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Continental : une histoire ordinaire de la finance

Pour comprendre les ravages du virage financier pris par l’économie mondiale, Continental est un cas d’école. Cet acteur majeur de l’industrie de pneus – le quatrième fabricant mondial – souffre bien entendu de la chute brutale de ventes de voitures mais, à elle seule, celle-ci n’explique ni l’ampleur de la crise que traverse Continental ni la violence de la réaction des ses employés français face à une probable fermeture des sites. Ce que les « Contis » ont vécu depuis deux ans, la façon dont ils se sont faits trimballer pour dire les choses clairement, explique aussi leur relatif scepticisme face à la perspective d’un rachat par l’équipementier MAG d’Abu-Dhabi – ces histoires de fusions, acquisitions et consolidations, ils les connaissent par cœur.

La tendance générale dans l’automobile est à la concentration – nombre décroissant d’acteurs de taille croissante. Continental a essayé de jouer le jeu et a déboursé en 2007 11,4 milliards d’euros pour acheter une division de Siemens VDO spécialisée dans l’électronique pour l’automobile. Parallèlement, Continental a proposé à ses employés français de passer de 35 à 40 heures par semaines par diminuer le coût de travail de ce site, le plus élevé dans le groupe, histoire d’éviter la délocalisation de cette activité. Une offre qu’on ne peut pas refuser, en tout cas par gros temps. Les salariés ont dit oui. On comprend qu’ils aient aujourd’hui le sentiment de s’être fait avoir.

Le problème, c’est que pour financer l’achat de VDO, une entreprise qui avait à peu près la même taille qu’elle, Continental s’est lourdement endetté, ce qui a pesé sur le cours de son action, rendant l’entreprise vulnérable à une tentative de prise de contrôle hostile. Continental est devenue une proie.

À première vue, le coup de Madame Schaeffler force l’admiration. La discrète milliardaire allemande, redoutable femme d’affaires qui dirige le groupe familial fondé par feu son mari en 1946, a mené un raid financier pour prendre le contrôle de l’équipementier automobile allemand Continental, une société trois fois plus importante que son groupe en termes de chiffre d’affaires. Il y a à peine un an, quand le prix du baril s’acheminait doucement vers le sommet historique des 150 dollars, l’équipe de Schaeffler, poussée et inspirée par la veuve ambitieuse et astucieuse, a réalisé un exploit que seul le dessin de Saint-Exupéry peut illustrer : un boa avalant un éléphant.

Chez Continental, on a dû être aussi surpris que le pauvre éléphant de Saint-Ex, car Maria Elisabeth Schaeffler et son équipe ont agi discrètement et patiemment, profitant de la faiblesse de la valeur boursière. Quand les dirigeants de Continental ont compris qu’ils étaient tombés dans une embuscade financière, ils n’ont pas caché leur colère. Manfred Wennemer, P-DG de Continental à l’époque, a qualifié Schaeffler « d’opportuniste, égoïste et irresponsable », amabilités qui devaient lui coûter son job quelques semaines plus tard, lorsque l’équipementier finit par accepter une offre améliorée. Fin août 2008, le communiqué annonçant à la fois l’acquisition par Schaeffler et la « démission » de Wennemer. « Continental ouvre un nouveau chapitre de son histoire », peut-on y lire. On ne saurait mieux dire.

Schaeffler et son équipe auront peu de temps pour savourer leur triomphe. Trois semaines plus tard, l’administration Bush laisse tomber la banque Lehman Brothers et la veuve Schaeffler découvre que le jeu dans lequel elle excellait est terminé, ou, en tout cas, suspendu pour une période non déterminée.

Ce qui est fâcheux, c’est que plusieurs milliers de ses salariés l’ont découvert en même temps qu’elle et que pour eux, les conséquences sont infiniment plus douloureuses. L’OPA lancée par Schaeffler sur une proie bien plus grosse qu’elle illustre à la perfection les défaillances d’un système de plus en plus détaché des réalités économiques.

Certes, l’opération avait le mérite de la cohérence. Fabricant de roulements mécaniques, le groupe Schaeffler avait élargi ses activités jusqu’à devenir un équipementier automobile et aéronautique. Même si la phase d’expansion avait commencé à la fin des années 1990, après la mort du fondateur Georg Schaeffler, véritable chevalier d’industrie, la logique qui a guidé le groupe n’a pas été financière mais industrielle. Il s’agissait de s’adapter au processus de consolidation du secteur de l’automobile.

Le problème, c’est que cette stratégie industrielle a été mise en œuvre grâce à une tactique largement financière puisque la croissance devait venir de l’achat de sociétés concurrentes et/ou complémentaires. Pendant une bonne dizaine d’années, Madame Schaeffler y est allée hardiment. Il est vrai qu’elle n’a pas été la seule, car ce fut la décennie des fusions acquisitions – et, accessoirement, le triomphe des banques d’affaires chargées de les mener à bien. Mais si la première grande opération de Schaeffler, en 2001, concernait une société de 730 millions d’euros, sept ans plus tard, le projet était de débourser 12 milliards d’euros pour prendre le contrôle de Continental – à ce niveau là de LBO (acquisition à effet de levier, ou un petit qui achète un gros avec beaucoup de crédit) cela ressemble surtout à la grenouille et au bœuf.

Pour trouver un financement, Schaefller a monté ce qu’en termes financiers on qualifierait de « montage compliqué et audacieux » et en simple français un pari fou. L’idée était d’acheter 49,9 % des actions Continental avec une offre savamment calculée pour ne pas attirer trop de monde. Sauf qu’entretemps la crise boursière avait commencé. Résultat, beaucoup de porteurs ont été trop contents de se débarrasser de leurs actions. À avoir voulu la jouer trop fine, le groupe Schaeffler se retrouve maintenant endetté jusqu’au cou alors que son secteur d’activité est en pleine crise. Autrement dit, il doit rembourser beaucoup plus avec beaucoup moins de recettes.

Ceux qui paient les pots cassés de ce pari que The Economist a qualifié de « dément » sont les employés de sites « restructurés ». Il est vrai que la crise aurait heurté de plein fouet le secteur de l’automobile même si Madame Schaeffler avait décidé de se consacrer à la charité publique ou à l’art premier. En tout état de cause, Continental serait très probablement dans une situation difficile. Reste que la gravité de la situation de l’entreprise ne s’explique ni par la dette de Continental (préalable à l’OPA), ni par la chute des ventes de voitures, mais par la situation très grave des finances de Schaeffler, elle-même due à une grosse erreur de ses dirigeants. La rage et le désespoir des « Conti » de Clairoix, invités à payer les pots cassés, sont donc plus que compréhensibles.

Le comportement du gouvernement allemand est plus mystérieux. Angela Merkel se targue d’avoir été le premier chef d’Etat à comprendre la gravité de la situation du système financier mondial : comment se fait-il donc qu’une telle opération financière ait pu être lancée et aboutir quand les clignotants étaient tous au rouge et qu’elle avait été qualifiée d’égoïste et d’irresponsable par le P-DG de la société achetée ?

Schaeffler n’a pas été seule à analyser l’opération, son prix et ses risques. Des cabinets d’audit et de comptabilité l’ont jugée raisonnable et des banques l’ont financé – bref, tout un système avait permis à l’ambitieuse Madame Schaeffler, de réaliser son exploit. Et le plus triste est qu’on n’y peut pas grand-chose. En l’absence d’alternative raisonnable à la loi du marché, il faut peut-être parfois se résigner à ce que le marché fasse la loi.

Maxime, Michel, Pierre et les autres

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Au seul égrenage des noms, on imagine un best of du « Grand échiquier » de Jacques Chancel ou, mieux, le casting idéal d’un Claude Sautet qui aurait ressuscité Juliette Gréco, Maxime Le Forestier, Pierre Arditi, Michel Piccoli et Bernard Murat. Toutes les idoles de ma maman sont là, ou presque, manque plus que Samy Frey. Mais s’ils sont réunis ce soir, ce n’est pas pour chanter en chœur Le Temps des cerises en hommage à Yves Montand. Si nos degauches certifiés « qualité France » s’exprimaient à l’unisson, c’était pour écrire une lettre à cinq mains à Martine Aubry, sur l’air de Pauvre Rutebeuf : que sont mes amis devenus… « En faisant échec au vote de cette loi à l’Assemblée [le 9 avril, ndlr], expliquent nos cinq déçus du socialisme, vous nous avez adressé un message de rupture. » Et comme il vaut mieux se répéter que se contredire, ils renfoncent le clou deux lignes plus loin : « En vous opposant, à l’occasion de la loi Création et Internet, à ce que des règles s’imposent aux opérateurs de télécommunications pour qu’ils cessent de piller la création, vous venez de nous tourner le dos de manière fracassante. » Comme quoi, même en ayant cinq mains, on peut écrire avec les pieds, mais passons…

C’est bien connu, en France il y a deux gauches : l’une, la seule qui semble avoir survécu à la chute du Mur, s’occupe dans le charity buisness, parade aux fêtes de la libertitude, soutient Vincent Lindon et les Afghans de Calais, pétitionne contre les tests génétiques ou la télésurveillance, s’inquiète du sort des mal logés, du nucléaire et de la répression au Tibet.

L’autre gauche, la vieille, qu’on croyait enterrée par les errements du jospino-strausskahnisme, est attachée à la défense des avantages acquis, à une juste rémunération du travail et autres archéo-lunes. Et voilà-t-y pas que cette gauche-là soudain réapparaît, pas seulement dans la rue mais aussi chez nos amis les artistes engagés. À ceci près que, chez ceux-ci, l’ardeur revendicative a été génétiquement modifiée, et pas qu’un peu, s’il vous plaît. Car en fait d’avantages acquis, elle hurle qu’elle est pour Hadopi et décrète que le PS, en y faisant obstruction, s’est définitivement rangé du côté du « capitalisme le plus débridé ». Rien que ça.

Tout cela serait presque amusant – ç’aurait bien été la première fois que ce con solennel d’Arditi me fait rire – si on n’y décelait un arrière-goût prononcé d’obscénité. On croyait avoir raclé les basses-fosses du cynisme avec Gad Elmaleh râlant contre l’oppression fiscale. Ben non, y’a pire : le multimillionnaire de gauche qui s’affole sur le manque à gagner. Et si on regarde les choses posément, cette lettre ouverte est bien plus grossière que le malencontreux « Casse-toi, pauvre con ! » qu’on nous rejoue en boucle.

La première obscénité porte évidemment sur le fond : les mêmes grandes consciences inscrites aux abonnés absents depuis 1981, à chaque fois que la droite ou la gauche portaient un mauvais coup aux salariés, les voilà qui se sentent pousser des ailes de Jaurès en découvrant les ravages du capitalisme sauvage.

Il y a comme un problème de timing : ce coming out syndicaliste ne se fait pas en réaction aux carnages sociaux de Molex, Sony ou Caterpillar, ni même à propos des gamins de sept ans prolétarisés pour fabriquer nos Nike made in ailleurs par le fameux capitalisme débridé – quoique souvent bridé… La lutte des Contis, c’est pas leur business, aux Hadopis.

Restés de marbre durant des décennies face aux vrais drames des vrais travailleurs, nos artistes se réveillent soudain en comptant leurs gros sous. Orwell, reviens, ils sont devenus fous : Arditi et compagnie viennent d’inventer l’uncommon indecency…

Ma deuxième perplexité porte sur l’objet de la lettre ouverte. Tout le monde dans nos milieux sait qu’Hadopi est une chimère. Qu’on soit presque pour, archi-contre ou qu’on s’en foute, cette loi est un texte mort-né. Inapplicable disent les spécialistes, ruineuse pour le budget disent les cadors de la finance publique, inutile disent ceux qui croient encore à l’avenir radieux du world wide web. Et pendant ce temps-là, les pirates rigolent. Une adresse IP, ça se squatte du bout de l’index et les journaux spécialisés regorgent déjà d’astuces pour squeezer la loi à venir. Pour éviter les foudres de la loi, même pas besoin, semble-t-il, de prétexter devant le Conseil d’Etat que c’est la baby-sitter ou le chat angora qui téléchargent le tube de Lady Gaga ou l’intégrale de Capitaine Flam.

En vérité, Hadopi ne sert à rien, si ce n’est – et ça, ce n’est pas rien – à permettre au Président de prouver à tout le monde que c’est lui le chef. Mais les lois, on le sait, sont aussi faites pour ça. Si Chirac n’avait pas été interdit de tabac par ses médecins, on aurait encore le droit de fumer dans les bistrots.

On en déduira donc qu’il ne s’agit même pas pour les signataires de protéger leur revenus, ni même de régler son compte à un PS qui découvre qu’il y a sur les listes électorales plus de Kévin et Vanessa accros au MP3 que de Juliette Gréco et Michel Piccoli – c’est un peu une version remix de la jurisprudence Boniface : il est bien normal que le numérique n’échappe pas à la loi du nombre.

Non, l’objet réel de cette lettre est d’envoyer un message – assez peu discret – d’allégeance au chef de l’Etat. On pourra conjecturer qu’ils l’ont fait à la demande de Jack Lang, lui-même furieusement pro-Hadopi, qui ne désespère pas de retrouver un poste à sa mesure. Dans la perspective de cette nomination, nos cinq prestigieux (qui en jettent quand même plus que Bigard et Gilbert Montagné) se constituent de fait en trousseau de mariage du futur ministre lequel, n’en doutons pas, saura renvoyer l’ascenseur une fois remis en selle. On pourra penser, moins anecdotiquement, qu’ayant pris l’habitude d’être du côté du manche sous Mitterrand et l’ayant conservée sous Chirac (soutenu, rappelons-nous, dès le premier tour de 1995 par nombre d’artistes mitterrandolâtres), nos cinq Grands ont développé un syndrome d’Elyséodépendance. Deux ans dans l’opposition, c’est très long, c’est trop long : il était temps pour nos résistants de sortir du maquis et de signer la paix des braves. Comme dit Arditi à Libé : « Je reste un homme de gauche et je ne passerai jamais de l’autre côté. N’empêche, l’antisarkozysme pavlovien me fait chier. »

Faut croire que Pierre Arditi ignore tout de l’histoire du chien de Pavlov. Sinon, il aurait cherché un autre exemple avant d’aller à la gamelle…

Le monde est petit, l’erreur est humaine

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Dans son article consacré à Yazid Sabeg et paru vendredi dans Causeur, Jérôme Leroy parle de Maxime Brunerie comme du « Lee Harvey Oswald du Bloc Identitaire. » Le service juridique du Bloc identitaire nous écrit un mail et nous demande de corriger le tir : Maxime Brunerie n’était en aucun cas membre du Bloc identitaire, puisque ce mouvement n’existait pas à l’époque. Avant l’heure c’était pas l’heure, après l’heure c’était trop tard. Toutes nos excuses pour cette faute impardonnable ! Nous rectifions donc bien volontiers l’information totalement erronée que nous avons diffusée : Maxime Brunerie n’était pas membre du Bloc identitaire. Il était, en revanche, à jour de cotisation du Mouvement national républicain (MNR) et sympathisant d’Unité radicale, « groupement de fait » dissous par décret suite à l’attentat raté de Brunerie et dont Fabrice Robert, aujourd’hui président du Bloc identitaire, était « porte-parole à la jeunesse et à l’action culturelle ». Le monde est petit.

Portrait du jeune homme en réactionnaire

Jean Clair
L'académicien Jean Clair publie La Tourterelle et le chat-huant (Gallimard).

Si jamais Flaubert revenait, histoire de se plaindre de migraines tenaces, d’entonner le refrain de La Fille de Mme Angot et d’ajouter l’un ou l’autre article à son Dictionnaire des idées reçues, il pourrait écrire à l’entrée « Réactionnaire » : « Voir Jean Clair. » Et à l’article Jean Clair : « Voir réactionnaire. » C’est qu’à en lire certains, observateurs plus très nouveaux de la pensée contemporaine, le critique d’art, récemment élu à l’Académie française, est l’un des êtres les plus infréquentables du tout-Paris. Il aurait volé, violé, tué ou commis quelques massacres que certains de ses détracteurs le tiendraient en plus haute estime. C’est que les bien-pensants de l’époque ne connaissent plus de grande peur. Ils ne craignent plus rien, pas même le ridicule.

Jean Clair, réactionnaire ? Et plutôt deux fois qu’une ! Dans son nouveau livre, La Tourterelle et le chat-huant, il en donne la définition – on n’est jamais si bien servi que par soi-même : « La société moderne, écrit-il, s’ingénie à débusquer le réactionnaire, la pensée réactionnaire, le geste réactionnaire – jusqu’à n’être plus qu’un grand corps mou et sans réaction. »

[access capability= »lire_inedits »]Qu’on y prenne bien garde, le réactionnaire n’est pas le laudator temporis acti, le louangeur du passé que l’on retrouve déjà dans le Satiron de Pétrone. Il y a deux mille ans, c’était déjà mieux avant, alors vous pensez, aujourd’hui ! Chez Jean Clair, le réactionnaire n’est pas un animal ruminant, se nourrissant de nostalgie et d’aigreur. Il refuse simplement de communier tous azimuts aux idées les plus azimutées. Il n’offre pas d’emprise aux modes éphémères et se cabre devant le conformisme intellectuel, esthétique ou moral. Il continue, vent debout, à exercer sa pensée critique sur le monde et à soumettre chaque jour son esprit à une gymnastique quotidienne. Et dans le genre, Jean Clair est un athlète : il aime quand ça devient sportif.

La Tourterelle et le chat-huant, c’est un 110 mètres haies intellectuel. Un exercice spirituel ou, mieux, pour reprendre l’un de ses titres à Philippe Muray : un exorcisme spirituel. Clair alterne petites foulées et longues enjambées. Les obstacles qu’ils franchit, ce sont les totems et tabous de notre monde moderne : cette idée benoîte que, sur certains sujets, il est acquis et plus prudent de la fermer plutôt que de la ramener. Anti-tabagisme, produit allégé, tourisme, festivités culturelles  : autant de choses dont Barthes ne pourrait même pas écrire la mythologie, puisqu’elles ne renvoient à rien d’autre qu’à elles-mêmes et nous obligent à ce que la phénoménologie de Merleau-Ponty appelait : la suspension du jugement. Drôle d’époké, pour une drôle d’époque…

Aux pieds de Jean Clair, pas de Nike. Mais la langue française, dont il kiffe la race au point de la ciseler, de la servir et, poursuivant la mode lancée par Chateaubriand, de redonner même vie à des mots qu’on croyait morts depuis Proust et ses Jeunes filles en fleur, tel l’emploi de « muscade », moins tarabiscoté et plus épicé que son synonyme : « tour de passe-passe ».

Et si La Tourterelle et le chat-huant ne devait être que le portrait du réactionnaire en jeune homme, on s’apercevrait vite, en le lisant, que le réactionnaire n’est, en somme, que celui qui tente, par tous les moyens, d’échapper à sa propre mortalité. En s’inventant un monde peuplé d’objets immortels, qui excèdent notre propre existence, nous survivent et nous surpassent : l’art, la littérature, l’histoire, la religion, les paysages, ceux de Venise qui ne peut être que l’œuvre d’un Dieu marchant sur l’eau, de l’Egypte, de la Sarthe aussi bien que du Morvan.

Demandez donc à Virgile, qui écrivait les Bucoliques en pleine guerre civile à Rome : l’esprit part aux champs quand la civilisation vacille. Reste donc l’immortalité, celle des paysages et des saisons, comme planche de salut. Et, à tout prendre, l’Éternité aussi. Comme une promesse de l’aube.

Ce n’est pas que Jean Clair déteste notre monde quand d’autres le célèbrent et le fêtent. Comme Muray, il ne verse pas dans la contemption gratuite de ses contemporains. Il exècre simplement le nihilisme de notre époque, la part de néant qu’elle renferme, qu’elle consomme et dans laquelle elle se perd.

Et Clair cite Montaigne : « Il y devroit avoir coertion des lois contre les écrivains ineptes et inutiles… L’escrivaillerie semble être quelque symptosme d’un siècle débordé. » Il y a aussi des écrivains intelligents et utiles. Tourterelle et chat-huant nous le disent tous deux. Ce qu’ils gardent pour eux, en revanche, c’est le mode d’emploi. Comment faire pour vivre dans un siècle débordé : prendre la clef des champs, choisir la solitude ou s’en accommoder ? Dieu seul le sait. Et peut-être Jean Clair.[/access]

Cause toujours, tu m’intéresses

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J’étais un peu déprimé, l’autre nuit, pour des raisons qui ne regardent qu’elles… Bref je n’avais d’autre choix que la fenêtre ou la télé et, comme souvent, j’ai choisi la télé. Genre 2 h 30 a.m. sur Ciné Schtroumpf, je tombe sur Cause toujours, tu m’intéresses (Molinaro,1979).

A priori, de quoi déprimer même un désespéré. Comme vous peut-être, je m’attendais à tomber sur une de ces infra-daubes où Aldo Maccione s’est presque toujours compromis. Raté ! Malgré le titre et même le réalisateur – toujours assez fiable dans son inégalité – l’ensemble distrait, et finalement séduit : ils causent, et ça nous intéresse (comme sur votre site préféré.)

[access capability= »lire_inedits »]L’argument, comme disait Molière, est même visionnaire, un peu comme Molière lui-même… Le téléphone (fixe) y joue déjà le rôle désormais assigné aux « chats » sur Internet : plonger dans le virtuel pour échapper au réel. Croire qu’il faut être quelqu’un d’autre pour rencontrer quelqu’un de vrai !

Ici, Jean-Pierre Marielle cultive avec Annie Girardot une relation exclusivement téléphonique, où il a tout loisir de s’inventer un personnage, une vie et même une voix (grâce à un sac en plastique) pour séduire son interlocutrice.

Jusqu’au jour, inévitable et cruel, de la rencontre « en vrai ». Son double téléphonique l’organise avec assurance – mais lui n’ose pas s’y rendre…

Ce petit film intelligent est servi par un casting classieux. Marielle est parfait, comme toujours, dans le rôle de l’ogre qui ne mange jamais que lui-même. L’irremplacé Jacques François fait si bien la tarlouze à façons que sa seule présence vous ferait avaler un navet (et d’ailleurs il l’a fait…). Même Annie Girardot, qui ordinairement déclenche mes règles, réussit à ne pas trop en faire – et c’est tout ce qu’on lui demande…

Enfin, il y a le voisin de palier de Marielle : un Black d’origine noire dont, hélas, Télérama ne juge pas utile de nous donner le nom. Ce mec-là, que je n’ai jamais revu, joue avec un grand talent la partition imposée par l’époque (genre : si vraiment on doit caser un Nègre dans la distribution, il faut qu’il soit gentil.)

Eh bien, le Nègre est gentil, et même xénophobe à l’occasion – mais juste pour dérider Marielle : « A quoi reconnaît-on un Belge dans un magasin de chaussures ?
– Il essaye les boîtes… »

Mais assez plaisanté ! La morale de ce petit conte, c’est qu’il est dur de se confesser, surtout pour un masque (cf. Mishima). Et que sont d’ordinaire les « profils » de Facebook (sans parler de Meetic !), sinon précisément des masques de beauté ?

Comme quoi, sans me vanter, les problèmes d’aujourd’hui ne datent pas d’hier ![/access]

Parole d’homme

« La France n’a pas besoin de réformes, elle a besoin d’une révolution. » Reçu sur France Inter à peu près comme s’il était le produit d’un croisement entre Homère et Shakespeare, « l’immense écrivain » Gérard Mordillat a gratifié le journaliste extatique de cette conclusion en forme d’oracle. C’est redevenu très tendance, ces jours-ci, la révolution : les gens doivent penser que ça ressemble à une comédie musicale des Martin Circus[1. Que les moins de 40 ans me pardonnent cette référence obscure et se donnent la peine de faire une petite recherche.] ou, en haut de gamme, à une pièce d’Ariane Mnouchkine. Comme c’est tendance, que les puissants se rassurent, elle n’arrivera nulle part ailleurs que sur nos plateaux de télé. Et lorsque les médias changeront d’humeur, l’ouvrier séquestreur deviendra le méchant et le patron séquestré la victime. (Déjà, il est presque vexant pour un patron, aujourd’hui, de ne pas avoir été séquestré.)

[access capability= »lire_inedits »]Les médias jouent donc, ce printemps, à se faire peur, c’est-à-dire plaisir. Le Nouvel Obs s’interroge, en lettres de feu, sur « L’insurrection française ». « Un “Mai 2009” est-il possible en France ? », s’interrogeait gravement le JDD fin avril – stricto sensu, la réponse est oui. En tout cas, « 1789/2009 », ça le fait, non ? Sentez-vous le fond de l’air « prérévolutionnaire » ?

Au risque d’attrister les amateurs de « Grand soir », on ne voit à l’horizon ni projet, ni parti, ni leaders révolutionnaires, ingrédients pourtant bien nécessaires à une révolution. Il est vrai qu’il y a la « colère » et surtout la « violence sociale », comme disent les experts qui sondent chaque jour les entrailles du pays. Ce n’est pas rien, ces ouvriers révoltés qui enferment leur « patron » – le plus souvent, des cadres qui n’y peuvent mais et feront partie de la charrette suivante, mais ce n’est pas le sujet.

On a envie, avec Marc Cohen, de dire qu’ils sont nos frères. Pas parce qu’ils violent la loi. Ni parce qu’ils rejouent à la lutte des classes. Ni même parce qu’ils sont désespérés. On se sent solidaire d’eux parce qu’on s’est foutu de leur gueule et que, face à ça, même la loi ne peut rien pour eux. Ni pour personne. Aucune loi n’interdit de mentir. De même qu’un amant peut proclamer son amour le lundi et le trahir le mardi, les dirigeants de Continental avaient le « droit » de mener leurs salariés en bateau en s’engageant à maintenir le site de Clairoix – en contrepartie d’efforts supplémentaires of course – puis de s’asseoir froidement sur leur engagement. Aucune loi ne peut obliger les êtres humains à se conduire décemment. Le saccage d’une préfecture, la séquestration, sont des délits. Pas le mensonge. Pas la trahison. Pas le foutage de gueule.

Il y a plus grave que la violation de la loi : c’est le renoncement à une loi non écrite, inscrite dans l’ADN des sociétés, peut-être au principe de la civilisation même. Quand les mots n’ont plus de poids, quand l’engagement pris n’a aucune valeur, ce n’est pas la révolution qui menace mais la désintégration. Ce qui est en jeu, avant la loi et au-dessus d’elle, est peut-être l’une des plus précieuses caractéristiques de l’espèce : le poids de la parole donnée. De la parole d’homme.[/access]

9 mois

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Matriochka

Pour un choc, ce fut un choc. Ces jours derniers, un reportage consacré à l’alcoolisme juvénile m’avait tenue éloignée quelques jours de chez moi, quand le planton ouvrit la cellule de dégrisement et m’invita à regagner tranquillement mes pénates. J’avais à peine franchi le seuil du domicile conjugal qu’un cri me saisit. C’était Willy, mon mari, qui poussait son cinquantième rugissement. Comme un goret que l’on conduit à l’abattoir et qui sent son destin se transformer en jambons, boudins et autres abattis, il criait : « Trudi, Trudi, Trudi ! »

Il me sauta à la gorge pour m’apprendre la nouvelle : « Elle a accouché sur Facebook ! » Je le regardai un moment, perplexe, silencieuse, aussi médusée qu’un radeau peint par Géricault. Il répéta, encore plus fort, détruisant ce qu’il me restait d’oreilles. Diable, je savais Willy ne pas être ce qui se fait de plus futé en matière de mari, mais de là à ce qu’il s’imagine que la cigogne n’apporte plus les bébés et qu’une simple connexion wifi remplace désormais la méthode éprouvée de nos pères, il y avait de la marge.

[access capability= »lire_inedits »]Je le fis asseoir, lui demandai de reprendre ses esprits et de m’expliquer la situation. Ce qu’il fit sans que l’emploi du rouleau à pâtisserie que je tenais en main ne fût nécessaire.

« Willy, qui a donc accouché sur Facebook ?
– La ministre française !
– Nadine Morano ? Roselyne Bachelot ? Fais gaffe : il y en a deux. Confonds pas !
– Non ! Nathalie Kosciusko-Morizet.
– Tu dérailles. Nathalie Koko-Zezet, connais pas. Et tu penses bien que si elle existait, moi qui me tape chaque jour la lecture matinale du Monde, du Figaro, de Libé et de L’Huma, je la connaitrais. Alors, cette Natacha Krasucki, elle est ministresse de quoi ?
– Économie numérique.
– À l’Économie numérique, ils ont Eric Besson.
– Non, me répondit Willy, lui c’est l’Immigration.
– Il a l’Immigration et l’Économie numérique, au cas où un Sénégalais se fasse installer une connexion haut-débit dans sa case et se télécharge illégalement en France. »

Willy est un con. C’est un fait. Depuis qu’il est en retraite, il passe le plus clair de son temps au fond du jardin : il vérifie la célérité des lombrics à bouffer épluchures, crottes de nez, parents indigents, enfants illégitimes et autres déchets organiques. Malheur au « Compost 2000 », vendu 165 euros au Téléachat et réglable en vingt-six mensualités de 87 euros – à ce prix-là, ça ne se refuse pas.

« Willy, tu n’entends pas ? Tes lombrics pleurent. À mon avis, ils sont en train de crever. » Je n’avais pas fini ma phrase que mon mari était déjà loin, à s’occuper de la santé de ses vers de terre. Je pus, quant à moi, me connecter tranquillement à Internet. C’est là qu’advint le drame : j’appris que Nathalie Kosciusko-Morizet, qui n’était donc pas la fille de Henri Krasucki, était ministresse et en pelote. Enfin, pas vraiment ministresse, mais secrétaire d’Etat : être secrétaire, ça reste plus féminin. Tu apportes chaque matin le café à ton ministre de tutelle, et tu sais pourquoi.

Donc, miss Économie numérique 2009 a le ventre rebondi et s’en vante sur Facebook : « Il m’a mis droit dans le mille. Je ne m’y attendais pas et voilà-t-il pas que je me retrouve aussi sylphide que Roselyne Bachelot. » Je dois à la vérité d’écrire qu’elle ne s’est pas exprimée ainsi. Elle n’est peut-être pas bonne en Ogino, mais elle est fortiche en com’. Elle a voulu, clavarde-t-elle, « couper court aux rumeurs ». Et on ne peut pas lui donner tort : à mesure qu’empirerait son état, la rumeur risquait d’enfler aussi sûrement que son ventre. Elle pressentait que la presse people (Voici, Gala, Libé) allait se pencher bientôt sur son cas et écrire les pires insanités : « Si son ventre grossit, c’est qu’elle boit trop de bière. Et si elle boit, c’est qu’elle est harcelée au travail par son chef de service. Sarkozy, démission ! »

Evidemment, cela ne serait venu à l’idée de personne qu’une femme de trente-six ans, intelligente et belle pour ne rien gâcher, soit à point pour connaître les charmes pas très discrets de la maternité. Les vingt années qui précèdent la ménopause sont celles qui, statistiquement, présentent le plus ce genre d’inconvénients. Cette idée assez primaire expliquerait d’ailleurs assez bien l’épidémie de bébés dont est affecté le gouvernement français : pour Rachida Dati et Nathalie Kosciusko-Morizet, tomber en cloque, c’est de leur âge.

Certes, les Français ne sont pas encore très habitués à ce qu’une ministre soit parturiente. Il y a vingt ans, cela aurait été inadmissible. Je ne vous raconte pas ce que l’on aurait entendu si Charles Pasqua ou Henri Emmanuelli s’étaient retrouvés en cloque. Il n’est pas sûr qu’on n’aurait pas exigé d’eux leur démission. Heureusement que Ségolène Royal, première en tout, a ouvert la voie – si je puis m’exprimer en des termes aussi gynécologiques. Ministre de l’Environnement en 1992, elle avait alors donné naissance au plus jeune bébé de France et accordait, depuis sa chambre, des interviews à n’en plus finir, tenant son chiard dans les bras et dissertant sur le respect nécessaire de la vie privée, devant ses trois autres enfants qui jouaient dans un coin.

Rien ne peut entraver l’évolution des mœurs. Dans quelques années, si chacun y met du sien, il sera obligatoire d’être enceinte pour obtenir un portefeuille  : chaque mercredi, à l’Elysée, le gouvernement se réunira autour d’une table et, dès que la présidente aura donné le départ, les ministres mimeront la respiration du petit chien, transformant pour une fois la salle du Conseil en salle de travail. Dieu que ça aura de la gueule.

En attendant, il suffit qu’une ministre annonce qu’elle s’est transformée en matriochka pour que l’ensemble de la presse française titre sur ce phénomène assez exceptionnel. Certes, il s’agit de la secrétaire d’Etat à l’Économie numérique et, pour les zozos, cette annonce sur Facebook est parfaitement raccord avec son job. En matière d’accouchement, Nathalie Kosciusko-Morizet y connaît un rayon – Roger Karoutchi lui a tout appris. Il a pris, ces dernières semaines, la loi Hadopi et a montré à sa collègue ce qu’étaient les douleurs de l’enfantement : « Elle n’a pas voulu passer par le siège. Faut ouvrir et l’avoir par le ventre. Bouge pas, je vais le faire. » De la césarienne au césarisme, il n’y a qu’un pas – encore que la péridurale ne soit même pas nécessaire pour le césarisme.

Mais là n’est pas la question. Si la grossesse de Nathalie Kosciusko-Morizet a fait tant de bruit, c’est que la secrétaire d’Etat a inventé le faire-part de gravidité. Une première.

Il n’y a pas si longtemps, on réservait faire-part et cancans à la naissance. On recevait par la Poste une jolie carte, nous informant que les Machin-Chose sont heureux de compter une demi-part supplémentaire dans leur foyer fiscal. On attendait que la jeune maman soit rentrée de la clinique. On allait la visiter à domicile, on faisait guili-guili au bébé après avoir enrichi sa layette d’un chiffon bleu ou rose, puis on ressortait pour retrouver le plus vite possible une connaissance commune et pérorer à bon compte : « Son gamin, je l’ai vu. Il ne ressemble pas beaucoup à son père. Enfin, ce que j’en dis… »

Ces temps bénis ne sont plus. Il y a Facebook. On y publiait ses états d’âme, on y publie désormais ses états de santé. Pour être totalement dans le coup, il faut rencontrer son mari sur Meetic, annoncer sa grossesse sur Facebook et poster les échographies sur Youtube. Quant au nouveau-né, il est le vrai laissé pour compte de l’ère numérique : plus de layette ni de joujoux, mais un pauvre mail en guise de cadeau.[/access]

Lectures

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Suivez ADG en Australie !
Suivez ADG en Australie !

Kangouroad movie, dernier voyage pour ADG

La parution en poche de l’ultime roman d’ADG, disparu en novembre 2004, va être l’occasion de donner une audience encore plus grande à celui qui s’impose, avec le temps, comme l’égal d’un Jean-Patrick Manchette. Dans le paysage du néo-polar français des années 1970-1980, plutôt orienté à l’extrême gauche post-soixante-huitarde, ADG faisait figure d’anarchiste de droite et de royaliste tendance mérovingienne. Héritier de Céline, de Jacques Perret et d’Antoine Blondin, il a su faire jouir la langue française dans des proportions considérables. La lecture de La Nuit des grands chiens malades, de Cradoque’s band, de Pour venger Pépère ou de Balles nègres pourra convaincre les plus rétifs à la littérature de genre que l’on a ici affaire à un écrivain majeur.

[access capability= »lire_inedits »]Avec Kangouroad movie, ADG nous donne une œuvre à la fois testamentaire et drôle. L’histoire de ce garde-chasse australien, ancien des forces spéciales britanniques, et de son adjoint aborigène, chargés de la surveillance de milliers de kilomètres d’une barrière anti-dingo est beaucoup plus qu’un roman noir avec ses meurtres, ses poursuites et ses auto-stoppeuses affriolantes. C’est aussi et surtout une ode à la diversité multicolore d’un monde en voie d’uniformisation. Sous la plume magistrale d’ADG, l’Australie, ce grand nulle part, devient l’Ultima Thulé des hommes libres et d’une nature dont les aberrations surréalistes sont un poème violent, joyeux et inoubliable.

Diggers d’Alice Gaillard, une épopée rieuse

Il est heureux que les responsables de L’Échappée n’aient pas, comme il est de saison par les temps qui courent, été entendus par les policiers de l’antiterrorisme qui cherchent des responsables à la décomposition sociale chez les éditeurs subversifs. On peut légitimement craindre pour eux un sort similaire à ceux de La Fabrique, interrogés récemment dans les bureaux de la DNAT pendant plusieurs heures, au seul motif d’avoir édité L’Insurrection qui vient, le livre qui arrêterait tout seul les TGV. À L’Échappée, on trouve en effet des histoires des Black Panthers, de la Fraction armée rouge ou encore les constats luddites et documentés du groupe Pièces et Main d’œuvre sur les ravages du téléphone portable ou des puces RFID.

En publiant Les Diggers d’Alice Gaillard, L’Échappée fait revivre un de ces « orgasmes de l’histoire », dont les lecteurs de Ringolevio d’Emmett Grogan (Gallimard) ont pu avoir un aperçu romanesque et délicieux. Les Diggers, ainsi nommés en allusion aux premiers kolkhoziens anglais du XVIIe siècle qui s’emparèrent de terres laissées à l’abandon par de grands seigneurs, furent un groupe non-violent d’artistes et d’enfants-fleurs qui transformèrent le quartier de Height Ashbury en utopie concrète. Théâtre de rue, action sociale, cantines gratuites, rien de ce qui fut subversif ne fut étranger aux Diggers de San Francisco, qui préférèrent le LSD et l’amour libre au napalm et aux bombardements massifs au Vietnam. Le livre d’Alice Gaillard est accompagné d’un DVD sur cette épopée rieuse, belle comme une fille nue sur une plage de la côte Ouest.

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L’Index, un vrai coup de pouce !

Réalisateur d’Anges et démons, la suite ou plutôt la préquelle[1. En franglais bien de chez nous, une préquelle est un épisode d’une série dont l’intrigue se déroule avant le film précédent.] du Da Vinci Code, Ron Howard ne décolère pas : le Vatican ne s’intéresse pas à son nouveau film, déjà annoncé avant sa sortie le 13 mai comme l’un des blockbusters de l’année. Si, dans la presse italienne, quelques évêques ont confié qu’ils n’iraient pas voir ce film, Rome semble s’en désintéresser totalement : pas de boycott, pas de condamnation ni de mise à l’Index en perspective. Enfin si : L’Avvenire a dégoté un petit monsignore de derrière les fagots, Antonio Rosario Mennonna, qui a déposé plainte pour « diffamation de l’Eglise » auprès du procureur de Rome – certes, ce prélat âgé de 103 printemps n’a pas fréquenté les salles obscures depuis l’apparition du cinéma parlant, mais il a toujours bon pied bon œil, l’ancêtre… Dans le reste de l’épiscopat, on sait faire encore la différence entre un roman et un essai, une œuvre de fiction et un discours théorique. On ne veut surtout pas répéter l’expérience de 2005, quand le cardinal Bertone[2. Tarcisio Bertone est supporter de la Juventus de Turin et secrétaire d’Etat du Saint-Siège, c’est-à-dire numéro 2 du Vatican (le numéro 1 étant le numéro 16).] s’avisa de proclamer que le Da Vinci Code c’était n’importe nawak. Silence radio, donc.

C’est là que le bât blesse. Comme il n’est plus très enclin à précipiter le premier roman de gare venu dans l’Enfer de la bibliothèque vaticane, le pape se préoccupe du film de Ron Howard comme de sa première paire de birkenstock[2. Benoît XVI voudrait, d’ailleurs, mettre le film à l’Index qu’il ne le pourrait pas : son prédécesseur Paul VI l’a supprimé en 1965, sur proposition du cardinal Josef Frings, dont Josef Ratzinger était l’un des plus proches conseillers. Quarante-quatre ans n’auront donc pas suffi à ce que certains prennent connaissance de l’info…].

Misère ! Comment voulez-vous gagner quelques places au box office sans l’intercession du Saint-Office[2. Note aux sourcilleux : oui, j’ai bien été informé que le Saint-Office n’existait plus depuis 1965. La réalité historique ne plie devant rien, sauf devant la possibilité de commettre un jeu de mots, aussi facile soit-il.] ? Une petite phrase bien sentie du pape aiderait : « La distribution d’Anges et démons ne résout pas le problème. Au contraire, elle l’aggrave. » Il sait faire ça, non ? Ce serait une belle polémique, une médiatisation planétaire et des journalistes par milliers tendraient leurs micros à Dan Brown et à Ron Howard pour qu’ils récitent leur couplet appris d’avance : « Cette condamnation nous attriste. Nous sommes les nouveaux Giordano Bruno, les Galileo Galilei des temps nouveaux. La preuve : et pourtant, on tourne. Nous demandons une protection policière devant chaque cinéma qui diffuse le film : les spectateurs ont droit à la vérité sur le Vatican, ses manigances et ses sociétés secrètes. »

Comme la mise à l’Index tarde à venir et ne viendra assurément pas, Ron Howard a passé les dernières semaines à asticoter le calotin : ainsi la headline des affiches du film titrait-elle : « Que nous cache le Vatican ? ». Le coup finaud a si bien marché qu’aucun avis de tempête n’a été déclaré dans les bénitiers. Seule la RATP a réagi fermement, en décidant de ne pas diffuser les affiches sur son réseau – après l’épisode de la pipe bannie de Jacques Tati et celui de la clope de Coco Chanel, les communicants de la Régie nous confirment dans nos soupçons : ils déposent leur cerveau sur les rails du métro avant le boulot et ne devraient pas pousser si loin l’esprit maison. Face à la réaction de la RATP (qui détient des panneaux publicitaires a toujours raison), la phrase a vite été remplacée par une autre : « Depuis 500 ans, une vengeance se prépare contre le Vatican. » L’Eglise ne cache plus rien, elle est victime d’une vengeance… De la réclame avant toute chose, comme ne le disait pas Verlaine.

Après ce coup d’épée dans l’eau même pas bénite, Ron Howard s’est essayé à autre chose pour s’attirer les foudres papales. Lors de la conférence de presse d’avant-première, tenue spécialement à Rome avec faux gardes suisses à l’entrée de la salle, le réalisateur a accusé le Pontife romain de lui avoir mis des bâtons dans les roues, usant de son influence pour interdire à son équipe de tourner dans les églises romaines… Trop c’est trop ! Si on n’a plus le droit de filmer une scène de meurtre dans la basilique Saint-Pierre, à Santa-Maria-Della-Vittoria ou à Santa-Maria-Del-Popolo, où va-t-on ? Ras-la-tonsure de ces catholiques pas très cathodiques ! Pire, quand on sait, en France, que l’entrée de certaines églises reste difficile d’accès aux caméras, pourtant assez bigotes, du « Jour du Seigneur », on se dit qu’il y a bien là un complot anti-audiovisuel ourdi par d’occultes puissances. Ce complot universel porte le nom sordide de « protection du patrimoine » et est diligenté par les architectes des Monuments historiques – tous de sacrés bénis oui-oui aux ordres du Vatican, comme chacun sait.

Un petit problème, cependant. Il y a quelques mois, Ron Howard disait tout le contraire de ce qu’il affirme aujourd’hui : « Nous n’avons pas demandé d’autorisation au Vatican, persiflait-il. Nous avons utilisé notre propre ingéniosité cinématographique, en utilisant tous les avantages technologiques que les réalisateurs ont à leur disposition. »

En 2006, pour le tournage à Paris du Da Vinci Code, la production n’avait rien demandé non plus à l’archevêché de Paris, préférant reconstituer l’intérieur de l’église Saint-Sulpice dans un studio londonien. Elle y avait même reproduit le décor d’une chambre d’hôtel… Vilain petit cachotier, Mgr Vingt-Trois a non seulement la mainmise sur les clefs des églises parisiennes, mais aussi sur celles des hôtels de la capitale ! Moi, je vous le dis comme je le pense, ma brave dame, ça sent l’Opus Dei à plein nez.

Mais avant de déballer toute la théorie howardienne de ce complot intergalactique, une petite précision s’impose : Ron Howard ne fait pas du cinéma d’art et d’essai dans le fond de son garage, avec un morceau de ficelle et trois bouts de chandelle. Son esthétique n’est pas même celle de Lars von Trier et des cinéastes de Dogma. La caméra à l’épaule, c’est pas son truc. Il fait, lui, de la superproduction hollywoodienne – belle photo, profondeur de champ, moyens techniques imposants – et il fait ça très bien. Anges et démons annonce un budget (hors promotion) de plus de 100 millions de dollars. Quand on dispose de ces moyens-là, on préfère assurément reconstituer des intérieurs en carton-pâte plutôt que de s’enquiquiner avec des conditions éprouvantes de tournage. Essayez d’installer votre louma, le petit nom de la grosse grue caméra, dans un espace contraint : vous m’en direz des nouvelles.

Or, voilà Ron Howard nous jurer aujourd’hui la main sur le cœur qu’il réalise ses films avec un minuscule caméscope et qu’il pourrait installer ses plateaux n’importe où, sans rien endommager. Et la prise de son, il licencie son perchiste pour nous la faire au dictaphone ? C’est beau, la foi. Surtout quand elle est mauvaise.

En attendant, le film tiré de la nouvelle de Dan Brown tiendra-t-il ses promesses et répondra-t-il à la question sous laquelle il est vendu au public : « Que cache le Vatican ? » La réponse est non. Dans un petit livre passionnant et bien senti, Sociétés secrètes, Alexandre Adler avait pris en 2007 sa plus belle plume historienne pour montrer toute la fumisterie des thèses de Dan Brown. Illuminati, Rennes-le-Château, trésor des Templiers, abbé Saunière : la seule part de vérité que toutes ces histoires à dormir debout contiennent, c’est qu’elles ont toujours fait vendre du papier et attiré les gogos en mal de complots mystérieux. Au passage, surtout les gogos d’extrême droite, tels Pierre Plantard, vichyste et antisémite comme pas un, qui inventa le Prieuré de Sion, s’affirma comme le dernier des Mérovingiens et que Dan Brown considère, pourtant, comme l’une de ses sources historiques les plus fiables.

Certes, cela coûte certainement moins cher à la Sécurité sociale de laisser en liberté de tels énergumènes mordus d’ésotérisme et assez inoffensifs, plutôt que de les enfermer aux côtés de types qui se prennent pour Napoléon. Mais de là à tenir leurs élucubrations pour des vérités historiques, il y a un pas. Un pas que Dan Brown franchit pourtant allègrement, en affirmant qu’à l’instar du Prieuré de Sion, l’Eglise est dotée de sociétés secrètes, chargées d’organiser ce qu’il convient d’appeler le fameux lobby catholique – pas de raison qu’il y en ait toujours rien que pour les juifs !

Or, voyez-vous, s’il existait un puissant lobby catholique, il ne serait composé que d’amateurs assez nuls en tout ou de grosses feignasses mollassonnes. Voire des deux. Car, vu le retrait de l’Eglise des affaires de la cité et l’approximation (c’est un euphémisme) avec laquelle les médias traitent son actualité, l’influence d’un tel lobby atteindrait le zéro absolu.

Quant à la fortune du Vatican – censée financer tous ces réseaux occultes que l’œuvre de Dan Brown dénonce –, elle semble, à vrai dire, aussi faramineuse que le portefeuille d’actions des clients les moins chanceux de Bernard Madoff. En 2006, le denier de Saint-Pierre rapportait mondialement un peu plus de 51 millions de dollars américains. La même année, le Da Vinci Code générait 700 millions de recettes. Petit joueur, le pape !

La crise aidant, peut-être Anges et démons ne fera-t-il pas autant… J’appelle donc solennellement le pape à la première des vertus chrétiennes : la charité. Hollywood va mal. Les actifs toxiques n’y sont pas étrangers. Une petite condamnation du film de Ron Howard pourrait contribuer à relancer l’industrie du cinéma. Sur cette bonne lancée, le pape serait bien inspiré de rendre obligatoire la projection du film dans les églises. Et faire apprendre par cœur Dan Brown aux enfants du catéchisme. Pas le béatifier, non, ni le canoniser : juste le faire cinquième évangéliste ou docteur de la foi. Une terrasse à Rome, très Saint Père, avec vue sur le Tibre, ne serait pas non, plus, de refus.

Elles ne pensent qu’à ça !

Le Canard enchaîné rapporte un échange de propos croustillants entre trois ministres de la République assistant, au banc du gouvernement, à la rituelle séance des questions d’actualité à l’Assemblée nationale. Roselyne Bachelot arrive, excédée, d’une séance du « Grenelle des ondes », où sont censés discuter les opérateurs de téléphonie mobile avec les cinglés qui prétendent que les antennes relais sont la cause de toutes sortes de maladies frappant ceux qui demeurent à proximité. « Qu’est-ce que j’en ai marre de ces Grenelle qui ne servent à rien ! », lance-t-elle à sa collègue Nadine Morano, avant d’ajouter, hilare : « On devrait plutôt faire un Grenelle du cul ! » Réponse de la secrétaire d’Etat à la Famille à la ministre de la Santé : « Dans ce cas-là, on devrait prendre Christine Boutin comme marraine ! » La catho tradi ministre du Logement, assise tout près, encaisse la vanne et rétorque : « Oh, tu sais, Nadine, il faut se méfier de l’eau qui dort ! » « T’inquiète pas, répond Morano, je n’ai jamais eu de doute te concernant. »

On ne révèlera pas, par galanterie, l’âge des protagonistes de cette conversation gentiment grivoise, on notera simplement qu’aucune d’entre elles n’est une perdrix de l’année, et qu’elles ont pas mal d’heures de vol dans l’univers impitoyable de la politique française. Elles n’ont rien eu à voir avec le mouvement féministe dans lequel s’engagèrent nombre de femmes de leur génération. Ce sont des meufs de droite : gaulliste fille de député gaulliste pour Bachelot, catho papiste pour Boutin, fille de prolo sortie du rang par les études et la politique pour Morano.

On peut donc les qualifier de post-féministes, comme on dit post-moderne : elles n’ont jamais cultivé ce ressentiment qui ressasse les vieilles revendications des femmes politiques se plaignant qu’on les attend sans arrêt au tournant de leur incompétence. « Le combat féministe en politique sera gagné lorsqu’une femme incompétente sera nommée ministre au même titre qu’un homme ! », avait jadis lancé Yvette Roudy, l’ancêtre du combat pour la promotion des femmes au sein du PS. Morano, Boutin, Bachelot et quelques autres se sont battues comme des lionnes pour se faire une place au soleil du pouvoir, mais elles ont joué perso, sans brandir le drapeau du combat des femmes.

L’heure étant au bilan des vraies et fausses ruptures effectuées au bout de deux ans de présidence sarkozyste, il en est une qui est bien réelle mais fort peu commentée : la fin des femmes de pouvoir désexualisées et l’irruption massive de la libido féminine dans l’imaginaire politique. Comment expliquer, sinon, l’incroyable tourbillon d’articles, de livres, d’émissions de télé consacrés à Rachida Dati, que son poids personnel dans les sphères du pouvoir ne justifie nullement ? Outre l’exotisme de ses origines ethniques et sociales, par son utilisation constante et consciente des armes de la séduction pour parvenir à ses fins, elle a brisé un des derniers tabous : celui qui veut qu’en politique, l’utilisation du pouvoir pour agrémenter sa vie sexuelle soit permis et même recommandé pour les hommes, et interdit pour les femmes. Nicolas Sarkozy, mari publiquement cocu et étalant sa fragilité affective avant son immortel « Avec Carla, c’est du sérieux ! », a rompu radicalement avec la tradition de ses prédécesseurs : Giscard et ses accidents de voiture au petit matin au sortir d’une folle nuit chez l’une de ses maîtresses, Mitterrand et sa culture de l’adultère bourgeois répété à l’infini, Chirac et ses innombrables « cinq minutes, douche comprise ». Dans ce domaine Sarkozy joue les born again comme un George W. Bush guéri de l’alcoolisme par la foi évangélique : c’est un repenti de la baise à couilles rabattues par la grâce de Carla. Les mésaventures de Dominique Strauss-Kahn à Washington, qui ont été à deux doigts de lui coûter son poste au FMI montrent que les temps changent, et que le pouvoir n’autorise plus les mâles qui l’exercent à pratiquer la prédation sexuelle sans limites. Ce qui est encore la règle en Afrique du Sud n’est plus admis en Occident !

Il n’est pas étonnant que ce post-féminisme décomplexé, telle qu’il est incarné de manière hyperbolique par Rachida Dati, s’exprime plus ouvertement aujourd’hui à droite qu’à gauche : la figure de la femme devant se libérer des chaînes de l’oppression masculine, à l’image des prolétaires brisant le joug capitaliste, n’a jamais fait partie de la culture de droite, mais reste encore très prégnante à gauche. L’abandon du discours de raison pour la posture de séduction d’une Ségolène Royal est ainsi jugé très sévèrement pas les gardiennes de la doxa féministe comme Gisèle Halimi. Sa défaite, de justesse, face à une Martine Aubry, qui incarne jusqu’à la caricature l’image du sérieux féminin en politique, est à l’origine d’une fêlure profonde dans l’inconscient socialiste : jusqu’à quel point doit-on laisser entrer la libido féminine dans les jeux de conquête et d’exercice du pouvoir ?

Sans en faire la théorie, la droite moderne a admis cette irruption pour la détourner à son profit. Entre Marx et Freud, elle a choisi Freud, pour son plus grand bénéfice, semble-t-il.

Continental : une histoire ordinaire de la finance

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Pour comprendre les ravages du virage financier pris par l’économie mondiale, Continental est un cas d’école. Cet acteur majeur de l’industrie de pneus – le quatrième fabricant mondial – souffre bien entendu de la chute brutale de ventes de voitures mais, à elle seule, celle-ci n’explique ni l’ampleur de la crise que traverse Continental ni la violence de la réaction des ses employés français face à une probable fermeture des sites. Ce que les « Contis » ont vécu depuis deux ans, la façon dont ils se sont faits trimballer pour dire les choses clairement, explique aussi leur relatif scepticisme face à la perspective d’un rachat par l’équipementier MAG d’Abu-Dhabi – ces histoires de fusions, acquisitions et consolidations, ils les connaissent par cœur.

La tendance générale dans l’automobile est à la concentration – nombre décroissant d’acteurs de taille croissante. Continental a essayé de jouer le jeu et a déboursé en 2007 11,4 milliards d’euros pour acheter une division de Siemens VDO spécialisée dans l’électronique pour l’automobile. Parallèlement, Continental a proposé à ses employés français de passer de 35 à 40 heures par semaines par diminuer le coût de travail de ce site, le plus élevé dans le groupe, histoire d’éviter la délocalisation de cette activité. Une offre qu’on ne peut pas refuser, en tout cas par gros temps. Les salariés ont dit oui. On comprend qu’ils aient aujourd’hui le sentiment de s’être fait avoir.

Le problème, c’est que pour financer l’achat de VDO, une entreprise qui avait à peu près la même taille qu’elle, Continental s’est lourdement endetté, ce qui a pesé sur le cours de son action, rendant l’entreprise vulnérable à une tentative de prise de contrôle hostile. Continental est devenue une proie.

À première vue, le coup de Madame Schaeffler force l’admiration. La discrète milliardaire allemande, redoutable femme d’affaires qui dirige le groupe familial fondé par feu son mari en 1946, a mené un raid financier pour prendre le contrôle de l’équipementier automobile allemand Continental, une société trois fois plus importante que son groupe en termes de chiffre d’affaires. Il y a à peine un an, quand le prix du baril s’acheminait doucement vers le sommet historique des 150 dollars, l’équipe de Schaeffler, poussée et inspirée par la veuve ambitieuse et astucieuse, a réalisé un exploit que seul le dessin de Saint-Exupéry peut illustrer : un boa avalant un éléphant.

Chez Continental, on a dû être aussi surpris que le pauvre éléphant de Saint-Ex, car Maria Elisabeth Schaeffler et son équipe ont agi discrètement et patiemment, profitant de la faiblesse de la valeur boursière. Quand les dirigeants de Continental ont compris qu’ils étaient tombés dans une embuscade financière, ils n’ont pas caché leur colère. Manfred Wennemer, P-DG de Continental à l’époque, a qualifié Schaeffler « d’opportuniste, égoïste et irresponsable », amabilités qui devaient lui coûter son job quelques semaines plus tard, lorsque l’équipementier finit par accepter une offre améliorée. Fin août 2008, le communiqué annonçant à la fois l’acquisition par Schaeffler et la « démission » de Wennemer. « Continental ouvre un nouveau chapitre de son histoire », peut-on y lire. On ne saurait mieux dire.

Schaeffler et son équipe auront peu de temps pour savourer leur triomphe. Trois semaines plus tard, l’administration Bush laisse tomber la banque Lehman Brothers et la veuve Schaeffler découvre que le jeu dans lequel elle excellait est terminé, ou, en tout cas, suspendu pour une période non déterminée.

Ce qui est fâcheux, c’est que plusieurs milliers de ses salariés l’ont découvert en même temps qu’elle et que pour eux, les conséquences sont infiniment plus douloureuses. L’OPA lancée par Schaeffler sur une proie bien plus grosse qu’elle illustre à la perfection les défaillances d’un système de plus en plus détaché des réalités économiques.

Certes, l’opération avait le mérite de la cohérence. Fabricant de roulements mécaniques, le groupe Schaeffler avait élargi ses activités jusqu’à devenir un équipementier automobile et aéronautique. Même si la phase d’expansion avait commencé à la fin des années 1990, après la mort du fondateur Georg Schaeffler, véritable chevalier d’industrie, la logique qui a guidé le groupe n’a pas été financière mais industrielle. Il s’agissait de s’adapter au processus de consolidation du secteur de l’automobile.

Le problème, c’est que cette stratégie industrielle a été mise en œuvre grâce à une tactique largement financière puisque la croissance devait venir de l’achat de sociétés concurrentes et/ou complémentaires. Pendant une bonne dizaine d’années, Madame Schaeffler y est allée hardiment. Il est vrai qu’elle n’a pas été la seule, car ce fut la décennie des fusions acquisitions – et, accessoirement, le triomphe des banques d’affaires chargées de les mener à bien. Mais si la première grande opération de Schaeffler, en 2001, concernait une société de 730 millions d’euros, sept ans plus tard, le projet était de débourser 12 milliards d’euros pour prendre le contrôle de Continental – à ce niveau là de LBO (acquisition à effet de levier, ou un petit qui achète un gros avec beaucoup de crédit) cela ressemble surtout à la grenouille et au bœuf.

Pour trouver un financement, Schaefller a monté ce qu’en termes financiers on qualifierait de « montage compliqué et audacieux » et en simple français un pari fou. L’idée était d’acheter 49,9 % des actions Continental avec une offre savamment calculée pour ne pas attirer trop de monde. Sauf qu’entretemps la crise boursière avait commencé. Résultat, beaucoup de porteurs ont été trop contents de se débarrasser de leurs actions. À avoir voulu la jouer trop fine, le groupe Schaeffler se retrouve maintenant endetté jusqu’au cou alors que son secteur d’activité est en pleine crise. Autrement dit, il doit rembourser beaucoup plus avec beaucoup moins de recettes.

Ceux qui paient les pots cassés de ce pari que The Economist a qualifié de « dément » sont les employés de sites « restructurés ». Il est vrai que la crise aurait heurté de plein fouet le secteur de l’automobile même si Madame Schaeffler avait décidé de se consacrer à la charité publique ou à l’art premier. En tout état de cause, Continental serait très probablement dans une situation difficile. Reste que la gravité de la situation de l’entreprise ne s’explique ni par la dette de Continental (préalable à l’OPA), ni par la chute des ventes de voitures, mais par la situation très grave des finances de Schaeffler, elle-même due à une grosse erreur de ses dirigeants. La rage et le désespoir des « Conti » de Clairoix, invités à payer les pots cassés, sont donc plus que compréhensibles.

Le comportement du gouvernement allemand est plus mystérieux. Angela Merkel se targue d’avoir été le premier chef d’Etat à comprendre la gravité de la situation du système financier mondial : comment se fait-il donc qu’une telle opération financière ait pu être lancée et aboutir quand les clignotants étaient tous au rouge et qu’elle avait été qualifiée d’égoïste et d’irresponsable par le P-DG de la société achetée ?

Schaeffler n’a pas été seule à analyser l’opération, son prix et ses risques. Des cabinets d’audit et de comptabilité l’ont jugée raisonnable et des banques l’ont financé – bref, tout un système avait permis à l’ambitieuse Madame Schaeffler, de réaliser son exploit. Et le plus triste est qu’on n’y peut pas grand-chose. En l’absence d’alternative raisonnable à la loi du marché, il faut peut-être parfois se résigner à ce que le marché fasse la loi.

Maxime, Michel, Pierre et les autres

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Au seul égrenage des noms, on imagine un best of du « Grand échiquier » de Jacques Chancel ou, mieux, le casting idéal d’un Claude Sautet qui aurait ressuscité Juliette Gréco, Maxime Le Forestier, Pierre Arditi, Michel Piccoli et Bernard Murat. Toutes les idoles de ma maman sont là, ou presque, manque plus que Samy Frey. Mais s’ils sont réunis ce soir, ce n’est pas pour chanter en chœur Le Temps des cerises en hommage à Yves Montand. Si nos degauches certifiés « qualité France » s’exprimaient à l’unisson, c’était pour écrire une lettre à cinq mains à Martine Aubry, sur l’air de Pauvre Rutebeuf : que sont mes amis devenus… « En faisant échec au vote de cette loi à l’Assemblée [le 9 avril, ndlr], expliquent nos cinq déçus du socialisme, vous nous avez adressé un message de rupture. » Et comme il vaut mieux se répéter que se contredire, ils renfoncent le clou deux lignes plus loin : « En vous opposant, à l’occasion de la loi Création et Internet, à ce que des règles s’imposent aux opérateurs de télécommunications pour qu’ils cessent de piller la création, vous venez de nous tourner le dos de manière fracassante. » Comme quoi, même en ayant cinq mains, on peut écrire avec les pieds, mais passons…

C’est bien connu, en France il y a deux gauches : l’une, la seule qui semble avoir survécu à la chute du Mur, s’occupe dans le charity buisness, parade aux fêtes de la libertitude, soutient Vincent Lindon et les Afghans de Calais, pétitionne contre les tests génétiques ou la télésurveillance, s’inquiète du sort des mal logés, du nucléaire et de la répression au Tibet.

L’autre gauche, la vieille, qu’on croyait enterrée par les errements du jospino-strausskahnisme, est attachée à la défense des avantages acquis, à une juste rémunération du travail et autres archéo-lunes. Et voilà-t-y pas que cette gauche-là soudain réapparaît, pas seulement dans la rue mais aussi chez nos amis les artistes engagés. À ceci près que, chez ceux-ci, l’ardeur revendicative a été génétiquement modifiée, et pas qu’un peu, s’il vous plaît. Car en fait d’avantages acquis, elle hurle qu’elle est pour Hadopi et décrète que le PS, en y faisant obstruction, s’est définitivement rangé du côté du « capitalisme le plus débridé ». Rien que ça.

Tout cela serait presque amusant – ç’aurait bien été la première fois que ce con solennel d’Arditi me fait rire – si on n’y décelait un arrière-goût prononcé d’obscénité. On croyait avoir raclé les basses-fosses du cynisme avec Gad Elmaleh râlant contre l’oppression fiscale. Ben non, y’a pire : le multimillionnaire de gauche qui s’affole sur le manque à gagner. Et si on regarde les choses posément, cette lettre ouverte est bien plus grossière que le malencontreux « Casse-toi, pauvre con ! » qu’on nous rejoue en boucle.

La première obscénité porte évidemment sur le fond : les mêmes grandes consciences inscrites aux abonnés absents depuis 1981, à chaque fois que la droite ou la gauche portaient un mauvais coup aux salariés, les voilà qui se sentent pousser des ailes de Jaurès en découvrant les ravages du capitalisme sauvage.

Il y a comme un problème de timing : ce coming out syndicaliste ne se fait pas en réaction aux carnages sociaux de Molex, Sony ou Caterpillar, ni même à propos des gamins de sept ans prolétarisés pour fabriquer nos Nike made in ailleurs par le fameux capitalisme débridé – quoique souvent bridé… La lutte des Contis, c’est pas leur business, aux Hadopis.

Restés de marbre durant des décennies face aux vrais drames des vrais travailleurs, nos artistes se réveillent soudain en comptant leurs gros sous. Orwell, reviens, ils sont devenus fous : Arditi et compagnie viennent d’inventer l’uncommon indecency…

Ma deuxième perplexité porte sur l’objet de la lettre ouverte. Tout le monde dans nos milieux sait qu’Hadopi est une chimère. Qu’on soit presque pour, archi-contre ou qu’on s’en foute, cette loi est un texte mort-né. Inapplicable disent les spécialistes, ruineuse pour le budget disent les cadors de la finance publique, inutile disent ceux qui croient encore à l’avenir radieux du world wide web. Et pendant ce temps-là, les pirates rigolent. Une adresse IP, ça se squatte du bout de l’index et les journaux spécialisés regorgent déjà d’astuces pour squeezer la loi à venir. Pour éviter les foudres de la loi, même pas besoin, semble-t-il, de prétexter devant le Conseil d’Etat que c’est la baby-sitter ou le chat angora qui téléchargent le tube de Lady Gaga ou l’intégrale de Capitaine Flam.

En vérité, Hadopi ne sert à rien, si ce n’est – et ça, ce n’est pas rien – à permettre au Président de prouver à tout le monde que c’est lui le chef. Mais les lois, on le sait, sont aussi faites pour ça. Si Chirac n’avait pas été interdit de tabac par ses médecins, on aurait encore le droit de fumer dans les bistrots.

On en déduira donc qu’il ne s’agit même pas pour les signataires de protéger leur revenus, ni même de régler son compte à un PS qui découvre qu’il y a sur les listes électorales plus de Kévin et Vanessa accros au MP3 que de Juliette Gréco et Michel Piccoli – c’est un peu une version remix de la jurisprudence Boniface : il est bien normal que le numérique n’échappe pas à la loi du nombre.

Non, l’objet réel de cette lettre est d’envoyer un message – assez peu discret – d’allégeance au chef de l’Etat. On pourra conjecturer qu’ils l’ont fait à la demande de Jack Lang, lui-même furieusement pro-Hadopi, qui ne désespère pas de retrouver un poste à sa mesure. Dans la perspective de cette nomination, nos cinq prestigieux (qui en jettent quand même plus que Bigard et Gilbert Montagné) se constituent de fait en trousseau de mariage du futur ministre lequel, n’en doutons pas, saura renvoyer l’ascenseur une fois remis en selle. On pourra penser, moins anecdotiquement, qu’ayant pris l’habitude d’être du côté du manche sous Mitterrand et l’ayant conservée sous Chirac (soutenu, rappelons-nous, dès le premier tour de 1995 par nombre d’artistes mitterrandolâtres), nos cinq Grands ont développé un syndrome d’Elyséodépendance. Deux ans dans l’opposition, c’est très long, c’est trop long : il était temps pour nos résistants de sortir du maquis et de signer la paix des braves. Comme dit Arditi à Libé : « Je reste un homme de gauche et je ne passerai jamais de l’autre côté. N’empêche, l’antisarkozysme pavlovien me fait chier. »

Faut croire que Pierre Arditi ignore tout de l’histoire du chien de Pavlov. Sinon, il aurait cherché un autre exemple avant d’aller à la gamelle…

Le monde est petit, l’erreur est humaine

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Dans son article consacré à Yazid Sabeg et paru vendredi dans Causeur, Jérôme Leroy parle de Maxime Brunerie comme du « Lee Harvey Oswald du Bloc Identitaire. » Le service juridique du Bloc identitaire nous écrit un mail et nous demande de corriger le tir : Maxime Brunerie n’était en aucun cas membre du Bloc identitaire, puisque ce mouvement n’existait pas à l’époque. Avant l’heure c’était pas l’heure, après l’heure c’était trop tard. Toutes nos excuses pour cette faute impardonnable ! Nous rectifions donc bien volontiers l’information totalement erronée que nous avons diffusée : Maxime Brunerie n’était pas membre du Bloc identitaire. Il était, en revanche, à jour de cotisation du Mouvement national républicain (MNR) et sympathisant d’Unité radicale, « groupement de fait » dissous par décret suite à l’attentat raté de Brunerie et dont Fabrice Robert, aujourd’hui président du Bloc identitaire, était « porte-parole à la jeunesse et à l’action culturelle ». Le monde est petit.

Portrait du jeune homme en réactionnaire

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Jean Clair
Jean Clair
L'académicien Jean Clair publie La Tourterelle et le chat-huant (Gallimard).

Si jamais Flaubert revenait, histoire de se plaindre de migraines tenaces, d’entonner le refrain de La Fille de Mme Angot et d’ajouter l’un ou l’autre article à son Dictionnaire des idées reçues, il pourrait écrire à l’entrée « Réactionnaire » : « Voir Jean Clair. » Et à l’article Jean Clair : « Voir réactionnaire. » C’est qu’à en lire certains, observateurs plus très nouveaux de la pensée contemporaine, le critique d’art, récemment élu à l’Académie française, est l’un des êtres les plus infréquentables du tout-Paris. Il aurait volé, violé, tué ou commis quelques massacres que certains de ses détracteurs le tiendraient en plus haute estime. C’est que les bien-pensants de l’époque ne connaissent plus de grande peur. Ils ne craignent plus rien, pas même le ridicule.

Jean Clair, réactionnaire ? Et plutôt deux fois qu’une ! Dans son nouveau livre, La Tourterelle et le chat-huant, il en donne la définition – on n’est jamais si bien servi que par soi-même : « La société moderne, écrit-il, s’ingénie à débusquer le réactionnaire, la pensée réactionnaire, le geste réactionnaire – jusqu’à n’être plus qu’un grand corps mou et sans réaction. »

[access capability= »lire_inedits »]Qu’on y prenne bien garde, le réactionnaire n’est pas le laudator temporis acti, le louangeur du passé que l’on retrouve déjà dans le Satiron de Pétrone. Il y a deux mille ans, c’était déjà mieux avant, alors vous pensez, aujourd’hui ! Chez Jean Clair, le réactionnaire n’est pas un animal ruminant, se nourrissant de nostalgie et d’aigreur. Il refuse simplement de communier tous azimuts aux idées les plus azimutées. Il n’offre pas d’emprise aux modes éphémères et se cabre devant le conformisme intellectuel, esthétique ou moral. Il continue, vent debout, à exercer sa pensée critique sur le monde et à soumettre chaque jour son esprit à une gymnastique quotidienne. Et dans le genre, Jean Clair est un athlète : il aime quand ça devient sportif.

La Tourterelle et le chat-huant, c’est un 110 mètres haies intellectuel. Un exercice spirituel ou, mieux, pour reprendre l’un de ses titres à Philippe Muray : un exorcisme spirituel. Clair alterne petites foulées et longues enjambées. Les obstacles qu’ils franchit, ce sont les totems et tabous de notre monde moderne : cette idée benoîte que, sur certains sujets, il est acquis et plus prudent de la fermer plutôt que de la ramener. Anti-tabagisme, produit allégé, tourisme, festivités culturelles  : autant de choses dont Barthes ne pourrait même pas écrire la mythologie, puisqu’elles ne renvoient à rien d’autre qu’à elles-mêmes et nous obligent à ce que la phénoménologie de Merleau-Ponty appelait : la suspension du jugement. Drôle d’époké, pour une drôle d’époque…

Aux pieds de Jean Clair, pas de Nike. Mais la langue française, dont il kiffe la race au point de la ciseler, de la servir et, poursuivant la mode lancée par Chateaubriand, de redonner même vie à des mots qu’on croyait morts depuis Proust et ses Jeunes filles en fleur, tel l’emploi de « muscade », moins tarabiscoté et plus épicé que son synonyme : « tour de passe-passe ».

Et si La Tourterelle et le chat-huant ne devait être que le portrait du réactionnaire en jeune homme, on s’apercevrait vite, en le lisant, que le réactionnaire n’est, en somme, que celui qui tente, par tous les moyens, d’échapper à sa propre mortalité. En s’inventant un monde peuplé d’objets immortels, qui excèdent notre propre existence, nous survivent et nous surpassent : l’art, la littérature, l’histoire, la religion, les paysages, ceux de Venise qui ne peut être que l’œuvre d’un Dieu marchant sur l’eau, de l’Egypte, de la Sarthe aussi bien que du Morvan.

Demandez donc à Virgile, qui écrivait les Bucoliques en pleine guerre civile à Rome : l’esprit part aux champs quand la civilisation vacille. Reste donc l’immortalité, celle des paysages et des saisons, comme planche de salut. Et, à tout prendre, l’Éternité aussi. Comme une promesse de l’aube.

Ce n’est pas que Jean Clair déteste notre monde quand d’autres le célèbrent et le fêtent. Comme Muray, il ne verse pas dans la contemption gratuite de ses contemporains. Il exècre simplement le nihilisme de notre époque, la part de néant qu’elle renferme, qu’elle consomme et dans laquelle elle se perd.

Et Clair cite Montaigne : « Il y devroit avoir coertion des lois contre les écrivains ineptes et inutiles… L’escrivaillerie semble être quelque symptosme d’un siècle débordé. » Il y a aussi des écrivains intelligents et utiles. Tourterelle et chat-huant nous le disent tous deux. Ce qu’ils gardent pour eux, en revanche, c’est le mode d’emploi. Comment faire pour vivre dans un siècle débordé : prendre la clef des champs, choisir la solitude ou s’en accommoder ? Dieu seul le sait. Et peut-être Jean Clair.[/access]

Cause toujours, tu m’intéresses

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J’étais un peu déprimé, l’autre nuit, pour des raisons qui ne regardent qu’elles… Bref je n’avais d’autre choix que la fenêtre ou la télé et, comme souvent, j’ai choisi la télé. Genre 2 h 30 a.m. sur Ciné Schtroumpf, je tombe sur Cause toujours, tu m’intéresses (Molinaro,1979).

A priori, de quoi déprimer même un désespéré. Comme vous peut-être, je m’attendais à tomber sur une de ces infra-daubes où Aldo Maccione s’est presque toujours compromis. Raté ! Malgré le titre et même le réalisateur – toujours assez fiable dans son inégalité – l’ensemble distrait, et finalement séduit : ils causent, et ça nous intéresse (comme sur votre site préféré.)

[access capability= »lire_inedits »]L’argument, comme disait Molière, est même visionnaire, un peu comme Molière lui-même… Le téléphone (fixe) y joue déjà le rôle désormais assigné aux « chats » sur Internet : plonger dans le virtuel pour échapper au réel. Croire qu’il faut être quelqu’un d’autre pour rencontrer quelqu’un de vrai !

Ici, Jean-Pierre Marielle cultive avec Annie Girardot une relation exclusivement téléphonique, où il a tout loisir de s’inventer un personnage, une vie et même une voix (grâce à un sac en plastique) pour séduire son interlocutrice.

Jusqu’au jour, inévitable et cruel, de la rencontre « en vrai ». Son double téléphonique l’organise avec assurance – mais lui n’ose pas s’y rendre…

Ce petit film intelligent est servi par un casting classieux. Marielle est parfait, comme toujours, dans le rôle de l’ogre qui ne mange jamais que lui-même. L’irremplacé Jacques François fait si bien la tarlouze à façons que sa seule présence vous ferait avaler un navet (et d’ailleurs il l’a fait…). Même Annie Girardot, qui ordinairement déclenche mes règles, réussit à ne pas trop en faire – et c’est tout ce qu’on lui demande…

Enfin, il y a le voisin de palier de Marielle : un Black d’origine noire dont, hélas, Télérama ne juge pas utile de nous donner le nom. Ce mec-là, que je n’ai jamais revu, joue avec un grand talent la partition imposée par l’époque (genre : si vraiment on doit caser un Nègre dans la distribution, il faut qu’il soit gentil.)

Eh bien, le Nègre est gentil, et même xénophobe à l’occasion – mais juste pour dérider Marielle : « A quoi reconnaît-on un Belge dans un magasin de chaussures ?
– Il essaye les boîtes… »

Mais assez plaisanté ! La morale de ce petit conte, c’est qu’il est dur de se confesser, surtout pour un masque (cf. Mishima). Et que sont d’ordinaire les « profils » de Facebook (sans parler de Meetic !), sinon précisément des masques de beauté ?

Comme quoi, sans me vanter, les problèmes d’aujourd’hui ne datent pas d’hier ![/access]

Parole d’homme

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« La France n’a pas besoin de réformes, elle a besoin d’une révolution. » Reçu sur France Inter à peu près comme s’il était le produit d’un croisement entre Homère et Shakespeare, « l’immense écrivain » Gérard Mordillat a gratifié le journaliste extatique de cette conclusion en forme d’oracle. C’est redevenu très tendance, ces jours-ci, la révolution : les gens doivent penser que ça ressemble à une comédie musicale des Martin Circus[1. Que les moins de 40 ans me pardonnent cette référence obscure et se donnent la peine de faire une petite recherche.] ou, en haut de gamme, à une pièce d’Ariane Mnouchkine. Comme c’est tendance, que les puissants se rassurent, elle n’arrivera nulle part ailleurs que sur nos plateaux de télé. Et lorsque les médias changeront d’humeur, l’ouvrier séquestreur deviendra le méchant et le patron séquestré la victime. (Déjà, il est presque vexant pour un patron, aujourd’hui, de ne pas avoir été séquestré.)

[access capability= »lire_inedits »]Les médias jouent donc, ce printemps, à se faire peur, c’est-à-dire plaisir. Le Nouvel Obs s’interroge, en lettres de feu, sur « L’insurrection française ». « Un “Mai 2009” est-il possible en France ? », s’interrogeait gravement le JDD fin avril – stricto sensu, la réponse est oui. En tout cas, « 1789/2009 », ça le fait, non ? Sentez-vous le fond de l’air « prérévolutionnaire » ?

Au risque d’attrister les amateurs de « Grand soir », on ne voit à l’horizon ni projet, ni parti, ni leaders révolutionnaires, ingrédients pourtant bien nécessaires à une révolution. Il est vrai qu’il y a la « colère » et surtout la « violence sociale », comme disent les experts qui sondent chaque jour les entrailles du pays. Ce n’est pas rien, ces ouvriers révoltés qui enferment leur « patron » – le plus souvent, des cadres qui n’y peuvent mais et feront partie de la charrette suivante, mais ce n’est pas le sujet.

On a envie, avec Marc Cohen, de dire qu’ils sont nos frères. Pas parce qu’ils violent la loi. Ni parce qu’ils rejouent à la lutte des classes. Ni même parce qu’ils sont désespérés. On se sent solidaire d’eux parce qu’on s’est foutu de leur gueule et que, face à ça, même la loi ne peut rien pour eux. Ni pour personne. Aucune loi n’interdit de mentir. De même qu’un amant peut proclamer son amour le lundi et le trahir le mardi, les dirigeants de Continental avaient le « droit » de mener leurs salariés en bateau en s’engageant à maintenir le site de Clairoix – en contrepartie d’efforts supplémentaires of course – puis de s’asseoir froidement sur leur engagement. Aucune loi ne peut obliger les êtres humains à se conduire décemment. Le saccage d’une préfecture, la séquestration, sont des délits. Pas le mensonge. Pas la trahison. Pas le foutage de gueule.

Il y a plus grave que la violation de la loi : c’est le renoncement à une loi non écrite, inscrite dans l’ADN des sociétés, peut-être au principe de la civilisation même. Quand les mots n’ont plus de poids, quand l’engagement pris n’a aucune valeur, ce n’est pas la révolution qui menace mais la désintégration. Ce qui est en jeu, avant la loi et au-dessus d’elle, est peut-être l’une des plus précieuses caractéristiques de l’espèce : le poids de la parole donnée. De la parole d’homme.[/access]

9 mois

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Matriochka

Matriochka

Pour un choc, ce fut un choc. Ces jours derniers, un reportage consacré à l’alcoolisme juvénile m’avait tenue éloignée quelques jours de chez moi, quand le planton ouvrit la cellule de dégrisement et m’invita à regagner tranquillement mes pénates. J’avais à peine franchi le seuil du domicile conjugal qu’un cri me saisit. C’était Willy, mon mari, qui poussait son cinquantième rugissement. Comme un goret que l’on conduit à l’abattoir et qui sent son destin se transformer en jambons, boudins et autres abattis, il criait : « Trudi, Trudi, Trudi ! »

Il me sauta à la gorge pour m’apprendre la nouvelle : « Elle a accouché sur Facebook ! » Je le regardai un moment, perplexe, silencieuse, aussi médusée qu’un radeau peint par Géricault. Il répéta, encore plus fort, détruisant ce qu’il me restait d’oreilles. Diable, je savais Willy ne pas être ce qui se fait de plus futé en matière de mari, mais de là à ce qu’il s’imagine que la cigogne n’apporte plus les bébés et qu’une simple connexion wifi remplace désormais la méthode éprouvée de nos pères, il y avait de la marge.

[access capability= »lire_inedits »]Je le fis asseoir, lui demandai de reprendre ses esprits et de m’expliquer la situation. Ce qu’il fit sans que l’emploi du rouleau à pâtisserie que je tenais en main ne fût nécessaire.

« Willy, qui a donc accouché sur Facebook ?
– La ministre française !
– Nadine Morano ? Roselyne Bachelot ? Fais gaffe : il y en a deux. Confonds pas !
– Non ! Nathalie Kosciusko-Morizet.
– Tu dérailles. Nathalie Koko-Zezet, connais pas. Et tu penses bien que si elle existait, moi qui me tape chaque jour la lecture matinale du Monde, du Figaro, de Libé et de L’Huma, je la connaitrais. Alors, cette Natacha Krasucki, elle est ministresse de quoi ?
– Économie numérique.
– À l’Économie numérique, ils ont Eric Besson.
– Non, me répondit Willy, lui c’est l’Immigration.
– Il a l’Immigration et l’Économie numérique, au cas où un Sénégalais se fasse installer une connexion haut-débit dans sa case et se télécharge illégalement en France. »

Willy est un con. C’est un fait. Depuis qu’il est en retraite, il passe le plus clair de son temps au fond du jardin : il vérifie la célérité des lombrics à bouffer épluchures, crottes de nez, parents indigents, enfants illégitimes et autres déchets organiques. Malheur au « Compost 2000 », vendu 165 euros au Téléachat et réglable en vingt-six mensualités de 87 euros – à ce prix-là, ça ne se refuse pas.

« Willy, tu n’entends pas ? Tes lombrics pleurent. À mon avis, ils sont en train de crever. » Je n’avais pas fini ma phrase que mon mari était déjà loin, à s’occuper de la santé de ses vers de terre. Je pus, quant à moi, me connecter tranquillement à Internet. C’est là qu’advint le drame : j’appris que Nathalie Kosciusko-Morizet, qui n’était donc pas la fille de Henri Krasucki, était ministresse et en pelote. Enfin, pas vraiment ministresse, mais secrétaire d’Etat : être secrétaire, ça reste plus féminin. Tu apportes chaque matin le café à ton ministre de tutelle, et tu sais pourquoi.

Donc, miss Économie numérique 2009 a le ventre rebondi et s’en vante sur Facebook : « Il m’a mis droit dans le mille. Je ne m’y attendais pas et voilà-t-il pas que je me retrouve aussi sylphide que Roselyne Bachelot. » Je dois à la vérité d’écrire qu’elle ne s’est pas exprimée ainsi. Elle n’est peut-être pas bonne en Ogino, mais elle est fortiche en com’. Elle a voulu, clavarde-t-elle, « couper court aux rumeurs ». Et on ne peut pas lui donner tort : à mesure qu’empirerait son état, la rumeur risquait d’enfler aussi sûrement que son ventre. Elle pressentait que la presse people (Voici, Gala, Libé) allait se pencher bientôt sur son cas et écrire les pires insanités : « Si son ventre grossit, c’est qu’elle boit trop de bière. Et si elle boit, c’est qu’elle est harcelée au travail par son chef de service. Sarkozy, démission ! »

Evidemment, cela ne serait venu à l’idée de personne qu’une femme de trente-six ans, intelligente et belle pour ne rien gâcher, soit à point pour connaître les charmes pas très discrets de la maternité. Les vingt années qui précèdent la ménopause sont celles qui, statistiquement, présentent le plus ce genre d’inconvénients. Cette idée assez primaire expliquerait d’ailleurs assez bien l’épidémie de bébés dont est affecté le gouvernement français : pour Rachida Dati et Nathalie Kosciusko-Morizet, tomber en cloque, c’est de leur âge.

Certes, les Français ne sont pas encore très habitués à ce qu’une ministre soit parturiente. Il y a vingt ans, cela aurait été inadmissible. Je ne vous raconte pas ce que l’on aurait entendu si Charles Pasqua ou Henri Emmanuelli s’étaient retrouvés en cloque. Il n’est pas sûr qu’on n’aurait pas exigé d’eux leur démission. Heureusement que Ségolène Royal, première en tout, a ouvert la voie – si je puis m’exprimer en des termes aussi gynécologiques. Ministre de l’Environnement en 1992, elle avait alors donné naissance au plus jeune bébé de France et accordait, depuis sa chambre, des interviews à n’en plus finir, tenant son chiard dans les bras et dissertant sur le respect nécessaire de la vie privée, devant ses trois autres enfants qui jouaient dans un coin.

Rien ne peut entraver l’évolution des mœurs. Dans quelques années, si chacun y met du sien, il sera obligatoire d’être enceinte pour obtenir un portefeuille  : chaque mercredi, à l’Elysée, le gouvernement se réunira autour d’une table et, dès que la présidente aura donné le départ, les ministres mimeront la respiration du petit chien, transformant pour une fois la salle du Conseil en salle de travail. Dieu que ça aura de la gueule.

En attendant, il suffit qu’une ministre annonce qu’elle s’est transformée en matriochka pour que l’ensemble de la presse française titre sur ce phénomène assez exceptionnel. Certes, il s’agit de la secrétaire d’Etat à l’Économie numérique et, pour les zozos, cette annonce sur Facebook est parfaitement raccord avec son job. En matière d’accouchement, Nathalie Kosciusko-Morizet y connaît un rayon – Roger Karoutchi lui a tout appris. Il a pris, ces dernières semaines, la loi Hadopi et a montré à sa collègue ce qu’étaient les douleurs de l’enfantement : « Elle n’a pas voulu passer par le siège. Faut ouvrir et l’avoir par le ventre. Bouge pas, je vais le faire. » De la césarienne au césarisme, il n’y a qu’un pas – encore que la péridurale ne soit même pas nécessaire pour le césarisme.

Mais là n’est pas la question. Si la grossesse de Nathalie Kosciusko-Morizet a fait tant de bruit, c’est que la secrétaire d’Etat a inventé le faire-part de gravidité. Une première.

Il n’y a pas si longtemps, on réservait faire-part et cancans à la naissance. On recevait par la Poste une jolie carte, nous informant que les Machin-Chose sont heureux de compter une demi-part supplémentaire dans leur foyer fiscal. On attendait que la jeune maman soit rentrée de la clinique. On allait la visiter à domicile, on faisait guili-guili au bébé après avoir enrichi sa layette d’un chiffon bleu ou rose, puis on ressortait pour retrouver le plus vite possible une connaissance commune et pérorer à bon compte : « Son gamin, je l’ai vu. Il ne ressemble pas beaucoup à son père. Enfin, ce que j’en dis… »

Ces temps bénis ne sont plus. Il y a Facebook. On y publiait ses états d’âme, on y publie désormais ses états de santé. Pour être totalement dans le coup, il faut rencontrer son mari sur Meetic, annoncer sa grossesse sur Facebook et poster les échographies sur Youtube. Quant au nouveau-né, il est le vrai laissé pour compte de l’ère numérique : plus de layette ni de joujoux, mais un pauvre mail en guise de cadeau.[/access]

Lectures

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Suivez ADG en Australie !
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Kangouroad movie, dernier voyage pour ADG

La parution en poche de l’ultime roman d’ADG, disparu en novembre 2004, va être l’occasion de donner une audience encore plus grande à celui qui s’impose, avec le temps, comme l’égal d’un Jean-Patrick Manchette. Dans le paysage du néo-polar français des années 1970-1980, plutôt orienté à l’extrême gauche post-soixante-huitarde, ADG faisait figure d’anarchiste de droite et de royaliste tendance mérovingienne. Héritier de Céline, de Jacques Perret et d’Antoine Blondin, il a su faire jouir la langue française dans des proportions considérables. La lecture de La Nuit des grands chiens malades, de Cradoque’s band, de Pour venger Pépère ou de Balles nègres pourra convaincre les plus rétifs à la littérature de genre que l’on a ici affaire à un écrivain majeur.

[access capability= »lire_inedits »]Avec Kangouroad movie, ADG nous donne une œuvre à la fois testamentaire et drôle. L’histoire de ce garde-chasse australien, ancien des forces spéciales britanniques, et de son adjoint aborigène, chargés de la surveillance de milliers de kilomètres d’une barrière anti-dingo est beaucoup plus qu’un roman noir avec ses meurtres, ses poursuites et ses auto-stoppeuses affriolantes. C’est aussi et surtout une ode à la diversité multicolore d’un monde en voie d’uniformisation. Sous la plume magistrale d’ADG, l’Australie, ce grand nulle part, devient l’Ultima Thulé des hommes libres et d’une nature dont les aberrations surréalistes sont un poème violent, joyeux et inoubliable.

Diggers d’Alice Gaillard, une épopée rieuse

Il est heureux que les responsables de L’Échappée n’aient pas, comme il est de saison par les temps qui courent, été entendus par les policiers de l’antiterrorisme qui cherchent des responsables à la décomposition sociale chez les éditeurs subversifs. On peut légitimement craindre pour eux un sort similaire à ceux de La Fabrique, interrogés récemment dans les bureaux de la DNAT pendant plusieurs heures, au seul motif d’avoir édité L’Insurrection qui vient, le livre qui arrêterait tout seul les TGV. À L’Échappée, on trouve en effet des histoires des Black Panthers, de la Fraction armée rouge ou encore les constats luddites et documentés du groupe Pièces et Main d’œuvre sur les ravages du téléphone portable ou des puces RFID.

En publiant Les Diggers d’Alice Gaillard, L’Échappée fait revivre un de ces « orgasmes de l’histoire », dont les lecteurs de Ringolevio d’Emmett Grogan (Gallimard) ont pu avoir un aperçu romanesque et délicieux. Les Diggers, ainsi nommés en allusion aux premiers kolkhoziens anglais du XVIIe siècle qui s’emparèrent de terres laissées à l’abandon par de grands seigneurs, furent un groupe non-violent d’artistes et d’enfants-fleurs qui transformèrent le quartier de Height Ashbury en utopie concrète. Théâtre de rue, action sociale, cantines gratuites, rien de ce qui fut subversif ne fut étranger aux Diggers de San Francisco, qui préférèrent le LSD et l’amour libre au napalm et aux bombardements massifs au Vietnam. Le livre d’Alice Gaillard est accompagné d’un DVD sur cette épopée rieuse, belle comme une fille nue sur une plage de la côte Ouest.

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L’Index, un vrai coup de pouce !

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Réalisateur d’Anges et démons, la suite ou plutôt la préquelle[1. En franglais bien de chez nous, une préquelle est un épisode d’une série dont l’intrigue se déroule avant le film précédent.] du Da Vinci Code, Ron Howard ne décolère pas : le Vatican ne s’intéresse pas à son nouveau film, déjà annoncé avant sa sortie le 13 mai comme l’un des blockbusters de l’année. Si, dans la presse italienne, quelques évêques ont confié qu’ils n’iraient pas voir ce film, Rome semble s’en désintéresser totalement : pas de boycott, pas de condamnation ni de mise à l’Index en perspective. Enfin si : L’Avvenire a dégoté un petit monsignore de derrière les fagots, Antonio Rosario Mennonna, qui a déposé plainte pour « diffamation de l’Eglise » auprès du procureur de Rome – certes, ce prélat âgé de 103 printemps n’a pas fréquenté les salles obscures depuis l’apparition du cinéma parlant, mais il a toujours bon pied bon œil, l’ancêtre… Dans le reste de l’épiscopat, on sait faire encore la différence entre un roman et un essai, une œuvre de fiction et un discours théorique. On ne veut surtout pas répéter l’expérience de 2005, quand le cardinal Bertone[2. Tarcisio Bertone est supporter de la Juventus de Turin et secrétaire d’Etat du Saint-Siège, c’est-à-dire numéro 2 du Vatican (le numéro 1 étant le numéro 16).] s’avisa de proclamer que le Da Vinci Code c’était n’importe nawak. Silence radio, donc.

C’est là que le bât blesse. Comme il n’est plus très enclin à précipiter le premier roman de gare venu dans l’Enfer de la bibliothèque vaticane, le pape se préoccupe du film de Ron Howard comme de sa première paire de birkenstock[2. Benoît XVI voudrait, d’ailleurs, mettre le film à l’Index qu’il ne le pourrait pas : son prédécesseur Paul VI l’a supprimé en 1965, sur proposition du cardinal Josef Frings, dont Josef Ratzinger était l’un des plus proches conseillers. Quarante-quatre ans n’auront donc pas suffi à ce que certains prennent connaissance de l’info…].

Misère ! Comment voulez-vous gagner quelques places au box office sans l’intercession du Saint-Office[2. Note aux sourcilleux : oui, j’ai bien été informé que le Saint-Office n’existait plus depuis 1965. La réalité historique ne plie devant rien, sauf devant la possibilité de commettre un jeu de mots, aussi facile soit-il.] ? Une petite phrase bien sentie du pape aiderait : « La distribution d’Anges et démons ne résout pas le problème. Au contraire, elle l’aggrave. » Il sait faire ça, non ? Ce serait une belle polémique, une médiatisation planétaire et des journalistes par milliers tendraient leurs micros à Dan Brown et à Ron Howard pour qu’ils récitent leur couplet appris d’avance : « Cette condamnation nous attriste. Nous sommes les nouveaux Giordano Bruno, les Galileo Galilei des temps nouveaux. La preuve : et pourtant, on tourne. Nous demandons une protection policière devant chaque cinéma qui diffuse le film : les spectateurs ont droit à la vérité sur le Vatican, ses manigances et ses sociétés secrètes. »

Comme la mise à l’Index tarde à venir et ne viendra assurément pas, Ron Howard a passé les dernières semaines à asticoter le calotin : ainsi la headline des affiches du film titrait-elle : « Que nous cache le Vatican ? ». Le coup finaud a si bien marché qu’aucun avis de tempête n’a été déclaré dans les bénitiers. Seule la RATP a réagi fermement, en décidant de ne pas diffuser les affiches sur son réseau – après l’épisode de la pipe bannie de Jacques Tati et celui de la clope de Coco Chanel, les communicants de la Régie nous confirment dans nos soupçons : ils déposent leur cerveau sur les rails du métro avant le boulot et ne devraient pas pousser si loin l’esprit maison. Face à la réaction de la RATP (qui détient des panneaux publicitaires a toujours raison), la phrase a vite été remplacée par une autre : « Depuis 500 ans, une vengeance se prépare contre le Vatican. » L’Eglise ne cache plus rien, elle est victime d’une vengeance… De la réclame avant toute chose, comme ne le disait pas Verlaine.

Après ce coup d’épée dans l’eau même pas bénite, Ron Howard s’est essayé à autre chose pour s’attirer les foudres papales. Lors de la conférence de presse d’avant-première, tenue spécialement à Rome avec faux gardes suisses à l’entrée de la salle, le réalisateur a accusé le Pontife romain de lui avoir mis des bâtons dans les roues, usant de son influence pour interdire à son équipe de tourner dans les églises romaines… Trop c’est trop ! Si on n’a plus le droit de filmer une scène de meurtre dans la basilique Saint-Pierre, à Santa-Maria-Della-Vittoria ou à Santa-Maria-Del-Popolo, où va-t-on ? Ras-la-tonsure de ces catholiques pas très cathodiques ! Pire, quand on sait, en France, que l’entrée de certaines églises reste difficile d’accès aux caméras, pourtant assez bigotes, du « Jour du Seigneur », on se dit qu’il y a bien là un complot anti-audiovisuel ourdi par d’occultes puissances. Ce complot universel porte le nom sordide de « protection du patrimoine » et est diligenté par les architectes des Monuments historiques – tous de sacrés bénis oui-oui aux ordres du Vatican, comme chacun sait.

Un petit problème, cependant. Il y a quelques mois, Ron Howard disait tout le contraire de ce qu’il affirme aujourd’hui : « Nous n’avons pas demandé d’autorisation au Vatican, persiflait-il. Nous avons utilisé notre propre ingéniosité cinématographique, en utilisant tous les avantages technologiques que les réalisateurs ont à leur disposition. »

En 2006, pour le tournage à Paris du Da Vinci Code, la production n’avait rien demandé non plus à l’archevêché de Paris, préférant reconstituer l’intérieur de l’église Saint-Sulpice dans un studio londonien. Elle y avait même reproduit le décor d’une chambre d’hôtel… Vilain petit cachotier, Mgr Vingt-Trois a non seulement la mainmise sur les clefs des églises parisiennes, mais aussi sur celles des hôtels de la capitale ! Moi, je vous le dis comme je le pense, ma brave dame, ça sent l’Opus Dei à plein nez.

Mais avant de déballer toute la théorie howardienne de ce complot intergalactique, une petite précision s’impose : Ron Howard ne fait pas du cinéma d’art et d’essai dans le fond de son garage, avec un morceau de ficelle et trois bouts de chandelle. Son esthétique n’est pas même celle de Lars von Trier et des cinéastes de Dogma. La caméra à l’épaule, c’est pas son truc. Il fait, lui, de la superproduction hollywoodienne – belle photo, profondeur de champ, moyens techniques imposants – et il fait ça très bien. Anges et démons annonce un budget (hors promotion) de plus de 100 millions de dollars. Quand on dispose de ces moyens-là, on préfère assurément reconstituer des intérieurs en carton-pâte plutôt que de s’enquiquiner avec des conditions éprouvantes de tournage. Essayez d’installer votre louma, le petit nom de la grosse grue caméra, dans un espace contraint : vous m’en direz des nouvelles.

Or, voilà Ron Howard nous jurer aujourd’hui la main sur le cœur qu’il réalise ses films avec un minuscule caméscope et qu’il pourrait installer ses plateaux n’importe où, sans rien endommager. Et la prise de son, il licencie son perchiste pour nous la faire au dictaphone ? C’est beau, la foi. Surtout quand elle est mauvaise.

En attendant, le film tiré de la nouvelle de Dan Brown tiendra-t-il ses promesses et répondra-t-il à la question sous laquelle il est vendu au public : « Que cache le Vatican ? » La réponse est non. Dans un petit livre passionnant et bien senti, Sociétés secrètes, Alexandre Adler avait pris en 2007 sa plus belle plume historienne pour montrer toute la fumisterie des thèses de Dan Brown. Illuminati, Rennes-le-Château, trésor des Templiers, abbé Saunière : la seule part de vérité que toutes ces histoires à dormir debout contiennent, c’est qu’elles ont toujours fait vendre du papier et attiré les gogos en mal de complots mystérieux. Au passage, surtout les gogos d’extrême droite, tels Pierre Plantard, vichyste et antisémite comme pas un, qui inventa le Prieuré de Sion, s’affirma comme le dernier des Mérovingiens et que Dan Brown considère, pourtant, comme l’une de ses sources historiques les plus fiables.

Certes, cela coûte certainement moins cher à la Sécurité sociale de laisser en liberté de tels énergumènes mordus d’ésotérisme et assez inoffensifs, plutôt que de les enfermer aux côtés de types qui se prennent pour Napoléon. Mais de là à tenir leurs élucubrations pour des vérités historiques, il y a un pas. Un pas que Dan Brown franchit pourtant allègrement, en affirmant qu’à l’instar du Prieuré de Sion, l’Eglise est dotée de sociétés secrètes, chargées d’organiser ce qu’il convient d’appeler le fameux lobby catholique – pas de raison qu’il y en ait toujours rien que pour les juifs !

Or, voyez-vous, s’il existait un puissant lobby catholique, il ne serait composé que d’amateurs assez nuls en tout ou de grosses feignasses mollassonnes. Voire des deux. Car, vu le retrait de l’Eglise des affaires de la cité et l’approximation (c’est un euphémisme) avec laquelle les médias traitent son actualité, l’influence d’un tel lobby atteindrait le zéro absolu.

Quant à la fortune du Vatican – censée financer tous ces réseaux occultes que l’œuvre de Dan Brown dénonce –, elle semble, à vrai dire, aussi faramineuse que le portefeuille d’actions des clients les moins chanceux de Bernard Madoff. En 2006, le denier de Saint-Pierre rapportait mondialement un peu plus de 51 millions de dollars américains. La même année, le Da Vinci Code générait 700 millions de recettes. Petit joueur, le pape !

La crise aidant, peut-être Anges et démons ne fera-t-il pas autant… J’appelle donc solennellement le pape à la première des vertus chrétiennes : la charité. Hollywood va mal. Les actifs toxiques n’y sont pas étrangers. Une petite condamnation du film de Ron Howard pourrait contribuer à relancer l’industrie du cinéma. Sur cette bonne lancée, le pape serait bien inspiré de rendre obligatoire la projection du film dans les églises. Et faire apprendre par cœur Dan Brown aux enfants du catéchisme. Pas le béatifier, non, ni le canoniser : juste le faire cinquième évangéliste ou docteur de la foi. Une terrasse à Rome, très Saint Père, avec vue sur le Tibre, ne serait pas non, plus, de refus.

Elles ne pensent qu’à ça !

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Le Canard enchaîné rapporte un échange de propos croustillants entre trois ministres de la République assistant, au banc du gouvernement, à la rituelle séance des questions d’actualité à l’Assemblée nationale. Roselyne Bachelot arrive, excédée, d’une séance du « Grenelle des ondes », où sont censés discuter les opérateurs de téléphonie mobile avec les cinglés qui prétendent que les antennes relais sont la cause de toutes sortes de maladies frappant ceux qui demeurent à proximité. « Qu’est-ce que j’en ai marre de ces Grenelle qui ne servent à rien ! », lance-t-elle à sa collègue Nadine Morano, avant d’ajouter, hilare : « On devrait plutôt faire un Grenelle du cul ! » Réponse de la secrétaire d’Etat à la Famille à la ministre de la Santé : « Dans ce cas-là, on devrait prendre Christine Boutin comme marraine ! » La catho tradi ministre du Logement, assise tout près, encaisse la vanne et rétorque : « Oh, tu sais, Nadine, il faut se méfier de l’eau qui dort ! » « T’inquiète pas, répond Morano, je n’ai jamais eu de doute te concernant. »

On ne révèlera pas, par galanterie, l’âge des protagonistes de cette conversation gentiment grivoise, on notera simplement qu’aucune d’entre elles n’est une perdrix de l’année, et qu’elles ont pas mal d’heures de vol dans l’univers impitoyable de la politique française. Elles n’ont rien eu à voir avec le mouvement féministe dans lequel s’engagèrent nombre de femmes de leur génération. Ce sont des meufs de droite : gaulliste fille de député gaulliste pour Bachelot, catho papiste pour Boutin, fille de prolo sortie du rang par les études et la politique pour Morano.

On peut donc les qualifier de post-féministes, comme on dit post-moderne : elles n’ont jamais cultivé ce ressentiment qui ressasse les vieilles revendications des femmes politiques se plaignant qu’on les attend sans arrêt au tournant de leur incompétence. « Le combat féministe en politique sera gagné lorsqu’une femme incompétente sera nommée ministre au même titre qu’un homme ! », avait jadis lancé Yvette Roudy, l’ancêtre du combat pour la promotion des femmes au sein du PS. Morano, Boutin, Bachelot et quelques autres se sont battues comme des lionnes pour se faire une place au soleil du pouvoir, mais elles ont joué perso, sans brandir le drapeau du combat des femmes.

L’heure étant au bilan des vraies et fausses ruptures effectuées au bout de deux ans de présidence sarkozyste, il en est une qui est bien réelle mais fort peu commentée : la fin des femmes de pouvoir désexualisées et l’irruption massive de la libido féminine dans l’imaginaire politique. Comment expliquer, sinon, l’incroyable tourbillon d’articles, de livres, d’émissions de télé consacrés à Rachida Dati, que son poids personnel dans les sphères du pouvoir ne justifie nullement ? Outre l’exotisme de ses origines ethniques et sociales, par son utilisation constante et consciente des armes de la séduction pour parvenir à ses fins, elle a brisé un des derniers tabous : celui qui veut qu’en politique, l’utilisation du pouvoir pour agrémenter sa vie sexuelle soit permis et même recommandé pour les hommes, et interdit pour les femmes. Nicolas Sarkozy, mari publiquement cocu et étalant sa fragilité affective avant son immortel « Avec Carla, c’est du sérieux ! », a rompu radicalement avec la tradition de ses prédécesseurs : Giscard et ses accidents de voiture au petit matin au sortir d’une folle nuit chez l’une de ses maîtresses, Mitterrand et sa culture de l’adultère bourgeois répété à l’infini, Chirac et ses innombrables « cinq minutes, douche comprise ». Dans ce domaine Sarkozy joue les born again comme un George W. Bush guéri de l’alcoolisme par la foi évangélique : c’est un repenti de la baise à couilles rabattues par la grâce de Carla. Les mésaventures de Dominique Strauss-Kahn à Washington, qui ont été à deux doigts de lui coûter son poste au FMI montrent que les temps changent, et que le pouvoir n’autorise plus les mâles qui l’exercent à pratiquer la prédation sexuelle sans limites. Ce qui est encore la règle en Afrique du Sud n’est plus admis en Occident !

Il n’est pas étonnant que ce post-féminisme décomplexé, telle qu’il est incarné de manière hyperbolique par Rachida Dati, s’exprime plus ouvertement aujourd’hui à droite qu’à gauche : la figure de la femme devant se libérer des chaînes de l’oppression masculine, à l’image des prolétaires brisant le joug capitaliste, n’a jamais fait partie de la culture de droite, mais reste encore très prégnante à gauche. L’abandon du discours de raison pour la posture de séduction d’une Ségolène Royal est ainsi jugé très sévèrement pas les gardiennes de la doxa féministe comme Gisèle Halimi. Sa défaite, de justesse, face à une Martine Aubry, qui incarne jusqu’à la caricature l’image du sérieux féminin en politique, est à l’origine d’une fêlure profonde dans l’inconscient socialiste : jusqu’à quel point doit-on laisser entrer la libido féminine dans les jeux de conquête et d’exercice du pouvoir ?

Sans en faire la théorie, la droite moderne a admis cette irruption pour la détourner à son profit. Entre Marx et Freud, elle a choisi Freud, pour son plus grand bénéfice, semble-t-il.