Accueil Site Page 457

«Flinguer» Camus et autres basses œuvres de l’Université de Caroline du Nord

Dans son essai à charge contre Albert Camus (Oublier Camus, La Fabrique) Olivier Gloag n’essaie pas de contextualiser ou de comprendre la pensée d’Albert Camus. Il le juge. Son verdict ? Il faut annuler le Prix Nobel de littérature 1957 ! Analyse.


Flinguer Camus, n’est pas le titre choisi par Olivier Gloag pour son pamphlet de démolition de Camus. Il l’a intitulé Oublier Camus[1]. C’est plus grave. Après un meurtre, il reste la mémoire de la victime. Une date d’abord : « Mort le… » Souvent une plaque scellée sur le mur de l’immeuble devant lequel le gars est tombé : « Ici a été fusillé untel par les séides de la gestapo… », une plaque devant laquelle un élu local, paré de l’écharpe tricolore, va prononcer un hommage et déposer un bouquet de fleurs à la date anniversaire du meurtre. Il y a aussi la dalle de granit devant laquelle les amis et admirateurs peuvent venir se recueillir : « Ici repose… » On nomme cela « la mémoire ». On peut ainsi aller se recueillir sur la tombe ou devant le mémorial d’une personne disparue, un de ces « vivants piliers » qui, longtemps après leur mort, ont aidé certains d’entre nous à traverser l’existence… « Les forces de l’esprit ». Ainsi, tel de mes amis est allé au cimetière de Saint-Brieuc pour se recueillir devant la tombe de son écrivain favori, tel autre a fait le détour par Portbou pour se souvenir de Walter Benjamin, tel autre fera le voyage a Borgonovo pour se recueillir devant la pierre d’Alberto Giacometti. Sur un célèbre cliché du photographe Ken Regan on voit Bob Dylan et Allen Ginsberg venus se recueillir sur la tombe de Jack Kerouac, au cimetière Edson de Lowell au Massachusetts, en 1975. « Les forces de l’esprit » encore. Tous ces défunts sont des exécutés, des suicidés, d’autres sont morts de maladie ou de « leur belle mort ». Flingués par la Camarde. Ce sont les chanceux.

Et puis il y a les autres. Ceux pour qui la mort n’a pas été jugée une punition suffisante et à qui l’on a voulu infliger une peine pire que la mort : l’oubli. C’est cela que réclame Gloag pour Camus dans les fielleuses pages de son chef d’œuvre de l’abjection wokiste. En d’autre temps, pour ceux que l’on souhaitait annuler, l’oubli avait pour nom la Kolyma, la baie de Magadan, la Mer Blanche et les îles Solovki, le goulag – ils furent ainsi deux millions en 1950 à y être « annulés ». Plus à l’Est il y eut la version laogaï… Aujourd’hui, à Asheville en Caroline du Nord, de nouveaux NKVD se lèvent, les Guépéou ont nom Oxford University Press et des Gloag sont les Dzerjinski et les Iagoda des nouveaux Camps du Bien.

L’essayiste d’extrême gauche Olivier Gloag. Capture YouTube.

On sait que certains des rescapés du goulag sont parvenus à s’extraire de l’oubli. Ayant pris des notes et après huit ans de bagne, l’un d’eux, Soljenitsyne, put réapparaître et même accéder au prix Nobel de littérature. Pour tenter de le renvoyer dans l’oubli, le Parti Communiste Français, et son journal L’Humanité, le traitèrent de sympathisant pronazi, il eut droit aux qualificatifs d’antisémite et d’ultra-nationaliste. Dans le livre d’Olivier Gloag, on apprend en page 134 que Camus a été « récupéré » par « l’Etat français » ! En page 129 on nous dit que l’« on peut qualifier son rapport aux femmes d’adversatif » (sic !), et que dans le Mythe de Sisyphe il « théorisa sa misogynie ». Quant au couplet « Daoud dédouane Camus », (p 132) sur l’analyse de L’Étranger et du roman de Kamel Daoud Meursault, contre-enquête, l’argumentaire du lynchage est digne du sinistre procureur des procès de Moscou, Andreï Vychinski.

La cancel culture est aujourd’hui le moyen de relégation dans le goulag mental que prône cette tumeur maligne du progressisme qu’est le wokisme importé des Etats-Unis. Les manœuvres de suppression, d’annulation, d’effacement d’un individu consistent, au-delà de la mort physique, à ruiner par dénigrement son souvenir, sa mémoire. C’est une deuxième mort qui vise à désamorcer ces forces de l’esprit qui parviennent à relier certains vivants à des défunts qui continuent de les inspirer, « ces vivants piliers », « ces aînés qui m’ont aidé à grandir » qu’évoque Régis Debray.[2]

L’entreprise d’Oliver Gloag d’annulation de Camus est un petit chef-d’œuvre de cette destruction de notre culture visant à précipiter dans la fosse de l’oubli nombre de ses figures. L’Associate Professor de l’Université de Caroline du Nord amorce en douceur son infâmie. Il faut tisser la toile avant de porter le coup de grâce. Ainsi, les reportages de Camus sur la misère en Kabylie[3] relèvent, nous dit le professeur, d’une stratégie : « l’humanitaire au service du colonialisme » (p 27) puisque, précise Gloag, « ses lecteurs (sont) essentiellement des pieds noirs ». Quand un grand-père lui présente une fillette kabyle « éthique et loqueteuse », et que Camus avoue éprouver une mauvaise conscience, Gloag écrit : « Ce désir d’extraire cette fillette kabyle de sa pauvreté abjecte pour qu’elle puisse être comme « n’importe quelle française » dit l’ambition de cette charité : l’inclusion dans l’ordre colonial, l’appartement dans la famille France » (p 27). On apprend plus loin que « son article de Combat du 23 mai 1945, intitulé « C’est la justice qui sauvera l’Algérie de la haine », comporte un appel à intensifier la colonisation » ! (p31). Il est raciste (p 80), « virulement (sic !) anticommuniste passéiste » (p 83). On aura compris : salaud de Camus !

A lire aussi: Oublier Olivier Gloag

On imagine le merveilleux film qu’après son Napoléon Ridley Scott pourrait réaliser sur la base du scénario d’un Associate Professor de l’Université de Caroline du Nord, comme Olivier Gloag, tant ce professeur dont « les recherches portent notamment sur les représentations coloniales dans la littérature hexagonale » semble s’être fixé comme objectif la démolition de la culture française qu’il honnit.

Il y eut bien sûr des précédents dans ce type d’entreprise de vilenie par lesquelles certains individus trouvent à se réaliser. On pense ici au déboulonnage de la statue de de Gaulle, entrepris par Stéphane Zagdanski dans son livre Pauvre de Gaulle [4], dans la même veine que l’entreprise de Gloag contre Camus. La vulgarité des moyens de Zagdanski tenait plus du délire psychopathe que de l’entreprise critique. On y lit que de Gaulle « ne fut jamais au fond qu’un vulgaire politicien publicitaire au charabia charlatanesque, un diplomate cynique et ingrat, un menteur impénitent, un soldat raté, un théoricien surfait, un mégalomane colérique […] féru des stéréotypes romantico-fascistes les plus écoeurants, » Etc… On sait que ces cinq cent pages d’insanités n’ont pas réussi à dézinguer la statue du commandeur qui survivra sans peine à son petit démolisseur.

Voltaire a déjà été présenté devant le tribunal populaire, car on n’est pas sûr qu’il n’ait pas eu des actions chez le sieur Jean-Gabriel de Montaudouin de la Touche, armateur négrier à Nantes. Dans L’essai sur les mœurs et l’esprit de nations de 1756, dans Le traité de métaphysique de 1734, certains ont débusqué l’insinuation de la supériorité des blancs, un peu d’antisémitisme, une touche d’islamophobie, un zeste d’indulgence pour l’esclavagisme. Salaud de Voltaire ! Si l’on parvenait à annuler puis oublier de tels personnages selon les techniques du professeur Gloag, on imagine les places que l’on dégagerait au Panthéon sur les quatre-vingts illustres panthéonisés à ce jour. C’est très possible. Mirabeau en a été extrait après quelques trois années de séjour lorsqu’on découvrit qu’il avait été corrompu par la Cour. Jean-Paul Marat n’y resta que quelques mois et Lepeletier de Saint-Fargeau seulement deux ans. Rousseau, Hugo, Voltaire, Gambetta, Jaurès, Malraux, Genevoix… c’est bien le diable si, en cherchant bien, on ne pourrait pas faire un peu de place…

Camus, Voltaire, de Gaulle… Verlaine, Rimbaud, Baudelaire, un délice pour un professeur d’Université de Caroline du Nord, ou du Massachussetts, féru de la culture de l’annulation. Que de délicieuses entreprises de démolition en vue, en forme de sujets de thèse, mémoires et colloques ! Quand, lors d’une audition par le Congrès en décembre 2023, on demanda à la présidente de l’Université de Harvard Claudine Gay, « si appeler au génocide des juifs pouvait violer le règlement intérieur de l’université», elle répondit que « cela dépendait du contexte ». Tout devient donc possible ! Ce révisionnisme a déjà ouvert de belles perspectives au wokisme qui essaime aujourd’hui dans les universités françaises. Ainsi, l’université de Bordeaux-Montaigne avait franchi le pas un jour d’octobre 2019 quand elle fit interdire de parole la philosophe et académicienne Sylviane Agacinsky. Cette université peut s’enorgueillir de lui avoir préféré en mars 2023 un « conférencier » ancien responsable du groupe terroriste Action directe, récemment sorti de prison pour assassinat, Jean-Marc Rouillan. On sait que la destruction de livres de François Hollande, de Frédéric Beigbeder, d’Éric Zemmour est maintenant d’actualité au pays de Montaigne. A quand une France décorée par ces autodafés qui en 1933 illuminèrent les villes d’Allemagne ! On y brûlerait les livres de Michel Houellebecq, les toiles de Picasso, de Gustave Courbet, et sous l’œil de l’insoumise Annie Ernaux, on y déclamerait des textes de Houria Bouteldja, de Sandrine Rousseau, de Jean-Luc Robespierre. On se souvient de l’élégance avec laquelle la no-belle de 2022 avait savouré la non attribution du prix à Houellebecq en déclarant « Quitte à avoir une audience avec ce prix prix… franchement, mieux vaut que ce soit moi ». La classe non ?

Mais Annie Ernaux ne devrait pas trop se réjouir… tout le monde a oublié le nom de Guy Mazeline, lauréat du Goncourt de 1932, mais retenu celui de l’écrivain qui ne l’a pas eu cette année-là : Louis Ferdinand Céline. Le risque existe de rejoindre « le cimetière des Nobels oubliés » comme, Colette, Apollinaire, Céline furent les grands noms du « cimetière des Goncourt oubliés ».

Les perspectives d’annulation, de cancellation de personnalités qui ont fondé la culture occidentale sont vastes. De Rabelais à Jean-Jacques Rousseau, de Léonard de Vinci à Victor Hugo, des siècles de génie artistique. De fins limiers pourraient être invités à aller fouiller dans toutes ces biographies. Certains de ces illustres sont évidemment plus exposés que d’autres. Dégommer un Picasso avec le rêve de faire dégringoler le plus grand peinte du XXe siècle doit faire rêver les petits Gloags de Caroline du Nord ou de Bordeaux-Montaigne. Gauguin n’a-t-il pas déjà vu sa vie sexuelle condamnée par le tribunal wokiste ?

L’épuration qui sévit à Hollywood ou à Princeton pourrait ainsi s’étendre au Louvre, au Musée d’Orsay, à tous les musées de France. Tant de vieilleries y trainent qui n’intéressent que l’homme blanc, hétérosexuel, de plus de cinquante ans. Pour qu’advienne l’Homme nouveau, l’oubli de l’héritage est nécessaire.  Du passé faisons table rase :

Qu’enfin le passé s’engloutisse !
Qu’un genre humain transfiguré
Sous le ciel clair de la Justice
Mûrisse avec l’épi doré !

(Eugène Pottier)

Je pense au sale boulot de Gloag sur son barbouillage de Camus … et je repense à ces mots de Lucien Camus, le père d’Albert : « Un homme ça s’empêche ». Si peu en sont capables… !


[1] Oliver Gloag, Oublier Camus, La Fabrique éditions, 2023.
[2] Regis Debray, Où de vivants piliers, Gallimard, 2023.
[3] Parus dans le journal Alger républicain du 5 au 15 juin 1939.
[4] Stéphane Zagdanski, Pauvre de Gaulle, Pauvert, 1999.

La dernière reine de France en lumière

0

Au docu-fiction d’arte, préférons la lecture du passionnant travail de Charles-Eloi Vial, en vente en librairie ce 4 janvier


Encore une biographie de « l’Autrichienne », cette reine martyre changée en icône fashion ? Reste-t-il encore quelque chose à connaître de la « Lady Diana » de l’Ancien Régime, immortalisée depuis des lustres par des tombereaux de livres, de films – de Stefan Zweig à Sofia Coppola –, voire de séries télévisées ?  

Dérive woke sur arte

À l’occasion de la récente restauration du hameau du Petit Trianon qui menaçait ruine, la chaîne franco-allemande remet le couvert avec un long métrage en libre accès sur arte.fr jusqu’à fin février. Documentaire photogénique, forcément, au reste pas déshonorant du tout sur le terrain de la véracité factuelle, telle qu’énoncée en voix off. La réalisation n’en est pas moins émaillée des inévitables inserts fictionnés qui sont aujourd’hui le poncif obligé du docu (roucoulade muette de Fersen, l’imberbe amant prussien, fixant d’un regard embué sa Marie-Antoinette enamourée). Mais surtout, on déplorera que ce docu-fiction ne résiste pas à dévaler tout schuss la piste wokiste, en tendant à nous peindre la reine fantasque et dispendieuse sous le jour fallacieux d’une militante féministe avant la lettre… Passons.

A lire aussi: Causeur #119 Alain Finkielkraut: «École: Attal, espoir terminal?»

Historien émérite à qui l’on doit déjà, sous les fidèles auspices des éditions Perrin, plusieurs ouvrages de référence sur la fin de l’Ancien régime et les révolutions françaises (Les Derniers feux de la monarchie – la cour au siècle des révolutions, 1789-1870, ou encore La Famille royale au temple), Charles-Eloi Vial s’est lancé quant à lui dans un Marie-Antoinette dont on peut dire a contrario qu’il dépasse de très haut toutes les attentes. Car ce pavé de plus de 700 pages ne se contente pas de raconter par le menu les étapes mille fois ressassées de cette vie d’enfant gâtée tranchée par la Terreur révolutionnaire quelques mois après l’exécution du royal époux, bientôt suivi sur l’échafaud par Madame Elisabeth, sœur de Louis XVI.

Remise en perspective

Ce qui rend neuf et véritablement passionnant le récit concocté par cet archiviste paléographe et conservateur à la BNF, c’est que, retournant aux seules sources avérées et les fouaillant avec une précision quasi-chirurgicale, il restitue à plein cette destinée follement romanesque (et pour cause si durablement sujette aux extrapolations les plus débridées) dans le contexte intellectuel, moral, diplomatique et géopolitique du temps. En sorte que ce volume ne vient pas compléter de façon oiseuse une historiographie déjà surabondante sur ce personnage « clivant », «  d’abord dauphine immature puis souveraine frivole, épouse mélancolique et mère épanouie, s’entourant d’une coterie qui n’appartenait qu’à elle, vivant dans un monde à part, sourde à tous les avertissements » (…) jusqu’à cette « maturité (…) qu’elle ne put jamais connaître avant sa terrible captivité et son passage sous le couperet de la guillotine, à seulement trente-sept ans ».

A lire aussi: Affaire Depardieu: la bourgeoisie de farces et attrapes dans tous ses états

De fait, un projet ambitieux habite l’ouvrage de Charles-Eloi Vial: au prisme de cette tragédie tout à la fois intime et publique, livrer les clefs d’une lecture historique qui, confrontant documents d’archives et témoignages d’époque – journaux intimes, Mémoires, correspondances diplomatiques…-, analyse, en creux, la réalité sociale, politique, confessionnelle, morale qui sous-tend et conditionne l’existence entière de Marie-Antoinette. Passionnante remise en perspective. Si le livre se lit de bout en bout comme un roman-fleuve palpitant, c’est qu’il conjugue ainsi, dans l’écrin d’une prose élégante et limpide, l’observation très fine de la société aristocratique au crépuscule de l’Ancien Régime, et la chronologie détaillée de l’inexorable descente aux enfers de Louis XVI et de son épouse.

Docteur en histoire, l’archiviste Charles-Éloi Vial publie « Marie-Antoinette » chez Perrin. Photo: capture Youtube.

Un monde englouti

Attentif à relever les innombrables citations apocryphes comme les impérissables anachronismes, l’historien montre de quel poids étouffant l’étiquette de la cour, dans la France extraordinairement stratifiée de l’Ancien régime, conditionne les comportements, et à quel point la Révolution fut, pour le couple royal comme pour la plupart des courtisans, un événement incompréhensible compte tenu de leur éducation intellectuelle. Marie-Antoinette  – qui  entre parenthèses « jamais ne joua à la fermière, ne donna pas de grain aux poules ni ne battit le grain dans la baratte » nous apparaît, à distance du portrait extravagant et trivial propagé de nos jours par la doxa féministe, sous les traits d’une princesse de haute lignée « habituée au luxe dès sa petite enfance », excessivement naïve, infiniment seule car propulsée dès ses 15 ans, en gage d’une fragile alliance internationale, dans un environnement qui lui était parfaitement inconnu, otage à Versailles d’un cérémonial honni que, nostalgique de son pays natal, elle fuira précisément dans les bals, le jeu, dans sa passion immodérée pour l’architecture et les arts décoratifs, sans se rendre compte «  que la simplicité champêtre à laquelle elle aspirait coûtait extrêmement cher. Elle avait préféré comprendre, remarque l’auteur, que le déficit [de l’Etat], bien abstrait à ses yeux, était avant tout causé par les dépenses militaires et en aucun cas par ses caprices ». Vernie sur le tard, en mûrissant, d’un commencement de culture politique, « L’Autrichienne » s’avèrera capable de tenir un (vain) double jeu quand elle sentira le piège de la Révolution se refermer sur elle. Animée, dans son calvaire ultime, « d’un courage et d’une dignité qui forcent l’admiration, transformant son image pour la postérité ».

Au-delà du portrait subtil et nullement hagiographique qu’il fait de la dernière reine de France, Charles-Eloi Vial rend compte au premier chef, avec une minutie captivante, des réalités tangibles propres à cette époque troublée. De fait, « la figure marmoréenne de la reine martyre éclipse toute la complexité de l’Ancien Régime finissant. Derrière Marie-Antoinette se cache tout un monde englouti ». Un monde que son talent érudit remet en surface, pour notre admirative délectation.   


A voir : Le Versailles secret de Marie-Antoinette. Documentaire-fiction de Mark Daniels et Sylvie Faiveley. France, Allemagne, couleur, 2018. Durée : 1h30. Sur Arte. Disponible en accès libre sur arte.tv jusqu’au 28 février 2024.

A lire : Marie-Antoinette, par Charles-Eloi Vial. 715 pages, éditions Perrin. En librairie le 4 janvier 2024

Marie-Antoinette

Price: 28,00 €

16 used & new available from 23,01 €

Alain Finkielkraut: «École: Attal, espoir terminal?»

0

Découvrez le sommaire de notre numéro de janvier


Telle est la question que pose Alain Finkielkraut dans un grand entretien avec Élisabeth Lévy et Jean-Baptiste Roques qui est au cœur de notre dossier sur l’état actuel de l’éducation en France. Gabriel Attal peut-il sauver l’école ? Réponse d’un mécontemporain qui n’a pas perdu tout espoir. Dans son introduction à notre dossier, Élisabeth Lévy explique que l’éducation a été abandonnée à des idéologues qui, en plus de laisser le niveau s’effondrer, y ont laissé prospérer les lobbys identitaires. L’explosion de la violence et l’irruption du terrorisme parachèvent le désastre. Pour l’actuel ministre de l’Éducation, le défi est immense et les obstacles, tout autant. Mais son discours de rupture avec le laisser-faire, qui a tenu lieu de politique, donne envie d’y croire. Pour Corinne Berger, Gabriel Attal a raison de défendre la verticalité de la transmission, le contrôle continu et une évaluation fidèle aux compétences de l’élève, mais elle craint que ces mesures de bon sens ne se heurtent à de fervents opposants : les professeurs ! Pourtant, selon Céline Pina, la situation de ces derniers est tout le contraire d’idéale: mal formés, souvent lâchés par leur hiérarchie et leurs collègues, les profs se retrouvent seuls face à des élèves qui ignorent le respect qu’ils doivent aux adultes. Et face à cette crise profonde de l’autorité, l’institution répond encore « inclusivité ».

Le numéro 119 est disponible aujourd’hui sur le kiosque numérique, et demain mercredi 3 janvier chez votre marchand de journaux !

Lisa Kamen-Hirsig, professeur des écoles et auteur de La Grande garderie, se confiant à Céline Pina, l’Éducation nationale est « malade de l’intérieur », tellement gangrénée par un idéologisme hors-sol, de la formation des enseignants aux programmes éducatifs, que Gabriel Attal aura beaucoup de mal à imposer ses réformes. Selon le témoignage de l’ex-prof, Paul Rafin, l’instauration du collège unique devait réduire les inégalités et renforcer la cohésion dans les classes. C’est l’exact contraire qui s’est produit. Le rétablissement des groupes de niveau s’impose plus que jamais car l’école prétendument inclusive est devenue « un lieu de séparation, d’injustice et de médiocrité ». Pierre Jourde raconte à Jonathan Siksou la lente décomposition du système éducatif. Enseignant depuis une quarantaine d’années, il sait comment la bureaucratie, l’idéologie, l’ignorance puis la bêtise ont miné l’institution. Le constat du désastre est sans appel, mais il refuse le pessimisme. Jean-Paul Brighelli a quelques pistes de réflexion à proposer à Gabriel Attal car, à son avis, le niveau des petits Français est en baisse parce que celui de leurs profs dévisse aussi. Leur formation est le nœud du problème que doit résoudre le ministre.  

Lire votre magazine sur le kiosque numérique

Côté actu, Elisabeth Lévy commente le scandale du tableau de Giuseppe Cesari, Diane et Actéon, qu’une malheureuse prof du lycée Jacques Cartier, dans les Yvelines, a eu la mauvaise idée de montrer à une classe de sixième. Selon notre directrice de la rédaction, l’incident met en lumière d’étranges complicités : « Islamisme et néoféminisme, même combat – contre le désir, les hommes, la littérature et les talons aiguilles. En un mot, contre la sexualité ». A propos de l’affaire Depardieu, Yannis Ezziadi dit tout haut ce que beaucoup d’acteurs pensent tout bas. Ce grand acteur est devenu l’ennemi public numéro un du milieu artistique. Retiré du musée Grévin, insulté par la ministre de la Culture, black-listé de l’audiovisuel public… il n’a pourtant été condamné par aucun tribunal (judiciaire). Peu de voix s’élèvent pour le soutenir. Et ses critiques ? « Quelle jouissance ça doit être pour les petits, pour les minables, de voir tomber le dernier monstre sacré ». Jean-Baptiste Roques se demande si Emmanuel Macron, l’air de rien, n’est pas en train de devenir le président le moins progressiste des 50 dernières années. Frédéric Magellan, lui, se demande si les organisateurs des JO de 2024 n’ont pas sous-estimé les problèmes de sécurité et de transports, endémiques en Île-de-France ; autrement dit, si la Ville Lumière n’a pas quelque peu présumé de ses forces. Pour Stéphane Germain, la crise inflationniste post-Covid montre combien les élites françaises, à commencer par Christine Lagarde, chef de la BCE, sont peu calées en économie. Rouleaux compresseurs de l’industrie du divertissement, les plateformes de musiques et de vidéos en ligne vont bientôt être redevables d’un impôt spécial au titre de la « justice sociale ». Une fausse bonne idée, selon François Pachet, chercheur, spécialisé en intelligence artificielle et musique, qui est atterré que le législateur ne comprenne rien à l’économie digitale.

Le Conseil d’État a ordonné au ministère de l’Intérieur de permettre le retour en France d’un Ouzbek proche de la mouvance djihadiste. Se penchant sur ce cas, Gilles-William Goldnadel conclut : « un État de droit à la carte n’est pas le droit ». Comment expliquer la complaisance qui entoure les manifestations antisémites sur les campus américains ? Selon moi, par un seul mot : l’argent ! Abreuvées de subventions venant de pays arabes, les universités ferment les yeux sur le militantisme de leurs étudiants. Et des philanthropes tels que Soros et les Rockefeller financent aussi bien le Parti démocrate que des lobbys « propalestiniens ».

Côté culture, Causeur a rencontré Nicole Calfan. Éblouissante ingénue à la Comédie-Française et visage bien connu du cinéma populaire, elle a raconté à Yannis Ezziadi quelques-unes de ses rencontres avec les plus grands comédiens et réalisateurs. Dans son livre, Le Sexe et la langue, Jean Szlamowicz veut en finir avec l’écriture inclusive. Pour Georgia Ray, c’est une démonstration magistrale et définitive. Patrick Mandon a lu le nouveau roman de Cécile Chabaud qui retrace l’étrange parcours de Georges Despaux (1906-1969). Ce collabo notoire a été déporté par les nazis à Auschwitz et Buchenwald puis condamné à l’indignité nationale à la Libération. L’horreur des camps a pourtant révélé chez ce marginal une grande humanité.

En France, on ne déboulonne pas les statues, disait Emmanuel Macron. Pourtant, chaque mois, la statue d’un personnage célèbre est déboulonnée. Le 4 décembre, à Saint-Denis de la Réunion, c’est celle de Mahé de la Bourdonnais qui a été retirée de l’espace public. Dans un essai précis et enlevé, Ces statues qu’on abat, Dimitri Casali dénonce ce totalitarisme woke. Il s’est confié à Jonathan Siksou. Pierre Lamalattie est allé à Troyes où la Cité du vitrail rend hommage à Francis Chigot, maître verrier de la Belle Époque et de l’Art Déco. C’est l’occasion de découvrir les vitraux qu’il avait créés pour la basilique de Conques, et qu’un certain Pierre Soulages a remplacés dans les années 1980. Prétendant tout sacraliser, le « maître du noir » n’a rien compris au sacré. Emmanuel Tresmontant a bu du Sauternes, un trésor national aujourd’hui malaimé. Il raconte comment, au château de Fargues, la famille de Lur Saluces perpétue un savoir-faire exceptionnel qui donne toute sa noblesse à ce précieux nectar. Thomas Morales rend hommage aux bouquinistes virés des quais de Seine par la Ville de Paris, et notamment à Georges Conchon, l’auteur du Sucre (1978). Et Jean Chauvin a vu trois films qui marquent le grand retour de Pascal Thomas, un rôle en or pour Daniel Auteuil, et un film grec en forme de ratage intégral. Ainsi va le cinéma européen en ce début d’année, entre plaisirs et déconvenue.

En lisant Causeur, vous ne connaîtrez que le plaisir, et jamais de déconvenue.

Lire votre magazine sur le kiosque numérique

La Grande Garderie

Price: 20,90 €

20 used & new available from 8,51 €

Ces statues que l'on abat !

Price: 19,90 €

18 used & new available from 9,22 €

Le retour du couteau en Occident

Jusqu’à une période récente, le port et l’usage du couteau avaient pratiquement disparu en Europe occidentale. Les agressions au couteau sont aujourd’hui de plus en plus nombreuses et elles font de plus en plus de victimes.


L’actualité est remplie d’agressions commises à l’aide d’un couteau : attaque d’une fête de village où les agresseurs laissent derrière eux un mort et plusieurs blessés, attentats où un terroriste islamiste poignarde plusieurs personnes, viols commis sous la menace d’une arme blanche, supporter du FC Nantes tué par le couteau d’un chauffeur de VTC… Hélas, la liste n’est pas exhaustive. Le couteau est une arme terrifiante, il laisse des blessures profondes, perforantes, et souvent invalidantes pour ceux qui survivent. Et en le frappant dans des zones vitales, on peut facilement tuer quelqu’un. Il sert aussi à une forme d’assassinat, l’égorgement, qui laisse peu de chance à la victime, comme cela a été le cas pour le professeur Samuel Paty, le professeur Dominique Bernard, ou le père Hamel, en pleine messe, victimes, eux aussi, des islamistes. L’usage du couteau, pour menacer, agresser, et éventuellement tuer, avait pourtant, jusqu’à ces dernières années, considérablement régressé, sinon pratiquement disparu, dans nos sociétés occidentales.

Une pratique répandue dans le passé en Occident

En fait le couteau est apparu très tôt dans l’histoire de l’espèce humaine. Le premier outil de silex a servi aussi bien à la chasse ou à des tâches domestiques qu’à tuer d’autres hommes. Longtemps, dans de nombreuses sociétés, les hommes portaient tous un couteau sur eux. Le climat social était, il faut le dire, très différent. Les agressions étaient fréquentes et les différends se réglaient souvent dans le sang. On était très sensible sur les questions d’honneur et de réputation. Un regard mal interprété suffisait à ce que l’on tire le couteau de son étui. À partir du XIIIème siècle, en Europe occidentale, ce qu’on appelle le « processus de pacification des mœurs », terme créé par le sociologue allemand Norbert Elias, a permis, lentement mais sûrement, de limiter le recours à la violence dans les conflits. Le port d’arme, notamment des couteaux de toutes les tailles que chacun portait à la ceinture, a été progressivement limité, puis interdit. Cela n’a pas été sans mal et il a fallu beaucoup développer la civilité, la politesse, pour que chacun accepte de se désarmer. On ne sort plus le couteau, on discute et, surtout, on réprime ses pulsions violentes. Le phénomène n’est pas propre à l’Occident, puisque le Japon, par exemple, renonce à la violence en instaurant des formes de civilité originales (et parfois difficilement compréhensible pour nous…). En Chine, on supprime l’usage du couteau à table pour éviter aux conflits de déboucher sur une violence irrépressible, d’où l’apparition des baguettes. Mais ce n’est pas le cas de tous les pays, où la vengeance au couteau reste une norme acceptable.

Depuis les apaches, plus de couteaux

En France, les derniers à revendiquer de jouer du couteau ont été les apaches, ces voyous parisiens de sinistre réputation de la Belle époque, qui arpentaient les barrières de Paris, avant qu’elles soient remplacées par le périphérique (comme quoi la voiture peut avoir, n’en déplaise aux écologistes, un rôle pacificateur…).

A lire aussi: Crépol: fait divers ou fait de société?

En fait, il y a eu une criminalisation du port de couteau, et la police, comme la justice, sont devenues très fermes sur cette question. En avoir dans sa poche, même un Opinel, dans l’espace public, peut conduire à la prison. Je me souviens, il y a 20 ans, un collègue universitaire, fouillé par hasard dans le métro parisien par la police, qui avait un petit Opinel sur lui. Comme il revendiquait, de façon grincheuse, le droit de porter cette lame, le juge l’a condamné, alors même qu’il n’avait initialement aucune intention agressive.

Le couteau et l’échec de l’intégration

Jusqu’à il y a peut-être encore cinq ou dix ans, le port et l’usage du couteau avaient donc, du fait de cette ferme répression, pratiquement disparu en Europe. On l’a vu revenir en Angleterre, où, il y a quelques années, une véritable épidémie d’agressions et de bagarres au couteau a tout fait basculer. Le phénomène n’est pas sans rapport avec l’immigration. L’épidémie a gagné la France il y a très peu de temps, en lien aussi avec des déplacements de population en provenance de pays où les mœurs sont beaucoup plus tolérantes vis-à-vis du couteau comme arme du quotidien. Tous les immigrés ne sont pas concernés, notamment ceux qui, justement, viennent chercher en Occident des mœurs plus pacifiées, mais l’échec de l’intégration est aussi corollaire de l’importation et du retour de modes de vie avec lesquels l’Occident avait fait rupture.

À cela il faut ajouter que l’islamisme radical, devenu récurrent dans nos sociétés, a fait de l’égorgement un acte terroriste particulièrement spectaculaire. Le retour du couteau est le symbole tragique du formidable retour en arrière auquel nous assistons. L’effort de plusieurs siècles pour pacifier la société est en train, si nous n’y prenons pas garde, de s’effondrer sous nos yeux. Le retour de la civilité devient une urgence nationale.

Avec Fabrice Châtelain, rejoignez le Cercle des mâles disparus

0

Si la littérature sert à se moquer du monde, alors celle de Fabrice Châtelain s’impose ! Dans son nouveau roman, Le Mâle du siècle, l’auteur du déjà remarqué En haut de l’affiche nous raconte comment néoféminisme et virilisme grimacent de concert. Hautement réjouissant.


Comme Dante au début de La Divine comédie, Rémy Potier, se retrouve dans une forêt obscure. Après un voyage raté en Amazonie, Charlotte, sa compagne, avocate en vue et très « citoyenne du monde », a décrété que ce n’était pas « un vrai mec » et l’a quitté pour un rustre. À la banque où il travaille, son patron ne cesse de l’humilier. Avec Paulo et Michel, Rémy décide de remonter la pente en créant « le Cercle des mâles disparus » afin d’aider les vaincus de leur genre à redevenir de vrais durs à l’image des Gabin, Ventura et Delon d’antan, leurs idoles. Mais peut-on vraiment changer d’époque ?

Un délire mascu ?

Fabrice Châtelain DR.

Dans ce roman drolatique, qui tient autant d’Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq que de L’Homme surnuméraire de Patrice Jean et dont il serait le neveu au niveau, Fabrice Châtelain se plonge avec délice dans le barnum de l’époque, ses délires néo-féministes et masculinistes, ses religiosités aberrantes, ses radicalités progressistes aux conséquences régressives, ses impasses moralisantes qui finissent par rendre fou – et cela à travers un récit rondement mené qui fait tilt à chaque page. Certes, il faut être au courant de son siècle pour savourer tous les détails de cette satire (les filles qui disent qu’elles « s’en battent les couilles », la nouvelle « féminité sacrée », les moon mother, le transcendantal à la con, le marché des coach et même les Tickotkeurs associés ironiquement au sida – « mental » ?), mais si l’on en est et que l’on s’y intéresse (ce qui n’est pas toujours le cas, tant de gens passant par mépris, paresse ou ignorance, à côté de leur époque et du coup sont incapables de comprendre la littérature qui la décrit), l’amusement est constant, tout comme l’intelligence du propos. Il est vrai que l’auteur a le sens des phrases méchantes :

« Elle ne lui reprochait jamais directement de ne pas être assez cultivé, mais n’hésitait jamais à le brocarder dès qu’il commettait une bourde dans une conversation. Curieusement, le fait qu’Anastasio [le premier « rival » de Rémi] soit totalement inculte, voire analphabète, ne lui posait aucun problème. Il pouvait tout se permettre, car c’était un “vrai mec“, lui. »

Culture ! Distinction ! Que de crimes on commet en ton nom ! Tel est le grand problème de tous ces gens, et l’autre sujet du Mâle, soient les modes supérieurs par lesquels chacun d’entre nous tente d’exister à sa façon – et même s’il y a des ratés comme lorsque Charlotte se rend à une expo ou au cinéma « avec un enthousiasme relatif, de la même façon qu’on remplit une tâche dont on doit s’acquitter » et en revient souvent déçue avec le sentiment d’être coupable car n’ayant pas « ressenti les mêmes émotions que les critiques dont elle avait lu les articles élogieux. »

A lire aussi, Samuel Fitoussi: «Le wokisme a profondément appauvri l’univers Disney!»

Le pire, c’est quand le beauf inculte « l’emporte » sur l’intello – comme dans cette scène où Paulo mystifie Charlotte « niveau rhétorique » parce qu’elle ne se souvient pas d’une phrase de la page 559 de Guerre et paix (!!) alors que lui se souvient très bien de la demi-finale France-Croatie de 1998. Ce qui n’empêche pas Charlotte de se retrouver bientôt avec son propre footeux qu’elle suit amoureusement au stade avec ses potes hurleurs pour un match d’anthologie en lequel elle tente de voir une sorte de fête antique (avec des odeurs de merguez, certes) et comme l’attestent les pages de son journal intime, à la fois drôles, candides, émouvantes et parmi les plus réussies du livre, Châtelain se révélant grand connaisseur de l’âme féminine forcément bovariste.

Guerre des sexes, des classes, des époques, des générations (« Si j’étais un dictateur, je déporterais tous les jeunes de 14 à 27 ans, je les mettrais dans un camp de rééducation et ne laisserais ressortir que les moins cons », déclare un moment Rémi très remonté) – et des fantasmes.

Antilibéral sans le savoir

C’est précisément ce télescopage des temps qui fait le grand charme de ce livre qu’un Nicolas Bedos pourrait adapter – roman du réel, s’il en est, mais où l’imaginaire cinématographique s’invite, un peu comme le fantôme d’Humphrey Bogart dans Tombe les filles et tais-toi de Woody Allen. On aime ce personnage de cadre moyen, houellebecquien en diable, « antilibéral sans le savoir », conscient de ne pas tout comprendre de ce monde (« Il entrevoyait les limites de son système de pensée »), n’en revenant pas qu’un jour une femme aussi classe que Charlotte l’ait embrassé dans le couloir, lui, le « grouillot de service », et qui se met, tel Walter Mitty, à rêver sa vie à travers les émissions du moment (hilarant pastiche de L’Heure des pros) et tente de s’en sortir en endossant la peau d’un personnage de cinéma des années soixante (Le Clan des Siciliens) puis des années trente (La Belle équipe). Une Rose pourpre du Caire à l’envers, en somme, où il s’agirait non pas de sortir d’un film mais d’y rentrer – au risque d’y perdre la raison. Car vivre dans le passé, la nostalgie et le « garanti 100 % guinguette d’antan » n’est pas un projet social sérieux. Gueules d’amour à la remorque.

Et c’est pourquoi, bien plus qu’un roman CNews, Le Mâle est un roman qui marque l’ambivalence du spectacle, la symétrie des délires, l’imbécilité néo-féministe contre l’idiotie masculiniste – même si, et l’auteur semble aller dans ce sens, la seconde n’est que la conséquence de la première. Comme toujours, c’est le progressisme qui provoque le populisme, c’est l’activisme insensé des modernes qui suscite le réactif, sinon le régressif, c’est le gauchisme culturel qui crétinise tout ce qu’il touche et fait qu’à la fin, la farce devient tragique. Comme tous les vrais romanciers, Fabrice Chatelain se révèle moraliste. Il faut désormais compter avec lui.

Le mâle du siècle, Fabrice Châtelain, Intervalles (2023), 256 pages.

Pour 2024: finis les baratins!

0

Les faits s’accélèrent et donnent raison aux Cassandre. Les vœux de notre chroniqueur Ivan Rioufol…


Ce n’est pas pour me vanter, mais deux plus deux font bien quatre. Mes détracteurs de jadis ont bonne mine à devoir aussi admettre que l’eau mouille. Marcel Aymé, une fois de plus, avait vu juste : « Les radoteurs finissent toujours par avoir raison » (Vogue la galère). Jean-François Kahn, que j’eus à mes basques comme un sparadrap, disait vrai dans son obsession à me pister : oui, cela fait trente ans et plus que je me répète. Je fais profession d’enfoncer les mêmes clous : la fragilité de la nation, l’angélisme des belles âmes, la paresse des intellectuels, le pharisaïsme des faux gentils, le cynisme des donneurs de leçons, la méchanceté de la meute, le suivisme des médias restent des sujets inépuisables. Mais je les vois venir, les arrivistes de toujours. Hier, ils daubaient sur les « déclinistes » et dressaient des listes de « réacs » ou de « fachos ». Nombreux sont les opportunistes, voyant le vent tourner sous le poids des évidences, qui virent de bord. Les progressistes qui se convertissent au réel parlent désormais, sans se l’avouer, comme la vieille droite pragmatique qu’ils diabolisaient. L’année 2024 s’annonce prospère pour ces carabiniers d’opérette et résistants de la 25ème heure. Ils se remarquent déjà par leur propension à rejeter bruyamment « l’extrême droite », bouc émissaire qui leur permet de s’approprier, à leur tour, le combat contre l’islam politique importé.

A lire aussi: Alain Finkielkraut: «École: Attal espoir terminal?»

L’idée fixe demeure ma boussole. Depuis les années quatre-vingt-dix, je martèle ce propos simple, qui semble enfin ébranler la pensée officielle : rien n’est plus grave pour la France que l’immigration de remplacement encouragée par l’islam colonisateur. La colère française puise dans le sentiment d’abandon du peuple indigène, sommé par des « élites » inconsistantes de disparaître au nom de la mondialisation, du métissage, de la créolisation. J’observe que les faits s’accélèrent et donnent raison aux Cassandre. Certes, je me suis trompé en rejoignant, après l’attentat du 11 septembre 2001 contre les Etats-Unis, l’utopie néoconservatrice d’une démocratie concevable en Irak. Cette lubie passée, due à ma solidarité de principe avec le monde occidental attaqué, m’a convaincu de l’incompatibilité entre l’islam et la démocratie, entre la loi d’Allah et la loi du peuple. Depuis, mon atlantisme a été également refroidi par la subversion du wokisme importé des universités américaines soumises aux minorités sexuelles et ethniques.

Pour le reste, les perroquets avaient tort : ils disaient voir dans l’immigration une « chance pour la France », dans l’islam une « religion de paix et de tolérance » et dans « l’économique et social » la solution universelle. Tout au contraire, il est urgent de s’assumer « xénophobe », « islamophobe » et « identitaire », puisque c’est le prix que doit payer au clergé médiatique en déroute l’impatient qui veut arrêter l’invasion, dompter l’islam et sauver l’âme française. Pas sûr que les plagiaires de la droite oseront suivre…

Les baratins ont assez duré. Celui-ci, par exemple, entendu cent fois pour relativiser la passivité de la contre-société face aux violences urbaines ou aux actes du terrorisme islamiste : « A 99,99%, les musulmans sont intégrés en France ». Cette affirmation est hélas inexacte…

La suite est à lire maintenant dans le numéro de janvier de Causeur

Les footballeurs turcs jouent pour Atatürk

0

La Supercoupe de Turquie devait se tenir en Arabie saoudite la semaine dernière. Mais le pays de Mohammed ben Salmane a refusé aux joueurs turcs le droit de porter des maillots à la gloire du père de la Turquie moderne, l’apôtre d’une certaine laïcité… C’était sans compter sur la détermination des kémalistes du ballon rond.


L’affiche devait opposer, le soir du 29 décembre, le Galatasaray au Fenerbahçe, deux des plus prestigieux clubs turcs de football. Chaque année, la Supercoupe de Turquie oppose le vainqueur du précédent championnat au vainqueur de la précédente coupe nationale. Organisée cette année en Arabie Saoudite, la rencontre a tout simplement été annulée… à cause de maillots à l’effigie de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne.

Une tradition lancée par Kadhafi

La plupart des grands pays de football organisent chaque année ce type de rencontre entre le vainqueur du championnat et le vainqueur de la coupe (en France, son équivalent est le Trophée des Champions), qui est une occasion pour les joueurs d’ajouter une ligne à leur palmarès grâce à un seul match. Depuis quelques années, cette rencontre de gala est devenue un outil de softpower et est fréquemment délocalisée aux quatre coins du monde. Cela a commencé vraiment en 2002, lorsque la Libye de Mouammar Kadhafi accueillait la Supercoupe d’Italie opposant Parme à la Juventus. Pour la modique somme d’un million de dollars, le dictateur avait réussi à faire courir sur une pelouse sablonneuse les deux équipes, en pleine canicule, devant des tribunes vides. C’était aussi l’époque de la lune de miel entre le colonel et le président du conseil italien Silvio Berlusconi.

A lire aussi: Pan sur l’Ouzbek

Depuis, chaque pays a développé sa manière de délocaliser le super trophée national. En France, où le Trophée des Champions n’intéresse à peu près personne, la carte de la francophonie a été jouée à fond, avec des matches joués au Gabon, à Montréal, en Tunisie, au Maroc, mais aussi en Israël. La Supercoupe d’Italie et la Supercoupe d’Espagne sont, elles, fréquemment disputées dans le Golfe, surtout en Arabie Saoudite, qui a fait de l’organisation d’événements sportifs un des axes majeurs de sa communication politique. Parmi les grandes fédérations européennes, il n’y a que les Anglais et les Allemands – un peu plus jaloux que la moyenne de l’identité et de l’histoire de leur football – qui ont évité ce genre d’excentricité. Autre grand pays de football, moins par le palmarès de sa sélection que par la ferveur de ses supporters, la Turquie s’est convertie à cette mode. Dans les années 2000, elle avait déjà délocalisé cette compétition en Allemagne, pour le plus grand plaisir de la diaspora. En cette fin d’année 2023, c’est l’Arabie Saoudite qui devait accueillir la rencontre. L’occasion de marquer le rabibochage entre les deux grandes puissances sunnites, dont les relations avaient été très entamées par l’assassinat, en 2018, du journaliste Jamal Khashoggi au consulat saoudien d’Istanbul.

Mustafa Kemal Atatürk vs Mohammed ben Salmane

Oui mais voilà. La Turquie célèbre en cette année le centième anniversaire de la République. Les deux équipes ont souhaité s’échauffer avant le match avec des maillots à la gloire de Mustafa Kemal Atatürk, le père de la Turquie moderne mais aussi d’une certaine forme de laïcité. Héros de la bataille des Dardanelles, Mustafa Kemal avait voulu émanciper le peuple turc de la tutelle islamique qu’il considérait comme responsable en grande partie des malheurs de son pays. Sans remettre en cause l’islamité de la Turquie (les quelques lycéennes qui ont voulu se convertir en 1930 au christianisme ont été condamnées pour « atteinte à la nation turque »), Atatürk impose une « laïcité à la turque », la laiklik, qui fut non pas une séparation de l’État et de la religion mais un étroit contrôle de celle-ci par celui-là. Il adopte un code civil inspiré du code civil suisse en lieu et place de la charia. Il impose l’alphabet latin. Il interdit la polygamie, fait du dimanche le jour du repos, accorde le droit de vote aux femmes. Atatürk, francophile et admirateur de Napoléon, a plus ou moins inspiré toutes les tentatives « modernistes » au sein du monde musulman, de l’Égypte de Nasser aux régimes baasistes de Syrie ou d’Irak. Alors, pour l’Arabie Saoudite de Mohammed ben Salmane, les maillots à la gloire d’Atatürk, ça ne passe pas. La monarchie wahhabite a beau avoir accordé aux femmes le droit de conduire, cette tribune au laïcisme à heure de grande écoute, c’est la provocation de trop. Les deux clubs turcs, qui entretiennent l’une des rivalités les plus féroces que la planète footballistique peut connaître, s’accordent cette fois et refusent de sortir de leur hôtel. Alors que les tribunes commençaient à se remplir, l’annulation du match était annoncée.

Le prince Mohamed Ben Salmane au Sommet du G20 à Osaka, le 28 juin 2019 © LUDOVIC MARIN-POOL/SIPA

A lire aussi: Jacques Delors: l’architecte critique de son propre ouvrage

En vingt années de pouvoir de Recep Erdogan, partisan d’un « islamisme modéré », l’héritage d’Atatürk a été largement bazardé. Pourtant, dans les grandes villes, la mémoire de l’ancien chef de la Turquie est perpétuée. Lors des élections de mai 2023, les voix d’Istanbul, d’Ankara et de la côte Égéenne ont fait défaut à Erdogan, ce qui ne l’a pas empêché d’être réélu. Pour une bonne partie du petit peuple anatolien, Erdogan est le héros de leur lutte contre les « élites » encore imprégnées de kémalisme, comme le signalait Gil Mihaely dans le numéro de juin dernier. Les grands clubs de football d’Istanbul, aux effectifs très cosmopolites, sont eux-mêmes le produit de la Turquie « moderniste » : le club du Galatasaray est issu du lycée du même nom, symbole des liens jadis forts entre la France et la Sublime Porte. Pour l’opposition turque, Erdogan n’a pas défendu l’honneur de la nation turque dans cette affaire de match annulé. C’est le point de vue d’Ozgur Ozel, dirigeant du CHP, parti d’opposition fondé à l’origine… par Atatürk. En bon politique, Erdogan a préféré minimiser la portée de ce fiasco. « Faire du sport un enjeu politique », a-t-il précisé samedi 30 décembre lors d’une cérémonie à Istanbul, « est mal, inutile et ne sert aucun intérêt ». Pas mal, de la part d’un dirigeant, mordu de football, qui a voulu faire du club stambouliote de Başakşehir une vitrine de son parti, l’AKP, et un concurrent des grands clubs historiques de la ville, décidément trop distants à l’égard du régime d’Erdogan.

Ici, maintenant et ailleurs!

 En observant ses contemporains, tous derrière leur smartphone, sur les Champs-Elysées, pour le passage de la nouvelle année, notre contributeur s’interroge sur ce mode relationnel nouveau qui, à son avis, marque une vraie évolution et place la dimension spatiale en premier lieu au détriment de la dimension temporelle – laquelle nous permettait jusqu’alors de nous construire sur des racines solides, structurantes pour notre identité.


Je souhaite aborder l’image du passage de l’année sur les Champs-Elysées avec l’Arc-de-Triomphe en fond, et une multitude de téléphones levés, en mode vidéo bien sûr, afin d’immortaliser l’événement, pense-t-on au premier abord… Après réflexion, cette séquence laisse un goût amer car elle signifie davantage que ce qu’elle expose en premier lieu.

Une foule rassemblée pour fêter la nouvelle année sur les Champs-Elysées à Paris, cela semble extrêmement banal. Que les gens aient tous un téléphone ne l’est pas moins, car cela fait dorénavant partie de nos vies. Ce qui apparaît surprenant c’est l’utilisation de ce téléphone, de manière d’ailleurs synchronisée : tous à faire la même vidéo au même moment.

Vouloir conserver une trace de son vécu est juste humain et motive l’existence depuis fort longtemps. La technologie a permis les photos, les films, auparavant les écrits, toutes ces traces qui inscrivaient notre passage dans ce monde dans un temps donné. Nous étions ici et maintenant, et souhaitions pouvoir témoigner de cela dans un futur plus ou moins lointain. C’est la temporalité qui était à l’origine de nos actes et de notre volonté de prolonger notre existence à travers les traces que nous espérions ainsi laisser. Ajoutons bien sûr à cette dimension, le souhait – parfois le besoin – du souvenir en famille avec nos proches, avec les êtres aimés, certains déjà quelques fois disparus, et nous avons les raisons qui ont prévalu pour l’utilisation de ces appareils, photos, téléphones… jusqu’à dernièrement.

Le temps et l’espace

Avec cette image aux Champs-Elysées, ce qui est flagrant est l’absence du temps présent. Les gens ne vivent pas l’instant pour ce qu’il est, mais le filment pour ce qu’il dit d’eux : « j’étais là », ou plutôt puisque nous sommes en mode vidéo, bien souvent diffusée en direct, « je suis là ». L’existence ne se prolonge plus dans le temps, ne s’inscrit plus dans une histoire avec un passé, un présent et un avenir, mais se décline actuellement dans l’espace. La variable qui permet d’analyser cette séquence est celle de la géographie, ce n’est plus le temporel qui prévaut mais le spatial. « Voilà où je suis » prédomine le « Regarde ce que j’ai fait » !

La construction de nos relations dépend très largement de ces considérations et nous devrions y porter beaucoup plus d’attention car cela en dit long sur ce que nous sommes devenus, et annonce ce que nous pourrions ne plus être. Nous avons toujours eu besoin de racines pour notre équilibre individuel et social, et construire ensemble sur les bases de notre société, une évolution qui tienne compte de notre passé commun et du fameux adage populaire : « Si tu ne sais pas où tu vas, n’oublies jamais d’où tu viens ». Le moi se construisait sur des bases temporelles autant que sociales et sociétales. Aujourd’hui, la mondialisation est passée par là, il semblerait que les nouvelles générations fassent l’impasse sur ces fondements, pourtant indispensables à notre identité. Le moi apparaît comme plaqué sur des espaces géographiques, imbriqués les uns dans les autres, sans que nécessairement la dimension temporelle ne vienne les structurer, les agencer ensemble.

En filmant l’instant présent sans réellement le vivre, cela dit « je veux aussi être ailleurs » et non « je veux témoigner de ma présence ici », car le plus souvent ces traces de ce présent non consommé seront très vite jetées dans les oubliettes de nos smartphones. Cela expose la volonté non plus d’investir le temps, mais d’être à plusieurs endroits, de s’étendre géographiquement et non plus dans la durée. On souhaite occuper l’espace davantage que marquer son histoire, sa trace dans le temps, qu’il soit familial, historique ou autre.

Vie par procuration

Le problème n’est pas cette image en tant que telle, car elle pourrait exister juste pour marquer l’instant du passage à l’année 2024. Le souci vient surtout qu’il s’agit de notre nouveau mode de communication, de relation et que cela s’installe durablement. Ainsi, les événements culturels, festifs, spectacles ponctuels dans les petites villes ou villages…, sont filmés et retransmis en direct sur les réseaux sociaux afin de les partager immédiatement avec ceux qui sont ailleurs. On partage le présent davantage que l’on témoigne de son vécu. Cela exprime un côté positif, l’altérité et le partage, mais occulte la notion essentielle de temporalité pour forger l’identité. Le citoyen du monde est là, sous nos yeux, et nous ne savons pas très bien comment l’accueillir…

Est-ce une bonne chose d’être ici, maintenant et ailleurs tout à la fois, si l’ailleurs prend le pas sur le réel du temps présent ? Ne serait-ce pas vivre par procuration au travers de son téléphone, vidéos et réseaux sociaux tournant à plein régime ? Ne serait-ce pas le premier pas vers une forme d’existence virtuelle que nous vivrions sans prise sur le temps ?

Cela rejoint un autre phénomène qui interroge autant, à savoir la lutte contre les marques du temps sur notre corps, le vieillissement. Refuser le temporel et lui préférer sans cesse le spatial est juste s’enfuir de notre condition humaine à cloche-pied. La géographie a besoin de l’histoire pour s’inscrire dans une compréhension fine de l’espace que l’on étudie. L’homme a besoin de racines pour ne pas se couper lui-même de son humanité, qui forcément s’inscrit dans la durée, dans la construction civilisationnelle. Sans cela, nous ne sommes plus rien que des entités capables d’être ici et ailleurs, mais présentes nulle part. Absence de conscience propre et interchangeabilité des individus ! Bien sûr nous n’en sommes pas encore là, mais prenons garde à la direction dans laquelle nous nous engageons, parfois les aiguillages se font rares, et il est trop tard pour rebrousser chemin.

2024 Les délices de Kaput

0

Tandis que la France se fracture de plus en plus et que la culture continue à être « cancelée », le président de la République cherche un 7e souffle dans la 3e dimension et on décrète l’année internationale du lama. 2024 mérite tout notre optimisme. Le regard d’Henri Beaumont


2024 sera olympique à Paname, électorale aux États-Unis et en Europe, l’année internationale des camélidés – décrétée par la Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) – et de tous les dangers. Le Temple du soleil, Zorrino, les lamas, les sondages sont têtus. Le suffrage universel et les populistes qui veulent le gouvernement du peuple pour le peuple, menacent la démocratie. Quand la masse fâchée, la masse toujours faire ainsi… « Peu à peu nous prenons l’habitude du recul et de l’humiliation, à ce point qu’elle nous devient une seconde nature. Nous boirons le calice jusqu’à la lie » (Lettre du colonel de Gaulle à sa femme, 1er octobre 1938, lendemain des Accords de Munich).

Mayday ! Scramble !

Ça chauffe en Ukraine, au Moyen-Orient, en mer de Chine, chez nous aussi. La récente enquête Ipsos, « Fractures françaises », confirme la gravité des fractures et mécontentements. 64 % des Français estiment « qu’aujourd’hui on ne se sent plus chez soi comme avant », 69% que le système démocratique fonctionne mal, 82 % que le pays est en déclin (+7 points depuis 2022), 91 % que la société est violente, 82 % que le pays « a besoin d’un vrai chef pour remettre de l’ordre ». Obélix de la zizanie, Gégé fracasse les réveillons et générations : Falbala contre Bonemine. Les arguments s’effritent, les positions se durcissent, Macronix s’enferre. Splendeurs et misères des crises de nerf, pétitions, damnatio memoriae, grandes illusions et petites comédies françaises.

Les convulsionnaires de la vertu, pourtousistes acéphales, Médées furieuses et enragées, s’agitent comme Philippulus au milieu des surmulots dans L’Île mystérieuse. Assoiffés de buzz, à la recherche d’un fromage, d’un siège, d’une chaire, à l’Hamas, ils soufflent sur les braises de l’histoire, allument d’imbéciles guerres de sexes, de races, de genres, font passer leurs anchois avariés pour des produits exotiques. Le wokisme a perdu la bataille du progrès, a oublié le plan B et les lendemains qui chantent mais réussit là où Marx, Proudhon, Albator, Jack Lang ou Thomas Piketty ont échoué : destruction du travail, des savoirs, de la famille, des nations, de la civilisation occidentale, bordélisation du monde et tabula rasa. Nos meilleures années, Vanina, Les Valseuses, Vincent François Paul… et les autres, La Vie devant soi, c’était en 1974, il y a un demi-siècle, une éternité. « Le Français a gardé l’habitude et les traditions de la révolution. Il ne lui manque que l’estomac : il est devenu fonctionnaire, petit-bourgeois et midinette. Le coup de génie est d’en avoir fait un révolutionnaire légal. Il conspire avec l’autorisation officielle. Il refait le monde sans lever le cul de son fauteuil » (Camus).

L’œil sombre, les muscles chétifs, ivre de probité candide et de vin rouge, le QI entre l’IA, deux chaises et trois slogans, la jeunesse déprime sur Insta et TikTok. Qui suis-je, où vais-je, qu’est-ce qu’on mange à midi ? « L’eau pure fait des goitreux ; les idées pures font des crétins » (Miguel de Unamuno). De mal en PISA, le mammouth de l’École des fans s’enfonce dans les classements de l’OCDE : 26e place en mathématiques et sciences, 28e place en compréhension de l’écrit. Quels enfants allons-nous laisser à notre monde ? Gabriel Attal – le Hussard sur le moi – hésite entre un Grenelle de la dictée, le Yalta de la blouse, un plan Marshall de l’estime de soi ou un grand choc de compétences comportementales… « Les faits sont inexorables, ils ne connaissent point la pitié » (Léon Bloy).

L’Elysée est un temple où de mouvants piliers / Laissent souvent sortir de confuses paroles / Jupiter passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards fatigués (d’après Baudelaire). A la recherche d’un 7e souffle dans la 3e dimension, Emmanuel Synchrotron veut « accélérer en même temps sur le plan de la transition écologique et de la lutte contre la pauvreté », prépare un grand rendez-vous avec la notion et le sentiment tragique de l’avis. Il met sur la table un lunaire « pacte mondial pour le climat et une réforme de la gouvernance financière mondiale ». Au Cap Carnaval depuis 2017, Goldorak Président, tourne en rond comme les Dupond dans le désert, collisionne les Mormons, fracture les protons, muons, neutrinos, zig-zags, les quarks et les couacs. « Le caractère des Français demande du sérieux dans le souverain » (La Bruyère).

Informe, l’Europe implose : un monde sans volonté ni représentation. La RSE (responsabilité sociétale des entreprises), Directive CSRD sur la durabilité, les devoirs de vigilance, lanceurs de transparence, transitions vers les trottinettes à hydrogène, le compost de guano, la décroissance productive, la sobriété festive, le thé dansant sur le Titanic, ne changent rien à la maldonne et aux délices de Kaput. « Le délire est plus beau que le doute, mais le doute est plus solide » (Cioran). La nostalgie est un luxe qui devient suspect. Essayons de sauver le meilleur du monde d’avant, le sombre plaisir d’un cœur mélancolique.

Anniversaires, flash-back et résistance

24 comme le nombre de chants de L’Iliade ou L’Odyssée, les préludes de Chopin et Debussy, les albums de Tintin. 2024, ce sera aussi le centenaire de Bibi Fricotin, Marcello Mastroianni, Marlon Brando, Lauren Bacall, Claude Sautet, Charles Aznavour, de l’Histoire de France de Jacques Bainville. C’est doux de revenir aux sources du passé… En 2024, les littéraires auront une pensée pour Louise Labé et Ronsard (1524), Joubert et Byron (1824), Michelet et la comtesse de Ségur (1874), Kafka et Anatole France (1924), sans oublier Marcel Pagnol (1974).

« Le plus beau métier du monde, finalement c’est bibliothécaire… Oh non, je ne parle pas d’une grande bibliothèque mais d’une petite, dans une petite ville de province, en Bretagne, par exemple une bibliothèque municipale. Quel calme ! Quelle belle vie ! Puis, quand arrive la soixantaine, on se met à écrire une monographie de quatre-vingts pages : Madame de Sévigné est-elle passée par Pontivy ? Alors on devient frénétique, on envoie des lettres cinglantes au chanoine qui chicane sur une date, on embête tout le monde… Oui, croyez-moi, bibliothécaire c’est le plus beau des métiers » (Charles de Gaulle à François Coulet, son officier d’ordonnance, printemps 1942).

« La Chimère » ou l’amour de la beauté perdue

Le dernier film de l’Italienne, Alice Rohrwacher, est une magnifique réflexion sur la beauté pour une époque qui a de plus en plus de mal à comprendre et à apprécier ce qui relève de l’ordre esthétique.


L’art, l’amour, la mort, le rêve, la réalité, la beauté… ces grandes idées éternelles qui ont fait réfléchir tant de philosophes et qui ont inspiré tant d’artistes sont très souvent aux abonnées absentes dans la grande majorité des productions cinématographiques contemporaines – surtout françaises – où la plupart des scénarii sont prévisibles, les dialogues lourdingues à en mourir, surtout quand la vulgarité ne les tire pas encore au plus bas de l’abîme de la médiocrité, et la mise en scène aussi plate que la terre l’était dans la représentation commune d’avant les révolutions copernicienne et galiléenne. Le film, La Chimère, écrit et réalisé par Alice Rohrwacher, échappe à ce constat accablant par l’esthétisme de sa mise en scène, la composition des rôles joués par des acteurs habités par leur personnage et la réflexion qu’il offre aux spectateurs.

Le film s’ouvre sur un plan au format carré où une jeune femme, au visage illuminé par un sourire radieux et le blond vénitien de sa chevelure, apparait telle la Vénus de Botticelli sortie des eaux, puis disparait aussi fugitivement qu’un songe. Le plan suivant au format plus large nous confirme qu’il s’agissait bien d’un songe. Arthur, le héros, dort profondément dans le train qui le ramène chez lui, dans un petit village au bord de la mer Tyrrhénienne où il retrouve sa bande d’amis pilleurs de tombes étrusques. On comprend plus tard que cette jeune fille à laquelle il rêve est sa fiancée qui a disparu… à jamais.

A lire aussi: Hiver fleuri à Giverny

Cette alternance entre le plan au format « polaroid », symbolisant les songes, et le plan plus large représentant la réalité, rythme le film et permet à la réalisatrice de jouer sur un contraste clair-obscur entre une partie onirique qui est aussi lumineuse et brève que la réalité est poussiéreuse et longue. A travers ce jeu entre le rêve et la réalité se loge le manque imposé par l’absence irrémédiable de la personne aimée. A l’image d’Éros décrit par Diotime dans Le Banquet de Platon comme toujours en quête de ce qui est beau, Arthur est à la recherche de son amour perdu mais aussi de la beauté divine, les deux se confondant et se cachant du regard des vivants.

Comme Éros qui est le daimôn, cet être intermédiaire entre les dieux et les hommes, Arthur s’apparente à un sorcier qui va du profane au sacré. Archéologue de profession, il utilise ses talents de sourcier pour trouver des sépultures où sont enfouis des trésors antiques. Là aussi, la réalisatrice évoque, en filigrane, nos mythes fondateurs qui constituent le socle de notre culture gréco-latine. Dans ses songes, Arthur voit sa bien-aimée tendre un fil rouge comme Ariane dans le labyrinthe. Et comme Orphée qui descend dans l’obscurité des enfers pour retrouver son Eurydice, Arthur descend dans les profondeurs des grottes souterraines à la recherche de son aimée.  

Dans cette quête éperdue dans le royaume des morts, Arthur découvre un sanctuaire érigé pour la déesse des animaux, la statue est intacte et d’une pure beauté. Par appât du gain, sa tête sera tranchée. Mais par amour de la beauté, elle sera sauvée du regard avide des hommes.  « La beauté divine n’est pas faite pour être regardée avec les yeux des hommes » déclare Arthur avant de jeter la tête à la mer où gisent encore et toujours des trésors perdus et oubliés. La sentence d’Arthur a d’autant plus de résonance à l’heure actuelle, où la mondialisation malheureuse avilit tout ce qu’elle touche, que dans les années 80 où se déroule cette histoire qui s’apparente à bien des égards à un conte philosophique.  

A lire aussi: Bas les masques!

Sommes-nous capables de contempler la beauté quand elle se présente à nous et la méritons-nous ? C’est peut-être une des questions existentielles de cette Chimère.

Quoi qu’il en soit, le temps de ce film, André Malraux aurait trouvé son Musée imaginaire et Sébastien Lapaque quelques baumes pour atténuer sa douleur face à l’immonde décrit dans son dernier roman.

À voir absolument avant qu’il ne disparaisse, comme une chimère, des écrans des cinémas indépendants en voie d’extinction…

La Chimère, d’Alice Rohrwacher, 210 minutes. En salle depuis le 5 décembre.

«Flinguer» Camus et autres basses œuvres de l’Université de Caroline du Nord

0
DR

Dans son essai à charge contre Albert Camus (Oublier Camus, La Fabrique) Olivier Gloag n’essaie pas de contextualiser ou de comprendre la pensée d’Albert Camus. Il le juge. Son verdict ? Il faut annuler le Prix Nobel de littérature 1957 ! Analyse.


Flinguer Camus, n’est pas le titre choisi par Olivier Gloag pour son pamphlet de démolition de Camus. Il l’a intitulé Oublier Camus[1]. C’est plus grave. Après un meurtre, il reste la mémoire de la victime. Une date d’abord : « Mort le… » Souvent une plaque scellée sur le mur de l’immeuble devant lequel le gars est tombé : « Ici a été fusillé untel par les séides de la gestapo… », une plaque devant laquelle un élu local, paré de l’écharpe tricolore, va prononcer un hommage et déposer un bouquet de fleurs à la date anniversaire du meurtre. Il y a aussi la dalle de granit devant laquelle les amis et admirateurs peuvent venir se recueillir : « Ici repose… » On nomme cela « la mémoire ». On peut ainsi aller se recueillir sur la tombe ou devant le mémorial d’une personne disparue, un de ces « vivants piliers » qui, longtemps après leur mort, ont aidé certains d’entre nous à traverser l’existence… « Les forces de l’esprit ». Ainsi, tel de mes amis est allé au cimetière de Saint-Brieuc pour se recueillir devant la tombe de son écrivain favori, tel autre a fait le détour par Portbou pour se souvenir de Walter Benjamin, tel autre fera le voyage a Borgonovo pour se recueillir devant la pierre d’Alberto Giacometti. Sur un célèbre cliché du photographe Ken Regan on voit Bob Dylan et Allen Ginsberg venus se recueillir sur la tombe de Jack Kerouac, au cimetière Edson de Lowell au Massachusetts, en 1975. « Les forces de l’esprit » encore. Tous ces défunts sont des exécutés, des suicidés, d’autres sont morts de maladie ou de « leur belle mort ». Flingués par la Camarde. Ce sont les chanceux.

Et puis il y a les autres. Ceux pour qui la mort n’a pas été jugée une punition suffisante et à qui l’on a voulu infliger une peine pire que la mort : l’oubli. C’est cela que réclame Gloag pour Camus dans les fielleuses pages de son chef d’œuvre de l’abjection wokiste. En d’autre temps, pour ceux que l’on souhaitait annuler, l’oubli avait pour nom la Kolyma, la baie de Magadan, la Mer Blanche et les îles Solovki, le goulag – ils furent ainsi deux millions en 1950 à y être « annulés ». Plus à l’Est il y eut la version laogaï… Aujourd’hui, à Asheville en Caroline du Nord, de nouveaux NKVD se lèvent, les Guépéou ont nom Oxford University Press et des Gloag sont les Dzerjinski et les Iagoda des nouveaux Camps du Bien.

L’essayiste d’extrême gauche Olivier Gloag. Capture YouTube.

On sait que certains des rescapés du goulag sont parvenus à s’extraire de l’oubli. Ayant pris des notes et après huit ans de bagne, l’un d’eux, Soljenitsyne, put réapparaître et même accéder au prix Nobel de littérature. Pour tenter de le renvoyer dans l’oubli, le Parti Communiste Français, et son journal L’Humanité, le traitèrent de sympathisant pronazi, il eut droit aux qualificatifs d’antisémite et d’ultra-nationaliste. Dans le livre d’Olivier Gloag, on apprend en page 134 que Camus a été « récupéré » par « l’Etat français » ! En page 129 on nous dit que l’« on peut qualifier son rapport aux femmes d’adversatif » (sic !), et que dans le Mythe de Sisyphe il « théorisa sa misogynie ». Quant au couplet « Daoud dédouane Camus », (p 132) sur l’analyse de L’Étranger et du roman de Kamel Daoud Meursault, contre-enquête, l’argumentaire du lynchage est digne du sinistre procureur des procès de Moscou, Andreï Vychinski.

La cancel culture est aujourd’hui le moyen de relégation dans le goulag mental que prône cette tumeur maligne du progressisme qu’est le wokisme importé des Etats-Unis. Les manœuvres de suppression, d’annulation, d’effacement d’un individu consistent, au-delà de la mort physique, à ruiner par dénigrement son souvenir, sa mémoire. C’est une deuxième mort qui vise à désamorcer ces forces de l’esprit qui parviennent à relier certains vivants à des défunts qui continuent de les inspirer, « ces vivants piliers », « ces aînés qui m’ont aidé à grandir » qu’évoque Régis Debray.[2]

L’entreprise d’Oliver Gloag d’annulation de Camus est un petit chef-d’œuvre de cette destruction de notre culture visant à précipiter dans la fosse de l’oubli nombre de ses figures. L’Associate Professor de l’Université de Caroline du Nord amorce en douceur son infâmie. Il faut tisser la toile avant de porter le coup de grâce. Ainsi, les reportages de Camus sur la misère en Kabylie[3] relèvent, nous dit le professeur, d’une stratégie : « l’humanitaire au service du colonialisme » (p 27) puisque, précise Gloag, « ses lecteurs (sont) essentiellement des pieds noirs ». Quand un grand-père lui présente une fillette kabyle « éthique et loqueteuse », et que Camus avoue éprouver une mauvaise conscience, Gloag écrit : « Ce désir d’extraire cette fillette kabyle de sa pauvreté abjecte pour qu’elle puisse être comme « n’importe quelle française » dit l’ambition de cette charité : l’inclusion dans l’ordre colonial, l’appartement dans la famille France » (p 27). On apprend plus loin que « son article de Combat du 23 mai 1945, intitulé « C’est la justice qui sauvera l’Algérie de la haine », comporte un appel à intensifier la colonisation » ! (p31). Il est raciste (p 80), « virulement (sic !) anticommuniste passéiste » (p 83). On aura compris : salaud de Camus !

A lire aussi: Oublier Olivier Gloag

On imagine le merveilleux film qu’après son Napoléon Ridley Scott pourrait réaliser sur la base du scénario d’un Associate Professor de l’Université de Caroline du Nord, comme Olivier Gloag, tant ce professeur dont « les recherches portent notamment sur les représentations coloniales dans la littérature hexagonale » semble s’être fixé comme objectif la démolition de la culture française qu’il honnit.

Il y eut bien sûr des précédents dans ce type d’entreprise de vilenie par lesquelles certains individus trouvent à se réaliser. On pense ici au déboulonnage de la statue de de Gaulle, entrepris par Stéphane Zagdanski dans son livre Pauvre de Gaulle [4], dans la même veine que l’entreprise de Gloag contre Camus. La vulgarité des moyens de Zagdanski tenait plus du délire psychopathe que de l’entreprise critique. On y lit que de Gaulle « ne fut jamais au fond qu’un vulgaire politicien publicitaire au charabia charlatanesque, un diplomate cynique et ingrat, un menteur impénitent, un soldat raté, un théoricien surfait, un mégalomane colérique […] féru des stéréotypes romantico-fascistes les plus écoeurants, » Etc… On sait que ces cinq cent pages d’insanités n’ont pas réussi à dézinguer la statue du commandeur qui survivra sans peine à son petit démolisseur.

Voltaire a déjà été présenté devant le tribunal populaire, car on n’est pas sûr qu’il n’ait pas eu des actions chez le sieur Jean-Gabriel de Montaudouin de la Touche, armateur négrier à Nantes. Dans L’essai sur les mœurs et l’esprit de nations de 1756, dans Le traité de métaphysique de 1734, certains ont débusqué l’insinuation de la supériorité des blancs, un peu d’antisémitisme, une touche d’islamophobie, un zeste d’indulgence pour l’esclavagisme. Salaud de Voltaire ! Si l’on parvenait à annuler puis oublier de tels personnages selon les techniques du professeur Gloag, on imagine les places que l’on dégagerait au Panthéon sur les quatre-vingts illustres panthéonisés à ce jour. C’est très possible. Mirabeau en a été extrait après quelques trois années de séjour lorsqu’on découvrit qu’il avait été corrompu par la Cour. Jean-Paul Marat n’y resta que quelques mois et Lepeletier de Saint-Fargeau seulement deux ans. Rousseau, Hugo, Voltaire, Gambetta, Jaurès, Malraux, Genevoix… c’est bien le diable si, en cherchant bien, on ne pourrait pas faire un peu de place…

Camus, Voltaire, de Gaulle… Verlaine, Rimbaud, Baudelaire, un délice pour un professeur d’Université de Caroline du Nord, ou du Massachussetts, féru de la culture de l’annulation. Que de délicieuses entreprises de démolition en vue, en forme de sujets de thèse, mémoires et colloques ! Quand, lors d’une audition par le Congrès en décembre 2023, on demanda à la présidente de l’Université de Harvard Claudine Gay, « si appeler au génocide des juifs pouvait violer le règlement intérieur de l’université», elle répondit que « cela dépendait du contexte ». Tout devient donc possible ! Ce révisionnisme a déjà ouvert de belles perspectives au wokisme qui essaime aujourd’hui dans les universités françaises. Ainsi, l’université de Bordeaux-Montaigne avait franchi le pas un jour d’octobre 2019 quand elle fit interdire de parole la philosophe et académicienne Sylviane Agacinsky. Cette université peut s’enorgueillir de lui avoir préféré en mars 2023 un « conférencier » ancien responsable du groupe terroriste Action directe, récemment sorti de prison pour assassinat, Jean-Marc Rouillan. On sait que la destruction de livres de François Hollande, de Frédéric Beigbeder, d’Éric Zemmour est maintenant d’actualité au pays de Montaigne. A quand une France décorée par ces autodafés qui en 1933 illuminèrent les villes d’Allemagne ! On y brûlerait les livres de Michel Houellebecq, les toiles de Picasso, de Gustave Courbet, et sous l’œil de l’insoumise Annie Ernaux, on y déclamerait des textes de Houria Bouteldja, de Sandrine Rousseau, de Jean-Luc Robespierre. On se souvient de l’élégance avec laquelle la no-belle de 2022 avait savouré la non attribution du prix à Houellebecq en déclarant « Quitte à avoir une audience avec ce prix prix… franchement, mieux vaut que ce soit moi ». La classe non ?

Mais Annie Ernaux ne devrait pas trop se réjouir… tout le monde a oublié le nom de Guy Mazeline, lauréat du Goncourt de 1932, mais retenu celui de l’écrivain qui ne l’a pas eu cette année-là : Louis Ferdinand Céline. Le risque existe de rejoindre « le cimetière des Nobels oubliés » comme, Colette, Apollinaire, Céline furent les grands noms du « cimetière des Goncourt oubliés ».

Les perspectives d’annulation, de cancellation de personnalités qui ont fondé la culture occidentale sont vastes. De Rabelais à Jean-Jacques Rousseau, de Léonard de Vinci à Victor Hugo, des siècles de génie artistique. De fins limiers pourraient être invités à aller fouiller dans toutes ces biographies. Certains de ces illustres sont évidemment plus exposés que d’autres. Dégommer un Picasso avec le rêve de faire dégringoler le plus grand peinte du XXe siècle doit faire rêver les petits Gloags de Caroline du Nord ou de Bordeaux-Montaigne. Gauguin n’a-t-il pas déjà vu sa vie sexuelle condamnée par le tribunal wokiste ?

L’épuration qui sévit à Hollywood ou à Princeton pourrait ainsi s’étendre au Louvre, au Musée d’Orsay, à tous les musées de France. Tant de vieilleries y trainent qui n’intéressent que l’homme blanc, hétérosexuel, de plus de cinquante ans. Pour qu’advienne l’Homme nouveau, l’oubli de l’héritage est nécessaire.  Du passé faisons table rase :

Qu’enfin le passé s’engloutisse !
Qu’un genre humain transfiguré
Sous le ciel clair de la Justice
Mûrisse avec l’épi doré !

(Eugène Pottier)

Je pense au sale boulot de Gloag sur son barbouillage de Camus … et je repense à ces mots de Lucien Camus, le père d’Albert : « Un homme ça s’empêche ». Si peu en sont capables… !


[1] Oliver Gloag, Oublier Camus, La Fabrique éditions, 2023.
[2] Regis Debray, Où de vivants piliers, Gallimard, 2023.
[3] Parus dans le journal Alger républicain du 5 au 15 juin 1939.
[4] Stéphane Zagdanski, Pauvre de Gaulle, Pauvert, 1999.

La dernière reine de France en lumière

0
Portrait de la reine Marie-Antoinette dit « à la rose », Élisabeth-Louise Vigée-Lebrun, 1783. DR.

Au docu-fiction d’arte, préférons la lecture du passionnant travail de Charles-Eloi Vial, en vente en librairie ce 4 janvier


Encore une biographie de « l’Autrichienne », cette reine martyre changée en icône fashion ? Reste-t-il encore quelque chose à connaître de la « Lady Diana » de l’Ancien Régime, immortalisée depuis des lustres par des tombereaux de livres, de films – de Stefan Zweig à Sofia Coppola –, voire de séries télévisées ?  

Dérive woke sur arte

À l’occasion de la récente restauration du hameau du Petit Trianon qui menaçait ruine, la chaîne franco-allemande remet le couvert avec un long métrage en libre accès sur arte.fr jusqu’à fin février. Documentaire photogénique, forcément, au reste pas déshonorant du tout sur le terrain de la véracité factuelle, telle qu’énoncée en voix off. La réalisation n’en est pas moins émaillée des inévitables inserts fictionnés qui sont aujourd’hui le poncif obligé du docu (roucoulade muette de Fersen, l’imberbe amant prussien, fixant d’un regard embué sa Marie-Antoinette enamourée). Mais surtout, on déplorera que ce docu-fiction ne résiste pas à dévaler tout schuss la piste wokiste, en tendant à nous peindre la reine fantasque et dispendieuse sous le jour fallacieux d’une militante féministe avant la lettre… Passons.

A lire aussi: Causeur #119 Alain Finkielkraut: «École: Attal, espoir terminal?»

Historien émérite à qui l’on doit déjà, sous les fidèles auspices des éditions Perrin, plusieurs ouvrages de référence sur la fin de l’Ancien régime et les révolutions françaises (Les Derniers feux de la monarchie – la cour au siècle des révolutions, 1789-1870, ou encore La Famille royale au temple), Charles-Eloi Vial s’est lancé quant à lui dans un Marie-Antoinette dont on peut dire a contrario qu’il dépasse de très haut toutes les attentes. Car ce pavé de plus de 700 pages ne se contente pas de raconter par le menu les étapes mille fois ressassées de cette vie d’enfant gâtée tranchée par la Terreur révolutionnaire quelques mois après l’exécution du royal époux, bientôt suivi sur l’échafaud par Madame Elisabeth, sœur de Louis XVI.

Remise en perspective

Ce qui rend neuf et véritablement passionnant le récit concocté par cet archiviste paléographe et conservateur à la BNF, c’est que, retournant aux seules sources avérées et les fouaillant avec une précision quasi-chirurgicale, il restitue à plein cette destinée follement romanesque (et pour cause si durablement sujette aux extrapolations les plus débridées) dans le contexte intellectuel, moral, diplomatique et géopolitique du temps. En sorte que ce volume ne vient pas compléter de façon oiseuse une historiographie déjà surabondante sur ce personnage « clivant », «  d’abord dauphine immature puis souveraine frivole, épouse mélancolique et mère épanouie, s’entourant d’une coterie qui n’appartenait qu’à elle, vivant dans un monde à part, sourde à tous les avertissements » (…) jusqu’à cette « maturité (…) qu’elle ne put jamais connaître avant sa terrible captivité et son passage sous le couperet de la guillotine, à seulement trente-sept ans ».

A lire aussi: Affaire Depardieu: la bourgeoisie de farces et attrapes dans tous ses états

De fait, un projet ambitieux habite l’ouvrage de Charles-Eloi Vial: au prisme de cette tragédie tout à la fois intime et publique, livrer les clefs d’une lecture historique qui, confrontant documents d’archives et témoignages d’époque – journaux intimes, Mémoires, correspondances diplomatiques…-, analyse, en creux, la réalité sociale, politique, confessionnelle, morale qui sous-tend et conditionne l’existence entière de Marie-Antoinette. Passionnante remise en perspective. Si le livre se lit de bout en bout comme un roman-fleuve palpitant, c’est qu’il conjugue ainsi, dans l’écrin d’une prose élégante et limpide, l’observation très fine de la société aristocratique au crépuscule de l’Ancien Régime, et la chronologie détaillée de l’inexorable descente aux enfers de Louis XVI et de son épouse.

Docteur en histoire, l’archiviste Charles-Éloi Vial publie « Marie-Antoinette » chez Perrin. Photo: capture Youtube.

Un monde englouti

Attentif à relever les innombrables citations apocryphes comme les impérissables anachronismes, l’historien montre de quel poids étouffant l’étiquette de la cour, dans la France extraordinairement stratifiée de l’Ancien régime, conditionne les comportements, et à quel point la Révolution fut, pour le couple royal comme pour la plupart des courtisans, un événement incompréhensible compte tenu de leur éducation intellectuelle. Marie-Antoinette  – qui  entre parenthèses « jamais ne joua à la fermière, ne donna pas de grain aux poules ni ne battit le grain dans la baratte » nous apparaît, à distance du portrait extravagant et trivial propagé de nos jours par la doxa féministe, sous les traits d’une princesse de haute lignée « habituée au luxe dès sa petite enfance », excessivement naïve, infiniment seule car propulsée dès ses 15 ans, en gage d’une fragile alliance internationale, dans un environnement qui lui était parfaitement inconnu, otage à Versailles d’un cérémonial honni que, nostalgique de son pays natal, elle fuira précisément dans les bals, le jeu, dans sa passion immodérée pour l’architecture et les arts décoratifs, sans se rendre compte «  que la simplicité champêtre à laquelle elle aspirait coûtait extrêmement cher. Elle avait préféré comprendre, remarque l’auteur, que le déficit [de l’Etat], bien abstrait à ses yeux, était avant tout causé par les dépenses militaires et en aucun cas par ses caprices ». Vernie sur le tard, en mûrissant, d’un commencement de culture politique, « L’Autrichienne » s’avèrera capable de tenir un (vain) double jeu quand elle sentira le piège de la Révolution se refermer sur elle. Animée, dans son calvaire ultime, « d’un courage et d’une dignité qui forcent l’admiration, transformant son image pour la postérité ».

Au-delà du portrait subtil et nullement hagiographique qu’il fait de la dernière reine de France, Charles-Eloi Vial rend compte au premier chef, avec une minutie captivante, des réalités tangibles propres à cette époque troublée. De fait, « la figure marmoréenne de la reine martyre éclipse toute la complexité de l’Ancien Régime finissant. Derrière Marie-Antoinette se cache tout un monde englouti ». Un monde que son talent érudit remet en surface, pour notre admirative délectation.   


A voir : Le Versailles secret de Marie-Antoinette. Documentaire-fiction de Mark Daniels et Sylvie Faiveley. France, Allemagne, couleur, 2018. Durée : 1h30. Sur Arte. Disponible en accès libre sur arte.tv jusqu’au 28 février 2024.

A lire : Marie-Antoinette, par Charles-Eloi Vial. 715 pages, éditions Perrin. En librairie le 4 janvier 2024

Marie-Antoinette

Price: 28,00 €

16 used & new available from 23,01 €

Alain Finkielkraut: «École: Attal, espoir terminal?»

0
© Causeur

Découvrez le sommaire de notre numéro de janvier


Telle est la question que pose Alain Finkielkraut dans un grand entretien avec Élisabeth Lévy et Jean-Baptiste Roques qui est au cœur de notre dossier sur l’état actuel de l’éducation en France. Gabriel Attal peut-il sauver l’école ? Réponse d’un mécontemporain qui n’a pas perdu tout espoir. Dans son introduction à notre dossier, Élisabeth Lévy explique que l’éducation a été abandonnée à des idéologues qui, en plus de laisser le niveau s’effondrer, y ont laissé prospérer les lobbys identitaires. L’explosion de la violence et l’irruption du terrorisme parachèvent le désastre. Pour l’actuel ministre de l’Éducation, le défi est immense et les obstacles, tout autant. Mais son discours de rupture avec le laisser-faire, qui a tenu lieu de politique, donne envie d’y croire. Pour Corinne Berger, Gabriel Attal a raison de défendre la verticalité de la transmission, le contrôle continu et une évaluation fidèle aux compétences de l’élève, mais elle craint que ces mesures de bon sens ne se heurtent à de fervents opposants : les professeurs ! Pourtant, selon Céline Pina, la situation de ces derniers est tout le contraire d’idéale: mal formés, souvent lâchés par leur hiérarchie et leurs collègues, les profs se retrouvent seuls face à des élèves qui ignorent le respect qu’ils doivent aux adultes. Et face à cette crise profonde de l’autorité, l’institution répond encore « inclusivité ».

Le numéro 119 est disponible aujourd’hui sur le kiosque numérique, et demain mercredi 3 janvier chez votre marchand de journaux !

Lisa Kamen-Hirsig, professeur des écoles et auteur de La Grande garderie, se confiant à Céline Pina, l’Éducation nationale est « malade de l’intérieur », tellement gangrénée par un idéologisme hors-sol, de la formation des enseignants aux programmes éducatifs, que Gabriel Attal aura beaucoup de mal à imposer ses réformes. Selon le témoignage de l’ex-prof, Paul Rafin, l’instauration du collège unique devait réduire les inégalités et renforcer la cohésion dans les classes. C’est l’exact contraire qui s’est produit. Le rétablissement des groupes de niveau s’impose plus que jamais car l’école prétendument inclusive est devenue « un lieu de séparation, d’injustice et de médiocrité ». Pierre Jourde raconte à Jonathan Siksou la lente décomposition du système éducatif. Enseignant depuis une quarantaine d’années, il sait comment la bureaucratie, l’idéologie, l’ignorance puis la bêtise ont miné l’institution. Le constat du désastre est sans appel, mais il refuse le pessimisme. Jean-Paul Brighelli a quelques pistes de réflexion à proposer à Gabriel Attal car, à son avis, le niveau des petits Français est en baisse parce que celui de leurs profs dévisse aussi. Leur formation est le nœud du problème que doit résoudre le ministre.  

Lire votre magazine sur le kiosque numérique

Côté actu, Elisabeth Lévy commente le scandale du tableau de Giuseppe Cesari, Diane et Actéon, qu’une malheureuse prof du lycée Jacques Cartier, dans les Yvelines, a eu la mauvaise idée de montrer à une classe de sixième. Selon notre directrice de la rédaction, l’incident met en lumière d’étranges complicités : « Islamisme et néoféminisme, même combat – contre le désir, les hommes, la littérature et les talons aiguilles. En un mot, contre la sexualité ». A propos de l’affaire Depardieu, Yannis Ezziadi dit tout haut ce que beaucoup d’acteurs pensent tout bas. Ce grand acteur est devenu l’ennemi public numéro un du milieu artistique. Retiré du musée Grévin, insulté par la ministre de la Culture, black-listé de l’audiovisuel public… il n’a pourtant été condamné par aucun tribunal (judiciaire). Peu de voix s’élèvent pour le soutenir. Et ses critiques ? « Quelle jouissance ça doit être pour les petits, pour les minables, de voir tomber le dernier monstre sacré ». Jean-Baptiste Roques se demande si Emmanuel Macron, l’air de rien, n’est pas en train de devenir le président le moins progressiste des 50 dernières années. Frédéric Magellan, lui, se demande si les organisateurs des JO de 2024 n’ont pas sous-estimé les problèmes de sécurité et de transports, endémiques en Île-de-France ; autrement dit, si la Ville Lumière n’a pas quelque peu présumé de ses forces. Pour Stéphane Germain, la crise inflationniste post-Covid montre combien les élites françaises, à commencer par Christine Lagarde, chef de la BCE, sont peu calées en économie. Rouleaux compresseurs de l’industrie du divertissement, les plateformes de musiques et de vidéos en ligne vont bientôt être redevables d’un impôt spécial au titre de la « justice sociale ». Une fausse bonne idée, selon François Pachet, chercheur, spécialisé en intelligence artificielle et musique, qui est atterré que le législateur ne comprenne rien à l’économie digitale.

Le Conseil d’État a ordonné au ministère de l’Intérieur de permettre le retour en France d’un Ouzbek proche de la mouvance djihadiste. Se penchant sur ce cas, Gilles-William Goldnadel conclut : « un État de droit à la carte n’est pas le droit ». Comment expliquer la complaisance qui entoure les manifestations antisémites sur les campus américains ? Selon moi, par un seul mot : l’argent ! Abreuvées de subventions venant de pays arabes, les universités ferment les yeux sur le militantisme de leurs étudiants. Et des philanthropes tels que Soros et les Rockefeller financent aussi bien le Parti démocrate que des lobbys « propalestiniens ».

Côté culture, Causeur a rencontré Nicole Calfan. Éblouissante ingénue à la Comédie-Française et visage bien connu du cinéma populaire, elle a raconté à Yannis Ezziadi quelques-unes de ses rencontres avec les plus grands comédiens et réalisateurs. Dans son livre, Le Sexe et la langue, Jean Szlamowicz veut en finir avec l’écriture inclusive. Pour Georgia Ray, c’est une démonstration magistrale et définitive. Patrick Mandon a lu le nouveau roman de Cécile Chabaud qui retrace l’étrange parcours de Georges Despaux (1906-1969). Ce collabo notoire a été déporté par les nazis à Auschwitz et Buchenwald puis condamné à l’indignité nationale à la Libération. L’horreur des camps a pourtant révélé chez ce marginal une grande humanité.

En France, on ne déboulonne pas les statues, disait Emmanuel Macron. Pourtant, chaque mois, la statue d’un personnage célèbre est déboulonnée. Le 4 décembre, à Saint-Denis de la Réunion, c’est celle de Mahé de la Bourdonnais qui a été retirée de l’espace public. Dans un essai précis et enlevé, Ces statues qu’on abat, Dimitri Casali dénonce ce totalitarisme woke. Il s’est confié à Jonathan Siksou. Pierre Lamalattie est allé à Troyes où la Cité du vitrail rend hommage à Francis Chigot, maître verrier de la Belle Époque et de l’Art Déco. C’est l’occasion de découvrir les vitraux qu’il avait créés pour la basilique de Conques, et qu’un certain Pierre Soulages a remplacés dans les années 1980. Prétendant tout sacraliser, le « maître du noir » n’a rien compris au sacré. Emmanuel Tresmontant a bu du Sauternes, un trésor national aujourd’hui malaimé. Il raconte comment, au château de Fargues, la famille de Lur Saluces perpétue un savoir-faire exceptionnel qui donne toute sa noblesse à ce précieux nectar. Thomas Morales rend hommage aux bouquinistes virés des quais de Seine par la Ville de Paris, et notamment à Georges Conchon, l’auteur du Sucre (1978). Et Jean Chauvin a vu trois films qui marquent le grand retour de Pascal Thomas, un rôle en or pour Daniel Auteuil, et un film grec en forme de ratage intégral. Ainsi va le cinéma européen en ce début d’année, entre plaisirs et déconvenue.

En lisant Causeur, vous ne connaîtrez que le plaisir, et jamais de déconvenue.

Lire votre magazine sur le kiosque numérique

La Grande Garderie

Price: 20,90 €

20 used & new available from 8,51 €

Ces statues que l'on abat !

Price: 19,90 €

18 used & new available from 9,22 €

Le retour du couteau en Occident

0
Michel Simon. DR.

Jusqu’à une période récente, le port et l’usage du couteau avaient pratiquement disparu en Europe occidentale. Les agressions au couteau sont aujourd’hui de plus en plus nombreuses et elles font de plus en plus de victimes.


L’actualité est remplie d’agressions commises à l’aide d’un couteau : attaque d’une fête de village où les agresseurs laissent derrière eux un mort et plusieurs blessés, attentats où un terroriste islamiste poignarde plusieurs personnes, viols commis sous la menace d’une arme blanche, supporter du FC Nantes tué par le couteau d’un chauffeur de VTC… Hélas, la liste n’est pas exhaustive. Le couteau est une arme terrifiante, il laisse des blessures profondes, perforantes, et souvent invalidantes pour ceux qui survivent. Et en le frappant dans des zones vitales, on peut facilement tuer quelqu’un. Il sert aussi à une forme d’assassinat, l’égorgement, qui laisse peu de chance à la victime, comme cela a été le cas pour le professeur Samuel Paty, le professeur Dominique Bernard, ou le père Hamel, en pleine messe, victimes, eux aussi, des islamistes. L’usage du couteau, pour menacer, agresser, et éventuellement tuer, avait pourtant, jusqu’à ces dernières années, considérablement régressé, sinon pratiquement disparu, dans nos sociétés occidentales.

Une pratique répandue dans le passé en Occident

En fait le couteau est apparu très tôt dans l’histoire de l’espèce humaine. Le premier outil de silex a servi aussi bien à la chasse ou à des tâches domestiques qu’à tuer d’autres hommes. Longtemps, dans de nombreuses sociétés, les hommes portaient tous un couteau sur eux. Le climat social était, il faut le dire, très différent. Les agressions étaient fréquentes et les différends se réglaient souvent dans le sang. On était très sensible sur les questions d’honneur et de réputation. Un regard mal interprété suffisait à ce que l’on tire le couteau de son étui. À partir du XIIIème siècle, en Europe occidentale, ce qu’on appelle le « processus de pacification des mœurs », terme créé par le sociologue allemand Norbert Elias, a permis, lentement mais sûrement, de limiter le recours à la violence dans les conflits. Le port d’arme, notamment des couteaux de toutes les tailles que chacun portait à la ceinture, a été progressivement limité, puis interdit. Cela n’a pas été sans mal et il a fallu beaucoup développer la civilité, la politesse, pour que chacun accepte de se désarmer. On ne sort plus le couteau, on discute et, surtout, on réprime ses pulsions violentes. Le phénomène n’est pas propre à l’Occident, puisque le Japon, par exemple, renonce à la violence en instaurant des formes de civilité originales (et parfois difficilement compréhensible pour nous…). En Chine, on supprime l’usage du couteau à table pour éviter aux conflits de déboucher sur une violence irrépressible, d’où l’apparition des baguettes. Mais ce n’est pas le cas de tous les pays, où la vengeance au couteau reste une norme acceptable.

Depuis les apaches, plus de couteaux

En France, les derniers à revendiquer de jouer du couteau ont été les apaches, ces voyous parisiens de sinistre réputation de la Belle époque, qui arpentaient les barrières de Paris, avant qu’elles soient remplacées par le périphérique (comme quoi la voiture peut avoir, n’en déplaise aux écologistes, un rôle pacificateur…).

A lire aussi: Crépol: fait divers ou fait de société?

En fait, il y a eu une criminalisation du port de couteau, et la police, comme la justice, sont devenues très fermes sur cette question. En avoir dans sa poche, même un Opinel, dans l’espace public, peut conduire à la prison. Je me souviens, il y a 20 ans, un collègue universitaire, fouillé par hasard dans le métro parisien par la police, qui avait un petit Opinel sur lui. Comme il revendiquait, de façon grincheuse, le droit de porter cette lame, le juge l’a condamné, alors même qu’il n’avait initialement aucune intention agressive.

Le couteau et l’échec de l’intégration

Jusqu’à il y a peut-être encore cinq ou dix ans, le port et l’usage du couteau avaient donc, du fait de cette ferme répression, pratiquement disparu en Europe. On l’a vu revenir en Angleterre, où, il y a quelques années, une véritable épidémie d’agressions et de bagarres au couteau a tout fait basculer. Le phénomène n’est pas sans rapport avec l’immigration. L’épidémie a gagné la France il y a très peu de temps, en lien aussi avec des déplacements de population en provenance de pays où les mœurs sont beaucoup plus tolérantes vis-à-vis du couteau comme arme du quotidien. Tous les immigrés ne sont pas concernés, notamment ceux qui, justement, viennent chercher en Occident des mœurs plus pacifiées, mais l’échec de l’intégration est aussi corollaire de l’importation et du retour de modes de vie avec lesquels l’Occident avait fait rupture.

À cela il faut ajouter que l’islamisme radical, devenu récurrent dans nos sociétés, a fait de l’égorgement un acte terroriste particulièrement spectaculaire. Le retour du couteau est le symbole tragique du formidable retour en arrière auquel nous assistons. L’effort de plusieurs siècles pour pacifier la société est en train, si nous n’y prenons pas garde, de s’effondrer sous nos yeux. Le retour de la civilité devient une urgence nationale.

Avec Fabrice Châtelain, rejoignez le Cercle des mâles disparus

0
"Le Mâle du siècle © Illustration David Lanaspa Editions Intervalles.

Si la littérature sert à se moquer du monde, alors celle de Fabrice Châtelain s’impose ! Dans son nouveau roman, Le Mâle du siècle, l’auteur du déjà remarqué En haut de l’affiche nous raconte comment néoféminisme et virilisme grimacent de concert. Hautement réjouissant.


Comme Dante au début de La Divine comédie, Rémy Potier, se retrouve dans une forêt obscure. Après un voyage raté en Amazonie, Charlotte, sa compagne, avocate en vue et très « citoyenne du monde », a décrété que ce n’était pas « un vrai mec » et l’a quitté pour un rustre. À la banque où il travaille, son patron ne cesse de l’humilier. Avec Paulo et Michel, Rémy décide de remonter la pente en créant « le Cercle des mâles disparus » afin d’aider les vaincus de leur genre à redevenir de vrais durs à l’image des Gabin, Ventura et Delon d’antan, leurs idoles. Mais peut-on vraiment changer d’époque ?

Un délire mascu ?

Fabrice Châtelain DR.

Dans ce roman drolatique, qui tient autant d’Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq que de L’Homme surnuméraire de Patrice Jean et dont il serait le neveu au niveau, Fabrice Châtelain se plonge avec délice dans le barnum de l’époque, ses délires néo-féministes et masculinistes, ses religiosités aberrantes, ses radicalités progressistes aux conséquences régressives, ses impasses moralisantes qui finissent par rendre fou – et cela à travers un récit rondement mené qui fait tilt à chaque page. Certes, il faut être au courant de son siècle pour savourer tous les détails de cette satire (les filles qui disent qu’elles « s’en battent les couilles », la nouvelle « féminité sacrée », les moon mother, le transcendantal à la con, le marché des coach et même les Tickotkeurs associés ironiquement au sida – « mental » ?), mais si l’on en est et que l’on s’y intéresse (ce qui n’est pas toujours le cas, tant de gens passant par mépris, paresse ou ignorance, à côté de leur époque et du coup sont incapables de comprendre la littérature qui la décrit), l’amusement est constant, tout comme l’intelligence du propos. Il est vrai que l’auteur a le sens des phrases méchantes :

« Elle ne lui reprochait jamais directement de ne pas être assez cultivé, mais n’hésitait jamais à le brocarder dès qu’il commettait une bourde dans une conversation. Curieusement, le fait qu’Anastasio [le premier « rival » de Rémi] soit totalement inculte, voire analphabète, ne lui posait aucun problème. Il pouvait tout se permettre, car c’était un “vrai mec“, lui. »

Culture ! Distinction ! Que de crimes on commet en ton nom ! Tel est le grand problème de tous ces gens, et l’autre sujet du Mâle, soient les modes supérieurs par lesquels chacun d’entre nous tente d’exister à sa façon – et même s’il y a des ratés comme lorsque Charlotte se rend à une expo ou au cinéma « avec un enthousiasme relatif, de la même façon qu’on remplit une tâche dont on doit s’acquitter » et en revient souvent déçue avec le sentiment d’être coupable car n’ayant pas « ressenti les mêmes émotions que les critiques dont elle avait lu les articles élogieux. »

A lire aussi, Samuel Fitoussi: «Le wokisme a profondément appauvri l’univers Disney!»

Le pire, c’est quand le beauf inculte « l’emporte » sur l’intello – comme dans cette scène où Paulo mystifie Charlotte « niveau rhétorique » parce qu’elle ne se souvient pas d’une phrase de la page 559 de Guerre et paix (!!) alors que lui se souvient très bien de la demi-finale France-Croatie de 1998. Ce qui n’empêche pas Charlotte de se retrouver bientôt avec son propre footeux qu’elle suit amoureusement au stade avec ses potes hurleurs pour un match d’anthologie en lequel elle tente de voir une sorte de fête antique (avec des odeurs de merguez, certes) et comme l’attestent les pages de son journal intime, à la fois drôles, candides, émouvantes et parmi les plus réussies du livre, Châtelain se révélant grand connaisseur de l’âme féminine forcément bovariste.

Guerre des sexes, des classes, des époques, des générations (« Si j’étais un dictateur, je déporterais tous les jeunes de 14 à 27 ans, je les mettrais dans un camp de rééducation et ne laisserais ressortir que les moins cons », déclare un moment Rémi très remonté) – et des fantasmes.

Antilibéral sans le savoir

C’est précisément ce télescopage des temps qui fait le grand charme de ce livre qu’un Nicolas Bedos pourrait adapter – roman du réel, s’il en est, mais où l’imaginaire cinématographique s’invite, un peu comme le fantôme d’Humphrey Bogart dans Tombe les filles et tais-toi de Woody Allen. On aime ce personnage de cadre moyen, houellebecquien en diable, « antilibéral sans le savoir », conscient de ne pas tout comprendre de ce monde (« Il entrevoyait les limites de son système de pensée »), n’en revenant pas qu’un jour une femme aussi classe que Charlotte l’ait embrassé dans le couloir, lui, le « grouillot de service », et qui se met, tel Walter Mitty, à rêver sa vie à travers les émissions du moment (hilarant pastiche de L’Heure des pros) et tente de s’en sortir en endossant la peau d’un personnage de cinéma des années soixante (Le Clan des Siciliens) puis des années trente (La Belle équipe). Une Rose pourpre du Caire à l’envers, en somme, où il s’agirait non pas de sortir d’un film mais d’y rentrer – au risque d’y perdre la raison. Car vivre dans le passé, la nostalgie et le « garanti 100 % guinguette d’antan » n’est pas un projet social sérieux. Gueules d’amour à la remorque.

Et c’est pourquoi, bien plus qu’un roman CNews, Le Mâle est un roman qui marque l’ambivalence du spectacle, la symétrie des délires, l’imbécilité néo-féministe contre l’idiotie masculiniste – même si, et l’auteur semble aller dans ce sens, la seconde n’est que la conséquence de la première. Comme toujours, c’est le progressisme qui provoque le populisme, c’est l’activisme insensé des modernes qui suscite le réactif, sinon le régressif, c’est le gauchisme culturel qui crétinise tout ce qu’il touche et fait qu’à la fin, la farce devient tragique. Comme tous les vrais romanciers, Fabrice Chatelain se révèle moraliste. Il faut désormais compter avec lui.

Le mâle du siècle, Fabrice Châtelain, Intervalles (2023), 256 pages.

Le mâle du siècle

Price: 17,00 €

21 used & new available from 2,46 €

Pour 2024: finis les baratins!

0
Le journaliste Ivan Rioufol est à retrouver chaque mois dans le magazine "Causeur". Photo : Hannah Assouline.

Les faits s’accélèrent et donnent raison aux Cassandre. Les vœux de notre chroniqueur Ivan Rioufol…


Ce n’est pas pour me vanter, mais deux plus deux font bien quatre. Mes détracteurs de jadis ont bonne mine à devoir aussi admettre que l’eau mouille. Marcel Aymé, une fois de plus, avait vu juste : « Les radoteurs finissent toujours par avoir raison » (Vogue la galère). Jean-François Kahn, que j’eus à mes basques comme un sparadrap, disait vrai dans son obsession à me pister : oui, cela fait trente ans et plus que je me répète. Je fais profession d’enfoncer les mêmes clous : la fragilité de la nation, l’angélisme des belles âmes, la paresse des intellectuels, le pharisaïsme des faux gentils, le cynisme des donneurs de leçons, la méchanceté de la meute, le suivisme des médias restent des sujets inépuisables. Mais je les vois venir, les arrivistes de toujours. Hier, ils daubaient sur les « déclinistes » et dressaient des listes de « réacs » ou de « fachos ». Nombreux sont les opportunistes, voyant le vent tourner sous le poids des évidences, qui virent de bord. Les progressistes qui se convertissent au réel parlent désormais, sans se l’avouer, comme la vieille droite pragmatique qu’ils diabolisaient. L’année 2024 s’annonce prospère pour ces carabiniers d’opérette et résistants de la 25ème heure. Ils se remarquent déjà par leur propension à rejeter bruyamment « l’extrême droite », bouc émissaire qui leur permet de s’approprier, à leur tour, le combat contre l’islam politique importé.

A lire aussi: Alain Finkielkraut: «École: Attal espoir terminal?»

L’idée fixe demeure ma boussole. Depuis les années quatre-vingt-dix, je martèle ce propos simple, qui semble enfin ébranler la pensée officielle : rien n’est plus grave pour la France que l’immigration de remplacement encouragée par l’islam colonisateur. La colère française puise dans le sentiment d’abandon du peuple indigène, sommé par des « élites » inconsistantes de disparaître au nom de la mondialisation, du métissage, de la créolisation. J’observe que les faits s’accélèrent et donnent raison aux Cassandre. Certes, je me suis trompé en rejoignant, après l’attentat du 11 septembre 2001 contre les Etats-Unis, l’utopie néoconservatrice d’une démocratie concevable en Irak. Cette lubie passée, due à ma solidarité de principe avec le monde occidental attaqué, m’a convaincu de l’incompatibilité entre l’islam et la démocratie, entre la loi d’Allah et la loi du peuple. Depuis, mon atlantisme a été également refroidi par la subversion du wokisme importé des universités américaines soumises aux minorités sexuelles et ethniques.

Pour le reste, les perroquets avaient tort : ils disaient voir dans l’immigration une « chance pour la France », dans l’islam une « religion de paix et de tolérance » et dans « l’économique et social » la solution universelle. Tout au contraire, il est urgent de s’assumer « xénophobe », « islamophobe » et « identitaire », puisque c’est le prix que doit payer au clergé médiatique en déroute l’impatient qui veut arrêter l’invasion, dompter l’islam et sauver l’âme française. Pas sûr que les plagiaires de la droite oseront suivre…

Les baratins ont assez duré. Celui-ci, par exemple, entendu cent fois pour relativiser la passivité de la contre-société face aux violences urbaines ou aux actes du terrorisme islamiste : « A 99,99%, les musulmans sont intégrés en France ». Cette affirmation est hélas inexacte…

La suite est à lire maintenant dans le numéro de janvier de Causeur

Les footballeurs turcs jouent pour Atatürk

0
Une supportrice de Fenerbahce à côté d'un portrait d'Atatürk, le lendemain de l'annulation de la Supercoupe de Turquie, le 30/12/2023 Emrah Gurel/AP/SIPA

La Supercoupe de Turquie devait se tenir en Arabie saoudite la semaine dernière. Mais le pays de Mohammed ben Salmane a refusé aux joueurs turcs le droit de porter des maillots à la gloire du père de la Turquie moderne, l’apôtre d’une certaine laïcité… C’était sans compter sur la détermination des kémalistes du ballon rond.


L’affiche devait opposer, le soir du 29 décembre, le Galatasaray au Fenerbahçe, deux des plus prestigieux clubs turcs de football. Chaque année, la Supercoupe de Turquie oppose le vainqueur du précédent championnat au vainqueur de la précédente coupe nationale. Organisée cette année en Arabie Saoudite, la rencontre a tout simplement été annulée… à cause de maillots à l’effigie de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne.

Une tradition lancée par Kadhafi

La plupart des grands pays de football organisent chaque année ce type de rencontre entre le vainqueur du championnat et le vainqueur de la coupe (en France, son équivalent est le Trophée des Champions), qui est une occasion pour les joueurs d’ajouter une ligne à leur palmarès grâce à un seul match. Depuis quelques années, cette rencontre de gala est devenue un outil de softpower et est fréquemment délocalisée aux quatre coins du monde. Cela a commencé vraiment en 2002, lorsque la Libye de Mouammar Kadhafi accueillait la Supercoupe d’Italie opposant Parme à la Juventus. Pour la modique somme d’un million de dollars, le dictateur avait réussi à faire courir sur une pelouse sablonneuse les deux équipes, en pleine canicule, devant des tribunes vides. C’était aussi l’époque de la lune de miel entre le colonel et le président du conseil italien Silvio Berlusconi.

A lire aussi: Pan sur l’Ouzbek

Depuis, chaque pays a développé sa manière de délocaliser le super trophée national. En France, où le Trophée des Champions n’intéresse à peu près personne, la carte de la francophonie a été jouée à fond, avec des matches joués au Gabon, à Montréal, en Tunisie, au Maroc, mais aussi en Israël. La Supercoupe d’Italie et la Supercoupe d’Espagne sont, elles, fréquemment disputées dans le Golfe, surtout en Arabie Saoudite, qui a fait de l’organisation d’événements sportifs un des axes majeurs de sa communication politique. Parmi les grandes fédérations européennes, il n’y a que les Anglais et les Allemands – un peu plus jaloux que la moyenne de l’identité et de l’histoire de leur football – qui ont évité ce genre d’excentricité. Autre grand pays de football, moins par le palmarès de sa sélection que par la ferveur de ses supporters, la Turquie s’est convertie à cette mode. Dans les années 2000, elle avait déjà délocalisé cette compétition en Allemagne, pour le plus grand plaisir de la diaspora. En cette fin d’année 2023, c’est l’Arabie Saoudite qui devait accueillir la rencontre. L’occasion de marquer le rabibochage entre les deux grandes puissances sunnites, dont les relations avaient été très entamées par l’assassinat, en 2018, du journaliste Jamal Khashoggi au consulat saoudien d’Istanbul.

Mustafa Kemal Atatürk vs Mohammed ben Salmane

Oui mais voilà. La Turquie célèbre en cette année le centième anniversaire de la République. Les deux équipes ont souhaité s’échauffer avant le match avec des maillots à la gloire de Mustafa Kemal Atatürk, le père de la Turquie moderne mais aussi d’une certaine forme de laïcité. Héros de la bataille des Dardanelles, Mustafa Kemal avait voulu émanciper le peuple turc de la tutelle islamique qu’il considérait comme responsable en grande partie des malheurs de son pays. Sans remettre en cause l’islamité de la Turquie (les quelques lycéennes qui ont voulu se convertir en 1930 au christianisme ont été condamnées pour « atteinte à la nation turque »), Atatürk impose une « laïcité à la turque », la laiklik, qui fut non pas une séparation de l’État et de la religion mais un étroit contrôle de celle-ci par celui-là. Il adopte un code civil inspiré du code civil suisse en lieu et place de la charia. Il impose l’alphabet latin. Il interdit la polygamie, fait du dimanche le jour du repos, accorde le droit de vote aux femmes. Atatürk, francophile et admirateur de Napoléon, a plus ou moins inspiré toutes les tentatives « modernistes » au sein du monde musulman, de l’Égypte de Nasser aux régimes baasistes de Syrie ou d’Irak. Alors, pour l’Arabie Saoudite de Mohammed ben Salmane, les maillots à la gloire d’Atatürk, ça ne passe pas. La monarchie wahhabite a beau avoir accordé aux femmes le droit de conduire, cette tribune au laïcisme à heure de grande écoute, c’est la provocation de trop. Les deux clubs turcs, qui entretiennent l’une des rivalités les plus féroces que la planète footballistique peut connaître, s’accordent cette fois et refusent de sortir de leur hôtel. Alors que les tribunes commençaient à se remplir, l’annulation du match était annoncée.

Le prince Mohamed Ben Salmane au Sommet du G20 à Osaka, le 28 juin 2019 © LUDOVIC MARIN-POOL/SIPA

A lire aussi: Jacques Delors: l’architecte critique de son propre ouvrage

En vingt années de pouvoir de Recep Erdogan, partisan d’un « islamisme modéré », l’héritage d’Atatürk a été largement bazardé. Pourtant, dans les grandes villes, la mémoire de l’ancien chef de la Turquie est perpétuée. Lors des élections de mai 2023, les voix d’Istanbul, d’Ankara et de la côte Égéenne ont fait défaut à Erdogan, ce qui ne l’a pas empêché d’être réélu. Pour une bonne partie du petit peuple anatolien, Erdogan est le héros de leur lutte contre les « élites » encore imprégnées de kémalisme, comme le signalait Gil Mihaely dans le numéro de juin dernier. Les grands clubs de football d’Istanbul, aux effectifs très cosmopolites, sont eux-mêmes le produit de la Turquie « moderniste » : le club du Galatasaray est issu du lycée du même nom, symbole des liens jadis forts entre la France et la Sublime Porte. Pour l’opposition turque, Erdogan n’a pas défendu l’honneur de la nation turque dans cette affaire de match annulé. C’est le point de vue d’Ozgur Ozel, dirigeant du CHP, parti d’opposition fondé à l’origine… par Atatürk. En bon politique, Erdogan a préféré minimiser la portée de ce fiasco. « Faire du sport un enjeu politique », a-t-il précisé samedi 30 décembre lors d’une cérémonie à Istanbul, « est mal, inutile et ne sert aucun intérêt ». Pas mal, de la part d’un dirigeant, mordu de football, qui a voulu faire du club stambouliote de Başakşehir une vitrine de son parti, l’AKP, et un concurrent des grands clubs historiques de la ville, décidément trop distants à l’égard du régime d’Erdogan.

Ici, maintenant et ailleurs!

0
Paris, 31 décembre 2024 © Aurelien Morissard/AP/SIPA

 En observant ses contemporains, tous derrière leur smartphone, sur les Champs-Elysées, pour le passage de la nouvelle année, notre contributeur s’interroge sur ce mode relationnel nouveau qui, à son avis, marque une vraie évolution et place la dimension spatiale en premier lieu au détriment de la dimension temporelle – laquelle nous permettait jusqu’alors de nous construire sur des racines solides, structurantes pour notre identité.


Je souhaite aborder l’image du passage de l’année sur les Champs-Elysées avec l’Arc-de-Triomphe en fond, et une multitude de téléphones levés, en mode vidéo bien sûr, afin d’immortaliser l’événement, pense-t-on au premier abord… Après réflexion, cette séquence laisse un goût amer car elle signifie davantage que ce qu’elle expose en premier lieu.

Une foule rassemblée pour fêter la nouvelle année sur les Champs-Elysées à Paris, cela semble extrêmement banal. Que les gens aient tous un téléphone ne l’est pas moins, car cela fait dorénavant partie de nos vies. Ce qui apparaît surprenant c’est l’utilisation de ce téléphone, de manière d’ailleurs synchronisée : tous à faire la même vidéo au même moment.

Vouloir conserver une trace de son vécu est juste humain et motive l’existence depuis fort longtemps. La technologie a permis les photos, les films, auparavant les écrits, toutes ces traces qui inscrivaient notre passage dans ce monde dans un temps donné. Nous étions ici et maintenant, et souhaitions pouvoir témoigner de cela dans un futur plus ou moins lointain. C’est la temporalité qui était à l’origine de nos actes et de notre volonté de prolonger notre existence à travers les traces que nous espérions ainsi laisser. Ajoutons bien sûr à cette dimension, le souhait – parfois le besoin – du souvenir en famille avec nos proches, avec les êtres aimés, certains déjà quelques fois disparus, et nous avons les raisons qui ont prévalu pour l’utilisation de ces appareils, photos, téléphones… jusqu’à dernièrement.

Le temps et l’espace

Avec cette image aux Champs-Elysées, ce qui est flagrant est l’absence du temps présent. Les gens ne vivent pas l’instant pour ce qu’il est, mais le filment pour ce qu’il dit d’eux : « j’étais là », ou plutôt puisque nous sommes en mode vidéo, bien souvent diffusée en direct, « je suis là ». L’existence ne se prolonge plus dans le temps, ne s’inscrit plus dans une histoire avec un passé, un présent et un avenir, mais se décline actuellement dans l’espace. La variable qui permet d’analyser cette séquence est celle de la géographie, ce n’est plus le temporel qui prévaut mais le spatial. « Voilà où je suis » prédomine le « Regarde ce que j’ai fait » !

La construction de nos relations dépend très largement de ces considérations et nous devrions y porter beaucoup plus d’attention car cela en dit long sur ce que nous sommes devenus, et annonce ce que nous pourrions ne plus être. Nous avons toujours eu besoin de racines pour notre équilibre individuel et social, et construire ensemble sur les bases de notre société, une évolution qui tienne compte de notre passé commun et du fameux adage populaire : « Si tu ne sais pas où tu vas, n’oublies jamais d’où tu viens ». Le moi se construisait sur des bases temporelles autant que sociales et sociétales. Aujourd’hui, la mondialisation est passée par là, il semblerait que les nouvelles générations fassent l’impasse sur ces fondements, pourtant indispensables à notre identité. Le moi apparaît comme plaqué sur des espaces géographiques, imbriqués les uns dans les autres, sans que nécessairement la dimension temporelle ne vienne les structurer, les agencer ensemble.

En filmant l’instant présent sans réellement le vivre, cela dit « je veux aussi être ailleurs » et non « je veux témoigner de ma présence ici », car le plus souvent ces traces de ce présent non consommé seront très vite jetées dans les oubliettes de nos smartphones. Cela expose la volonté non plus d’investir le temps, mais d’être à plusieurs endroits, de s’étendre géographiquement et non plus dans la durée. On souhaite occuper l’espace davantage que marquer son histoire, sa trace dans le temps, qu’il soit familial, historique ou autre.

Vie par procuration

Le problème n’est pas cette image en tant que telle, car elle pourrait exister juste pour marquer l’instant du passage à l’année 2024. Le souci vient surtout qu’il s’agit de notre nouveau mode de communication, de relation et que cela s’installe durablement. Ainsi, les événements culturels, festifs, spectacles ponctuels dans les petites villes ou villages…, sont filmés et retransmis en direct sur les réseaux sociaux afin de les partager immédiatement avec ceux qui sont ailleurs. On partage le présent davantage que l’on témoigne de son vécu. Cela exprime un côté positif, l’altérité et le partage, mais occulte la notion essentielle de temporalité pour forger l’identité. Le citoyen du monde est là, sous nos yeux, et nous ne savons pas très bien comment l’accueillir…

Est-ce une bonne chose d’être ici, maintenant et ailleurs tout à la fois, si l’ailleurs prend le pas sur le réel du temps présent ? Ne serait-ce pas vivre par procuration au travers de son téléphone, vidéos et réseaux sociaux tournant à plein régime ? Ne serait-ce pas le premier pas vers une forme d’existence virtuelle que nous vivrions sans prise sur le temps ?

Cela rejoint un autre phénomène qui interroge autant, à savoir la lutte contre les marques du temps sur notre corps, le vieillissement. Refuser le temporel et lui préférer sans cesse le spatial est juste s’enfuir de notre condition humaine à cloche-pied. La géographie a besoin de l’histoire pour s’inscrire dans une compréhension fine de l’espace que l’on étudie. L’homme a besoin de racines pour ne pas se couper lui-même de son humanité, qui forcément s’inscrit dans la durée, dans la construction civilisationnelle. Sans cela, nous ne sommes plus rien que des entités capables d’être ici et ailleurs, mais présentes nulle part. Absence de conscience propre et interchangeabilité des individus ! Bien sûr nous n’en sommes pas encore là, mais prenons garde à la direction dans laquelle nous nous engageons, parfois les aiguillages se font rares, et il est trop tard pour rebrousser chemin.

2024 Les délices de Kaput

0
Emmanuel Macron pendant son discours télévisé du 31/12/23 Jacques Witt/SIPA

Tandis que la France se fracture de plus en plus et que la culture continue à être « cancelée », le président de la République cherche un 7e souffle dans la 3e dimension et on décrète l’année internationale du lama. 2024 mérite tout notre optimisme. Le regard d’Henri Beaumont


2024 sera olympique à Paname, électorale aux États-Unis et en Europe, l’année internationale des camélidés – décrétée par la Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) – et de tous les dangers. Le Temple du soleil, Zorrino, les lamas, les sondages sont têtus. Le suffrage universel et les populistes qui veulent le gouvernement du peuple pour le peuple, menacent la démocratie. Quand la masse fâchée, la masse toujours faire ainsi… « Peu à peu nous prenons l’habitude du recul et de l’humiliation, à ce point qu’elle nous devient une seconde nature. Nous boirons le calice jusqu’à la lie » (Lettre du colonel de Gaulle à sa femme, 1er octobre 1938, lendemain des Accords de Munich).

Mayday ! Scramble !

Ça chauffe en Ukraine, au Moyen-Orient, en mer de Chine, chez nous aussi. La récente enquête Ipsos, « Fractures françaises », confirme la gravité des fractures et mécontentements. 64 % des Français estiment « qu’aujourd’hui on ne se sent plus chez soi comme avant », 69% que le système démocratique fonctionne mal, 82 % que le pays est en déclin (+7 points depuis 2022), 91 % que la société est violente, 82 % que le pays « a besoin d’un vrai chef pour remettre de l’ordre ». Obélix de la zizanie, Gégé fracasse les réveillons et générations : Falbala contre Bonemine. Les arguments s’effritent, les positions se durcissent, Macronix s’enferre. Splendeurs et misères des crises de nerf, pétitions, damnatio memoriae, grandes illusions et petites comédies françaises.

Les convulsionnaires de la vertu, pourtousistes acéphales, Médées furieuses et enragées, s’agitent comme Philippulus au milieu des surmulots dans L’Île mystérieuse. Assoiffés de buzz, à la recherche d’un fromage, d’un siège, d’une chaire, à l’Hamas, ils soufflent sur les braises de l’histoire, allument d’imbéciles guerres de sexes, de races, de genres, font passer leurs anchois avariés pour des produits exotiques. Le wokisme a perdu la bataille du progrès, a oublié le plan B et les lendemains qui chantent mais réussit là où Marx, Proudhon, Albator, Jack Lang ou Thomas Piketty ont échoué : destruction du travail, des savoirs, de la famille, des nations, de la civilisation occidentale, bordélisation du monde et tabula rasa. Nos meilleures années, Vanina, Les Valseuses, Vincent François Paul… et les autres, La Vie devant soi, c’était en 1974, il y a un demi-siècle, une éternité. « Le Français a gardé l’habitude et les traditions de la révolution. Il ne lui manque que l’estomac : il est devenu fonctionnaire, petit-bourgeois et midinette. Le coup de génie est d’en avoir fait un révolutionnaire légal. Il conspire avec l’autorisation officielle. Il refait le monde sans lever le cul de son fauteuil » (Camus).

L’œil sombre, les muscles chétifs, ivre de probité candide et de vin rouge, le QI entre l’IA, deux chaises et trois slogans, la jeunesse déprime sur Insta et TikTok. Qui suis-je, où vais-je, qu’est-ce qu’on mange à midi ? « L’eau pure fait des goitreux ; les idées pures font des crétins » (Miguel de Unamuno). De mal en PISA, le mammouth de l’École des fans s’enfonce dans les classements de l’OCDE : 26e place en mathématiques et sciences, 28e place en compréhension de l’écrit. Quels enfants allons-nous laisser à notre monde ? Gabriel Attal – le Hussard sur le moi – hésite entre un Grenelle de la dictée, le Yalta de la blouse, un plan Marshall de l’estime de soi ou un grand choc de compétences comportementales… « Les faits sont inexorables, ils ne connaissent point la pitié » (Léon Bloy).

L’Elysée est un temple où de mouvants piliers / Laissent souvent sortir de confuses paroles / Jupiter passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards fatigués (d’après Baudelaire). A la recherche d’un 7e souffle dans la 3e dimension, Emmanuel Synchrotron veut « accélérer en même temps sur le plan de la transition écologique et de la lutte contre la pauvreté », prépare un grand rendez-vous avec la notion et le sentiment tragique de l’avis. Il met sur la table un lunaire « pacte mondial pour le climat et une réforme de la gouvernance financière mondiale ». Au Cap Carnaval depuis 2017, Goldorak Président, tourne en rond comme les Dupond dans le désert, collisionne les Mormons, fracture les protons, muons, neutrinos, zig-zags, les quarks et les couacs. « Le caractère des Français demande du sérieux dans le souverain » (La Bruyère).

Informe, l’Europe implose : un monde sans volonté ni représentation. La RSE (responsabilité sociétale des entreprises), Directive CSRD sur la durabilité, les devoirs de vigilance, lanceurs de transparence, transitions vers les trottinettes à hydrogène, le compost de guano, la décroissance productive, la sobriété festive, le thé dansant sur le Titanic, ne changent rien à la maldonne et aux délices de Kaput. « Le délire est plus beau que le doute, mais le doute est plus solide » (Cioran). La nostalgie est un luxe qui devient suspect. Essayons de sauver le meilleur du monde d’avant, le sombre plaisir d’un cœur mélancolique.

Anniversaires, flash-back et résistance

24 comme le nombre de chants de L’Iliade ou L’Odyssée, les préludes de Chopin et Debussy, les albums de Tintin. 2024, ce sera aussi le centenaire de Bibi Fricotin, Marcello Mastroianni, Marlon Brando, Lauren Bacall, Claude Sautet, Charles Aznavour, de l’Histoire de France de Jacques Bainville. C’est doux de revenir aux sources du passé… En 2024, les littéraires auront une pensée pour Louise Labé et Ronsard (1524), Joubert et Byron (1824), Michelet et la comtesse de Ségur (1874), Kafka et Anatole France (1924), sans oublier Marcel Pagnol (1974).

« Le plus beau métier du monde, finalement c’est bibliothécaire… Oh non, je ne parle pas d’une grande bibliothèque mais d’une petite, dans une petite ville de province, en Bretagne, par exemple une bibliothèque municipale. Quel calme ! Quelle belle vie ! Puis, quand arrive la soixantaine, on se met à écrire une monographie de quatre-vingts pages : Madame de Sévigné est-elle passée par Pontivy ? Alors on devient frénétique, on envoie des lettres cinglantes au chanoine qui chicane sur une date, on embête tout le monde… Oui, croyez-moi, bibliothécaire c’est le plus beau des métiers » (Charles de Gaulle à François Coulet, son officier d’ordonnance, printemps 1942).

« La Chimère » ou l’amour de la beauté perdue

0
Josh O’Connor et Alba Rohrwacher, "La Chimère" (2023) de Alice Rohrwacher © Ad Vitam Distrib.

Le dernier film de l’Italienne, Alice Rohrwacher, est une magnifique réflexion sur la beauté pour une époque qui a de plus en plus de mal à comprendre et à apprécier ce qui relève de l’ordre esthétique.


L’art, l’amour, la mort, le rêve, la réalité, la beauté… ces grandes idées éternelles qui ont fait réfléchir tant de philosophes et qui ont inspiré tant d’artistes sont très souvent aux abonnées absentes dans la grande majorité des productions cinématographiques contemporaines – surtout françaises – où la plupart des scénarii sont prévisibles, les dialogues lourdingues à en mourir, surtout quand la vulgarité ne les tire pas encore au plus bas de l’abîme de la médiocrité, et la mise en scène aussi plate que la terre l’était dans la représentation commune d’avant les révolutions copernicienne et galiléenne. Le film, La Chimère, écrit et réalisé par Alice Rohrwacher, échappe à ce constat accablant par l’esthétisme de sa mise en scène, la composition des rôles joués par des acteurs habités par leur personnage et la réflexion qu’il offre aux spectateurs.

Le film s’ouvre sur un plan au format carré où une jeune femme, au visage illuminé par un sourire radieux et le blond vénitien de sa chevelure, apparait telle la Vénus de Botticelli sortie des eaux, puis disparait aussi fugitivement qu’un songe. Le plan suivant au format plus large nous confirme qu’il s’agissait bien d’un songe. Arthur, le héros, dort profondément dans le train qui le ramène chez lui, dans un petit village au bord de la mer Tyrrhénienne où il retrouve sa bande d’amis pilleurs de tombes étrusques. On comprend plus tard que cette jeune fille à laquelle il rêve est sa fiancée qui a disparu… à jamais.

A lire aussi: Hiver fleuri à Giverny

Cette alternance entre le plan au format « polaroid », symbolisant les songes, et le plan plus large représentant la réalité, rythme le film et permet à la réalisatrice de jouer sur un contraste clair-obscur entre une partie onirique qui est aussi lumineuse et brève que la réalité est poussiéreuse et longue. A travers ce jeu entre le rêve et la réalité se loge le manque imposé par l’absence irrémédiable de la personne aimée. A l’image d’Éros décrit par Diotime dans Le Banquet de Platon comme toujours en quête de ce qui est beau, Arthur est à la recherche de son amour perdu mais aussi de la beauté divine, les deux se confondant et se cachant du regard des vivants.

Comme Éros qui est le daimôn, cet être intermédiaire entre les dieux et les hommes, Arthur s’apparente à un sorcier qui va du profane au sacré. Archéologue de profession, il utilise ses talents de sourcier pour trouver des sépultures où sont enfouis des trésors antiques. Là aussi, la réalisatrice évoque, en filigrane, nos mythes fondateurs qui constituent le socle de notre culture gréco-latine. Dans ses songes, Arthur voit sa bien-aimée tendre un fil rouge comme Ariane dans le labyrinthe. Et comme Orphée qui descend dans l’obscurité des enfers pour retrouver son Eurydice, Arthur descend dans les profondeurs des grottes souterraines à la recherche de son aimée.  

Dans cette quête éperdue dans le royaume des morts, Arthur découvre un sanctuaire érigé pour la déesse des animaux, la statue est intacte et d’une pure beauté. Par appât du gain, sa tête sera tranchée. Mais par amour de la beauté, elle sera sauvée du regard avide des hommes.  « La beauté divine n’est pas faite pour être regardée avec les yeux des hommes » déclare Arthur avant de jeter la tête à la mer où gisent encore et toujours des trésors perdus et oubliés. La sentence d’Arthur a d’autant plus de résonance à l’heure actuelle, où la mondialisation malheureuse avilit tout ce qu’elle touche, que dans les années 80 où se déroule cette histoire qui s’apparente à bien des égards à un conte philosophique.  

A lire aussi: Bas les masques!

Sommes-nous capables de contempler la beauté quand elle se présente à nous et la méritons-nous ? C’est peut-être une des questions existentielles de cette Chimère.

Quoi qu’il en soit, le temps de ce film, André Malraux aurait trouvé son Musée imaginaire et Sébastien Lapaque quelques baumes pour atténuer sa douleur face à l’immonde décrit dans son dernier roman.

À voir absolument avant qu’il ne disparaisse, comme une chimère, des écrans des cinémas indépendants en voie d’extinction…

La Chimère, d’Alice Rohrwacher, 210 minutes. En salle depuis le 5 décembre.

Ce monde est tellement beau

Price: 10,50 €

13 used & new available from 5,34 €