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Doyen de l’humanité : un dur métier


Doyen de l’humanité : un dur métier

Henry Allingham. Souvenez-vous bien de ce nom. Vous ne l’entendrez plus jamais. À 113 printemps, le doyen de l’humanité vient de passer l’arme à gauche. Ne croyez pas qu’il ait rejoint le Parti socialiste (y a des limites à tout, même à la sénilité), il a simplement quitté une existence qui commençait à traîner en longueur. Les vieillards ont ceci de supérieur à tous leurs congénères : passés les cent ans, il ne leur faut plus guère de temps pour comprendre que la vie, il n’y a pas que ça dans la vie.

J’aurais bien présenté mes condoléances à ses enfants. Ils sont morts depuis belle lurette. Ses petits-enfants croupissent dans un hospice de la morne banlieue de Londres. Je me rabats donc sur ses arrière-petits-enfants – en espérant qu’ils soient encore en vie – pour adresser à la famille mes pensées les plus émues.

Pour tout dire, je ne connaissais pas Henry Allingham. Jusqu’à ce que la radio m’annonce sa mort, j’ignorais même qu’il était le doyen de l’humanité – je croyais que c’était Patrick Apel-Muller quand j’ai réalisé que celui-ci n’en était que le rédacteur en chef.

Mais une chose est sûre : j’ai aimé Henry Allingham sitôt que j’ai entendu son nom et le secret de sa longévité. L’ancêtre professait tenir sa forme d’un triptyque des plus hygiéniques : « cigarettes, whisky et femmes très très sauvages ».

Il était bien, notre doyen ! Jusqu’alors, on nous avait refourgué des doyens de l’humanité qui ne valaient rien. « Si je suis vieux, disaient-ils, c’est que j’ai passé ma vie à m’emmerder. J’ai jamais bu, jamais fumé. J’ai toujours voté démocrate-chrétien et c’est pas à 110 berges que je vais perdre mon pucelage. Je l’ai, je le garde. »

Parfois, il leur arrivait bien de raconter comment ils en étaient arrivés à boire un verre de Porto. C’était dans les années 1930, mais juste pour y tremper leurs lèvres : trop peur de crever.

Après avoir passé les cent premières années de leur vie à se faire chier comme des rats morts, ils profitaient du sprint final pour enquiquiner l’humanité entière. Et l’humanité, pas chienne, dépêchait de temps à autre un reporter pour aller au chevet du doyen :

– Toujours aussi chiant, l’ancêtre ?
– Toujours.
– Merci, l’ancêtre. À vous les studios !

En même temps, on ne peut pas reprocher aux plus de 110 ans de ne pas être hilares en permanence. La mort est là, ils le savent. Chaque soir qu’ils se couchent, ils ne sont pas sûrs de se réveiller le matin. Les statistiques sont formelles : le métier de doyen de l’humanité connaît, dans la plupart des cas, une issue tragique.

Rien de tout ça avec Henry Allingham ! Il fumait comme deux, picolait comme trois. L’eau minérale, il la réservait à l’arrosage des chrysanthèmes. Et à 113 ans, rien d’autre ne l’intéressait plus que de peloter le cul des filles. L’arthrite ne lui faisait plus mal quand il en voyait passer une et imaginait sous sa robe virevoltante une exquise nudité, des formes aguichantes, une voluptueuse moiteur.

Henry Allingham était un Poilu, un vétéran britannique de la Grande Guerre. Il n’avait en tête qu’un unique slogan : « La Madelon ou la mort ! »

Henry Allingham mériterait un monument. On le verrait, ridé et fringant, clope au bec, levant son verre de scotch et trinquant à la santé des générations futures. Et sur son piédestal, un sculpteur consciencieux graverait d’une main habile les seuls mots qui vaillent : la vie et rien d’autre.

En attendant, Trudi[1. Gertrude Baines (en allemand Gertrude, c’est Trudi) est désormais la doyenne de l’humanité, avec 115 années au compteur.] vous coiffe tous au poteau, les jeunots. Elle a 115 ans et toutes ses dents.

Août 2009 · N°14

Article extrait du Magazine Causeur



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Née à Stuttgart en 1947, Trudi Kohl est traductrice, journaliste et romancière. Elle partage sa vie entre Paris et le Bade-Wurtemberg.

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