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S’indigner, encore faut-il pouvoir…


S’indigner, encore faut-il pouvoir…

Il faut que je fasse un aveu. Je vais me faire mal voir dans ce magazine qui bataille si vaillamment contre l’Empire du Bien, mais voilà. Je le dis comme ça s’est passé : Stéphane Hessel m’a eu. Dès les premières pages de son opuscule, une évidence m’est apparue, nette et crue : je m’indigne peu. La colère, la révolte et tous les sentiments apparentés occupent un espace très limité dans mon existence. La dernière fois que je me suis indigné, c’était dans un supermarché. Il me fallait des fruits secs pour faire un biryani au poulet… et le rayon était vide. Je me suis révolté contre l’incompétence du manager des lieux puis j’ai vu, sur le rayon d’à côté, des pruneaux d’Agen. Ils pouvaient très bien faire l’affaire. Je me suis vite calmé.[access capability= »lire_inedits »]

La lecture de Indignez-vous ! m’a ainsi suggéré plusieurs opinions désagréables sur moi-même. Tu es un veau, me dis-je, une vraie moule. D’accord, tu n’as pas le nazisme, ni l’OAS, ni la guerre du Vietnam, ni l’URSS, ni de Gaulle, mais tu sais que le monde va mal, que les hommes souffrent, que des dictatures existent encore, que l’injustice règne. Malgré cette conscience, tu ne sors pas de ton fatalisme résigné. Tu cultives une sorte de nihilisme triste, et somme toute méprisable. Bref, le petit ouvrage atteignait parfaitement son but. Il me culpabilisait. Il me mettait en mouvement. L’auto-flagellation dura deux jours, puis, sans doute pour sortir de cet état inconfortable, je me demandai si je ne pourrais pas essayer. Hessel dit : « Cherchez et vous trouverez… » Après tout, me dis-je, pourquoi pas ? Prenons le Sage au mot. Obéissons à son injonction. Indignons-nous.

Me voilà donc parti à la chasse d’un motif de révolte. Ce ne doit pas être si difficile, pensai-je. Hessel dit : regardez autour de vous pour trouver des « thèmes » d’indignation. J’ai commencé par le premier venu, le plus facile : la pauvreté. Je me suis mis à penser aux nombreux miséreux que je croise quotidiennement dans mon quartier, grand-mères assises à longueur de journée sur les trottoirs gelés, clochards qui mendient devant les boulangeries, ivrognes qui dorment sur les bouches de métro, etc. À l’évidence, les conditions de vie de ces personnes ne sont pas dignes. Elles sont même clairement indignes. Dont acte.

Bizarrement pourtant, l’image de ces déshérités ne provoqua pas chez moi un réel sentiment de colère. J’avais beau me pousser, je n’y parvenais pas. Quelque chose manquait. Ou plutôt quelqu’un. Je découvris alors l’une des conditions de l’indignation : pour qu’elle naisse et prospère, il faut identifier une personne manifestement responsable de l’ignominie. Le mieux, c’est de trouver un bon salaud qu’on peut réprouver sans nuance. Qui est coupable de la pauvreté, de nos jours ? Tout le monde le sait : ce sont les banquiers. Mais lequel d’entre eux ? Le directeur de Goldman Sachs ? Celui de Lehman Brothers ? Je ne vois pas leur tête. Jérôme Kerviel ? Celui-là fait partie des déshérités, maintenant. Matthieu Pigasse ? Il paraît qu’il est de gauche. Je brassai encore quelques noms, en vain. Il me fallait donc chercher ailleurs. Il me fallait un problème dont les responsables sont plus faciles à trouver.

Un thème porteur me vint à l’esprit : les médias. Je me souvins de ces hauts-le-cœur qui me prennent lorsqu’une personne publique, à la radio ou à la télévision, déclame un fait à longue portée électorale sans qu’un travail journalistique ne le mette en perspective. Au hasard : Marine Le Pen qui, sur France 2, en prime time, balance que l’Etat français finance la construction des mosquées tandis qu’il délaisse totalement les autres religions. La preuve éclatante que l’Etat encourage une « islamisation de la France ». Face à la future cheffe du Front national, Arlette Chabot s’étonna une seconde, puis, visiblement peu armée sur la question, laissa passer l’info. Devant 3,3 millions de téléspectateurs.

Voilà de quoi nourrir une jolie petite indignation, me dis-je. J’avais un motif : le journalisme transformé en passeur de plats. J’avais une coupable, prise en flagrant délit. La colère allait monter, c’était sûr. Et pourtant non, rien. Je ne parvins guère qu’à éprouver un agacement mou. Pour me donner du courage, j’imaginais un acte militant, du genre écrire une lettre à l’émission, exiger que les personnalités politiques ne puissent désormais plus sortir de tels faits sans qu’une équipe d’experts ad hoc ne les vérifient immédiatement. Mais Arlette Chabot lit-elle les lettres qu’on lui envoie ? Et à supposer qu’elle la lise, qu’est-ce qu’elle en ferait ? Est-ce que le problème ne la dépasse pas largement ? Bref, les médias n’étaient pas encore le bon thème d’indignation. Sans doute manquai-je d’ambition… La mesure de Hessel, c’est quand même le nazisme. Les médias font certes des bêtises mais, dans le genre saloperie, on doit pouvoir trouver pire.

Je me mis alors en quête d’un motif d’indignation de grande taille. Il me fallait du lourd, du costaud, de l’énorme et, si possible, du transnational. J’ai alors pensé à un problème qui m’apparaît de plus en plus clairement et qui me semble général : celui de l’hypocrisie égalitaire. De toutes les notions primordiales qui structurent notre morale contemporaine, l’idée d’égalité paraît aujourd’hui la plus vide de sens. Cette valeur, inscrite au fronton de la République, inscrite aussi dans nombre de constitutions occidentales, ne paraît plus défendue par personne. Non seulement elle ne semble avoir été réalisée nulle part, mais elle ne semble nulle part en voie d’être réalisée de près ou de loin. Tout se passe comme s’il n’y avait plus, aujourd’hui, aucun désir sincère d’égalité, en France comme ailleurs. Hessel parle souvent d’évidence. En voilà bien une : nos sociétés ne savent pas vivre autrement que sur un mode inégalitaire et ne cherchent pas autre chose qu’à perpétuer ce fonctionnement. L’égalité, si chantée depuis deux siècles, ne semble plus trouver de place aujourd’hui que dans les discours. Et encore : on parle finalement moins maintenant d’égalité que de réductions des inégalités. Le nouvel idéal, c’est d’amortir les effets de la hiérarchie sociale. L’égalité n’est plus là aujourd’hui que comme un accessoire identitaire des démocraties. On n’y croit plus, mais on n’ose pas le dire. Il est vrai que ça ne ferait pas démocrate.

Pas besoin de chercher bien loin pour faire ce constat. Il suffit, comme dit Hessel, de regarder autour de soi. Prenons tout de même l’École, en guise d’exemple. Le dernier rapport PISA souligne que l’éducation française accentue les inégalités : les excellents deviennent meilleurs encore et les faibles toujours plus faibles. Sans doute peut-on réduire l’écart, mais une chose paraît certaine : à de rares exceptions près, les faibles ne rattrapent jamais les excellents, que ce soit en France ou ailleurs. Ne rejetons pas la responsabilité sur les professeurs : on peut parier que la plupart se battent pour donner à chaque enfant ce qu’il est prêt à recevoir ; mais à part peut-être les débutants, les enseignants ne se battent plus pour que les élèves deviennent tous égaux en savoirs. Ils savent que leurs efforts, quels qu’ils soient, ne corrigeront les inégalités que marginalement. Ils savent que les bons élèves, soutenus par leurs parents, chargés dès le départ d’un bagage adéquat, fourniront les bonnes écoles et que les autres vivront leur scolarité comme un mauvais rêve. Ils savent que l’égalité des chances est un leurre. Notre société, comme toute société, a besoin de personnes sans trop d’éducation pour ses tâches subalternes. Il est mensonger de faire croire aux enfants, et à leurs parents, que l’École a pour projet de tous les amener vers le haut de l’échelle sociale.

Mais j’oubliais : il s’agissait de s’indigner. Le fait est que, quand je pense à la question de l’égalité, mon cerveau s’échauffe. Suis-je indigné ? Révolté ? Pas sûr. Je me sens plutôt pris dans une sorte de double bind. S’indigner contre le mensonge égalitaire conduit mécaniquement à deux conclusions divergentes. La première consiste à asséner une vérité dure à entendre, selon laquelle l’être humain n’est pas fait pour un fonctionnement égalitaire, et qu’il vaudrait donc mieux abandonner cet idéal pour cause de caducité. Voilà qui paraît peu enthousiasmant et, pour le moins, prometteur de quelque opprobre. La deuxième consiste au contraire à redoubler d’efforts pour la cause égalitaire, à militer pour qu’elle redevienne une cause sérieuse et non plus un simple gri-gri décoratif. Seulement voilà, est-ce que j’y crois ? Est-ce que je crois que les hommes sont capables de la vivre, cette égalité ? En vérité, j’ai des doutes… Désolé, Monsieur Hessel, j’ai bien essayé mais, comme vous le voyez, en matière d’indignation, je ne suis pas sorti de l’auberge.[/access]

Février 2011 · N°32

Article extrait du Magazine Causeur



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