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Jacques Delors: l’architecte critique de son propre ouvrage


Jacques Delors: l’architecte critique de son propre ouvrage

L’ancien président de la Commission européenne vient de décéder à l’âge de 98 ans. Il est célébré par les europhiles qui voient en lui un visionnaire, tandis que les eurosceptiques le vouent aux gémonies. Pourtant, Delors lui-même n’approuvait pas tout à fait ce que l’UE est devenue.


Il était, avec Roland Dumas, avec Pierre Joxe et un ou deux autres, un des derniers dinosaures de la Mitterrandie encore vivants. Jacques Delors s’est éteint ce mercredi 27 décembre. Figure de la deuxième gauche, libérale, « raisonnable » et américaine, l’action de Jacques Delors est saluée aujourd’hui par les médias officiels. Dans les chapelles souverainistes, on se souvient au contraire de son rôle dans le façonnement de l’actuelle Union Européenne.

Une cohérence certaine

On pourrait déceler dans le parcours de Jacques Delors des revirements extraordinaires : syndicaliste à la CFTC, il participe à la scission qui va déboucher sur la naissance de CFDT ; proche conseiller de Jacques Chaban-Delmas au début des années 70, il rejoint en 1974 le Parti socialiste. De plus près, ils sont pourtant l’indice d’une cohérence certaine. Anticipant le risque d’alternance du pouvoir et de victoire de la gauche, Jacques Chaban-Delmas avait voulu intégrer une dose de réformes socialisantes. Il s’entoure alors de cet ancien attaché au cabinet du directeur général de la Banque de France. En contribuant grandement au projet de « Nouvelle Société » chère à l’ancien maire de Bordeaux, Delors va chapeauter un logiciel alliant libertarisme sociétal et technocratie modernisatrice. Malgré le cuisant échec de Chaban à la présidentielle de 1974, la « Nouvelle Société » sera en quelque sorte le fil conducteur des cinquante années qui vont suivre et inspirera de manière plus ou moins consciente tous les successeurs de Georges Pompidou.

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1981. La gauche arrive enfin au pouvoir. Les lendemains qui chantent sont pour demain. Jacques Delors, jadis situé à l’aile gauche de la droite, est désormais à l’aile droite de la gauche. Arrivé un peu trop récemment, il est regardé de travers au sein du Parti socialiste. Mitterrand, l’appelle « la grande nerveuse », mais le nomme ministre de l’économie. Jacques Delors fait partie des réalistes catastrophés par les effets des nationalisations sur les finances publiques et œuvre pour un changement de politique. En mars 1983, il obtient de l’Allemagne le permis de mener une troisième dévaluation. Une belle réussite : le Président compte le nommer premier ministre. Delors ne se voit guère à la tête d’un gouvernement où ses rivaux, Fabius et Bérégovoy, fraichement convertis au réalisme économique, siégeraient en bonne place. Finalement, c’est Fabius qui est nommé.

Une carrière internationale

En 1985, Jacques Delors prend la tête de la commission européenne. Il inaugure alors une tradition de technos français (poursuivi par Jean-Claude Trichet à la tête de la Banque centrale et par Pascal Lamy à la tête de l’OMC), bâtisseurs de la mondialisation libérale, plus orthodoxes que l’orthodoxie, toujours prêts à mettre des bâtons dans les roues des nations, plus encore quand il s’agit de la nation française. Jacques Delors invente, au sujet de l’Europe, l’oxymore « fédération d’états-nations », qui, quand on le regarde de plus près, ne va pas dire grand-chose.

Bien sûr, on se souvient du combat épique de Maastricht. Les esprits s’échauffent. Dans le tumulte de la campagne, Jacques Delors lâche, fin août 1992, à Quimper : « [Les partisans du « non »] sont des apprentis sorciers. […] Moi je leur ferai un seul conseil : Messieurs, ou vous changez d’attitude, ou vous abandonnez la politique. Il n’y a pas de place pour un tel discours, de tels comportements, dans une vraie démocratie qui respecte l’intelligence et le bon sens des citoyens ». Delors promet : « L’euro nous apportera la paix, la prospérité, la compétitivité et, rien que pour la France, il se traduira par la création d’un million d’emplois ». Chacun appréciera le résultat. Plusieurs années plus tard, Jean-Pierre Chevènement, principal héraut du non de gauche, de passage chez Laurent Ruquier pour présenter un livre, persiflait ainsi : « Je ne dis absolument pas de mal de Jacques Delors [dans mon livre], sauf à travers les propos que lui-même tient sur son action ». En fait, le gros du travail avait été fait quelques années plus tôt avec l’Acte unique, en 1986, dont Delors a été l’initiateur et le négociateur. Avec l’Acte unique, l’Europe passe du marché commun au marché unique ; il devient interdit aux États de contrôler et de limiter la circulation du capital entre pays membres de l’UE… et même vis-à-vis des pays-tiers.

A l’instar de Gérald Darmanin, bien connu désormais des supporters du FC Liverpool, Jacques Delors s’offre à la tête de l’Europe une stature internationale. Margaret Thatcher, au début des années 90, en fait sa tête de turc favorite. Le tabloïd The Sun emboite le pas et titre : « Up yours Delors », deux doigts bien visibles, l’équivalent anglais du doigt d’honneur.

A nos actes manqués

La présidentielle de 1995 approche. Et là, c’est le drame. Malgré des sondages favorables, Jacques Delors renonce, en direct, chez Anne Sinclair. Dans les cinq dernières minutes de l’émission, l’invité lit un texte à l’antenne, pour dire qu’il n’y va pas. Certains ont voulu apporter une explication psychanalytique : Delors n’a pas voulu compromettre les espérances présidentielles de sa propre fille, Martine Aubry. Et puis, la rencontre avec les électeurs et la pratique du suffrage universel, quand on a été tant d’années commissaire européen non élu… En renonçant, l’ancien ministre de l’économie a peut-être retardé de vingt-deux ans la grande recomposition qui a eu lieu en 2017. Sa candidature aurait pu rallier à elle une bonne partie du centre droit, et pousser à un rapprochement de Jean-Pierre Chevènement et de Philippe Seguin, principales figures du non de 1992. Depuis, le camp souverainiste en est réduit à espérer une alliance de Florian Philippot et de François Asselineau. Le champ des possibles s’est un peu rétréci.

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Jacques Delors a donc été l’un des pères de l’Europe telle qu’elle fonctionne aujourd’hui – ou plutôt, telle qu’elle ne fonctionne pas. En 2015, l’architecte se montrait tout de même critique à l’égard de son propre ouvrage : « Ce système n’est plus gouvernable, cela ne peut plus durer. Il faut refonder cette Union économique et monétaire. Vont-ils le faire? Il y a eu un vice de construction au départ. Il y a eu aussi des bêtises et une incapacité de l’eurozone à y mettre fin ».

Depuis 24 heures, la mort de Delors passionne les médias officiels, pas avares de louanges, mais aussi les eurosceptiques. Autre dinosaure de la mitterrandie mais adversaire de Jacques Delors, Jean-Pierre Chevènement a écrit sur son site :

« Nul ne saura jamais surestimer le rôle de Jacques Delors dans l’orientation de la politique de François Mitterrand dans les années 1980. C’est lui notamment qui a imposé, à travers le marché unique et le mécanisme de l’Acte unique, le gigantesque transfert de pouvoir à la Commission européenne. Par le truchement de celle-ci, Jacques Delors a infusé dans la politique française une dose de néolibéralisme supérieure à toutes celles qu’il eût été possible d’imposer par la voie légale normale. Il a ainsi infléchi de manière indélébile la trajectoire de la gauche française.

« Pour autant, nul ne contestera la grande rigueur de Jacques Delors ou encore la cohérence qu’il y avait entre ses propos et ses actes. Jacques Delors n’a cherché à tromper personne. Ses adversaires, comme ses partisans, s’accorderont donc au moins sur un point : saluer son intégrité. En ce sens, Jacques Delors est un des derniers représentants d’une époque où les hommes politiques disaient ce qu’ils faisaient et faisaient ce qu’ils disaient ».



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Professeur démissionnaire de l'Education nationale

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