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2024: début de l’après-Kissinger en géopolitique

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Harold Hyman, grand spécialiste des relations internationales, nous brosse un panorama des tendances actuelles sur la plan géopolitique. Si 2023 a été l’année de la mort de Henry Kissinger, c’est aussi l’année qui a enterré sa vision stratégique du monde.


Le décès de Henry Kissinger, artisan de la politique étrangère de deux présidents américains, clôt une ère de la pensée stratégique. Une nouvelle ère, celle de la force brute, déguisée sous divers noms, commence. La paix kissingérienne entre l’Occident et la Russie disparaît, et celle avec la Chine populaire ne se maintient que péniblement. D’autres failles sont désormais béantes: le bloc chiite contre le bloc sunnite, Israël contre l’amalgame d’Arabes, de chiites, de régimes du Sud Global et de la gauche occidentale. L’Afrique est à moitié perdue pour le prestige français et pour notre lutte contre le djihadisme qui était la principale raison de notre présence. De plus, les Européens ont été boutés hors du Mali et du Burkina Faso. Les micro-oppressions ethniques se multiplient : Birmanie, Inde, Afghanistan, Arménie, Chine, Afrique sahélienne, Gaza, Israël, Cisjordanie, Afghanistan, Yémen, Éthiopie, Congo… Les flux migratoires sont devenus incessants, résultats de la faillite de nombreuses économies du Sud planétaire. Du bon côté des choses, les démocraties ne se sont pas effondrées, et la lutte contre le dérèglement climatique s’organise.

Le legs de Kissinger en cette année 2024 reste fascinante car il a forgé le monde qui maintenant se désagrège à toute vitesse. Il l’aurait voulu immuable. Le professeur et écrivain, qui admirait la tragique lucidité de De Gaulle qui cherchait un équilibre, a laissé des œuvres que l’on peut lire avec profit. Sa théorie, élaborée surtout après son départ des affaires, est une adaptation moderne de la notion d’« équilibre des puissances » chère à Metternich. Dans deux œuvres marquantes, Diplomatie et De la Chine, il prône cet équilibre des grandes puissances. Si les États de taille moyenne peuvent peser un peu dans la balance mondiale, les petits États faibles n’ont que le choix entre s’aligner derrière un grand, ou alors attendre d’être satellisés. Pour Kissinger, Charles de Gaulle demeurait l’un des derniers Européens à tenter d’inverser le déclin national. Une tentative d’une lucidité tragique, magistralement tentée mais impossible, selon un Kissinger admiratif dans son dernier livre Leadership: Six études de stratégie mondiale. Curieusement, Kissinger vit en Konrad Adenauer un autre « leader » stratégique. Or le tandem Adenauer-De Gaulle fit beaucoup pour impulser la construction européenne qui, pour le vieux chrétien-démocrate antinazi qu’était Adenauer, réinstallait l’Allemagne sur le devant de la scène internationale. A ces deux personnalités de premier plan, le volume de Kissinger ajoute quatre autres : Margaret Thatcher, Lee Kuan Yew (premier ministre de Singapour de 1959 à 1990), Anouar el-Sadate (président de l’Égypte de 1970 jusqu’à son assassinat en 1980), et Richard Nixon. Quatre d’entre eux ont travaillé en tandem : Adenauer-De Gaulle et Nixon-Sadate. On pourrait même imaginer une convergence entre les contemporains qu’étaient Lee et Thatcher. On dirige un pays largement en fonction d’un autre, selon notre professeur diplomate, et Kissinger retient surtout les succès. L’histoire pour lui n’a pas besoin de grands destructeurs terribles comme Hitler, Staline, Mao, Pol Pot, et dans une moindre mesure Nasser ou Castro. Mais la politique oblige de parler à certains d’entre eux.

Le journaliste franco-américain spécialiste des affaires internationales Harold Hyman. Photo D.R.

Il eut à traiter cinq dossiers lourds de 1969 à 1977. Celui du Vietnam fut entièrement balayé par la trahison nord-vietnamienne et la destruction de l’État sud-vietnamien en 1975. Celui de la négociation secrète avec la Chine populaire produisit l’équilibre actuel. La Guerre du Kippour en 1973 fut résolu avec succès. La lutte contre les régimes marxistes en Amérique latine fut un succès total quoiqu’antidémocratique et répressive.  Si l’endiguement général de l’URSS se réalisa, ce n’était pas sans coût, car il a fallu donner plus d’importance à la Chine qui était encore convulsée par la Révolution culturelle. En Amérique latine, l’avènement enfin de régimes démocratiques au gauchisme modéré, dont le Brésil de Lula, n’a pas entamé le succès de la politique kissingérienne, car il n’y avait plus d’URSS pour les fédérer contre les États-Unis. Donc trois succès, un échec vis-à-vis de l’URSS, et un désastre au Vietnam.

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Qui seraient les leaders capables de mener une stratégie mondiale aujourd’hui? Kissinger ancre sa pensée dans une réflexion historique qui commence au milieu du XIXe siècle. Les puissances étaient assez semblables, toutes royales sauf la France, et elles voulaient démontrer leur légitimité face aux républicains, face aux libéraux, face aux bonapartistes avides d’expansion, et même face aux socialistes naissants. La Première Guerre mondiale montra à quel point ces puissances ne surent pas préserver leur équilibre, obsédées par l’idée d’être déclassées économiquement et militairement par l’une quelconque d’entre elles. Une guerre qui ne produisit que le sentiment d’avoir survécu (France, Belgique, Royaume-Uni), d’avoir été frustré (Allemagne, Italie), ou d’être né (l’URSS et même les États-Unis sur le plan géostratégique). La Deuxième Guerre mondiale était davantage un délire idéologique, et le professeur d’histoire attachait une grande importance aux diverses idéologies et à leurs conséquences stratégiques. Aujourd’hui, seuls certains politiques suivent cette vision, comme Kevin Rudd, ancien Premier ministre australien (2007-2010 ; 2013) et sinologue à la connaissance indépassable sur Xi Jinping.

Kissinger minorait la validité du concept de déterminisme géopolitique, dont la Geopolitik germanique si dominante sous le IIe et le IIIe Reich et dont l’obsession pour le contrôle des masses terrestres eurasiatiques indispensables à la domination planétaire conduisit à une vaste destruction. Pour Kissinger, la vraie nature d’un État n’est pas celle d’un agrégat de terres et de populations placées à la disposition d’idéologues, mais plutôt un organisme dont le but est de survivre par le truchement de guerres réussies, d’alliances et d’États tampons. Cet organisme sécrète une idéologie, et donc une vision géopolitique qui en découle. Les facteurs économiques se résument aux matières premières et aux sources d’énergie, que l’on doit s’assurer fût-ce par la force. Il ne s’intéresse qu’aux États puissants, capables de s’imposer. La bonne stratégie militaire d’une telle puissance se résume à une présence mondiale, via des bases navales et aériennes, et une capacité à projeter des forces combattantes. L’URSS était l’unique danger existentiel qu’il eut à affronter lors de ses huit ans au pouvoir.

Ainsi l’articulation entre la puissance militaire et la possession de terres ne l’obsédait pas, car les grandes puissances avaient déjà une assise territoriale adéquate. Le Vietnam du Sud ne l’intéressait qu’en tant que zone à interdire au communisme soviétique. En revanche, la présence d’un Cuba communiste ne le tracassait guère puisqu’il était imbriqué dans un jeu d’équilibres mondiaux et que l’URSS était également cernée par des pays de l’OTAN. 

Si Kissinger était au pouvoir aujourd’hui, il aurait été fortement secoué par l’attitude de la Russie de Poutine, manifestement mue par un aventurisme de très grande échelle. Il est difficile d’imaginer le bloc de l’OTAN, et la Fédération de Russie, négocier un partage de l’Ukraine pour éviter une guerre. On n’imaginait pas cette guerre ; et même le conflit russo-ukrainien de 2014 ne donna pas lieu à des conclusions pessimistes. Le professeur lui-même laissait entendre qu’il avait une préférence pour une Ukraine non-alignée : le fameux État tampon, la finlandisation.

Pourtant, dès le début de l’invasion russe en 2022, Kissinger prit ses distances par rapport à son attitude antérieure. Face à la Russie, il comprit que l’aspiration à la puissance impériale était constante dans son histoire, et que Vladimir Poutine était habité de ce sentiment au point de commettre les pires erreurs. L’Ukraine allait être le nouveau Vietnam. Il avait rencontré Poutine une dizaine de fois, et le président russe fut toujours impressionné par la pensée atypique de l’ex-secrétaire d’État. En 2022 Kissinger dut se raviser sur Poutine : non, l’invasion n’était pas rationnelle, et elle bouleversait totalement les équilibres. Kissinger admit son erreur de ne pas avoir prévu l’invasion russe. Il dut reconnaître que la combattivité des Ukrainiens changeait la donne, et que l’Occident devait les aider à reconquérir leur territoire, sinon les aventures expansionnistes impériales allaient se multiplier partout dans le monde. Soulignons à quel point ce changement d’avis était soudain et radical. Le professeur a toujours tenté de comprendre les psychologies des dirigeants. Il avait lui-même compris celle de Nixon, et pensait par la suite comprendre celle de tous les dirigeants suprêmes des grandes puissances. Il n’a peut-être jamais pleinement compris Poutine. Ce dernier est-il vraiment un serviteur de son propre État, ou un simple conquérant ambitieux? A la longue, le professeur aurait probablement accepté l’idée que, à partir de maintenant, l’ambition, l’aventure, l’idéologie hors sol, sont des facteurs lourds. La rationalité servira surtout ces ambitions.

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Quant au Moyen-Orient, Kissinger avait compris combien la victoire israélienne lors de la Guerre du Kippour (1973), arrachée à une quasi-défaite, était une humiliation pour les États arabes. C’est pour cela que les observateurs ont tendance à croire l’ex-secrétaire d’État lorsqu’il prétend avoir empêché les Israéliens de marcher sur Damas et Le Caire. Qu’il me soit permis de douter d’une telle intention israélienne : les Israéliens n’avaient nullement la capacité de tenir des mégapoles arabes dans des pays disposant quand même d’armées technologiquement modernes. Il faudra retenir ceci : Nixon et Kissinger empêchèrent l’URSS de se mêler du conflit, par une mise en alerte nucléaire. Les deux comparses à la Maison-Blanche eurent le flair d’épargner l’amour-propre d’Anouar el-Sadate et de Hafez al-Assad (président de la Syrie de 1971 à 200), si bien que Sadate au moins se transmua en bon allié de Washington et signataire de la paix historique avec Israël après avoir pris la parole à la Knesset ! La grandeur de Sadate et l’élégance symbolique de Menachem Begin ont beaucoup compté dans cette issue heureuse. Avec l’hostilité actuelle du Fatah et surtout du Hamas, aucune issue comparable n’est possible aujourd’hui, et l’idéologie progressiste rationnelle d’Anthony Blinken est inadaptée aux deux belligérants qui rêvent chacun d’anéantir l’autre.

La guerre Israël-Hamas est l’élément surprise qui dresse la barbarie islamiste contre un Israël à la vengeance juste mais coûteuse en termes diplomatiques et humains. Ici,  la lecture de Kissinger n’offrirait aucune solution : le Hamas n’aspire pas à être un État. Yahya Sinwar, le dirigeant de facto de la bande de Gaza, ne peut pas être confondu avec Anouar el-Sadate, ni même avec le leader égyptien Abdel Fattah al-Sissi. L’élégance de la paix de Camp David en 1978 est impossible aujourd’hui. Cette guerre du Kippour, avec très peu de pertes civiles, n’a induit en Israël aucune haine héréditaire envers l’armée égyptienne, ni même syrienne, et pourtant le danger pour la survie d’Israël était alors supérieure à aujourd’hui.

Sur la Chine, l’ex-professeur de Harvard avait raisonnablement bien cerné le fonctionnement du Parti communiste, ainsi que la manière de raisonner de Zhou Enlai, de Mao Zedong, de Deng Xiaoping, et enfin de Xi Jinping. Les Chinois communistes en particulier, et les stratèges chinois en général, réfléchissent par équations, calculs à très long terme et actions symboliques. Kissinger avait-il  compris cependant le danger des investissements massifs de capital occidental dans les années 1990 et 2000 ? Cela accéléra le décollage du géant. La pensée de Kissinger ne s’étendit pas sur ce nouveau fait, sauf à voir clairement le danger de l’intelligence artificielle.[i] Les caciques communistes chinois semblaient comprendre que Kissinger n’était plus à jour, d’où leur vénération quasi-caricaturale et éventuellement ironique de l’ex-secrétaire d’État. Composer avec la Chine populaire sans céder était faisable en 1972, mais depuis l’avènement de Xi Jinping, c’est inconcevable. Kissinger put sanctuariser Taïwan sur deux générations, et l’on ne peut lui reprocher de ne pas avoir réussi sur cette troisième génération, qui se présente mal pour Taïwan en 2024. Une théorie renouvelée de l’équilibre kissingérien ne peut guère plus fonctionner face à une super-puissance asiatique qui applique un expansionnisme aussi patient qu’inexorable. La Chine populaire continue d’affliger Taïwan de mille piqures d’abeilles, et applique désormais la même méthode par rapport à la navigation philippine. La Mer de Chine méridionale sera le théâtre de graves incidents : si ce n’est pas en 2024, ce sera en 2025.

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La surprise de 2023, et c’est une mauvaise évolution du point de vue français, c’est enfin l’Afrique de l’Ouest. Moitié moins de présence française et deux fois plus d’insurrections islamiques et ethniques. Le Mali et le Burkina Faso vont bientôt se révéler comme des régimes chancelants dont la seule présence de Wagner garantit quelques succès éphémères sur fond d’exode des populations sahéliennes, Peuls et Touaregs notamment. Pour cette Afrique, tout projet de modernisation à l’européenne est désormais compromise. Elle connaîtra les misères des juntes flanquées de mercenaires tentant de stopper la gangrène djihadiste sur fond de rivalité entre nomades et sédentaires et de réchauffement climatique. Paris, même avec une certaine aide occidentale, était trop faible soit pour faire un vrai « nation-building » (construction de la nation) économique soit pour imposer un clan militaro-ethnique au détriment des autres. Les armées africaines voulaient des victoires, Paris les réfrénait, elles ont donc expulsé nos militaires afin de mener leur guerre clanique grâce aux mercenaires.

Signalons quelques aspects positifs de l’année écoulée. L’Union européenne s’est renforcée stratégiquement, même si la question se pose sur sa légtimité et son but. Les tensions entre l’Europe de l’Ouest et de l’Est ont un peu diminué, tout le monde s’y habitue, et la Pologne est repassée dans le camp de l’Ouest avec la défaite électorale de la coalition conservatrice au pouvoir, le PIS. Sur le plan climatique, la transition se fait, à pas lents mais réels. L’électrification du parc automobile fait des bonds en Europe, tandis qu’elle piétine en Amérique. La bonne surprise est la participation de la République populaire de Chine aux grandes décisions climatiques. Pékin a dissocié le climat du dossier stratégique en Mer de Chine méridionale et dans le Détroit de Taïwan. Les BRICS ont émergé, mais le manque total d’unité entre l’Inde et la Chine réduit fortement son aspect anti-G7. La puissance indienne est à suivre, encore immature mais certainement croissante et antichinoise.

En fait la stabilité mondiale serait possible si la guerre Russie-Ukraine était résolue, ainsi que la guerre Israël-Hamas. Les États-Unis devront jouer un rôle central, et c’est l’issue des élections américaines de novembre qui aura le dernier mot. Par-delà la tombe, Kissinger comprendra encore une fois combien l’électorat américain, qui a exigé l’abandon du Vietnam du Sud, pourrait élire un président ayant des choix existentiels à faire pour l’Ukraine et Israël.

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[i] Voir Henry Kissinger, Eric Schmidt, Daniel Huttenlocher, The Age of AI and Our Human Future (Little, Brown and Company, 2021).

Il est trop tard!

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Souvent on est tenté de penser que le même manque d’humanité et de savoir-vivre gangrène à la fois nos vies politique, professionnelle et quotidienne. Pourtant, parfois le bon exemple vient de là où on ne l’attendait pas. Le regard de Philippe Bilger…


La vie politique peut être déprimante et désespérants ses affrontements. Sans qu’on sache véritablement s’ils sont sincères ou seulement inspirés par l’envie d’en découdre.

Je me demande si derrière ce délitement républicain, la conscience qu’on a tous d’une France qui va mal, d’un pays qui chaque matin craint de nouvelles crises, d’autres polémiques, des scandales artistiques et des indécences de toutes sortes, quelque chose de plus grave ne nous affecte pas. Comme l’intuition que notre démocratie, avec ses conflits ouverts, apparents, est gangrenée par bien plus profond qu’elle. Que c’est moins d’options partisanes dont nous manquons que d’humanité et d’éducation. Il y a un terreau de plus en plus putride sur lequel une société ne peut pas espérer se construire et se battre victorieusement contre ses adversaires.

Quand le pire nous accable, nous indigne, lorsque la malfaisance a frappé et que l’horreur a sévi, on entend qu’il aurait fallu qu’en amont les parents éduquent, que l’école enseigne, que le travail paie et que la justice sache être ferme.

Mais c’est trop tard.

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Constater la dégradation du savoir-vivre, la violence des mots, la grossièreté des comportements, la déplorable libération de tout ce qu’une forme de civilisation avait tant bien que mal étouffé, revient à déplorer qu’on ait tout manqué avant.

Et c’est trop tard.

La haine remplaçant la courtoisie, l’affrontement voulu, désiré, cultivé, les élèves frappant les maîtres et les parents s’en prenant aux professeurs, le monde politique oubliant la contradiction des idées pour les invectives, sont autant de tristes signes qu’il y a longtemps, quand tout était encore possible, on a échoué. Et que tout serait à refaire, à redresser.

Hélas, il est trop tard.

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Voir des femmes enceintes demeurer debout et des adolescents ne pas se lever, des personnes âgées attendre que la fatigue de la jeunesse se dissipe pour leur laisser la place, remarquer sur les visages, partout où il y a du collectif, l’indifférence, l’hostilité, chacun rivé à sa communication personnelle comme à une bouée, être suspecté parce qu’on a souri devant un nourrisson, entendre les cris et les hurlements, relever qu’autrui ne compte pas, observer que personne n’écoute personne, révèlent qu’à un certain moment, les destins singuliers ont emprunté un mauvais chemin et qu’on les a laissés faire. Il faudrait revenir en arrière.

Mais il est définitivement trop tard.

Dans les univers professionnels, dans celui du pouvoir, partout où on ne sait plus répondre aux attentes, aux messages, aux courriers, quand l’être est devenu indésirable, que les élites se prennent pour le sel de la terre et que le peuple oscille entre résignation ou révolte, il conviendrait de scruter le passé. Quand l’éducation a-t-elle failli et la politesse sombré ?

Peu importe puisqu’il est trop tard.

Derrière la façade effervescente, tumultueuse, tonitruante et si peu exemplaire de la vie politique, l’écume incessante du fil des jours, c’est l’édifice de l’humanité qui est touché en plein coeur avec tout ce qu’il portait et qu’on croyait inaltérable.

Trop tard pour vaincre ce déclin inéluctable.

Pourtant, le 22 décembre, vers 19 heures 15, dans un métro bondé, un jeune homme africain s’est spontanément et immédiatement levé pour céder sa place et il a été remercié.

Sans doute un miracle de Noël.

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MeToo : haro sur les boomers

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Pour une jeune actrice française, ce n’est pas seulement Gérard Depardieu qui serait coupable d’agressions sexuelles mais, d’une manière générale, les comédiens et comédiennes de la génération des boomers.


Le 27 décembre, Marie-Claire révèle que la comédienne Lucie Lucas, qui joue le rôle du personnage principal de la télésérie Clem, vient de dénoncer vertement dans deux posts sur Instagram les signataires de la tribune du Figaro soutenant Gérard Depardieu. « Artistes à vomir… boomers de merde… […] J’ai si hâte que vous disparaissiez de nos écrans pour de bon ! » s’indigne-t-elle. Car la « disparition » est un objectif sacré des jeunes wokistes. De la littérature russe aux noms des boulevards en passant par les monuments ou les manuels d’Histoire, il convient de faire « disparaitre » ce qui gêne, choque ou dérange, en pure mode stalinienne. A la ville comme à l’écran, la situation et l’héritage des boomers sont convoités, à condition d’en effacer les artisans, les inventeurs ou les fondateurs. Il faut tuer le père comme disait Sophocle, un autre boomer.

Mais emportée par sa juste colère, la vedette dévoile aussi qu’elle a été témoin, de façon répétée, d’agressions sexuelles commises sur les plateaux par les membres de cette génération décidément maudite : « OK… donc moi ça fait 15 ans que je suis comédienne et que je protège une bonne partie de ces boomers dégénérés en ne disant pas en interview tout le mal qu’ils font aux autres sur un plateau de tournage… » Autrement dit, Lucie Lucas aurait été présente lors d’agressions sexuelles et n’aurait pas jugé utile de s’interposer, ni même de déposer plainte, ainsi que l’exige la loi.

Ensuite, sans trop s’attarder sur sa culpabilité pour non-dénonciation de ces prétendus crimes, elle évoque le pouvoir de chantage que les jeunes – si purs, si vertueux en comparaison de leurs aînés – seraient capables d’exercer sur les boomers : « Avec TOUT ce que les jeunes générations de comédiens ont de dossiers sur vous, j’espère que vous êtes prêts pour la retraite parce qu’on ne vous protégera plus ! » 

Généralisations abusives, aveu de silence complice, vagues menaces de chantage… non contente de tout cela, la comédienne a fini par accuser nommément celle qui partage la vedette avec elle dans Clem, l’actrice espagnole, Victoria Abril, qui y joue le rôle de sa mère : « Hein Victoria… tu veux qu’on parle de tes nombreuses agressions y compris sexuelles envers tes partenaires ? »

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Sans surprise, le 29 décembre, Abril a porté plainte contre Lucas pour diffamation.

La jeune vedette de Clem a déjà prétendu en 2019 avoir été victime de viols et de harcèlements sexuels, surtout au cours de son adolescence. Qu’est-ce qui a pu motiver ce mélange curieux de délation, de jalousie professionnelle et de haine intergénérationnelle, si ce n’est l’atmosphère étrange créée par le mouvement MeToo ?

Profession : journaliste

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La dernière chronique de l’année 2023 de Monsieur Nostalgie


On me demande souvent, pourquoi avoir choisi ce métier, si ingrat et mal rémunéré, conspué par la majorité de la population et déclassé socialement. Pour la recherche de vérité ? Je n’ai jamais cru au concept mouvant de vérité. Pour crier à l’injustice du monde ? Je me méfie des Torquemada du bonheur au forceps. Pour peser sur les décisions des dirigeants en place ? Je suis né dans une génération pour qui la puissance publique était déjà une vieille comptine du siècle dernier, une légende urbaine, une blague entre parlementaires. Pour s’arroger une once de pouvoir ? J’ai du mal à recevoir des ordres, en donner dépasse mon entendement. Pourquoi, alors ? C’est à la fois, plus simple et plus romanesque. Un jour, sur un magnétoscope glouton, celui qui avalait et déglutissait les bandes magnétiques, j’ai vu Le 4ème pouvoir, film sorti en 1985 de Serge Leroy sur une musique d’Alain Bashung et un scénario de Françoise Giroud. J’ai su instantanément que cette profession était faite pour moi, pas tellement pour des questions de déontologie et de protection des sources, de scoops à faire trembler l’État et d’adrénaline à l’approche du 20 Heures, de reconnaissance et de corporatisme, ou de passe-droits dans les musées. Ces éléments-là n’ont pas été essentiels dans ma prise de décision. D’abord et avant tout, pour le plaisir de voir et d’entendre un journal sortir d’une rotative, dans un boucan infernal, fasciné par ce mécanisme complexe encore plus mystérieux que bruyant, au plus près des plis et des replis hypnotiques, le journal en construction apparaît et disparait, sensation merveilleuse, presque magique, de toucher ce papier brûlant comme le boulanger sent son pain en ouvrant son four.

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Ensuite, par reflexe, on jette à peine un œil sur la Une, on va directement à la page de son article, celle qui nous concerne, le journalisme est un sport individuel qui se pratique en équipe, on examine cette page en détail, on checke le titre, le chapô, les légendes et surtout, si le secrétaire de rédaction n’a pas ajouté un accent sur le « e » de Morales, ce n’est pas faute de lui avoir dit cent fois que l’hispanité se passerait de son caractère abusif. Un journaliste sans ego, ça n’existe pas. Á chacun, ses faiblesses ; l’humilité se conjugue mal avec les actualités. Ce métier avait jadis une gueule d’atmosphère. Le décor fumeux d’une salle de rédaction, le chemin de fer qui s’étalait sur le mur du fond, ce planisphère qui nous servait de guide à chaque instant et cette musique des computers, à quelques minutes du bouclage, ce spectacle avait quelque chose de féérique. Des Hommes et des mots, rien de plus à ajouter. Combien j’ai aimé le son des claviers frappés, il y avait certains confrères qui tapaient encore à deux doigts au début de ma carrière, aberration sténographique, dans une frénésie brutale, ils bûcheronnaient leurs feuillets et puis d’autres, plus fluides, félins qui bougeaient leurs mains à la manière d’un concertiste. Je pouvais écouter des heures leurs arpèges.

L’aura du journalisme s’est nourrie de ces gestes-là. Les seigneurs de la presse écrite, capables sur un coin de bureau, de vous remettre d’aplomb un papier bancal, de casser votre attaque pour une image plus forte, de couper les longueurs et d’alpaguer le lecteur avec un titre percutant, se retirent, peu à peu, du jeu. Les règles ont changé, la vidéo, les contingences financières et la pression des réseaux sociaux ont presque tué cet artisanat-là. En 1985, au-delà des questions d’objectivité, de vérification de l’information, de place des médias dans l’appareil militaro-industriel, de loyauté corporatiste, le film de Serge Leroy nous montrait à quoi ressemblait l’archétype du journaliste intègre et respecté. Et je dois avouer que la seule vue de Philippe Noiret (Yves Dorget de Paris-Matin) en duffle-coat couleur camel, le même que portait le maréchal Montgomery, m’a donné la vocation. Ma carrière tient à un duffle-coat et à toute la panoplie qui l’accompagnait, les cravates en tricot sous des pull col en V, les pantalons de flanelle gris clair, cette « field jacket » des reporters de guerre et pour parachever le mythe :  il conduisait un break Volvo 245 avec des phares ronds (bientôt j’écrirai une physiologie du break afin de démontrer les rapports étroits entre cette carrosserie et la permanence du style).

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Comme moi, Noiret n’était pas insensible au charme arriviste de Nicole Garcia (Catherine Carré présentatrice star du fictif « Info 20 ») qui interprétait une sorte de Reine Christine aussi carriériste que bouleversante avec ses cheveux courts. Jean-Claude Brialy, en patron de chaîne potiche et Roland Blanche en directeur de journal à nœud papillon contribuaient fortement au folklore professionnel. Bernard Freyd en porte-parole du gouvernement avait la tête de l’emploi, mielleux à souhait et retors en diable. Á un moment, Dorget expliquait à Carré son statut particulier entre servitude de l’État et liberté d’informer : « Dans votre fonction, c’est une faute de mettre en difficulté un membre du gouvernement ». Et il proférait cette morale peu reluisante mais néanmoins empreinte d’une prudence exemplaire : « Il faut parfois le courage d’être lâche, tu baisses la tête, la vague passe et quand tu te relèves, t’es un petit peu mouillé, c’est tout ».

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Fermín, tailleur pour toreros

Depuis près de soixante ans, la maison Fermín habille les plus grands toreros. Antonio López Fuentes, son directeur, jongle minutieusement entre tradition et création. Il nous reçoit dans ses ateliers madrilènes pour évoquer cette responsabilité hors normes d’habiller de lumières des hommes qui risqueront leur vie face à une bête sauvage.


La corrida est hors du temps. Elle ne suit pas les modes. Son anachronisme le plus criant est peut-être celui du costume. Les toreros : ces hommes qui, en 2023 encore, affrontent des monstres cornus, le corps moulé dans des tissus de soie de couleurs vives, recouverts de broderies d’or et de brillants. C’est ainsi corsetés que les matadors partent au combat. Derrière ces costumes si riches, si abondants en détails raffinés, se cachent des tailleurs hors pair et spécialisés. Fermín est le plus renommé. Cette maison habille les plus grands toreros depuis près de soixante ans. Elle se trouve à Madrid, rue de la Aduana, près de la Puerta del Sol.

Pas de vitrine ! Il faut lever la tête vers le premier étage pour voir deux stores arborer chacun le nom du tailleur en grosses lettres noires. On sonne à la porte, on monte au premier. Sur la porte palière, une plaque dorée où sont gravées les six lettres de « FERMÍN ». On sonne à nouveau. Un jeune homme nous ouvre et nous prie de le suivre. Il nous fait entrer dans un salon où, derrière une grande table, se trouvent des étagères pleines de tissus, de capes, de muletas (étoffe rouge agitée pour provoquer la charge du taureau). « Installez-vous, il va bientôt arriver ! » Une magnifique cape verte brodée d’or trône sous nos yeux. Des piles de magazines taurins sans âge reposent sur une petite table. Un grand cadre expose sous verre les 56 couleurs de tissu dans lesquelles peut être confectionné l’habit de lumières, El traje de luces, comme on le dit en espagnol. Quelques minutes plus tard, le voilà qui arrive d’un pas vif ! C’est Antonio López Fuentes, le patron de la maison. Cette sastreria  (c’est un ainsi que l’on nomme la boutique du tailleur), c’est son frère Fermín qui l’a créée en 1963. Antonio y travaillait comme employé. Mais lorsque son aîné tombe malade au début des années 1990, il lui demande de reprendre la direction de la boutique. Aujourd’hui encore, lorsqu’on va voir Antonio, on dit qu’on va voir Fermin ! Comme si Fermin était leur nom de famille. Mais Fermin, c’est bien le prénom de son frère.

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Comment devient-on tailleur pour torero ? Antonio nous raconte : « Ma mère, pour arrondir les fins de mois, faisait de la broderie à la maison. C’était un petit extra pour ne pas avoir à se servir du salaire de mon père. Mon frère et moi avons grandi en voyant ma mère accomplir ce travail. Elle brodait déjà pour les toreros. Elle ne faisait pas des habits de lumières entiers, mais les tailleurs sous-traitaient certaines tâches. Nous avons grandi dans cette atmosphère de tissus, de broderies et d’aiguilles. C’était quelque chose de naturel, de familier pour nous. » On sonne ! L’employé d’Antonio va ouvrir. Il fait entrer deux toreros mexicains. Ils viennent chercher des capes roses, celles dont on se sert pour donner les toutes premières passes à l’animal. « Fermín, c’est possible de prendre une photo avec vous ? » Le tailleur de légende prend la pose. Il est une figure mythique du monde des toros ! « Venez, je vais vous montrer l’atelier », nous dit Antonio.

Il nous entraîne dans une première pièce où sont entassés tissus, broderies, rouleaux de fil et habits de lumières en gestation. Dans la pièce d’à côté, nous entendons rires et discussions. Nous y entrons. Sept femmes en blouses s’affairent ! Ça coud et ça rit. Comme si de rien était. Comme si les costumes que l’on fait ici n’étaient pas destinés à des héros qui les porteront au moment de risquer leur vie, au moment de tuer et, peut-être, de mourir. Comme si ces costumes, dans quelques mois ou quelques années, n’allaient pas être transpercés de cornes et recouverts de sang. Ici, ce sont en tout 11 personnes qui travaillent. Faire un costume complet nécessite environ deux cent soixante-dix heures. Son prix, en fonction des « options » choisies, varie entre 4 000 et 9 000 euros. Malgré ces tarifs élevés, leur fabrication n’est pas vraiment rentable. Être tailleur pour torero, c’est un sacerdoce pour Antonio. Ce n’est pas être simplement tailleur. Il y a une responsabilité lourde à endosser. Cet habit qu’il confectionne est le descendant direct de celui créé par le matador Francisco Montes Paquiro, au XIXe siècle. Seules de très légères modifications ont été apportées depuis. Les peintures du milieu du XIXe représentant Paquiro montrent des habits de lumières extrêmement proches de ceux que portent nos matadors contemporains.Antonio se vante d’être conservateur !

L’habit fait le moine

Chaque costume est différent. Ce sont des pièces uniques créées en accord avec celui qui les portera. Mais Antonio n’est pas prêt à exécuter tous les désirs et toutes les folies de ses clients ! Il ne « prostitue » pas son travail. Pour lui, la tauromachie peut évoluer avec le temps à condition de ne pas perdre de vue son origine et son essence. Si une idée qu’on lui demande de réaliser lui semble trahir la tradition, il ne l’accepte pas. Il préfère perdre l’affaire. Le tailleur explique que, depuis qu’il est dans ce milieu – c’est-à-dire depuis son enfance –, les évolutions du costume ont été plus techniques qu’esthétiques. Des matières plus facilement lavables par exemple. « Les évolutions esthétiques sont assez discrètes, mais elles existent bel et bien. Et je n’y suis pas pour rien ! Si vous regardez un habit de lumières des années quarante, la taleguilla (le“pantalon”) était un peu plus ample. Les matadors avaient la place de mettre un caleçon en tissu dessous. Moi j’ai fait des taleguilla beaucoup plus moulantes. J’ai toujours voulu mettre le plus possible en valeur le torero. J’ai raccourci un petit peu le gilet aussi.Le public est sur les gradins, il se trouve au-dessus du matador. Vu de haut, la silhouette est beaucoup plus élégante avec un gilet plus court. » Pour Antonio, le public regarde autant la figure du matador que l’art de toréer. Il est donc très important de soigner l’esthétique du torero, d’en faire une œuvre à part entière.

L’art de toréer lui-même a évolué. Autrefois, c’était le combat qui primait. Le combat pur. Au fil du temps, la dimension artistique, esthétique a pris le dessus. Le tailleur de la rue de la Aduana a souhaité faire évoluer le vêtement dans ce même sens. Il aime l’élégance. C’est pour lui une chose essentielle. Il trouve dans la corrida un monde préservé de l’enlaidissement, de l’avachissement généralisé. Il n’en est pas moins inquiet. « Je suis parfois en désaccord avec les matadors d’aujourd’hui sur l’image qu’ils renvoient dans la vie civile ! Pour moi, un torero ne doit pas être torero uniquement dans l’arène. Il doit l’être dans la rue aussi. Il doit y avoir une élégance, une tenue. Autrefois, quand on voyait un torero même inconnu dans la rue, on voyait qu’il était torero. Aujourd’hui, on ne reconnaît plus qui est torero, qui est banquier ou qui est vendeur à l’épicerie. La société a perdu le Nord. Il n’y a plus de codes. Tout le monde est pareil. C’est la folie de l’égalitarisme. Même les gens qui ont les moyens de s’habiller magnifiquement, richement, ont la même allure que n’importe qui. Et les toreros, malheureusement, n’échappent pas à cela. Dans l’arène, ils restent extraordinaires, hors du commun, et c’est le principal. Mais je déplore qu’ils ne poursuivent plus cette élégance extrême jusque dans la rue. Quelques toreros ne tombent pas dans ce travers de l’époque. L’exemple parfait, aujourd’hui, c’est José Maria Manzanares. Lui reste torero jusque dans sa vie civile. Sortir dans la rue, ce n’est pas rien. C’est se montrer aux autres. Et c’est donc montrer une image de soi. Manzanares, dans la vie, choisit de donner l’image de ce qu’il est profondément, c’est-à-dire un torero ! Ma crainte est que les toreros se mettent à suivre les modes. Ce serait une erreur. Ils doivent être hors du temps. C’est leur force. Ils doivent imposer ce qu’ils sont, leur singularité, à chaque époque. »

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L’habit de lumières a fasciné les plus grands peintres et aujourd’hui encore il inspire les créateurs. Giorgio Armani en a créé un pour le torero Cayetano Rivera. Christian Lacroix pour Chamaco, Javier Conde et Juan Bautista (d’ailleurs confectionnés par la sastreria Fermín).

Carlos Olsina en plein essayage de son nouveau costume chez Fermín. ©Yannis Ezziadi

On sonne encore à la porte ! C’est mon ami matador Marc Serrano qui vient saluer Antonio. Il la connaît bien la sasteria. Il ne peut, cependant, s’empêcher d’admirer chaque recoin de ce merveilleux endroit qui lui rappelle tant de souvenirs. « La première fois que je suis venu chez Fermín, je devais avoir 14 ans. C’est le matador Richard Milian, de qui j’étais très proche, qui m’avait emmené avec lui pour récupérer trois nouveaux costumes qu’il avait commandés. Je voulais être matador. Je n’avais que cette idée en tête. Pénétrer dans ce lieu était pour moi un rêve. J’étais très intimidé. Il y avait une espèce d’atmosphère solennelle. Avec un cérémonial. Il y avait un respect naturel entre Antonio et les toreros qu’il habillait. Et puis il y avait ce décor très feutré, qui est d’ailleurs toujours le même. J’avais l’impression d’être dans un film. Je suis revenu plus tard pour faire, enfin, mon premier costume de lumières. J’étais encore un tout jeune torero. C’était pendant l’hiver 1997. Un costume blanc et or. Avoir mon propre costume me rapprochait de mon rêve, car l’habit fait quand même un peu le moine. L’habit de lumières, c’est comme une tenue officielle. Il nous aide à incarner quelque chose et nous précipite dans quelque chose qui nous dépasse. Ce qui m’avait frappé, malgré mon jeune âge, c’était qu’Antonio s’était occupé de mon habit comme s’il s’occupait de celui d’une vedette. Il traitait tout le monde de la même manière. Avec beaucoup d’attention. Pour lui, un torero est un torero. Il essaie de nous mettre le plus en valeur possible. Il tente de nous sublimer. Ce dont je me souviens aussi, c’est lorsque j’ai essayé mon costume chez lui pour la première fois. C’était tellement serré que je peinais à entrer dedans. Mais c’est ainsi. C’est comme une deuxième peau. On s’y habitue. Avec la chaleur du corps, le costume se relâche légèrement. À ce moment-là, on commence à l’oublier. Ça y est, il fait partie de nous. Il fait ce que nous sommes. Il nous maintient. Il nous soutient. Il nous aide à être. »

Face à face avec la mort

C’est vrai que ces costumes sont foutrement serrés ! J’ai quelquefois assisté à l’habillage de certains copains matadors. Quel effort pour enfiler cet habit ! Avant la corrida, dans sa chambre d’hôtel, le matador se transforme en héros avec l’aide attentionnée et solennelle de son mozo de espada (« valet d’épée »). Une fois le costume enfilé (après une longue bagarre), je me demande toujours : comment réussira-t-il à en sortir ? Il y a quelque chose de tragique dans cet habit qui dévore le matador, quelque chose de fatal. Une fois dedans, c’est comme s’il ne pouvait plus faire machine arrière. Beaucoup de toreros m’ont d’ailleurs confié que c’est à ce moment-là que survenait le pic de peur, d’angoisse. Dans Recouvre-le de lumière, Alain Montcouquiol écrit : « Dans ces moments, les toreros ont le sentiment d’être étouffés par ce costume qui leur colle à la peau. Ils se sentent attachés, écrasés. C’est la peur qui les opprime, le refus inconscient de se laisser passivement transformer en torero, habiller, entourer, transporter jusqu’au lieu du rendez-vous. » Vous comprendrez la responsabilité qui pèse sur les épaules d’Antonio Lopez, sastre de torero, directeur de la maison Fermín.

Hamas vs Peuple palestinien ?

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Il y a ceux qui insistent que le Hamas et le Peuple palestinien représentent deux entités bien distinctes, qu’il ne faut pas les confondre et que les crimes commis par les terroristes du Hamas n’ont rien à voir avec le Peuple palestinien. Cette distinction est-elle aussi nette que ça ? L’analyse de Georges-Elia Sarfati, philosophe et psychanalyste.


Il n’est pas un jour, dans la logosphère médiatique, notamment du service public, où ne se répètent à satiété de nouvelles formules destinées à atténuer la gravité et l’horreur de ce qui a provoqué, en octobre 2023, la guerre entre Israël et le Hamas. La première de ces formules veut qu’« il ne faut surtout pas confondre le Hamas avec la cause palestinienne », la seconde veut aussi qu’« il faut veiller à distinguer le Hamas et le peuple palestinien ». Examinons en quelques développements précis ce à quoi engage ces formules, ce qu’elles veulent dire et ce qu’elles laissent entendre.

Dans les deux cas, il s’agit de formulations déontiques, qui témoignent d’abord de la nécessité éthique de poser un distinguo entre deux entités qui ne seraient en aucune manière assimilables l’une à l’autre, l’une étant posée comme valant moins que l’autre. Ces mêmes formules assurent que la nécessité de ce distinguo se justifie encore d’une raison logique : s’il ne faut pas associer le Hamas au peuple palestinien, c’est parce que le peuple palestinien n’entretient aucun lien avec le Hamas, mais aussi qu’il subit le Hamas. Ou encore : qu’il est d’autant plus nécessaire de poser une distinction qualitative entre le Hamas et le peuple palestinien que le Hamas n’exprime ni ne représente la volonté du peuple palestinien, ou que s’il l’a exprimée et représentée, il l’a trahie. Un pas de plus dans ce cheminement argumentatif consisterait aussi à déduire tout aussi « naturellement » que la distinction Hamas/Peuple palestinien s’impose d’autant plus à nos consciences que le Hamas n’a ni historiquement ni moralement rien à voir avec le peuple palestinien.

Si nous prenons au sérieux cet enchevêtrement de motifs, il convient alors de sonder quelque peu la raison même pour laquelle ceux qui véhiculent cette opinion tiennent tant à faire valoir une distinction qu’ils présentent comme une différenciation qualitative ? A ce stade, la première justification qui serait susceptible de fonder en cohérence pareille position, consisterait à faire l’hypothèse que, dans l’esprit de ces locuteurs, le Hamas n’est pas recommandable, et que ses membres ont commis des exactions qui desservent et compromettent et la cause et le peuple palestiniens, puisque l’une comme l’autre sont par définition et par principe pures et dignes de respect.

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Si enfin, la logique et l’éthique ont quelque importance en cette matière, il peut s’avérer non moins nécessaire et utile de mettre à l’épreuve des formules en passe de s’imposer avec la force d’évidence des lieux communs, qui ont ceci d’universellement valide que tout en n’étant assignable à personne, ils s’imposent à tous en particulier. La première réaction sensée qu’appelle la compréhension de ces variantes d’une même affirmation : le peuple palestinien est exempt de toute implication vis-à-vis du Hamas, consistera à poser deux variantes d’une première et même question, aussi élémentaire que benoîte : si le peuple palestinien n’était pas dans la disposition belliqueuse que nous lui connaissons depuis les années 20 du 20e siècle, le Hamas, lui, existerait-il ? Ou encore : si depuis le début des années 20 du 20e siècle, le peuple palestinien ne s’était pas enfermé dans le refus violent de la coexistence pacifique avec Israël, le Hamas aurait-il été possible ?

Dans ce même ordre d’idées, le questionnement éthique se déduit aisément : quelle conception mythifiée du peuple palestinien, ceux qui préconisent de le distinguer du Hamas, entendent-ils faire valoir, et pourquoi ? Ce double questionnement permet d’en expliciter un troisième, celui-ci purement factuel : Existe-il en dehors du peuple palestinien une représentation du Hamas ? Plus précisément : Le Hamas existe-t-il en dehors de la bande de Gaza ou des villes de Cisjordanie/Judée-Samarie ? En résumé, pour ressaisir en une seule interrogation l’enjeu moral, éthique et factuel des trois précédentes questions, osons une pointe sémantique : le Hamas est-il vraiment étranger au peuple palestinien ?

La distinction Hamas/Peuple palestinien, imposée au terme d’un implicite présenté comme un fait indiscutable, du type : il y a le Hamas d’un côté, et de l’autre le peuple palestinien, et les deux ne se rencontrent pas – cette distinction, disons-nous, fonctionne comme la mise en scène d’une antinomie insurmontable. Ainsi, le « peuple palestinien » serait régi par une éthique politique située aux antipodes de l’éthique criminelle du Hamas, et si les deux désignations trouvaient place dans un dictionnaire de langue, ou un glossaire d’axiologie, elles seraient définies comme antonymes l’une de l’autre. Par exemple : « Palestine (peuple de-) : antonyme/contraire, Voir Hamas » ; et réciproquement : « Hamas : antonyme/contraire, Voir : Palestine (peuple de -) ».

A l’issue d’une double vérification, la tautologie lexicographique conclurait au caractère radicalement exclusif de ces deux entrées. En sorte que le locuteur francophone y vérifierait, pour sa plus grande réassurance cognitive, ce que les médias lui ont inculqué : le Hamas est une chose, le peuple palestinien en est une autre, et il n’y a aucun lien entre les deux. Ou si des liens pouvaient par extraordinaire être établis, ces liens seraient purement fortuits.

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Force s’impose à nous cependant de laisser une petite place au doute méthodique, s’agissant de donner tout crédit au faisceau d’évidences charriées par notre formule médiatique. Après l’avoir mise à l’épreuve de la logique, de l’éthique, et de la sémantique, faisons crédit à la manière dont ces deux nouveaux lieux communs s’articulent au nouage verbal de l’inconscient.

Dire : « Le Hamas n’a rien à voir avec le peuple palestinien, ni avec la cause palestinienne », c’est construire une assertion au prix d’une double négation. L’arithmétique élémentaire nous enseigne que deux négations forment une affirmation (« moins et moins font plus », enseignait-on aux enfants). Mais lorsqu’il s’agit de considérer chez les adultes l’usage insistant de la négation redoublée, cela s’appelle un déni. Le déni a été défini par Freud, avec le clivage et la résistance, comme un mécanisme de défense. Contre quoi ? Le plus souvent, contre la reconnaissance d’une vérité qui peut s’avérer blessante pour l’identité consciente du sujet. Un déni consiste donc à nier ce que l’on ne veut pas admettre, et le niant avec force, cela consiste à admettre par le biais de la négation ce que l’on entend nier, et que ce faisant l’on affirme. Donc : non seulement le Hamas ne se distingue pas du peuple palestinien, mais il est ou aura été, entre 1987, date de sa fondation, et jusqu’à 2023, date de l’épanouissement de son programme criminel dans des crimes contre l’humanité, l’expression politique et éthique la plus manifeste de la cause palestinienne.  

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A présent revenons à une dernière considération sémantique. Si le Hamas et le Peuple palestinien n’entretiennent pas une relation d’antonymie, ni d’antinomie éthique, ni de contraire logique, comme l’analyse psychanalytique du déni a permis de le démontrer, les deux termes – avec les réalités sociologiques qu’ils recouvrent – définissent bien une relation positive, et plus précisément une relation de partie à tout. A tout le moins, comme nous l’a violemment démontré l’histoire, le Hamas est au moins un sous-ensemble du « peuple palestinien », et – en l’état des lieux – l’expression actuelle la plus représentative de la « cause palestinienne ». Le Hamas est un méronyme de l’ensemble palestinien[1], exactement  comme un wagon de train est partie intégrante de la composition du train. Et quels sont donc les autres composantes de cet ensemble ? En l’espèce, il s’agit des différentes formations de la moribonde « Autorité palestinienne », connue pour sa passivité complice avec l’idéologie et le programme du Hamas, qu’elle n’a pas désavoués, et que de surcroît elle cautionne à tous égards, au vu et au su du monde entier.

Une ultime question se pose et s’impose alors : en usant du déni pour ne pas caractériser comme il se doit pourtant les rapports du Hamas et du peuple palestinien, et pour prétendre du même élan qu’une Autorité Palestinienne « restaurée » serait de nature à représenter une alternative institutionnelle digne et viable pour représenter les « intérêts du peuple palestinien », de quoi ou contre quoi ceux qui soutiennent cet autre lieu commun ravaudé cherchent-ils à se défendre ? Peut-être, tout simplement, contre l’épreuve de l’histoire. Peut-être aussi cherchent-ils ainsi à garder du déshonneur la « cause palestinienne »,  et lui conserver – malgré tout – une légitimité, ou assurément, une immunité qui à ce jour n’a plus même pour elle le bénéfice du doute.


[1] La méronymie décrit une relation hiérarchique, partitive entre deux mots d’une langue : le méronyme A d’un substantif B est un substantif qui désigne une partie de B.

Macron dans « C à vous » : Bertrand Chameroy, le bouffon du roi ?

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Lors de son passage dans le talk-show de France 5, le 20 décembre, le Président n’a pas réussi à convaincre les chroniqueurs ultra-progressistes en face de lui qu’il voulait toujours faire barrage au RN. Pourtant le lendemain, Pascal Praud déclarait: « Bertrand Chameroy est beaucoup plus drôle comme porte-parole du gouvernement qu’Olivier Véran ». Peut-on dire que l’humoriste attitré de l’émission a vraiment servi la soupe à Emmanuel Macro?


Le mercredi 20 décembre, Emmanuel Macron était l’invité de l’émission « C à vous ». Sur le plateau pendant près de deux heures, il a essentiellement évoqué la loi immigration adoptée la veille au Parlement. Pour quelles raisons le chef de l’État a-t-il choisi ce talk-show pour s’exprimer ?

Premièrement en raison de l’âge de ceux qui sont devant leurs télévisions à 19 heures. « Cette tranche horaire est regardée par des téléspectateurs assez âgés, voire très âgés » affirme David Medioni, directeur de l’Observatoire des médias de la Fondation Jean-Jaurès. Selon Médiamétrie, avec des téléspectateurs qui ont en moyenne 66 ans, « C à vous » est le deuxième programme préféré des seniors après « Questions pour un champion ». Quand on sait qu’au second tour en 2017, 74 % des plus de 60 ans ont voté pour Emmanuel Macron ; qu’au premier tour en 2022, 30 % des sexagénaires et 41 % des plus de 70 ans ont voté pour lui, il n’y a rien d’étonnant à ce que le Président choisisse une émission majoritairement regardée par des seniors qui constituent une partie non-négligeable de son électorat. D’ailleurs, selon un sondage Elabe du 13 décembre, 67 % des plus de 60 ans souhaitaient qu’un compromis soit trouvé en commission mixte paritaire, entre la majorité et LR, et que le projet de loi immigration soit adopté.

Bal tragique?

Une autre raison, qui explique le choix du Président (ou de ses conseillers en communication), est le fait que « C à vous » est une incarnation parfaite du politiquement correct qui domine l’audiovisuel public. De l’animatrice Anne-Élisabeth Lemoine aux différents chroniqueurs, Patrick Cohen, Émilie Tran Nguyen, Mohamed Bouhafsi, Pierre Lescure, Bertrand Chameroy ou Lorrain Sénéchal, ils évoluent tous dans le périmètre du « cercle de la raison » cher à Alain Minc. De l’entre-soi de centre-gauche. Et ce n’est pas l’édito de Patrick Cohen du 27 novembre consacré au meurtre de Thomas à Crépol qui pourrait nous convaincre du contraire. En effet, l’ancien animateur de la matinale de France Inter avait pris le parti des agresseurs de Thomas, les présentant comme des jeunes venus « s’amuser et draguer les filles ». Pourtant, la veille, le 26 novembre, le procureur de Valence avait pris la parole pour détailler le déroulé de la soirée et avait précisé qu’un « individu de 20 ans, interdit de détention d’armes, a remis au vigile un couteau avant de pénétrer dans la salle de bal ». Curieux pour des jeunes qui étaient simplement là pour « s’amuser ». Patrick Cohen n’a pas jugé utile d’informer les téléspectateurs de cet élément, préférant clore sa chronique par une phrase toute faite : « Les bals tragiques sont aussi vieux que les fêtes de village ».

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Mais revenons à la présence d’Emmanuel Macron dans « C à vous » le 20 décembre. Pendant cette émission, le Président a confirmé ce qu’on savait déjà, à savoir qu’il n’a aucune volonté de renverser la table en matière d’immigration. Pour le chef de l’État, le problème migratoire se résume à l’immigration illégale. S’il affirme vouloir lutter contre l’immigration irrégulière, en revanche il ne souhaite pas restreindre l’immigration légale, qui représente la majeure partie de l’immigration. Au contraire il en souhaite davantage. Plus d’immigration de travail, pour des raisons économiques, d’où les régularisations prévues par la loi. Concernant les étudiants étrangers, la caution demandée permettra-t-elle d’en diminuer le nombre ? Avec l’opposition du monde universitaire et de la ministre de l’enseignement supérieure sera-t-elle même instaurée ?

Le Président n’affiche pas non plus une volonté farouche de lutter contre le dévoiement du droit d’asile ou de diminuer l’immigration familiale. Pour cette dernière par exemple, cela impliquerait de s’opposer à la Convention européenne des droits de l’homme qui consacre, par son article 8, « le droit au respect de sa vie privée et familiale ». Remettre en cause ces textes ? « Jamais ! » a affirmé le Président dans « C à vous », expliquant que c’est ce qui le distingue de LR et du RN.

En résumé, si Emmanuel Macron consent à des mesures techniques sur l’immigration, qui n’engendreront que des changements marginaux, il refuse tout changement structurel qu’une majorité de Français appelle de leurs vœux. « Nous sommes un pays qui a toujours accueilli et qui continuera d’accueillir » a d’ailleurs déclaré le Président dans l’émission. Bien que ce texte ne changera pas grand-chose, pour le plateau de « C à vous » c’est déjà trop. Macron s’est fait gronder parce que cette loi serait trop à droite. « Vous n’avez pas irrémédiablement basculé à droite ? » a questionné Patrick Cohen, avant de demander au chef de l’État si certaines des mesures ne sont pas « déshonorantes ». « Qu’est-ce que vous dîtes à ceux de vos électeurs qui se sentent trahis quand vous leur avez dit « votre vote m’oblige » ? Eux que vous avez appelé à faire barrage au RN » a interrogé l’animatrice. Visiblement Anne-Élisabeth s’est sentie trahie par Emmanuel. Pourtant le chef de l’État a tout fait pour rassurer ce plateau centriste, précisant qu’il ne souscrivait pas à l’idée d’une « submersion migratoire », que pour un certain nombre d’éléments contenus dans la loi « je ne vais pas vous dire que je les trouve formidables », rappelant que « le RN joue sur les peurs ». Ça n’a pas suffi. Patrick Cohen a reproché au Président de reprendre à son compte, et donc de légitimer, une partie du programme de Marine Le Pen. « Donner ainsi raison au RN ou accéder à ses demandes n’est-ce pas la dernière étape avant son accession au pouvoir ? » a-t-il demandé au maître des horloges.

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De son côté, Émilie Tran Nguyen a reproché à Emmanuel Macron de parler de « processus de décivilisation ». En effet, pour la journaliste, le père de ce concept est le « théoricien d’extrême droite Renaud Camus » car ce dernier a publié un livre en 2011 intitulé Décivilisation. Voyant dans cette expression « la première ouverture aux idées de l’extrême droite », la chroniqueuse ignore que ce concept est tiré de l’œuvre du sociologue allemand d’origine juive Norbert Elias. Sur le processus de civilisation est un ouvrage majeur de la sociologie historique. Les deux tomes qui composent l’ouvrage : La Civilisation des mœurs et La Dynamique de l’Occident ont été rédigés en Angleterre dans la première partie du XXe siècle et traduits en français dans la seconde moitié. Émilie Tran Nguyen ne le savait pas, et n’a probablement pas cherché à le savoir. Pourquoi se renseigner quand on peut se contenter de répéter bêtement les clichés gauchistes de ses confrères journalistes ? Néanmoins nous lui conseillons le lecture de l’excellent ouvrage de Georges Fenech, L’ensauvagement de la France : La responsabilité des juges et des politiques. Peut-être parviendra-t-elle à dépasser sa répulsion pour le mot « décivilisation » et à, enfin, s’intéresser au réel qu’il désigne, et aux victimes qui sont derrière.

Chronique comique?

Au milieu de cette émission, l’humoriste Bertrand Chameroy a réalisé sa chronique. Ce dernier traite l’actualité avec humour en s’appuyant sur des images qu’il commente. Ces passages sont souvent les vidéos les plus visionnées de la chaîne YouTube de l’émission et participent incontestablement au succès de cette dernière. Il faut dire que le talent de Chameroy est indéniable. Avant de rejoindre « C à vous », le trentenaire a travaillé pendant six ans à Europe 1, qu’il quitta en 2021, en raison de son désaccord avec la nouvelle ligne éditoriale qui s’est installée depuis que le groupe Vivendi, dirigé par Vincent Bolloré, est devenu l’actionnaire majoritaire du groupe Lagardère qui possède Europe 1.

En juillet 2022, lors d’un entretien accordé à Salomé Saqué pour le média de gauche Blast, Bertrand Chameroy est revenu sur ce départ : « Avec la direction on avait des désaccords sur la couleur que prenait la matinale, et je pense que ne n’aurais pas été à ma place dans ce qu’est devenue Europe 1 ». D’ailleurs, dans cette interview, il a également évoqué son rôle dans « C à vous » : « Je viens là pour amuser les gens en essayant de décrypter un peu l’actualité, le système politique et médiatique » avance celui qui ne se définit pas comme journaliste, ni humoriste, « je suis un truc un peu hybride » conclut-il. Lorsque la journaliste lui demande s’il se sent engagé, il répond qu’il l’est « de plus en plus ». A-t-il déjà révélé son vote ? Non. Juste une fois il a confié à Libération n’avoir « jamais voté pour les extrêmes ». Y compris l’extrême centre ? On ne le saura jamais.

« J’ai pas envie de dire pour qui je vote parce qu’on m’accuserait de rouler pour tel ou tel parti » indique-t-il à Blast. Il est vrai que Bertrand Chameroy n’est pas un humoriste politique à proprement parler, il n’est pas aussi clivant que Guillaume Meurice ou Pierre-Emmanuel Barré. « J’aime pas être frontal, je considère qu’on peut faire passer parfois plus de messages avec des métaphores ou un sous-texte » déclare-t-il, ce qui le distingue des humoristes cités plus haut et le rapprocherait davantage d’un Philippe Caverivière dans « Quelle Époque »de Léa Salamé. Cependant, lorsque Salomé Saqué lui demande s’il se considère comme « bien-pensant », l’intéressé répond : « Si être progressiste, antiraciste et sensible aux valeurs de tolérance et d’ouverture est une insulte je la prends. Je préfère ça plutôt qu’être rabougri, renfermé sur moi avec la peur de l’autre ». Progressiste, antiraciste, tolérance, ouverture, peur de l’autre : cinq à la suite bravo !

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Bien qu’il prétend vouloir la cacher, sa subjectivité politique transparaît régulièrement dans ses chroniques quotidiennes dans « C à vous ». Par honnêteté intellectuelle, il faut reconnaître qu’il passe autant de temps à traiter en dérision des personnalités politiques de droite, que de gauche et du centre. Cependant, il ne leur tape pas dessus de la même manière. Alors que des politiques de gauche et du centre sont moqués sur la forme (un geste drôle, un vêtement atypique, un bégaiement) les politiques et journalistes de droite sont attaqués sur le fond. Par exemple, lorsque Marion Maréchal est interviewée dans le JT de TFI par Gilles Boulleau, Bertrand Chameroy présente un montage de cette interview qui est désigné comme un « résumé » du passage de la vice-présidente de Reconquête. Résultat final : pendant dix à vingt secondes on entend la candidate aux européennes prononcer uniquement les mots « défense de notre identité, submersion migratoire, propagande woke, immigration, sécurité, islamisation, clandestin, voile, abaya ».

De même avec une interview d’Éric Zemmour, réalisée par Thomas Sotto sur France 2, où le montage est présenté par Bertrand Chameroy comme « un résumé des sept minutes » dans lequel Zemmour ne prononce que les mots « islam, étrangers, musulmans, charia, immigré, djihad ». A-t- on déjà vu un montage d’une interview de Jean-Luc Mélenchon ou de François Ruffin ou ces derniers ne diraient que : capitalisme, superprofits, néolibéralisme, extrême droite, racisme, islamophobie ? Bertrand Chameroy avait également évoqué, avec ironie, le livre Les Nouveaux Inquisiteurs: L’enquête d’une infiltrée en terres wokes de Nora Bussigny, journaliste à Factuel. Se moquant de cette dernière parce qu’elle avait mis une perruque pour s’immiscer « en terres wokes », la manière dont Chameroy a prononcé le mot « woke » démontre qu’il considère que tout ça n’est qu’un fantasme de l’extrême droite.

Des exemples pareils, il en existe pléthore. En mars dernier, Ludovine de la Rochère, présidente de La Manif pour tous, annonçait le changement de nom du mouvement, qui depuis s’appelle « Le Syndicat de la Famille ». Dans une de ses chroniques, Bertrand Chameroy a qualifié Ludovine de la Rochère de « miss Rance ». Il n’a jamais proféré une injure équivalente pour une personnalité de gauche. Sans oublier qu’à l’instar de la plupart de ses collègues humoristes, il ne rate jamais une occasion de taper sur CNews.

Le 20 décembre, Bertrand Chameroy a-t-il été le « porte-parole du gouvernement » comme l’avance Pascal Praud ? En clair, a-t-il servi la soupe à Emmanuel Macron ? Non et oui à la fois. « En même temps » comme dirait l’autre. Non, car les traits d’humour qu’il a réalisés sur la loi immigration rejoignaient la subjectivité du reste du plateau, en particulier des critiques de Patrick Cohen sur un texte trop à droite. « Pour sauver Élisabeth Borne tapez 1. Pour sauver votre projet de loi immigration il fallait taper dans la main du RN » était notamment une des blagues du chroniqueur adressées au Président. « Entre « ce vote m’oblige » et le rebondissement d’hier, chapeau aux auteurs, vraiment j’ai pas vu venir le truc » a-t-il également déclaré.

Hormis ces quelques piques, Bertrand Chameroy n’a émis aucune critique sur la politique du gouvernement ou les idées d’Emmanuel Macron en général. Au cours de sa chronique, il s’est contenté, en s’appuyant sur des extraits vidéos, de railler quelques séquences cocasses comme celle où le chef de l’État se trompe de voiture aux États-Unis ou celle où il a oublié son oreillette pour la traduction face à un interlocuteur chinois. Bertrand Chameroy conclut alors sa chronique par une chose qu’il a l’habitude de faire : mettre le Président en valeur en le comparant à Jean Dujardin dans OSS 117, veste de costume sur l’épaule ou vêtu d’un smoking noir avec une flûte de champagne en main. En résumé, bien que Bertrand Chameroy soit idéologiquement proche du Président, et qu’il ait probablement voté pour ce dernier aux deux tours en 2017 et 2022, il aimerait qu’Emmanuel Macron reste ce progressiste anti-extrêmes (droite et gauche) et qu’il ne se rapproche pas trop des conceptions de droite sur le terrain sociétal. Bertrand Chameroy est-il le « porte-parole du gouvernement » ? De son aile gauche peut-être.

Les cabales moralisantes contre les artistes : une tradition française

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Pour certains, prendre la défense d’un homme célèbre reviendrait à conférer à ce dernier les privilèges des aristocrates d’autrefois. Ces gens-là ne voient apparemment pas que c’est plutôt la création d’une cabale moralisatrice (dévorée d’ailleurs par la jalousie professionnelle) dans le but de censurer un grand artiste qui rappelle les mœurs d’une époque révolue. Petite leçon d’histoire pour les ignorants.


L’historienne du cinéma, Geneviève Sellier, affirme dans le Huffington Post, journal progressiste américain importé en France, que la tribune signée par cinquante-six artistes pour prendre la défense de Gérard Depardieu « rappelle furieusement l’Ancien Régime ». Placer l’artiste au-dessus des lois, au nom de son génie, serait « une tradition bien française ». C’est bien possible. Mais si nous allions nous promener du côté de l’ancêtre du cinéma, le théâtre, pour rappeler à Madame Cellier que les cabales moralisantes contre les artistes sont elles aussi une tradition bien française datant de l’Ancien Régime ?…

En avril 1664, la Compagnie du Saint-Sacrement, une société à peine secrète mais surtout un lobby religieux intégriste dont l’objectif était de réprimer les mauvaises mœurs et de « bâtir Jérusalem au milieu de Babylone », décida de tout mettre en œuvre pour empêcher la représentation de la pièce de théâtre la plus sulfureuse du moment : le Tartuffe, de Molière. Il faut dire que les dévots avaient déjà le dramaturge dans le nez depuis son École des Femmes, qui ridiculisait l’éducation morale et religieuse des épouses par des vieux barbons répugnants (comme quoi, Molière pouvait aussi écrire des pièces féministes).

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Sa nouvelle comédie ne ménage pas non plus les hypocrites et leur fausse vertu. Quand Tartuffe ordonne à la servante Dorine de cacher son sein qu’il ne saurait voir, il lui explique, outré, que « par de pareils objets, les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées ». En revanche, quand il tente de séduire la riche Elmire, l’homme de foi affirme que son sein à lui « ne renferme pas un cœur qui soit de pierre »… La caricature est bien trop crédible et passerait presque pour un documentaire : c’en est trop pour nos dévots ! Ces derniers n’aimaient déjà pas beaucoup le théâtre… ni les cabarets, ni les chansons, ni le tabac, ni les robes trop décolletées… Avec l’aide de l’archevêque de Paris, ils réussirent à faire interdire la pièce à sa sortie.

Ils revinrent à la charge avec encore plus de violence à la sortie du Dom Juan du même auteur (initialement titré Le Festin de pierre), pièce écrite dans l’urgence en 1665 pour faire vivre la troupe pendant l’interdiction du Tartuffe. Selon eux, la pièce faisait l’apologie du libertinage. Molière dut même modifier la fin de sa pièce pour pouvoir la jouer : un anti-héros aussi immoral ne pouvait décemment pas s’en sortir à la fin… On aimait déjà réécrire les œuvres pour les purifier de toutes leurs déviances. 

Finalement, cinq ans après la première du Tartuffe, le roi, soutien de Molière, fit dissoudre la Compagnie du Saint-Sacrement et la pièce put enfin être jouée. Détail amusant : la comédie provoqua de nouveau le courroux des dévots et fut interdite trente ans plus tard… à Québec, en Nouvelle-France, dans une colonie demeurée plus pieuse et plus conservatrice que sa mère patrie. Les admirateurs de Justin Trudeau, le grand prêtre de la moraline woke, apprécieront.

Comme Depardieu aujourd’hui, Molière était un géant de la comédie de son vivant. Sa liberté, son charisme, son mépris des convenances étriquées, son goût pour la provocation, la raillerie, l’irrévérence, et surtout son succès dans toutes les classes de la population ne plaisaient guère aux gardiens auto-proclamés de la bienséance.

Pour couronner le tout, des rumeurs circulaient sur sa vie privée après son mariage avec Armande Béjart, la jeune sœur de sa collaboratrice, Madeleine. Certains étaient même persuadés qu’Armande était en réalité la fille de Molière et de Madeleine et que l’écrivain avait donc épousé sa fille. Au moment de l’union, Molière avait quarante ans et Armande, dix-neuf ans… Le Woody Allen du Grand Siècle, en quelque sorte. À quel traitement aurait-il droit, aujourd’hui, dans les pages du Huffington Post ?

Si le cas de Molière est le plus célèbre, la censure morale influencée par des groupes plus ou moins religieux s’exerça férocement sur des scènes aussi bien parisiennes que provinciales jusqu’à la Révolution. La cabale d’une partie du clergé eut raison de plusieurs représentations du Mariage de Figaro, de Beaumarchais. Attaqué en justice pour impiété et scélératesse par les dévots, Voltaire dut retirer sa pièce Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète de la scène de la Comédie-Française, après seulement trois représentations, pour prévenir son interdiction. 

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Madame Sellier devrait avoir l’honnêteté de reconnaître que s’il y a bien un aspect de notre époque qui nous rappelle particulièrement l’Ancien Régime, c’est surtout le retour en force de la censure, prôné par des groupes d’influence prétendant avoir l’intérêt commun chevillé au cœur et ayant fait de l’irréprochabilité du comportement des autres le combat de leurs vies. Mais elle préfère fustiger le goût de la grivoiserie qui serait particulièrement français et qui devrait, selon elle, disparaître avec le vieux monde qui s’éteint. Les puritains ont toujours méprisé le rire et en particulier les plaisanteries grossières du petit peuple, leur préférant la platitude sinistre des échanges convenus entre petits bourgeois éduqués.

La face sombre du mouvement MeToo continue d’imposer sa terreur vengeresse dans les rédactions et sur les plateaux de tournage. La liste d’acteurs maudits s’allonge alors que les actrices ne peuvent plus. Quand le cinéma français aura bien été purgé de ses éléments infréquentables, les films plairont, à n’en pas douter, aux dévots zélés de ce début de siècle, qui aiment autant le cinéma que leurs ancêtres appréciaient le théâtre.

Jacques Delors: l’architecte critique de son propre ouvrage

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L’ancien président de la Commission européenne vient de décéder à l’âge de 98 ans. Il est célébré par les europhiles qui voient en lui un visionnaire, tandis que les eurosceptiques le vouent aux gémonies. Pourtant, Delors lui-même n’approuvait pas tout à fait ce que l’UE est devenue.


Il était, avec Roland Dumas, avec Pierre Joxe et un ou deux autres, un des derniers dinosaures de la Mitterrandie encore vivants. Jacques Delors s’est éteint ce mercredi 27 décembre. Figure de la deuxième gauche, libérale, « raisonnable » et américaine, l’action de Jacques Delors est saluée aujourd’hui par les médias officiels. Dans les chapelles souverainistes, on se souvient au contraire de son rôle dans le façonnement de l’actuelle Union Européenne.

Une cohérence certaine

On pourrait déceler dans le parcours de Jacques Delors des revirements extraordinaires : syndicaliste à la CFTC, il participe à la scission qui va déboucher sur la naissance de CFDT ; proche conseiller de Jacques Chaban-Delmas au début des années 70, il rejoint en 1974 le Parti socialiste. De plus près, ils sont pourtant l’indice d’une cohérence certaine. Anticipant le risque d’alternance du pouvoir et de victoire de la gauche, Jacques Chaban-Delmas avait voulu intégrer une dose de réformes socialisantes. Il s’entoure alors de cet ancien attaché au cabinet du directeur général de la Banque de France. En contribuant grandement au projet de « Nouvelle Société » chère à l’ancien maire de Bordeaux, Delors va chapeauter un logiciel alliant libertarisme sociétal et technocratie modernisatrice. Malgré le cuisant échec de Chaban à la présidentielle de 1974, la « Nouvelle Société » sera en quelque sorte le fil conducteur des cinquante années qui vont suivre et inspirera de manière plus ou moins consciente tous les successeurs de Georges Pompidou.

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1981. La gauche arrive enfin au pouvoir. Les lendemains qui chantent sont pour demain. Jacques Delors, jadis situé à l’aile gauche de la droite, est désormais à l’aile droite de la gauche. Arrivé un peu trop récemment, il est regardé de travers au sein du Parti socialiste. Mitterrand, l’appelle « la grande nerveuse », mais le nomme ministre de l’économie. Jacques Delors fait partie des réalistes catastrophés par les effets des nationalisations sur les finances publiques et œuvre pour un changement de politique. En mars 1983, il obtient de l’Allemagne le permis de mener une troisième dévaluation. Une belle réussite : le Président compte le nommer premier ministre. Delors ne se voit guère à la tête d’un gouvernement où ses rivaux, Fabius et Bérégovoy, fraichement convertis au réalisme économique, siégeraient en bonne place. Finalement, c’est Fabius qui est nommé.

Une carrière internationale

En 1985, Jacques Delors prend la tête de la commission européenne. Il inaugure alors une tradition de technos français (poursuivi par Jean-Claude Trichet à la tête de la Banque centrale et par Pascal Lamy à la tête de l’OMC), bâtisseurs de la mondialisation libérale, plus orthodoxes que l’orthodoxie, toujours prêts à mettre des bâtons dans les roues des nations, plus encore quand il s’agit de la nation française. Jacques Delors invente, au sujet de l’Europe, l’oxymore « fédération d’états-nations », qui, quand on le regarde de plus près, ne va pas dire grand-chose.

Bien sûr, on se souvient du combat épique de Maastricht. Les esprits s’échauffent. Dans le tumulte de la campagne, Jacques Delors lâche, fin août 1992, à Quimper : « [Les partisans du « non »] sont des apprentis sorciers. […] Moi je leur ferai un seul conseil : Messieurs, ou vous changez d’attitude, ou vous abandonnez la politique. Il n’y a pas de place pour un tel discours, de tels comportements, dans une vraie démocratie qui respecte l’intelligence et le bon sens des citoyens ». Delors promet : « L’euro nous apportera la paix, la prospérité, la compétitivité et, rien que pour la France, il se traduira par la création d’un million d’emplois ». Chacun appréciera le résultat. Plusieurs années plus tard, Jean-Pierre Chevènement, principal héraut du non de gauche, de passage chez Laurent Ruquier pour présenter un livre, persiflait ainsi : « Je ne dis absolument pas de mal de Jacques Delors [dans mon livre], sauf à travers les propos que lui-même tient sur son action ». En fait, le gros du travail avait été fait quelques années plus tôt avec l’Acte unique, en 1986, dont Delors a été l’initiateur et le négociateur. Avec l’Acte unique, l’Europe passe du marché commun au marché unique ; il devient interdit aux États de contrôler et de limiter la circulation du capital entre pays membres de l’UE… et même vis-à-vis des pays-tiers.

A l’instar de Gérald Darmanin, bien connu désormais des supporters du FC Liverpool, Jacques Delors s’offre à la tête de l’Europe une stature internationale. Margaret Thatcher, au début des années 90, en fait sa tête de turc favorite. Le tabloïd The Sun emboite le pas et titre : « Up yours Delors », deux doigts bien visibles, l’équivalent anglais du doigt d’honneur.

A nos actes manqués

La présidentielle de 1995 approche. Et là, c’est le drame. Malgré des sondages favorables, Jacques Delors renonce, en direct, chez Anne Sinclair. Dans les cinq dernières minutes de l’émission, l’invité lit un texte à l’antenne, pour dire qu’il n’y va pas. Certains ont voulu apporter une explication psychanalytique : Delors n’a pas voulu compromettre les espérances présidentielles de sa propre fille, Martine Aubry. Et puis, la rencontre avec les électeurs et la pratique du suffrage universel, quand on a été tant d’années commissaire européen non élu… En renonçant, l’ancien ministre de l’économie a peut-être retardé de vingt-deux ans la grande recomposition qui a eu lieu en 2017. Sa candidature aurait pu rallier à elle une bonne partie du centre droit, et pousser à un rapprochement de Jean-Pierre Chevènement et de Philippe Seguin, principales figures du non de 1992. Depuis, le camp souverainiste en est réduit à espérer une alliance de Florian Philippot et de François Asselineau. Le champ des possibles s’est un peu rétréci.

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Jacques Delors a donc été l’un des pères de l’Europe telle qu’elle fonctionne aujourd’hui – ou plutôt, telle qu’elle ne fonctionne pas. En 2015, l’architecte se montrait tout de même critique à l’égard de son propre ouvrage : « Ce système n’est plus gouvernable, cela ne peut plus durer. Il faut refonder cette Union économique et monétaire. Vont-ils le faire? Il y a eu un vice de construction au départ. Il y a eu aussi des bêtises et une incapacité de l’eurozone à y mettre fin ».

Depuis 24 heures, la mort de Delors passionne les médias officiels, pas avares de louanges, mais aussi les eurosceptiques. Autre dinosaure de la mitterrandie mais adversaire de Jacques Delors, Jean-Pierre Chevènement a écrit sur son site :

« Nul ne saura jamais surestimer le rôle de Jacques Delors dans l’orientation de la politique de François Mitterrand dans les années 1980. C’est lui notamment qui a imposé, à travers le marché unique et le mécanisme de l’Acte unique, le gigantesque transfert de pouvoir à la Commission européenne. Par le truchement de celle-ci, Jacques Delors a infusé dans la politique française une dose de néolibéralisme supérieure à toutes celles qu’il eût été possible d’imposer par la voie légale normale. Il a ainsi infléchi de manière indélébile la trajectoire de la gauche française.

« Pour autant, nul ne contestera la grande rigueur de Jacques Delors ou encore la cohérence qu’il y avait entre ses propos et ses actes. Jacques Delors n’a cherché à tromper personne. Ses adversaires, comme ses partisans, s’accorderont donc au moins sur un point : saluer son intégrité. En ce sens, Jacques Delors est un des derniers représentants d’une époque où les hommes politiques disaient ce qu’ils faisaient et faisaient ce qu’ils disaient ».

La France compte 68 millions de sujets sans compter les sujets d’agacement !

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Certes, Noël est la saison de la joie et de la bienveillance, mais n’oublions pas pour autant les nombreux motifs d’agacement pour lesquels la trêve n’existe pas. Philippe Bilger en a dressé sa liste personnelle.


Pour ceux qui ne reconnaîtraient pas mon plagiat, j’avoue que je me suis inspiré pour ce titre du redoutable polémiste Henri Rochefort, qui avait écrit dans l’Almanach impérial : « La France compte trente-six millions de sujets sans compter les sujets de mécontentement ».

Je me suis autorisé cette plaisanterie, d’abord parce qu’il me semble que cette courte période d’accalmie – relative – la permet, ensuite en raison du fait que confronté à l’embarras du choix pour les thèmes, j’ai décidé de les réunir parce que d’une manière ou d’une autre, ils suscitent mon agacement.

D’abord Pascal Praud. J’aime beaucoup le Canard enchaîné qui cultive la tradition française du sarcasme souvent drôle et intelligent même s’il a ses cibles et que parfois il s’obstine à n’en pas changer. Il pointe ici, sous « La noix d’honneur », une réponse de PP, questionné dans le Figaro Magazine sur son envie de se lancer en politique : « Chacun doit rester à sa place ! À mon âge, on ne se lance pas dans une telle aventure. Je n’en ai ni le profil ni l’envie ni les capacités ». Le Canard se moque : « La France s’en remettra-t-elle » ?

On aurait pu au contraire féliciter l’animateur de CNews et d’Europe 1 pour sa clairvoyance et sa modestie non feinte mais il fallait bien sûr, comme il s’agissait de PP (qui se moque d’ailleurs des critiques à son encontre), lui imputer à charge ce qui généralement aurait plutôt mérité une louange. Agacement de ma part.

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L’Union européenne (Conseil européen et Parlement européen accordés) a mis à mal le principe d’égalité devant la justice (Le Figaro). Les personnes les plus exposées aux attaques médiatiques, politiques et contentieuses (dirigeants d’entreprise, responsables publics, etc.) seront, en substance, privées du droit d’obtenir réparation et justice pour des « imputations infamantes » lorsque celles-ci seront le fait « de particuliers ou organisations engagés dans la défense des droits fondamentaux et des divers autres droits tels que les droits environnementaux et climatiques, les droits des femmes, les droits des personnes LGBTIQ, les droits des personnes issues d’une minorité raciale ou ethnique, les droits des travailleurs ou les libertés religieuses ».

Cette protection qui instaurera des privilèges procéduraux choquants en faveur de ces particuliers ou organisations « nobles » est inspirée, selon la Commission européenne à l’initiative de ce texte, par la volonté de favoriser « le faible » contre « le puissant ». C’est le retour, sur le plan européen, de la harangue d’Oswald Baudot, qui a gangrené la justice française à partir de 1968. Agacement.

Le Général Reiland, commandant de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine (OCLCH) déplore, alors que les actes antisémites flambent, que « trop de victimes de crimes de haine ne se fassent pas connaître ». L’impunité commence là, d’abord : avant même que la justice soit saisie. Quand la haine n’est connue que de ceux qui l’ont subie. Dans le silence, la résignation, la douleur muette. Agacement.

Le tribunal de Bobigny prépare aussi les JO (Le Parisien). Une fois qu’on a rendu hommage au volontarisme et au travail de tous ceux qui y oeuvrent, la tableau qui est dressé fait peur. Tant de dossiers en souffrance, en retard, en enlisement. J’ai appris que des parquets se déplacent dans des commissariats pour classer systématiquement une multitude de plaintes demeurées non traitées. Je suis sûr qu’on aurait pu faire autrement, qu’on pourrait mettre le citoyen au centre et TOUT accomplir, coûte que coûte, pour répondre à ce quoi il a droit. Agacement.

300 000 euros de marchandises volées au Secours populaire et l’entrepôt d’Echirolles saccagé peu avant Noël : il abritait des colis destinés aux familles accompagnées par l’association (L’Obs). Plus que des voyous si j’ose dire. Des sadiques de la transgression. On ne les a pas encore interpellés. Agacement.

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La future réforme de la garde à vue fera baisser l’efficacité des enquêtes. Les policiers ne pourront plus poser la moindre question à un suspect sans la présence de son avocat (Fdesouche). Quand l’ensauvagement augmente, l’État de droit se couche. Agacement.

« Un voyage humaniste » à Auschwitz en janvier pour le sport français (RMC Sport). Celui-ci est-il tellement déconnecté, voire insouciant ou indifférent, pour qu’on soit obligé de l’embarquer dans une entreprise de groupe ? Tous les citoyens qui vont y participer ne pouvaient-ils pas songer à le faire avant, libres, responsables, non téléguidés ? Pas en tant que sportifs, comme des humains ? Et on voudrait faire des sportifs des héros ! Agacement.

Tous ces sujets d’agacement, j’ai conscience qu’ils résultent de mon humeur infiniment subjective mais profondément soucieuse de liberté et de justice dans tous les sens du terme.

Ceux qui liront ce billet auront les leurs.

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2024: début de l’après-Kissinger en géopolitique

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Wang Yi, le ministre des Affaires étrangères chinois, signe le livre de condoléances pour le décès de Henry Kissinger à l'ambassade américaine à Pékin, le 5/12/2023 Ng Han Guan/AP/SIPA

Harold Hyman, grand spécialiste des relations internationales, nous brosse un panorama des tendances actuelles sur la plan géopolitique. Si 2023 a été l’année de la mort de Henry Kissinger, c’est aussi l’année qui a enterré sa vision stratégique du monde.


Le décès de Henry Kissinger, artisan de la politique étrangère de deux présidents américains, clôt une ère de la pensée stratégique. Une nouvelle ère, celle de la force brute, déguisée sous divers noms, commence. La paix kissingérienne entre l’Occident et la Russie disparaît, et celle avec la Chine populaire ne se maintient que péniblement. D’autres failles sont désormais béantes: le bloc chiite contre le bloc sunnite, Israël contre l’amalgame d’Arabes, de chiites, de régimes du Sud Global et de la gauche occidentale. L’Afrique est à moitié perdue pour le prestige français et pour notre lutte contre le djihadisme qui était la principale raison de notre présence. De plus, les Européens ont été boutés hors du Mali et du Burkina Faso. Les micro-oppressions ethniques se multiplient : Birmanie, Inde, Afghanistan, Arménie, Chine, Afrique sahélienne, Gaza, Israël, Cisjordanie, Afghanistan, Yémen, Éthiopie, Congo… Les flux migratoires sont devenus incessants, résultats de la faillite de nombreuses économies du Sud planétaire. Du bon côté des choses, les démocraties ne se sont pas effondrées, et la lutte contre le dérèglement climatique s’organise.

Le legs de Kissinger en cette année 2024 reste fascinante car il a forgé le monde qui maintenant se désagrège à toute vitesse. Il l’aurait voulu immuable. Le professeur et écrivain, qui admirait la tragique lucidité de De Gaulle qui cherchait un équilibre, a laissé des œuvres que l’on peut lire avec profit. Sa théorie, élaborée surtout après son départ des affaires, est une adaptation moderne de la notion d’« équilibre des puissances » chère à Metternich. Dans deux œuvres marquantes, Diplomatie et De la Chine, il prône cet équilibre des grandes puissances. Si les États de taille moyenne peuvent peser un peu dans la balance mondiale, les petits États faibles n’ont que le choix entre s’aligner derrière un grand, ou alors attendre d’être satellisés. Pour Kissinger, Charles de Gaulle demeurait l’un des derniers Européens à tenter d’inverser le déclin national. Une tentative d’une lucidité tragique, magistralement tentée mais impossible, selon un Kissinger admiratif dans son dernier livre Leadership: Six études de stratégie mondiale. Curieusement, Kissinger vit en Konrad Adenauer un autre « leader » stratégique. Or le tandem Adenauer-De Gaulle fit beaucoup pour impulser la construction européenne qui, pour le vieux chrétien-démocrate antinazi qu’était Adenauer, réinstallait l’Allemagne sur le devant de la scène internationale. A ces deux personnalités de premier plan, le volume de Kissinger ajoute quatre autres : Margaret Thatcher, Lee Kuan Yew (premier ministre de Singapour de 1959 à 1990), Anouar el-Sadate (président de l’Égypte de 1970 jusqu’à son assassinat en 1980), et Richard Nixon. Quatre d’entre eux ont travaillé en tandem : Adenauer-De Gaulle et Nixon-Sadate. On pourrait même imaginer une convergence entre les contemporains qu’étaient Lee et Thatcher. On dirige un pays largement en fonction d’un autre, selon notre professeur diplomate, et Kissinger retient surtout les succès. L’histoire pour lui n’a pas besoin de grands destructeurs terribles comme Hitler, Staline, Mao, Pol Pot, et dans une moindre mesure Nasser ou Castro. Mais la politique oblige de parler à certains d’entre eux.

Le journaliste franco-américain spécialiste des affaires internationales Harold Hyman. Photo D.R.

Il eut à traiter cinq dossiers lourds de 1969 à 1977. Celui du Vietnam fut entièrement balayé par la trahison nord-vietnamienne et la destruction de l’État sud-vietnamien en 1975. Celui de la négociation secrète avec la Chine populaire produisit l’équilibre actuel. La Guerre du Kippour en 1973 fut résolu avec succès. La lutte contre les régimes marxistes en Amérique latine fut un succès total quoiqu’antidémocratique et répressive.  Si l’endiguement général de l’URSS se réalisa, ce n’était pas sans coût, car il a fallu donner plus d’importance à la Chine qui était encore convulsée par la Révolution culturelle. En Amérique latine, l’avènement enfin de régimes démocratiques au gauchisme modéré, dont le Brésil de Lula, n’a pas entamé le succès de la politique kissingérienne, car il n’y avait plus d’URSS pour les fédérer contre les États-Unis. Donc trois succès, un échec vis-à-vis de l’URSS, et un désastre au Vietnam.

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Qui seraient les leaders capables de mener une stratégie mondiale aujourd’hui? Kissinger ancre sa pensée dans une réflexion historique qui commence au milieu du XIXe siècle. Les puissances étaient assez semblables, toutes royales sauf la France, et elles voulaient démontrer leur légitimité face aux républicains, face aux libéraux, face aux bonapartistes avides d’expansion, et même face aux socialistes naissants. La Première Guerre mondiale montra à quel point ces puissances ne surent pas préserver leur équilibre, obsédées par l’idée d’être déclassées économiquement et militairement par l’une quelconque d’entre elles. Une guerre qui ne produisit que le sentiment d’avoir survécu (France, Belgique, Royaume-Uni), d’avoir été frustré (Allemagne, Italie), ou d’être né (l’URSS et même les États-Unis sur le plan géostratégique). La Deuxième Guerre mondiale était davantage un délire idéologique, et le professeur d’histoire attachait une grande importance aux diverses idéologies et à leurs conséquences stratégiques. Aujourd’hui, seuls certains politiques suivent cette vision, comme Kevin Rudd, ancien Premier ministre australien (2007-2010 ; 2013) et sinologue à la connaissance indépassable sur Xi Jinping.

Kissinger minorait la validité du concept de déterminisme géopolitique, dont la Geopolitik germanique si dominante sous le IIe et le IIIe Reich et dont l’obsession pour le contrôle des masses terrestres eurasiatiques indispensables à la domination planétaire conduisit à une vaste destruction. Pour Kissinger, la vraie nature d’un État n’est pas celle d’un agrégat de terres et de populations placées à la disposition d’idéologues, mais plutôt un organisme dont le but est de survivre par le truchement de guerres réussies, d’alliances et d’États tampons. Cet organisme sécrète une idéologie, et donc une vision géopolitique qui en découle. Les facteurs économiques se résument aux matières premières et aux sources d’énergie, que l’on doit s’assurer fût-ce par la force. Il ne s’intéresse qu’aux États puissants, capables de s’imposer. La bonne stratégie militaire d’une telle puissance se résume à une présence mondiale, via des bases navales et aériennes, et une capacité à projeter des forces combattantes. L’URSS était l’unique danger existentiel qu’il eut à affronter lors de ses huit ans au pouvoir.

Ainsi l’articulation entre la puissance militaire et la possession de terres ne l’obsédait pas, car les grandes puissances avaient déjà une assise territoriale adéquate. Le Vietnam du Sud ne l’intéressait qu’en tant que zone à interdire au communisme soviétique. En revanche, la présence d’un Cuba communiste ne le tracassait guère puisqu’il était imbriqué dans un jeu d’équilibres mondiaux et que l’URSS était également cernée par des pays de l’OTAN. 

Si Kissinger était au pouvoir aujourd’hui, il aurait été fortement secoué par l’attitude de la Russie de Poutine, manifestement mue par un aventurisme de très grande échelle. Il est difficile d’imaginer le bloc de l’OTAN, et la Fédération de Russie, négocier un partage de l’Ukraine pour éviter une guerre. On n’imaginait pas cette guerre ; et même le conflit russo-ukrainien de 2014 ne donna pas lieu à des conclusions pessimistes. Le professeur lui-même laissait entendre qu’il avait une préférence pour une Ukraine non-alignée : le fameux État tampon, la finlandisation.

Pourtant, dès le début de l’invasion russe en 2022, Kissinger prit ses distances par rapport à son attitude antérieure. Face à la Russie, il comprit que l’aspiration à la puissance impériale était constante dans son histoire, et que Vladimir Poutine était habité de ce sentiment au point de commettre les pires erreurs. L’Ukraine allait être le nouveau Vietnam. Il avait rencontré Poutine une dizaine de fois, et le président russe fut toujours impressionné par la pensée atypique de l’ex-secrétaire d’État. En 2022 Kissinger dut se raviser sur Poutine : non, l’invasion n’était pas rationnelle, et elle bouleversait totalement les équilibres. Kissinger admit son erreur de ne pas avoir prévu l’invasion russe. Il dut reconnaître que la combattivité des Ukrainiens changeait la donne, et que l’Occident devait les aider à reconquérir leur territoire, sinon les aventures expansionnistes impériales allaient se multiplier partout dans le monde. Soulignons à quel point ce changement d’avis était soudain et radical. Le professeur a toujours tenté de comprendre les psychologies des dirigeants. Il avait lui-même compris celle de Nixon, et pensait par la suite comprendre celle de tous les dirigeants suprêmes des grandes puissances. Il n’a peut-être jamais pleinement compris Poutine. Ce dernier est-il vraiment un serviteur de son propre État, ou un simple conquérant ambitieux? A la longue, le professeur aurait probablement accepté l’idée que, à partir de maintenant, l’ambition, l’aventure, l’idéologie hors sol, sont des facteurs lourds. La rationalité servira surtout ces ambitions.

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Quant au Moyen-Orient, Kissinger avait compris combien la victoire israélienne lors de la Guerre du Kippour (1973), arrachée à une quasi-défaite, était une humiliation pour les États arabes. C’est pour cela que les observateurs ont tendance à croire l’ex-secrétaire d’État lorsqu’il prétend avoir empêché les Israéliens de marcher sur Damas et Le Caire. Qu’il me soit permis de douter d’une telle intention israélienne : les Israéliens n’avaient nullement la capacité de tenir des mégapoles arabes dans des pays disposant quand même d’armées technologiquement modernes. Il faudra retenir ceci : Nixon et Kissinger empêchèrent l’URSS de se mêler du conflit, par une mise en alerte nucléaire. Les deux comparses à la Maison-Blanche eurent le flair d’épargner l’amour-propre d’Anouar el-Sadate et de Hafez al-Assad (président de la Syrie de 1971 à 200), si bien que Sadate au moins se transmua en bon allié de Washington et signataire de la paix historique avec Israël après avoir pris la parole à la Knesset ! La grandeur de Sadate et l’élégance symbolique de Menachem Begin ont beaucoup compté dans cette issue heureuse. Avec l’hostilité actuelle du Fatah et surtout du Hamas, aucune issue comparable n’est possible aujourd’hui, et l’idéologie progressiste rationnelle d’Anthony Blinken est inadaptée aux deux belligérants qui rêvent chacun d’anéantir l’autre.

La guerre Israël-Hamas est l’élément surprise qui dresse la barbarie islamiste contre un Israël à la vengeance juste mais coûteuse en termes diplomatiques et humains. Ici,  la lecture de Kissinger n’offrirait aucune solution : le Hamas n’aspire pas à être un État. Yahya Sinwar, le dirigeant de facto de la bande de Gaza, ne peut pas être confondu avec Anouar el-Sadate, ni même avec le leader égyptien Abdel Fattah al-Sissi. L’élégance de la paix de Camp David en 1978 est impossible aujourd’hui. Cette guerre du Kippour, avec très peu de pertes civiles, n’a induit en Israël aucune haine héréditaire envers l’armée égyptienne, ni même syrienne, et pourtant le danger pour la survie d’Israël était alors supérieure à aujourd’hui.

Sur la Chine, l’ex-professeur de Harvard avait raisonnablement bien cerné le fonctionnement du Parti communiste, ainsi que la manière de raisonner de Zhou Enlai, de Mao Zedong, de Deng Xiaoping, et enfin de Xi Jinping. Les Chinois communistes en particulier, et les stratèges chinois en général, réfléchissent par équations, calculs à très long terme et actions symboliques. Kissinger avait-il  compris cependant le danger des investissements massifs de capital occidental dans les années 1990 et 2000 ? Cela accéléra le décollage du géant. La pensée de Kissinger ne s’étendit pas sur ce nouveau fait, sauf à voir clairement le danger de l’intelligence artificielle.[i] Les caciques communistes chinois semblaient comprendre que Kissinger n’était plus à jour, d’où leur vénération quasi-caricaturale et éventuellement ironique de l’ex-secrétaire d’État. Composer avec la Chine populaire sans céder était faisable en 1972, mais depuis l’avènement de Xi Jinping, c’est inconcevable. Kissinger put sanctuariser Taïwan sur deux générations, et l’on ne peut lui reprocher de ne pas avoir réussi sur cette troisième génération, qui se présente mal pour Taïwan en 2024. Une théorie renouvelée de l’équilibre kissingérien ne peut guère plus fonctionner face à une super-puissance asiatique qui applique un expansionnisme aussi patient qu’inexorable. La Chine populaire continue d’affliger Taïwan de mille piqures d’abeilles, et applique désormais la même méthode par rapport à la navigation philippine. La Mer de Chine méridionale sera le théâtre de graves incidents : si ce n’est pas en 2024, ce sera en 2025.

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La surprise de 2023, et c’est une mauvaise évolution du point de vue français, c’est enfin l’Afrique de l’Ouest. Moitié moins de présence française et deux fois plus d’insurrections islamiques et ethniques. Le Mali et le Burkina Faso vont bientôt se révéler comme des régimes chancelants dont la seule présence de Wagner garantit quelques succès éphémères sur fond d’exode des populations sahéliennes, Peuls et Touaregs notamment. Pour cette Afrique, tout projet de modernisation à l’européenne est désormais compromise. Elle connaîtra les misères des juntes flanquées de mercenaires tentant de stopper la gangrène djihadiste sur fond de rivalité entre nomades et sédentaires et de réchauffement climatique. Paris, même avec une certaine aide occidentale, était trop faible soit pour faire un vrai « nation-building » (construction de la nation) économique soit pour imposer un clan militaro-ethnique au détriment des autres. Les armées africaines voulaient des victoires, Paris les réfrénait, elles ont donc expulsé nos militaires afin de mener leur guerre clanique grâce aux mercenaires.

Signalons quelques aspects positifs de l’année écoulée. L’Union européenne s’est renforcée stratégiquement, même si la question se pose sur sa légtimité et son but. Les tensions entre l’Europe de l’Ouest et de l’Est ont un peu diminué, tout le monde s’y habitue, et la Pologne est repassée dans le camp de l’Ouest avec la défaite électorale de la coalition conservatrice au pouvoir, le PIS. Sur le plan climatique, la transition se fait, à pas lents mais réels. L’électrification du parc automobile fait des bonds en Europe, tandis qu’elle piétine en Amérique. La bonne surprise est la participation de la République populaire de Chine aux grandes décisions climatiques. Pékin a dissocié le climat du dossier stratégique en Mer de Chine méridionale et dans le Détroit de Taïwan. Les BRICS ont émergé, mais le manque total d’unité entre l’Inde et la Chine réduit fortement son aspect anti-G7. La puissance indienne est à suivre, encore immature mais certainement croissante et antichinoise.

En fait la stabilité mondiale serait possible si la guerre Russie-Ukraine était résolue, ainsi que la guerre Israël-Hamas. Les États-Unis devront jouer un rôle central, et c’est l’issue des élections américaines de novembre qui aura le dernier mot. Par-delà la tombe, Kissinger comprendra encore une fois combien l’électorat américain, qui a exigé l’abandon du Vietnam du Sud, pourrait élire un président ayant des choix existentiels à faire pour l’Ukraine et Israël.

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[i] Voir Henry Kissinger, Eric Schmidt, Daniel Huttenlocher, The Age of AI and Our Human Future (Little, Brown and Company, 2021).

Il est trop tard!

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Dispute entre Cyrielle Chatelin et Jean Rene Cazeneuve qu'elle accuse d'avoir dit qu'elle serait tondue a la liberation pour avoir vote avec le RN. le 13/12/2023 Jacques Witt/SIPA

Souvent on est tenté de penser que le même manque d’humanité et de savoir-vivre gangrène à la fois nos vies politique, professionnelle et quotidienne. Pourtant, parfois le bon exemple vient de là où on ne l’attendait pas. Le regard de Philippe Bilger…


La vie politique peut être déprimante et désespérants ses affrontements. Sans qu’on sache véritablement s’ils sont sincères ou seulement inspirés par l’envie d’en découdre.

Je me demande si derrière ce délitement républicain, la conscience qu’on a tous d’une France qui va mal, d’un pays qui chaque matin craint de nouvelles crises, d’autres polémiques, des scandales artistiques et des indécences de toutes sortes, quelque chose de plus grave ne nous affecte pas. Comme l’intuition que notre démocratie, avec ses conflits ouverts, apparents, est gangrenée par bien plus profond qu’elle. Que c’est moins d’options partisanes dont nous manquons que d’humanité et d’éducation. Il y a un terreau de plus en plus putride sur lequel une société ne peut pas espérer se construire et se battre victorieusement contre ses adversaires.

Quand le pire nous accable, nous indigne, lorsque la malfaisance a frappé et que l’horreur a sévi, on entend qu’il aurait fallu qu’en amont les parents éduquent, que l’école enseigne, que le travail paie et que la justice sache être ferme.

Mais c’est trop tard.

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Constater la dégradation du savoir-vivre, la violence des mots, la grossièreté des comportements, la déplorable libération de tout ce qu’une forme de civilisation avait tant bien que mal étouffé, revient à déplorer qu’on ait tout manqué avant.

Et c’est trop tard.

La haine remplaçant la courtoisie, l’affrontement voulu, désiré, cultivé, les élèves frappant les maîtres et les parents s’en prenant aux professeurs, le monde politique oubliant la contradiction des idées pour les invectives, sont autant de tristes signes qu’il y a longtemps, quand tout était encore possible, on a échoué. Et que tout serait à refaire, à redresser.

Hélas, il est trop tard.

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Voir des femmes enceintes demeurer debout et des adolescents ne pas se lever, des personnes âgées attendre que la fatigue de la jeunesse se dissipe pour leur laisser la place, remarquer sur les visages, partout où il y a du collectif, l’indifférence, l’hostilité, chacun rivé à sa communication personnelle comme à une bouée, être suspecté parce qu’on a souri devant un nourrisson, entendre les cris et les hurlements, relever qu’autrui ne compte pas, observer que personne n’écoute personne, révèlent qu’à un certain moment, les destins singuliers ont emprunté un mauvais chemin et qu’on les a laissés faire. Il faudrait revenir en arrière.

Mais il est définitivement trop tard.

Dans les univers professionnels, dans celui du pouvoir, partout où on ne sait plus répondre aux attentes, aux messages, aux courriers, quand l’être est devenu indésirable, que les élites se prennent pour le sel de la terre et que le peuple oscille entre résignation ou révolte, il conviendrait de scruter le passé. Quand l’éducation a-t-elle failli et la politesse sombré ?

Peu importe puisqu’il est trop tard.

Derrière la façade effervescente, tumultueuse, tonitruante et si peu exemplaire de la vie politique, l’écume incessante du fil des jours, c’est l’édifice de l’humanité qui est touché en plein coeur avec tout ce qu’il portait et qu’on croyait inaltérable.

Trop tard pour vaincre ce déclin inéluctable.

Pourtant, le 22 décembre, vers 19 heures 15, dans un métro bondé, un jeune homme africain s’est spontanément et immédiatement levé pour céder sa place et il a été remercié.

Sans doute un miracle de Noël.

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MeToo : haro sur les boomers

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Lucie Lucas et Victoria Abril, vedettes de la télésérie, Clem, le 29/11/2023 David Merle/TF1/SIPA

Pour une jeune actrice française, ce n’est pas seulement Gérard Depardieu qui serait coupable d’agressions sexuelles mais, d’une manière générale, les comédiens et comédiennes de la génération des boomers.


Le 27 décembre, Marie-Claire révèle que la comédienne Lucie Lucas, qui joue le rôle du personnage principal de la télésérie Clem, vient de dénoncer vertement dans deux posts sur Instagram les signataires de la tribune du Figaro soutenant Gérard Depardieu. « Artistes à vomir… boomers de merde… […] J’ai si hâte que vous disparaissiez de nos écrans pour de bon ! » s’indigne-t-elle. Car la « disparition » est un objectif sacré des jeunes wokistes. De la littérature russe aux noms des boulevards en passant par les monuments ou les manuels d’Histoire, il convient de faire « disparaitre » ce qui gêne, choque ou dérange, en pure mode stalinienne. A la ville comme à l’écran, la situation et l’héritage des boomers sont convoités, à condition d’en effacer les artisans, les inventeurs ou les fondateurs. Il faut tuer le père comme disait Sophocle, un autre boomer.

Mais emportée par sa juste colère, la vedette dévoile aussi qu’elle a été témoin, de façon répétée, d’agressions sexuelles commises sur les plateaux par les membres de cette génération décidément maudite : « OK… donc moi ça fait 15 ans que je suis comédienne et que je protège une bonne partie de ces boomers dégénérés en ne disant pas en interview tout le mal qu’ils font aux autres sur un plateau de tournage… » Autrement dit, Lucie Lucas aurait été présente lors d’agressions sexuelles et n’aurait pas jugé utile de s’interposer, ni même de déposer plainte, ainsi que l’exige la loi.

Ensuite, sans trop s’attarder sur sa culpabilité pour non-dénonciation de ces prétendus crimes, elle évoque le pouvoir de chantage que les jeunes – si purs, si vertueux en comparaison de leurs aînés – seraient capables d’exercer sur les boomers : « Avec TOUT ce que les jeunes générations de comédiens ont de dossiers sur vous, j’espère que vous êtes prêts pour la retraite parce qu’on ne vous protégera plus ! » 

Généralisations abusives, aveu de silence complice, vagues menaces de chantage… non contente de tout cela, la comédienne a fini par accuser nommément celle qui partage la vedette avec elle dans Clem, l’actrice espagnole, Victoria Abril, qui y joue le rôle de sa mère : « Hein Victoria… tu veux qu’on parle de tes nombreuses agressions y compris sexuelles envers tes partenaires ? »

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Sans surprise, le 29 décembre, Abril a porté plainte contre Lucas pour diffamation.

La jeune vedette de Clem a déjà prétendu en 2019 avoir été victime de viols et de harcèlements sexuels, surtout au cours de son adolescence. Qu’est-ce qui a pu motiver ce mélange curieux de délation, de jalousie professionnelle et de haine intergénérationnelle, si ce n’est l’atmosphère étrange créée par le mouvement MeToo ?

Profession : journaliste

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Thomas Morales

La dernière chronique de l’année 2023 de Monsieur Nostalgie


On me demande souvent, pourquoi avoir choisi ce métier, si ingrat et mal rémunéré, conspué par la majorité de la population et déclassé socialement. Pour la recherche de vérité ? Je n’ai jamais cru au concept mouvant de vérité. Pour crier à l’injustice du monde ? Je me méfie des Torquemada du bonheur au forceps. Pour peser sur les décisions des dirigeants en place ? Je suis né dans une génération pour qui la puissance publique était déjà une vieille comptine du siècle dernier, une légende urbaine, une blague entre parlementaires. Pour s’arroger une once de pouvoir ? J’ai du mal à recevoir des ordres, en donner dépasse mon entendement. Pourquoi, alors ? C’est à la fois, plus simple et plus romanesque. Un jour, sur un magnétoscope glouton, celui qui avalait et déglutissait les bandes magnétiques, j’ai vu Le 4ème pouvoir, film sorti en 1985 de Serge Leroy sur une musique d’Alain Bashung et un scénario de Françoise Giroud. J’ai su instantanément que cette profession était faite pour moi, pas tellement pour des questions de déontologie et de protection des sources, de scoops à faire trembler l’État et d’adrénaline à l’approche du 20 Heures, de reconnaissance et de corporatisme, ou de passe-droits dans les musées. Ces éléments-là n’ont pas été essentiels dans ma prise de décision. D’abord et avant tout, pour le plaisir de voir et d’entendre un journal sortir d’une rotative, dans un boucan infernal, fasciné par ce mécanisme complexe encore plus mystérieux que bruyant, au plus près des plis et des replis hypnotiques, le journal en construction apparaît et disparait, sensation merveilleuse, presque magique, de toucher ce papier brûlant comme le boulanger sent son pain en ouvrant son four.

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Ensuite, par reflexe, on jette à peine un œil sur la Une, on va directement à la page de son article, celle qui nous concerne, le journalisme est un sport individuel qui se pratique en équipe, on examine cette page en détail, on checke le titre, le chapô, les légendes et surtout, si le secrétaire de rédaction n’a pas ajouté un accent sur le « e » de Morales, ce n’est pas faute de lui avoir dit cent fois que l’hispanité se passerait de son caractère abusif. Un journaliste sans ego, ça n’existe pas. Á chacun, ses faiblesses ; l’humilité se conjugue mal avec les actualités. Ce métier avait jadis une gueule d’atmosphère. Le décor fumeux d’une salle de rédaction, le chemin de fer qui s’étalait sur le mur du fond, ce planisphère qui nous servait de guide à chaque instant et cette musique des computers, à quelques minutes du bouclage, ce spectacle avait quelque chose de féérique. Des Hommes et des mots, rien de plus à ajouter. Combien j’ai aimé le son des claviers frappés, il y avait certains confrères qui tapaient encore à deux doigts au début de ma carrière, aberration sténographique, dans une frénésie brutale, ils bûcheronnaient leurs feuillets et puis d’autres, plus fluides, félins qui bougeaient leurs mains à la manière d’un concertiste. Je pouvais écouter des heures leurs arpèges.

L’aura du journalisme s’est nourrie de ces gestes-là. Les seigneurs de la presse écrite, capables sur un coin de bureau, de vous remettre d’aplomb un papier bancal, de casser votre attaque pour une image plus forte, de couper les longueurs et d’alpaguer le lecteur avec un titre percutant, se retirent, peu à peu, du jeu. Les règles ont changé, la vidéo, les contingences financières et la pression des réseaux sociaux ont presque tué cet artisanat-là. En 1985, au-delà des questions d’objectivité, de vérification de l’information, de place des médias dans l’appareil militaro-industriel, de loyauté corporatiste, le film de Serge Leroy nous montrait à quoi ressemblait l’archétype du journaliste intègre et respecté. Et je dois avouer que la seule vue de Philippe Noiret (Yves Dorget de Paris-Matin) en duffle-coat couleur camel, le même que portait le maréchal Montgomery, m’a donné la vocation. Ma carrière tient à un duffle-coat et à toute la panoplie qui l’accompagnait, les cravates en tricot sous des pull col en V, les pantalons de flanelle gris clair, cette « field jacket » des reporters de guerre et pour parachever le mythe :  il conduisait un break Volvo 245 avec des phares ronds (bientôt j’écrirai une physiologie du break afin de démontrer les rapports étroits entre cette carrosserie et la permanence du style).

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Comme moi, Noiret n’était pas insensible au charme arriviste de Nicole Garcia (Catherine Carré présentatrice star du fictif « Info 20 ») qui interprétait une sorte de Reine Christine aussi carriériste que bouleversante avec ses cheveux courts. Jean-Claude Brialy, en patron de chaîne potiche et Roland Blanche en directeur de journal à nœud papillon contribuaient fortement au folklore professionnel. Bernard Freyd en porte-parole du gouvernement avait la tête de l’emploi, mielleux à souhait et retors en diable. Á un moment, Dorget expliquait à Carré son statut particulier entre servitude de l’État et liberté d’informer : « Dans votre fonction, c’est une faute de mettre en difficulté un membre du gouvernement ». Et il proférait cette morale peu reluisante mais néanmoins empreinte d’une prudence exemplaire : « Il faut parfois le courage d’être lâche, tu baisses la tête, la vague passe et quand tu te relèves, t’es un petit peu mouillé, c’est tout ».

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Fermín, tailleur pour toreros

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Antonio López Fuentes. ©Yannis Ezziadi

Depuis près de soixante ans, la maison Fermín habille les plus grands toreros. Antonio López Fuentes, son directeur, jongle minutieusement entre tradition et création. Il nous reçoit dans ses ateliers madrilènes pour évoquer cette responsabilité hors normes d’habiller de lumières des hommes qui risqueront leur vie face à une bête sauvage.


La corrida est hors du temps. Elle ne suit pas les modes. Son anachronisme le plus criant est peut-être celui du costume. Les toreros : ces hommes qui, en 2023 encore, affrontent des monstres cornus, le corps moulé dans des tissus de soie de couleurs vives, recouverts de broderies d’or et de brillants. C’est ainsi corsetés que les matadors partent au combat. Derrière ces costumes si riches, si abondants en détails raffinés, se cachent des tailleurs hors pair et spécialisés. Fermín est le plus renommé. Cette maison habille les plus grands toreros depuis près de soixante ans. Elle se trouve à Madrid, rue de la Aduana, près de la Puerta del Sol.

Pas de vitrine ! Il faut lever la tête vers le premier étage pour voir deux stores arborer chacun le nom du tailleur en grosses lettres noires. On sonne à la porte, on monte au premier. Sur la porte palière, une plaque dorée où sont gravées les six lettres de « FERMÍN ». On sonne à nouveau. Un jeune homme nous ouvre et nous prie de le suivre. Il nous fait entrer dans un salon où, derrière une grande table, se trouvent des étagères pleines de tissus, de capes, de muletas (étoffe rouge agitée pour provoquer la charge du taureau). « Installez-vous, il va bientôt arriver ! » Une magnifique cape verte brodée d’or trône sous nos yeux. Des piles de magazines taurins sans âge reposent sur une petite table. Un grand cadre expose sous verre les 56 couleurs de tissu dans lesquelles peut être confectionné l’habit de lumières, El traje de luces, comme on le dit en espagnol. Quelques minutes plus tard, le voilà qui arrive d’un pas vif ! C’est Antonio López Fuentes, le patron de la maison. Cette sastreria  (c’est un ainsi que l’on nomme la boutique du tailleur), c’est son frère Fermín qui l’a créée en 1963. Antonio y travaillait comme employé. Mais lorsque son aîné tombe malade au début des années 1990, il lui demande de reprendre la direction de la boutique. Aujourd’hui encore, lorsqu’on va voir Antonio, on dit qu’on va voir Fermin ! Comme si Fermin était leur nom de famille. Mais Fermin, c’est bien le prénom de son frère.

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Comment devient-on tailleur pour torero ? Antonio nous raconte : « Ma mère, pour arrondir les fins de mois, faisait de la broderie à la maison. C’était un petit extra pour ne pas avoir à se servir du salaire de mon père. Mon frère et moi avons grandi en voyant ma mère accomplir ce travail. Elle brodait déjà pour les toreros. Elle ne faisait pas des habits de lumières entiers, mais les tailleurs sous-traitaient certaines tâches. Nous avons grandi dans cette atmosphère de tissus, de broderies et d’aiguilles. C’était quelque chose de naturel, de familier pour nous. » On sonne ! L’employé d’Antonio va ouvrir. Il fait entrer deux toreros mexicains. Ils viennent chercher des capes roses, celles dont on se sert pour donner les toutes premières passes à l’animal. « Fermín, c’est possible de prendre une photo avec vous ? » Le tailleur de légende prend la pose. Il est une figure mythique du monde des toros ! « Venez, je vais vous montrer l’atelier », nous dit Antonio.

Il nous entraîne dans une première pièce où sont entassés tissus, broderies, rouleaux de fil et habits de lumières en gestation. Dans la pièce d’à côté, nous entendons rires et discussions. Nous y entrons. Sept femmes en blouses s’affairent ! Ça coud et ça rit. Comme si de rien était. Comme si les costumes que l’on fait ici n’étaient pas destinés à des héros qui les porteront au moment de risquer leur vie, au moment de tuer et, peut-être, de mourir. Comme si ces costumes, dans quelques mois ou quelques années, n’allaient pas être transpercés de cornes et recouverts de sang. Ici, ce sont en tout 11 personnes qui travaillent. Faire un costume complet nécessite environ deux cent soixante-dix heures. Son prix, en fonction des « options » choisies, varie entre 4 000 et 9 000 euros. Malgré ces tarifs élevés, leur fabrication n’est pas vraiment rentable. Être tailleur pour torero, c’est un sacerdoce pour Antonio. Ce n’est pas être simplement tailleur. Il y a une responsabilité lourde à endosser. Cet habit qu’il confectionne est le descendant direct de celui créé par le matador Francisco Montes Paquiro, au XIXe siècle. Seules de très légères modifications ont été apportées depuis. Les peintures du milieu du XIXe représentant Paquiro montrent des habits de lumières extrêmement proches de ceux que portent nos matadors contemporains.Antonio se vante d’être conservateur !

L’habit fait le moine

Chaque costume est différent. Ce sont des pièces uniques créées en accord avec celui qui les portera. Mais Antonio n’est pas prêt à exécuter tous les désirs et toutes les folies de ses clients ! Il ne « prostitue » pas son travail. Pour lui, la tauromachie peut évoluer avec le temps à condition de ne pas perdre de vue son origine et son essence. Si une idée qu’on lui demande de réaliser lui semble trahir la tradition, il ne l’accepte pas. Il préfère perdre l’affaire. Le tailleur explique que, depuis qu’il est dans ce milieu – c’est-à-dire depuis son enfance –, les évolutions du costume ont été plus techniques qu’esthétiques. Des matières plus facilement lavables par exemple. « Les évolutions esthétiques sont assez discrètes, mais elles existent bel et bien. Et je n’y suis pas pour rien ! Si vous regardez un habit de lumières des années quarante, la taleguilla (le“pantalon”) était un peu plus ample. Les matadors avaient la place de mettre un caleçon en tissu dessous. Moi j’ai fait des taleguilla beaucoup plus moulantes. J’ai toujours voulu mettre le plus possible en valeur le torero. J’ai raccourci un petit peu le gilet aussi.Le public est sur les gradins, il se trouve au-dessus du matador. Vu de haut, la silhouette est beaucoup plus élégante avec un gilet plus court. » Pour Antonio, le public regarde autant la figure du matador que l’art de toréer. Il est donc très important de soigner l’esthétique du torero, d’en faire une œuvre à part entière.

L’art de toréer lui-même a évolué. Autrefois, c’était le combat qui primait. Le combat pur. Au fil du temps, la dimension artistique, esthétique a pris le dessus. Le tailleur de la rue de la Aduana a souhaité faire évoluer le vêtement dans ce même sens. Il aime l’élégance. C’est pour lui une chose essentielle. Il trouve dans la corrida un monde préservé de l’enlaidissement, de l’avachissement généralisé. Il n’en est pas moins inquiet. « Je suis parfois en désaccord avec les matadors d’aujourd’hui sur l’image qu’ils renvoient dans la vie civile ! Pour moi, un torero ne doit pas être torero uniquement dans l’arène. Il doit l’être dans la rue aussi. Il doit y avoir une élégance, une tenue. Autrefois, quand on voyait un torero même inconnu dans la rue, on voyait qu’il était torero. Aujourd’hui, on ne reconnaît plus qui est torero, qui est banquier ou qui est vendeur à l’épicerie. La société a perdu le Nord. Il n’y a plus de codes. Tout le monde est pareil. C’est la folie de l’égalitarisme. Même les gens qui ont les moyens de s’habiller magnifiquement, richement, ont la même allure que n’importe qui. Et les toreros, malheureusement, n’échappent pas à cela. Dans l’arène, ils restent extraordinaires, hors du commun, et c’est le principal. Mais je déplore qu’ils ne poursuivent plus cette élégance extrême jusque dans la rue. Quelques toreros ne tombent pas dans ce travers de l’époque. L’exemple parfait, aujourd’hui, c’est José Maria Manzanares. Lui reste torero jusque dans sa vie civile. Sortir dans la rue, ce n’est pas rien. C’est se montrer aux autres. Et c’est donc montrer une image de soi. Manzanares, dans la vie, choisit de donner l’image de ce qu’il est profondément, c’est-à-dire un torero ! Ma crainte est que les toreros se mettent à suivre les modes. Ce serait une erreur. Ils doivent être hors du temps. C’est leur force. Ils doivent imposer ce qu’ils sont, leur singularité, à chaque époque. »

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L’habit de lumières a fasciné les plus grands peintres et aujourd’hui encore il inspire les créateurs. Giorgio Armani en a créé un pour le torero Cayetano Rivera. Christian Lacroix pour Chamaco, Javier Conde et Juan Bautista (d’ailleurs confectionnés par la sastreria Fermín).

Carlos Olsina en plein essayage de son nouveau costume chez Fermín. ©Yannis Ezziadi

On sonne encore à la porte ! C’est mon ami matador Marc Serrano qui vient saluer Antonio. Il la connaît bien la sasteria. Il ne peut, cependant, s’empêcher d’admirer chaque recoin de ce merveilleux endroit qui lui rappelle tant de souvenirs. « La première fois que je suis venu chez Fermín, je devais avoir 14 ans. C’est le matador Richard Milian, de qui j’étais très proche, qui m’avait emmené avec lui pour récupérer trois nouveaux costumes qu’il avait commandés. Je voulais être matador. Je n’avais que cette idée en tête. Pénétrer dans ce lieu était pour moi un rêve. J’étais très intimidé. Il y avait une espèce d’atmosphère solennelle. Avec un cérémonial. Il y avait un respect naturel entre Antonio et les toreros qu’il habillait. Et puis il y avait ce décor très feutré, qui est d’ailleurs toujours le même. J’avais l’impression d’être dans un film. Je suis revenu plus tard pour faire, enfin, mon premier costume de lumières. J’étais encore un tout jeune torero. C’était pendant l’hiver 1997. Un costume blanc et or. Avoir mon propre costume me rapprochait de mon rêve, car l’habit fait quand même un peu le moine. L’habit de lumières, c’est comme une tenue officielle. Il nous aide à incarner quelque chose et nous précipite dans quelque chose qui nous dépasse. Ce qui m’avait frappé, malgré mon jeune âge, c’était qu’Antonio s’était occupé de mon habit comme s’il s’occupait de celui d’une vedette. Il traitait tout le monde de la même manière. Avec beaucoup d’attention. Pour lui, un torero est un torero. Il essaie de nous mettre le plus en valeur possible. Il tente de nous sublimer. Ce dont je me souviens aussi, c’est lorsque j’ai essayé mon costume chez lui pour la première fois. C’était tellement serré que je peinais à entrer dedans. Mais c’est ainsi. C’est comme une deuxième peau. On s’y habitue. Avec la chaleur du corps, le costume se relâche légèrement. À ce moment-là, on commence à l’oublier. Ça y est, il fait partie de nous. Il fait ce que nous sommes. Il nous maintient. Il nous soutient. Il nous aide à être. »

Face à face avec la mort

C’est vrai que ces costumes sont foutrement serrés ! J’ai quelquefois assisté à l’habillage de certains copains matadors. Quel effort pour enfiler cet habit ! Avant la corrida, dans sa chambre d’hôtel, le matador se transforme en héros avec l’aide attentionnée et solennelle de son mozo de espada (« valet d’épée »). Une fois le costume enfilé (après une longue bagarre), je me demande toujours : comment réussira-t-il à en sortir ? Il y a quelque chose de tragique dans cet habit qui dévore le matador, quelque chose de fatal. Une fois dedans, c’est comme s’il ne pouvait plus faire machine arrière. Beaucoup de toreros m’ont d’ailleurs confié que c’est à ce moment-là que survenait le pic de peur, d’angoisse. Dans Recouvre-le de lumière, Alain Montcouquiol écrit : « Dans ces moments, les toreros ont le sentiment d’être étouffés par ce costume qui leur colle à la peau. Ils se sentent attachés, écrasés. C’est la peur qui les opprime, le refus inconscient de se laisser passivement transformer en torero, habiller, entourer, transporter jusqu’au lieu du rendez-vous. » Vous comprendrez la responsabilité qui pèse sur les épaules d’Antonio Lopez, sastre de torero, directeur de la maison Fermín.

Hamas vs Peuple palestinien ?

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Marche silencieuse propalestinienne, à Tunis, Tunisie, le 25/11/2023 Yassine Mahjoub/SIPA

Il y a ceux qui insistent que le Hamas et le Peuple palestinien représentent deux entités bien distinctes, qu’il ne faut pas les confondre et que les crimes commis par les terroristes du Hamas n’ont rien à voir avec le Peuple palestinien. Cette distinction est-elle aussi nette que ça ? L’analyse de Georges-Elia Sarfati, philosophe et psychanalyste.


Il n’est pas un jour, dans la logosphère médiatique, notamment du service public, où ne se répètent à satiété de nouvelles formules destinées à atténuer la gravité et l’horreur de ce qui a provoqué, en octobre 2023, la guerre entre Israël et le Hamas. La première de ces formules veut qu’« il ne faut surtout pas confondre le Hamas avec la cause palestinienne », la seconde veut aussi qu’« il faut veiller à distinguer le Hamas et le peuple palestinien ». Examinons en quelques développements précis ce à quoi engage ces formules, ce qu’elles veulent dire et ce qu’elles laissent entendre.

Dans les deux cas, il s’agit de formulations déontiques, qui témoignent d’abord de la nécessité éthique de poser un distinguo entre deux entités qui ne seraient en aucune manière assimilables l’une à l’autre, l’une étant posée comme valant moins que l’autre. Ces mêmes formules assurent que la nécessité de ce distinguo se justifie encore d’une raison logique : s’il ne faut pas associer le Hamas au peuple palestinien, c’est parce que le peuple palestinien n’entretient aucun lien avec le Hamas, mais aussi qu’il subit le Hamas. Ou encore : qu’il est d’autant plus nécessaire de poser une distinction qualitative entre le Hamas et le peuple palestinien que le Hamas n’exprime ni ne représente la volonté du peuple palestinien, ou que s’il l’a exprimée et représentée, il l’a trahie. Un pas de plus dans ce cheminement argumentatif consisterait aussi à déduire tout aussi « naturellement » que la distinction Hamas/Peuple palestinien s’impose d’autant plus à nos consciences que le Hamas n’a ni historiquement ni moralement rien à voir avec le peuple palestinien.

Si nous prenons au sérieux cet enchevêtrement de motifs, il convient alors de sonder quelque peu la raison même pour laquelle ceux qui véhiculent cette opinion tiennent tant à faire valoir une distinction qu’ils présentent comme une différenciation qualitative ? A ce stade, la première justification qui serait susceptible de fonder en cohérence pareille position, consisterait à faire l’hypothèse que, dans l’esprit de ces locuteurs, le Hamas n’est pas recommandable, et que ses membres ont commis des exactions qui desservent et compromettent et la cause et le peuple palestiniens, puisque l’une comme l’autre sont par définition et par principe pures et dignes de respect.

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Si enfin, la logique et l’éthique ont quelque importance en cette matière, il peut s’avérer non moins nécessaire et utile de mettre à l’épreuve des formules en passe de s’imposer avec la force d’évidence des lieux communs, qui ont ceci d’universellement valide que tout en n’étant assignable à personne, ils s’imposent à tous en particulier. La première réaction sensée qu’appelle la compréhension de ces variantes d’une même affirmation : le peuple palestinien est exempt de toute implication vis-à-vis du Hamas, consistera à poser deux variantes d’une première et même question, aussi élémentaire que benoîte : si le peuple palestinien n’était pas dans la disposition belliqueuse que nous lui connaissons depuis les années 20 du 20e siècle, le Hamas, lui, existerait-il ? Ou encore : si depuis le début des années 20 du 20e siècle, le peuple palestinien ne s’était pas enfermé dans le refus violent de la coexistence pacifique avec Israël, le Hamas aurait-il été possible ?

Dans ce même ordre d’idées, le questionnement éthique se déduit aisément : quelle conception mythifiée du peuple palestinien, ceux qui préconisent de le distinguer du Hamas, entendent-ils faire valoir, et pourquoi ? Ce double questionnement permet d’en expliciter un troisième, celui-ci purement factuel : Existe-il en dehors du peuple palestinien une représentation du Hamas ? Plus précisément : Le Hamas existe-t-il en dehors de la bande de Gaza ou des villes de Cisjordanie/Judée-Samarie ? En résumé, pour ressaisir en une seule interrogation l’enjeu moral, éthique et factuel des trois précédentes questions, osons une pointe sémantique : le Hamas est-il vraiment étranger au peuple palestinien ?

La distinction Hamas/Peuple palestinien, imposée au terme d’un implicite présenté comme un fait indiscutable, du type : il y a le Hamas d’un côté, et de l’autre le peuple palestinien, et les deux ne se rencontrent pas – cette distinction, disons-nous, fonctionne comme la mise en scène d’une antinomie insurmontable. Ainsi, le « peuple palestinien » serait régi par une éthique politique située aux antipodes de l’éthique criminelle du Hamas, et si les deux désignations trouvaient place dans un dictionnaire de langue, ou un glossaire d’axiologie, elles seraient définies comme antonymes l’une de l’autre. Par exemple : « Palestine (peuple de-) : antonyme/contraire, Voir Hamas » ; et réciproquement : « Hamas : antonyme/contraire, Voir : Palestine (peuple de -) ».

A l’issue d’une double vérification, la tautologie lexicographique conclurait au caractère radicalement exclusif de ces deux entrées. En sorte que le locuteur francophone y vérifierait, pour sa plus grande réassurance cognitive, ce que les médias lui ont inculqué : le Hamas est une chose, le peuple palestinien en est une autre, et il n’y a aucun lien entre les deux. Ou si des liens pouvaient par extraordinaire être établis, ces liens seraient purement fortuits.

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Force s’impose à nous cependant de laisser une petite place au doute méthodique, s’agissant de donner tout crédit au faisceau d’évidences charriées par notre formule médiatique. Après l’avoir mise à l’épreuve de la logique, de l’éthique, et de la sémantique, faisons crédit à la manière dont ces deux nouveaux lieux communs s’articulent au nouage verbal de l’inconscient.

Dire : « Le Hamas n’a rien à voir avec le peuple palestinien, ni avec la cause palestinienne », c’est construire une assertion au prix d’une double négation. L’arithmétique élémentaire nous enseigne que deux négations forment une affirmation (« moins et moins font plus », enseignait-on aux enfants). Mais lorsqu’il s’agit de considérer chez les adultes l’usage insistant de la négation redoublée, cela s’appelle un déni. Le déni a été défini par Freud, avec le clivage et la résistance, comme un mécanisme de défense. Contre quoi ? Le plus souvent, contre la reconnaissance d’une vérité qui peut s’avérer blessante pour l’identité consciente du sujet. Un déni consiste donc à nier ce que l’on ne veut pas admettre, et le niant avec force, cela consiste à admettre par le biais de la négation ce que l’on entend nier, et que ce faisant l’on affirme. Donc : non seulement le Hamas ne se distingue pas du peuple palestinien, mais il est ou aura été, entre 1987, date de sa fondation, et jusqu’à 2023, date de l’épanouissement de son programme criminel dans des crimes contre l’humanité, l’expression politique et éthique la plus manifeste de la cause palestinienne.  

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A présent revenons à une dernière considération sémantique. Si le Hamas et le Peuple palestinien n’entretiennent pas une relation d’antonymie, ni d’antinomie éthique, ni de contraire logique, comme l’analyse psychanalytique du déni a permis de le démontrer, les deux termes – avec les réalités sociologiques qu’ils recouvrent – définissent bien une relation positive, et plus précisément une relation de partie à tout. A tout le moins, comme nous l’a violemment démontré l’histoire, le Hamas est au moins un sous-ensemble du « peuple palestinien », et – en l’état des lieux – l’expression actuelle la plus représentative de la « cause palestinienne ». Le Hamas est un méronyme de l’ensemble palestinien[1], exactement  comme un wagon de train est partie intégrante de la composition du train. Et quels sont donc les autres composantes de cet ensemble ? En l’espèce, il s’agit des différentes formations de la moribonde « Autorité palestinienne », connue pour sa passivité complice avec l’idéologie et le programme du Hamas, qu’elle n’a pas désavoués, et que de surcroît elle cautionne à tous égards, au vu et au su du monde entier.

Une ultime question se pose et s’impose alors : en usant du déni pour ne pas caractériser comme il se doit pourtant les rapports du Hamas et du peuple palestinien, et pour prétendre du même élan qu’une Autorité Palestinienne « restaurée » serait de nature à représenter une alternative institutionnelle digne et viable pour représenter les « intérêts du peuple palestinien », de quoi ou contre quoi ceux qui soutiennent cet autre lieu commun ravaudé cherchent-ils à se défendre ? Peut-être, tout simplement, contre l’épreuve de l’histoire. Peut-être aussi cherchent-ils ainsi à garder du déshonneur la « cause palestinienne »,  et lui conserver – malgré tout – une légitimité, ou assurément, une immunité qui à ce jour n’a plus même pour elle le bénéfice du doute.


[1] La méronymie décrit une relation hiérarchique, partitive entre deux mots d’une langue : le méronyme A d’un substantif B est un substantif qui désigne une partie de B.

Macron dans « C à vous » : Bertrand Chameroy, le bouffon du roi ?

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Bertrand Chameroy fait sa chronique face à Emmanuel Macron dans C à vous, le 20/12/2023 https://www.youtube.com/watch?v=NDNNAFTJxm0

Lors de son passage dans le talk-show de France 5, le 20 décembre, le Président n’a pas réussi à convaincre les chroniqueurs ultra-progressistes en face de lui qu’il voulait toujours faire barrage au RN. Pourtant le lendemain, Pascal Praud déclarait: « Bertrand Chameroy est beaucoup plus drôle comme porte-parole du gouvernement qu’Olivier Véran ». Peut-on dire que l’humoriste attitré de l’émission a vraiment servi la soupe à Emmanuel Macro?


Le mercredi 20 décembre, Emmanuel Macron était l’invité de l’émission « C à vous ». Sur le plateau pendant près de deux heures, il a essentiellement évoqué la loi immigration adoptée la veille au Parlement. Pour quelles raisons le chef de l’État a-t-il choisi ce talk-show pour s’exprimer ?

Premièrement en raison de l’âge de ceux qui sont devant leurs télévisions à 19 heures. « Cette tranche horaire est regardée par des téléspectateurs assez âgés, voire très âgés » affirme David Medioni, directeur de l’Observatoire des médias de la Fondation Jean-Jaurès. Selon Médiamétrie, avec des téléspectateurs qui ont en moyenne 66 ans, « C à vous » est le deuxième programme préféré des seniors après « Questions pour un champion ». Quand on sait qu’au second tour en 2017, 74 % des plus de 60 ans ont voté pour Emmanuel Macron ; qu’au premier tour en 2022, 30 % des sexagénaires et 41 % des plus de 70 ans ont voté pour lui, il n’y a rien d’étonnant à ce que le Président choisisse une émission majoritairement regardée par des seniors qui constituent une partie non-négligeable de son électorat. D’ailleurs, selon un sondage Elabe du 13 décembre, 67 % des plus de 60 ans souhaitaient qu’un compromis soit trouvé en commission mixte paritaire, entre la majorité et LR, et que le projet de loi immigration soit adopté.

Bal tragique?

Une autre raison, qui explique le choix du Président (ou de ses conseillers en communication), est le fait que « C à vous » est une incarnation parfaite du politiquement correct qui domine l’audiovisuel public. De l’animatrice Anne-Élisabeth Lemoine aux différents chroniqueurs, Patrick Cohen, Émilie Tran Nguyen, Mohamed Bouhafsi, Pierre Lescure, Bertrand Chameroy ou Lorrain Sénéchal, ils évoluent tous dans le périmètre du « cercle de la raison » cher à Alain Minc. De l’entre-soi de centre-gauche. Et ce n’est pas l’édito de Patrick Cohen du 27 novembre consacré au meurtre de Thomas à Crépol qui pourrait nous convaincre du contraire. En effet, l’ancien animateur de la matinale de France Inter avait pris le parti des agresseurs de Thomas, les présentant comme des jeunes venus « s’amuser et draguer les filles ». Pourtant, la veille, le 26 novembre, le procureur de Valence avait pris la parole pour détailler le déroulé de la soirée et avait précisé qu’un « individu de 20 ans, interdit de détention d’armes, a remis au vigile un couteau avant de pénétrer dans la salle de bal ». Curieux pour des jeunes qui étaient simplement là pour « s’amuser ». Patrick Cohen n’a pas jugé utile d’informer les téléspectateurs de cet élément, préférant clore sa chronique par une phrase toute faite : « Les bals tragiques sont aussi vieux que les fêtes de village ».

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Mais revenons à la présence d’Emmanuel Macron dans « C à vous » le 20 décembre. Pendant cette émission, le Président a confirmé ce qu’on savait déjà, à savoir qu’il n’a aucune volonté de renverser la table en matière d’immigration. Pour le chef de l’État, le problème migratoire se résume à l’immigration illégale. S’il affirme vouloir lutter contre l’immigration irrégulière, en revanche il ne souhaite pas restreindre l’immigration légale, qui représente la majeure partie de l’immigration. Au contraire il en souhaite davantage. Plus d’immigration de travail, pour des raisons économiques, d’où les régularisations prévues par la loi. Concernant les étudiants étrangers, la caution demandée permettra-t-elle d’en diminuer le nombre ? Avec l’opposition du monde universitaire et de la ministre de l’enseignement supérieure sera-t-elle même instaurée ?

Le Président n’affiche pas non plus une volonté farouche de lutter contre le dévoiement du droit d’asile ou de diminuer l’immigration familiale. Pour cette dernière par exemple, cela impliquerait de s’opposer à la Convention européenne des droits de l’homme qui consacre, par son article 8, « le droit au respect de sa vie privée et familiale ». Remettre en cause ces textes ? « Jamais ! » a affirmé le Président dans « C à vous », expliquant que c’est ce qui le distingue de LR et du RN.

En résumé, si Emmanuel Macron consent à des mesures techniques sur l’immigration, qui n’engendreront que des changements marginaux, il refuse tout changement structurel qu’une majorité de Français appelle de leurs vœux. « Nous sommes un pays qui a toujours accueilli et qui continuera d’accueillir » a d’ailleurs déclaré le Président dans l’émission. Bien que ce texte ne changera pas grand-chose, pour le plateau de « C à vous » c’est déjà trop. Macron s’est fait gronder parce que cette loi serait trop à droite. « Vous n’avez pas irrémédiablement basculé à droite ? » a questionné Patrick Cohen, avant de demander au chef de l’État si certaines des mesures ne sont pas « déshonorantes ». « Qu’est-ce que vous dîtes à ceux de vos électeurs qui se sentent trahis quand vous leur avez dit « votre vote m’oblige » ? Eux que vous avez appelé à faire barrage au RN » a interrogé l’animatrice. Visiblement Anne-Élisabeth s’est sentie trahie par Emmanuel. Pourtant le chef de l’État a tout fait pour rassurer ce plateau centriste, précisant qu’il ne souscrivait pas à l’idée d’une « submersion migratoire », que pour un certain nombre d’éléments contenus dans la loi « je ne vais pas vous dire que je les trouve formidables », rappelant que « le RN joue sur les peurs ». Ça n’a pas suffi. Patrick Cohen a reproché au Président de reprendre à son compte, et donc de légitimer, une partie du programme de Marine Le Pen. « Donner ainsi raison au RN ou accéder à ses demandes n’est-ce pas la dernière étape avant son accession au pouvoir ? » a-t-il demandé au maître des horloges.

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De son côté, Émilie Tran Nguyen a reproché à Emmanuel Macron de parler de « processus de décivilisation ». En effet, pour la journaliste, le père de ce concept est le « théoricien d’extrême droite Renaud Camus » car ce dernier a publié un livre en 2011 intitulé Décivilisation. Voyant dans cette expression « la première ouverture aux idées de l’extrême droite », la chroniqueuse ignore que ce concept est tiré de l’œuvre du sociologue allemand d’origine juive Norbert Elias. Sur le processus de civilisation est un ouvrage majeur de la sociologie historique. Les deux tomes qui composent l’ouvrage : La Civilisation des mœurs et La Dynamique de l’Occident ont été rédigés en Angleterre dans la première partie du XXe siècle et traduits en français dans la seconde moitié. Émilie Tran Nguyen ne le savait pas, et n’a probablement pas cherché à le savoir. Pourquoi se renseigner quand on peut se contenter de répéter bêtement les clichés gauchistes de ses confrères journalistes ? Néanmoins nous lui conseillons le lecture de l’excellent ouvrage de Georges Fenech, L’ensauvagement de la France : La responsabilité des juges et des politiques. Peut-être parviendra-t-elle à dépasser sa répulsion pour le mot « décivilisation » et à, enfin, s’intéresser au réel qu’il désigne, et aux victimes qui sont derrière.

Chronique comique?

Au milieu de cette émission, l’humoriste Bertrand Chameroy a réalisé sa chronique. Ce dernier traite l’actualité avec humour en s’appuyant sur des images qu’il commente. Ces passages sont souvent les vidéos les plus visionnées de la chaîne YouTube de l’émission et participent incontestablement au succès de cette dernière. Il faut dire que le talent de Chameroy est indéniable. Avant de rejoindre « C à vous », le trentenaire a travaillé pendant six ans à Europe 1, qu’il quitta en 2021, en raison de son désaccord avec la nouvelle ligne éditoriale qui s’est installée depuis que le groupe Vivendi, dirigé par Vincent Bolloré, est devenu l’actionnaire majoritaire du groupe Lagardère qui possède Europe 1.

En juillet 2022, lors d’un entretien accordé à Salomé Saqué pour le média de gauche Blast, Bertrand Chameroy est revenu sur ce départ : « Avec la direction on avait des désaccords sur la couleur que prenait la matinale, et je pense que ne n’aurais pas été à ma place dans ce qu’est devenue Europe 1 ». D’ailleurs, dans cette interview, il a également évoqué son rôle dans « C à vous » : « Je viens là pour amuser les gens en essayant de décrypter un peu l’actualité, le système politique et médiatique » avance celui qui ne se définit pas comme journaliste, ni humoriste, « je suis un truc un peu hybride » conclut-il. Lorsque la journaliste lui demande s’il se sent engagé, il répond qu’il l’est « de plus en plus ». A-t-il déjà révélé son vote ? Non. Juste une fois il a confié à Libération n’avoir « jamais voté pour les extrêmes ». Y compris l’extrême centre ? On ne le saura jamais.

« J’ai pas envie de dire pour qui je vote parce qu’on m’accuserait de rouler pour tel ou tel parti » indique-t-il à Blast. Il est vrai que Bertrand Chameroy n’est pas un humoriste politique à proprement parler, il n’est pas aussi clivant que Guillaume Meurice ou Pierre-Emmanuel Barré. « J’aime pas être frontal, je considère qu’on peut faire passer parfois plus de messages avec des métaphores ou un sous-texte » déclare-t-il, ce qui le distingue des humoristes cités plus haut et le rapprocherait davantage d’un Philippe Caverivière dans « Quelle Époque »de Léa Salamé. Cependant, lorsque Salomé Saqué lui demande s’il se considère comme « bien-pensant », l’intéressé répond : « Si être progressiste, antiraciste et sensible aux valeurs de tolérance et d’ouverture est une insulte je la prends. Je préfère ça plutôt qu’être rabougri, renfermé sur moi avec la peur de l’autre ». Progressiste, antiraciste, tolérance, ouverture, peur de l’autre : cinq à la suite bravo !

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Bien qu’il prétend vouloir la cacher, sa subjectivité politique transparaît régulièrement dans ses chroniques quotidiennes dans « C à vous ». Par honnêteté intellectuelle, il faut reconnaître qu’il passe autant de temps à traiter en dérision des personnalités politiques de droite, que de gauche et du centre. Cependant, il ne leur tape pas dessus de la même manière. Alors que des politiques de gauche et du centre sont moqués sur la forme (un geste drôle, un vêtement atypique, un bégaiement) les politiques et journalistes de droite sont attaqués sur le fond. Par exemple, lorsque Marion Maréchal est interviewée dans le JT de TFI par Gilles Boulleau, Bertrand Chameroy présente un montage de cette interview qui est désigné comme un « résumé » du passage de la vice-présidente de Reconquête. Résultat final : pendant dix à vingt secondes on entend la candidate aux européennes prononcer uniquement les mots « défense de notre identité, submersion migratoire, propagande woke, immigration, sécurité, islamisation, clandestin, voile, abaya ».

De même avec une interview d’Éric Zemmour, réalisée par Thomas Sotto sur France 2, où le montage est présenté par Bertrand Chameroy comme « un résumé des sept minutes » dans lequel Zemmour ne prononce que les mots « islam, étrangers, musulmans, charia, immigré, djihad ». A-t- on déjà vu un montage d’une interview de Jean-Luc Mélenchon ou de François Ruffin ou ces derniers ne diraient que : capitalisme, superprofits, néolibéralisme, extrême droite, racisme, islamophobie ? Bertrand Chameroy avait également évoqué, avec ironie, le livre Les Nouveaux Inquisiteurs: L’enquête d’une infiltrée en terres wokes de Nora Bussigny, journaliste à Factuel. Se moquant de cette dernière parce qu’elle avait mis une perruque pour s’immiscer « en terres wokes », la manière dont Chameroy a prononcé le mot « woke » démontre qu’il considère que tout ça n’est qu’un fantasme de l’extrême droite.

Des exemples pareils, il en existe pléthore. En mars dernier, Ludovine de la Rochère, présidente de La Manif pour tous, annonçait le changement de nom du mouvement, qui depuis s’appelle « Le Syndicat de la Famille ». Dans une de ses chroniques, Bertrand Chameroy a qualifié Ludovine de la Rochère de « miss Rance ». Il n’a jamais proféré une injure équivalente pour une personnalité de gauche. Sans oublier qu’à l’instar de la plupart de ses collègues humoristes, il ne rate jamais une occasion de taper sur CNews.

Le 20 décembre, Bertrand Chameroy a-t-il été le « porte-parole du gouvernement » comme l’avance Pascal Praud ? En clair, a-t-il servi la soupe à Emmanuel Macron ? Non et oui à la fois. « En même temps » comme dirait l’autre. Non, car les traits d’humour qu’il a réalisés sur la loi immigration rejoignaient la subjectivité du reste du plateau, en particulier des critiques de Patrick Cohen sur un texte trop à droite. « Pour sauver Élisabeth Borne tapez 1. Pour sauver votre projet de loi immigration il fallait taper dans la main du RN » était notamment une des blagues du chroniqueur adressées au Président. « Entre « ce vote m’oblige » et le rebondissement d’hier, chapeau aux auteurs, vraiment j’ai pas vu venir le truc » a-t-il également déclaré.

Hormis ces quelques piques, Bertrand Chameroy n’a émis aucune critique sur la politique du gouvernement ou les idées d’Emmanuel Macron en général. Au cours de sa chronique, il s’est contenté, en s’appuyant sur des extraits vidéos, de railler quelques séquences cocasses comme celle où le chef de l’État se trompe de voiture aux États-Unis ou celle où il a oublié son oreillette pour la traduction face à un interlocuteur chinois. Bertrand Chameroy conclut alors sa chronique par une chose qu’il a l’habitude de faire : mettre le Président en valeur en le comparant à Jean Dujardin dans OSS 117, veste de costume sur l’épaule ou vêtu d’un smoking noir avec une flûte de champagne en main. En résumé, bien que Bertrand Chameroy soit idéologiquement proche du Président, et qu’il ait probablement voté pour ce dernier aux deux tours en 2017 et 2022, il aimerait qu’Emmanuel Macron reste ce progressiste anti-extrêmes (droite et gauche) et qu’il ne se rapproche pas trop des conceptions de droite sur le terrain sociétal. Bertrand Chameroy est-il le « porte-parole du gouvernement » ? De son aile gauche peut-être.

Les cabales moralisantes contre les artistes : une tradition française

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Molière dans le rôle de César, dans "La Mort de Pompée", portrait attribué à Nicolas Mignard, 1658. ©Wikipedia Commons

Pour certains, prendre la défense d’un homme célèbre reviendrait à conférer à ce dernier les privilèges des aristocrates d’autrefois. Ces gens-là ne voient apparemment pas que c’est plutôt la création d’une cabale moralisatrice (dévorée d’ailleurs par la jalousie professionnelle) dans le but de censurer un grand artiste qui rappelle les mœurs d’une époque révolue. Petite leçon d’histoire pour les ignorants.


L’historienne du cinéma, Geneviève Sellier, affirme dans le Huffington Post, journal progressiste américain importé en France, que la tribune signée par cinquante-six artistes pour prendre la défense de Gérard Depardieu « rappelle furieusement l’Ancien Régime ». Placer l’artiste au-dessus des lois, au nom de son génie, serait « une tradition bien française ». C’est bien possible. Mais si nous allions nous promener du côté de l’ancêtre du cinéma, le théâtre, pour rappeler à Madame Cellier que les cabales moralisantes contre les artistes sont elles aussi une tradition bien française datant de l’Ancien Régime ?…

En avril 1664, la Compagnie du Saint-Sacrement, une société à peine secrète mais surtout un lobby religieux intégriste dont l’objectif était de réprimer les mauvaises mœurs et de « bâtir Jérusalem au milieu de Babylone », décida de tout mettre en œuvre pour empêcher la représentation de la pièce de théâtre la plus sulfureuse du moment : le Tartuffe, de Molière. Il faut dire que les dévots avaient déjà le dramaturge dans le nez depuis son École des Femmes, qui ridiculisait l’éducation morale et religieuse des épouses par des vieux barbons répugnants (comme quoi, Molière pouvait aussi écrire des pièces féministes).

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Sa nouvelle comédie ne ménage pas non plus les hypocrites et leur fausse vertu. Quand Tartuffe ordonne à la servante Dorine de cacher son sein qu’il ne saurait voir, il lui explique, outré, que « par de pareils objets, les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées ». En revanche, quand il tente de séduire la riche Elmire, l’homme de foi affirme que son sein à lui « ne renferme pas un cœur qui soit de pierre »… La caricature est bien trop crédible et passerait presque pour un documentaire : c’en est trop pour nos dévots ! Ces derniers n’aimaient déjà pas beaucoup le théâtre… ni les cabarets, ni les chansons, ni le tabac, ni les robes trop décolletées… Avec l’aide de l’archevêque de Paris, ils réussirent à faire interdire la pièce à sa sortie.

Ils revinrent à la charge avec encore plus de violence à la sortie du Dom Juan du même auteur (initialement titré Le Festin de pierre), pièce écrite dans l’urgence en 1665 pour faire vivre la troupe pendant l’interdiction du Tartuffe. Selon eux, la pièce faisait l’apologie du libertinage. Molière dut même modifier la fin de sa pièce pour pouvoir la jouer : un anti-héros aussi immoral ne pouvait décemment pas s’en sortir à la fin… On aimait déjà réécrire les œuvres pour les purifier de toutes leurs déviances. 

Finalement, cinq ans après la première du Tartuffe, le roi, soutien de Molière, fit dissoudre la Compagnie du Saint-Sacrement et la pièce put enfin être jouée. Détail amusant : la comédie provoqua de nouveau le courroux des dévots et fut interdite trente ans plus tard… à Québec, en Nouvelle-France, dans une colonie demeurée plus pieuse et plus conservatrice que sa mère patrie. Les admirateurs de Justin Trudeau, le grand prêtre de la moraline woke, apprécieront.

Comme Depardieu aujourd’hui, Molière était un géant de la comédie de son vivant. Sa liberté, son charisme, son mépris des convenances étriquées, son goût pour la provocation, la raillerie, l’irrévérence, et surtout son succès dans toutes les classes de la population ne plaisaient guère aux gardiens auto-proclamés de la bienséance.

Pour couronner le tout, des rumeurs circulaient sur sa vie privée après son mariage avec Armande Béjart, la jeune sœur de sa collaboratrice, Madeleine. Certains étaient même persuadés qu’Armande était en réalité la fille de Molière et de Madeleine et que l’écrivain avait donc épousé sa fille. Au moment de l’union, Molière avait quarante ans et Armande, dix-neuf ans… Le Woody Allen du Grand Siècle, en quelque sorte. À quel traitement aurait-il droit, aujourd’hui, dans les pages du Huffington Post ?

Si le cas de Molière est le plus célèbre, la censure morale influencée par des groupes plus ou moins religieux s’exerça férocement sur des scènes aussi bien parisiennes que provinciales jusqu’à la Révolution. La cabale d’une partie du clergé eut raison de plusieurs représentations du Mariage de Figaro, de Beaumarchais. Attaqué en justice pour impiété et scélératesse par les dévots, Voltaire dut retirer sa pièce Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète de la scène de la Comédie-Française, après seulement trois représentations, pour prévenir son interdiction. 

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Madame Sellier devrait avoir l’honnêteté de reconnaître que s’il y a bien un aspect de notre époque qui nous rappelle particulièrement l’Ancien Régime, c’est surtout le retour en force de la censure, prôné par des groupes d’influence prétendant avoir l’intérêt commun chevillé au cœur et ayant fait de l’irréprochabilité du comportement des autres le combat de leurs vies. Mais elle préfère fustiger le goût de la grivoiserie qui serait particulièrement français et qui devrait, selon elle, disparaître avec le vieux monde qui s’éteint. Les puritains ont toujours méprisé le rire et en particulier les plaisanteries grossières du petit peuple, leur préférant la platitude sinistre des échanges convenus entre petits bourgeois éduqués.

La face sombre du mouvement MeToo continue d’imposer sa terreur vengeresse dans les rédactions et sur les plateaux de tournage. La liste d’acteurs maudits s’allonge alors que les actrices ne peuvent plus. Quand le cinéma français aura bien été purgé de ses éléments infréquentables, les films plairont, à n’en pas douter, aux dévots zélés de ce début de siècle, qui aiment autant le cinéma que leurs ancêtres appréciaient le théâtre.

Jacques Delors: l’architecte critique de son propre ouvrage

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delors chirac sarkozy

L’ancien président de la Commission européenne vient de décéder à l’âge de 98 ans. Il est célébré par les europhiles qui voient en lui un visionnaire, tandis que les eurosceptiques le vouent aux gémonies. Pourtant, Delors lui-même n’approuvait pas tout à fait ce que l’UE est devenue.


Il était, avec Roland Dumas, avec Pierre Joxe et un ou deux autres, un des derniers dinosaures de la Mitterrandie encore vivants. Jacques Delors s’est éteint ce mercredi 27 décembre. Figure de la deuxième gauche, libérale, « raisonnable » et américaine, l’action de Jacques Delors est saluée aujourd’hui par les médias officiels. Dans les chapelles souverainistes, on se souvient au contraire de son rôle dans le façonnement de l’actuelle Union Européenne.

Une cohérence certaine

On pourrait déceler dans le parcours de Jacques Delors des revirements extraordinaires : syndicaliste à la CFTC, il participe à la scission qui va déboucher sur la naissance de CFDT ; proche conseiller de Jacques Chaban-Delmas au début des années 70, il rejoint en 1974 le Parti socialiste. De plus près, ils sont pourtant l’indice d’une cohérence certaine. Anticipant le risque d’alternance du pouvoir et de victoire de la gauche, Jacques Chaban-Delmas avait voulu intégrer une dose de réformes socialisantes. Il s’entoure alors de cet ancien attaché au cabinet du directeur général de la Banque de France. En contribuant grandement au projet de « Nouvelle Société » chère à l’ancien maire de Bordeaux, Delors va chapeauter un logiciel alliant libertarisme sociétal et technocratie modernisatrice. Malgré le cuisant échec de Chaban à la présidentielle de 1974, la « Nouvelle Société » sera en quelque sorte le fil conducteur des cinquante années qui vont suivre et inspirera de manière plus ou moins consciente tous les successeurs de Georges Pompidou.

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1981. La gauche arrive enfin au pouvoir. Les lendemains qui chantent sont pour demain. Jacques Delors, jadis situé à l’aile gauche de la droite, est désormais à l’aile droite de la gauche. Arrivé un peu trop récemment, il est regardé de travers au sein du Parti socialiste. Mitterrand, l’appelle « la grande nerveuse », mais le nomme ministre de l’économie. Jacques Delors fait partie des réalistes catastrophés par les effets des nationalisations sur les finances publiques et œuvre pour un changement de politique. En mars 1983, il obtient de l’Allemagne le permis de mener une troisième dévaluation. Une belle réussite : le Président compte le nommer premier ministre. Delors ne se voit guère à la tête d’un gouvernement où ses rivaux, Fabius et Bérégovoy, fraichement convertis au réalisme économique, siégeraient en bonne place. Finalement, c’est Fabius qui est nommé.

Une carrière internationale

En 1985, Jacques Delors prend la tête de la commission européenne. Il inaugure alors une tradition de technos français (poursuivi par Jean-Claude Trichet à la tête de la Banque centrale et par Pascal Lamy à la tête de l’OMC), bâtisseurs de la mondialisation libérale, plus orthodoxes que l’orthodoxie, toujours prêts à mettre des bâtons dans les roues des nations, plus encore quand il s’agit de la nation française. Jacques Delors invente, au sujet de l’Europe, l’oxymore « fédération d’états-nations », qui, quand on le regarde de plus près, ne va pas dire grand-chose.

Bien sûr, on se souvient du combat épique de Maastricht. Les esprits s’échauffent. Dans le tumulte de la campagne, Jacques Delors lâche, fin août 1992, à Quimper : « [Les partisans du « non »] sont des apprentis sorciers. […] Moi je leur ferai un seul conseil : Messieurs, ou vous changez d’attitude, ou vous abandonnez la politique. Il n’y a pas de place pour un tel discours, de tels comportements, dans une vraie démocratie qui respecte l’intelligence et le bon sens des citoyens ». Delors promet : « L’euro nous apportera la paix, la prospérité, la compétitivité et, rien que pour la France, il se traduira par la création d’un million d’emplois ». Chacun appréciera le résultat. Plusieurs années plus tard, Jean-Pierre Chevènement, principal héraut du non de gauche, de passage chez Laurent Ruquier pour présenter un livre, persiflait ainsi : « Je ne dis absolument pas de mal de Jacques Delors [dans mon livre], sauf à travers les propos que lui-même tient sur son action ». En fait, le gros du travail avait été fait quelques années plus tôt avec l’Acte unique, en 1986, dont Delors a été l’initiateur et le négociateur. Avec l’Acte unique, l’Europe passe du marché commun au marché unique ; il devient interdit aux États de contrôler et de limiter la circulation du capital entre pays membres de l’UE… et même vis-à-vis des pays-tiers.

A l’instar de Gérald Darmanin, bien connu désormais des supporters du FC Liverpool, Jacques Delors s’offre à la tête de l’Europe une stature internationale. Margaret Thatcher, au début des années 90, en fait sa tête de turc favorite. Le tabloïd The Sun emboite le pas et titre : « Up yours Delors », deux doigts bien visibles, l’équivalent anglais du doigt d’honneur.

A nos actes manqués

La présidentielle de 1995 approche. Et là, c’est le drame. Malgré des sondages favorables, Jacques Delors renonce, en direct, chez Anne Sinclair. Dans les cinq dernières minutes de l’émission, l’invité lit un texte à l’antenne, pour dire qu’il n’y va pas. Certains ont voulu apporter une explication psychanalytique : Delors n’a pas voulu compromettre les espérances présidentielles de sa propre fille, Martine Aubry. Et puis, la rencontre avec les électeurs et la pratique du suffrage universel, quand on a été tant d’années commissaire européen non élu… En renonçant, l’ancien ministre de l’économie a peut-être retardé de vingt-deux ans la grande recomposition qui a eu lieu en 2017. Sa candidature aurait pu rallier à elle une bonne partie du centre droit, et pousser à un rapprochement de Jean-Pierre Chevènement et de Philippe Seguin, principales figures du non de 1992. Depuis, le camp souverainiste en est réduit à espérer une alliance de Florian Philippot et de François Asselineau. Le champ des possibles s’est un peu rétréci.

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Jacques Delors a donc été l’un des pères de l’Europe telle qu’elle fonctionne aujourd’hui – ou plutôt, telle qu’elle ne fonctionne pas. En 2015, l’architecte se montrait tout de même critique à l’égard de son propre ouvrage : « Ce système n’est plus gouvernable, cela ne peut plus durer. Il faut refonder cette Union économique et monétaire. Vont-ils le faire? Il y a eu un vice de construction au départ. Il y a eu aussi des bêtises et une incapacité de l’eurozone à y mettre fin ».

Depuis 24 heures, la mort de Delors passionne les médias officiels, pas avares de louanges, mais aussi les eurosceptiques. Autre dinosaure de la mitterrandie mais adversaire de Jacques Delors, Jean-Pierre Chevènement a écrit sur son site :

« Nul ne saura jamais surestimer le rôle de Jacques Delors dans l’orientation de la politique de François Mitterrand dans les années 1980. C’est lui notamment qui a imposé, à travers le marché unique et le mécanisme de l’Acte unique, le gigantesque transfert de pouvoir à la Commission européenne. Par le truchement de celle-ci, Jacques Delors a infusé dans la politique française une dose de néolibéralisme supérieure à toutes celles qu’il eût été possible d’imposer par la voie légale normale. Il a ainsi infléchi de manière indélébile la trajectoire de la gauche française.

« Pour autant, nul ne contestera la grande rigueur de Jacques Delors ou encore la cohérence qu’il y avait entre ses propos et ses actes. Jacques Delors n’a cherché à tromper personne. Ses adversaires, comme ses partisans, s’accorderont donc au moins sur un point : saluer son intégrité. En ce sens, Jacques Delors est un des derniers représentants d’une époque où les hommes politiques disaient ce qu’ils faisaient et faisaient ce qu’ils disaient ».

La France compte 68 millions de sujets sans compter les sujets d’agacement !

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Philippe Bilger © BALTEL/SIPA

Certes, Noël est la saison de la joie et de la bienveillance, mais n’oublions pas pour autant les nombreux motifs d’agacement pour lesquels la trêve n’existe pas. Philippe Bilger en a dressé sa liste personnelle.


Pour ceux qui ne reconnaîtraient pas mon plagiat, j’avoue que je me suis inspiré pour ce titre du redoutable polémiste Henri Rochefort, qui avait écrit dans l’Almanach impérial : « La France compte trente-six millions de sujets sans compter les sujets de mécontentement ».

Je me suis autorisé cette plaisanterie, d’abord parce qu’il me semble que cette courte période d’accalmie – relative – la permet, ensuite en raison du fait que confronté à l’embarras du choix pour les thèmes, j’ai décidé de les réunir parce que d’une manière ou d’une autre, ils suscitent mon agacement.

D’abord Pascal Praud. J’aime beaucoup le Canard enchaîné qui cultive la tradition française du sarcasme souvent drôle et intelligent même s’il a ses cibles et que parfois il s’obstine à n’en pas changer. Il pointe ici, sous « La noix d’honneur », une réponse de PP, questionné dans le Figaro Magazine sur son envie de se lancer en politique : « Chacun doit rester à sa place ! À mon âge, on ne se lance pas dans une telle aventure. Je n’en ai ni le profil ni l’envie ni les capacités ». Le Canard se moque : « La France s’en remettra-t-elle » ?

On aurait pu au contraire féliciter l’animateur de CNews et d’Europe 1 pour sa clairvoyance et sa modestie non feinte mais il fallait bien sûr, comme il s’agissait de PP (qui se moque d’ailleurs des critiques à son encontre), lui imputer à charge ce qui généralement aurait plutôt mérité une louange. Agacement de ma part.

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L’Union européenne (Conseil européen et Parlement européen accordés) a mis à mal le principe d’égalité devant la justice (Le Figaro). Les personnes les plus exposées aux attaques médiatiques, politiques et contentieuses (dirigeants d’entreprise, responsables publics, etc.) seront, en substance, privées du droit d’obtenir réparation et justice pour des « imputations infamantes » lorsque celles-ci seront le fait « de particuliers ou organisations engagés dans la défense des droits fondamentaux et des divers autres droits tels que les droits environnementaux et climatiques, les droits des femmes, les droits des personnes LGBTIQ, les droits des personnes issues d’une minorité raciale ou ethnique, les droits des travailleurs ou les libertés religieuses ».

Cette protection qui instaurera des privilèges procéduraux choquants en faveur de ces particuliers ou organisations « nobles » est inspirée, selon la Commission européenne à l’initiative de ce texte, par la volonté de favoriser « le faible » contre « le puissant ». C’est le retour, sur le plan européen, de la harangue d’Oswald Baudot, qui a gangrené la justice française à partir de 1968. Agacement.

Le Général Reiland, commandant de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine (OCLCH) déplore, alors que les actes antisémites flambent, que « trop de victimes de crimes de haine ne se fassent pas connaître ». L’impunité commence là, d’abord : avant même que la justice soit saisie. Quand la haine n’est connue que de ceux qui l’ont subie. Dans le silence, la résignation, la douleur muette. Agacement.

Le tribunal de Bobigny prépare aussi les JO (Le Parisien). Une fois qu’on a rendu hommage au volontarisme et au travail de tous ceux qui y oeuvrent, la tableau qui est dressé fait peur. Tant de dossiers en souffrance, en retard, en enlisement. J’ai appris que des parquets se déplacent dans des commissariats pour classer systématiquement une multitude de plaintes demeurées non traitées. Je suis sûr qu’on aurait pu faire autrement, qu’on pourrait mettre le citoyen au centre et TOUT accomplir, coûte que coûte, pour répondre à ce quoi il a droit. Agacement.

300 000 euros de marchandises volées au Secours populaire et l’entrepôt d’Echirolles saccagé peu avant Noël : il abritait des colis destinés aux familles accompagnées par l’association (L’Obs). Plus que des voyous si j’ose dire. Des sadiques de la transgression. On ne les a pas encore interpellés. Agacement.

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La future réforme de la garde à vue fera baisser l’efficacité des enquêtes. Les policiers ne pourront plus poser la moindre question à un suspect sans la présence de son avocat (Fdesouche). Quand l’ensauvagement augmente, l’État de droit se couche. Agacement.

« Un voyage humaniste » à Auschwitz en janvier pour le sport français (RMC Sport). Celui-ci est-il tellement déconnecté, voire insouciant ou indifférent, pour qu’on soit obligé de l’embarquer dans une entreprise de groupe ? Tous les citoyens qui vont y participer ne pouvaient-ils pas songer à le faire avant, libres, responsables, non téléguidés ? Pas en tant que sportifs, comme des humains ? Et on voudrait faire des sportifs des héros ! Agacement.

Tous ces sujets d’agacement, j’ai conscience qu’ils résultent de mon humeur infiniment subjective mais profondément soucieuse de liberté et de justice dans tous les sens du terme.

Ceux qui liront ce billet auront les leurs.

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