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Elles ne pensent qu’à ça !

Le Canard enchaîné rapporte un échange de propos croustillants entre trois ministres de la République assistant, au banc du gouvernement, à la rituelle séance des questions d’actualité à l’Assemblée nationale. Roselyne Bachelot arrive, excédée, d’une séance du « Grenelle des ondes », où sont censés discuter les opérateurs de téléphonie mobile avec les cinglés qui prétendent que les antennes relais sont la cause de toutes sortes de maladies frappant ceux qui demeurent à proximité. « Qu’est-ce que j’en ai marre de ces Grenelle qui ne servent à rien ! », lance-t-elle à sa collègue Nadine Morano, avant d’ajouter, hilare : « On devrait plutôt faire un Grenelle du cul ! » Réponse de la secrétaire d’Etat à la Famille à la ministre de la Santé : « Dans ce cas-là, on devrait prendre Christine Boutin comme marraine ! » La catho tradi ministre du Logement, assise tout près, encaisse la vanne et rétorque : « Oh, tu sais, Nadine, il faut se méfier de l’eau qui dort ! » « T’inquiète pas, répond Morano, je n’ai jamais eu de doute te concernant. »

On ne révèlera pas, par galanterie, l’âge des protagonistes de cette conversation gentiment grivoise, on notera simplement qu’aucune d’entre elles n’est une perdrix de l’année, et qu’elles ont pas mal d’heures de vol dans l’univers impitoyable de la politique française. Elles n’ont rien eu à voir avec le mouvement féministe dans lequel s’engagèrent nombre de femmes de leur génération. Ce sont des meufs de droite : gaulliste fille de député gaulliste pour Bachelot, catho papiste pour Boutin, fille de prolo sortie du rang par les études et la politique pour Morano.

On peut donc les qualifier de post-féministes, comme on dit post-moderne : elles n’ont jamais cultivé ce ressentiment qui ressasse les vieilles revendications des femmes politiques se plaignant qu’on les attend sans arrêt au tournant de leur incompétence. « Le combat féministe en politique sera gagné lorsqu’une femme incompétente sera nommée ministre au même titre qu’un homme ! », avait jadis lancé Yvette Roudy, l’ancêtre du combat pour la promotion des femmes au sein du PS. Morano, Boutin, Bachelot et quelques autres se sont battues comme des lionnes pour se faire une place au soleil du pouvoir, mais elles ont joué perso, sans brandir le drapeau du combat des femmes.

L’heure étant au bilan des vraies et fausses ruptures effectuées au bout de deux ans de présidence sarkozyste, il en est une qui est bien réelle mais fort peu commentée : la fin des femmes de pouvoir désexualisées et l’irruption massive de la libido féminine dans l’imaginaire politique. Comment expliquer, sinon, l’incroyable tourbillon d’articles, de livres, d’émissions de télé consacrés à Rachida Dati, que son poids personnel dans les sphères du pouvoir ne justifie nullement ? Outre l’exotisme de ses origines ethniques et sociales, par son utilisation constante et consciente des armes de la séduction pour parvenir à ses fins, elle a brisé un des derniers tabous : celui qui veut qu’en politique, l’utilisation du pouvoir pour agrémenter sa vie sexuelle soit permis et même recommandé pour les hommes, et interdit pour les femmes. Nicolas Sarkozy, mari publiquement cocu et étalant sa fragilité affective avant son immortel « Avec Carla, c’est du sérieux ! », a rompu radicalement avec la tradition de ses prédécesseurs : Giscard et ses accidents de voiture au petit matin au sortir d’une folle nuit chez l’une de ses maîtresses, Mitterrand et sa culture de l’adultère bourgeois répété à l’infini, Chirac et ses innombrables « cinq minutes, douche comprise ». Dans ce domaine Sarkozy joue les born again comme un George W. Bush guéri de l’alcoolisme par la foi évangélique : c’est un repenti de la baise à couilles rabattues par la grâce de Carla. Les mésaventures de Dominique Strauss-Kahn à Washington, qui ont été à deux doigts de lui coûter son poste au FMI montrent que les temps changent, et que le pouvoir n’autorise plus les mâles qui l’exercent à pratiquer la prédation sexuelle sans limites. Ce qui est encore la règle en Afrique du Sud n’est plus admis en Occident !

Il n’est pas étonnant que ce post-féminisme décomplexé, telle qu’il est incarné de manière hyperbolique par Rachida Dati, s’exprime plus ouvertement aujourd’hui à droite qu’à gauche : la figure de la femme devant se libérer des chaînes de l’oppression masculine, à l’image des prolétaires brisant le joug capitaliste, n’a jamais fait partie de la culture de droite, mais reste encore très prégnante à gauche. L’abandon du discours de raison pour la posture de séduction d’une Ségolène Royal est ainsi jugé très sévèrement pas les gardiennes de la doxa féministe comme Gisèle Halimi. Sa défaite, de justesse, face à une Martine Aubry, qui incarne jusqu’à la caricature l’image du sérieux féminin en politique, est à l’origine d’une fêlure profonde dans l’inconscient socialiste : jusqu’à quel point doit-on laisser entrer la libido féminine dans les jeux de conquête et d’exercice du pouvoir ?

Sans en faire la théorie, la droite moderne a admis cette irruption pour la détourner à son profit. Entre Marx et Freud, elle a choisi Freud, pour son plus grand bénéfice, semble-t-il.

Du côté de chez Coty

Les pieds dans l’eau et Ballets roses constituent les deux volets d’un diptyque joyeusement nostalgique que Benoît Duteurtre aurait pu intituler Du côté de chez Coty.

Dans Les pieds dans l’eau, paru à la rentrée 2008, Benoît Duteurtre remonte tel un saumon agile et mélancolique le cours des décennies et des générations, aimanté par la figure de son arrière-grand-père. René Coty (1882-1962), second président de la IVe République entre 1954 et 1958, s’éteignit deux ans après la naissance du romancier. A soixante-dix-huit ans de distance, ils sont nés l’un comme l’autre un 20 mars. Multipliant habilement les voyages en amont et en aval entre les différentes décennies, Duteurtre retrace l’histoire de sa famille avec humour et pudeur. Une telle entreprise pourrait surprendre sous la plume de cet adversaire de la littérature nombriliste et des « confessions intimes ». Mais, précisément, Duteurtre demeure fidèle dans cet exercice à ses principes esthétiques : observation aigüe du réel ; anti-sentimentalisme ; scepticisme ; ironie. Surtout, ce voyage à travers l’histoire familiale et sa géographie intime (Étretat, Le Havre, Paris, les Vosges) est avant tout prétexte à poursuivre par d’autres moyens son exploration romanesque placée depuis ses commencements sous l’étoile de Balzac. Il approfondit ainsi à travers cet ouvrage son étude des transformations de la société française et de son monde concret.

« La famille Coty se trouvait partagée entre deux tendances : un côté sérieux, respectable, solennel, figuré par le Président et sa fille cadette, Madeleine, auquel s’opposait un versant plus fantaisiste, souriant, léger, incarné par Germaine et sa fille aînée Elisabeth. » Duteurtre appartient assurément à ce second versant. Ses analyses de « la lutte des classes à Étretat » et ses rêveries métaphysiques sur les galets – problème fondamental, qui avait pourtant échappé jusque là à Parménide aussi bien qu’à Platon – en attestent indubitablement.

Au passage, Benoît Duteurtre confesse de très sympathiques penchants gérontophiles, contractés dès l’adolescence. J’attire tout spécialement l’attention de nos amis de la Halde sur ce point, afin que la littérature de Duteurtre entre enfin dans nos manuels scolaires : « Cette station me réservait toutefois sa meilleure part avec le troisième âge, où je finis par trouver mon milieu naturel. Affalé sur la plage, je draguais les vieillards à l’heure du bain. […] J’appréciais les manières de cette génération : cette distinction permanente entre vie personnelle (qu’on n’abordait jamais) et divertissement social (où il fallait se montrer aimable et brillant), quand la jeunesse, trop souvent, s’abandonne à ses sentiments. » Après une plus mûre réflexion, je ne suis pas absolument certain que la Halde frétille d’aise à la lecture de ces lignes.

Le second volet du diptyque, Ballets roses, n’est pas un roman mais un reportage méditatif. Celui-ci s’inscrit dans le cadre de la collection des éditions Grasset « Ceci n’est pas un fait divers », qui invite des romanciers contemporains à retracer à leur manière des faits divers célèbres. Benoît Duteurte n’en étant jamais à un paradoxe près, il semble bien que ce soient ses pulsions gérontophiles maintenues qui l’aient incité à jeter son dévolu sur la grande « affaire pédophile » de l’année 1959. Duteurtre n’a pu résister au plaisir de partir en quête de témoins de l’époque, de bavarder librement avec des nonagénaires malicieux, de retrouver les traces d’une mystérieuse comtesse roumaine d’opérette.

Le premier rôle dans cette affaire est tenu par André Le Troquer, président de l’Assemblée nationale au moment des faits. Le récit de Duteurtre se tisse autour de trois figures : « le héros légendaire (Charles de Gaulle), le bourgeois modéré (René Coty) et l’ambitieux humilié (André Le Troquer) » – les destins de ces trois hommes publiques s’étant croisés de près. C’est, pour Benoît Duteurtre l’occasion d’une seconde visite aux mânes de son arrière-grand-père et au Journal tenu par celui-ci.

Le phénomène qui retient d’abord son attention est « la frénésie de l’opinion publique, facilement friande des perversions des autres ». Duteurtre propose ensuite une éclairante comparaison entre l’opinion publique et la presse de l’époque et celles d’aujourd’hui. En 1959, la bêtise n’était pas davantage qu’en 2009 une denrée rare. Mais les formes de la bêtise ont assurément subi d’étonnantes métamorphoses. Et l’on est tenté de partager avec Duteurtre une étrange nostalgie de la bêtise d’antan. Entre l’affaire des « Ballets roses » et les délires pédophilophobes – si l’on me permet ce néologisme primesautier – d’Outreau et de la prétendue « Affaire Baudis », les progrès de l’humanité (et du journalisme) n’ont du reste pas été particulièrement frappants.

En 1959, la tonalité dominante dans la presse n’est pas celle de l’horreur et du scandale moral, mais plutôt, d’une façon très surprenante pour nous, une sorte « d’amusement collectif » aux accents grivois. Pour l’opinion, la responsabilité est partagée entre les adultes et les jeunes filles de seize ans, même si celle des adultes est à l’évidence plus grande, au titre « d’incitation de mineures à la débauche ». Les jeunes filles, qui n’ont pas été violées mais se sont adonnées à divers ébats dans l’espoir d’une ascension sociale, ne sont pas décrites de manière univoque comme des « victimes ». Et Le Troquer, dans la comédie sociale d’alors, ne joue pas le rôle du « monstre », mais apparaît simplement comme une figure publique ridiculisée. Duteurtre a par exemple déniché, dans La République du Var du 29 janvier 1959, cette phrase qui forme un contraste pour le moins saisissant avec le langage et l’esprit de notre époque : « La police dut même insister pour que les familles de ces évaporées portent plainte. » Si la bêtise misogyne et le mépris des femmes pesaient beaucoup plus lourdement sur la vie sociale en cette fin des années 1950, en contrepartie, le sens de la complexité des situations humaines irriguait peut-être cette vie plus généreusement que la nôtre.

Benoît Duteurtre fait partie à mes yeux, aux côtés de François Taillandier, de Philippe Muray et de Michel Houellebecq, d’une pléiade de quatre romanciers qui a marqué de manière significative le roman français des quinze dernières années.

Ces quatre œuvres sont réunies par ce que j’aimerais appeler le paradoxe balzaco-kundérien. Leurs auteurs ont en effet gravité – ou gravitent encore (à l’instar de votre humble serviteur) – autour de la revue de Lakis Proguidis, L’Atelier du roman, dont Milan Kundera est le saint patron. Ils sont tous quatre, chacun à sa façon, des héritiers de Kundera (Houellebecq moins que les autres, sans doute). Ainsi, leurs quatre esthétiques, dont chacune est très singulière, ont en commun de s’opposer à trois tendances : le Nouveau roman, d’abord – auquel répond leur amour des personnages romanesques et leur attachement à l’art de raconter des histoires ; la réduction des richesses formelles de l’art du roman à la seule « écriture » ; la confusion, enfin, du roman avec un terrain d’exercice pour « l’expression d’un moi », souffrant de préférence. Héritiers de Kundera, ils le sont enfin par leur « modernisme antimoderne » et par un regard extrêmement critique, extrêmement noir et drôle, sur leur époque.

Tous quatre partagent en outre une seconde fidélité : la fidélité à Balzac. Ils sont animés par l’ambition de reprendre à leur compte pour le temps présent son avidité de réel ainsi que son grand projet de description de toutes les transformations concrètes de la société. Depuis quinze ans, je lis et j’aime leurs romans – et je n’avais pourtant jamais remarqué le caractère paradoxal de ce double héritage ! Pour Kundera, le roman est en effet l’exploration de l’existence, des « possibles existentiels ». Sa vocation n’est pas la description réaliste d’une époque ou d’une société particulière. Le principal grief de Kundera à l’encontre de Balzac porte cependant sur le diktat de la vraisemblance, sur le pacte réaliste, qui réduit considérablement à ses yeux la richesse des possibilités formelles du roman, si sensible de Rabelais jusqu’à Sterne. Mais, justement, à cet égard, tous quatre commettent de nombreuses « infidélités » envers Balzac… Kafka est passé par là. Le paradoxe de ce double héritage est peut-être l’un des secrets de la beauté de ces œuvres.

Je terminerai par une petite chronologie personnelle et fantaisiste des romans de ces auteurs qui me sont les plus chers.

1992 : Les nuits Racine (Taillandier) ; Tout doit disparaître (Duteurtre)
1994 : Extension du domaine de la lutte (Houellebecq)
1996 : Gaieté parisienne (Duteurtre)
1997 : Des hommes qui s’éloignent (Taillandier) ; On ferme (Muray) ; Drôle de temps (Duteurtre)
1998 : Les Particules élémentaires (Houellebecq)
1999 : Anielka (Taillandier)
2001 : Le voyage en France (Duteurtre)
2005 : La possibilité d’une île (Houellebecq) ; La petite fille et la cigarette (Duteurtre)
2006 : Roues carrées (Muray)
2007 : La cité heureuse (Duteurtre)

Finalement, cette époque fut-elle si mauvaise ?

Yazid Sabeg, l’homme qui ne comptait pas

Le commissaire Yazid Sabeg renonce à légiférer pour mesurer la diversité. Commissaire, c’est l’appellation inventée par Sarkozy, grand amateur de fictions policières sur TF1, pour appeler les ministres honteux qui n’ont pas le courage d’être ministre chez lui, genre Martin Hirsch, haut commissaire à la solidarité active et au pléonasme.

C’est une bonne nouvelle pour la République, à moins que Monsieur le commissaire Sabeg ait estimé que chaque camp était encore insuffisamment armé et entraîné pour mener à bien la guerre ethnique qui fera sortir une France ravigotée et revitaminée par un bon bain de sang.

En effet, pour l’instant, malgré leurs appels à la guerre sainte pour la francité contre les dhimis, les identitaires de souche sont tactiquement et techniquement ridicules, car ces amoureux des armes sont trop jeunes pour avoir connu l’époque bénie où ils auraient pris des coups de pompe dans le train par des chefs de section, pendant les trois mois de classe de leur service militaire, cette colonne vertébrale de la nation. Et puis, les derniers temps, quand ils le faisaient, c’était « en entreprise » et, au bout de douze mois, ils étaient plus familiers de la photocopieuse que du Famas et pensaient que Mac 50 était le nom d’un groupe de RIF (rock identitaire français). On se souvient ainsi de l’incompétence de Maxime Brunerie, le Lee Harvey Oswald du Bloc Identitaire et de son calibre 22, tirant sur Jacques Chirac le 14 juillet 2002 avec l’imprécision d’un économiste télévisuel vous donnant les chiffres de la croissance pour l’année prochaine.

En face, les lascars sont plus préoccupés par des bisbilles internes (gare du Nord, parvis de la Défense) et prouvent un amateurisme pénible dans la chasse au Noctilien, une espèce de dinosaure à moins que cela soit un moyen de transport, il ne sait plus trop Yazid Sabeg. Impossible d’espérer chez ces jeunes gens sans Vercingetorix ou sans Marx une unité digne de ce nom.

Quant aux républicains des deux rives, ma tribu à moi, on cherche un général avec un bon projet social. Genre Otelo de Carvalho (qui n’était que capitaine d’ailleurs), le 25 avril 1974 au Portugal. À défaut, on choisira la solution Dominique de Roux ou Jacques Perret : une ferme fortifiée, des femmes, du vin et les œuvres complètes de Louis Aragon. Chaque matin, on lèvera les drapeaux rouges et tricolores, et, comme à la fin d’un mitinge du Parti Communiste Français, on chantera la Marseillaise et l’Internationale.

Quand tout le monde sera au point, Yazid Sabeg reviendra sur sa décision, on procèdera à l’évaluation des forces et on pourra commencer le remake libanais ou yougoslave que tout le monde semble attendre aux deux extrêmes de l’échiquier politique et peut-être ailleurs, tant l’odeur du sang est le seul fantasme morbide qui reste aux spectateurs debordiens que sont devenus les citoyens français. Pour se prouver qu’ils ne sont plus simplement le mauvais rêve de cette société endormie dans le cauchemar de l’hypercapitalisme terminal (chômage de masse, effondrements boursiers, pandémies mutantes et environnement exténué) mais qu’ils peuvent avoir mal « en vrai ».

Quand la Seine-Saint-Denis fera sécession, les cités encerclant les poches pavillonnaires pleines de fafounets rurbains supporteurs du PSG et tireurs approximatifs, Yazid Sabeg sera certainement chargé par l’ONU des premiers pourparlers de paix, genre Dayton à la mode neuf-trois, traçant des frontières à peu près aussi inapplicables entre blancs, blacks et beurs qu’entre Serbes, Croates et Bosniaques de Bosnie-Herzégovine. Ces accords seront garantis par des troupes de l’ONU, notamment par un contingent belge, lui-même soumis à de fortes contradictions internes entre Wallons, Bruxellois et Flamands, ce qui risque de rendre son action inefficace tout comme celle du contingent sri-lankais dans les quartiers nord de Marseille ou du contingent rwandais à Roubaix.

Yazid Sabeg se proposera sans doute gentiment de les aider à se compter et ce sont des officiers fatigués qui lui répondront que non, vraiment, s’il pouvait éviter de compliquer les problèmes…

Causeur, nouvelle formule du mensuel

Le numéro de mai de Causeur vient de paraître ! Au sommaire, une pagination qui passe de seize à trente-deux pages, une toute nouvelle maquette, davantage d’illustrations et de textes inédits. Onze mois tout juste après son lancement, le look change, mais l’esprit demeure. Plus que jamais, Causeur essaie de s’engager en dehors des sentiers battus et de tous les conformismes de notre époque.
C’est vrai pour notre mensuel. Cela se vérifie aussi sur Internet : ouvert en novembre 2007, notre site accueille aujourd’hui plus de 250 000 lecteurs, qui consultent plus de 3 millions de pages chaque mois, selon l’enquête réalisée en mars 2009 par Médiamétrie-Netratings.
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En exclusivité ce mois-ci dans le mensuel
Parole d’homme, Elisabeth Lévy
Diego Manzana, Raul Cazals
NKM. 9 mois, Trudi Kohl
Cause toujours, tu m’intéresses, Basile de Koch
Jean Clair. Portrait du jeune homme en réactionnaire, François Miclo
Lectures, Jérôme Leroy

Les palmes de M. Schulz

Martin Schulz a remporté mercredi une belle victoire. Le président du groupe socialiste au Parlement européen a arrêté, à la force de ses petits bras, l’hydre menaçante du fascisme et conjuré les ombres qui hantent encore les recoins les plus noirs de l’histoire de notre continent. Churchill, De Gaulle, Eisenhower, Staline : allez-vous rhabiller ! Désormais, les enfants apprendront que le vainqueur du nazisme est Martin Schulz. Et personne d’autre.

Enfin, vainqueur du nazisme, c’est vite dit. Celui dont Silvio Berlusconi disait en juillet 2003 qu’il avait tout du kapo[1. Le 2 juillet 2003, au Parlement européen, Schulz reprochait à Silvio Berlusconi sa politique intérieure, alors que l’Italie présidait l’Union européenne. Ce qui lui valut la réplique d’Il Cavaliere : « Signor Schulz, so che in Italia c’è un produttore che sta montando un film sui campi di concentramento nazisti : la suggerirò per il ruolo di kapò. Lei è perfetto !“] a manœuvré pour éviter la pire infamie : que Jean-Marie Le Pen ouvre, en tant que doyen d’âge, la séance de la prochaine législature européenne.

À vrai dire, cela n’aurait pas été une première : en 1989, Claude Autant-Lara, député du Front national, l’avait fait, choquant les bonnes consciences de l’Europe unie parce qu’il dénonçait la « menace culturelle américaine » – comme le ferait aujourd’hui n’importe quel membre d’Attac ou du Front de gauche : ça doit être ça qu’on appelle la lepénisation des esprits. Le discours d’Autant-Lara avait été jugé tellement provocateur à l’époque que la moitié de l’hémicycle se vida et qu’on procéda très vite à une modification de l’article 13 du règlement intérieur : le doyen d’âge n’aurait désormais plus la parole, mais se contenterait de présider les opérations électorales. Triomphe de la démocratie.

Donc, ce que craignait Martin Schulz, en vérité, ce n’était ni un discours ni un dérapage du président du Front national, mais sa simple présence physique à la tribune présidentielle du Parlement. Le président du groupe socialiste a peur de Le Pen comme un moineau d’un épouvantail. On a donc réfléchi à un nouveau texte, fait voter mercredi une assemblée plénière, modifié le règlement pour que ce soit le président ou un vice-président sortant qui officie à l’ouverture de la prochaine législature. Tout ça pour ça : interdire à Le Pen de ne pas dire un mot. Le priver de parole ne suffisait pas. Il fallait aussi l’interdire de silence.

Le procédé est discutable : dans un Etat de droit, une assemblée ne change pas le texte qui organise ses travaux par pure convenance. Si Martin Schulz, qui aura bien mérité de la démocratie européenne les palmes – pas académiques, mais celles du canard –, avait vraiment voulu que Jean-Marie Le Pen ne préside pas en juin prochain cette séance d’ouverture, il aurait été plus inspiré d’empêcher le président du Front national de siéger à nouveau à Strasbourg.

Non pas en s’allongeant de tout son corps devant la porte de l’hémicycle, mais en faisant ce que l’on fait depuis que la politique est politique : livrer bataille, ferrailler sur le terrain et réduire à peau de chagrin le score de son adversaire. C’est après tout ce qu’a fait Nicolas Sarkozy aux dernières élections présidentielles. Bien instruit, il s’est aperçu que les imprécations, les atermoiements et les cris de jeunes vierges effarouchées ne valent rien en politique. Seul compte le combat électoral.

Qu’on y prenne bien garde cependant : en modifiant le règlement intérieur du Parlement européen, Martin Schulz et ses amis ne se livrent pas à de petits arrangements parlementaires, ils voient Jean-Marie Le Pen déjà réélu au Parlement européen. Comment peuvent-ils préjuger du vote des Français ? Un mandat électif n’étant pas une prébende perpétuelle, qui leur dit que le président du Front national ne sera pas débordé dans sa circonscription par ses adversaires ? Qui leur dit qu’il ne sera pas blackboulé et pourra bien en juin reprendre le chemin de Strasbourg mais en simple touriste ?

En réalité, Martin Schulz se préoccupe de démocratie comme d’une guigne. Son opération était assez bien ficelée pour réussir : en prêchant la bonne conscience aux autres groupes parlementaires (si vous ne vous ralliez pas à nous, c’est que vous êtes des fascistes), il est parvenu, en fin de compte, à remettre en selle médiatiquement Jean-Marie Le Pen, qui aura tout loisir – et toute légitimité cette fois-ci – de se présenter devant ses électeurs comme la victime de « l’établissement ». L’initiative de Martin Schulz arrange bien, en fin de compte, les affaires électorales du Front national. Et pas que les siennes d’ailleurs.

Seulement, songeons que, du haut de cette modification du règlement intérieur de l’assemblée de Strasbourg, deux siècles d’histoire parlementaire (française, puis, par contagion, européenne) nous contemplent… Déjà, lors de la réunion des Etats généraux en mai 1789, c’est aux doyens des trois ordres que l’on confie la présidence des débats. Le règlement de la première Législative stipule en 1791 que « l’Assemblée doit se constituer provisoirement sous la présidence du doyen d’âge ». Cet usage ininterrompu est ce que Léon Daudet appelait ironiquement la « fête à grand-papa ».

Jamais en France une législature n’a commencé sans que le doyen d’âge ne l’inaugure. Souvent majorité et gouvernement n’ont pu d’ailleurs rien faire d’autre que prendre leur mal en patience. En 1849, du haut de son âge et du perchoir, Auguste Hilarion de Kératry, monarchiste élu dans le Finistère, invoque le Ciel et provoque les républicains. En 1923, Louis Andrieux plaide pour le vote des femmes : « Le suffrage n’est pas universel, quand la meilleure partie du genre humain en est exclu. » En mai 1958, le chanoine Kir, député-maire de Dijon, ouvre les travaux de la première législature de la Ve République en plaçant la France sous la protection de Dieu, tout en prodiguant ses conseils à un général de Gaulle qui n’en attendait pas tant. En 1981, devant une assemblée toute rose dont François Fillon est l’un des benjamins, le presque-nonagénaire Marcel Dassault part dans un trip assez spécial. Après avoir préconisé que la France produise ses propres motocyclettes et ses appareils photos pour endiguer le chômage, il appelle à l’organisation d’une Exposition universelle : « Depuis quarante ans, plus aucune exposition n’a été organisée. On se demande bien pourquoi car les expositions animent toujours les affaires. Si l’on en organisait une en 1983, en 1984 ou en 1985, il faudrait y adjoindre une sorte de Luna-Park comme il en existait avant guerre. Les jeunes iraient s’y distraire au lieu de se battre dans les escaliers des HLM. Les étrangers y viendraient aussi parce que, dans bien des pays, ce n’est pas beaucoup plus gai que chez nous ! » En 1988, c’est Édouard Frédéric-Dupont qui exerce comme président d’âge : il a rejoint le FN en 1986 avant de se faire réélire sous l’étiquette RPR en 1988 dans le VIIe arrondissement. Plus près de nous encore, en 1993, le centriste Charles Ehrmann procède à un long discours, dans lequel il appelle un Edouard Balladur médusé à stopper l’immigration, à renvoyer les illégaux, mais aussi à réaliser la liaison Grenoble-Nice et à percer un tunnel au Mercantour.

La démocratie française a-t-elle souffert un instant des discours souvent longs et ennuyeux, parfois vifs et saisissants, mais toujours décalés, que prononcèrent à l’Assemblée ses présidents d’âge ? A-t-on vu les chars russes déferler sur Paris, lorsqu’en 1945, le communiste Marcel Cachin ouvrit les travaux de l’Assemblée consultative provisoire ? A-t-on rompu les ponts avec les Etats-Unis lorsque le non moins communiste Virgile Barel célébra en 1973 la fin de la guerre du Vietnam ? Bien entendu que non. Les formes que prend le jeu parlementaire ne prêtent jamais à conséquence. Sauf quand on ne les respecte pas. Car, en fin de compte, ce qu’a obtenu mercredi à Strasbourg Martin Schulz est assez simple : il l’a mis minable à ce qui restait de démocratie en Europe, renforçant auprès de l’opinion publique l’idée que le Parlement ne se soucie guère du peuple ni de ses suffrages et redonnant, du même coup, à Jean-Marie Le Pen une nouvelle jeunesse électorale.

Elle est belle, la démocratie européenne, si sûre d’elle et de ses valeurs qu’elle se fait dessus devant un vieil homme.

A quand les T.Gay.V.?

33

L’info a fait l’ouverture de tous les JT d’hier soir : la SNCF va réserver dix rames TGV aux familles cet été sur deux lignes tests (Paris-Marseille et Paris-Montpellier). Les 4.400 places ont été commercialisées dès hier. Siglée « TGV Family » (on imagine que le mot « Famille » évoquait les heures les plus sombres de notre histoire ferroviaire), cette opération offre, paraît-il, des réductions tarifaires de 60 % pour les enfants de moins de 12 ans. Bonus track, Disneyland Paris assurera des animations dans ces rames dans lesquelles, dixit Guillaume Pepy, on pourra « faire tout le bruit qu’on veut ». Je ne sais – ou disons que je ne veux pas savoir – pour quelles raisons le PDG de la SNCF imagine que les enfants ont forcément vocation à hurler dans les trains. Mais, c’est bien sûr le caractère discriminatoire d’une telle opération qui retiendra notre attention. Car en l’état actuel de nos sociétés arriérées, qui dit famille avec enfants, dit grosso modo pépère, bobonne et gniards, bref, comme toujours, il n’y en aura que pour les hétéros et nada pour les autres. On ose espérer que la Halde ne va pas laisser se commettre un tel forfait (SNCF).

La rose au point final

Le 1er mai dernier, ce n’était pas seulement la Fête du Travail, instaurée en 1941 par le Maréchal et célébrée cette année, pour la première fois depuis le camarade Mathusalem, par des défilés unitaires de tous les syndicats. C’était aussi (et j’oserais presque « surtout ») le seizième anniversaire du suicide de Pierre Bérégovoy. C’est l’histoire d’un ajusteur-fraiseur qui devient Premier ministre socialiste et qui en meurt, aurait résumé Coluche.

Sur France 2, le même jour, ça s’appelait plus vaguement Un homme d’honneur et c’était un (bon) téléfilm de Laurent Heynemann – du genre qui donne à penser…

Infortuné Béré, dans tous les sens du terme ! Car enfin, sous les règnes de Mitterrand Ier et François II, cet homme-là a été « aux affaires » pratiquement sans discontinuer – et apparemment, ça n’a pas fait les siennes ! Sinon, aurait-il eu besoin d’emprunter un malheureux million de francs pour acheter un appartement ? Je ne plaisante pas, hélas : 1000 KF, les plus anciens d’entre vous s’en souviennent, ça ne pesait pas bien lourd, en ces années de gauche en peau de lapin doublée vison…

Misérable gauche mitterrandienne ! Portée au pouvoir par le peuple éponyme pour « changer la vie », elle n’aura pas attendu longtemps pour… « changer d’avis ». Ou plutôt pour le faire savoir, par la bouche d’or de saint Jacques Delors : Révolution tranquille ? Poisson d’avril !

On avait juste oublié, figurez-vous, la concurrence internationale, les critères de convergence et autres détaux. Mitterrand-le-Cynique le savait mieux que quiconque : en démocratie, s’emparer du pouvoir et le garder sont deux exercices différents – ou plus exactement successifs et contradictoires. Plus on promet, plus on ment ! Et Dieu sait qu’à cet égard le mirage mitterrandien fut, haut la main, la plus grande escroquerie de nos quatre dernières Républiques.

Ho ! François-le-Fourbe aux obsèques de Pierre-le-Crédule – qu’il avait remercié sans ménagement quelques semaines auparavant. Mais si, souvenez-vous ! Ce jour-là, le Jouvet du socialo-communisme, larme à son œil de crocodile, fustigea avec une violence surjouée les « chiens », accusés un peu vitement des crimes du Canard et des hyènes de sa propre cour.

Car ils l’ont tous lâché dès ses premiers revers, ceux qui ne l’avaient jamais accepté ! Belle scène à ce sujet dans le téléfilm, et même pas inventée : Béré invitant à sa table le personnel de Matignon en lieu et place de ses « ministres-intègres », qui s’étaient massivement décommandés…

On ne manipule pas aussi éhontément les esprits sans « désespérer Billancourt ». Et Béré, c’était encore et toujours Billancourt. Les années 1980, qu’il croyait siennes, resteront comme celles de Tapie et de Séguéla (déjà !) Une rose au poing, et quoi dedans ? Le pognon triomphant ! Si sa chute fut mortelle, c’est que le naïf Bérégovoy tombait de haut. D’autant plus haut qu’il avait gravi une à une les marches de la gloire – quand tant d’autres se contentent de naître au sommet.

Et puis ce « prolo », comme dit avec une affection discrètement condescendante Dan Franck (dialoguiste du film et écrivain autorisé), était vraiment trop nigaud. Tel un coolie qui finit par se prendre pour son patron, le malheureux croyait pouvoir atteindre aux sommets sans laisser ses idées au vestiaire, c’est-à-dire au rez-de-chaussée.

Si la lutte des classes a un sens pour moi (le droitier contrarié par la droite[1. Cf. Yukio Mishima, Le marin rejeté par la mer.]), ce n’est sûrement pas la dialectique, dont on sait désormais qu’elle ne casse pas trois briques… Seulement quelques humains ! Et si ces hommes-là n’avaient qu’un visage, ce serait celui de l’ami Pierrot.

Ne riez pas ! Un pauvre qui veut devenir riche pour aider les pauvres, ça peut exister, si ça se trouve… Si Bérégovoy avait été une pièce de Paul Bourget, il n’y aurait peut-être pas gagné l’immortalité ; mais à coup sûr il se serait appelé Le Déclassé. Ce pauvre-là, donc, se retrouve grisé par la réussite, le pouvoir et leurs avantages collatéraux – qui ne saoulent vraiment que ceux qui les ont mérités, pas juste hérités. Jamais le « prolo » en question ne fut intégré dans le sérail mitterrandien : question de classe, tout simplement !

Scepticisme, condescendance, indifférence, lâchage en rase campagne sur son chemin de halage : comme son saint patron, Pierre aura tout connu dans son « élévation ». Non pas que je le plaigne plus que d’autres ! Chacun porte sa croix ; lui au moins l’avait choisie, et l’a tenue jusqu’au bout. « Chapeau bas devant la casquette… »

Mais voilà : sur France 2 au moins, grâce à ce Daniel Russo qui porte magnifiquement le Béré, c’est l’empathie qui l’emporte ! Une ascension sociale trop belle pour être vraie ; des amis trop riches pour être honnêtes ; des attaques médiatico-judiciaires trop convergentes pour ne pas inciter à la paranoïa ; et surtout, avant tout, cette culpabilité poussée jusqu’à la dépression pour des crimes contre l’Esprit (de gauche) dont il ne fut que le complice hébété – et pour lesquels il fut d’ailleurs le seul à plonger…

Ce qui émeut chez lui, c’est justement cette candeur blessée, parmi les ricanements de ces nouveaux marquis poudrés qui se réclament de « la Sociale ». Deux cents ans après cette révolte de la bourgeoisie marchande qu’on appelle de vos jours « Révolution française », la noblesse de blé est toujours au pouvoir. Mais lui, l’abbé (rrant) Pierre, s’obstine à secouer le tapis, jusqu’à découvrir enfin qu’il est cloué au sol ! Il en meurt et on en pleure, malgré ce cœur sec qu’on nous répute avoir[2. Emploi critiqué.].

Qui pleurerait en revanche sur les « tapiguélas », bestioles de sci-fi darwinienne conçues pour survivre à tout[3. Comme tout ce qu’a créé Darwin. Mais pas en sept jours, comme son prédécesseur YHV.] ? À ces Terminator plaqués or, rien n’est plus étranger que l’idée de suicide ! C’est même pour ça, en vrai, qu’on aime le vieux Béré : celui-là au moins sonne vrai, d’autant plus qu’il sonne son propre glas.

On l’aura compris (au moins Elisabeth !) : l’idée n’est pas ici de me recentrer à gauche. Au contraire j’accuse, comme disait Zola (« cette vieille truelle à merde », comme disait Bloy), l’ex-gauche ex-française d’avoir tué notre ex-Bérégovoy. Et je demande, pour cette ex-gauche irresponsable certes mais nuisible, la peine capitale : un miroir.

Peine perdue !, si j’ose dire : entre temps, les rats les plus futés ont quitté le navire. Au-delà des ministres d’ouverture[4. De toute façon, y a pas d’en-deçà.], c’est le cas d’un Jean-Luc Hees, opportuniste de progrès promu, ès-qualités, nouveau patron de Radio France ; et aussi d’une ribambelle de people qui n’a pas fini de se déployer[5. Si Sarkozy est réélu en 2012, s’entend.]. Parmi eux, on distingue notamment (dans la loge du sous-préfet) les auteurs de ce téléfilm. Aussi talentueux que dénués de scrupules, ces parvenus de la gauche extra-plate parviennent encore à nous tirer des larmes en nous contant une tragédie dont ils ne veulent en aucun cas tirer une leçon ! Pour ces faux-nez (et je suis poli), il s’agit là, tout simplement d’un « drame humain » : « un film sur la chute d’un homme », résume sobrement Dan Franck ; « comment un homme perd ses valeurs », complète insidieusement Laurent Heynemann.

Mais c’est l’inverse, les copains ! Bérégovoy a cru devoir endosser seul toutes les fautes morales de la « gauche divine » au pouvoir – quand les autres ne croyaient plus depuis belle lurette qu’au pouvoir tout court. Il en est mort, tant pis pour lui…De toute façon, vous voulez que je vous dise ? Ce mec avait déjà raté sa vie : cinquante ans bien passés, et toujours pas de Rolex !

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L’antisionisme expliqué à mes potes

On a beaucoup diffamé l’antisionisme. Dernière tête connue de l’hydre antisémite pour les uns, clef indispensable à la compréhension du monde pour les autres et, pour la plupart des gens, un OVNI dont ils se demandent ce qu’il peut bien venir foutre dans le ciel français. Dieudonné, Soral et leurs alliés du Parti antisioniste de France (PAS) attaquent à découvert le lobby du Golem et de Superman aux élections européennes.

Les voilà donc au combat sur deux fronts : l’État d’Israël et l’emprise du sionisme sur la France.

Pour l’État juif (le problème, justement, est qu’il le soit), le projet antisioniste, le respectable, est d’en faire un État binational qui, par la démographie et la démocratie combinées, deviendrait vite un État arabe de plus dans la région. Pour les juifs, retour en dhimitude. Vu l’ambiance dans le voisinage, territoire judenrein un jour ? La Rue arabe du Quai chère à Luc Rosenzweig débordée par des extrémistes ? L’antisionisme : le droit des peuples à disposer de leurs juifs ?

logo-parti-anti-sioniste

Mais l’ennemi principal des dieudonnistes et associés, c’est le lobby qui, en France, tente de bâillonner les libres penseurs. Le logo du PAS est explicite : l’Hexagone est enveloppé dans un drapeau israélien, barré d’une croix pour que puisse se relever l’étendard aux trois couleurs. On imagine une pieuvre dont une tentacule interdit Dieudonné de spectacles à Bourges comme à Saint-Benoît (Poitou-Charentes), pendant qu’une autre prive Alain Soral de médias – la pieuvre qui s’étend sur le monde, on se demande où ils vont chercher tout ça. Mais tout n’est pas réchauffé dans leur cuisine. Ils peuvent, par exemple, vous expliquer que les premières victimes du sionisme, ce sont les juifs. À les entendre, les juifs les moins communautaires, pris en otage par des « organisations mafieuses », gagneraient à les rejoindre. Au moins, c’est vaguement nouveau, ils font des efforts. Parce que nous le valons bien ?

La surprise du chef, c’est la caution. Cette fois-ci, le juif de service est un rabbin antisioniste. Les chantres de l’égalité, de la réconciliation et de la laïcité républicaine ont trouvé un barbu enchapeauté, qui attend le messie et l’Israël de la Bible en vomissant l’Israël de l’Histoire. Le spectacle de Dieudonné et Soral assis entre deux autorités à calotte, le rabbin et l’impayable Yahia Gouasmi, représentant chiite venu éclairer les Français des lumières du Hezbollah, nous promet de grands moments d’Internet, à défaut de moments de télévision (le lobby, rappelez-vous).

Pourtant, sur RFI mardi 5 mai, notre maîtresse de maison acceptait, c’est dans son caractère, ce que tant d’autres avaient refusé : un débat avec Alain Soral sur la question sioniste. L’échange fut réjouissant, mais, si les ressorts de cette idéologie sommaire ont pu apparaître à certains, le mystère Soral reste entier. Le décalage entre le talent d’hier et le discours d’aujourd’hui laisse perplexe. On se demande quel grain de sable juif est venu un jour enrayer une machine aussi brillante pour que ses analyses se réduisent à un leitmotiv : l’Elysée – et tout ce qui décide dans ce pays – sont aux mains crochues du CRIF.

Il suffit de se rendre sur le site du parti de Gouasmi (le colistier) pour y consulter le programme – pas le pogrom, ne vous trompez pas en cliquant (non là je déconne, il faut encore lire entre les lignes). Celui du président Gouasmi tient en quatorze points qui valent bien un peu d’exégèse quasi-talmudique. Allons-y.

• Faire disparaître l’ingérence sioniste dans les affaires publiques de la Nation.
Eh oui, on ne va pas se voiler la face. Continuons :

• Dénoncer tous les hommes politiques qui font l’apologie du Sionisme ;
• Eradiquer toutes les formes de Sionisme dans la Nation ;
• Libérer notre État, notre gouvernement et nos institutions de la main mise et de la pression des organisations sionistes.

On dénonce, et après on éradique. Si après ça, il reste encore un peu de sionisme, je veux bien qu’on me la coupe (enfin, juste le bout). Après la répression, l’ouverture. Lisez plutôt :

• Promouvoir l’expression libre de la politique, de la culture, de la philosophie et de la religion et les libérer du Sionisme.
Ça, ça va libérer de l’espace vital. Voilà, ça continue comme ça avec treize points qui, les signataires le jurent, n’ont rien à voir avec un quelconque antijudaïsme, et un quatorzième qui va rassurer tout le monde :

• Militer pour l’instauration d’une société de justice, de progrès et de tolérance.
Ouf, on respire. Tout ça pour ça.

Pour lever des foules dans les banlieues, le programme a l’air au point et semble obéir à une règle d’or qui a fait ses preuves dans toutes les sociétés du Moyen Orient (toutes sauf une), où l’antisionisme a apporté « justice, progrès et tolérance » : la répétition du mot « sionisme » dans un texte multiplie les bulletins antisionistes dans les urnes. Que le produit apparaisse au maximum dans le message : on ne vend pas la lessive autrement. C’est le but d’une élection, la stratégie y a toute sa place et puis Soral rappelle qu’il n’est pas membre du PAS. On a les alliés qu’on peut mais son intelligence, là-dedans, elle est passée où ?

Comme dirait l’ami Marc Cohen, Alain, reste avec nous, on fait des frites.

Timbre jauni

8

Sans même attendre d’avoir été privatisée par ukase de Bruxelles, la Poste sait faire preuve d’un réel dynamisme commercial. Voilà ce que nous apprend son dernier communiqué de presse : « La légende vivante du rock repart pour une ultime tournée offerte à son public. A l’occasion de cette tournée événement Tour 66, La Poste édite un timbre collector que Johnny Hallyday a décidé de dédier à ses fans. » N’étant pas, comme certaines zélites, antijohnniste primaire, je ne verserai pas dans le gag du genre : « Chouette, ça va persuader ses fans d’apprendre à écrire. » Mais n’étant pas non plus, comme certain Basile de Koch, d’une indulgence coupable vis-à-vis de l’ex-idole des ex-jeunes, je me contenterai donc, sans plus de commentaire, de vous affranchir…

johnny

Pour une géopolitique de la beurette

Il y a une zone de guerre en France, ce sont les cours de récréation des lycées et des collèges des quartiers sensibles. Pour une fois, l’appellation technocratique « sensible » est juste : ce sont des zones sensibles comme il y a des cœurs sensibles, des âmes sensibles ou des parties du corps sensibles à cause de la douleur ou du plaisir. Écartons tout de suite les habituels fantasmes de ceux qui confondent la vidéo du Noctilien avec L’Invasion des profanateurs de sépulture. Quand je parle de zones de guerre, n’allez pas vous imaginer des affrontements intercommunautaires entre le distributeur de bonbons du foyer et le bureau de la conseillère principale d’éducation. Si ces choses arrivent, elles restent rares, parce que l’école de la République, malgré les gifles qu’elle prend d’une société qui implose, malgré sa mise à nu par ses serviteurs-mêmes, ivres d’inconséquence pédagogiste, a encore de beaux restes. Il ne se trouve que quelques sites « de souche » pour vouloir faire croire que la guerre civile est déjà là. Elle arrivera peut-être, mais pour l’instant ce n’est pas encore le cas, parce qu’une poignée de hussards noirs tiennent encore la boutique contre les pompiers pyromanes de l’extrême droite islamophobe et les imams intrusifs qui se croient tout permis, depuis que Sarkozy leur a donné l’autorisation de ramener l’ordre lors du soulèvement de 2005.

Non, je parle d’une guerre d’une tout autre nature, d’une guerre qui se joue dans les imaginaires, avec des mains qui vont s’effleurer ou pas, des regards et les sourires échangés en cours d’histoire, des rendez-vous chuchotés, des SMS aussi dysorthographiques qu’amoureux.

Dans cette zone de guerre, donc, il y a un territoire occupé. Ce territoire occupé, c’est la représentation que les garçons ont de la femme. Soit la femme est une sainte voilée, désincarnée, une sœur, une mère, soit c’est une pute, une chienne qui aime se faire défoncer par tous les trous. Il a fallu pour en arriver à ce résultat une petite quinzaine d’années et le retour en force de deux pornographies conjuguées et objectivement alliées : celle de l’intégrisme des barbus et celle, sexuelle, de dizaines de chaînes satellite et de sites internet plus abjects les uns que les autres. On s’affole souvent dans les organisations familiales des actes de violences télévisuelles auxquels sont confrontés les enfants. On ferait bien également, et je suis désolé d’avoir à donner raison à Christine Boutin, de se demander ce qu’un gamin de douze ans a pu voir comme pipes, doubles pénétrations, insertions de sex-toys divers et différentes fantaisies sado-masochistes. Parce qu’il faut bien comprendre que la pornographie de notre temps ressemble logiquement à notre temps : ce n’est plus la bonne baise à l’ancienne, avec levrette près du haras et culbutage final d’une servante toute nue sous son tablier des années d’avant la crise. Maintenant, la représentation du sexe vise systématiquement à la violence, à l’humiliation, aux rapports de force, au viol pur et simple. Le corps est réifié, chosifié, marchandisé. On n’est jamais très loin du snuff movie, ces films qui représenteraient des mises à morts non simulées et dont, comme par hasard, les premiers metteurs en scène furent les preneurs d’otage irakiens, connus pour leur goût pour l’égorgement en direct live.

Mais il n’y a pas que les territoires occupés. Il y a aussi la ligne de front. Et la ligne de front, c’est le corps des filles, des beurettes en particulier. Elles ont trois solutions, les filles, coincées par les grands frères intoxiqués par l’imam intégriste, les films pornos crades et l’échec scolaire.

Soit elles se soumettent, et c’est le voile, et l’exclusion sociale qui va avec. Soit c’est le survêtement informe, le jogging qui cache tout, manière de nouvelle burqa siglée, ironie de l’histoire, par le logo d’une marque appartenant au grand Satan américain. Soit, troisième et dernière possibilité, héroïque et sensuelle, c’est : « Je vais vous montrer comme je suis belle et je vous emmerde. » Qui n’a pas vu, un matin lumineux de mai, arriver une théorie de jeunes Kabyles aux cheveux libres et bouclés, aux jambes nues encore allongées par des mini-jupes, des Peulh aux petits hauts dévoilant des ventres plats, le nombril orné d’un brillant, la chevelure tressée et compliquée comme une grammaire ancienne, en vérité, je vous le dis, celui-là ne sait pas ce qu’est la beauté libre, la beauté convulsive aurait dit Breton, au cœur de l’épouvante.

Les voilà, mes petites héroïnes, mes petites résistantes qui récitent la tirade de Chimène en sachant bien de quoi elles parlent en matière de surdéterminisme familial qu’il faudra vaincre pour être libres :
Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !

Sarkozy qui ne croit qu’en l’instinct et la force ne s’y est pas trompé. Il sait qui sont Rachida Dati et Fadela Amara. Que l’une soit en voie de ringardisation et l’autre persiste dans une démagogie du « parler banlieue » n’empêche pas que ces deux femmes viennent de très loin, de beaucoup plus loin même que les clandestins dans les zones de rétention. La famille, la religion, le système scolaire, social et économique ont tout fait pour qu’elles n’en soient pas là. Elles ont réussi, malgré tout.

Ce qu’il faut, maintenant, comme dans toutes les guerres, c’est envoyer des renforts à nos alliées en position de plus en plus intenable. Oh, pas sous forme de discrimination positive, mais en instaurant un climat, des représentations qui valorisent cette féminité assumée, en se comportant en gramscistes et en faisant entrer ces modèles-là dans les fictions télévisées, cinématographiques, dans le rap, la variété, les arts.

Parce que nous n’y trompons pas, la véritable victoire n’aura pas lieu quand une section française du 8e RPIMA, hypothèse de toute manière hautement improbable, aura réduit le dernier village taliban mais quand Fadila El Kandoussi se mariera avec François Dupont, devant le maire d’Ivry et que les deux familles applaudiront, même si les grand-mères regretteront un peu, juste un peu, qu’on fasse seulement un mariage civil.

À mes petites guerrières de la 3e 4 et de l’atelier d’écriture 2006-2007

Elles ne pensent qu’à ça !

161

Le Canard enchaîné rapporte un échange de propos croustillants entre trois ministres de la République assistant, au banc du gouvernement, à la rituelle séance des questions d’actualité à l’Assemblée nationale. Roselyne Bachelot arrive, excédée, d’une séance du « Grenelle des ondes », où sont censés discuter les opérateurs de téléphonie mobile avec les cinglés qui prétendent que les antennes relais sont la cause de toutes sortes de maladies frappant ceux qui demeurent à proximité. « Qu’est-ce que j’en ai marre de ces Grenelle qui ne servent à rien ! », lance-t-elle à sa collègue Nadine Morano, avant d’ajouter, hilare : « On devrait plutôt faire un Grenelle du cul ! » Réponse de la secrétaire d’Etat à la Famille à la ministre de la Santé : « Dans ce cas-là, on devrait prendre Christine Boutin comme marraine ! » La catho tradi ministre du Logement, assise tout près, encaisse la vanne et rétorque : « Oh, tu sais, Nadine, il faut se méfier de l’eau qui dort ! » « T’inquiète pas, répond Morano, je n’ai jamais eu de doute te concernant. »

On ne révèlera pas, par galanterie, l’âge des protagonistes de cette conversation gentiment grivoise, on notera simplement qu’aucune d’entre elles n’est une perdrix de l’année, et qu’elles ont pas mal d’heures de vol dans l’univers impitoyable de la politique française. Elles n’ont rien eu à voir avec le mouvement féministe dans lequel s’engagèrent nombre de femmes de leur génération. Ce sont des meufs de droite : gaulliste fille de député gaulliste pour Bachelot, catho papiste pour Boutin, fille de prolo sortie du rang par les études et la politique pour Morano.

On peut donc les qualifier de post-féministes, comme on dit post-moderne : elles n’ont jamais cultivé ce ressentiment qui ressasse les vieilles revendications des femmes politiques se plaignant qu’on les attend sans arrêt au tournant de leur incompétence. « Le combat féministe en politique sera gagné lorsqu’une femme incompétente sera nommée ministre au même titre qu’un homme ! », avait jadis lancé Yvette Roudy, l’ancêtre du combat pour la promotion des femmes au sein du PS. Morano, Boutin, Bachelot et quelques autres se sont battues comme des lionnes pour se faire une place au soleil du pouvoir, mais elles ont joué perso, sans brandir le drapeau du combat des femmes.

L’heure étant au bilan des vraies et fausses ruptures effectuées au bout de deux ans de présidence sarkozyste, il en est une qui est bien réelle mais fort peu commentée : la fin des femmes de pouvoir désexualisées et l’irruption massive de la libido féminine dans l’imaginaire politique. Comment expliquer, sinon, l’incroyable tourbillon d’articles, de livres, d’émissions de télé consacrés à Rachida Dati, que son poids personnel dans les sphères du pouvoir ne justifie nullement ? Outre l’exotisme de ses origines ethniques et sociales, par son utilisation constante et consciente des armes de la séduction pour parvenir à ses fins, elle a brisé un des derniers tabous : celui qui veut qu’en politique, l’utilisation du pouvoir pour agrémenter sa vie sexuelle soit permis et même recommandé pour les hommes, et interdit pour les femmes. Nicolas Sarkozy, mari publiquement cocu et étalant sa fragilité affective avant son immortel « Avec Carla, c’est du sérieux ! », a rompu radicalement avec la tradition de ses prédécesseurs : Giscard et ses accidents de voiture au petit matin au sortir d’une folle nuit chez l’une de ses maîtresses, Mitterrand et sa culture de l’adultère bourgeois répété à l’infini, Chirac et ses innombrables « cinq minutes, douche comprise ». Dans ce domaine Sarkozy joue les born again comme un George W. Bush guéri de l’alcoolisme par la foi évangélique : c’est un repenti de la baise à couilles rabattues par la grâce de Carla. Les mésaventures de Dominique Strauss-Kahn à Washington, qui ont été à deux doigts de lui coûter son poste au FMI montrent que les temps changent, et que le pouvoir n’autorise plus les mâles qui l’exercent à pratiquer la prédation sexuelle sans limites. Ce qui est encore la règle en Afrique du Sud n’est plus admis en Occident !

Il n’est pas étonnant que ce post-féminisme décomplexé, telle qu’il est incarné de manière hyperbolique par Rachida Dati, s’exprime plus ouvertement aujourd’hui à droite qu’à gauche : la figure de la femme devant se libérer des chaînes de l’oppression masculine, à l’image des prolétaires brisant le joug capitaliste, n’a jamais fait partie de la culture de droite, mais reste encore très prégnante à gauche. L’abandon du discours de raison pour la posture de séduction d’une Ségolène Royal est ainsi jugé très sévèrement pas les gardiennes de la doxa féministe comme Gisèle Halimi. Sa défaite, de justesse, face à une Martine Aubry, qui incarne jusqu’à la caricature l’image du sérieux féminin en politique, est à l’origine d’une fêlure profonde dans l’inconscient socialiste : jusqu’à quel point doit-on laisser entrer la libido féminine dans les jeux de conquête et d’exercice du pouvoir ?

Sans en faire la théorie, la droite moderne a admis cette irruption pour la détourner à son profit. Entre Marx et Freud, elle a choisi Freud, pour son plus grand bénéfice, semble-t-il.

Du côté de chez Coty

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Les pieds dans l’eau et Ballets roses constituent les deux volets d’un diptyque joyeusement nostalgique que Benoît Duteurtre aurait pu intituler Du côté de chez Coty.

Dans Les pieds dans l’eau, paru à la rentrée 2008, Benoît Duteurtre remonte tel un saumon agile et mélancolique le cours des décennies et des générations, aimanté par la figure de son arrière-grand-père. René Coty (1882-1962), second président de la IVe République entre 1954 et 1958, s’éteignit deux ans après la naissance du romancier. A soixante-dix-huit ans de distance, ils sont nés l’un comme l’autre un 20 mars. Multipliant habilement les voyages en amont et en aval entre les différentes décennies, Duteurtre retrace l’histoire de sa famille avec humour et pudeur. Une telle entreprise pourrait surprendre sous la plume de cet adversaire de la littérature nombriliste et des « confessions intimes ». Mais, précisément, Duteurtre demeure fidèle dans cet exercice à ses principes esthétiques : observation aigüe du réel ; anti-sentimentalisme ; scepticisme ; ironie. Surtout, ce voyage à travers l’histoire familiale et sa géographie intime (Étretat, Le Havre, Paris, les Vosges) est avant tout prétexte à poursuivre par d’autres moyens son exploration romanesque placée depuis ses commencements sous l’étoile de Balzac. Il approfondit ainsi à travers cet ouvrage son étude des transformations de la société française et de son monde concret.

« La famille Coty se trouvait partagée entre deux tendances : un côté sérieux, respectable, solennel, figuré par le Président et sa fille cadette, Madeleine, auquel s’opposait un versant plus fantaisiste, souriant, léger, incarné par Germaine et sa fille aînée Elisabeth. » Duteurtre appartient assurément à ce second versant. Ses analyses de « la lutte des classes à Étretat » et ses rêveries métaphysiques sur les galets – problème fondamental, qui avait pourtant échappé jusque là à Parménide aussi bien qu’à Platon – en attestent indubitablement.

Au passage, Benoît Duteurtre confesse de très sympathiques penchants gérontophiles, contractés dès l’adolescence. J’attire tout spécialement l’attention de nos amis de la Halde sur ce point, afin que la littérature de Duteurtre entre enfin dans nos manuels scolaires : « Cette station me réservait toutefois sa meilleure part avec le troisième âge, où je finis par trouver mon milieu naturel. Affalé sur la plage, je draguais les vieillards à l’heure du bain. […] J’appréciais les manières de cette génération : cette distinction permanente entre vie personnelle (qu’on n’abordait jamais) et divertissement social (où il fallait se montrer aimable et brillant), quand la jeunesse, trop souvent, s’abandonne à ses sentiments. » Après une plus mûre réflexion, je ne suis pas absolument certain que la Halde frétille d’aise à la lecture de ces lignes.

Le second volet du diptyque, Ballets roses, n’est pas un roman mais un reportage méditatif. Celui-ci s’inscrit dans le cadre de la collection des éditions Grasset « Ceci n’est pas un fait divers », qui invite des romanciers contemporains à retracer à leur manière des faits divers célèbres. Benoît Duteurte n’en étant jamais à un paradoxe près, il semble bien que ce soient ses pulsions gérontophiles maintenues qui l’aient incité à jeter son dévolu sur la grande « affaire pédophile » de l’année 1959. Duteurtre n’a pu résister au plaisir de partir en quête de témoins de l’époque, de bavarder librement avec des nonagénaires malicieux, de retrouver les traces d’une mystérieuse comtesse roumaine d’opérette.

Le premier rôle dans cette affaire est tenu par André Le Troquer, président de l’Assemblée nationale au moment des faits. Le récit de Duteurtre se tisse autour de trois figures : « le héros légendaire (Charles de Gaulle), le bourgeois modéré (René Coty) et l’ambitieux humilié (André Le Troquer) » – les destins de ces trois hommes publiques s’étant croisés de près. C’est, pour Benoît Duteurtre l’occasion d’une seconde visite aux mânes de son arrière-grand-père et au Journal tenu par celui-ci.

Le phénomène qui retient d’abord son attention est « la frénésie de l’opinion publique, facilement friande des perversions des autres ». Duteurtre propose ensuite une éclairante comparaison entre l’opinion publique et la presse de l’époque et celles d’aujourd’hui. En 1959, la bêtise n’était pas davantage qu’en 2009 une denrée rare. Mais les formes de la bêtise ont assurément subi d’étonnantes métamorphoses. Et l’on est tenté de partager avec Duteurtre une étrange nostalgie de la bêtise d’antan. Entre l’affaire des « Ballets roses » et les délires pédophilophobes – si l’on me permet ce néologisme primesautier – d’Outreau et de la prétendue « Affaire Baudis », les progrès de l’humanité (et du journalisme) n’ont du reste pas été particulièrement frappants.

En 1959, la tonalité dominante dans la presse n’est pas celle de l’horreur et du scandale moral, mais plutôt, d’une façon très surprenante pour nous, une sorte « d’amusement collectif » aux accents grivois. Pour l’opinion, la responsabilité est partagée entre les adultes et les jeunes filles de seize ans, même si celle des adultes est à l’évidence plus grande, au titre « d’incitation de mineures à la débauche ». Les jeunes filles, qui n’ont pas été violées mais se sont adonnées à divers ébats dans l’espoir d’une ascension sociale, ne sont pas décrites de manière univoque comme des « victimes ». Et Le Troquer, dans la comédie sociale d’alors, ne joue pas le rôle du « monstre », mais apparaît simplement comme une figure publique ridiculisée. Duteurtre a par exemple déniché, dans La République du Var du 29 janvier 1959, cette phrase qui forme un contraste pour le moins saisissant avec le langage et l’esprit de notre époque : « La police dut même insister pour que les familles de ces évaporées portent plainte. » Si la bêtise misogyne et le mépris des femmes pesaient beaucoup plus lourdement sur la vie sociale en cette fin des années 1950, en contrepartie, le sens de la complexité des situations humaines irriguait peut-être cette vie plus généreusement que la nôtre.

Benoît Duteurtre fait partie à mes yeux, aux côtés de François Taillandier, de Philippe Muray et de Michel Houellebecq, d’une pléiade de quatre romanciers qui a marqué de manière significative le roman français des quinze dernières années.

Ces quatre œuvres sont réunies par ce que j’aimerais appeler le paradoxe balzaco-kundérien. Leurs auteurs ont en effet gravité – ou gravitent encore (à l’instar de votre humble serviteur) – autour de la revue de Lakis Proguidis, L’Atelier du roman, dont Milan Kundera est le saint patron. Ils sont tous quatre, chacun à sa façon, des héritiers de Kundera (Houellebecq moins que les autres, sans doute). Ainsi, leurs quatre esthétiques, dont chacune est très singulière, ont en commun de s’opposer à trois tendances : le Nouveau roman, d’abord – auquel répond leur amour des personnages romanesques et leur attachement à l’art de raconter des histoires ; la réduction des richesses formelles de l’art du roman à la seule « écriture » ; la confusion, enfin, du roman avec un terrain d’exercice pour « l’expression d’un moi », souffrant de préférence. Héritiers de Kundera, ils le sont enfin par leur « modernisme antimoderne » et par un regard extrêmement critique, extrêmement noir et drôle, sur leur époque.

Tous quatre partagent en outre une seconde fidélité : la fidélité à Balzac. Ils sont animés par l’ambition de reprendre à leur compte pour le temps présent son avidité de réel ainsi que son grand projet de description de toutes les transformations concrètes de la société. Depuis quinze ans, je lis et j’aime leurs romans – et je n’avais pourtant jamais remarqué le caractère paradoxal de ce double héritage ! Pour Kundera, le roman est en effet l’exploration de l’existence, des « possibles existentiels ». Sa vocation n’est pas la description réaliste d’une époque ou d’une société particulière. Le principal grief de Kundera à l’encontre de Balzac porte cependant sur le diktat de la vraisemblance, sur le pacte réaliste, qui réduit considérablement à ses yeux la richesse des possibilités formelles du roman, si sensible de Rabelais jusqu’à Sterne. Mais, justement, à cet égard, tous quatre commettent de nombreuses « infidélités » envers Balzac… Kafka est passé par là. Le paradoxe de ce double héritage est peut-être l’un des secrets de la beauté de ces œuvres.

Je terminerai par une petite chronologie personnelle et fantaisiste des romans de ces auteurs qui me sont les plus chers.

1992 : Les nuits Racine (Taillandier) ; Tout doit disparaître (Duteurtre)
1994 : Extension du domaine de la lutte (Houellebecq)
1996 : Gaieté parisienne (Duteurtre)
1997 : Des hommes qui s’éloignent (Taillandier) ; On ferme (Muray) ; Drôle de temps (Duteurtre)
1998 : Les Particules élémentaires (Houellebecq)
1999 : Anielka (Taillandier)
2001 : Le voyage en France (Duteurtre)
2005 : La possibilité d’une île (Houellebecq) ; La petite fille et la cigarette (Duteurtre)
2006 : Roues carrées (Muray)
2007 : La cité heureuse (Duteurtre)

Finalement, cette époque fut-elle si mauvaise ?

Yazid Sabeg, l’homme qui ne comptait pas

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Le commissaire Yazid Sabeg renonce à légiférer pour mesurer la diversité. Commissaire, c’est l’appellation inventée par Sarkozy, grand amateur de fictions policières sur TF1, pour appeler les ministres honteux qui n’ont pas le courage d’être ministre chez lui, genre Martin Hirsch, haut commissaire à la solidarité active et au pléonasme.

C’est une bonne nouvelle pour la République, à moins que Monsieur le commissaire Sabeg ait estimé que chaque camp était encore insuffisamment armé et entraîné pour mener à bien la guerre ethnique qui fera sortir une France ravigotée et revitaminée par un bon bain de sang.

En effet, pour l’instant, malgré leurs appels à la guerre sainte pour la francité contre les dhimis, les identitaires de souche sont tactiquement et techniquement ridicules, car ces amoureux des armes sont trop jeunes pour avoir connu l’époque bénie où ils auraient pris des coups de pompe dans le train par des chefs de section, pendant les trois mois de classe de leur service militaire, cette colonne vertébrale de la nation. Et puis, les derniers temps, quand ils le faisaient, c’était « en entreprise » et, au bout de douze mois, ils étaient plus familiers de la photocopieuse que du Famas et pensaient que Mac 50 était le nom d’un groupe de RIF (rock identitaire français). On se souvient ainsi de l’incompétence de Maxime Brunerie, le Lee Harvey Oswald du Bloc Identitaire et de son calibre 22, tirant sur Jacques Chirac le 14 juillet 2002 avec l’imprécision d’un économiste télévisuel vous donnant les chiffres de la croissance pour l’année prochaine.

En face, les lascars sont plus préoccupés par des bisbilles internes (gare du Nord, parvis de la Défense) et prouvent un amateurisme pénible dans la chasse au Noctilien, une espèce de dinosaure à moins que cela soit un moyen de transport, il ne sait plus trop Yazid Sabeg. Impossible d’espérer chez ces jeunes gens sans Vercingetorix ou sans Marx une unité digne de ce nom.

Quant aux républicains des deux rives, ma tribu à moi, on cherche un général avec un bon projet social. Genre Otelo de Carvalho (qui n’était que capitaine d’ailleurs), le 25 avril 1974 au Portugal. À défaut, on choisira la solution Dominique de Roux ou Jacques Perret : une ferme fortifiée, des femmes, du vin et les œuvres complètes de Louis Aragon. Chaque matin, on lèvera les drapeaux rouges et tricolores, et, comme à la fin d’un mitinge du Parti Communiste Français, on chantera la Marseillaise et l’Internationale.

Quand tout le monde sera au point, Yazid Sabeg reviendra sur sa décision, on procèdera à l’évaluation des forces et on pourra commencer le remake libanais ou yougoslave que tout le monde semble attendre aux deux extrêmes de l’échiquier politique et peut-être ailleurs, tant l’odeur du sang est le seul fantasme morbide qui reste aux spectateurs debordiens que sont devenus les citoyens français. Pour se prouver qu’ils ne sont plus simplement le mauvais rêve de cette société endormie dans le cauchemar de l’hypercapitalisme terminal (chômage de masse, effondrements boursiers, pandémies mutantes et environnement exténué) mais qu’ils peuvent avoir mal « en vrai ».

Quand la Seine-Saint-Denis fera sécession, les cités encerclant les poches pavillonnaires pleines de fafounets rurbains supporteurs du PSG et tireurs approximatifs, Yazid Sabeg sera certainement chargé par l’ONU des premiers pourparlers de paix, genre Dayton à la mode neuf-trois, traçant des frontières à peu près aussi inapplicables entre blancs, blacks et beurs qu’entre Serbes, Croates et Bosniaques de Bosnie-Herzégovine. Ces accords seront garantis par des troupes de l’ONU, notamment par un contingent belge, lui-même soumis à de fortes contradictions internes entre Wallons, Bruxellois et Flamands, ce qui risque de rendre son action inefficace tout comme celle du contingent sri-lankais dans les quartiers nord de Marseille ou du contingent rwandais à Roubaix.

Yazid Sabeg se proposera sans doute gentiment de les aider à se compter et ce sont des officiers fatigués qui lui répondront que non, vraiment, s’il pouvait éviter de compliquer les problèmes…

Causeur, nouvelle formule du mensuel

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Le numéro de mai de Causeur vient de paraître ! Au sommaire, une pagination qui passe de seize à trente-deux pages, une toute nouvelle maquette, davantage d’illustrations et de textes inédits. Onze mois tout juste après son lancement, le look change, mais l’esprit demeure. Plus que jamais, Causeur essaie de s’engager en dehors des sentiers battus et de tous les conformismes de notre époque.
C’est vrai pour notre mensuel. Cela se vérifie aussi sur Internet : ouvert en novembre 2007, notre site accueille aujourd’hui plus de 250 000 lecteurs, qui consultent plus de 3 millions de pages chaque mois, selon l’enquête réalisée en mars 2009 par Médiamétrie-Netratings.
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En exclusivité ce mois-ci dans le mensuel
Parole d’homme, Elisabeth Lévy
Diego Manzana, Raul Cazals
NKM. 9 mois, Trudi Kohl
Cause toujours, tu m’intéresses, Basile de Koch
Jean Clair. Portrait du jeune homme en réactionnaire, François Miclo
Lectures, Jérôme Leroy

Les palmes de M. Schulz

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Martin Schulz a remporté mercredi une belle victoire. Le président du groupe socialiste au Parlement européen a arrêté, à la force de ses petits bras, l’hydre menaçante du fascisme et conjuré les ombres qui hantent encore les recoins les plus noirs de l’histoire de notre continent. Churchill, De Gaulle, Eisenhower, Staline : allez-vous rhabiller ! Désormais, les enfants apprendront que le vainqueur du nazisme est Martin Schulz. Et personne d’autre.

Enfin, vainqueur du nazisme, c’est vite dit. Celui dont Silvio Berlusconi disait en juillet 2003 qu’il avait tout du kapo[1. Le 2 juillet 2003, au Parlement européen, Schulz reprochait à Silvio Berlusconi sa politique intérieure, alors que l’Italie présidait l’Union européenne. Ce qui lui valut la réplique d’Il Cavaliere : « Signor Schulz, so che in Italia c’è un produttore che sta montando un film sui campi di concentramento nazisti : la suggerirò per il ruolo di kapò. Lei è perfetto !“] a manœuvré pour éviter la pire infamie : que Jean-Marie Le Pen ouvre, en tant que doyen d’âge, la séance de la prochaine législature européenne.

À vrai dire, cela n’aurait pas été une première : en 1989, Claude Autant-Lara, député du Front national, l’avait fait, choquant les bonnes consciences de l’Europe unie parce qu’il dénonçait la « menace culturelle américaine » – comme le ferait aujourd’hui n’importe quel membre d’Attac ou du Front de gauche : ça doit être ça qu’on appelle la lepénisation des esprits. Le discours d’Autant-Lara avait été jugé tellement provocateur à l’époque que la moitié de l’hémicycle se vida et qu’on procéda très vite à une modification de l’article 13 du règlement intérieur : le doyen d’âge n’aurait désormais plus la parole, mais se contenterait de présider les opérations électorales. Triomphe de la démocratie.

Donc, ce que craignait Martin Schulz, en vérité, ce n’était ni un discours ni un dérapage du président du Front national, mais sa simple présence physique à la tribune présidentielle du Parlement. Le président du groupe socialiste a peur de Le Pen comme un moineau d’un épouvantail. On a donc réfléchi à un nouveau texte, fait voter mercredi une assemblée plénière, modifié le règlement pour que ce soit le président ou un vice-président sortant qui officie à l’ouverture de la prochaine législature. Tout ça pour ça : interdire à Le Pen de ne pas dire un mot. Le priver de parole ne suffisait pas. Il fallait aussi l’interdire de silence.

Le procédé est discutable : dans un Etat de droit, une assemblée ne change pas le texte qui organise ses travaux par pure convenance. Si Martin Schulz, qui aura bien mérité de la démocratie européenne les palmes – pas académiques, mais celles du canard –, avait vraiment voulu que Jean-Marie Le Pen ne préside pas en juin prochain cette séance d’ouverture, il aurait été plus inspiré d’empêcher le président du Front national de siéger à nouveau à Strasbourg.

Non pas en s’allongeant de tout son corps devant la porte de l’hémicycle, mais en faisant ce que l’on fait depuis que la politique est politique : livrer bataille, ferrailler sur le terrain et réduire à peau de chagrin le score de son adversaire. C’est après tout ce qu’a fait Nicolas Sarkozy aux dernières élections présidentielles. Bien instruit, il s’est aperçu que les imprécations, les atermoiements et les cris de jeunes vierges effarouchées ne valent rien en politique. Seul compte le combat électoral.

Qu’on y prenne bien garde cependant : en modifiant le règlement intérieur du Parlement européen, Martin Schulz et ses amis ne se livrent pas à de petits arrangements parlementaires, ils voient Jean-Marie Le Pen déjà réélu au Parlement européen. Comment peuvent-ils préjuger du vote des Français ? Un mandat électif n’étant pas une prébende perpétuelle, qui leur dit que le président du Front national ne sera pas débordé dans sa circonscription par ses adversaires ? Qui leur dit qu’il ne sera pas blackboulé et pourra bien en juin reprendre le chemin de Strasbourg mais en simple touriste ?

En réalité, Martin Schulz se préoccupe de démocratie comme d’une guigne. Son opération était assez bien ficelée pour réussir : en prêchant la bonne conscience aux autres groupes parlementaires (si vous ne vous ralliez pas à nous, c’est que vous êtes des fascistes), il est parvenu, en fin de compte, à remettre en selle médiatiquement Jean-Marie Le Pen, qui aura tout loisir – et toute légitimité cette fois-ci – de se présenter devant ses électeurs comme la victime de « l’établissement ». L’initiative de Martin Schulz arrange bien, en fin de compte, les affaires électorales du Front national. Et pas que les siennes d’ailleurs.

Seulement, songeons que, du haut de cette modification du règlement intérieur de l’assemblée de Strasbourg, deux siècles d’histoire parlementaire (française, puis, par contagion, européenne) nous contemplent… Déjà, lors de la réunion des Etats généraux en mai 1789, c’est aux doyens des trois ordres que l’on confie la présidence des débats. Le règlement de la première Législative stipule en 1791 que « l’Assemblée doit se constituer provisoirement sous la présidence du doyen d’âge ». Cet usage ininterrompu est ce que Léon Daudet appelait ironiquement la « fête à grand-papa ».

Jamais en France une législature n’a commencé sans que le doyen d’âge ne l’inaugure. Souvent majorité et gouvernement n’ont pu d’ailleurs rien faire d’autre que prendre leur mal en patience. En 1849, du haut de son âge et du perchoir, Auguste Hilarion de Kératry, monarchiste élu dans le Finistère, invoque le Ciel et provoque les républicains. En 1923, Louis Andrieux plaide pour le vote des femmes : « Le suffrage n’est pas universel, quand la meilleure partie du genre humain en est exclu. » En mai 1958, le chanoine Kir, député-maire de Dijon, ouvre les travaux de la première législature de la Ve République en plaçant la France sous la protection de Dieu, tout en prodiguant ses conseils à un général de Gaulle qui n’en attendait pas tant. En 1981, devant une assemblée toute rose dont François Fillon est l’un des benjamins, le presque-nonagénaire Marcel Dassault part dans un trip assez spécial. Après avoir préconisé que la France produise ses propres motocyclettes et ses appareils photos pour endiguer le chômage, il appelle à l’organisation d’une Exposition universelle : « Depuis quarante ans, plus aucune exposition n’a été organisée. On se demande bien pourquoi car les expositions animent toujours les affaires. Si l’on en organisait une en 1983, en 1984 ou en 1985, il faudrait y adjoindre une sorte de Luna-Park comme il en existait avant guerre. Les jeunes iraient s’y distraire au lieu de se battre dans les escaliers des HLM. Les étrangers y viendraient aussi parce que, dans bien des pays, ce n’est pas beaucoup plus gai que chez nous ! » En 1988, c’est Édouard Frédéric-Dupont qui exerce comme président d’âge : il a rejoint le FN en 1986 avant de se faire réélire sous l’étiquette RPR en 1988 dans le VIIe arrondissement. Plus près de nous encore, en 1993, le centriste Charles Ehrmann procède à un long discours, dans lequel il appelle un Edouard Balladur médusé à stopper l’immigration, à renvoyer les illégaux, mais aussi à réaliser la liaison Grenoble-Nice et à percer un tunnel au Mercantour.

La démocratie française a-t-elle souffert un instant des discours souvent longs et ennuyeux, parfois vifs et saisissants, mais toujours décalés, que prononcèrent à l’Assemblée ses présidents d’âge ? A-t-on vu les chars russes déferler sur Paris, lorsqu’en 1945, le communiste Marcel Cachin ouvrit les travaux de l’Assemblée consultative provisoire ? A-t-on rompu les ponts avec les Etats-Unis lorsque le non moins communiste Virgile Barel célébra en 1973 la fin de la guerre du Vietnam ? Bien entendu que non. Les formes que prend le jeu parlementaire ne prêtent jamais à conséquence. Sauf quand on ne les respecte pas. Car, en fin de compte, ce qu’a obtenu mercredi à Strasbourg Martin Schulz est assez simple : il l’a mis minable à ce qui restait de démocratie en Europe, renforçant auprès de l’opinion publique l’idée que le Parlement ne se soucie guère du peuple ni de ses suffrages et redonnant, du même coup, à Jean-Marie Le Pen une nouvelle jeunesse électorale.

Elle est belle, la démocratie européenne, si sûre d’elle et de ses valeurs qu’elle se fait dessus devant un vieil homme.

A quand les T.Gay.V.?

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L’info a fait l’ouverture de tous les JT d’hier soir : la SNCF va réserver dix rames TGV aux familles cet été sur deux lignes tests (Paris-Marseille et Paris-Montpellier). Les 4.400 places ont été commercialisées dès hier. Siglée « TGV Family » (on imagine que le mot « Famille » évoquait les heures les plus sombres de notre histoire ferroviaire), cette opération offre, paraît-il, des réductions tarifaires de 60 % pour les enfants de moins de 12 ans. Bonus track, Disneyland Paris assurera des animations dans ces rames dans lesquelles, dixit Guillaume Pepy, on pourra « faire tout le bruit qu’on veut ». Je ne sais – ou disons que je ne veux pas savoir – pour quelles raisons le PDG de la SNCF imagine que les enfants ont forcément vocation à hurler dans les trains. Mais, c’est bien sûr le caractère discriminatoire d’une telle opération qui retiendra notre attention. Car en l’état actuel de nos sociétés arriérées, qui dit famille avec enfants, dit grosso modo pépère, bobonne et gniards, bref, comme toujours, il n’y en aura que pour les hétéros et nada pour les autres. On ose espérer que la Halde ne va pas laisser se commettre un tel forfait (SNCF).

La rose au point final

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Le 1er mai dernier, ce n’était pas seulement la Fête du Travail, instaurée en 1941 par le Maréchal et célébrée cette année, pour la première fois depuis le camarade Mathusalem, par des défilés unitaires de tous les syndicats. C’était aussi (et j’oserais presque « surtout ») le seizième anniversaire du suicide de Pierre Bérégovoy. C’est l’histoire d’un ajusteur-fraiseur qui devient Premier ministre socialiste et qui en meurt, aurait résumé Coluche.

Sur France 2, le même jour, ça s’appelait plus vaguement Un homme d’honneur et c’était un (bon) téléfilm de Laurent Heynemann – du genre qui donne à penser…

Infortuné Béré, dans tous les sens du terme ! Car enfin, sous les règnes de Mitterrand Ier et François II, cet homme-là a été « aux affaires » pratiquement sans discontinuer – et apparemment, ça n’a pas fait les siennes ! Sinon, aurait-il eu besoin d’emprunter un malheureux million de francs pour acheter un appartement ? Je ne plaisante pas, hélas : 1000 KF, les plus anciens d’entre vous s’en souviennent, ça ne pesait pas bien lourd, en ces années de gauche en peau de lapin doublée vison…

Misérable gauche mitterrandienne ! Portée au pouvoir par le peuple éponyme pour « changer la vie », elle n’aura pas attendu longtemps pour… « changer d’avis ». Ou plutôt pour le faire savoir, par la bouche d’or de saint Jacques Delors : Révolution tranquille ? Poisson d’avril !

On avait juste oublié, figurez-vous, la concurrence internationale, les critères de convergence et autres détaux. Mitterrand-le-Cynique le savait mieux que quiconque : en démocratie, s’emparer du pouvoir et le garder sont deux exercices différents – ou plus exactement successifs et contradictoires. Plus on promet, plus on ment ! Et Dieu sait qu’à cet égard le mirage mitterrandien fut, haut la main, la plus grande escroquerie de nos quatre dernières Républiques.

Ho ! François-le-Fourbe aux obsèques de Pierre-le-Crédule – qu’il avait remercié sans ménagement quelques semaines auparavant. Mais si, souvenez-vous ! Ce jour-là, le Jouvet du socialo-communisme, larme à son œil de crocodile, fustigea avec une violence surjouée les « chiens », accusés un peu vitement des crimes du Canard et des hyènes de sa propre cour.

Car ils l’ont tous lâché dès ses premiers revers, ceux qui ne l’avaient jamais accepté ! Belle scène à ce sujet dans le téléfilm, et même pas inventée : Béré invitant à sa table le personnel de Matignon en lieu et place de ses « ministres-intègres », qui s’étaient massivement décommandés…

On ne manipule pas aussi éhontément les esprits sans « désespérer Billancourt ». Et Béré, c’était encore et toujours Billancourt. Les années 1980, qu’il croyait siennes, resteront comme celles de Tapie et de Séguéla (déjà !) Une rose au poing, et quoi dedans ? Le pognon triomphant ! Si sa chute fut mortelle, c’est que le naïf Bérégovoy tombait de haut. D’autant plus haut qu’il avait gravi une à une les marches de la gloire – quand tant d’autres se contentent de naître au sommet.

Et puis ce « prolo », comme dit avec une affection discrètement condescendante Dan Franck (dialoguiste du film et écrivain autorisé), était vraiment trop nigaud. Tel un coolie qui finit par se prendre pour son patron, le malheureux croyait pouvoir atteindre aux sommets sans laisser ses idées au vestiaire, c’est-à-dire au rez-de-chaussée.

Si la lutte des classes a un sens pour moi (le droitier contrarié par la droite[1. Cf. Yukio Mishima, Le marin rejeté par la mer.]), ce n’est sûrement pas la dialectique, dont on sait désormais qu’elle ne casse pas trois briques… Seulement quelques humains ! Et si ces hommes-là n’avaient qu’un visage, ce serait celui de l’ami Pierrot.

Ne riez pas ! Un pauvre qui veut devenir riche pour aider les pauvres, ça peut exister, si ça se trouve… Si Bérégovoy avait été une pièce de Paul Bourget, il n’y aurait peut-être pas gagné l’immortalité ; mais à coup sûr il se serait appelé Le Déclassé. Ce pauvre-là, donc, se retrouve grisé par la réussite, le pouvoir et leurs avantages collatéraux – qui ne saoulent vraiment que ceux qui les ont mérités, pas juste hérités. Jamais le « prolo » en question ne fut intégré dans le sérail mitterrandien : question de classe, tout simplement !

Scepticisme, condescendance, indifférence, lâchage en rase campagne sur son chemin de halage : comme son saint patron, Pierre aura tout connu dans son « élévation ». Non pas que je le plaigne plus que d’autres ! Chacun porte sa croix ; lui au moins l’avait choisie, et l’a tenue jusqu’au bout. « Chapeau bas devant la casquette… »

Mais voilà : sur France 2 au moins, grâce à ce Daniel Russo qui porte magnifiquement le Béré, c’est l’empathie qui l’emporte ! Une ascension sociale trop belle pour être vraie ; des amis trop riches pour être honnêtes ; des attaques médiatico-judiciaires trop convergentes pour ne pas inciter à la paranoïa ; et surtout, avant tout, cette culpabilité poussée jusqu’à la dépression pour des crimes contre l’Esprit (de gauche) dont il ne fut que le complice hébété – et pour lesquels il fut d’ailleurs le seul à plonger…

Ce qui émeut chez lui, c’est justement cette candeur blessée, parmi les ricanements de ces nouveaux marquis poudrés qui se réclament de « la Sociale ». Deux cents ans après cette révolte de la bourgeoisie marchande qu’on appelle de vos jours « Révolution française », la noblesse de blé est toujours au pouvoir. Mais lui, l’abbé (rrant) Pierre, s’obstine à secouer le tapis, jusqu’à découvrir enfin qu’il est cloué au sol ! Il en meurt et on en pleure, malgré ce cœur sec qu’on nous répute avoir[2. Emploi critiqué.].

Qui pleurerait en revanche sur les « tapiguélas », bestioles de sci-fi darwinienne conçues pour survivre à tout[3. Comme tout ce qu’a créé Darwin. Mais pas en sept jours, comme son prédécesseur YHV.] ? À ces Terminator plaqués or, rien n’est plus étranger que l’idée de suicide ! C’est même pour ça, en vrai, qu’on aime le vieux Béré : celui-là au moins sonne vrai, d’autant plus qu’il sonne son propre glas.

On l’aura compris (au moins Elisabeth !) : l’idée n’est pas ici de me recentrer à gauche. Au contraire j’accuse, comme disait Zola (« cette vieille truelle à merde », comme disait Bloy), l’ex-gauche ex-française d’avoir tué notre ex-Bérégovoy. Et je demande, pour cette ex-gauche irresponsable certes mais nuisible, la peine capitale : un miroir.

Peine perdue !, si j’ose dire : entre temps, les rats les plus futés ont quitté le navire. Au-delà des ministres d’ouverture[4. De toute façon, y a pas d’en-deçà.], c’est le cas d’un Jean-Luc Hees, opportuniste de progrès promu, ès-qualités, nouveau patron de Radio France ; et aussi d’une ribambelle de people qui n’a pas fini de se déployer[5. Si Sarkozy est réélu en 2012, s’entend.]. Parmi eux, on distingue notamment (dans la loge du sous-préfet) les auteurs de ce téléfilm. Aussi talentueux que dénués de scrupules, ces parvenus de la gauche extra-plate parviennent encore à nous tirer des larmes en nous contant une tragédie dont ils ne veulent en aucun cas tirer une leçon ! Pour ces faux-nez (et je suis poli), il s’agit là, tout simplement d’un « drame humain » : « un film sur la chute d’un homme », résume sobrement Dan Franck ; « comment un homme perd ses valeurs », complète insidieusement Laurent Heynemann.

Mais c’est l’inverse, les copains ! Bérégovoy a cru devoir endosser seul toutes les fautes morales de la « gauche divine » au pouvoir – quand les autres ne croyaient plus depuis belle lurette qu’au pouvoir tout court. Il en est mort, tant pis pour lui…De toute façon, vous voulez que je vous dise ? Ce mec avait déjà raté sa vie : cinquante ans bien passés, et toujours pas de Rolex !

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L’antisionisme expliqué à mes potes

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On a beaucoup diffamé l’antisionisme. Dernière tête connue de l’hydre antisémite pour les uns, clef indispensable à la compréhension du monde pour les autres et, pour la plupart des gens, un OVNI dont ils se demandent ce qu’il peut bien venir foutre dans le ciel français. Dieudonné, Soral et leurs alliés du Parti antisioniste de France (PAS) attaquent à découvert le lobby du Golem et de Superman aux élections européennes.

Les voilà donc au combat sur deux fronts : l’État d’Israël et l’emprise du sionisme sur la France.

Pour l’État juif (le problème, justement, est qu’il le soit), le projet antisioniste, le respectable, est d’en faire un État binational qui, par la démographie et la démocratie combinées, deviendrait vite un État arabe de plus dans la région. Pour les juifs, retour en dhimitude. Vu l’ambiance dans le voisinage, territoire judenrein un jour ? La Rue arabe du Quai chère à Luc Rosenzweig débordée par des extrémistes ? L’antisionisme : le droit des peuples à disposer de leurs juifs ?

logo-parti-anti-sioniste

Mais l’ennemi principal des dieudonnistes et associés, c’est le lobby qui, en France, tente de bâillonner les libres penseurs. Le logo du PAS est explicite : l’Hexagone est enveloppé dans un drapeau israélien, barré d’une croix pour que puisse se relever l’étendard aux trois couleurs. On imagine une pieuvre dont une tentacule interdit Dieudonné de spectacles à Bourges comme à Saint-Benoît (Poitou-Charentes), pendant qu’une autre prive Alain Soral de médias – la pieuvre qui s’étend sur le monde, on se demande où ils vont chercher tout ça. Mais tout n’est pas réchauffé dans leur cuisine. Ils peuvent, par exemple, vous expliquer que les premières victimes du sionisme, ce sont les juifs. À les entendre, les juifs les moins communautaires, pris en otage par des « organisations mafieuses », gagneraient à les rejoindre. Au moins, c’est vaguement nouveau, ils font des efforts. Parce que nous le valons bien ?

La surprise du chef, c’est la caution. Cette fois-ci, le juif de service est un rabbin antisioniste. Les chantres de l’égalité, de la réconciliation et de la laïcité républicaine ont trouvé un barbu enchapeauté, qui attend le messie et l’Israël de la Bible en vomissant l’Israël de l’Histoire. Le spectacle de Dieudonné et Soral assis entre deux autorités à calotte, le rabbin et l’impayable Yahia Gouasmi, représentant chiite venu éclairer les Français des lumières du Hezbollah, nous promet de grands moments d’Internet, à défaut de moments de télévision (le lobby, rappelez-vous).

Pourtant, sur RFI mardi 5 mai, notre maîtresse de maison acceptait, c’est dans son caractère, ce que tant d’autres avaient refusé : un débat avec Alain Soral sur la question sioniste. L’échange fut réjouissant, mais, si les ressorts de cette idéologie sommaire ont pu apparaître à certains, le mystère Soral reste entier. Le décalage entre le talent d’hier et le discours d’aujourd’hui laisse perplexe. On se demande quel grain de sable juif est venu un jour enrayer une machine aussi brillante pour que ses analyses se réduisent à un leitmotiv : l’Elysée – et tout ce qui décide dans ce pays – sont aux mains crochues du CRIF.

Il suffit de se rendre sur le site du parti de Gouasmi (le colistier) pour y consulter le programme – pas le pogrom, ne vous trompez pas en cliquant (non là je déconne, il faut encore lire entre les lignes). Celui du président Gouasmi tient en quatorze points qui valent bien un peu d’exégèse quasi-talmudique. Allons-y.

• Faire disparaître l’ingérence sioniste dans les affaires publiques de la Nation.
Eh oui, on ne va pas se voiler la face. Continuons :

• Dénoncer tous les hommes politiques qui font l’apologie du Sionisme ;
• Eradiquer toutes les formes de Sionisme dans la Nation ;
• Libérer notre État, notre gouvernement et nos institutions de la main mise et de la pression des organisations sionistes.

On dénonce, et après on éradique. Si après ça, il reste encore un peu de sionisme, je veux bien qu’on me la coupe (enfin, juste le bout). Après la répression, l’ouverture. Lisez plutôt :

• Promouvoir l’expression libre de la politique, de la culture, de la philosophie et de la religion et les libérer du Sionisme.
Ça, ça va libérer de l’espace vital. Voilà, ça continue comme ça avec treize points qui, les signataires le jurent, n’ont rien à voir avec un quelconque antijudaïsme, et un quatorzième qui va rassurer tout le monde :

• Militer pour l’instauration d’une société de justice, de progrès et de tolérance.
Ouf, on respire. Tout ça pour ça.

Pour lever des foules dans les banlieues, le programme a l’air au point et semble obéir à une règle d’or qui a fait ses preuves dans toutes les sociétés du Moyen Orient (toutes sauf une), où l’antisionisme a apporté « justice, progrès et tolérance » : la répétition du mot « sionisme » dans un texte multiplie les bulletins antisionistes dans les urnes. Que le produit apparaisse au maximum dans le message : on ne vend pas la lessive autrement. C’est le but d’une élection, la stratégie y a toute sa place et puis Soral rappelle qu’il n’est pas membre du PAS. On a les alliés qu’on peut mais son intelligence, là-dedans, elle est passée où ?

Comme dirait l’ami Marc Cohen, Alain, reste avec nous, on fait des frites.

Timbre jauni

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Sans même attendre d’avoir été privatisée par ukase de Bruxelles, la Poste sait faire preuve d’un réel dynamisme commercial. Voilà ce que nous apprend son dernier communiqué de presse : « La légende vivante du rock repart pour une ultime tournée offerte à son public. A l’occasion de cette tournée événement Tour 66, La Poste édite un timbre collector que Johnny Hallyday a décidé de dédier à ses fans. » N’étant pas, comme certaines zélites, antijohnniste primaire, je ne verserai pas dans le gag du genre : « Chouette, ça va persuader ses fans d’apprendre à écrire. » Mais n’étant pas non plus, comme certain Basile de Koch, d’une indulgence coupable vis-à-vis de l’ex-idole des ex-jeunes, je me contenterai donc, sans plus de commentaire, de vous affranchir…

johnny

Pour une géopolitique de la beurette

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Il y a une zone de guerre en France, ce sont les cours de récréation des lycées et des collèges des quartiers sensibles. Pour une fois, l’appellation technocratique « sensible » est juste : ce sont des zones sensibles comme il y a des cœurs sensibles, des âmes sensibles ou des parties du corps sensibles à cause de la douleur ou du plaisir. Écartons tout de suite les habituels fantasmes de ceux qui confondent la vidéo du Noctilien avec L’Invasion des profanateurs de sépulture. Quand je parle de zones de guerre, n’allez pas vous imaginer des affrontements intercommunautaires entre le distributeur de bonbons du foyer et le bureau de la conseillère principale d’éducation. Si ces choses arrivent, elles restent rares, parce que l’école de la République, malgré les gifles qu’elle prend d’une société qui implose, malgré sa mise à nu par ses serviteurs-mêmes, ivres d’inconséquence pédagogiste, a encore de beaux restes. Il ne se trouve que quelques sites « de souche » pour vouloir faire croire que la guerre civile est déjà là. Elle arrivera peut-être, mais pour l’instant ce n’est pas encore le cas, parce qu’une poignée de hussards noirs tiennent encore la boutique contre les pompiers pyromanes de l’extrême droite islamophobe et les imams intrusifs qui se croient tout permis, depuis que Sarkozy leur a donné l’autorisation de ramener l’ordre lors du soulèvement de 2005.

Non, je parle d’une guerre d’une tout autre nature, d’une guerre qui se joue dans les imaginaires, avec des mains qui vont s’effleurer ou pas, des regards et les sourires échangés en cours d’histoire, des rendez-vous chuchotés, des SMS aussi dysorthographiques qu’amoureux.

Dans cette zone de guerre, donc, il y a un territoire occupé. Ce territoire occupé, c’est la représentation que les garçons ont de la femme. Soit la femme est une sainte voilée, désincarnée, une sœur, une mère, soit c’est une pute, une chienne qui aime se faire défoncer par tous les trous. Il a fallu pour en arriver à ce résultat une petite quinzaine d’années et le retour en force de deux pornographies conjuguées et objectivement alliées : celle de l’intégrisme des barbus et celle, sexuelle, de dizaines de chaînes satellite et de sites internet plus abjects les uns que les autres. On s’affole souvent dans les organisations familiales des actes de violences télévisuelles auxquels sont confrontés les enfants. On ferait bien également, et je suis désolé d’avoir à donner raison à Christine Boutin, de se demander ce qu’un gamin de douze ans a pu voir comme pipes, doubles pénétrations, insertions de sex-toys divers et différentes fantaisies sado-masochistes. Parce qu’il faut bien comprendre que la pornographie de notre temps ressemble logiquement à notre temps : ce n’est plus la bonne baise à l’ancienne, avec levrette près du haras et culbutage final d’une servante toute nue sous son tablier des années d’avant la crise. Maintenant, la représentation du sexe vise systématiquement à la violence, à l’humiliation, aux rapports de force, au viol pur et simple. Le corps est réifié, chosifié, marchandisé. On n’est jamais très loin du snuff movie, ces films qui représenteraient des mises à morts non simulées et dont, comme par hasard, les premiers metteurs en scène furent les preneurs d’otage irakiens, connus pour leur goût pour l’égorgement en direct live.

Mais il n’y a pas que les territoires occupés. Il y a aussi la ligne de front. Et la ligne de front, c’est le corps des filles, des beurettes en particulier. Elles ont trois solutions, les filles, coincées par les grands frères intoxiqués par l’imam intégriste, les films pornos crades et l’échec scolaire.

Soit elles se soumettent, et c’est le voile, et l’exclusion sociale qui va avec. Soit c’est le survêtement informe, le jogging qui cache tout, manière de nouvelle burqa siglée, ironie de l’histoire, par le logo d’une marque appartenant au grand Satan américain. Soit, troisième et dernière possibilité, héroïque et sensuelle, c’est : « Je vais vous montrer comme je suis belle et je vous emmerde. » Qui n’a pas vu, un matin lumineux de mai, arriver une théorie de jeunes Kabyles aux cheveux libres et bouclés, aux jambes nues encore allongées par des mini-jupes, des Peulh aux petits hauts dévoilant des ventres plats, le nombril orné d’un brillant, la chevelure tressée et compliquée comme une grammaire ancienne, en vérité, je vous le dis, celui-là ne sait pas ce qu’est la beauté libre, la beauté convulsive aurait dit Breton, au cœur de l’épouvante.

Les voilà, mes petites héroïnes, mes petites résistantes qui récitent la tirade de Chimène en sachant bien de quoi elles parlent en matière de surdéterminisme familial qu’il faudra vaincre pour être libres :
Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !

Sarkozy qui ne croit qu’en l’instinct et la force ne s’y est pas trompé. Il sait qui sont Rachida Dati et Fadela Amara. Que l’une soit en voie de ringardisation et l’autre persiste dans une démagogie du « parler banlieue » n’empêche pas que ces deux femmes viennent de très loin, de beaucoup plus loin même que les clandestins dans les zones de rétention. La famille, la religion, le système scolaire, social et économique ont tout fait pour qu’elles n’en soient pas là. Elles ont réussi, malgré tout.

Ce qu’il faut, maintenant, comme dans toutes les guerres, c’est envoyer des renforts à nos alliées en position de plus en plus intenable. Oh, pas sous forme de discrimination positive, mais en instaurant un climat, des représentations qui valorisent cette féminité assumée, en se comportant en gramscistes et en faisant entrer ces modèles-là dans les fictions télévisées, cinématographiques, dans le rap, la variété, les arts.

Parce que nous n’y trompons pas, la véritable victoire n’aura pas lieu quand une section française du 8e RPIMA, hypothèse de toute manière hautement improbable, aura réduit le dernier village taliban mais quand Fadila El Kandoussi se mariera avec François Dupont, devant le maire d’Ivry et que les deux familles applaudiront, même si les grand-mères regretteront un peu, juste un peu, qu’on fasse seulement un mariage civil.

À mes petites guerrières de la 3e 4 et de l’atelier d’écriture 2006-2007