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Le théorème du braillomètre

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Comment savoir si Sarkozy, comme il le dit, fait ce qu’il dit ? L’annonce dans son discours sur la sécurité, d’une présence de la police constante, massive et visible dans ces banlieues où l’expression « jungle urbaine » a cessé d’être un slogan pour devenir une réalité était plutôt bienvenue. Mais dans les faits, comment savoir si les forces de l’ordre agissent efficacement pour restaurer le droit à la sécurité ? Il est toujours difficile d’évaluer le travail de la police. Bien sûr, nous avons chaque année les chiffres de la délinquance. Une communication gouvernementale immanquablement démentie par des avis d’experts tout aussi experts que les premiers qui viennent nous affirmer que tout est bidon. Après quelques semaines de débats sur les chiffres, la confusion est totale et on ne sait pas si on doit s’acheter un fusil ou un revolver pour l’avoir sur soi quand on prend le noctilien.

L’insécurité n’est-elle qu’affaire de sentiment ? La police a-t-elle les moyens de lutter contre ? Les avis sont soigneusement partagés dans les médias et entre Charles Villeneuve et les Guignols de l’info, on a parfois du mal à se faire une opinion. Il y a cependant un indice, auquel j’accorde un certain crédit pour savoir si les flics bossent, que j’ai fini par nommer le braillomètre gauchiste. La mobilisation des professionnels de l’indignation, du Syndicat de la magistrature à la Ligue des droits de l’homme, est un indicateur plutôt fiable pour savoir si les forces de l’ordre font usage de la force pour rétablir l’ordre ou si la voie de la prévention, des matchs de foot, des grands frères et de la tolérance est privilégiée.

Ces organisations qui animent le braillomètre gauchiste tirent le signal d’alarme quand les chiffres des bavures et des violences policières augmentent.

On peut parier que l’augmentation de ces chiffres rassure les gens qui ne sont victimes que d’agressions, de vols, de viols, de meurtres et d’incendies de leurs voitures ou de leur maison car là ou il y a violence policière, il y a police, et aux honnêtes gens, il n’en faut pas plus pour être rassurés. Mais ces crimes et délits-là ne semblent pas inquiéter les membres du CLEJ , ce qui menace les droits et les libertés, pour les braillards, ce sont les bavures policières. Naturellement , si elle peut en rassurer certains, la bavure policière n’est pas un bien en soi et on ne doit pas s’en réjouir. Dans certains cas on peut même s’en étonner.

Comment par exemple un jeune délinquant dans la pleine force de l’âge, qui a remporté tant de victoires dans des combats contre des personnes âgées ou des femmes seules peut-il succomber à une rencontre contre un policier ?

Comment un homme qui a l’habitude de la séquestration de ses victimes peut-il être allergique à l’enfermement au point de se suicider dans sa cellule après une nuit de garde à vue ?

Comment un manifestant pacifique peut-il être surpris par la réaction de CRS qui, après avoir reçu pendant une demi-heure toutes sortes de projectiles dont des boules de pétanque, décident de répliquer par des tirs de balles en caoutchouc ?

On peut donc s’étonner mais se réjouir, sûrement pas ! Ce serait malvenu, surtout que ces jours-ci, le braillomètre s’affole. Un article du Monde nous informe que 34 organisations regroupées en un « Collectif liberté, égalité, justice » (CLEJ) regroupant des associations, partis politiques, collectifs et syndicats dénoncent « l’alarmante banalisation des atteintes aux droits et libertés ». Les 34 s’inquiètent entre autres choses des « contrôles et interpellations au faciès ». Quand on sait que les prisons françaises sont occupées à 60% par des Français noirs et arabes, je veux dire issus de l’immigration du Maghreb et d’Afrique sub-saharienne, on peut se demander si ces contrôles font la preuve du racisme des policiers ou de leur pragmatisme. Autre formule extraite du communiqué du CLEJ : » Il est inacceptable que la police, dont le principal objet est d’assurer la sécurité des personnes, puisse être perçue, en raison de certaines de ses pratiques, comme une menace. » Ah bon ! Moi je suis content d’apprendre que la police puisse être perçue comme une menace et à mon avis, non seulement ce n’est pas inacceptable mais c’est indispensable.

Les Verts, qui font partie du collectif, demandent l’interdiction de l’utilisation du flash-ball et du taser. Faut-il leur rappeler que ces armes sont des intermédiaires entre la parole et le coup de fusil et que les 5 personnes qui ont perdu un œil en 2009 pour avoir refusé d’obtempérer aux injonctions et continué à menacer la police auraient bien pu mourir sans le recours au caoutchouc. Mais les braillards ont l’habitude de voir le verre à moitié vide.

Enfin, tant qu’ils braillent, c’est qu’il y a matière à brailler et c’est toujours bon à savoir. Voilà comment le braillomètre peut prendre toute sa valeur. Que l’action de la police fasse des mécontents, c’est tout ce qu’on demande et je connais peu d’innocents qui vivent dans la peur du gendarme. Espérons que ces 34-là ne se sont pas rassemblés juste pour la photo et que les accusations qu’ils portent sont bien fondées. Espérons encore que ce qu’ils appellent «dérives policières » ne sont pas une dérive mais bien un cap, et que les gouvernants sauront tenir la barre malgré les tempêtes. Souhaitons enfin que le braillomètre continue de grimper jusqu’à la restauration d’un ordre républicain qui reste la seule protection des plus faibles.

Mauvais film à Mogadiscio

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Une chaîne de cinéma avait programmé l’autre soir La Chute du faucon noir, un film de guerre racontant le fiasco américain à Mogadiscio en 1993. Quelques jours à peine après l’enlèvement des deux officiers français dans cette même ville en plein 14 juillet, ce film est, sinon un avertissement, du moins une piqûre de rappel. De 1993 à 2009, les choses, certes, ont changé. Les fondamentaux restent les mêmes.

Seize ans après l’épisode raconté dans le film de Ridley Scott, la Somalie ressemble toujours à l’Europe de l’an mil : déchirée entre clans et barons et elle est encore très loin d’avoir un Etat capable de garantir paix civile et stabilité. Cette situation continue de générer des tensions dans la Corne de l’Afrique – au large de laquelle passe 70 % du trafic maritime à destination des ports européens – et à aspirer les puissances occidentales dans son trou noir de chaos et de violence endémique.

Les forces aéronavales françaises sont engagées dans ce théâtre d’opérations avec carte blanche des Nations-Unies et dans le cadre d’une mission européenne (NAVFOR/Atalante). En un an, deux incidents ont entraîné un gros retentissement médiatique. En avril 2008, Le Ponant, un voilier battant pavillon français, était pris d’assaut dans le golfe d’Aden. Les trente personnes présentes à bord étaient libérées au bout d’une semaine, après le versement d’une rançon partiellement récupérée un peu plus tard grâce au raid d’un commando de la marine. Certains ravisseurs ont été arrêtés et incarcérés en France.

Un an plus tard, presque jour pour jour, les otages du voilier Tanit sont libérés après une opération militaire qui a coûté la vie au skipper. Quelques jours après, nous avons vu passer en boucle à la télévision les images de l’arrestation de onze pirates qui essayaient d’attaquer un cargo américain.

Contrairement à ces incidents, la crise actuelle n’est pas une affaire uniquement « commerciale », elle comporte une dimension politique. Les ravisseurs exigent une rançon mais espèrent aussi libérer certains des leurs et par la même occasion faire payer à la France son engagement dans la région. Nous sommes peut-être sur le point de recevoir un coup d’éventail d’un nouveau « dey d’Alger ».

Pourtant, la contribution française aux forces assurant cette mission est loin d’être la plus importante. L’opération européenne est dirigée par le vice-amiral britannique Peter Hudson depuis son QG de Northwood au Royaume-Uni, son staff de 80 personnes ne compte que six Français. La médiatisation de l’activité française ne devrait pas faire oublier que d’autres pays européens sont aussi engagés. Elle ne devrait pas nous leurrer non plus : le dénouement plutôt heureux des récentes affaires n’assure pas pour autant des succès dans l’avenir.

La plaie somalienne va saigner encore longtemps. Les décisions des Nations Unies vont s’empiler ainsi que les initiatives internationales visant à assurer un minimum de sécurité de navigation et faire pousser quelque chose qui ressemble à un Etat, même rudimentaire. Pour la France, tout cela signifie un effort long et coûteux semé d’embûches. L’expérience libanaise – de l’attentat du Drakkar aux otages et aux attentats à Paris dans les années 1980 – peut en donner une idée. Mais son statut de puissance, sa place dans le peloton de tête de l’Europe sont à ce prix. Et peut-être plus cher.

Doyen de l’humanité : un dur métier

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Henry Allingham. Souvenez-vous bien de ce nom. Vous ne l’entendrez plus jamais. À 113 printemps, le doyen de l’humanité vient de passer l’arme à gauche. Ne croyez pas qu’il ait rejoint le Parti socialiste (y a des limites à tout, même à la sénilité), il a simplement quitté une existence qui commençait à traîner en longueur. Les vieillards ont ceci de supérieur à tous leurs congénères : passés les cent ans, il ne leur faut plus guère de temps pour comprendre que la vie, il n’y a pas que ça dans la vie.

J’aurais bien présenté mes condoléances à ses enfants. Ils sont morts depuis belle lurette. Ses petits-enfants croupissent dans un hospice de la morne banlieue de Londres. Je me rabats donc sur ses arrière-petits-enfants – en espérant qu’ils soient encore en vie – pour adresser à la famille mes pensées les plus émues.

Pour tout dire, je ne connaissais pas Henry Allingham. Jusqu’à ce que la radio m’annonce sa mort, j’ignorais même qu’il était le doyen de l’humanité – je croyais que c’était Patrick Apel-Muller quand j’ai réalisé que celui-ci n’en était que le rédacteur en chef.

Mais une chose est sûre : j’ai aimé Henry Allingham sitôt que j’ai entendu son nom et le secret de sa longévité. L’ancêtre professait tenir sa forme d’un triptyque des plus hygiéniques : « cigarettes, whisky et femmes très très sauvages ».

Il était bien, notre doyen ! Jusqu’alors, on nous avait refourgué des doyens de l’humanité qui ne valaient rien. « Si je suis vieux, disaient-ils, c’est que j’ai passé ma vie à m’emmerder. J’ai jamais bu, jamais fumé. J’ai toujours voté démocrate-chrétien et c’est pas à 110 berges que je vais perdre mon pucelage. Je l’ai, je le garde. »

Parfois, il leur arrivait bien de raconter comment ils en étaient arrivés à boire un verre de Porto. C’était dans les années 1930, mais juste pour y tremper leurs lèvres : trop peur de crever.

Après avoir passé les cent premières années de leur vie à se faire chier comme des rats morts, ils profitaient du sprint final pour enquiquiner l’humanité entière. Et l’humanité, pas chienne, dépêchait de temps à autre un reporter pour aller au chevet du doyen :

– Toujours aussi chiant, l’ancêtre ?
– Toujours.
– Merci, l’ancêtre. À vous les studios !

En même temps, on ne peut pas reprocher aux plus de 110 ans de ne pas être hilares en permanence. La mort est là, ils le savent. Chaque soir qu’ils se couchent, ils ne sont pas sûrs de se réveiller le matin. Les statistiques sont formelles : le métier de doyen de l’humanité connaît, dans la plupart des cas, une issue tragique.

Rien de tout ça avec Henry Allingham ! Il fumait comme deux, picolait comme trois. L’eau minérale, il la réservait à l’arrosage des chrysanthèmes. Et à 113 ans, rien d’autre ne l’intéressait plus que de peloter le cul des filles. L’arthrite ne lui faisait plus mal quand il en voyait passer une et imaginait sous sa robe virevoltante une exquise nudité, des formes aguichantes, une voluptueuse moiteur.

Henry Allingham était un Poilu, un vétéran britannique de la Grande Guerre. Il n’avait en tête qu’un unique slogan : « La Madelon ou la mort ! »

Henry Allingham mériterait un monument. On le verrait, ridé et fringant, clope au bec, levant son verre de scotch et trinquant à la santé des générations futures. Et sur son piédestal, un sculpteur consciencieux graverait d’une main habile les seuls mots qui vaillent : la vie et rien d’autre.

En attendant, Trudi[1. Gertrude Baines (en allemand Gertrude, c’est Trudi) est désormais la doyenne de l’humanité, avec 115 années au compteur.] vous coiffe tous au poteau, les jeunots. Elle a 115 ans et toutes ses dents.

Cessez le feu !

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La panique était totale sur les bases militaires américaines depuis la publication, la semaine dernière, d’une étude recommandant que l’armée devienne, d’ici à environ vingt ans, une institution sans tabac, où il est totalement interdit de fumer et même de priser ou de chiquer. Le Pentagone a rassuré ses troupes, mercredi, et a précisé que les produits du tabac étaient toujours permis sur les théâtres d’opérations. Les représentants du département de la Défense affirment même qu’ils n’ont pas prévu d’interdire ce vice aux GI’s, en dehors des zones de combat, ou du moins, pas pour l’instant. Reste à régler la question des combattants adverses, qui pourraient logiquement porter plainte devant le TPI ou une autre juridiction ad hoc comme victimes du tabagisme passif…

Flavius Josèphe by Amos Gitaï, tube de l’été

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Le spectacle d’ouverture du Festival d’Avignon est toujours un événement : c’est le seul qui incite le grand public, c’est-à-dire celui qui ne va quasiment jamais au théâtre, à s’intéresser quelques instants à cet art quelque peu malmené par les nouvelles pratiques culturelles.

On en parle en bonne place dans les gazettes, avant de laisser les critiques spécialisés raconter le reste du Festival dans un espace chaque année plus réduit et dans un langage de plus en plus abscons.

Cette année, l’honneur d’ouvrir le bal échut au cinéaste israélien Amos Gitaï, qui faisait une entrée annoncée comme fracassante dans le spectacle vivant avec une pièce intitulée La guerre des fils des lumières contre les fils des ténèbres. Ce titre emprunté aux écrits esséniens des manuscrits de la mer Morte se substitue à l’intitulé véritable de l’ouvrage dont Gitaï a tenté l’adaptation à la scène : La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe.

Une agoraphobie croissante avec l’âge m’empêchant de fréquenter des lieux festivaliers tels qu’Avignon, je ne vais pas vous faire ici un compte-rendu de ce spectacle. D’ailleurs, même si j’étais descendu dans le midi à des fins culturelles, il est peu probable que le nom de Gitaï eût suffi à me précipiter dans la foule avignonnaise. J’éprouve beaucoup d’admiration pour Amos Gitaï, non pas pour son œuvre cinématographique qui s’étage de nulle à moyenne sur mon échelle personnelle de qualité, mais pour son aptitude à naviguer dans les eaux agitées de l’establishment culturel français. Nos éminences du monde des arts et de l’avance sur recette voient en lui le chef de file d’un cinéma israélien dont il n’est qu’un tâcheron besogneux. Et le financent en conséquence.

Je dis cela avec d’autant plus de sérénité que le spectacle présenté par Gitaï en Avignon est d’ores et déjà assuré d’une carrière prestigieuse le conduisant cet été de Barcelone à Istanbul en passant par le Festival d’Epidaure. La lecture des critiques de la représentation d’Avignon, des éreintages sans nuances à l’exception d’Armelle Héliot du Figaro, donne à penser que Gitaï est aussi lourd à la scène qu’à l’écran. Le texte de Josèphe est lu par Jeanne Moreau dans un lieu censé évoquer Jérusalem, la carrière de Boulbon étant peuplée pour l’occasion de tailleurs de pierre parlant arabe, avec des interventions ponctuelles d’un Vespasien parlant l’anglais d’Amérique, d’un Titus causant français, d’un grand-prêtre juif parlant hébreu : bonjour le clin d’œil appuyé à une situation politique dont tout le monde est sommé de comprendre qu’elle n’est pas totalement étrangère à ce qui se passe actuellement là où vous savez.

Charitablement, les critiques habituels sauvent Jeanne Moreau de ce naufrage, mais on est fondé à se demander si ce n’est pas par respect pour la longue carrière de la grande actrice. On se souvient des dernières prestations pathétiques de Charles Trenet ou Stéphane Grappelli qui furent épargnés par les pitbulls dactylographes en raison de leur grand âge et de leurs mérites passés.

Il y a une chose, pourtant, que l’on ne peut ôter à Gitaï : une certaine aptitude à dégotter les bons sujets, quitte à les bousiller de telle façon que plus personne ne puisse s’en emparer avant des décennies. Car ce personnage de Flavius Josèphe est fascinant: né Joseph ben Mattyahou, issu d’une famille de hauts prêtres de Jérusalem, passé à l’ennemi romain à l’époque de la destruction du Temple par Titus, et chroniqueur stipendié par Rome de cette Guerre des Juifs, il n’est pourtant pas un traître ordinaire, ni un collabo de bas étage. C’est d’abord un as de la survie dans une époque où les ennemis vaincus étaient voués à des morts aussi atroces que spectaculaires. Il aurait pu finir comme Eleazar à Massada, se donnant la mort après avoir tué ses derniers compagnons d’armes avant l’assaut final des légions romaines. Quelques années plus tôt, alors que le futur Flavius Josephe était le chef de la résistance juive contre les Romains en Galilée, les derniers défenseurs de la citadelle de Jotapata (aujourd’hui Yodfat) décidèrent de se donner mutuellement la mort avant d’être capturés. Le sort fut favorable à Joseph qui tira l’avant-dernier numéro et persuada son meurtrier potentiel que c’était un crime pour un juif de tuer un autre juif…

Prisonnier de Vespasien à Césarée, il obtient sa clémence en lui prédisant qu’il allait devenir empereur à Rome, ce qui fait toujours plaisir lorsque les choses sont présentées de manière assez habile pour être crédibles. Sa prophétie s’étant réalisée, il agit de même auprès de Titus, laissé en Judée par son empereur de père pour en finir avec la révolte des Zélotes retranchés dans Jérusalem. Après avoir tenté, sans succès de persuader les défenseurs du Temple de se rendre pour sauver l’essentiel, Joseph se fait le chroniqueur minutieux de ces événements qui s’achèveront avec la chute de Massada, dernier bastion des insurgés juifs après la destruction de Jérusalem.

Exilé à Alexandrie, puis à Rome où il changera de nom pour rejoindre la clientèle des Flaviens, Joseph devint un citoyen romain sans pour autant renier la foi de ses ancêtres, à la différence, par exemple, d’un Tibère Alexander, un Juif qui devint propréteur d’Egypte et persécuteur implacable de ses ex-coreligionnaires. Aujourd’hui, on dirait que Josèphe appartenait à la tendance « réaliste » de l’élite politique juive de son temps, qui pensait qu’un compromis avec l’hyper-puissance de l’époque était la seule façon d’assurer la pérennité de ce peuple et de cette foi sur la terre de ses ancêtres. C’est son incapacité à faire triompher son point de vue parmi les siens qui le rejeta dans le camp de l’ennemi. Là, il fut suffisamment rusé pour faire avaler aux commanditaires de ses écrits l’idée que tresser des louanges aux vaincus pour leur courage, leur sens du sacrifice et leur hauteur spirituelle ne ferait qu’ajouter à la gloire des vainqueurs.

À la fin de sa vie, il s’attacha à réfuter les écrits antijuifs de quelques philosophes grecs de son temps, notamment dans un Contre Appion, dont on doit une traduction française à Léon Blum. Ce personnage mérite donc que nous lui accordions quelques instants de notre été, sans qu’il soit pour autant nécessaire d’échafauder des analogies oiseuses avec ce qui se passe aujourd’hui dans la région. La situation géopolitique du premier siècle de notre ère vaut d’être regardée pour ce qu’elle fut, et non pas comme une métaphore de ce qui allait se produire deux mille ans plus tard. Le mieux, bien sûr, est de se rendre directement au texte de Josèphe sans passer par la case Gitaï. Pour ceux qui ont horreur de tout ce qui peut ressembler à des devoirs de vacances, la biographie romancée, style péplum gore, Flavius Joséphe de Patrick Banon, reste fidèle à l’esprit de son héros éponyme, dans un déluge de feu, de sang et de fureur. Cet ouvrage aurait très bien pu être adapté à Avignon, avec beaucoup d’effets spéciaux, d’hémoglobine, de scènes de viols et de massacres en pagaille. Ce sera pour une prochaine fois.

La guerre des juifs

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Je vous ai apporté des bonbonnes

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Comme nous l’avions pressenti ici-même, la bonbonne, ça donne. Bien que beaucoup moins médiatisés que leurs compagnons d’infortune de Nortel à Chateaufort ou de New Fabris à Chatellerault, les salariés de l’entreprise néerlandaise JLG à Tonneins, qui avaient menacé de détruire des nacelles élévatrices produites par leur société en faisant exploser des bouteilles de gaz, ont fait plier leurs licencieurs. « Notre proposition était une indemnité de 30 000 euros pour les 53 personnes qui doivent être licenciées. Nous avons obtenu gain de cause », a indiqué vendredi le secrétaire du CE. Comme quoi le chantage n’est pas une solution sauf, bien sûr, quand il n’y a pas d’autres solutions…

Deux cent trente-huit mille euros

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325 000 francs est, on s’en souviendra peut-être, le titre d’un excellent roman de Roger Vailland, sorti en 1955. Ce hussard rouge, communiste de stricte observance, pour qui la littérature se devait, selon ses propres mots, de ressembler à des histoires de la Série Noire racontées avec le style du Cardinal de Retz, eut même le prix Goncourt pour La Loi en 1957, roman adapté de manière inoubliable par Jules Dassin avec Gina Lollobrigida dans le rôle principal.

Dans 325 000 francs, Roger Vailland racontait, à sa manière sèche et distanciée, une belle histoire d’amour et de lutte des classes.
Un ouvrier dans une usine de plastique du côté d’Oyonnax n’a qu’un seul rêve : échapper à sa condition. Il fait des courses cyclistes tous les dimanches dans l’espoir pour devenir champion et d’échapper au turbin aliénant. Evidemment, ça ne suffit pas. Ses rêves sont pourtant bien modestes. Il veut obtenir la gérance d’un snack-bar et épouser Marie-Jeanne. Pour réaliser son projet, il a besoin de la somme qui donne son titre au roman. Il décide d’enfreindre la règle des trois-huit dans son usine, travaille jour et nuit et évidemment, le dernier jour, épuisé, fait une erreur de manipulation et perd un bras, broyé par la presse à injecter.

Si cet excellent roman , dont nous recommandons la lecture à tous nos amis causeurs, notamment à ceux qui ne jurent que par la valeur travail, nous est revenu en mémoire, ce n’est pas pour les raisons les plus évidentes et qui le rendent d’une singulière actualité : le « travailler plus pour gagner plus » comme alpha et oméga de la vie sur Terre, le code du travail attaqué au hachoir, le RSA comme trappe à bas salaires, la retraite à 67 ans quand plus un jeune de moins de vingt-cinq ans n’arrive à trouver un boulot décemment payé.

Non, c’est par une simple euphonie, un vague rappel sonore, que l’actualité a amené sous nos yeux une autre somme, celle de 238 000 euros.
Allons, 238 000 euros, cela représente quoi, à votre avis ? Des stauquopcheunes ? Vous voulez rire, pas une telle misère. Le salaire annuel d’une infirmière débutante ? Vous plaisantez, il en faut dix, des infirmières, pour gagner cette somme. Une mallette de billets destinée à un élu afin de favoriser l’obtention d’un marché public ? Oui, pourquoi pas, mais un petit élu et un petit marché public.

Vous donnez votre langue au chat ? Vous avez raison parce que tout de même, c’est assez dur à imaginer. 238 000 euros, c’est le prix d’un petit plaisir que s’est offert la semaine dernière, à Molsheim, dans le Bas-Rhin, un vainqueur du système. Pour cette somme, il s’est adjugé un bouchon de radiateur de Bugatti. Pas la Bugatti elle-même, hein… Non, le bouchon de radiateur, juste le bouchon de radiateur.

Cette vente était organisée par les héritiers d’Arlette Schlumpf, décédée en mai 2008. Son mari et son beau-frère, industriels du textile, étaient surtout connus pour leur fantastique collection de voitures, essentiellement des Bugatti, que l’on peut encore admirer à Mulhouse dans la Cité de l’Automobile. Le capitaliste, qui a toujours du mal à augmenter ses ouvriers, trouve néanmoins à chaque fois de quoi nourrir ses danseuses et ses lubies, de la grosse cylindrée à l’œuvre d’art contemporain, l’une pouvant au bout quelques années passer pour l’autre. Et s’il les met dans un musée, ses danseuses, alors tout le monde est prié de se taire : on appelle ça du mécénat et Laurent de Médicis n’a plus qu’à bien se tenir, ce petit joueur.
Les frères Schlumpf étaient des précurseurs, dans leur genre. Ils avaient mis la clé sous la porte en 1976, au prétexte, déjà, que les caisses de l’entreprise étaient vides. Les ouvriers, déjà aussi, avaient plutôt mal pris la chose. Ils avaient occupé les locaux et découvert dans un bâtiment une extraordinaire collection de cinq cents voitures de luxe, amoureusement et secrètement bichonnées par les deux frères licencieurs.

Plus de trente ans après, au merveilleux pays du bouclier fiscal, les caisses sont vides, les déficits spectaculaires, on recourt à l’emprunt et on licencie massivement les précaires dans l’automobile, sans doute parce qu’on ne fabrique plus assez de bouchons de radiateurs. On fait financer des plans de départ volontaire par l’Etat, mais quelqu’un, un dimanche de juillet 2009, peut s’offrir un bibelot Bugatti pour 238 000 euros.

Je ne sais pas pourquoi, mais parfois, je trouve que le capitalisme ressemble à certaines bouteilles de vin : il a, comme qui dirait, un très vilain goût de bouchon.

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Valls-Aubry, le couple de l’été

Après l’épisode burlesque de la motion de censure invisible, on croyait le PS incapable de faire parler de lui avant La Rochelle, on s’était trompé.
Avec l’affaire Valls, Solférino tient son feuilleton de l’été. Mais au fait, y a-t-il une affaire Valls ? Ne devrait-on pas plutôt parler d’affaire Aubry ? Car c’est bel et bien Martine qui est à l’origine de tout ce tintouin, même si derrière le style surgé, on reconnaît un peu trop l’inimitable griffe militaro-lambertiste de Cambadélis.

Sans la lettre de Martine, Manuel aurait pu continuer à multiplier ses fléchettes jusqu’à la semaine des quatre jeudis ou des 35 heures, sans décrocher autre chose que des brèves factuelles en bas de page politique des quotidiens, comme c’est le cas depuis environ six mois. On vous refait le film, mais vite – sans l’épisode des blacks d’Evry, dont tout le monde se souvient ici.

Valls réclame des primaires englobant tout le peuple de gauche: « un parti ferme, un mouvement ouvre » ; Valls exige que le PS change de nom : « le mot socialiste ne veut plus rien dire » ; Valls dénonce l’antisarkozysme primaire qui tient lieu de viatique idéologique au parti : « N’exagérons pas nos critiques en présentant le chef de l’Etat comme un Bonaparte en puissance ! » En conséquence de quoi Valls exige qu’on fiche à la porte Martine et sa garde rapprochée (Camba, Bartolone, etc.), « la génération qui a failli dévore ses enfants. Il est temps qu’elle passe la main à des hommes et des femmes contemporains ». Une fois cette formalité acquise, il sera bien sûr disponible pour être désigné par les socialistes en vue de 2012, puis par les Français à cette date.

Force est de constater que jusque-là, cette activité débordante du maire d’Evry – dont on plaint la secrétaire, qui doit sûrement bosser tous les dimanches – n’avait guère fait de vagues. On se demandera donc pourquoi Martine a soudain décidé d’offrir son heure de gloire à celui qui jusque-là passait pour un agité, un trublion, un carrément méchant jamais content qu’on finissait par ne plus écouter.

On peut plaider la bêtise, ou plutôt l’aveuglement passager. À Lille comme à Paris, la première secrétaire vit dans un ravioli. Elle est enfermée H 24 dans un blockhaus bourré de courtisans, lesquels ont probablement fini par lui faire croire qu’elle aussi avait un destin présidentiel, qu’elle était autre chose qu’une rustine destinée à empêcher – très provisoirement – le PS de Reims d’exploser, et à lui cacher qu’elle n’avait fait l’unanimité chez les prétendants anti-Ségo que parce qu’elle n’était pas susceptible de faire de l’ombre à Hollande, Delanoë, Fabius, et même DSK. Ces banalités de bases, dont nous pensons que Martine avait conscience au moment de son élection, nous croyons qu’il est fort possible qu’elle les ait oubliées sous le poids des « t’es la meilleure, on va tous les fumer » et autres kilotonnes de flatteries déployées par sa camarilla, y compris, et ça c’est vraiment trop mignon, après la cata des européennes.

On peut aussi envisager l’hypothèse du calcul diabolique, qui présente l’avantage de ne pas être incompatible la précédente. Le ton très formel et, disons-le, limite grotesque, de la lettre de remontrance, mélange de solennité monarchique et d’avertissement d’institutrice courroucée, n’est pas un vrai pétage de plomb. Car de facto ce courrier intronise Valls comme l’opposant officiel de sa Majesté, parce que c’est le seul qu’elle pense être capable de battre dans le cadre – fort improbable – de primaires à gauche ou dans celui – plus vraisemblable – de simple consultation interne des militants PS.

Pour le choix du candidat de 2012, qui est bien sûr, la seule vraie question, Martine fait le pari que ses concurrents dans sa propre majorité (Hollande et compagnie, déjà cités plus haut, mais aussi Hamon, Montebourg et autres jeunots) se neutraliseront les uns les autres (comme à Reims, justement), et qu’une fois de plus, après la mêlée, elle incarnera la seule possibilité de compromis.

Mais à ce stade de la manip, y’a comme un problème : il s’appelle Ségolène. On rappellera qu’elle a fait fifty-fifty avec Titine à Reims, qu’elle n’a jamais cessé depuis de peaufiner son statut de présidentiable (l’affaire Orelsan en est le dernier épisode). On peut raisonnablement supputer qu’elle aura mis à profit sa traversée du désert poitevin pour blinder ses réseaux politiques et surtout financiers. On peut enfin parier qu’en cas de vote des militants, on aurait droit à un remake de 2006 : Ségo ne ferait qu’une bouchée d’une Martine Aubry très affaiblie par la guerre civile dans sa propre majorité, tout du moins en l’état actuel des choses

C’est justement toute l’utilité de la lettre à Valls : elle ne laisse plus les choses dans leur état actuel. Elle désigne aux socialistes mécontents mais aussi à la caste médiatique le personnage vers qui se tourner quand on cherche un éléphanteau en révolte contre ses aînés dominants. Quand il s’agit de trouver un contrepoint à une position officielle du PS, le plus paresseux des journalistes de France-Info ou de Libé sait désormais qui appeler, et ça tombe bien : Valls répond toujours, et a toujours quelque chose de détonant à dire. Issu lui-même de l’équipe dirigeante de Ségolène et partageant pour l’essentiel ses présupposés modernistes, eurobéats et sociétalistes, c’est bien sûr prioritairement dans ce camp-ci que Manuel va semer sa zone. On peut d’ores et déjà parier qu’en Ségolénie, le sourire et la lovitude ne seront plus de mise, on entend déjà les mots doux qui vont s’ensuivre : « crypto-sarkozyste ! », « sérial-loseuse ! ». La mystique du renouvellement étant puissante dans cette gauche-là, il n’est pas du tout exclu que Valls sorte vainqueur de ce premier combat contre Ségo, mais un Valls qui alors devra affronter Martine Aubry au prochain round sans vrais relais dans les fédés du PS, et donc, accessoirement sans grandes sources de financement. Or une campagne, fut-elle interne au PS, ça coûte bonbon.

Vu comme ça, l’objectif de la lettre de Martine devient plus clair : ouvrir un second front pour affaiblir et Ségolène et la faire supplanter par un challenger à sa propre portée.

Si ce scénario se déroule comme prévu, on verra, in fine, Manuel et Martine s’affronter dans un choc de titanneaux pour être le candidat socialiste qui aura le droit de se faire étriller en 2012. Sans forcément attendre le second tour.

Orelsan : droit d’auteur, devoir d’homme

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Dans l’affaire du chanteur de rap Orelsan et sa déprogrammation des Francofolies de La Rochelle, les grands esprits que nous sommes n’ont pas besoin de réfléchir très longtemps pour désavouer les pouvoirs publics censeurs et prendre la défense de la liberté d’expression.

C’est peut être ça le problème. Soumis à nos réflexes, nous croyons faire l’économie d’une réflexion appropriée à cette histoire. Entre un jeune artiste et une bande de mères-la-vertu féministes, entre la transgression et l’ordre moral, nos cœurs ne balancent pas longtemps. Pourtant ils devraient.

D’abord il faut préciser que personne ne censure Orelsan en l’empêchant de chanter. Je ne vois pas en quoi ce « chantage aux subventions » dénoncé de toutes parts par les défenseurs de la liberté est choquant. Si les politiques (que nous avons élus, faut-il le rappeler) n’ont plus le droit de contrôler l’usage fait des subventions qu’ils allouent, alors autant verser directement nos impôts à cette caste d’intouchables que sont devenus les artistes. De plus, que ces derniers ne puissent s’exprimer sans aides publiques en dit long sur l’assistanat dans lequel s’est fourvoyé cette corporation. Mais passons.

Entre interdire et ne pas souhaiter financer, il y a une marge dans laquelle les décideurs ont toute leur place, même Ségolène Royale.

Les défenseurs du rappeur nous affirment que cette chanson où l’on entend 23 fois les mots « sale pute » (j’ai du mal à saisir la filiation avec Rimbaud mais je ne suis pas ministre de la Culture), est une fiction. C’est du second degré.

Je veux bien le croire et vous aussi j’en suis sûr. Le problème, c’est que nous ne sommes pas seuls dans ce pays. Comme je le répète, nous sommes obligés de le partager avec une armée de crétins pourvus de deux neurones chacun à moins que ce ne soit deux par bande et tous ces demeurés ignorent qu’il existe un second degré.

Je doute que l’expression artistique la plus libre produise toujours les meilleurs effets sur les jeunes gens qui ont quitté l’école avant de parvenir à distinguer la réalité de la fiction. À moins que le problème vienne d’ailleurs. Si les rappeurs n’attaquaient la police qu’en vers ou en prose, ça se saurait.

Si la police a les moyens de se défendre (pas assez à mon goût mais je sens que ça vient) qu’en est-il des filles ? Il n’y aura peut être pas de liens directs entre les paroles de cette chanson et les violences faites aux femmes mais qu’on le veuille ou non, les termes que charrient les médias influent sur les comportements et ce qui passe à la télé repousse forcément les limites de ce qui se dit et de ce qui se fait dans la vie des gens.

Je me demande si les institutrices qui en entendent déjà beaucoup apprécieront que l’expression «sale pute», cautionnée par des diffusions radio, se normalise dans les cours et dans les classes. On a beau me dire que le mot « chien » ne mord pas, j’en suis de moins en moins sûr. Enfin ça dépend dans l’oreille de qui.

Dans les années 1980, je jouais de la guitare derrière un type en soutane qui chantait Adolf mon amour[1. Gogol 1er et la horde.]. À l’époque, personne ne nous soupçonnait de sympathies néo-nazies. La provocation et la transgression n’avaient pas besoin de sous-titres. C’était à peu près l’année où Rachid Taha, chanteur de Carte de séjour, reprenait Douce France.

Aujourd’hui, je doute qu’une telle liberté soit possible parce qu’un pan entier de la population pourrait bien applaudir au premier degré. (Adolf pas la France). On se demande souvent pourquoi la liberté d’expression a reculé, on ferait mieux de se demander pour qui. La tiers-mondisation de la société française a aussi amené cette régression-là.

Alors faut-il aligner le niveau de liberté et d’expression sur ceux de nos concitoyens les plus attardés qui ignorent le second degré et les délices de la fiction ? En principe non mais en réalité oui. Et c’est dans la réalité que nous vivons.

Quand ma fille prend le RER, je lui conseille de cacher son étoile de David sous son corsage. (Je sais, on ne dit plus corsage ni institutrice. Moi si.) Je n’aimerais pas qu’elle croise des jeunes discriminés et stigmatisés et donc en état de légitime défense qui interprètent les textes d’Orelsan comme les versets du Coran : au pied de la lettre. C’est sans doute un renoncement au droit de porter des bijoux connotés mais je ne mènerai pas ce combat en envoyant ma fille en première ligne. Pas plus que je ne défendrai la liberté des artistes de chanter les violences conjugales, même fantasmatiques et inspirées par le dépit amoureux. Et sur ce coup-là, toutes les bonnes volontés sont les bienvenues, même Isabelle Alonso.

Bien sûr, il serait plus juste de sécuriser l’espace public et de libérer la parole que de brimer ma fille. En attendant ce monde plus juste, entre la justice et ma fille, je choisis ma fille.

On pourrait m’objecter Brassens. Peut être qu’entre le rap et lui, c’est le style qui fait la différence. Quand il choisit le mot « gendarmicide », il ne peut être compris par des élèves de maternelle. Aujourd’hui, « nique la police » semble être le mot d’ordre d’une génération dès le plus jeune âge et on en voit le résultat. Alors on peut rester attaché à des principes comme celui de la liberté d’expression mais pas éternellement aveugles aux résultats.

Et puis hier Brassens nous implorait de ne pas jeter la pierre à la femme adultère, et pour cause. Aujourd’hui, un cocu dépité promet à sa promise une vengeance à coups de poings.

Manifestement, le monde a changé. Et nous ?

Quand les bonbonnes font l’effet d’une bombe

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C’est donc le dernier chic ouvrier. Pour pouvoir se faire entendre, des salariés menacés de licenciement généralisé disposent devant leurs usines des bonbonnes de gaz, et menacent de tout faire péter si l’on continue de faire comme s’ils n’existaient pas.

Se faire entendre, oui mais de qui, hormis des riverains ?

Avant tout des médias, la bonne blague ! Télés, radios, journaux sont également formatés pour ne s’intéresser aux banlieues que quand les voitures brûlent, aux péquenots quand ils vidangent leur purin dans les jardins de préfets et aux étudiantes quand elles se prostituent. Du social, d’accord, mais seulement si le spectacle est compris, sinon on enverra plutôt les reporters stagiaires dans les squats de Montreuil, à la gaypride de Jérusalem ou au off des Francofolies.

Alors le prol, bon gars, fournit le show en bonus. Une bonbonne, même vide, ça fait une belle image, ça ressemble à une bombe, et pour cause d’étymologie commune, cette ressemblance est même visible à la radio.

La bonbonne de gaz, c’est la version d’été, light, de la prétendue « prise d’otage » qui a cours le reste de l’année. Et ça marche pareil. Les mêmes braves types de chez Nortel à Chateaufort qui demandaient en vain depuis des jours une entrevue avec leur direction, pour savoir au moins à quelle sauce ils allaient être virés, l’ont finalement obtenue après que l’opération butane a alerté les médias qui eux-mêmes ont réveillé les pouvoir publics, qui eux même ont dû trouver les mots pour convaincre le directeur de rentrer dare-dare de Saint-Jean Cap-Ferrat

Parce que maintenant, c’est comme ça. Certes, les gouvernements-castings et les annonces-showcases du président actent d’une démocratie du JT, où tout ce qui est important intervient aux alentours de 19h58, mais en corollaire, l’inverse est avéré : si on veut faire bouger les pouvoirs publics faut d’abord trouver un moyen de faire venir la télé, qui elle-même, etc….

Donc, la bonbonne c’est la voie royale pour se faire entendre des médias, de l’Etat et même du patronat. Les seuls qui resteront sourds à ce cri de détresse, parce que cela fait longtemps qu’ils se désintéressent totalement des travailleurs du secteur privé, ce sont, bien sûr, les syndicats. Pour que ceux-ci sortent de leur torpeur estivale et retrouvent les saintes colères de Vallès et Jaurès, il faudra attendre qu’on rouvre les négos annuelles sur le point d’indice dans la fonction publique.

Le théorème du braillomètre

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Comment savoir si Sarkozy, comme il le dit, fait ce qu’il dit ? L’annonce dans son discours sur la sécurité, d’une présence de la police constante, massive et visible dans ces banlieues où l’expression « jungle urbaine » a cessé d’être un slogan pour devenir une réalité était plutôt bienvenue. Mais dans les faits, comment savoir si les forces de l’ordre agissent efficacement pour restaurer le droit à la sécurité ? Il est toujours difficile d’évaluer le travail de la police. Bien sûr, nous avons chaque année les chiffres de la délinquance. Une communication gouvernementale immanquablement démentie par des avis d’experts tout aussi experts que les premiers qui viennent nous affirmer que tout est bidon. Après quelques semaines de débats sur les chiffres, la confusion est totale et on ne sait pas si on doit s’acheter un fusil ou un revolver pour l’avoir sur soi quand on prend le noctilien.

L’insécurité n’est-elle qu’affaire de sentiment ? La police a-t-elle les moyens de lutter contre ? Les avis sont soigneusement partagés dans les médias et entre Charles Villeneuve et les Guignols de l’info, on a parfois du mal à se faire une opinion. Il y a cependant un indice, auquel j’accorde un certain crédit pour savoir si les flics bossent, que j’ai fini par nommer le braillomètre gauchiste. La mobilisation des professionnels de l’indignation, du Syndicat de la magistrature à la Ligue des droits de l’homme, est un indicateur plutôt fiable pour savoir si les forces de l’ordre font usage de la force pour rétablir l’ordre ou si la voie de la prévention, des matchs de foot, des grands frères et de la tolérance est privilégiée.

Ces organisations qui animent le braillomètre gauchiste tirent le signal d’alarme quand les chiffres des bavures et des violences policières augmentent.

On peut parier que l’augmentation de ces chiffres rassure les gens qui ne sont victimes que d’agressions, de vols, de viols, de meurtres et d’incendies de leurs voitures ou de leur maison car là ou il y a violence policière, il y a police, et aux honnêtes gens, il n’en faut pas plus pour être rassurés. Mais ces crimes et délits-là ne semblent pas inquiéter les membres du CLEJ , ce qui menace les droits et les libertés, pour les braillards, ce sont les bavures policières. Naturellement , si elle peut en rassurer certains, la bavure policière n’est pas un bien en soi et on ne doit pas s’en réjouir. Dans certains cas on peut même s’en étonner.

Comment par exemple un jeune délinquant dans la pleine force de l’âge, qui a remporté tant de victoires dans des combats contre des personnes âgées ou des femmes seules peut-il succomber à une rencontre contre un policier ?

Comment un homme qui a l’habitude de la séquestration de ses victimes peut-il être allergique à l’enfermement au point de se suicider dans sa cellule après une nuit de garde à vue ?

Comment un manifestant pacifique peut-il être surpris par la réaction de CRS qui, après avoir reçu pendant une demi-heure toutes sortes de projectiles dont des boules de pétanque, décident de répliquer par des tirs de balles en caoutchouc ?

On peut donc s’étonner mais se réjouir, sûrement pas ! Ce serait malvenu, surtout que ces jours-ci, le braillomètre s’affole. Un article du Monde nous informe que 34 organisations regroupées en un « Collectif liberté, égalité, justice » (CLEJ) regroupant des associations, partis politiques, collectifs et syndicats dénoncent « l’alarmante banalisation des atteintes aux droits et libertés ». Les 34 s’inquiètent entre autres choses des « contrôles et interpellations au faciès ». Quand on sait que les prisons françaises sont occupées à 60% par des Français noirs et arabes, je veux dire issus de l’immigration du Maghreb et d’Afrique sub-saharienne, on peut se demander si ces contrôles font la preuve du racisme des policiers ou de leur pragmatisme. Autre formule extraite du communiqué du CLEJ : » Il est inacceptable que la police, dont le principal objet est d’assurer la sécurité des personnes, puisse être perçue, en raison de certaines de ses pratiques, comme une menace. » Ah bon ! Moi je suis content d’apprendre que la police puisse être perçue comme une menace et à mon avis, non seulement ce n’est pas inacceptable mais c’est indispensable.

Les Verts, qui font partie du collectif, demandent l’interdiction de l’utilisation du flash-ball et du taser. Faut-il leur rappeler que ces armes sont des intermédiaires entre la parole et le coup de fusil et que les 5 personnes qui ont perdu un œil en 2009 pour avoir refusé d’obtempérer aux injonctions et continué à menacer la police auraient bien pu mourir sans le recours au caoutchouc. Mais les braillards ont l’habitude de voir le verre à moitié vide.

Enfin, tant qu’ils braillent, c’est qu’il y a matière à brailler et c’est toujours bon à savoir. Voilà comment le braillomètre peut prendre toute sa valeur. Que l’action de la police fasse des mécontents, c’est tout ce qu’on demande et je connais peu d’innocents qui vivent dans la peur du gendarme. Espérons que ces 34-là ne se sont pas rassemblés juste pour la photo et que les accusations qu’ils portent sont bien fondées. Espérons encore que ce qu’ils appellent «dérives policières » ne sont pas une dérive mais bien un cap, et que les gouvernants sauront tenir la barre malgré les tempêtes. Souhaitons enfin que le braillomètre continue de grimper jusqu’à la restauration d’un ordre républicain qui reste la seule protection des plus faibles.

Mauvais film à Mogadiscio

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Une chaîne de cinéma avait programmé l’autre soir La Chute du faucon noir, un film de guerre racontant le fiasco américain à Mogadiscio en 1993. Quelques jours à peine après l’enlèvement des deux officiers français dans cette même ville en plein 14 juillet, ce film est, sinon un avertissement, du moins une piqûre de rappel. De 1993 à 2009, les choses, certes, ont changé. Les fondamentaux restent les mêmes.

Seize ans après l’épisode raconté dans le film de Ridley Scott, la Somalie ressemble toujours à l’Europe de l’an mil : déchirée entre clans et barons et elle est encore très loin d’avoir un Etat capable de garantir paix civile et stabilité. Cette situation continue de générer des tensions dans la Corne de l’Afrique – au large de laquelle passe 70 % du trafic maritime à destination des ports européens – et à aspirer les puissances occidentales dans son trou noir de chaos et de violence endémique.

Les forces aéronavales françaises sont engagées dans ce théâtre d’opérations avec carte blanche des Nations-Unies et dans le cadre d’une mission européenne (NAVFOR/Atalante). En un an, deux incidents ont entraîné un gros retentissement médiatique. En avril 2008, Le Ponant, un voilier battant pavillon français, était pris d’assaut dans le golfe d’Aden. Les trente personnes présentes à bord étaient libérées au bout d’une semaine, après le versement d’une rançon partiellement récupérée un peu plus tard grâce au raid d’un commando de la marine. Certains ravisseurs ont été arrêtés et incarcérés en France.

Un an plus tard, presque jour pour jour, les otages du voilier Tanit sont libérés après une opération militaire qui a coûté la vie au skipper. Quelques jours après, nous avons vu passer en boucle à la télévision les images de l’arrestation de onze pirates qui essayaient d’attaquer un cargo américain.

Contrairement à ces incidents, la crise actuelle n’est pas une affaire uniquement « commerciale », elle comporte une dimension politique. Les ravisseurs exigent une rançon mais espèrent aussi libérer certains des leurs et par la même occasion faire payer à la France son engagement dans la région. Nous sommes peut-être sur le point de recevoir un coup d’éventail d’un nouveau « dey d’Alger ».

Pourtant, la contribution française aux forces assurant cette mission est loin d’être la plus importante. L’opération européenne est dirigée par le vice-amiral britannique Peter Hudson depuis son QG de Northwood au Royaume-Uni, son staff de 80 personnes ne compte que six Français. La médiatisation de l’activité française ne devrait pas faire oublier que d’autres pays européens sont aussi engagés. Elle ne devrait pas nous leurrer non plus : le dénouement plutôt heureux des récentes affaires n’assure pas pour autant des succès dans l’avenir.

La plaie somalienne va saigner encore longtemps. Les décisions des Nations Unies vont s’empiler ainsi que les initiatives internationales visant à assurer un minimum de sécurité de navigation et faire pousser quelque chose qui ressemble à un Etat, même rudimentaire. Pour la France, tout cela signifie un effort long et coûteux semé d’embûches. L’expérience libanaise – de l’attentat du Drakkar aux otages et aux attentats à Paris dans les années 1980 – peut en donner une idée. Mais son statut de puissance, sa place dans le peloton de tête de l’Europe sont à ce prix. Et peut-être plus cher.

Doyen de l’humanité : un dur métier

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Henry Allingham. Souvenez-vous bien de ce nom. Vous ne l’entendrez plus jamais. À 113 printemps, le doyen de l’humanité vient de passer l’arme à gauche. Ne croyez pas qu’il ait rejoint le Parti socialiste (y a des limites à tout, même à la sénilité), il a simplement quitté une existence qui commençait à traîner en longueur. Les vieillards ont ceci de supérieur à tous leurs congénères : passés les cent ans, il ne leur faut plus guère de temps pour comprendre que la vie, il n’y a pas que ça dans la vie.

J’aurais bien présenté mes condoléances à ses enfants. Ils sont morts depuis belle lurette. Ses petits-enfants croupissent dans un hospice de la morne banlieue de Londres. Je me rabats donc sur ses arrière-petits-enfants – en espérant qu’ils soient encore en vie – pour adresser à la famille mes pensées les plus émues.

Pour tout dire, je ne connaissais pas Henry Allingham. Jusqu’à ce que la radio m’annonce sa mort, j’ignorais même qu’il était le doyen de l’humanité – je croyais que c’était Patrick Apel-Muller quand j’ai réalisé que celui-ci n’en était que le rédacteur en chef.

Mais une chose est sûre : j’ai aimé Henry Allingham sitôt que j’ai entendu son nom et le secret de sa longévité. L’ancêtre professait tenir sa forme d’un triptyque des plus hygiéniques : « cigarettes, whisky et femmes très très sauvages ».

Il était bien, notre doyen ! Jusqu’alors, on nous avait refourgué des doyens de l’humanité qui ne valaient rien. « Si je suis vieux, disaient-ils, c’est que j’ai passé ma vie à m’emmerder. J’ai jamais bu, jamais fumé. J’ai toujours voté démocrate-chrétien et c’est pas à 110 berges que je vais perdre mon pucelage. Je l’ai, je le garde. »

Parfois, il leur arrivait bien de raconter comment ils en étaient arrivés à boire un verre de Porto. C’était dans les années 1930, mais juste pour y tremper leurs lèvres : trop peur de crever.

Après avoir passé les cent premières années de leur vie à se faire chier comme des rats morts, ils profitaient du sprint final pour enquiquiner l’humanité entière. Et l’humanité, pas chienne, dépêchait de temps à autre un reporter pour aller au chevet du doyen :

– Toujours aussi chiant, l’ancêtre ?
– Toujours.
– Merci, l’ancêtre. À vous les studios !

En même temps, on ne peut pas reprocher aux plus de 110 ans de ne pas être hilares en permanence. La mort est là, ils le savent. Chaque soir qu’ils se couchent, ils ne sont pas sûrs de se réveiller le matin. Les statistiques sont formelles : le métier de doyen de l’humanité connaît, dans la plupart des cas, une issue tragique.

Rien de tout ça avec Henry Allingham ! Il fumait comme deux, picolait comme trois. L’eau minérale, il la réservait à l’arrosage des chrysanthèmes. Et à 113 ans, rien d’autre ne l’intéressait plus que de peloter le cul des filles. L’arthrite ne lui faisait plus mal quand il en voyait passer une et imaginait sous sa robe virevoltante une exquise nudité, des formes aguichantes, une voluptueuse moiteur.

Henry Allingham était un Poilu, un vétéran britannique de la Grande Guerre. Il n’avait en tête qu’un unique slogan : « La Madelon ou la mort ! »

Henry Allingham mériterait un monument. On le verrait, ridé et fringant, clope au bec, levant son verre de scotch et trinquant à la santé des générations futures. Et sur son piédestal, un sculpteur consciencieux graverait d’une main habile les seuls mots qui vaillent : la vie et rien d’autre.

En attendant, Trudi[1. Gertrude Baines (en allemand Gertrude, c’est Trudi) est désormais la doyenne de l’humanité, avec 115 années au compteur.] vous coiffe tous au poteau, les jeunots. Elle a 115 ans et toutes ses dents.

Cessez le feu !

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La panique était totale sur les bases militaires américaines depuis la publication, la semaine dernière, d’une étude recommandant que l’armée devienne, d’ici à environ vingt ans, une institution sans tabac, où il est totalement interdit de fumer et même de priser ou de chiquer. Le Pentagone a rassuré ses troupes, mercredi, et a précisé que les produits du tabac étaient toujours permis sur les théâtres d’opérations. Les représentants du département de la Défense affirment même qu’ils n’ont pas prévu d’interdire ce vice aux GI’s, en dehors des zones de combat, ou du moins, pas pour l’instant. Reste à régler la question des combattants adverses, qui pourraient logiquement porter plainte devant le TPI ou une autre juridiction ad hoc comme victimes du tabagisme passif…

Flavius Josèphe by Amos Gitaï, tube de l’été

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Le spectacle d’ouverture du Festival d’Avignon est toujours un événement : c’est le seul qui incite le grand public, c’est-à-dire celui qui ne va quasiment jamais au théâtre, à s’intéresser quelques instants à cet art quelque peu malmené par les nouvelles pratiques culturelles.

On en parle en bonne place dans les gazettes, avant de laisser les critiques spécialisés raconter le reste du Festival dans un espace chaque année plus réduit et dans un langage de plus en plus abscons.

Cette année, l’honneur d’ouvrir le bal échut au cinéaste israélien Amos Gitaï, qui faisait une entrée annoncée comme fracassante dans le spectacle vivant avec une pièce intitulée La guerre des fils des lumières contre les fils des ténèbres. Ce titre emprunté aux écrits esséniens des manuscrits de la mer Morte se substitue à l’intitulé véritable de l’ouvrage dont Gitaï a tenté l’adaptation à la scène : La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe.

Une agoraphobie croissante avec l’âge m’empêchant de fréquenter des lieux festivaliers tels qu’Avignon, je ne vais pas vous faire ici un compte-rendu de ce spectacle. D’ailleurs, même si j’étais descendu dans le midi à des fins culturelles, il est peu probable que le nom de Gitaï eût suffi à me précipiter dans la foule avignonnaise. J’éprouve beaucoup d’admiration pour Amos Gitaï, non pas pour son œuvre cinématographique qui s’étage de nulle à moyenne sur mon échelle personnelle de qualité, mais pour son aptitude à naviguer dans les eaux agitées de l’establishment culturel français. Nos éminences du monde des arts et de l’avance sur recette voient en lui le chef de file d’un cinéma israélien dont il n’est qu’un tâcheron besogneux. Et le financent en conséquence.

Je dis cela avec d’autant plus de sérénité que le spectacle présenté par Gitaï en Avignon est d’ores et déjà assuré d’une carrière prestigieuse le conduisant cet été de Barcelone à Istanbul en passant par le Festival d’Epidaure. La lecture des critiques de la représentation d’Avignon, des éreintages sans nuances à l’exception d’Armelle Héliot du Figaro, donne à penser que Gitaï est aussi lourd à la scène qu’à l’écran. Le texte de Josèphe est lu par Jeanne Moreau dans un lieu censé évoquer Jérusalem, la carrière de Boulbon étant peuplée pour l’occasion de tailleurs de pierre parlant arabe, avec des interventions ponctuelles d’un Vespasien parlant l’anglais d’Amérique, d’un Titus causant français, d’un grand-prêtre juif parlant hébreu : bonjour le clin d’œil appuyé à une situation politique dont tout le monde est sommé de comprendre qu’elle n’est pas totalement étrangère à ce qui se passe actuellement là où vous savez.

Charitablement, les critiques habituels sauvent Jeanne Moreau de ce naufrage, mais on est fondé à se demander si ce n’est pas par respect pour la longue carrière de la grande actrice. On se souvient des dernières prestations pathétiques de Charles Trenet ou Stéphane Grappelli qui furent épargnés par les pitbulls dactylographes en raison de leur grand âge et de leurs mérites passés.

Il y a une chose, pourtant, que l’on ne peut ôter à Gitaï : une certaine aptitude à dégotter les bons sujets, quitte à les bousiller de telle façon que plus personne ne puisse s’en emparer avant des décennies. Car ce personnage de Flavius Josèphe est fascinant: né Joseph ben Mattyahou, issu d’une famille de hauts prêtres de Jérusalem, passé à l’ennemi romain à l’époque de la destruction du Temple par Titus, et chroniqueur stipendié par Rome de cette Guerre des Juifs, il n’est pourtant pas un traître ordinaire, ni un collabo de bas étage. C’est d’abord un as de la survie dans une époque où les ennemis vaincus étaient voués à des morts aussi atroces que spectaculaires. Il aurait pu finir comme Eleazar à Massada, se donnant la mort après avoir tué ses derniers compagnons d’armes avant l’assaut final des légions romaines. Quelques années plus tôt, alors que le futur Flavius Josephe était le chef de la résistance juive contre les Romains en Galilée, les derniers défenseurs de la citadelle de Jotapata (aujourd’hui Yodfat) décidèrent de se donner mutuellement la mort avant d’être capturés. Le sort fut favorable à Joseph qui tira l’avant-dernier numéro et persuada son meurtrier potentiel que c’était un crime pour un juif de tuer un autre juif…

Prisonnier de Vespasien à Césarée, il obtient sa clémence en lui prédisant qu’il allait devenir empereur à Rome, ce qui fait toujours plaisir lorsque les choses sont présentées de manière assez habile pour être crédibles. Sa prophétie s’étant réalisée, il agit de même auprès de Titus, laissé en Judée par son empereur de père pour en finir avec la révolte des Zélotes retranchés dans Jérusalem. Après avoir tenté, sans succès de persuader les défenseurs du Temple de se rendre pour sauver l’essentiel, Joseph se fait le chroniqueur minutieux de ces événements qui s’achèveront avec la chute de Massada, dernier bastion des insurgés juifs après la destruction de Jérusalem.

Exilé à Alexandrie, puis à Rome où il changera de nom pour rejoindre la clientèle des Flaviens, Joseph devint un citoyen romain sans pour autant renier la foi de ses ancêtres, à la différence, par exemple, d’un Tibère Alexander, un Juif qui devint propréteur d’Egypte et persécuteur implacable de ses ex-coreligionnaires. Aujourd’hui, on dirait que Josèphe appartenait à la tendance « réaliste » de l’élite politique juive de son temps, qui pensait qu’un compromis avec l’hyper-puissance de l’époque était la seule façon d’assurer la pérennité de ce peuple et de cette foi sur la terre de ses ancêtres. C’est son incapacité à faire triompher son point de vue parmi les siens qui le rejeta dans le camp de l’ennemi. Là, il fut suffisamment rusé pour faire avaler aux commanditaires de ses écrits l’idée que tresser des louanges aux vaincus pour leur courage, leur sens du sacrifice et leur hauteur spirituelle ne ferait qu’ajouter à la gloire des vainqueurs.

À la fin de sa vie, il s’attacha à réfuter les écrits antijuifs de quelques philosophes grecs de son temps, notamment dans un Contre Appion, dont on doit une traduction française à Léon Blum. Ce personnage mérite donc que nous lui accordions quelques instants de notre été, sans qu’il soit pour autant nécessaire d’échafauder des analogies oiseuses avec ce qui se passe aujourd’hui dans la région. La situation géopolitique du premier siècle de notre ère vaut d’être regardée pour ce qu’elle fut, et non pas comme une métaphore de ce qui allait se produire deux mille ans plus tard. Le mieux, bien sûr, est de se rendre directement au texte de Josèphe sans passer par la case Gitaï. Pour ceux qui ont horreur de tout ce qui peut ressembler à des devoirs de vacances, la biographie romancée, style péplum gore, Flavius Joséphe de Patrick Banon, reste fidèle à l’esprit de son héros éponyme, dans un déluge de feu, de sang et de fureur. Cet ouvrage aurait très bien pu être adapté à Avignon, avec beaucoup d’effets spéciaux, d’hémoglobine, de scènes de viols et de massacres en pagaille. Ce sera pour une prochaine fois.

La guerre des juifs

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Je vous ai apporté des bonbonnes

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Comme nous l’avions pressenti ici-même, la bonbonne, ça donne. Bien que beaucoup moins médiatisés que leurs compagnons d’infortune de Nortel à Chateaufort ou de New Fabris à Chatellerault, les salariés de l’entreprise néerlandaise JLG à Tonneins, qui avaient menacé de détruire des nacelles élévatrices produites par leur société en faisant exploser des bouteilles de gaz, ont fait plier leurs licencieurs. « Notre proposition était une indemnité de 30 000 euros pour les 53 personnes qui doivent être licenciées. Nous avons obtenu gain de cause », a indiqué vendredi le secrétaire du CE. Comme quoi le chantage n’est pas une solution sauf, bien sûr, quand il n’y a pas d’autres solutions…

Deux cent trente-huit mille euros

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325 000 francs est, on s’en souviendra peut-être, le titre d’un excellent roman de Roger Vailland, sorti en 1955. Ce hussard rouge, communiste de stricte observance, pour qui la littérature se devait, selon ses propres mots, de ressembler à des histoires de la Série Noire racontées avec le style du Cardinal de Retz, eut même le prix Goncourt pour La Loi en 1957, roman adapté de manière inoubliable par Jules Dassin avec Gina Lollobrigida dans le rôle principal.

Dans 325 000 francs, Roger Vailland racontait, à sa manière sèche et distanciée, une belle histoire d’amour et de lutte des classes.
Un ouvrier dans une usine de plastique du côté d’Oyonnax n’a qu’un seul rêve : échapper à sa condition. Il fait des courses cyclistes tous les dimanches dans l’espoir pour devenir champion et d’échapper au turbin aliénant. Evidemment, ça ne suffit pas. Ses rêves sont pourtant bien modestes. Il veut obtenir la gérance d’un snack-bar et épouser Marie-Jeanne. Pour réaliser son projet, il a besoin de la somme qui donne son titre au roman. Il décide d’enfreindre la règle des trois-huit dans son usine, travaille jour et nuit et évidemment, le dernier jour, épuisé, fait une erreur de manipulation et perd un bras, broyé par la presse à injecter.

Si cet excellent roman , dont nous recommandons la lecture à tous nos amis causeurs, notamment à ceux qui ne jurent que par la valeur travail, nous est revenu en mémoire, ce n’est pas pour les raisons les plus évidentes et qui le rendent d’une singulière actualité : le « travailler plus pour gagner plus » comme alpha et oméga de la vie sur Terre, le code du travail attaqué au hachoir, le RSA comme trappe à bas salaires, la retraite à 67 ans quand plus un jeune de moins de vingt-cinq ans n’arrive à trouver un boulot décemment payé.

Non, c’est par une simple euphonie, un vague rappel sonore, que l’actualité a amené sous nos yeux une autre somme, celle de 238 000 euros.
Allons, 238 000 euros, cela représente quoi, à votre avis ? Des stauquopcheunes ? Vous voulez rire, pas une telle misère. Le salaire annuel d’une infirmière débutante ? Vous plaisantez, il en faut dix, des infirmières, pour gagner cette somme. Une mallette de billets destinée à un élu afin de favoriser l’obtention d’un marché public ? Oui, pourquoi pas, mais un petit élu et un petit marché public.

Vous donnez votre langue au chat ? Vous avez raison parce que tout de même, c’est assez dur à imaginer. 238 000 euros, c’est le prix d’un petit plaisir que s’est offert la semaine dernière, à Molsheim, dans le Bas-Rhin, un vainqueur du système. Pour cette somme, il s’est adjugé un bouchon de radiateur de Bugatti. Pas la Bugatti elle-même, hein… Non, le bouchon de radiateur, juste le bouchon de radiateur.

Cette vente était organisée par les héritiers d’Arlette Schlumpf, décédée en mai 2008. Son mari et son beau-frère, industriels du textile, étaient surtout connus pour leur fantastique collection de voitures, essentiellement des Bugatti, que l’on peut encore admirer à Mulhouse dans la Cité de l’Automobile. Le capitaliste, qui a toujours du mal à augmenter ses ouvriers, trouve néanmoins à chaque fois de quoi nourrir ses danseuses et ses lubies, de la grosse cylindrée à l’œuvre d’art contemporain, l’une pouvant au bout quelques années passer pour l’autre. Et s’il les met dans un musée, ses danseuses, alors tout le monde est prié de se taire : on appelle ça du mécénat et Laurent de Médicis n’a plus qu’à bien se tenir, ce petit joueur.
Les frères Schlumpf étaient des précurseurs, dans leur genre. Ils avaient mis la clé sous la porte en 1976, au prétexte, déjà, que les caisses de l’entreprise étaient vides. Les ouvriers, déjà aussi, avaient plutôt mal pris la chose. Ils avaient occupé les locaux et découvert dans un bâtiment une extraordinaire collection de cinq cents voitures de luxe, amoureusement et secrètement bichonnées par les deux frères licencieurs.

Plus de trente ans après, au merveilleux pays du bouclier fiscal, les caisses sont vides, les déficits spectaculaires, on recourt à l’emprunt et on licencie massivement les précaires dans l’automobile, sans doute parce qu’on ne fabrique plus assez de bouchons de radiateurs. On fait financer des plans de départ volontaire par l’Etat, mais quelqu’un, un dimanche de juillet 2009, peut s’offrir un bibelot Bugatti pour 238 000 euros.

Je ne sais pas pourquoi, mais parfois, je trouve que le capitalisme ressemble à certaines bouteilles de vin : il a, comme qui dirait, un très vilain goût de bouchon.

325.000 Francs

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Valls-Aubry, le couple de l’été

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Après l’épisode burlesque de la motion de censure invisible, on croyait le PS incapable de faire parler de lui avant La Rochelle, on s’était trompé.
Avec l’affaire Valls, Solférino tient son feuilleton de l’été. Mais au fait, y a-t-il une affaire Valls ? Ne devrait-on pas plutôt parler d’affaire Aubry ? Car c’est bel et bien Martine qui est à l’origine de tout ce tintouin, même si derrière le style surgé, on reconnaît un peu trop l’inimitable griffe militaro-lambertiste de Cambadélis.

Sans la lettre de Martine, Manuel aurait pu continuer à multiplier ses fléchettes jusqu’à la semaine des quatre jeudis ou des 35 heures, sans décrocher autre chose que des brèves factuelles en bas de page politique des quotidiens, comme c’est le cas depuis environ six mois. On vous refait le film, mais vite – sans l’épisode des blacks d’Evry, dont tout le monde se souvient ici.

Valls réclame des primaires englobant tout le peuple de gauche: « un parti ferme, un mouvement ouvre » ; Valls exige que le PS change de nom : « le mot socialiste ne veut plus rien dire » ; Valls dénonce l’antisarkozysme primaire qui tient lieu de viatique idéologique au parti : « N’exagérons pas nos critiques en présentant le chef de l’Etat comme un Bonaparte en puissance ! » En conséquence de quoi Valls exige qu’on fiche à la porte Martine et sa garde rapprochée (Camba, Bartolone, etc.), « la génération qui a failli dévore ses enfants. Il est temps qu’elle passe la main à des hommes et des femmes contemporains ». Une fois cette formalité acquise, il sera bien sûr disponible pour être désigné par les socialistes en vue de 2012, puis par les Français à cette date.

Force est de constater que jusque-là, cette activité débordante du maire d’Evry – dont on plaint la secrétaire, qui doit sûrement bosser tous les dimanches – n’avait guère fait de vagues. On se demandera donc pourquoi Martine a soudain décidé d’offrir son heure de gloire à celui qui jusque-là passait pour un agité, un trublion, un carrément méchant jamais content qu’on finissait par ne plus écouter.

On peut plaider la bêtise, ou plutôt l’aveuglement passager. À Lille comme à Paris, la première secrétaire vit dans un ravioli. Elle est enfermée H 24 dans un blockhaus bourré de courtisans, lesquels ont probablement fini par lui faire croire qu’elle aussi avait un destin présidentiel, qu’elle était autre chose qu’une rustine destinée à empêcher – très provisoirement – le PS de Reims d’exploser, et à lui cacher qu’elle n’avait fait l’unanimité chez les prétendants anti-Ségo que parce qu’elle n’était pas susceptible de faire de l’ombre à Hollande, Delanoë, Fabius, et même DSK. Ces banalités de bases, dont nous pensons que Martine avait conscience au moment de son élection, nous croyons qu’il est fort possible qu’elle les ait oubliées sous le poids des « t’es la meilleure, on va tous les fumer » et autres kilotonnes de flatteries déployées par sa camarilla, y compris, et ça c’est vraiment trop mignon, après la cata des européennes.

On peut aussi envisager l’hypothèse du calcul diabolique, qui présente l’avantage de ne pas être incompatible la précédente. Le ton très formel et, disons-le, limite grotesque, de la lettre de remontrance, mélange de solennité monarchique et d’avertissement d’institutrice courroucée, n’est pas un vrai pétage de plomb. Car de facto ce courrier intronise Valls comme l’opposant officiel de sa Majesté, parce que c’est le seul qu’elle pense être capable de battre dans le cadre – fort improbable – de primaires à gauche ou dans celui – plus vraisemblable – de simple consultation interne des militants PS.

Pour le choix du candidat de 2012, qui est bien sûr, la seule vraie question, Martine fait le pari que ses concurrents dans sa propre majorité (Hollande et compagnie, déjà cités plus haut, mais aussi Hamon, Montebourg et autres jeunots) se neutraliseront les uns les autres (comme à Reims, justement), et qu’une fois de plus, après la mêlée, elle incarnera la seule possibilité de compromis.

Mais à ce stade de la manip, y’a comme un problème : il s’appelle Ségolène. On rappellera qu’elle a fait fifty-fifty avec Titine à Reims, qu’elle n’a jamais cessé depuis de peaufiner son statut de présidentiable (l’affaire Orelsan en est le dernier épisode). On peut raisonnablement supputer qu’elle aura mis à profit sa traversée du désert poitevin pour blinder ses réseaux politiques et surtout financiers. On peut enfin parier qu’en cas de vote des militants, on aurait droit à un remake de 2006 : Ségo ne ferait qu’une bouchée d’une Martine Aubry très affaiblie par la guerre civile dans sa propre majorité, tout du moins en l’état actuel des choses

C’est justement toute l’utilité de la lettre à Valls : elle ne laisse plus les choses dans leur état actuel. Elle désigne aux socialistes mécontents mais aussi à la caste médiatique le personnage vers qui se tourner quand on cherche un éléphanteau en révolte contre ses aînés dominants. Quand il s’agit de trouver un contrepoint à une position officielle du PS, le plus paresseux des journalistes de France-Info ou de Libé sait désormais qui appeler, et ça tombe bien : Valls répond toujours, et a toujours quelque chose de détonant à dire. Issu lui-même de l’équipe dirigeante de Ségolène et partageant pour l’essentiel ses présupposés modernistes, eurobéats et sociétalistes, c’est bien sûr prioritairement dans ce camp-ci que Manuel va semer sa zone. On peut d’ores et déjà parier qu’en Ségolénie, le sourire et la lovitude ne seront plus de mise, on entend déjà les mots doux qui vont s’ensuivre : « crypto-sarkozyste ! », « sérial-loseuse ! ». La mystique du renouvellement étant puissante dans cette gauche-là, il n’est pas du tout exclu que Valls sorte vainqueur de ce premier combat contre Ségo, mais un Valls qui alors devra affronter Martine Aubry au prochain round sans vrais relais dans les fédés du PS, et donc, accessoirement sans grandes sources de financement. Or une campagne, fut-elle interne au PS, ça coûte bonbon.

Vu comme ça, l’objectif de la lettre de Martine devient plus clair : ouvrir un second front pour affaiblir et Ségolène et la faire supplanter par un challenger à sa propre portée.

Si ce scénario se déroule comme prévu, on verra, in fine, Manuel et Martine s’affronter dans un choc de titanneaux pour être le candidat socialiste qui aura le droit de se faire étriller en 2012. Sans forcément attendre le second tour.

Orelsan : droit d’auteur, devoir d’homme

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Dans l’affaire du chanteur de rap Orelsan et sa déprogrammation des Francofolies de La Rochelle, les grands esprits que nous sommes n’ont pas besoin de réfléchir très longtemps pour désavouer les pouvoirs publics censeurs et prendre la défense de la liberté d’expression.

C’est peut être ça le problème. Soumis à nos réflexes, nous croyons faire l’économie d’une réflexion appropriée à cette histoire. Entre un jeune artiste et une bande de mères-la-vertu féministes, entre la transgression et l’ordre moral, nos cœurs ne balancent pas longtemps. Pourtant ils devraient.

D’abord il faut préciser que personne ne censure Orelsan en l’empêchant de chanter. Je ne vois pas en quoi ce « chantage aux subventions » dénoncé de toutes parts par les défenseurs de la liberté est choquant. Si les politiques (que nous avons élus, faut-il le rappeler) n’ont plus le droit de contrôler l’usage fait des subventions qu’ils allouent, alors autant verser directement nos impôts à cette caste d’intouchables que sont devenus les artistes. De plus, que ces derniers ne puissent s’exprimer sans aides publiques en dit long sur l’assistanat dans lequel s’est fourvoyé cette corporation. Mais passons.

Entre interdire et ne pas souhaiter financer, il y a une marge dans laquelle les décideurs ont toute leur place, même Ségolène Royale.

Les défenseurs du rappeur nous affirment que cette chanson où l’on entend 23 fois les mots « sale pute » (j’ai du mal à saisir la filiation avec Rimbaud mais je ne suis pas ministre de la Culture), est une fiction. C’est du second degré.

Je veux bien le croire et vous aussi j’en suis sûr. Le problème, c’est que nous ne sommes pas seuls dans ce pays. Comme je le répète, nous sommes obligés de le partager avec une armée de crétins pourvus de deux neurones chacun à moins que ce ne soit deux par bande et tous ces demeurés ignorent qu’il existe un second degré.

Je doute que l’expression artistique la plus libre produise toujours les meilleurs effets sur les jeunes gens qui ont quitté l’école avant de parvenir à distinguer la réalité de la fiction. À moins que le problème vienne d’ailleurs. Si les rappeurs n’attaquaient la police qu’en vers ou en prose, ça se saurait.

Si la police a les moyens de se défendre (pas assez à mon goût mais je sens que ça vient) qu’en est-il des filles ? Il n’y aura peut être pas de liens directs entre les paroles de cette chanson et les violences faites aux femmes mais qu’on le veuille ou non, les termes que charrient les médias influent sur les comportements et ce qui passe à la télé repousse forcément les limites de ce qui se dit et de ce qui se fait dans la vie des gens.

Je me demande si les institutrices qui en entendent déjà beaucoup apprécieront que l’expression «sale pute», cautionnée par des diffusions radio, se normalise dans les cours et dans les classes. On a beau me dire que le mot « chien » ne mord pas, j’en suis de moins en moins sûr. Enfin ça dépend dans l’oreille de qui.

Dans les années 1980, je jouais de la guitare derrière un type en soutane qui chantait Adolf mon amour[1. Gogol 1er et la horde.]. À l’époque, personne ne nous soupçonnait de sympathies néo-nazies. La provocation et la transgression n’avaient pas besoin de sous-titres. C’était à peu près l’année où Rachid Taha, chanteur de Carte de séjour, reprenait Douce France.

Aujourd’hui, je doute qu’une telle liberté soit possible parce qu’un pan entier de la population pourrait bien applaudir au premier degré. (Adolf pas la France). On se demande souvent pourquoi la liberté d’expression a reculé, on ferait mieux de se demander pour qui. La tiers-mondisation de la société française a aussi amené cette régression-là.

Alors faut-il aligner le niveau de liberté et d’expression sur ceux de nos concitoyens les plus attardés qui ignorent le second degré et les délices de la fiction ? En principe non mais en réalité oui. Et c’est dans la réalité que nous vivons.

Quand ma fille prend le RER, je lui conseille de cacher son étoile de David sous son corsage. (Je sais, on ne dit plus corsage ni institutrice. Moi si.) Je n’aimerais pas qu’elle croise des jeunes discriminés et stigmatisés et donc en état de légitime défense qui interprètent les textes d’Orelsan comme les versets du Coran : au pied de la lettre. C’est sans doute un renoncement au droit de porter des bijoux connotés mais je ne mènerai pas ce combat en envoyant ma fille en première ligne. Pas plus que je ne défendrai la liberté des artistes de chanter les violences conjugales, même fantasmatiques et inspirées par le dépit amoureux. Et sur ce coup-là, toutes les bonnes volontés sont les bienvenues, même Isabelle Alonso.

Bien sûr, il serait plus juste de sécuriser l’espace public et de libérer la parole que de brimer ma fille. En attendant ce monde plus juste, entre la justice et ma fille, je choisis ma fille.

On pourrait m’objecter Brassens. Peut être qu’entre le rap et lui, c’est le style qui fait la différence. Quand il choisit le mot « gendarmicide », il ne peut être compris par des élèves de maternelle. Aujourd’hui, « nique la police » semble être le mot d’ordre d’une génération dès le plus jeune âge et on en voit le résultat. Alors on peut rester attaché à des principes comme celui de la liberté d’expression mais pas éternellement aveugles aux résultats.

Et puis hier Brassens nous implorait de ne pas jeter la pierre à la femme adultère, et pour cause. Aujourd’hui, un cocu dépité promet à sa promise une vengeance à coups de poings.

Manifestement, le monde a changé. Et nous ?

Quand les bonbonnes font l’effet d’une bombe

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C’est donc le dernier chic ouvrier. Pour pouvoir se faire entendre, des salariés menacés de licenciement généralisé disposent devant leurs usines des bonbonnes de gaz, et menacent de tout faire péter si l’on continue de faire comme s’ils n’existaient pas.

Se faire entendre, oui mais de qui, hormis des riverains ?

Avant tout des médias, la bonne blague ! Télés, radios, journaux sont également formatés pour ne s’intéresser aux banlieues que quand les voitures brûlent, aux péquenots quand ils vidangent leur purin dans les jardins de préfets et aux étudiantes quand elles se prostituent. Du social, d’accord, mais seulement si le spectacle est compris, sinon on enverra plutôt les reporters stagiaires dans les squats de Montreuil, à la gaypride de Jérusalem ou au off des Francofolies.

Alors le prol, bon gars, fournit le show en bonus. Une bonbonne, même vide, ça fait une belle image, ça ressemble à une bombe, et pour cause d’étymologie commune, cette ressemblance est même visible à la radio.

La bonbonne de gaz, c’est la version d’été, light, de la prétendue « prise d’otage » qui a cours le reste de l’année. Et ça marche pareil. Les mêmes braves types de chez Nortel à Chateaufort qui demandaient en vain depuis des jours une entrevue avec leur direction, pour savoir au moins à quelle sauce ils allaient être virés, l’ont finalement obtenue après que l’opération butane a alerté les médias qui eux-mêmes ont réveillé les pouvoir publics, qui eux même ont dû trouver les mots pour convaincre le directeur de rentrer dare-dare de Saint-Jean Cap-Ferrat

Parce que maintenant, c’est comme ça. Certes, les gouvernements-castings et les annonces-showcases du président actent d’une démocratie du JT, où tout ce qui est important intervient aux alentours de 19h58, mais en corollaire, l’inverse est avéré : si on veut faire bouger les pouvoirs publics faut d’abord trouver un moyen de faire venir la télé, qui elle-même, etc….

Donc, la bonbonne c’est la voie royale pour se faire entendre des médias, de l’Etat et même du patronat. Les seuls qui resteront sourds à ce cri de détresse, parce que cela fait longtemps qu’ils se désintéressent totalement des travailleurs du secteur privé, ce sont, bien sûr, les syndicats. Pour que ceux-ci sortent de leur torpeur estivale et retrouvent les saintes colères de Vallès et Jaurès, il faudra attendre qu’on rouvre les négos annuelles sur le point d’indice dans la fonction publique.