaux a porté l’exercice au paroxysme. Cela a donné La Gauche sans le peuple (Éric Conan, 2004), ou« la gauche contre le peuple » (feu Hervé Algalarrondo, 2002). Avant les Deschiens, triste série qui suintait le mépris de classe pour les pauvres et les gens modestes– en attendant les sous-chiens de Bouteldja –, le regretté Cabus en avait fourni l’archétype à travers son« beauf », créé en 1973 dans Charlie Hebdo, que le site de la FNAC présente ainsi : « L’archétype du Français râleur, raciste, violent, odieux en toutes circonstances » (il faudrait ajouter sale et alcoolique…).

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Or ce grand chanteur à succès a produit des centaines de chansons à l’attention de ce peuple de Français méprisés. Ce même peuple les plébiscite et les fredonne pendant des décennies –l’homme a vendu plus de 100 millions d’albums, record national. Les thèmes de ses chansons forment la matrice de la vie et de la culture nationales : La Maladie d’amour, Le Rire du sergent, Les Bals populaires, Les Vieux Mariés, J’habite en France, La Rivière de notre enfance, Le Curé, Le Bac G, Les Noces de mon père, Verdun, Marie ma belle, Le France, Une fille aux yeux clairs, En chantant, Les Deux Écoles, Le Cinéma d’Audiard, Danton, La Maison des vacances, Français, Marie-Jeanne, Carcassonne, Être une femme, Les Années trente, Je viens du Sud, Mon dernier rêve sera pour toi, Le Surveillant général, Je vais t’aimer… Un tel programme est d’autant plus étranger à notre chanteuse que nos chères élites autoproclamées croyaient en avoir fini avec un peuple et un pays érigés en boucs émissaires des crimes et des tragédies du xxe siècle, et que l’on a voulu faire taire une fois pour toutes.

Rappelons le traitement de choc qu’il a subi, et comment on a tenté d’en finir avec lui : un discrédit général jeté sur sa culture et ses pratiques sociales (langues régionales, catholicisme, civilité, bonne formation scolaire, etc.) ; l’éradication des métiers et des filières de production les plus anciennes (industrie, agriculture, services publics structurés et efficaces) ; et enfin le changement, (ironiquement) théorisé par Brecht (il faut «dissoudre le peuple »), instauré dans les nouveaux « quartiers populaires » des villes, qui accueillent une partie des 19 millions d’étrangers ou néo-Français résidents dénombrés par l’Insee sur trois générations.

Sardou a beau avoir ouvert sa discographie aux langues, cultures et pays extérieurs (Les Ricains, Musulmanes, Le Connemara, Domenico, Afrique adieu…), jamais il ne fera oublier son passif de « chanteur populaire du peuple français ». Dans l’un de ses premiers tubes de 1970, « l’ouvrier parisien » – qui existait encore – des Bals populaires, « la casquette en arrière », s’amusant« à boire (et reboire) un bon coup », en rigolant « sur des airs populaires », avait scellé son sort d’infréquentable.

La tentation de Chinon

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La forteresse royale de Chinon. ©Fabienne Boueroux

Chinon se dresse au cœur de l’Indre-et-Loire, parmi les vignobles et les pâturages qui bordent la Vienne. Riche d’un patrimoine historique remarquablement restauré, la cité médiévale n’est pas seulement une ville-musée. Ses vignerons et son centre-ville ressuscité entretiennent un art de vivre qui séduisait déjà un certain Rabelais.


La tentation de l’exode ? Plus de 125 000 Parisiens y auraient déjà cédé en dix ans (selon l’Insee), entraînant dans leur fuite la fermeture de nombreuses classes d’écoles… Certes, depuis Attila (en 451) et les Vikings (en 845), Paris en a vu d’autres. Mais tout de même, voir ses proches s’en aller vivre à Bordeaux, comme aux débuts de l’Occupation (« depuis 1870, quand la France est en guerre, on va se réfugier à Bordeaux », écrivait Philippe Sollers), passez-moi l’expression : « Ça me la coupe ! » Aussi, si d’aventure et par malheur, nous devions à notre tour quitter la capitale, ce ne serait certainement pas pour la ville de Montaigne, mais pour celle de Rabelais : située à deux heures trente de la gare Montparnasse, Chinon est un joyau méconnu, autant que sa beauté, son calme et sa qualité devie. Une cité à taille humaine – 8 500 habitants – dépourvue d’embouteillages et de brûleurs de voiture. Surtout, alors que 60 % des communes françaises n’ont plus de commerces de proximité, elle fascine par sa vie intra-muros et constitue de ce point de vue un véritable exemple à suivre.

Chinon, tous les amoureux du vin la connaissent depuis longtemps et s’y rendent en pèlerinage en septembre, quand la lumière y est la plus belle – le peintre surréaliste Max Ernst et le compositeur Henri Dutilleux, tombés amoureux de ces rayons de soleil, avaient choisi d’y vivre.

Chinon, la charmante autosuffisance

Immortalisé par Rabelais (né en 1494 à La Devinière, métairie voisine de l’abbaye de Seuilly), le vignoble crayeux de Chinon séduit aujourd’hui par la fraîcheur et la finesse poivrée de ses vins rouges à base de cabernet franc. « Pour que le vin soit bon, il faut que les vignes voient la rivière », dit-on. C’est le cas ici, Chinon étant établie sur la rive droite de la Vienne, avant que celle-ci rejoigne la Loire. Autrefois, les tonneaux de vin étaient ainsi acheminés jusqu’à Paris par cours d’eau : c’est ce marché qui a permis au vignoble de se développer et d’atteindre l’excellence.

Le meilleur connaisseur de la ville se nomme François de Izarra, il est responsable des archives municipales. En allant l’interviewer, nous nous attendions à trouver un rat de bibliothèque : nous sommes tombés sur un champion de canoé-kayak, musclé et bronzé comme Russell Crowe dans Gladiator« L’historien Fernand Braudel avait observé ce phénomène singulier, nous dit-il.En France, après la Révolution, toutes les petites villes de province ont cessé d’avoir une histoire. C’est un fait : après avoir été occupée une dizaine de jours par les Vendéens en 1793, l’histoire de Chinon s’arrête à la Révolution… Depuis, c’est une petite cité qui coule ses jours sans bruit, comme dans Madame Bovary… L’histoire glisse sur elle, sans passions. »

En fait, Chinon semble avoir toujours vécu en autarcie, avec ses vignes, ses plaines grasses et fertiles, ses élevages de vaches, de cochons et de volailles, ses fabriques de porcelaine et de prêt-à-porter. Et si c’était cela, aujourd’hui, le secret de son charme ?

Vernissage de l’exposition de l’artiste Richard Ballard, devant l’hôtel de ville. ©Fabienne Boueroux

« Ce n’est qu’au xixe siècle, poursuit notre historien, que l’on a commencé à redécouvrir le patrimoine ancien de Chinon à travers toute une série de personnages célèbres ayant séjourné dans la ville : Henri II Plantagenêt, comte d’Anjou, devenu roi d’Angleterre en 1154 ; le futur Charles VII, à qui Jeanne d’Arc était venue rendre visite, ici-même, en 1429, pour lui promettre le sacre ; Rabelais, enfin, l’enfant du pays, que plus personne ne lit aujourd’hui mais que tous les Chinonais citent et adorent comme leur père spirituel. » Archétype de l’esprit français, Rabelais réussit ce miracle unique dans notre littérature d’être un marqueur d’identité tout en étant fort peu lu…

Dans un chapitre visionnaire de ses Testaments trahis (« Le jour où Panurge ne fera plus rire »), Milan Kundera fournit peut-être l’explication de cette énigme en affirmant que Rabelais fut, avec Cervantes, l’inventeur de cette chose totalement nouvelle et précieuse pour son époque : l’humour, qui est bien plus que le rire, la moquerie et la satire (à quoi l’on réduit souvent Rabelais) et qui rend ambigu tout ce qu’il touche, raison pour laquelle l’humour suscite tant d’aversion chez les Cagots.

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Sous l’Ancien Régime, Rabelais sentait le fagot et au xixe siècle il passait pour pornographique aux yeux de la bourgeoisie. En 1848, nous apprend Izarra, Flaubert visite Chinon sur les traces de son écrivain préféré : « J’ai vu des ânes qui paissent dans les rues et les merdes de Gargantua qui s’écrasent sous vos pieds. Partout à Chinon je cherche le souvenir de Rabelais et je ne trouve rien. »

En effet, la ville ne s’est véritablement identifiée à son grand homme que dans la seconde moitié du xxe siècle. « Jusqu’en 1989, Chinon était encore une ville médiévale sombre et délabrée où vivaient encore des troglodytes considérés comme “cas sociaux”… Dans les années 1990, elle a été un laboratoire pour les petites villes de France sur le thème : comment ressusciter un patrimoine historique ? Sous l’impulsion de son maire, Yves Dauge, qui était conseiller de Mitterrand et responsable de ses grands travaux, des sommes pharaoniques ont été investies pour restaurer la vieille ville médiévale. On en a profité pour interdire l’affichage publicitaire. Le résultat a été magnifique, mais on a transformé Chinon en ville-musée. »

Depuis 2014 et l’arrivée de Jean-Luc Dupont (réélu maire en 2020), Chinon joue à nouveau un rôle de laboratoire, sauf qu’il ne s’agit plus seulement de restaurer les maisons à colombages, mais de remettre de la vie dans le centre-ville. Pour ce que nous avons pu en voir, le résultat est plus que probant. Fils de menuisier, petit-fils de facteur et ancien rugbyman, Dupont est un homme énergique qui connaît chacun des 220 vignerons de Chinon et qui, contrairement à la plupart de ses collègues politiques, ne cache pas son amour pour le bon vin. De plus, il ne parle pas la langue de bois. Exemple : Que dites-vous aux bobos parisiens qui se plaignent des coqs qui chantent et des cloches qui sonnent ? Il répond : « Je leur dis de rentrer chez eux ! Nous accueillons tout le monde,mais nous restons ce que nous sommes : des gens de la campagne ! »

100 cafés dans les années 60

De fait, ces dernières années, Chinon est devenue une cité cosmopolite vers laquelle des dizaines de nationalités différentes sont venues prendre racines, à l’image de la Québécoise Émilie Riopel qui vient d’ouvrir son bistrot La Cabane à Vin : « Il y a ici tout ce qu’il n’y a pas au Québec : des vestiges du Moyen Âge et la liberté de vendre du bon vin, car je vous rappelle que, là-bas, d’où je viens, c’est l’État qui détient le monopole des alcools.Les vins sont importés et vendus par des fonctionnaires… »

La rue Voltaire. ©Fabienne Boueroux

L’action « Cœur de ville » brillamment menée par un ancien Parisien tombé sous le charme de Chinon, Fabien Morin, a porté ses fruits : 41 nouveaux commerces ont ouvert depuis 2021, 36 artisans d’art (dont une école de tissage unique en France), le plus beau marché de Touraine (120 commerces l’été), un cinéma d’art et d’essai, une boîte de nuit, des boulangers, des pâtissiers, des restaurants, un boucher, des librairies, un brasseur de bière anglais, un chapelier et quantités d’autres boutiques qui sont parvenues à recréer un véritable lien social.

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« La situation de Chinon reste toutefois fragile, tempère François de Izarra. On sait attirer les visiteurs, mais on ne sait pas toujours les garder ! Il faudrait de nouvelles idées. »

Ancienne antiquaire flamande originaire de Belgique, Martine Budé fait partie de ces nouveaux habitants tombés amoureux de la région, il y a vingt ans, et qui portent sur elle un regard impartial. Devenue vigneronne sur le domaine de La Niverdière, Martine produit en bio l’un des plus jolis vins de Chinon, dans le style soyeux de ceux que faisait autrefois le grand Charles Joguet : « Le développement du tourisme fluvial sur la Vienne est une piste, car il y a de plus en plus d’adeptes du canoë-kayak qui descendent la rivière depuis Tours et Chinon dispose de quais, depuis 1820. Mais il faudrait surtout, à mon avis, retrouver la grande tradition du maraîchage et de l’élevage familial tel qu’il était pratiqué autrefois. »

Dans les années 1960, avant l’implantation d’Intermarché et de Leclerc qui l’ont vidée de sa substance, Chinon comptait 100 cafés et des entreprises de prêt-à-porter…Dans les villages alentour, les paysans (qu’on n’appelait pas « agriculteurs ») s’occupaient de la nature et de leurs bêtes sans être persécutés par l’administration et sans dépendre des subventions versées par l’Europe. Comme partout en France, il y avait là des fermes grouillantes de femmes et d’enfants où l’on ne se suicidait pas… Rabelais, plus que quiconque, aimait cette terre et son peuple : c’est peut-être aussi pour ça qu’on ne le lit plus.

Simon Armstrong et Dominique Terray, fondateurs de la brasserie Bras(se)fort. © Fabienne Boueroux

Nos bonnes adresses

Pour boire

Les vins de Martine Budé, domaine de La Niverdière, 95, rue du Véron, 37420 Beaumont-en-Véron, www.laniverdiere.com.

Exceptionnel : les caves du domaine Plouzeau, nichées dans les immensescaves de laforteresse creusées au xiie siècle. Lieu magnifique. Vins issus de vieilles vignes préphylloxériques. 94, rue haute Saint Maurice, www.plouzeau.com.

Les bières anglaises, dans le centre historiquede Chinon, fabriquées sur placepar Simon Armstrong, un ancien tailleur de pierre. Bras(se)fort, 21, rue Voltaire 37500 Chinon, www.brassefort.fr.

Pour manger

Les Jardiniers, restaurant niché dans une ancienne gareen pleine campagne, à cinq kilomètres de Chinon, avec un jardin potager entouré d’une truffière. 1, La Gare, 37500 Ligré, www.restaurantlesjardiniers.fr.

Marion Messina, c’est mieux que Houellebecq!

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Marion Messina / Philip Provily/Opale/Leemage

Dans son nouveau roman, Marion Messina décrit le futur proche d’une France à bout de souffle, où les personnages galèrent à trouver quelque échappatoire. Dans un monde normal, Marion Messina deviendrait un grand écrivain. Mais même dans ce monde « anormal », nous savons qu’elle le deviendra, estime notre chroniqueuse.


Initials MM. Dans la famille romans de la rentrée littéraire à lire absolument, je demande La peau sur la table, de Marion Messina. Cette jeune romancière a déjà été remarquée en 2017 avec un premier roman : Faux départ (Le Dilettante), l’histoire d’une étudiante provinciale qui montait à la capitale, ce qui ne lui apportait que des désillusions.

Pour son deuxième roman (celui où l’on attend vraiment les jeunes auteurs au tournant), elle a admirablement transformé l’essai. On n’avait pas lu de roman contemporain avec autant de souffle, de force, de présence dans le style depuis longtemps. Il s’agit d’une sorte de dystopie, mêlée à un pamphlet, sous fond de naturalisme, le tout admirablement maîtrisé !

Brigitte Macron meets Big Brother

J’avais la forte intuition que ce roman me plairait, mais à sa lecture, j’ai reçu un uppercut à l’estomac. L’action se déroule dans un futur très proche ; une femme est à la tête du pays, elle a remplacé la Marseillaise par l’Hymne à la Joie et la population n’est plus qu’un QR code géant. Notre bon vieux pays a été catapulté dans une dystopie qui tiendrait à la fois de Dickens et d’Orwell, où seuls s’en sortent ceux qui ont signé un pacte faustien avec ce libéralisme aux relents dictatoriaux que nous propose Madame la présidente. Heureusement, si vous n’êtes pas branché roman d’anticipation, l’auteur croque aussi toute une galerie de personnages attachants qui font comme ils peuvent dans ce marasme, à l’image de cette institutrice exténuée mais pleine de vie, ou de ce docteur en littérature devenu boucher en Ardèche. Ils sont comme une respiration, et symbolisent la décence commune orwellienne.

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Le roman s’ouvre sur une scène christique, qui vous hantera un moment après sa lecture. Un jeune homme, un martyr, s’immole par le feu, tout en récitant le Pater Noster : « il garde les paupières rabattues, penche son torse sur la droite, se saisit d’un bidon et en déverse le contenu sur le dôme de sa tête. Voilà son baptême. Comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés – Pardonne moi Seigneur, car je ne pardonne pas. » Non, il ne pardonne pas aux salopards qui l’ont violé, presque jusqu’à la mort, des bourgeois en fin de course, en fin de race, à l’image des aristocrates roués et pervers d’avant 1789. Cet acte définitif, filmé en direct et diffusé dans le monde entier, mettra la France à feu et à sang. En commettant ce geste sacrificiel, le jeune homme est immédiatement sanctifié et devient une allégorie macabre de notre pays, qui, comme lui, ne veut plus se faire baiser par des puissants qui ont vendu leur âme au Diable. Cet incipit est un petit tour de force. Il décrit l’innommable avec presque une certaine grâce, et en cela, Messina rejoint Bernanos, un de ses maîtres, qu’elle cite d’ailleurs en exergue : « Nous n’assistons pas à la fin d’une grande civilisation humaine, mais au début d’une civilisation inhumaine. » Je ne sais si Marion Messina a la foi comme Bernanos, mais elle semble porter en elle une soif infinie de justice. Presque rageuse. Et, comme l’auteur de Sous le soleil de Satan, elle semble avoir une conscience aiguë du Bien et du Mal. Lorsque je lui fais remarquer qu’elle ne mentionne jamais le wokisme, elle me répond ceci : « Lorsqu’il se passe des choses aussi graves que dans mon livre, le wokisme disparaît. » Et effectivement, on sait déjà qu’aujourd’hui, lorsqu’une mère de famille n’a plus que vingt euros pour finir le mois, le wokisme est bien évidemment la dernière de ses préoccupations.

Éraflons un peu la vache sacrée

L’auteur confie également ne pas se soucier des étiquettes. Forcément, lorsqu’on veut écrire une petite chronique littéraire, on cherche toujours des comparaisons… Celle avec Michel Houellebecq sauterait aux yeux des plus distraits.

A lire ensuite, Jonathan Siksou: Mon père ce héros

Mais à la réflexion, Messina c’est selon moi mieux que Houellebecq. Comme lui, elle s’attache à disséquer notre époque, elle se penche sur son cadavre en putréfaction comme le ferait un médecin légiste. Mais, avec beaucoup plus de finesse. Et on ne ressent aucun mépris dans les détails vestimentaires ou physiques qu’elle nous donne, par exemple lorsqu’elle décrit les tatouages mal faits de ceux que l’on appelle les cassos, « parfois l’image d’un chien tant aimé »… On sent qu’elle fait corps avec ces damnés de la terre, qu’elle les aime, qu’elle voudrait presque les consoler, leur redonner un peu d’enfance. Alors que Houellebecq préfère garder ses personnages à distance, avec froideur. En 2018, dans une interview accordée au media en ligne Le Comptoir, Marion Messina dit être influencée par la littérature anglo-saxonne, par Faulkner, mais aussi par Toni Morrison : « Elle m’a beaucoup influencée dans sa façon d’invoquer un sentiment d’infériorité à travers de petites choses. » C’est cette délicatesse, mêlée à ce souffle naturaliste, qui rend ce roman si singulier et si précieux.

Toute une finesse d’orfèvre qui rend plus supportable le bruit et la fureur dans lesquels baigne Ma peau sur la table.

La peau sur la table

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Contre le monde

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Le romancier Nicolas Chemla © Cherche Midi

Le nouveau et singulier roman de Nicolas Chemla permet au lecteur de découvrir le journal intime d’un Américain installé à Paris, rue de Paradis, dans une capitale française en proie à la canicule, au chaos et à l’insurrection…


La vie n’est guère réjouissante en cette période. La morosité est en nette inflation. Il faut s’en échapper. La littérature s’y emploie, parfois. C’est le cas avec le roman L’Abîme, de Nicolas Chemla. C’est cru, noir, envoûtant, fantastique. Ça fissure la réalité et nous plongeons dans une sorte d’univers parallèle, un contre monde où les messes noires, les couloirs sombres, les cadavres en décomposition, les individus inquiétants et le chat Mouche nous permettent d’oublier la société du Spectacle qui nous conduit tout droit au bord du gouffre, bien réel celui-là.

Les humains n’étaient pas faits pour l’humanité

Un Américain vit dans un curieux immeuble parisien, à l’insolite façade. D’entrée de jeu, l’auteur nous indique que l’Américain en question finira mal. Mais avant, la folie le gagne, elle nous contamine et nous entraîne avec lui. Le rythme est rapide, l’atmosphère oppressante. On étouffe, car c’est un temps de canicule. La violence se fait entendre dans la rue, l’insurrection guette. Les Parisiens sont en colère, la frontière entre la civilisation et la barbarie est de plus en plus poreuse. Dans l’immeuble, il y a un vieillard étrange et maniéré. Il cache, entre ses mains, un secret. Mouche, le chat, sorti de nulle part, n’est pas seulement à la recherche de croquettes. Tout cela est volcanique, le feu couve, les fumerolles annoncent les fleuves de lave.

A lire aussi, du même auteur: Le fleuve Moix

Nicolas Chemla maîtrise son sujet. Son roman s’inscrit dans la lignée de ceux de Lovecraft, Huysmans, Mary Shelley, ou, plus près de nous, Bret Easton Ellis. Dans les dernières pages de ce magistral dérèglement occulte, le libraire, ami de l’Américain, qui met la clé sous la porte – fait hautement symbolique – admet : « Vous savez, à la fin des Mots et des choses, de Foucault : ce visage de l’homme, dessiné sur le sable, que les vagues effaceront, comme tout le reste. Ça y est, on y est. Les humains n’étaient pas faits pour l’humanité… »

Conseil d’écrivain

Une chose est certaine : Nicolas Chemla n’a pas pratiqué l’autocensure, comme il n’a pas eu recours à cette imposture qu’on nomme les sensitivity readers. C’est pour ça que son roman est si singulier. Et il donne un conseil pertinent : « Je crois que l’on devrait relire les livres que l’on a lus adolescent. Non qu’avec l’âge on devienne nécessairement plus intelligent, sûrement pas, mais il me paraît que l’on acquiert, avec l’expérience, un regard différent, plus riche, mieux à même de percevoir toutes les dimensions d’une œuvre – on la reçoit avec toute la richesse de nos propres histoires, aventures, découvertes et déceptions. »

Nicolas Chemla, L’Abîme, Le Cherche Midi.

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La Grande Bellezza dans le texte

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Toni Servillo dans "La grande bellezza" de Paolo Sorrentino (2012) © Gianni Fiorito/AP/SIPA

Les éditions Séguier publient le scénario du film primé aux Oscars écrit avec Umberto Contarello précédé d’un avant-propos inédit de Paolo Sorrentino.


Jean Le Gall, le patron de Séguier, est un esthète doublé d’un redoutable commerçant. Il connaît nos faiblesses et toutes les ficelles du métier pour alpaguer le lecteur fragile, indolent, incapable de résister à la vue de Jep Gambardella, en pantalon blanc et veste d’alpaga couleur safran sur une couverture, maître à penser de tous les désabusés nés au siècle dernier.


Cardinal de Retz à la sauce romaine

En publiant le scénario de « La Grande Bellezza » en intégralité, il nous offre les mémoires du Cardinal de Retz à la sauce romaine, un bréviaire à l’usage des perdants magnifiques, quelque part entre le détachement souverain et la distance persifleuse, entre la lente fuite du temps et les illusions perdues. 2013, déjà dix ans que nous avons fait la rencontre sur grand écran de ce chroniqueur mondain, amateur de minestrone en proie au doute existentiel, esseulé au milieu de la fête permanente, moraliste en richelieu bicolore, l’extrême bout de sa cigarette coincé entre ses dents, carnassier dans ses répliques et, malgré tous ses efforts pour rester insensible à la marche du monde, demeurant cet émotif nostalgique, cet adolescent saisi par la beauté dévoilée d’un corps de femme. Ce qui nous a d’abord plu dans l’attitude de Jep, c’est tout ce qu’il rejette en bloc par éthique et par dandysme expiatoire. C’est-à-dire son humanité, sa bonté, son souci de l’autre, son christianisme refoulé, autant de mots qu’il s’interdirait d’écrire dans ses articles par peur de tomber dans une forme de mièvrerie anesthésiante. Jep n’est pas amer, revanchard ou explicatif, il connaît trop bien la versatilité des sentiments pour s’autoriser à juger les autres. Jep n’est pas un pédagogue. Il n’a aucune leçon à donner.

Maximes et picotements de l’âme

Si nous aimons son aplomb devant les suppôts d’une modernité absconse, sa vigueur jouissive à dessouder les fausses valeurs et les artistes maudits, cette vie confortable allongée dans un hamac à contempler l’écoulement des journées et sa volonté farouche de s’extraire des choses du quotidien, nous aimons encore plus l’errance d’un homme d’âge mur dans la ville. Une promenade sur les bords du Tibre, à la confluence des regrets et des souvenirs, ce qu’on appelle les picotements de l’âme.

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Quand l’heure des comptes vient à sonner. « La Grande Bellezza » est une sorte de bazar littéraire, chacun y trouve ce qu’il était venu y chercher. Paolo Sorrentino a fait de Jep un personnage malléable, plastique qui se moule à notre esprit du moment. Certains y ont vu un noceur extatique, un cynique en rédemption, un raté étincelant, un amuseur écorché, un croyant qui s’ignore, un écrivain en panne : ses costumes en laine froide se plient à toutes les contorsions. Le film eut quelques détracteurs, on critiqua sa vulgarité clinquante, une sorte de Dolce Vita fin de siècle un peu veule et vaine, une juxtaposition de scènes qui s’annulent entre elles et un propos noyé sous les platines d’un DJ peroxydé. Dans son avant-propos, Paolo Sorrentino préfère insister sur l’autre inspiration de son film. « A Rome, tout se termine vite, sans trêve, dans une sorte d’immense décharge dont ne connaît même pas l’adresse. On ne retient rien. Rien n’est définitif. Tout le monde vient à Rome pour parler, mais il n’y a personne pour écouter » écrit-il.

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Pour lui, cette ville est le réceptacle des ambitions forcément déçues et cependant, son attraction malsaine continuera longtemps d’aimanter les Hommes. Avant de s’intéresser au cas de Jep, il faut parler un instant de Dadina, la directrice de la revue qui l’emploie, naine extralucide déclarant : « Personne n’est adapté à rien, Jep. C’est la reine des inadaptées qui te le dit ». Et Romano malheureux en amour, attiré par des créatures incapables d’aimer, pudique et tendre, peut-être son seul véritable ami qui gagne en profondeur et se sauve, à la fin du film : « Qu’est-ce que vous avez contre la nostalgie ? C’est l’unique loisir qui reste à ceux qui se méfient de l’avenir ». Alors pourquoi, aimons-nous tant ce film ? Pour l’apparition d’une girafe, le tube de Raffaella Carrà réenregistré par Bob Sinclar, l’odeur des sacristies, la nuit romaine, le fleuve brouillon, le visage d’une sainte exténué, mais surtout pour les maximes exponentielles de Jep. On est jaloux, nous aurions voulu les inventer : « Je ne voulais pas simplement participer aux fêtes. Je voulais avoir le pouvoir de les gâcher » ; « Nous sommes tous au bord du désespoir et nous n’avons qu’un remède : être ensemble et se moquer un peu de nous-mêmes » ; ces bonheurs de dialoguiste, nous pouvons enfin les lire. Car Jep a réussi à mettre des mots sur notre inconstance :

J’étais destiné à la sensibilité
J’étais destiné à devenir écrivain
J’étais destiné à devenir Jep Gambardella

La Grande Bellezza de Paolo Sorrentino – Séguier

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Serge Raffy, l’âge de déraison

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Serge Raffy, image d'archive © BALTEL/SIPA

L’ancien rédacteur en chef de l’Obs reprend son destin où il l’avait laissé. Avec Bivouacs, Serge Raffy fait son entrée dans la chanson française, sur fond électro, avec un album remarquable.


Sympa. C’est le mot qui vous vient à l’esprit en présence de Serge Raffy. Super sympa, quand on le connaît un peu. La simplicité de ce jeune homme qui a pris de l’âge honore un des plus beaux CV de la presse française. Une quinzaine de livres brillants : romans, essais, biographies, dont celle, incontournable et mondialement connue, de Fidel Castro. Un style élégant, incisif, précis, teinté d’humour, un sens rare de la formule, des portraits tirés au cordeau ; des centaines d’articles couvrant un demi-siècle d’un regard ouvert porté sur le monde et l’évolution de nos sociétés, avec un tropisme certain pour le politique. Voilà pour le passé. Le rédacteur en chef de l’Obs vient de raccrocher après une longue carrière commencée à la Dépêche du Midi, poursuivie à Libé, puis à l’Obs, avec une parenthèse de quelques années au service du féminin, comme rédacteur en chef du magazine Elle.

Kidnappé par le destin

L’homme porte aujourd’hui un sourire amusé sur le pigiste kidnappé par le destin dans sa vingt-cinquième année : journaliste à RMC, il vient d’enregistrer un 45 tours au mythique Studio Condorcet à Toulouse. La pochette de Y a un mystère est dessinée par Enki Bilal.


Le mystère restera entier puisque le mécène du disque, un banquier, disparaît bientôt en Afrique. Serge ne songe nullement à quitter sa ville, son groupe et ses copains. Mais Jean Daniel, qui veut pour Le Nouvel Observateur des écrivains-journalistes, lui fait des appels du pied. Franz-Olivier Giesbert, l’ami fraternel, finit par le convaincre. Le Toulousain de cœur consent à quitter ses rêves pour les rejoindre. Raffy grand reporter va courir le monde, l’Amérique latine en particulier, et mettre la musique entre parenthèses.

Plutôt une mise en sourdine. Les voyages de l’homme de plume sont autant d’occasions de se constituer un trésor de guerre. À la manière d’un photographe, le reporter saisit des instants de vie, des impressions de voyage. Des notes qui ont vocation à devenir des histoires qu’il mettra plus tard en musique. Folk dans un premier temps. Avec une inflexion latino dans les années 2000 où ce fan des Beatles et d’Otis Redding se produit dans des petites salles, avec une formation acoustique, le MOW (Music Of World) : une choriste argentine, un guitariste arménien et un percussionniste cubain.

Plus électro que branché

L’idée de l’album se dessine. Et se précise quand il rencontre Hugo Stradella, un jeune batteur, multi-instrumentiste. Le fossé des générations les sépare, leurs goûts communs les rapprochent. La fusion opère. Quatre ans de travail avec le réalisateur à rechercher dans chaque son une harmonie avec le texte, l’adéquation parfaite du son et du sens. Un climat. 14 titres et autant de destinations. La voix, caressante, souvent murmurée, se pose sur des nappes musicales élégantes. L’habillage, sur mesure, est essentiellement électro. « J’ai voulu rendre aux mots ce qu’ils m’avaient donné » résume cet amoureux de la langue française, fan absolu du regretté Nougaro.

Une partie de lui-même qui ne s’était pas exprimée

Bivouac est un long voyage à l’envers. Le chanteur revient sur les pas du grand reporter. L’album ouvre sur Hôtel Métropole où sa voix fusionne avec celle d’Art Mengo sur les rives du fleuve Mékong. Lydia Hudon Ferland l’accompagne sur Je ne regarde pas en arrière – qui fait étrangement penser à Etienne Daho, comme sa nouvelle version de Laurie Bloom et « ces nuits suspendues à ton cou ». Sur Laissez passer, la voix est celle de Malena Marquez. Raffy effectue le reste du voyage en solitaire, faisant escale à Paris où l’envoutant Eiffel Lovers évoque « la dame de fer en sentinelle ». Puis Berlin avec Alexanderplatz où « il reste des traces » des « fantômes qui surveillaient leur vie ». L’éditorialiste politique file ensuite vers Les Sirènes d’Essaouira, puis Gibraltar où, allongé, il regarde « passer les pélicans sur la Canopée ». Sur les hauteurs de Beverly Hills Geronimo blues, inspiré par Michael Connelly, se souvient de Dolores Quesada ; Gabo song raconte l’enfance de Gabriel Garcia Marquez. La chanson d’un regret. Serge n’aura pas eu le temps d’honorer le rendez-vous pris avec le grand écrivain, parti entre-temps rejoindre les étoiles.

La passion de la scène

Voici bouclé un tour du monde, un tour d’horizons, histoire de mettre un passé en règle. Celui d’un homme conscient que sa deuxième vie commencerait le jour où il déciderait d’en avoir une autre. La photo de couverture de l’album – une gueule – est celle d’un type qui assume de n’être plus un jeune homme. Comme Yves Simon, nourri de ses lectures et de ses voyages, Serge Raffy fait chanson à part. Il impose d’emblée son style. Une poésie. Des rengaines qui vous restent en mémoire. Entêtantes. Désormais chroniqueur au Point, le nouveau Raffy se produit sur scène et prépare son prochain album, Aimes, qui sera consacré aux femmes. Autant dire qu’il est loin, très loin, d’avoir dit son dernier mot.

Bivouacs. À écouter sur toutes les plates-formes.

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Macron: «Allo, SOS Amitié?»

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Le Pape François, le président Macron et son épouse Brigitte, Marseille, 23 septembre 2023 © PHILIPPE MAGONI/SIPA

Les écoutes téléphoniques (quasiment) véridiques de « Causeur ». Le billet satirique de Denis Hatchondo


-”Oui, Emmanuel je t’ai reconnu.”

-”Vous êtes bien la seule!”

-”Allons, ça ne va pas mieux? Toujours pas trouvé un ami? Tu as mis le paquet là, entre Charles et le Pape tu pouvais pas faire beaucoup mieux!”

-”Ça s’est passé moyen. Un Roi, un Pape, y a une brouette d’interdits, même si je lui ai un peu gratouillé le dos, à numéro 3.”

-”Pourtant quand tu as reçu MBS à l’Elysée, tu lui avais remis en place une cervicale en deux temps trois mouvements!”

-”Ouais, mais lui ce n’est pas pareil, il se pointe au Château en abaya avec un torchon de pizzaiolo sur la tête. Du coup je me suis mangé le protocole.”

Versailles, 20 septembre 2023 © Jacques Witt/SIPA

-”Alors, comment il est Charles?”

-”Un alambic ! Il boit comme un hooligan, il m’a montré une feuille de salade et m’a pris le chou pendant des plombes sur le respect que je devais à la nature, m’a dit que j’étais un cancre en matière d’écologie, que sur le glyphosate j’étais en dessous de tout et glou glou glou… c’est pas un roi ! C’est Sandrine Rousseau avec les oreilles de Bayrou et la descente de Larcher. Et avec la lubricité de Le Maire! Il n’a pas arrêté de chauffer Brigitte ce con !”

-”Ha bon, et alors?”

-”Tu parles, Bridget avait Hugh Grant à sa droite, alors elle ne l’a pas calculé. Et puis ce n’est pas avec ses laitues à l’eau claire qu’il pouvait l’emballer, elle qui n’a jamais été foutue de me faire une vinaigrette.”

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-”Et Camilla, comment elle est?”

-”Je suis contre l’abaya, ok. Mais là j’avais envie de signer sur la nappe un décret pour rendre obligatoire la burka. Oh putain l’épouvantail ! Je comprends que le Charly se passe de pesticides au jardin ! Franchement ce type il a un problème. Avoir Diana à la maison et se casser pour planter des poireaux avec sa mère!”

-”Ha non, pas toi…”

-”Heu ça va, parlons d’autre chose !”

-”Et le Pape, tu l’as convaincu de signer à l’OM, y a plus que lui pour sauver ce club!”

-”Là, faut un Tony Montana pour s’en sortir. Le Pape, c’est le pape, je ne pouvais pas faire l’osthéo. Pourtant il est tout tordu, je l’aurais bien manipulé le Garrincha. Il est venu à Marseille pour me traiter de fanatique de l’indifférence! Comme s’il avait Mélenchon dans l’oreillette!”.

“Pourquoi Garrincha?”

-”Garrincha c’était l’ailier du Brésil qui avait une jambe plus courte que l’autre, il pouvait pas marcher, mais avec le ballon dans les pieds il volait !”

-”Bizarre sa phrase, je ne vais pas en France je vais à Marseille!”

-”Il me la sort en Corse je suis mort. Un jour de plus à Marseille et il faisait la messe sur du rap en dansant le mia !”

-”Et Brigitte, elle est allée à confesse?”

-”Tu parles, Brie dès qu’on descend sur Marseille, elle n’a que l’atelier Gas Bijoux en tête. En plus il est au Roucas Blanc juste sous la Bonne Mère. Elle en a profité un max, même qu’elle a ramené une jolie plume d’Indien à son Gaby chéri.”

-”Qui c’est ce Gaby?”

-”Gabriel Attal. Il n’y en a plus que pour lui. Gaby par-ci, Gaby par-là… je ne le supporte plus ce merdeux. Il me doit tout, il ne me calcule plus et ma femme en est raide dingue !”

-”T’inquiète, ce n’est pas lui qui va te la faucher ta Bridget! C’est quoi qu’on entend? Vous êtes en boite de nuit?

-”Non, je craque, elle passe à fond Gabrielle de Johnny, elle danse et hurle, mourir d’amour enchainé ! Je passe pour qui ? Je vais m’en occuper de l’emplumé !”

-”Et Gérald, c’est ton ami le Gégé ?”

-”L’arme fatale! Lui il me fait peur, je sais que dans les places de deal il fait rire, mais moi il me terrorise avec sa CRS 8!”

-”Bon je te laisse, c’est quoi qu’on entend maintenant ?”

-”Elle a mis Gaby de Baschung! Je vais mettre Mourir d’aimer d’Aznavour à fond, la chanson sur Gabrielle Russier, il n’y a que ça pour la calmer, la prof! A demain.”

Mélenchon, Chikirou et… Jacques Doriot

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Elle a l'air toute mignonne, ici... © JEROME MARS/JDD/SIPA

Il y a vraiment une sacrée ambiance au sein de la Nupes dominée par Jean-Luc Mélenchon ! Cette semaine, la députée de Paris Sophia Chikirou, très proche du vieux leader présent trois fois à l’élection présidentielle, a comparé Fabien Roussel à Jacques Doriot, un collaborationniste. Le communiste a l’outrecuidance de ne pas aller manifester contre la police ce samedi. Céline Pina analyse.


À la Nupes ce n’est pas encore la révolution permanente, mais c’est déjà la baston incessante ! Avec LFI, le partenariat se vit plus sur le mode de la prédation que sur celui de l’épanouissement mutuel. Ce sont d’ailleurs les leaders du PC et du PS qui en parlent le mieux. Ils sont la preuve que le harcèlement ne s’arrête pas à l’école mais peut se prolonger dans le cadre professionnel. C’est ainsi que Fabien Roussel est devenu la victime préférée de Jean-Luc Mélenchon, bien avant Olivier Faure qui concourrait également pour le titre.

Fabien Roussel traité de collabo

Les escarmouches ont commencé à la fête de l’Humanité avec un stand de tee-shirts où étaient inscrits : « Tout le monde déteste Fabien Roussel ». La photo, partagée par Sophia Chikirou sur X (ex-Twitter) a ainsi été likée par un certain Jean-Luc Mélenchon. Toujours à la fête de l’Huma des militants Insoumis ont scandé « Fabien Roussel n’est pas notre camarade »… L’atmosphère était déjà électrique, elle tourne maintenant à la foudre : Sophia Chikirou a en effet franchi la ligne rouge en comparant Fabien Roussel à Jacques Doriot sur son compte Facebook, mercredi 20 septembre. Une publication relayée par Mélenchon qui a provoqué un tollé au PC.

Fabien Roussel (PCF) à une soirée d’hommage à Charlie Hebdo, le 5 janvier 2022 à Paris © ISA HARSIN/SIPA

Et pour cause, Jacques Doriot est l’archétype du collaborateur. C’est un communiste à l’origine, mais, séduit par le nazisme, il combattit sous l’uniforme nazi et mourut en Allemagne en 1944. L’homme fut exclu par le Parti communiste dès 1936 pour avoir pris position justement pour l’entente avec l’Allemagne nazie (à cette époque, l’Internationale communiste était viscéralement antifasciste et rien n’annonçait la conclusion, trois ans plus tard, du pacte germano-soviétique). Utiliser cette comparaison, c’est donc traiter Fabien Roussel implicitement de collaborateur et d’allié du nazisme. C’est induire également l’idée que, du communisme au nazisme, le glissement d’un homme est facile. C’est bête, gratuit et tout simplement aussi injurieux qu’inacceptable.

Pourquoi tant de haine ?

Alors pourquoi tant de haine de la part de LFI envers Fabien Roussel ? Les explications sont diverses, mais brillent toutes par leur irrationalité. Certes, l’usage de la violence fait partie de la politique. Dans sa forme civilisée et démocratique, cette violence est à la fois ostracisée et ritualisée, mais elle est toujours sous-jacente. Cependant, la violence est censée être utile, elle doit servir un objectif concret. La violence gratuite est l’apanage des totalitarismes et des tyrans.Et là, il y a quelque chose de gratuit dans la violence verbale des leaders de LFI. Quel est l’intérêt d’alimenter la haine et le ressentiment envers Fabien Roussel alors que celui-ci n’est pas une menace pour l’éructant Mélenchon, le Fouquier-Tinville des sous-préfectures ? Et si c’était parce que le leader communiste est la Némésis de Mélenchon ? Son contraire et son antagoniste. Le rappel permanent que le leader de LFI n’est qu’un arriviste sans grandeur, capable de tout sacrifier à sa quête de toute puissance, à commencer par l’honnêteté intellectuelle et le sens de l’intérêt général. Par clientélisme, l’homme qui fut autrefois un ardent défenseur de la laïcité et de l’émancipation prône aujourd’hui « la liberté de porter le voile » et diffuse les éléments de langage des Frères musulmans. Ces islamistes qui furent, eux, de vrais alliés d’Hitler.

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Fabien Roussel, mauvaise conscience de la gauche

Fabien Roussel est devenu le scrupule de la gauche qui glisse vers le totalitarisme. Le scrupule, pour les Romains, était ce petit caillou pointu qui se glisse dans les chaussures et blesse le pied jusqu’à ralentir la marche. Or il se trouve que Fabien Roussel est très clair sur les combats qu’il porte et ceux qu’il refuse de mener.Ainsi, interrogé sur son refus de participer à la marche du 23 septembre contre les violences policières, il a osé dire ce que ressentent les classes populaires et que les exaltés de LFI ne veulent pas entendre : « Je n’ai pas envie de manifester en entendant autour de moi ce slogan « tout le monde déteste la police », ce n’est pas vrai et je ne partage pas ce slogan-là. » Comme 85% de la population au passage. Il est aussi très conscient que les classes populaires rejettent les émeutiers qui ont mis la France en feu début juillet et n’éprouvent aucun lien de solidarité avec les pillards et les émeutiers. 

La reductio ad hitlerum, l’ultime argument de ceux qui n’en ont pas

Pour LFI, une telle déclaration du patron du PCF vaut excommunication immédiate. La punition est automatique et rituelle : reductio ad hitlerum. Mais si Fabien Roussel est l’équivalent de Doriot, que va bien pouvoir inventer LFI le jour où le parti tombera sur de vrais fascistes ? Quel qualificatif va-t-il pouvoir trouver ? Comment peut-on inviter Médine en niant son tweet antisémite et ses alliances avec les islamistes et dans le même temps faire un procès aussi injuste et sinistre à Fabien Roussel ?Le pire reste encore les arguments qui nourrissent la mise en accusation du dirigeant communiste. Comme Fabien Roussel est fidèle au peuple du labeur, à cette vieille gauche qui voulait améliorer la condition humaine en assumant la lutte des classes, qu’il préfère le social au racial et qu’il s’intéresse aux gilets jaunes, il est accusé de vouloir « récupérer l’électorat Zemmour/ Le Péniste ». Selon Sophia Chikirou et les sectataires LFI qui pullulent sur les réseaux, il aurait adopté le discours de la droite fasciste pour y arriver.

Un PC condamné à prêcher l’union

Comme on peut s’en douter, le PC comme Fabien Roussel n’ont pas apprécié le dérapage de LFI et de son leader. Mais ils n’ont guère les moyens de faire autre chose que de montrer les crocs sans trop s’éloigner de la niche commune. Il y a des postes à sauver, un parti à financer et il arrive parfois qu’en politique on n’ait pas les moyens de l’honneur. Ainsi dans un communiqué cinglant, le PC a rappelé son histoire et le lourd tribut versé à la résistance. Il condamne des propos d’une « extrême gravité », « véritable appel à la haine et à la violence contre Fabien Roussel ». Fabien Roussel, touché par la violence et la bassesse des attaques, dit que « le débat politique ne doit pas être rabaissé à ce niveau-là, c’est dangereux. » Il a raison : Jean-Luc Mélenchon lui a accroché une cible dans le dos. Mais s’il dit cela, c’est pour prôner l’apaisement et l’union tout de suite après… Certes, il est digne et élégant de mettre l’intérêt collectif au-dessus de son ego. Un Mélenchon, lui, en est manifestement incapable. Mais quand cela conduit à servir les desseins du dirigeant de LFI, dont le déséquilibre et la violence sont de plus en plus visibles, on peut se demander si c’est le bon choix.

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Un renouvellement de génération à l’avantage de LFI

Autre point notable, Mélenchon distingue l’homme de l’œuvre, le dirigeant, de son parti. D’où les attaques ad personam. Pourquoi ? Parce qu’il pense que le renouvellement des générations est en train de transformer le PCF en LFI bis et que celui-ci finira par tomber dans son escarcelle. Mélenchon fait le pari que le PC, exigeant sur la qualité de ses représentants et dont la formation politique et syndicale était reconnue, est mort. Beaucoup de jeunes militants qui arrivent se moquent de la lutte des classes, ne comprennent pas grand-chose aux questions sociales, économiques, encore moins aux questions d’égalité, de laïcité et de libertés publiques. Ils se disent antiracistes mais font de la couleur de la peau, la base de l’identité humaine. Ils se disent féministes, mais militent pour imposer dans l’espace public un signe sexiste, le voile. Ils veulent rétablir le blasphème et rendre toute critique de l’islam impossible et pour cela se font les relais de la propagande des islamistes. Ils n’ont déjà plus de référence républicaine et à peine une conscience démocratique. 

L’union avec LFI, le bal des dupes

Aujourd’hui, LFI incarne moins l’aspiration à la justice sociale, qu’une forme de nostalgie de la Terreur. Elle parle de révolution, mais c’est pour rêver d’épuration. Elle dit 1789, elle pense 1793. À ce titre, tendre la main à des sectaires radicalisés au nom de l’union de la gauche, comme essayer d’amadouer un autocrate au nom de l’intérêt supérieur du pays, est voué à l’échec. Le plus radical gagne toujours car il se moque des dégâts qu’il fera en chemin. Une gauche républicaine ne peut donc pas survivre à un tel compagnonnage, sauf à trahir toutes ses valeurs, pour au final servir l’ambition personnel d’un condottiere. Et c’est bien ce à quoi nous assistons. Avec le type de personnage qu’est Mélenchon et le choix de stratégie de la violence fait par LFI, l’option de la modération ne peut que finir en acceptation du cocufiage. Fabien Roussel va devoir blinder son estomac car Jean-Luc Mélenchon et ses séides n’ont pas fini de lui servir des couleuvres.

Silence coupable

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Quand on arrive en ville!

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Jonathan Siksou. © Hannah Assouline

Précisons-le tout de suite : si nous disons du bien du nouveau livre de Jonathan Siksou, ce n’est pas parce qu’il travaille à Causeur. C’est parce qu’il le mérite ! Avec un humour ravageur, il alterne chroniques, anecdotes vécues et références littéraires pour dresser le foudroyant bilan d’une débandade généralisée : celle de la vie citadine. Un essai percutant.


Quel terrain de jeu pour un homme de plume talentueux que cette ville grouillante, indistincte, indéfinie, dégoulinante de loisirs somptuaires et débordante d’impostures ; toujours là, jamais remplacée, indétrônable objet de convoitises et de lâchetés collectives. Un jour, tous les hommes y passeront et certains d’entre eux y vivront même des décennies. Les pauvres emmurés. Les rescapés, ceux qui ont fui, en parlent avec des sanglots longs dans la gorge. Lieu de sociabilités extrêmes et d’ultramodernes solitudes, cette ville immortelle a résisté au Covid.

Antre noir

Après la pandémie, les plus fins analystes de notre vie politique pressentaient une grande vague migratoire, le repeuplement des campagnes et la ruralité enfin triomphante. La revanche de Cloche merle sur cette capitale floue. Après avoir été séquestré durant des mois, soumis aux diktats de l’autorisation préalable de déplacement, le Parisien aspirait à son carré de verdure et à son barbecue brûlant, signes d’une nouvelle réussite sociale et de son exfiltration climatique. On lisait parfois dans les magazines que certains chanceux avaient échappé à la tenaille urbaine (merci le télétravail) et à la tyrannie des travaux en capilotade. Des exceptions, comme les poissons volants dans la tirade du Président. Et puis, la ville, malgré son pardessus râpé et ses vitrines tapageuses, a continué de faire la course en tête et d’attirer toujours plus de victimes consentantes dans son antre noir. Difficile de s’en extraire, quand son attraction et sa répulsion jouent un jeu trouble et dangereux. Qui l’emportera, à la fin ? Dieu seul le sait.

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Pour expliquer ces phénomènes contradictoires, un peu dingues et sacrément savoureux, il fallait une plume alerte. L’œil vif d’un observateur qui n’est pas rance ou perclus de préjugés médiatiques. Un journaliste – un essayiste, c’est plus chic – qui, folle audace, regarde ses contemporains dans le métro, dans les jardins publics, dans les ascenseurs, à la table de ses amis, avec une tendresse ironique et un esprit farceur. Un flâneur d’un genre particulier, car ce jeune intellectuel est scotché au macadam. Le trottoir lui colle aux basques. Le pavé gris sera son destin d’écrivain. Il n’a pas l’outrecuidance de vous raconter la transhumance ou la traite matinale. Le pittoresque ardéchois et l’archétypal berrichon ne sont pas dans son champ de vision. Si Jules Renard a si bien croqué les paysans, notamment dans son Journal, Jonathan Siksou est un piéton 3.0 de Paris, turbulent, fin, délicieusement vipérin et surtout taquin ; la plus grande qualité d’un chroniqueur est de ne jamais se départir de son humour ravageur. C’est son bien le plus précieux.

Évolution des mœurs

Prix Transfuge du meilleur essai 2021, avec Capitale, paru au Cerf, Siksou récidive avec Vivre en ville, dans la même maison. Il s’amuse et nous amuse à déterminer comment cette « construction étrange », zone de fantasme et d’aigreur qu’est la ville, offre un visage tantôt comique, tantôt despotique. D’autres, avant lui, ont battu le pavé, on pense à Carco, Fargue, Hardellet, Boudard, Clébert ou, plus récemment, au sieur Paucard, dernier archiviste de Paname. L’intérêt de cet essai écrit dans un français pur, ce qui ne gâche rien, réside dans son caractère hybride, transgenre pourrait-on même avancer. Sur un ton enjoué, réac-choc et très documenté, Siksou change perpétuellement de registre et de braquet, il alterne la chronique, l’anecdote vécue, la référence littéraire, la statistique non assommante et le foudroyant bilan comptable d’une forme de débandade généralisée. Il prévient, dès son avant-propos, que la ville porte en elle le sceau de tous ses dérèglements :« Vivre en ville est de plus en plus invivable mais de plus en plus de monde souhaite y vivre, et ce, partout dans le monde. […] Quand ceux qui y sont veulent en sortir, d’autres, à l’extérieur, rêvent d’y entrer : c’est l’insatisfaction générale, le mécontentent permanent. »

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Sous la plume de Siksou, tout y passe, nos habitudes, nos évitements, nos aveuglements, nos faillites, la fin des bouquinistes et le touriste-roi, la mendicité organisée et l’affaissement vestimentaire visible dans les rues, les dîners mondains à l’obsolescence programmée et le « café d’en face » devenu notre résidence secondaire, comme si la ville condensait tous nos maux et nos dérives. Siksou ne nous épargne aucune de nos turpitudes citadines. Dans ce grand trou de l’invisibilité que sont les couloirs du métropolitain ou les boulevards, les passants qui y déambulent sont qualifiés de « saouls ou groggy, somnambules », décrivant « de curieuses ellipses sur les trottoirs ». Siksou fait le constat que plus personne ne lève les yeux de ces satanés smartphones, notre asservissement numérique. Fantomatique, l’homme de la rue marche sans but ni entrain, dans un nuage virtuel. La ville lui permet et promeut ce dédoublement de la personnalité et la fin de tout idéal. Siksou appuie là où ça fait mal, où le fameux « vivre ensemble » est le plus étique, le plus burlesque ou le plus mensonger. Cette radioscopie est salutaire, elle pourrait virer au ball-trap, mais Siksou n’est pas un Torquemada des assemblées, il ne se présentera pas aux prochaines municipales. Il n’oublie jamais les qualités d’un bon livre que sont le plaisir de lecture et une belle érudition en partage, tout le contraire des pédagogues revanchards. Là où son essai est le plus littérairement percutant, c’est dans l’invention de quelques formules assassines, philippiques gracieuses. Nous applaudissons lorsqu’il écrit : « L’évolution des mœurs a introduit une coutume jamais vue jusque-là dans nos parcs : l’exhibitionnisme hygiéniste. » Le règne du short court et du débardeur en sueur a déferlé sur les quais. « Jogging, séances de relaxation asiatique, boxe, haltérophilie…Tout cela devant le regard de promeneurs qui n’ont rien demandé – et surtout pas ça », persifle-t-il, avec une inflexibilité goguenarde. Un livre à offrir à tous les édiles qui voudraient sauver leur ville d’une uniformisation asphyxiante.

À lire

Jonathan Siksou, Vivre en ville, Le Cerf, 2023.

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Jonathan Siksou, Capitale, Lexio, 2023.

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Le Mexique en perdition?

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Ester Expósito dans "Lost In The Night (Perdidos en la noche)" © Paname Distribution

Perdidos en la noche, quatrième long métrage du cinéaste mexicain Pascal Escalante (La région sauvage, Narcos, Los Bastardos) : une révélation !

En guise de prologue, l’assassinat d’une activiste écologiste en lutte contre l’industrie minière qui saccage l’environnement dans une région reculée du Mexique. La police corrompue est partie prenante de cet enlèvement et de cette disparition. Traumatisé par ce crime impuni, le fils de la victime, Emiliano, journalier sur un chantier, n’a de cesse de retrouver la dépouille de sa mère, que ses ravisseurs ont enterrée quelque part – mais où ?

Clivages sociaux abyssaux

Trois ans ont passé. Au bord du lac, une vaste maison contemporaine aux allures de bunker ajouré abrite une famille apparemment nantie –  le père, Rigoberto, est un plasticien déjanté, étrangement nippé et coiffé iroquois, qui jouit manifestement d’une certaine cote sur le marché ; Barbara, la mère, artiste cosmopolite, coquette dominatrice et fantasque, se fait semble-t-il volontiers lifter le visage à Madrid ; Monica, sa fille d’un autre lit, est une influenceuse rivée à son smartphone. Ce petit monde de riches vit en confortable autarcie, à bonne distance du peuple. Mais le jeune Emiliano, qui n’a pas fait son deuil de la tragédie maternelle et poursuit inlassablement son enquête, parvient à se faire embaucher comme homme à tout faire chez Rigoberto, qu’il soupçonne de cacher le cadavre dans sa propriété, pourquoi pas dans la citerne du jardin… Tandis que, dans ce Mexique aux clivages sociaux décidément abyssaux, une violence larvée circule entre gangs d’adolescents tatoués et surarmés, police véreuse, sectes évangélistes, telles les « Aluxes », fanatiques que Rigoberto accuse de rapts et d’abus sexuels sur des enfants…


L’alchimie de ce scénario à entrées multiples fonctionne à la perfection, déjouant toutes les attentes du spectateur, bifurquant continûment dans l’improbable, sur un fond d’ironie acide et de sarcasme réjouissants (en particulier sur le statut moral et socio-économique de ce qu’il est convenu d’appeler « l’art contemporain » – n’en disons pas plus). Jusqu’au climax vertigineux où se révèle la noirceur absolue du genre humain, revers de la pureté angélique propre au héros, Emiliano, et à son attendrissante petite amie. Ensorcelant, agencé avec une virtuosité remarquable, filmé avec un sens aiguisé du cadrage, du tempo, du chromatisme et du détail concret, Lost in the night doit également beaucoup au jeu infaillible de ses acteurs, à commencer par Juan Daniel García Treviño dans le rôle d’Emiliano.

Photogénique Juan Daniel García Treviño

À 23 ans, Treviño, touche-à-tout photogénique (cadreur, chanteur, percussionniste, mannequin…) lancé dès ses 16 ans par sa performance dans le film de Fernando Frias diffusé sur Netflix Je ne suis plus là, a l’étoffe d’une star : qu’on se le dise ! Quant à la Madrilène Ester Expósito, interprète ici de la fille de Carmen, elle est déjà une star… sur Instagram. Et l’héroïne, en outre, de la série Elite – toujours Netflix. Comme quoi, la réalité dépasse souvent la fiction. D’ailleurs, Escalante a tourné Perdidos en la noche à Guanajato, patelin situé dans l’une des zones les plus dangereuses du Mexique. Dios mio, que pais !

Juan Daniel García Treviño Photo: Paname Distrib.

Lost in the Night / Perdidos en la noche.  Film de Pascal Escalante. Avec Juan Daniel García Treviño (Emiliano), Ester Expósito (Mónica Aldama), Bárbara Mori (Carmen Aldama) Fernando Bonilla (Rigoberto), Mafer Osio (Jazmin). Mexique. En salles le 4 octobre 2023.  Durée: 2h02.

Le temps béni du populo

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Coluche et Michel Sardou dans les studios d’Europe 1, 14 décembre 1985. © CHESNOT/SIPA

Les saillies de Juliette Armanet à l’encontre de Michel Sardou révèlent le mépris des bobos pour ce qui plaît au peuple, prolophobie visant directement cette « France d’avant », pas si lointaine, où une culture homogène baignait Paris et sa province. Cette nouvelle querelle des anciens et des modernes oppose la variété et les traditions locales à la culture globalisée.


La chanteuse à la mode révélée par Le Dernier Jour du disco s’en est violemment pris au tube de Michel Sardou sorti en 1981 –elle n’était pas encore née –, Les lacs du Connemara. Ce tube a fait découvrir la « musique celtique » au grand public français, Tri Yann étant alors encore confidentiel. Juliette Armanet a qualifié ce tube de musique « sectaire », « immonde » et « de droite »– les Irlandais apprécieront. C’est l’ultime réplique des insultes adressées à Michel Sardou dès les années 1970 par les médias les plus à gauche pour ses positions jugées droitières et nationales. Mais cela rappelle aussi d’autres insultes passées, lancées par des chroniqueurs contre le Festival interceltique de Lorient ou Nolwenn Leroy, révélant une sourde haine contre ce rare segment de la culture populaire traditionnelle ayant survécu au xxe siècle dans notre pays. BHL avait donné le la dès 1985 dans son célèbre entretien à Globe en s’emportant contre « béret et binious », un enjeu majeur !

La France, qu’est-ce qu’il en reste?

Il est probable que la diffusion récurrente des Lacs du Connemara dans les bars, les soirées, les mariages, les boîtes de nuit… et l’adoption de cette chanson très populaire – 54 millions d’auditions sur Spotify – par les élèves de plusieurs grandes écoles – HEC comprise – comme hymne officiel d’une promotion ou d’une activité, aient fini d’exaspérer notre chanteuse. D’autant plus que, partout, les premières notes du morceau déclenchent une ruée des foules sur la piste de dance, donnant lieu à de joyeuses effusions collectives.

Cette hostilité radicale affichée concerne moins la musique celto-irlandaise transplantée en France par Sardou, le chanteur « populaire » aux 350 chansons, que le public français auquel s’adresse depuis plus d’un demi-siècle ce chanteur national. Que reste-t-il de la France de la fin du xxe siècle– ce monde d’avant –, décor de notre jeunesse, au-delà des caricatures méprisantes et des haines recuites des enfants de la mondialisation ? Les chansons de Michel Sardou sont une sorte de butte-témoin du xxe siècle, d’autant plus intrigante et « inquiétante » pour ses détracteurs que les jeunes générations – Français populaires ou enfants de bourgeois –, entre deux morceaux de rap, en perpétuent le succès et la présence.

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Il y a longtemps que les élites de la culture subventionnée regardent avec aversion le « vieux pays » et son peuple de « citoyens », peu à peu convertis à la culture du showbiz au cours du xxe siècle. Par dépit ou malveillance, la génération qui n’a pas connu la France des travailleurs et des familles d’avant la mondialisation, à la fois populaire et égalitaire, tant à Paris qu’en province, et de culture homogène, y cherche les traces d’un communautarisme blanc imaginaire, qu’elle perçoit comme raciste, chauvin et haineux.

Prolophobie

Tout a déjà été dit sur cette prolophobie déguisée en traque du « beauf » par ceux-là mêmes qui – souvent d’origine modeste – vivent dans le reniement et la honte de leurs origines paysannes, ouvrières ou populaires. Les barrières de la distinction sociale les ayant hissés sur le devant de la scène artistique ou culturelle française, il leur paraît de bon aloi de renier ce qu’ils furent enfants, pour se faire adouber dans le monde aseptisé et autocentré des élites. Cette « savonnette à vilain » du xxie siècle est une vieille lune psychologique et sociologique, dont Annie Ernaux a porté l’exercice au paroxysme. Cela a donné La Gauche sans le peuple (Éric Conan, 2004), ou« la gauche contre le peuple » (feu Hervé Algalarrondo, 2002). Avant les Deschiens, triste série qui suintait le mépris de classe pour les pauvres et les gens modestes– en attendant les sous-chiens de Bouteldja –, le regretté Cabus en avait fourni l’archétype à travers son« beauf », créé en 1973 dans Charlie Hebdo, que le site de la FNAC présente ainsi : « L’archétype du Français râleur, raciste, violent, odieux en toutes circonstances » (il faudrait ajouter sale et alcoolique…).

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Or ce grand chanteur à succès a produit des centaines de chansons à l’attention de ce peuple de Français méprisés. Ce même peuple les plébiscite et les fredonne pendant des décennies –l’homme a vendu plus de 100 millions d’albums, record national. Les thèmes de ses chansons forment la matrice de la vie et de la culture nationales : La Maladie d’amour, Le Rire du sergent, Les Bals populaires, Les Vieux Mariés, J’habite en France, La Rivière de notre enfance, Le Curé, Le Bac G, Les Noces de mon père, Verdun, Marie ma belle, Le France, Une fille aux yeux clairs, En chantant, Les Deux Écoles, Le Cinéma d’Audiard, Danton, La Maison des vacances, Français, Marie-Jeanne, Carcassonne, Être une femme, Les Années trente, Je viens du Sud, Mon dernier rêve sera pour toi, Le Surveillant général, Je vais t’aimer… Un tel programme est d’autant plus étranger à notre chanteuse que nos chères élites autoproclamées croyaient en avoir fini avec un peuple et un pays érigés en boucs émissaires des crimes et des tragédies du xxe siècle, et que l’on a voulu faire taire une fois pour toutes.

Rappelons le traitement de choc qu’il a subi, et comment on a tenté d’en finir avec lui : un discrédit général jeté sur sa culture et ses pratiques sociales (langues régionales, catholicisme, civilité, bonne formation scolaire, etc.) ; l’éradication des métiers et des filières de production les plus anciennes (industrie, agriculture, services publics structurés et efficaces) ; et enfin le changement, (ironiquement) théorisé par Brecht (il faut «dissoudre le peuple »), instauré dans les nouveaux « quartiers populaires » des villes, qui accueillent une partie des 19 millions d’étrangers ou néo-Français résidents dénombrés par l’Insee sur trois générations.

Sardou a beau avoir ouvert sa discographie aux langues, cultures et pays extérieurs (Les Ricains, Musulmanes, Le Connemara, Domenico, Afrique adieu…), jamais il ne fera oublier son passif de « chanteur populaire du peuple français ». Dans l’un de ses premiers tubes de 1970, « l’ouvrier parisien » – qui existait encore – des Bals populaires, « la casquette en arrière », s’amusant« à boire (et reboire) un bon coup », en rigolant « sur des airs populaires », avait scellé son sort d’infréquentable.