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Galliano : antisémite aggravé, ou très banalement bourré ?

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Jeudi 24 février à la terrasse du café La Perle, dans le Marais. Il est à peu près 21 heures, un couple prend un verre quand un « homme bizarre » s’asseoit et commande un mojito. Trouvant que sa voisine parle trop fort, John Galliano – puisque c’est lui – lui aurait alors demandé de « fermer sa gueule », car il ne supportait pas le timbre de sa voix, avant de lui dire qu’elle ne « devrait même pas être née, tellement elle est immonde, laide et plouc ». Pour finir il lui balance « jewish cunt », l’injure la plus vulgaire homologuée en anglais britannique. Toujours selon les plaignants, après que l’ami de la cliente outrée s’en fut mêlé, le designer de Dior l’aurait lui aussi habillé pour l’hiver d’un « Putain de bâtard asiatique, je vais te tuer ! »


"Il m'a demandé de fermer ma gueule"
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La serveuse et les vigiles n’étant pas de grand secours face à un tel VIP, les offensés se sont finalement décidés à appeler la police. Galliano est conduit au commissariat où on constate qu’il a bel et bien bu mais pas tant que ça finalement. Avec 1,1 gramme d’alcool par litre d’air expiré, on ne peut certes conduire mais on devrait pouvoir bien se conduire.

Hormis cette alcoolémie, qui n’est ni illégale, ni même répréhensible – on est dans un bistrot ! -, Galliano nie tout en bloc, ce qui n’a pas empêché tous les micros et caméras de France de converger vers les victimes supposées, sans faire trop de cas au passage des droits à la présomption d’innocence de la star déchue (et suspendue) de Dior.

Mais bon, d’habitude, les victimes de ce genre de choses habitent à perpette, en banlieue sale. Là, on les avait sous la main, dans le Marais !

Le crime paie

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L’indication terrorisante existe, je l’ai rencontrée. Je la rencontre d’ailleurs de plus en plus souvent. Elle envahit régulièrement les journaux, les radios, les télévisons et s’y promène en territoire conquis : cette indignation est suscitée par le fait divers. Refuser d’y céder fait de vous soit un salaud soit un pitoyable égaré dans le déni du réel.[access capability= »lire_inedits »]

On serait presque obligé, comme si ça n’allait pas de soi, de préciser que nous sommes horrifiés quand nous apprenons, par exemple, qu’une jeune femme est assassinée alors qu’elle fait son jogging en forêt, mais que l’on trouve quelque chose de gênant à ce qu’on ne parle plus que de cela, et vraiment plus que de cela, sur toutes les radios, toutes les télés et dans presque tous les journaux pendant une ou deux semaines. Avant le prochain…

Bientôt, la victime n’est plus une femme, une mère de famille, une sœur, une épouse, une employée de banque, que sais-je… elle finit figée dans le syntagme « joggeuse ». Il est censé résumer son être, sa vie et son martyre. Dans ce cas précis, « joggeuse », c’est à la fois la partie et le tout comme dans une synecdoque déshumanisante mais bien pratique médiatiquement pour susciter l’indignation, la faciliter, la gonfler. On passera en boucle les mêmes plans sur la maison où vivait la victime. On aura la même photo d’elle, prise souvent des années auparavant. On entendra le même procureur aveuglé par les flashes annoncer que tout sera mis en œuvre pour retrouver le plus vite possible les assassins et on écoutera les mêmes témoignages de voisins ou de proches qui vous parleront toujours de l’extrême moralité de la victime, de sa gentillesse, de sa presque sainteté et enchaîneront assez vite avec des idées générales sur la sale époque que nous vivons, sur la police qui ne sait plus où donner de la tête, sur la justice qui ne fait pas son boulot avant de vous dire, les yeux pleins de colère qu’il faudrait que ça change, et plus vite que ça.

Si l’assassinat ou l’enlèvement est commis par un récidiviste, on a tout de suite le droit, en plus, à des éloges spontanés de la peine de mort. Mais on ne s’indignera jamais, (ou bien on ne nous montre pas les gens qui s’indignent sur ce mode-là), que les contrôleurs judiciaires, comme partout, soient débordés et réduits à une poignée en raison d’une politique de la justice menée au hachoir budgétaire. Si le tueur est un schizophrène et assassine des infirmières à un retour de permission, il est même possible, par les temps qui courent, que l’indignation soit telle qu’une loi, une de plus, soit votée dans l’urgence. Une loi pour améliorer l’état de la psychiatrie en France ? Pour avoir un encadrement digne de ce nom dans les hôpitaux concernés ? Ah, non, vous n’y êtes pas, vous avez mal placé votre indignation, vous ne pensez pas assez aux victimes : la loi sera votée pour avoir la possibilité d’envoyer les malades mentaux en prison. On ne va tout de même pas se compliquer la vie.

Oui, décidément, j’éprouve un malaise toujours plus grand à voir ainsi le fait divers occuper le paysage médiatique et occulter complètement ce qui faisait la « une » juste avant qu’il ne se produise : guerre meurtrière sur un autre continent, énième plan de rigueur en Europe, conflit social chez nous. Je veux bien admettre l’importance du syndrome « C’est arrivé près de chez vous ! » mais, tout de même, un suicide ou un accident sur le lieu de travail, une usine qui ferme, ça arrive aussi près de chez moi. Avez-vous vu récemment, pour autant, un média faire sa « une » sur les chiffres de la souffrance au travail ou sur les maladies professionnelles ? Tandis que sur l’insécurité, en revanche, on a même le droit à des petits graphiques explicatifs et ministériels…

On s’indigne là où on nous dit de s’indigner

Bien naturelle face au fait divers, l’indignation devient franchement dangereuse pour la démocratie quand celui-ci est surexposé à quelques jours du premier tour d’une élection présidentielle. On se souvient de l’affaire « Papy Voise », ce retraité d’Orléans vivant dans un quartier populaire. Deux jeunes pénètrent chez lui, le rouent de coups puis incendient sa pauvre maison. Cela avait eu lieu le 18 avril 2002 et, dès le lendemain, TF1 consacrait l’essentiel de ses éditions, sur plusieurs jours, à cette affaire. Paul Voise n’était plus que le « gentil Papy Voise », lui aussi devenu syntagme figé et victime archétypale du laxisme sécuritaire du gouvernement Jospin. Ce n’est évidemment pas l’image du visage martyrisé de Paul Voise qui a empêché Jospin d’accéder au second tour. Mais disons que, lorsque les choses se jouent à moins de 200 000 voix, le moindre détail compte. Que par la suite, la personnalité du « gentil Papy Voise » se soit révélée plus complexe et l’affaire beaucoup moins transparente, cela n’a plus intéressé grand monde. Le mal était fait.

En son temps, un écrivain anarchiste, Félix Fénéon, avait inventé les Nouvelles en trois lignes qui ne sont pas sans rappeler, par leur concision obligée et leur humour noir, les tweets de l’ami Miclo. Vers 1905, Fénéon reprenait les dépêches d’agences et, pour le journal Le Matin, les transformait en petits bijoux de style. Il s’intéressait exclusivement à ce qu’on appelait, déjà, les « faits divers ». Cette lecture est plus que jamais recommandable aujourd’hui[1. Disponible au Mercure de France, dans la collection « Le Petit Mercure »]. Dans une société de la Belle Époque largement aussi violente que la nôtre, Félix Fénéon suggérait par l’absurde que le fait divers qui indigne indigne parfois pour de mauvaises raisons et qu’on a tendance à s’indigner là où on nous dit de nous indigner. Qu’il agit comme un révélateur, celui d’une société pétrie de contradictions, d’injustices et pleine d’une violence institutionnalisée qui précède souvent la violence irrationnelle, monstrueuse, à l’œuvre dans le fait divers.

« Trop pauvre pour l’élever, dit-il, Triquet de Théligny (Sarthe) a étouffé son fils, âgé de un mois. » ; « Mme Fournier, M. Voisin, M. Septeuil se sont pendus : neurasthénie, cancer, chômage. » ; « Les terrassiers de Florac protestent, même à coups de couteau, contre l’abondance de l’Espagnol sur les chantiers. » ; « Comme leur instance de divorce traînassait et que son mari n’avait que 70 ans, Mme Hennebert, de Saint-Martin-Chennetron, le tua. » : voici quelques exemples de la Fénéon’s touch. Le lire aujourd’hui nous renvoie à un salubre travail de prise en compte de la violence du fait divers mais aussi à la nécessité de sa mise à distance, pour la penser « à froid », ce qui ne signifie pas pour autant chercher à l’excuser ou à la minorer.

Parce que si la mise en scène, toujours plus complaisante et racoleuse, de l’indignation sincère de l’homme de la rue − et parfois surjouée du politique −, pouvaient, à elles seules, empêcher les assassinats, les hold-up et les enlèvements, depuis le temps, ça se saurait, non ?[/access]

Nouvelles en trois lignes

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Êtes-vous flexisexuel ?

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photo : Sacha Goldberger

Je sacrifie très peu au rite des soirées littéraires, je l’avoue, et préfère bien souvent rester chez moi à lire ou à écrire, plutôt que de me pavaner au milieu d’écrivains, fussent-ils authentiques, mais invariablement entourés d’écrivaillons et brasse-papiers en tout genre qui se la pètent presque autant que moi. Un soir que j’étais de bonne humeur, après bien des hésitations, je finis par me rendre à l’une de ces soirées. Là, une mondaine, s’approchant de moi me demande tout de go et la bouche en cul de poule quelle est ma raison sociale. Mon cerveau lent finit par comprendre que ladite haut perchée me demandait tout bêtement ce que je faisais dans la vie, quel était mon métier, quoi. Drôle d’approche, cela dit en passant : l’individu existe d’abord pour les autres parce qu’il a un métier, dont il doit faire la preuve. Et sinon, tu fais quoi dans la vie ? Combien de fois encore devrai-je subir cette question. Quand on me la pose, j’ai de plus en plus tendance à vouloir faire l’idiot, à répondre n’importe quoi, que je suis masseur du néant, chasseur d’œsophages, contemplateur de plats de lentilles froids, que sais-je. Cette fois-là, étant de bonne humeur, j’ai répondu en bon élève et dit que j’étais professeur. La belle a hoché la tête et s’en est allée, allez savoir pourquoi. Un petit prof chez les littérateurs, ma foi…

En lisant Le Monde, j’ai été rassuré : le jour est proche où on nous demandera d’afficher d’abord nos tendances sexuelles plutôt que de décliner notre raison sociââleux. Un article dudit journal nous apprend en effet que de l’autre côté de l’Atlantique, la mode, pour les filles, esr de se dire « flexisexuelles ». En voilà un mot joli ! La flexisexualité ? Ceux qui imaginaient déjà des prouesses kamasoutriques, pratiquées par des filles infiniment souples, avec lesquelles les parties de jambes en l’air évolueraient vers des sommets agiles vont être déçus. Sous ce néo-vocable branché se cache une réalité bien plus anodine : un comportement nouveau, nous apprend l’article, des femmes qui « ne sont pas homosexuelles ou bisexuelles, mais qui s’amusent à flirter et à embrasser les autres filles bien qu’elles aiment toujours avoir des relations sexuelles avec les hommes ». Wouf. Il ne s’agirait pas moins, apprend-on encore, que d’un « changement de mœurs », sérieusement étudié par chercheurs et sociologues. Une « experte en flexisexualité » – j’en vois qui rient – explique ainsi que les jeunes femmes semblent influencées par la sexualité des gays. « Les gens ont de plus en plus conscience, explique avec souplesse cette experte, qu’il ne faut pas nécessairement être cent pour cent gay pour aimer avoir un contact physique avec une personne du même sexe. » (Pas nécessairement cent pour cent gay, ça fait rêver, ça. Il faudra que je me demande sérieusement un jour quel est mon pourcentage de gayté).

Les hommes, découvre-t-on ensuite, seraient moins portés à afficher la même tendance flexisexuelle. En v’la des coincés. Et elle en rajoute, notre savante flexible, faisant porter le chapeau de cette mascarponade aux zhommes zordinaires : si ces jeunes femmes se kissent devant nous, ce serait notre faute ; elles se livreraient à une mise en scène destinée à réaliser nos fantasmes masculins : « Les hommes hétéros aiment l’idée de deux femmes en train de se séduire. » Non, un fantasme masculin, ça ? Féministe, va ! La prochaine qui s’approche de moi et me demande quelle est ma raison sociale, promis, je lui fous une tarte dans la gueule et lui réponds que je suis coincé, sexorigide, quoi !

L’éternel retour du Cercle Cosaque

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« Nous ne parlons pas en alexandrins. Pourtant, les alexandrins, eux, parlent en nous. » Cela, c’était, il y a un mois, la première salve du Cercle Cosaque, lancée avec calme et panache par François Taillandier.
Romaric Sangars et Olivier Maulin, les deux meneurs de « cabaret littéraire », récidivent en dépit de la proscription récente et pourtant claire de toutes formes de récidivisme. La deuxième réunion du Cercle Cosaque se tiendra le jeudi 3 mars 2011 à 20h30, comme de coutume au troquet Chez Barak, au 29 de la rue Sambre et Meuse, à Paris (10ème). Leur deuxième invité sera l’écrivain Pierre Jourde, qui lira un extrait de son roman en cours et reviendra sur son œuvre romanesque et critique.
Les salves cosaques, institution naissante en passe de devenir la référence incontournable des pirates antimodernes de toutes générations, se perpétueront ainsi tous les premiers jeudi du mois.
Entrée libre pour tous les individus suspects, sauf banquiers.

S’indigner, encore faut-il pouvoir…

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Il faut que je fasse un aveu. Je vais me faire mal voir dans ce magazine qui bataille si vaillamment contre l’Empire du Bien, mais voilà. Je le dis comme ça s’est passé : Stéphane Hessel m’a eu. Dès les premières pages de son opuscule, une évidence m’est apparue, nette et crue : je m’indigne peu. La colère, la révolte et tous les sentiments apparentés occupent un espace très limité dans mon existence. La dernière fois que je me suis indigné, c’était dans un supermarché. Il me fallait des fruits secs pour faire un biryani au poulet… et le rayon était vide. Je me suis révolté contre l’incompétence du manager des lieux puis j’ai vu, sur le rayon d’à côté, des pruneaux d’Agen. Ils pouvaient très bien faire l’affaire. Je me suis vite calmé.[access capability= »lire_inedits »]

La lecture de Indignez-vous ! m’a ainsi suggéré plusieurs opinions désagréables sur moi-même. Tu es un veau, me dis-je, une vraie moule. D’accord, tu n’as pas le nazisme, ni l’OAS, ni la guerre du Vietnam, ni l’URSS, ni de Gaulle, mais tu sais que le monde va mal, que les hommes souffrent, que des dictatures existent encore, que l’injustice règne. Malgré cette conscience, tu ne sors pas de ton fatalisme résigné. Tu cultives une sorte de nihilisme triste, et somme toute méprisable. Bref, le petit ouvrage atteignait parfaitement son but. Il me culpabilisait. Il me mettait en mouvement. L’auto-flagellation dura deux jours, puis, sans doute pour sortir de cet état inconfortable, je me demandai si je ne pourrais pas essayer. Hessel dit : « Cherchez et vous trouverez… » Après tout, me dis-je, pourquoi pas ? Prenons le Sage au mot. Obéissons à son injonction. Indignons-nous.

Me voilà donc parti à la chasse d’un motif de révolte. Ce ne doit pas être si difficile, pensai-je. Hessel dit : regardez autour de vous pour trouver des « thèmes » d’indignation. J’ai commencé par le premier venu, le plus facile : la pauvreté. Je me suis mis à penser aux nombreux miséreux que je croise quotidiennement dans mon quartier, grand-mères assises à longueur de journée sur les trottoirs gelés, clochards qui mendient devant les boulangeries, ivrognes qui dorment sur les bouches de métro, etc. À l’évidence, les conditions de vie de ces personnes ne sont pas dignes. Elles sont même clairement indignes. Dont acte.

Bizarrement pourtant, l’image de ces déshérités ne provoqua pas chez moi un réel sentiment de colère. J’avais beau me pousser, je n’y parvenais pas. Quelque chose manquait. Ou plutôt quelqu’un. Je découvris alors l’une des conditions de l’indignation : pour qu’elle naisse et prospère, il faut identifier une personne manifestement responsable de l’ignominie. Le mieux, c’est de trouver un bon salaud qu’on peut réprouver sans nuance. Qui est coupable de la pauvreté, de nos jours ? Tout le monde le sait : ce sont les banquiers. Mais lequel d’entre eux ? Le directeur de Goldman Sachs ? Celui de Lehman Brothers ? Je ne vois pas leur tête. Jérôme Kerviel ? Celui-là fait partie des déshérités, maintenant. Matthieu Pigasse ? Il paraît qu’il est de gauche. Je brassai encore quelques noms, en vain. Il me fallait donc chercher ailleurs. Il me fallait un problème dont les responsables sont plus faciles à trouver.

Un thème porteur me vint à l’esprit : les médias. Je me souvins de ces hauts-le-cœur qui me prennent lorsqu’une personne publique, à la radio ou à la télévision, déclame un fait à longue portée électorale sans qu’un travail journalistique ne le mette en perspective. Au hasard : Marine Le Pen qui, sur France 2, en prime time, balance que l’Etat français finance la construction des mosquées tandis qu’il délaisse totalement les autres religions. La preuve éclatante que l’Etat encourage une « islamisation de la France ». Face à la future cheffe du Front national, Arlette Chabot s’étonna une seconde, puis, visiblement peu armée sur la question, laissa passer l’info. Devant 3,3 millions de téléspectateurs.

Voilà de quoi nourrir une jolie petite indignation, me dis-je. J’avais un motif : le journalisme transformé en passeur de plats. J’avais une coupable, prise en flagrant délit. La colère allait monter, c’était sûr. Et pourtant non, rien. Je ne parvins guère qu’à éprouver un agacement mou. Pour me donner du courage, j’imaginais un acte militant, du genre écrire une lettre à l’émission, exiger que les personnalités politiques ne puissent désormais plus sortir de tels faits sans qu’une équipe d’experts ad hoc ne les vérifient immédiatement. Mais Arlette Chabot lit-elle les lettres qu’on lui envoie ? Et à supposer qu’elle la lise, qu’est-ce qu’elle en ferait ? Est-ce que le problème ne la dépasse pas largement ? Bref, les médias n’étaient pas encore le bon thème d’indignation. Sans doute manquai-je d’ambition… La mesure de Hessel, c’est quand même le nazisme. Les médias font certes des bêtises mais, dans le genre saloperie, on doit pouvoir trouver pire.

Je me mis alors en quête d’un motif d’indignation de grande taille. Il me fallait du lourd, du costaud, de l’énorme et, si possible, du transnational. J’ai alors pensé à un problème qui m’apparaît de plus en plus clairement et qui me semble général : celui de l’hypocrisie égalitaire. De toutes les notions primordiales qui structurent notre morale contemporaine, l’idée d’égalité paraît aujourd’hui la plus vide de sens. Cette valeur, inscrite au fronton de la République, inscrite aussi dans nombre de constitutions occidentales, ne paraît plus défendue par personne. Non seulement elle ne semble avoir été réalisée nulle part, mais elle ne semble nulle part en voie d’être réalisée de près ou de loin. Tout se passe comme s’il n’y avait plus, aujourd’hui, aucun désir sincère d’égalité, en France comme ailleurs. Hessel parle souvent d’évidence. En voilà bien une : nos sociétés ne savent pas vivre autrement que sur un mode inégalitaire et ne cherchent pas autre chose qu’à perpétuer ce fonctionnement. L’égalité, si chantée depuis deux siècles, ne semble plus trouver de place aujourd’hui que dans les discours. Et encore : on parle finalement moins maintenant d’égalité que de réductions des inégalités. Le nouvel idéal, c’est d’amortir les effets de la hiérarchie sociale. L’égalité n’est plus là aujourd’hui que comme un accessoire identitaire des démocraties. On n’y croit plus, mais on n’ose pas le dire. Il est vrai que ça ne ferait pas démocrate.

Pas besoin de chercher bien loin pour faire ce constat. Il suffit, comme dit Hessel, de regarder autour de soi. Prenons tout de même l’École, en guise d’exemple. Le dernier rapport PISA souligne que l’éducation française accentue les inégalités : les excellents deviennent meilleurs encore et les faibles toujours plus faibles. Sans doute peut-on réduire l’écart, mais une chose paraît certaine : à de rares exceptions près, les faibles ne rattrapent jamais les excellents, que ce soit en France ou ailleurs. Ne rejetons pas la responsabilité sur les professeurs : on peut parier que la plupart se battent pour donner à chaque enfant ce qu’il est prêt à recevoir ; mais à part peut-être les débutants, les enseignants ne se battent plus pour que les élèves deviennent tous égaux en savoirs. Ils savent que leurs efforts, quels qu’ils soient, ne corrigeront les inégalités que marginalement. Ils savent que les bons élèves, soutenus par leurs parents, chargés dès le départ d’un bagage adéquat, fourniront les bonnes écoles et que les autres vivront leur scolarité comme un mauvais rêve. Ils savent que l’égalité des chances est un leurre. Notre société, comme toute société, a besoin de personnes sans trop d’éducation pour ses tâches subalternes. Il est mensonger de faire croire aux enfants, et à leurs parents, que l’École a pour projet de tous les amener vers le haut de l’échelle sociale.

Mais j’oubliais : il s’agissait de s’indigner. Le fait est que, quand je pense à la question de l’égalité, mon cerveau s’échauffe. Suis-je indigné ? Révolté ? Pas sûr. Je me sens plutôt pris dans une sorte de double bind. S’indigner contre le mensonge égalitaire conduit mécaniquement à deux conclusions divergentes. La première consiste à asséner une vérité dure à entendre, selon laquelle l’être humain n’est pas fait pour un fonctionnement égalitaire, et qu’il vaudrait donc mieux abandonner cet idéal pour cause de caducité. Voilà qui paraît peu enthousiasmant et, pour le moins, prometteur de quelque opprobre. La deuxième consiste au contraire à redoubler d’efforts pour la cause égalitaire, à militer pour qu’elle redevienne une cause sérieuse et non plus un simple gri-gri décoratif. Seulement voilà, est-ce que j’y crois ? Est-ce que je crois que les hommes sont capables de la vivre, cette égalité ? En vérité, j’ai des doutes… Désolé, Monsieur Hessel, j’ai bien essayé mais, comme vous le voyez, en matière d’indignation, je ne suis pas sorti de l’auberge.[/access]

La Tuberculose, une amie des Lettres

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Après une décrue spectaculaire jusqu’en 2005, la tuberculose connaît en France un renouveau ces dernières années. Renouveau modeste, mais prometteur grâce à l’abandon de la vaccination obligatoire des enfants, décidé en 2007 par le gouvernement. Qui montre ainsi qu’il est soucieux du devenir de notre littérature. Car celle-ci ne peut guère se passer d’une maladie qui lui est consubstantielle.

Il est permis d’espérer que les écrivains d’aujourd’hui, sortes de poupons toujours bien frais pour la plupart, bien portants, très organisés dans leur travail, dont on imagine qu’ils auraient réussi dans n’importe quel autre métier – banquier, bureaucrates, vendeurs de voitures – cèdent la place à la figure de l’écrivain telle qu’on la connaissait jadis : tuberculeux par essence. On aurait tort de croire que cette maladie contrecarre l’effort d’écriture. C’est tout le contraire. Ecoutons Paraz :  » Streptomycine ! (…) J’ai 40° de tempé, mais ça ne m’a jamais gêné pour écrire, au contraire.  » (Le Gala des Vaches). Un écrivain menacé de crever à tout moment produit nécessairement des trucs plus intéressants que les gérants de Sicav littéraire qui inondent les étals des libraires de leurs écrits falsifiés. L’écrivain tuberculeux parle de la vie, tout simplement.

Le plus extraordinaire avec cette maladie, c’est qu’elle constitue un sujet littéraire en elle-même. Le livre le plus drôle de la littérature française est peut-être L’hôpital : une hostobiographie où Alphonse Boudard raconte sa vie de tubard, de sana en sana. Il en profite même pour faire son  » éducasse littéraire « , en lisant Proust au milieu des crachats et des urinoirs. Le tableau de ses collègues de chambrée vaut en tout cas le détour, comme dirait le guide Michelin. Ils sont encore plus pittoresques que les taulards décrits dans La cerise.
Reste évidemment à savoir s’il se trouvera un Boudard ou un Paraz parmi les tuberculeux de demain.

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Kadhafi chez Chavez : ¿ Y Por Qué No ?

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Notre estimé camarade Jérôme Leroy fait état d’une rumeur selon laquelle Mouammar Kadhafi aurait pris la fuite pour se réfugier à Caracas. Cette rumeur, comme le souligne très justement Jérôme, est parfaitement infondée comme en témoignent les informations obtenues par Nicolas Maduro, le chef de la diplomatie vénézuélienne, auprès de son homologue libyen : Kadhafi est toujours à Tripoli « exerçant les pouvoirs que lui confèrent l’Etat et faisant face à la situation ».

A la décharge de ceux qui ont fait circuler cette rumeur, il faut reconnaître que l’hypothèse n’est pas si abracadabrante qu’elle n’en a l’air dans la mesure où les relations de Kadhafi avec les leaders socialistes d’Amérique du sud sont depuis longtemps des plus cordiales – rappelons, par exemple, que Fidel Castro, Evo Morales, Hugo Chavez et Daniel Ortega sont tous récipiendaires du « prix Kadhafi des droits de l’homme » (Castro en 1998, Morales en 2000, Chavez en 2004 et Ortega en 2009).

Si Castro et Ortega ont clairement fait savoir leur soutien au roi des rois d’Afrique et si Morales s’est contenté d’une neutralité digne de nos amis helvètes, le camarade Chavez, lui, reste étrangement silencieux. Si ce silence à quelque chose d’étrange c’est que les rapports du leader vénézuélien avec le doyen du monde arabe ont toujours été particulièrement chaleureux comme en témoignent – notamment – les câbles diplomatiques étatsuniens révélés par WikiLeaks et les nombreuses manifestations d’amitié publiques entre les deux révolutionnaires.

On sait, par exemple, que lors du sommet Afrique-Amérique du sud qui s’était tenu les 26 et 27 septembre 2009 sur l’île vénézuélienne de Margarita, Chavez et Kadhafi s’étaient mutuellement félicités de leurs révolutions respectives en des termes plus qu’élogieux puisqu’El Presidente avait déclaré que « Simon Bolivar est au peuple vénézuélien ce que Kadhafi est au peuple libyen » (ce qui, venant de Chavez, ce n’est pas le moindre des compliments) ce à quoi l’intéressé répondit « nous partageons le même destin, le même combat dans la même tranchée contre un ennemi commun, et nous vaincrons ». C’est d’ailleurs à cette occasion que le président Chavez avait décoré son ami Kadhafi de l’« Orden del Libertador », la plus haute distinction civile vénézuélienne et offert à el compañero presidente Mouammar Kadhafi une réplique de l’épée de Simon Bolivar au cri de « Viva Bolivar ! Viva Kadhafi! ».

Bien sûr, cette émouvante cérémonie n’est que la partie émergée de l’iceberg des relations diplomatiques cordiales qui unissent nos deux protagonistes. Que Chavez se soit – pour une fois – montré très discret sur le sort de Kadhafi ne signifie pas qu’il ait abandonné son camarade de lutte comme en témoigne ce coup de fil largement médiatisé de Nicolas Maduro évoqué plus haut.

Il faut dire que Chavez a cette étrange habitude de choisir ses alliés parmi les leaders les plus ostensiblement autocratiques de la planète. Du « hermano » Robert Mugabe (le fossoyeur du Zimbabwe) au président soudanais Omar Al-Bashir (le « libérateur » du Darfour) en passant par le biélorusse Alexander Lukashenko (le « dernier dictateur d’Europe »), l’iranien Mahmoud Ahmadinejad ou le turkmène Gurbanguly Berdymukhammedov, l’ami Chavez semble s’être lancé à corps perdu dans la pire collection d’amitiés qui se puisse imaginer. Il ne lui manque en effet plus que le « cher dirigeant » nord-coréen Kim Jong-Il auquel il a déjà fait quelques appels du pied, le général Thein Sein de Birmanie et – effectivement – Dark Vador…

Le Sinaï est déjà indépendant!

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En vérité, bien avant la toute récente révolution, le gouvernement égyptien avait de fait perdu le contrôle du Sinaï. La péninsule pour laquelle Caire n’a pas hésité à faire la guerre en 1973, semblait l’intéresser beaucoup moins une fois récupérée en 1982 grâce aux accords de paix signés avec Israël en mars 1979.

Pour être plus exact, l’Egypte a montré beaucoup d’intérêt pour les ressources pétrolières et le potentiel touristique des côtes de la Mer Rouge mais s’est très peu préoccupée des quelques centaines de milliers de bédouins vivant dans cette région. Résultat : ce désert est devenu un no man’s land contrôlé par des trafiquants de toute sorte et dont les pires sont probablement ceux spécialisés dans le commerce d’êtres humains. En 2010, presque de 12000 clandestins originaires d’Afrique de l’Est sont parvenus à franchir la frontière israélienne. Ces chiffres ne comprennent évidemment pas les migrants que les autorités israéliennes n’ont pas recensés ni les malheureux qui sont morts en cours de route.

Avec l’écroulement du régime, les bédouins se sont soulevés et aujourd’hui l’appartenance du Sinaï à l’Egypte est purement formelle : aucun fonctionnaire ou militaire égyptien ne se hasarderait aujourd’hui à une balade dans la haute montagne ou les wadis escarpés de la péninsule. Bref, la situation est devenue catastrophique.

Un petit exemple : depuis plus de trois mois quelques 300 Erythréens et Ethiopiens qui voulaient trouver refuge en Israël sont retenus en otage par des bédouins. Ces hommes et femmes sont parfois vendus à d’autres bandes des trafiquants qui n’hésitent pas à leur demander de payer une deuxième voire troisième fois la traversée du désert. Ainsi la note de 2000 dollars demandée au départ peut grimper jusqu’à 8000 dollars, que leurs proches, joints au téléphone par les trafiquants, sont priés de verser.

Les témoignages recueillis, essentiellement par un ONG italienne, font état de privation de nourriture, de sévices sexuels systématiques de femmes (75% des femmes interrogées ont été violées), de marquages au fer rouge et d’exécutions sommaires en cas de tentative de fuite.

Ce drame est peu médiatisé. Sûrement trop loin de la place Tahrir.

Nous sommes tous des antisémites berrichons!

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Le « multicul » est une vieille histoire en sociologie. À dire vrai, je pense que les pères fondateurs – Emile Durkheim et Max Weber, notamment – ne pensaient qu’à ça. De manière schématique, qu’ils me pardonnent, leur questionnement pourrait se résumer de la manière suivante : comment « faire » société en l’absence de religion ? Tous deux écrivaient aux environs du moment 1900 et pour tous les deux, le phénomène marquant de l’époque était la sécularisation. Ils assistaient non pas à la disparition de la religion, mais à sa transformation : elle était un choix collectif, voire même un non-choix, elle devenait une question individuelle auquel chacun pouvait répondre comme bon lui semblait dans le silence de sa conscience. Dès lors, de manière paradoxale, pour ces deux esprits athées, Durkheim et Weber, la question était de savoir comment on allait pouvoir faire vivre ensemble ces hommes sans le secours de la religion, laquelle désigne étymologiquement – religere – la capacité de faire tenir les choses ensemble.

Du coup, cette remise en perspective permet de relativiser nos motifs d’inquiétude. Bien sûr, notre véritable souci est de savoir comment vont coexister drag-queen, femme en burqa et partisan de l’enseignement en basque. Cette question n’est pas nouvelle, même si la burqa voile cette ancienneté, en raison de la promotion médiatique dont elle bénéficie. Posée en ces termes, la coexistence d’individus partageant des valeurs bien distinctes n’est en rien l’apanage de la société française : on retrouve cette même anxiété à Tel Aviv où, s’il n’y a pas de Burqa, on connaît la difficulté de faire coexister des individus pensant au soleil et à ses joies, et d’autres, tout de noir vêtus, uniquement préoccupés par la Torah. En cela, l’échec du « multicul » n’est en rien la question que pose l’islam à l’Occident, mais, plus surement, la preuve la plus évidente des méandres de la question identitaire.

Alors évidemment, la burqa n’est pas une question simple, puisqu’elle témoigne de choix de vie en rupture radicale avec un certain nombre de principes qui fondent notre démocratie française. Cette dimension irréconciliable des identités modernes, Weber la nommait la « querelle des dieux », tout simplement parce qu’elle mettait en branle un rapport aux valeurs qui participaient de métaphysique distinctes. Mais la burqa est-elle seule en cause ? La famille homosexuelle pose également de profondes questions anthropologiques à notre société. De la même façon, il n’est pas certain que la question animale et ses conséquences – la construction d’un droit qui ne concernerait pas que le seul genre humain – ne révèle pas des divergences profondes au sein de la société française. Ce « multicul » là, il n’est pas un échec : il est problématique comme est problématique le fait de vivre ensemble au XXIème siècle. Pour remédier à cela, il faudrait vouloir vivre non pas sous Pétain mais au XIIème siècle, où, effectivement la société présentait une homogénéité notable.

Et cependant les problèmes soulevés par ce « multicul » ne doivent pas nous entrainer sur les cimes du désespoir. Car ces individus aussi bariolés, voilés, étranges qu’ils nous paraissent être dans leur singularité, participent tous d’un même phénomène, cette modernité qui est aujourd’hui notre lieu commun. Raymond Aron expliquait en substance qu’il se sentait plus près d’un antisémite berrichon que d’un juif vivant au Yémen. Eh bien aujourd’hui, dans les yeux de l’autre, nous sommes tous des antisémites berrichons.

Le Diplo à poil !

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Abonnés au Monde Diplomatique, auditeurs de Là-bas si j’y suis, groupies de Stéphane Hessel, ceci vous concerne ! L’excellente revue Histoire et Liberté, éditée par l’Institut d’histoire sociale[1. En vente dans toutes les bonnes librairie ou sur commande à l’Institut d’Histoire sociale, 4 avenue Benoît Frachon 92023 Nanterre cedex] consacre sa dernière livraison à un passage au scanner du Monde diplomatique.

De la Corée du Nord à Cuba, en passant par le Cambodge des Khmers rouges on découvrira comment cet épigone du Monde est devenu, sous les houlettes successives de Claude Julien, Ignacio Ramonet, Alain Gresh et Serge Halimi, le thuriféraire de toutes les dictatures peintes en rouge ou en vert.

« Satisfaire les affligés et affliger les satisfaits », tel était le slogan programmatique de Claude Julien, principal artisan de la mutation de ce bulletin des ambassades en fer de lance de l’anti-américanisme rabique, de l’antisionisme viscéral, et de la déférence onctueuse envers Fidel Castro, Hugo Chavez et autres bienfaiteurs de l’humanité. On ne sait si les « affligés » pourrissant dans les prisons cubaines, les geôles iraniennes ou les camps de rééducation nord-coréens trouvent leur réconfort dans la lecture du Diplo.

En revanche, le passage au crible de l’idéologie et des pratiques de ses animateurs par les gens de l’Institut d’Histoire sociale (Pierre Rigoulot, André Sénik, Claire Brière-Blanchet et alii) est jubilatoire pour les prétendus « satisfaits »

Galliano : antisémite aggravé, ou très banalement bourré ?

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Jeudi 24 février à la terrasse du café La Perle, dans le Marais. Il est à peu près 21 heures, un couple prend un verre quand un « homme bizarre » s’asseoit et commande un mojito. Trouvant que sa voisine parle trop fort, John Galliano – puisque c’est lui – lui aurait alors demandé de « fermer sa gueule », car il ne supportait pas le timbre de sa voix, avant de lui dire qu’elle ne « devrait même pas être née, tellement elle est immonde, laide et plouc ». Pour finir il lui balance « jewish cunt », l’injure la plus vulgaire homologuée en anglais britannique. Toujours selon les plaignants, après que l’ami de la cliente outrée s’en fut mêlé, le designer de Dior l’aurait lui aussi habillé pour l’hiver d’un « Putain de bâtard asiatique, je vais te tuer ! »


"Il m'a demandé de fermer ma gueule"
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La serveuse et les vigiles n’étant pas de grand secours face à un tel VIP, les offensés se sont finalement décidés à appeler la police. Galliano est conduit au commissariat où on constate qu’il a bel et bien bu mais pas tant que ça finalement. Avec 1,1 gramme d’alcool par litre d’air expiré, on ne peut certes conduire mais on devrait pouvoir bien se conduire.

Hormis cette alcoolémie, qui n’est ni illégale, ni même répréhensible – on est dans un bistrot ! -, Galliano nie tout en bloc, ce qui n’a pas empêché tous les micros et caméras de France de converger vers les victimes supposées, sans faire trop de cas au passage des droits à la présomption d’innocence de la star déchue (et suspendue) de Dior.

Mais bon, d’habitude, les victimes de ce genre de choses habitent à perpette, en banlieue sale. Là, on les avait sous la main, dans le Marais !

Le crime paie

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L’indication terrorisante existe, je l’ai rencontrée. Je la rencontre d’ailleurs de plus en plus souvent. Elle envahit régulièrement les journaux, les radios, les télévisons et s’y promène en territoire conquis : cette indignation est suscitée par le fait divers. Refuser d’y céder fait de vous soit un salaud soit un pitoyable égaré dans le déni du réel.[access capability= »lire_inedits »]

On serait presque obligé, comme si ça n’allait pas de soi, de préciser que nous sommes horrifiés quand nous apprenons, par exemple, qu’une jeune femme est assassinée alors qu’elle fait son jogging en forêt, mais que l’on trouve quelque chose de gênant à ce qu’on ne parle plus que de cela, et vraiment plus que de cela, sur toutes les radios, toutes les télés et dans presque tous les journaux pendant une ou deux semaines. Avant le prochain…

Bientôt, la victime n’est plus une femme, une mère de famille, une sœur, une épouse, une employée de banque, que sais-je… elle finit figée dans le syntagme « joggeuse ». Il est censé résumer son être, sa vie et son martyre. Dans ce cas précis, « joggeuse », c’est à la fois la partie et le tout comme dans une synecdoque déshumanisante mais bien pratique médiatiquement pour susciter l’indignation, la faciliter, la gonfler. On passera en boucle les mêmes plans sur la maison où vivait la victime. On aura la même photo d’elle, prise souvent des années auparavant. On entendra le même procureur aveuglé par les flashes annoncer que tout sera mis en œuvre pour retrouver le plus vite possible les assassins et on écoutera les mêmes témoignages de voisins ou de proches qui vous parleront toujours de l’extrême moralité de la victime, de sa gentillesse, de sa presque sainteté et enchaîneront assez vite avec des idées générales sur la sale époque que nous vivons, sur la police qui ne sait plus où donner de la tête, sur la justice qui ne fait pas son boulot avant de vous dire, les yeux pleins de colère qu’il faudrait que ça change, et plus vite que ça.

Si l’assassinat ou l’enlèvement est commis par un récidiviste, on a tout de suite le droit, en plus, à des éloges spontanés de la peine de mort. Mais on ne s’indignera jamais, (ou bien on ne nous montre pas les gens qui s’indignent sur ce mode-là), que les contrôleurs judiciaires, comme partout, soient débordés et réduits à une poignée en raison d’une politique de la justice menée au hachoir budgétaire. Si le tueur est un schizophrène et assassine des infirmières à un retour de permission, il est même possible, par les temps qui courent, que l’indignation soit telle qu’une loi, une de plus, soit votée dans l’urgence. Une loi pour améliorer l’état de la psychiatrie en France ? Pour avoir un encadrement digne de ce nom dans les hôpitaux concernés ? Ah, non, vous n’y êtes pas, vous avez mal placé votre indignation, vous ne pensez pas assez aux victimes : la loi sera votée pour avoir la possibilité d’envoyer les malades mentaux en prison. On ne va tout de même pas se compliquer la vie.

Oui, décidément, j’éprouve un malaise toujours plus grand à voir ainsi le fait divers occuper le paysage médiatique et occulter complètement ce qui faisait la « une » juste avant qu’il ne se produise : guerre meurtrière sur un autre continent, énième plan de rigueur en Europe, conflit social chez nous. Je veux bien admettre l’importance du syndrome « C’est arrivé près de chez vous ! » mais, tout de même, un suicide ou un accident sur le lieu de travail, une usine qui ferme, ça arrive aussi près de chez moi. Avez-vous vu récemment, pour autant, un média faire sa « une » sur les chiffres de la souffrance au travail ou sur les maladies professionnelles ? Tandis que sur l’insécurité, en revanche, on a même le droit à des petits graphiques explicatifs et ministériels…

On s’indigne là où on nous dit de s’indigner

Bien naturelle face au fait divers, l’indignation devient franchement dangereuse pour la démocratie quand celui-ci est surexposé à quelques jours du premier tour d’une élection présidentielle. On se souvient de l’affaire « Papy Voise », ce retraité d’Orléans vivant dans un quartier populaire. Deux jeunes pénètrent chez lui, le rouent de coups puis incendient sa pauvre maison. Cela avait eu lieu le 18 avril 2002 et, dès le lendemain, TF1 consacrait l’essentiel de ses éditions, sur plusieurs jours, à cette affaire. Paul Voise n’était plus que le « gentil Papy Voise », lui aussi devenu syntagme figé et victime archétypale du laxisme sécuritaire du gouvernement Jospin. Ce n’est évidemment pas l’image du visage martyrisé de Paul Voise qui a empêché Jospin d’accéder au second tour. Mais disons que, lorsque les choses se jouent à moins de 200 000 voix, le moindre détail compte. Que par la suite, la personnalité du « gentil Papy Voise » se soit révélée plus complexe et l’affaire beaucoup moins transparente, cela n’a plus intéressé grand monde. Le mal était fait.

En son temps, un écrivain anarchiste, Félix Fénéon, avait inventé les Nouvelles en trois lignes qui ne sont pas sans rappeler, par leur concision obligée et leur humour noir, les tweets de l’ami Miclo. Vers 1905, Fénéon reprenait les dépêches d’agences et, pour le journal Le Matin, les transformait en petits bijoux de style. Il s’intéressait exclusivement à ce qu’on appelait, déjà, les « faits divers ». Cette lecture est plus que jamais recommandable aujourd’hui[1. Disponible au Mercure de France, dans la collection « Le Petit Mercure »]. Dans une société de la Belle Époque largement aussi violente que la nôtre, Félix Fénéon suggérait par l’absurde que le fait divers qui indigne indigne parfois pour de mauvaises raisons et qu’on a tendance à s’indigner là où on nous dit de nous indigner. Qu’il agit comme un révélateur, celui d’une société pétrie de contradictions, d’injustices et pleine d’une violence institutionnalisée qui précède souvent la violence irrationnelle, monstrueuse, à l’œuvre dans le fait divers.

« Trop pauvre pour l’élever, dit-il, Triquet de Théligny (Sarthe) a étouffé son fils, âgé de un mois. » ; « Mme Fournier, M. Voisin, M. Septeuil se sont pendus : neurasthénie, cancer, chômage. » ; « Les terrassiers de Florac protestent, même à coups de couteau, contre l’abondance de l’Espagnol sur les chantiers. » ; « Comme leur instance de divorce traînassait et que son mari n’avait que 70 ans, Mme Hennebert, de Saint-Martin-Chennetron, le tua. » : voici quelques exemples de la Fénéon’s touch. Le lire aujourd’hui nous renvoie à un salubre travail de prise en compte de la violence du fait divers mais aussi à la nécessité de sa mise à distance, pour la penser « à froid », ce qui ne signifie pas pour autant chercher à l’excuser ou à la minorer.

Parce que si la mise en scène, toujours plus complaisante et racoleuse, de l’indignation sincère de l’homme de la rue − et parfois surjouée du politique −, pouvaient, à elles seules, empêcher les assassinats, les hold-up et les enlèvements, depuis le temps, ça se saurait, non ?[/access]

Nouvelles en trois lignes

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Êtes-vous flexisexuel ?

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photo : Sacha Goldberger
photo : Sacha Goldberger

Je sacrifie très peu au rite des soirées littéraires, je l’avoue, et préfère bien souvent rester chez moi à lire ou à écrire, plutôt que de me pavaner au milieu d’écrivains, fussent-ils authentiques, mais invariablement entourés d’écrivaillons et brasse-papiers en tout genre qui se la pètent presque autant que moi. Un soir que j’étais de bonne humeur, après bien des hésitations, je finis par me rendre à l’une de ces soirées. Là, une mondaine, s’approchant de moi me demande tout de go et la bouche en cul de poule quelle est ma raison sociale. Mon cerveau lent finit par comprendre que ladite haut perchée me demandait tout bêtement ce que je faisais dans la vie, quel était mon métier, quoi. Drôle d’approche, cela dit en passant : l’individu existe d’abord pour les autres parce qu’il a un métier, dont il doit faire la preuve. Et sinon, tu fais quoi dans la vie ? Combien de fois encore devrai-je subir cette question. Quand on me la pose, j’ai de plus en plus tendance à vouloir faire l’idiot, à répondre n’importe quoi, que je suis masseur du néant, chasseur d’œsophages, contemplateur de plats de lentilles froids, que sais-je. Cette fois-là, étant de bonne humeur, j’ai répondu en bon élève et dit que j’étais professeur. La belle a hoché la tête et s’en est allée, allez savoir pourquoi. Un petit prof chez les littérateurs, ma foi…

En lisant Le Monde, j’ai été rassuré : le jour est proche où on nous demandera d’afficher d’abord nos tendances sexuelles plutôt que de décliner notre raison sociââleux. Un article dudit journal nous apprend en effet que de l’autre côté de l’Atlantique, la mode, pour les filles, esr de se dire « flexisexuelles ». En voilà un mot joli ! La flexisexualité ? Ceux qui imaginaient déjà des prouesses kamasoutriques, pratiquées par des filles infiniment souples, avec lesquelles les parties de jambes en l’air évolueraient vers des sommets agiles vont être déçus. Sous ce néo-vocable branché se cache une réalité bien plus anodine : un comportement nouveau, nous apprend l’article, des femmes qui « ne sont pas homosexuelles ou bisexuelles, mais qui s’amusent à flirter et à embrasser les autres filles bien qu’elles aiment toujours avoir des relations sexuelles avec les hommes ». Wouf. Il ne s’agirait pas moins, apprend-on encore, que d’un « changement de mœurs », sérieusement étudié par chercheurs et sociologues. Une « experte en flexisexualité » – j’en vois qui rient – explique ainsi que les jeunes femmes semblent influencées par la sexualité des gays. « Les gens ont de plus en plus conscience, explique avec souplesse cette experte, qu’il ne faut pas nécessairement être cent pour cent gay pour aimer avoir un contact physique avec une personne du même sexe. » (Pas nécessairement cent pour cent gay, ça fait rêver, ça. Il faudra que je me demande sérieusement un jour quel est mon pourcentage de gayté).

Les hommes, découvre-t-on ensuite, seraient moins portés à afficher la même tendance flexisexuelle. En v’la des coincés. Et elle en rajoute, notre savante flexible, faisant porter le chapeau de cette mascarponade aux zhommes zordinaires : si ces jeunes femmes se kissent devant nous, ce serait notre faute ; elles se livreraient à une mise en scène destinée à réaliser nos fantasmes masculins : « Les hommes hétéros aiment l’idée de deux femmes en train de se séduire. » Non, un fantasme masculin, ça ? Féministe, va ! La prochaine qui s’approche de moi et me demande quelle est ma raison sociale, promis, je lui fous une tarte dans la gueule et lui réponds que je suis coincé, sexorigide, quoi !

L’éternel retour du Cercle Cosaque

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« Nous ne parlons pas en alexandrins. Pourtant, les alexandrins, eux, parlent en nous. » Cela, c’était, il y a un mois, la première salve du Cercle Cosaque, lancée avec calme et panache par François Taillandier.
Romaric Sangars et Olivier Maulin, les deux meneurs de « cabaret littéraire », récidivent en dépit de la proscription récente et pourtant claire de toutes formes de récidivisme. La deuxième réunion du Cercle Cosaque se tiendra le jeudi 3 mars 2011 à 20h30, comme de coutume au troquet Chez Barak, au 29 de la rue Sambre et Meuse, à Paris (10ème). Leur deuxième invité sera l’écrivain Pierre Jourde, qui lira un extrait de son roman en cours et reviendra sur son œuvre romanesque et critique.
Les salves cosaques, institution naissante en passe de devenir la référence incontournable des pirates antimodernes de toutes générations, se perpétueront ainsi tous les premiers jeudi du mois.
Entrée libre pour tous les individus suspects, sauf banquiers.

S’indigner, encore faut-il pouvoir…

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Il faut que je fasse un aveu. Je vais me faire mal voir dans ce magazine qui bataille si vaillamment contre l’Empire du Bien, mais voilà. Je le dis comme ça s’est passé : Stéphane Hessel m’a eu. Dès les premières pages de son opuscule, une évidence m’est apparue, nette et crue : je m’indigne peu. La colère, la révolte et tous les sentiments apparentés occupent un espace très limité dans mon existence. La dernière fois que je me suis indigné, c’était dans un supermarché. Il me fallait des fruits secs pour faire un biryani au poulet… et le rayon était vide. Je me suis révolté contre l’incompétence du manager des lieux puis j’ai vu, sur le rayon d’à côté, des pruneaux d’Agen. Ils pouvaient très bien faire l’affaire. Je me suis vite calmé.[access capability= »lire_inedits »]

La lecture de Indignez-vous ! m’a ainsi suggéré plusieurs opinions désagréables sur moi-même. Tu es un veau, me dis-je, une vraie moule. D’accord, tu n’as pas le nazisme, ni l’OAS, ni la guerre du Vietnam, ni l’URSS, ni de Gaulle, mais tu sais que le monde va mal, que les hommes souffrent, que des dictatures existent encore, que l’injustice règne. Malgré cette conscience, tu ne sors pas de ton fatalisme résigné. Tu cultives une sorte de nihilisme triste, et somme toute méprisable. Bref, le petit ouvrage atteignait parfaitement son but. Il me culpabilisait. Il me mettait en mouvement. L’auto-flagellation dura deux jours, puis, sans doute pour sortir de cet état inconfortable, je me demandai si je ne pourrais pas essayer. Hessel dit : « Cherchez et vous trouverez… » Après tout, me dis-je, pourquoi pas ? Prenons le Sage au mot. Obéissons à son injonction. Indignons-nous.

Me voilà donc parti à la chasse d’un motif de révolte. Ce ne doit pas être si difficile, pensai-je. Hessel dit : regardez autour de vous pour trouver des « thèmes » d’indignation. J’ai commencé par le premier venu, le plus facile : la pauvreté. Je me suis mis à penser aux nombreux miséreux que je croise quotidiennement dans mon quartier, grand-mères assises à longueur de journée sur les trottoirs gelés, clochards qui mendient devant les boulangeries, ivrognes qui dorment sur les bouches de métro, etc. À l’évidence, les conditions de vie de ces personnes ne sont pas dignes. Elles sont même clairement indignes. Dont acte.

Bizarrement pourtant, l’image de ces déshérités ne provoqua pas chez moi un réel sentiment de colère. J’avais beau me pousser, je n’y parvenais pas. Quelque chose manquait. Ou plutôt quelqu’un. Je découvris alors l’une des conditions de l’indignation : pour qu’elle naisse et prospère, il faut identifier une personne manifestement responsable de l’ignominie. Le mieux, c’est de trouver un bon salaud qu’on peut réprouver sans nuance. Qui est coupable de la pauvreté, de nos jours ? Tout le monde le sait : ce sont les banquiers. Mais lequel d’entre eux ? Le directeur de Goldman Sachs ? Celui de Lehman Brothers ? Je ne vois pas leur tête. Jérôme Kerviel ? Celui-là fait partie des déshérités, maintenant. Matthieu Pigasse ? Il paraît qu’il est de gauche. Je brassai encore quelques noms, en vain. Il me fallait donc chercher ailleurs. Il me fallait un problème dont les responsables sont plus faciles à trouver.

Un thème porteur me vint à l’esprit : les médias. Je me souvins de ces hauts-le-cœur qui me prennent lorsqu’une personne publique, à la radio ou à la télévision, déclame un fait à longue portée électorale sans qu’un travail journalistique ne le mette en perspective. Au hasard : Marine Le Pen qui, sur France 2, en prime time, balance que l’Etat français finance la construction des mosquées tandis qu’il délaisse totalement les autres religions. La preuve éclatante que l’Etat encourage une « islamisation de la France ». Face à la future cheffe du Front national, Arlette Chabot s’étonna une seconde, puis, visiblement peu armée sur la question, laissa passer l’info. Devant 3,3 millions de téléspectateurs.

Voilà de quoi nourrir une jolie petite indignation, me dis-je. J’avais un motif : le journalisme transformé en passeur de plats. J’avais une coupable, prise en flagrant délit. La colère allait monter, c’était sûr. Et pourtant non, rien. Je ne parvins guère qu’à éprouver un agacement mou. Pour me donner du courage, j’imaginais un acte militant, du genre écrire une lettre à l’émission, exiger que les personnalités politiques ne puissent désormais plus sortir de tels faits sans qu’une équipe d’experts ad hoc ne les vérifient immédiatement. Mais Arlette Chabot lit-elle les lettres qu’on lui envoie ? Et à supposer qu’elle la lise, qu’est-ce qu’elle en ferait ? Est-ce que le problème ne la dépasse pas largement ? Bref, les médias n’étaient pas encore le bon thème d’indignation. Sans doute manquai-je d’ambition… La mesure de Hessel, c’est quand même le nazisme. Les médias font certes des bêtises mais, dans le genre saloperie, on doit pouvoir trouver pire.

Je me mis alors en quête d’un motif d’indignation de grande taille. Il me fallait du lourd, du costaud, de l’énorme et, si possible, du transnational. J’ai alors pensé à un problème qui m’apparaît de plus en plus clairement et qui me semble général : celui de l’hypocrisie égalitaire. De toutes les notions primordiales qui structurent notre morale contemporaine, l’idée d’égalité paraît aujourd’hui la plus vide de sens. Cette valeur, inscrite au fronton de la République, inscrite aussi dans nombre de constitutions occidentales, ne paraît plus défendue par personne. Non seulement elle ne semble avoir été réalisée nulle part, mais elle ne semble nulle part en voie d’être réalisée de près ou de loin. Tout se passe comme s’il n’y avait plus, aujourd’hui, aucun désir sincère d’égalité, en France comme ailleurs. Hessel parle souvent d’évidence. En voilà bien une : nos sociétés ne savent pas vivre autrement que sur un mode inégalitaire et ne cherchent pas autre chose qu’à perpétuer ce fonctionnement. L’égalité, si chantée depuis deux siècles, ne semble plus trouver de place aujourd’hui que dans les discours. Et encore : on parle finalement moins maintenant d’égalité que de réductions des inégalités. Le nouvel idéal, c’est d’amortir les effets de la hiérarchie sociale. L’égalité n’est plus là aujourd’hui que comme un accessoire identitaire des démocraties. On n’y croit plus, mais on n’ose pas le dire. Il est vrai que ça ne ferait pas démocrate.

Pas besoin de chercher bien loin pour faire ce constat. Il suffit, comme dit Hessel, de regarder autour de soi. Prenons tout de même l’École, en guise d’exemple. Le dernier rapport PISA souligne que l’éducation française accentue les inégalités : les excellents deviennent meilleurs encore et les faibles toujours plus faibles. Sans doute peut-on réduire l’écart, mais une chose paraît certaine : à de rares exceptions près, les faibles ne rattrapent jamais les excellents, que ce soit en France ou ailleurs. Ne rejetons pas la responsabilité sur les professeurs : on peut parier que la plupart se battent pour donner à chaque enfant ce qu’il est prêt à recevoir ; mais à part peut-être les débutants, les enseignants ne se battent plus pour que les élèves deviennent tous égaux en savoirs. Ils savent que leurs efforts, quels qu’ils soient, ne corrigeront les inégalités que marginalement. Ils savent que les bons élèves, soutenus par leurs parents, chargés dès le départ d’un bagage adéquat, fourniront les bonnes écoles et que les autres vivront leur scolarité comme un mauvais rêve. Ils savent que l’égalité des chances est un leurre. Notre société, comme toute société, a besoin de personnes sans trop d’éducation pour ses tâches subalternes. Il est mensonger de faire croire aux enfants, et à leurs parents, que l’École a pour projet de tous les amener vers le haut de l’échelle sociale.

Mais j’oubliais : il s’agissait de s’indigner. Le fait est que, quand je pense à la question de l’égalité, mon cerveau s’échauffe. Suis-je indigné ? Révolté ? Pas sûr. Je me sens plutôt pris dans une sorte de double bind. S’indigner contre le mensonge égalitaire conduit mécaniquement à deux conclusions divergentes. La première consiste à asséner une vérité dure à entendre, selon laquelle l’être humain n’est pas fait pour un fonctionnement égalitaire, et qu’il vaudrait donc mieux abandonner cet idéal pour cause de caducité. Voilà qui paraît peu enthousiasmant et, pour le moins, prometteur de quelque opprobre. La deuxième consiste au contraire à redoubler d’efforts pour la cause égalitaire, à militer pour qu’elle redevienne une cause sérieuse et non plus un simple gri-gri décoratif. Seulement voilà, est-ce que j’y crois ? Est-ce que je crois que les hommes sont capables de la vivre, cette égalité ? En vérité, j’ai des doutes… Désolé, Monsieur Hessel, j’ai bien essayé mais, comme vous le voyez, en matière d’indignation, je ne suis pas sorti de l’auberge.[/access]

La Tuberculose, une amie des Lettres

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Après une décrue spectaculaire jusqu’en 2005, la tuberculose connaît en France un renouveau ces dernières années. Renouveau modeste, mais prometteur grâce à l’abandon de la vaccination obligatoire des enfants, décidé en 2007 par le gouvernement. Qui montre ainsi qu’il est soucieux du devenir de notre littérature. Car celle-ci ne peut guère se passer d’une maladie qui lui est consubstantielle.

Il est permis d’espérer que les écrivains d’aujourd’hui, sortes de poupons toujours bien frais pour la plupart, bien portants, très organisés dans leur travail, dont on imagine qu’ils auraient réussi dans n’importe quel autre métier – banquier, bureaucrates, vendeurs de voitures – cèdent la place à la figure de l’écrivain telle qu’on la connaissait jadis : tuberculeux par essence. On aurait tort de croire que cette maladie contrecarre l’effort d’écriture. C’est tout le contraire. Ecoutons Paraz :  » Streptomycine ! (…) J’ai 40° de tempé, mais ça ne m’a jamais gêné pour écrire, au contraire.  » (Le Gala des Vaches). Un écrivain menacé de crever à tout moment produit nécessairement des trucs plus intéressants que les gérants de Sicav littéraire qui inondent les étals des libraires de leurs écrits falsifiés. L’écrivain tuberculeux parle de la vie, tout simplement.

Le plus extraordinaire avec cette maladie, c’est qu’elle constitue un sujet littéraire en elle-même. Le livre le plus drôle de la littérature française est peut-être L’hôpital : une hostobiographie où Alphonse Boudard raconte sa vie de tubard, de sana en sana. Il en profite même pour faire son  » éducasse littéraire « , en lisant Proust au milieu des crachats et des urinoirs. Le tableau de ses collègues de chambrée vaut en tout cas le détour, comme dirait le guide Michelin. Ils sont encore plus pittoresques que les taulards décrits dans La cerise.
Reste évidemment à savoir s’il se trouvera un Boudard ou un Paraz parmi les tuberculeux de demain.

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Kadhafi chez Chavez : ¿ Y Por Qué No ?

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Notre estimé camarade Jérôme Leroy fait état d’une rumeur selon laquelle Mouammar Kadhafi aurait pris la fuite pour se réfugier à Caracas. Cette rumeur, comme le souligne très justement Jérôme, est parfaitement infondée comme en témoignent les informations obtenues par Nicolas Maduro, le chef de la diplomatie vénézuélienne, auprès de son homologue libyen : Kadhafi est toujours à Tripoli « exerçant les pouvoirs que lui confèrent l’Etat et faisant face à la situation ».

A la décharge de ceux qui ont fait circuler cette rumeur, il faut reconnaître que l’hypothèse n’est pas si abracadabrante qu’elle n’en a l’air dans la mesure où les relations de Kadhafi avec les leaders socialistes d’Amérique du sud sont depuis longtemps des plus cordiales – rappelons, par exemple, que Fidel Castro, Evo Morales, Hugo Chavez et Daniel Ortega sont tous récipiendaires du « prix Kadhafi des droits de l’homme » (Castro en 1998, Morales en 2000, Chavez en 2004 et Ortega en 2009).

Si Castro et Ortega ont clairement fait savoir leur soutien au roi des rois d’Afrique et si Morales s’est contenté d’une neutralité digne de nos amis helvètes, le camarade Chavez, lui, reste étrangement silencieux. Si ce silence à quelque chose d’étrange c’est que les rapports du leader vénézuélien avec le doyen du monde arabe ont toujours été particulièrement chaleureux comme en témoignent – notamment – les câbles diplomatiques étatsuniens révélés par WikiLeaks et les nombreuses manifestations d’amitié publiques entre les deux révolutionnaires.

On sait, par exemple, que lors du sommet Afrique-Amérique du sud qui s’était tenu les 26 et 27 septembre 2009 sur l’île vénézuélienne de Margarita, Chavez et Kadhafi s’étaient mutuellement félicités de leurs révolutions respectives en des termes plus qu’élogieux puisqu’El Presidente avait déclaré que « Simon Bolivar est au peuple vénézuélien ce que Kadhafi est au peuple libyen » (ce qui, venant de Chavez, ce n’est pas le moindre des compliments) ce à quoi l’intéressé répondit « nous partageons le même destin, le même combat dans la même tranchée contre un ennemi commun, et nous vaincrons ». C’est d’ailleurs à cette occasion que le président Chavez avait décoré son ami Kadhafi de l’« Orden del Libertador », la plus haute distinction civile vénézuélienne et offert à el compañero presidente Mouammar Kadhafi une réplique de l’épée de Simon Bolivar au cri de « Viva Bolivar ! Viva Kadhafi! ».

Bien sûr, cette émouvante cérémonie n’est que la partie émergée de l’iceberg des relations diplomatiques cordiales qui unissent nos deux protagonistes. Que Chavez se soit – pour une fois – montré très discret sur le sort de Kadhafi ne signifie pas qu’il ait abandonné son camarade de lutte comme en témoigne ce coup de fil largement médiatisé de Nicolas Maduro évoqué plus haut.

Il faut dire que Chavez a cette étrange habitude de choisir ses alliés parmi les leaders les plus ostensiblement autocratiques de la planète. Du « hermano » Robert Mugabe (le fossoyeur du Zimbabwe) au président soudanais Omar Al-Bashir (le « libérateur » du Darfour) en passant par le biélorusse Alexander Lukashenko (le « dernier dictateur d’Europe »), l’iranien Mahmoud Ahmadinejad ou le turkmène Gurbanguly Berdymukhammedov, l’ami Chavez semble s’être lancé à corps perdu dans la pire collection d’amitiés qui se puisse imaginer. Il ne lui manque en effet plus que le « cher dirigeant » nord-coréen Kim Jong-Il auquel il a déjà fait quelques appels du pied, le général Thein Sein de Birmanie et – effectivement – Dark Vador…

Le Sinaï est déjà indépendant!

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En vérité, bien avant la toute récente révolution, le gouvernement égyptien avait de fait perdu le contrôle du Sinaï. La péninsule pour laquelle Caire n’a pas hésité à faire la guerre en 1973, semblait l’intéresser beaucoup moins une fois récupérée en 1982 grâce aux accords de paix signés avec Israël en mars 1979.

Pour être plus exact, l’Egypte a montré beaucoup d’intérêt pour les ressources pétrolières et le potentiel touristique des côtes de la Mer Rouge mais s’est très peu préoccupée des quelques centaines de milliers de bédouins vivant dans cette région. Résultat : ce désert est devenu un no man’s land contrôlé par des trafiquants de toute sorte et dont les pires sont probablement ceux spécialisés dans le commerce d’êtres humains. En 2010, presque de 12000 clandestins originaires d’Afrique de l’Est sont parvenus à franchir la frontière israélienne. Ces chiffres ne comprennent évidemment pas les migrants que les autorités israéliennes n’ont pas recensés ni les malheureux qui sont morts en cours de route.

Avec l’écroulement du régime, les bédouins se sont soulevés et aujourd’hui l’appartenance du Sinaï à l’Egypte est purement formelle : aucun fonctionnaire ou militaire égyptien ne se hasarderait aujourd’hui à une balade dans la haute montagne ou les wadis escarpés de la péninsule. Bref, la situation est devenue catastrophique.

Un petit exemple : depuis plus de trois mois quelques 300 Erythréens et Ethiopiens qui voulaient trouver refuge en Israël sont retenus en otage par des bédouins. Ces hommes et femmes sont parfois vendus à d’autres bandes des trafiquants qui n’hésitent pas à leur demander de payer une deuxième voire troisième fois la traversée du désert. Ainsi la note de 2000 dollars demandée au départ peut grimper jusqu’à 8000 dollars, que leurs proches, joints au téléphone par les trafiquants, sont priés de verser.

Les témoignages recueillis, essentiellement par un ONG italienne, font état de privation de nourriture, de sévices sexuels systématiques de femmes (75% des femmes interrogées ont été violées), de marquages au fer rouge et d’exécutions sommaires en cas de tentative de fuite.

Ce drame est peu médiatisé. Sûrement trop loin de la place Tahrir.

Nous sommes tous des antisémites berrichons!

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Le « multicul » est une vieille histoire en sociologie. À dire vrai, je pense que les pères fondateurs – Emile Durkheim et Max Weber, notamment – ne pensaient qu’à ça. De manière schématique, qu’ils me pardonnent, leur questionnement pourrait se résumer de la manière suivante : comment « faire » société en l’absence de religion ? Tous deux écrivaient aux environs du moment 1900 et pour tous les deux, le phénomène marquant de l’époque était la sécularisation. Ils assistaient non pas à la disparition de la religion, mais à sa transformation : elle était un choix collectif, voire même un non-choix, elle devenait une question individuelle auquel chacun pouvait répondre comme bon lui semblait dans le silence de sa conscience. Dès lors, de manière paradoxale, pour ces deux esprits athées, Durkheim et Weber, la question était de savoir comment on allait pouvoir faire vivre ensemble ces hommes sans le secours de la religion, laquelle désigne étymologiquement – religere – la capacité de faire tenir les choses ensemble.

Du coup, cette remise en perspective permet de relativiser nos motifs d’inquiétude. Bien sûr, notre véritable souci est de savoir comment vont coexister drag-queen, femme en burqa et partisan de l’enseignement en basque. Cette question n’est pas nouvelle, même si la burqa voile cette ancienneté, en raison de la promotion médiatique dont elle bénéficie. Posée en ces termes, la coexistence d’individus partageant des valeurs bien distinctes n’est en rien l’apanage de la société française : on retrouve cette même anxiété à Tel Aviv où, s’il n’y a pas de Burqa, on connaît la difficulté de faire coexister des individus pensant au soleil et à ses joies, et d’autres, tout de noir vêtus, uniquement préoccupés par la Torah. En cela, l’échec du « multicul » n’est en rien la question que pose l’islam à l’Occident, mais, plus surement, la preuve la plus évidente des méandres de la question identitaire.

Alors évidemment, la burqa n’est pas une question simple, puisqu’elle témoigne de choix de vie en rupture radicale avec un certain nombre de principes qui fondent notre démocratie française. Cette dimension irréconciliable des identités modernes, Weber la nommait la « querelle des dieux », tout simplement parce qu’elle mettait en branle un rapport aux valeurs qui participaient de métaphysique distinctes. Mais la burqa est-elle seule en cause ? La famille homosexuelle pose également de profondes questions anthropologiques à notre société. De la même façon, il n’est pas certain que la question animale et ses conséquences – la construction d’un droit qui ne concernerait pas que le seul genre humain – ne révèle pas des divergences profondes au sein de la société française. Ce « multicul » là, il n’est pas un échec : il est problématique comme est problématique le fait de vivre ensemble au XXIème siècle. Pour remédier à cela, il faudrait vouloir vivre non pas sous Pétain mais au XIIème siècle, où, effectivement la société présentait une homogénéité notable.

Et cependant les problèmes soulevés par ce « multicul » ne doivent pas nous entrainer sur les cimes du désespoir. Car ces individus aussi bariolés, voilés, étranges qu’ils nous paraissent être dans leur singularité, participent tous d’un même phénomène, cette modernité qui est aujourd’hui notre lieu commun. Raymond Aron expliquait en substance qu’il se sentait plus près d’un antisémite berrichon que d’un juif vivant au Yémen. Eh bien aujourd’hui, dans les yeux de l’autre, nous sommes tous des antisémites berrichons.

Le Diplo à poil !

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Abonnés au Monde Diplomatique, auditeurs de Là-bas si j’y suis, groupies de Stéphane Hessel, ceci vous concerne ! L’excellente revue Histoire et Liberté, éditée par l’Institut d’histoire sociale[1. En vente dans toutes les bonnes librairie ou sur commande à l’Institut d’Histoire sociale, 4 avenue Benoît Frachon 92023 Nanterre cedex] consacre sa dernière livraison à un passage au scanner du Monde diplomatique.

De la Corée du Nord à Cuba, en passant par le Cambodge des Khmers rouges on découvrira comment cet épigone du Monde est devenu, sous les houlettes successives de Claude Julien, Ignacio Ramonet, Alain Gresh et Serge Halimi, le thuriféraire de toutes les dictatures peintes en rouge ou en vert.

« Satisfaire les affligés et affliger les satisfaits », tel était le slogan programmatique de Claude Julien, principal artisan de la mutation de ce bulletin des ambassades en fer de lance de l’anti-américanisme rabique, de l’antisionisme viscéral, et de la déférence onctueuse envers Fidel Castro, Hugo Chavez et autres bienfaiteurs de l’humanité. On ne sait si les « affligés » pourrissant dans les prisons cubaines, les geôles iraniennes ou les camps de rééducation nord-coréens trouvent leur réconfort dans la lecture du Diplo.

En revanche, le passage au crible de l’idéologie et des pratiques de ses animateurs par les gens de l’Institut d’Histoire sociale (Pierre Rigoulot, André Sénik, Claire Brière-Blanchet et alii) est jubilatoire pour les prétendus « satisfaits »