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Damon contre le Démon

Qui tire les ficelles du monde ? Les agences de notation ? Les as du storytelling politique ? Les wikileaks et autres big brothers numérisés ? Pas du tout. Vous n’y êtes pas. Qui donc alors ? Pour le savoir, vous n’avez qu’à courir aussi vite que Matt Damon, attention vous êtes prévenu, le gars a du souffle et l’entraînement de Jason Bourne derrière. Alors pour le suivre, n’oubliez pas de vous munir d’un chapeau melon. C’est très utile pour ouvrir les portes à New York et passer du MOMA au stade de baseball des Yankees. Non, sérieusement, vous n’êtes pas dans le monde de Lewis Carroll, et vous ne suivez pas le lapin d’Alice. Vous rentrez dans le premier film de Georges Nolfi, L’Agence qui, après Blade runner de Ridley Scott etMinority report de Spielberg, est le nouveau film inspiré de l’univers de Philippe K. Dick.

Matt Damon est David Morris, jeune député et candidat malchanceux au siège new-yorkais de sénateur. Pourquoi court-il ? Pour semer de drôles de types, accoutrés comme s’ils sortaient de films policiers des années 1950. Ils veulent l’empêcher de retrouver Élise (Emily Blunt), la femme qu’il aime. Ces drôles de types sont les agents d’une société secrète qui veille, sous les ordes d’un « Grand Patron » à ce que tout se déroule selon son « Plan ». Le coup de foudre entre David et Élise n’était pas programmé. Comme David n’est pas Titus, il préfère l’amour d’Élise au pouvoir. Un combat alors s’engage entre l’ambition prométhéenne de vaincre la fatalité et l’intelligence supérieure qui détermine la marche du monde.

Matrix portait Platon et le mythe de la Caverne à l’écran, L’Agence met en scène la théologie augustinienne et ses deux notions centrales, la grâce et le libre arbitre. Mais voilà, Saint Augustin est revu et corrigé par une vision matérialiste un peu niaise de la grâce et finit par être contrebalancé par le dogme américain du volontarisme libéral.

En plein milieu du film, le spectateur assiste à un cours d’histoire où les événements sont réécrits à travers le prisme de la Providence. Est-ce une allusion à l’Amérique messianique et interventionniste ? Chacun sera libre de l’interpréter comme il l’entend. L’apogée de l’Empire Romain, la Renaissance, les Lumières, la révolution scientifique, toutes ces périodes de gloire et de progrès ne résultent pas de l’action humaine, mais sont le fruit des agents de ce bureau de contrôle. Dès qu’ils se retirent, l’homme cède à ses pulsions, sa raison s’éclipse devant la violence de ses passions et l’humanité court le risque de s’autodétruire : les deux guerres mondiales, la crise économique, l’holocauste, la crise des missiles de Cuba. Bilan de cette vision manichéenne : l’homme, livré à lui-même, est incapable de faire le Bien.

Très bien, mais L’Agence est un film américain, donc pas question de laisser ce déterminisme, aussi éclairé soit-il, gagner. Face aux bienfaits de cette grâce efficace qui rectifie la volonté corrompue de l’homme, David Morris s’érige en défenseur de l’autre grâce, de cette grâce suffisante que le libre arbitre suffit à rendre efficace sans l’intervention d’une volonté supérieure. Ce n’est d’ailleurs pas pour des raisons esthétiques ou pour renforcer la dimension romantique de l’histoire, mais bien pour incarner cette grâce suffisante qu’Élise est danseuse. Alors, comme Job qui lutte contre l’Ange, David se bat pour démontrer que, si le libre arbitre n’est pas une fiction, il n’est pas non plus un état naturel acquis définitivement, mais plus un état à conquérir.

Après la construction de l’architecture des rêves dans Inception, le spectateur assiste cette fois-ci à la cartographie du destin. Le Plan de la Providence s’appuie sur un plan bien réel qui ressemble, avec toutes ses ramifications, au circuit souterrain de la ville. Cercles, lignes droites, zigzag, points de convergences, voilà la carte du destin de David Morris. Il ne manque plus qu’un Super Mario sautant de ligne en ligne !

Le nom de Dieu n’est jamais prononcé et les anges ne sont jamais appelés comme tels. La métaphysique est gommée au profit d’une gestion logistique. L’intervention de la volonté divine se robotise. La grâce efficace agit comme un logiciel et les cerveaux, comme de vulgaires ordinateurs, sont « réinitialisés » à l’aide de grandes sondes.

Quant au grand horloger qui ordonne le monde selon sa volonté, il a ses bureaux en plein Manhattan comme n’importe quel homme d’affaires. On ne peut que sourire devant cette transcendance qui se bureaucratise dans l’immanence des gratte-ciel. Le Saint-Siège est une véritable tour de contrôle où officient le Tout Puissant et son armada d’anges qui ont troqué leurs auréoles contre des chapeaux melon, les ailes contre des vestes en tweed et l’amour du prochain contre une bienveillance froide et rationnelle.

Certes, l’Agence n’est pas un film où le spectateur est projeté en 2050 avec des voitures volantes, des ordinateurs aux écrans gigantesques et des androïdes à tous les coins de rue. Mais si Georges Nolfi ne tombe pas dans l’écueil futuriste et machiniste, il adhère tout de même à cette tendance partagée par pas mal de cinéastes américains aujourd’hui : matérialiser ce qui ne peut l’être.

Zizanie à Benghazi

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On savait déjà que les rebelles libyens étaient aussi courageux que sous-entraînés. On sait aussi qu’ils ne sont pas bien équipés. On découvre maintenant qu’il n’arrivent même pas à se mettre d’accord sur une chaîne de commandement unifiée.

Face au général Abdul Fattah Younès, formellement commandent en chef des forces du CNT, on trouve un autre chef de guerre, le général Khalifa Hifter, un officier supérieur qui a eu son heure de gloire durant les guerres du Tchad des années 1980. Entre les deux, le torchon brûle.

Le général Younès a deux handicaps dont le plus important est l’échec des forces armées sous son commandement. Le deuxième est son appartenance à l’ancien régime : Younès était le ministre de l’Intérieur de Kadhafi et rallia la révolution le 19 février. Très tôt donc, me direz-vous avec raison – sauf que son rival l’avait précédé de 25 ans… Le général Hifter a rompu avec Kadhafi suite aux guerres du Tchad et a dû fuir la Libye. Il a trouvé refuge aux Etats-Unis où il s’est installé dans l’état de Virginie, non loin de Langley, le QG de la CIA, comme ses détracteurs ne cessent de rappeler.

Hifter ne cache d’ailleurs pas sa collaboration avec les services américains et assoit ses revendications hiérarchiques sur son expérience du commandent de troupes sur le terrain ainsi que sur sa popularité chez de nombreux rebelles. A Benghazi dès que la rumeur a couru que Hifter risquait d’être désavoué par le CNT, ses supporters ont aussitôt manifesté et menacé de tuer quiconque osera toucher à leur héros.

Younès cumule des échecs mais jouit toujours de la confiance du CNT. Aux journalistes, il déclare être le chef suprême des forces armées. Hifter quant à lui, se dit seul et unique chef opérationnel, reléguant Younès au rôle assez subalterne de chef d’état-major, chargé de la logistique et de la formation[1. Pour compliquer encore les choses, Fawzi Bukatef, un ingénieur de Benghazi spécialiste du pétrole, a lancé sa propre école militaire où des volontaires apprennent les rudiments du maniement d’armes avant d’être envoyés au front. M. Bukatef est arrivé à mettre la main sur un container de 400 kalachnikov qu’il a confisqué pour équiper ses « conscrits ». On peut mieux comprendre comment les rebelles ont pu abattre le 19 mars leur propre chasseur bombardier…].

Cette crise de leadership est un moment de vérité pour le CNT. Une direction militaire consensuel et opérationnelle doit émerger rapidement de cette institution sans tête ni queue pour imposer une stratégie et un commandement unifié (compètent, si possible).

Sinon, il faudra bien leur imposer, pour leur propre sécurité une division de fait du pays.

De l’inconvénient d’être un grand écrivain mort

photo : Bill A

Il y a quelque inconvénient pour un grand écrivain à mourir. C’est qu’il n’est plus là pour insulter ou provoquer en duel les insectes qui vont ravager son œuvre aussi sûrement que certains champignons dévastent en quelques mois une maison bretonne. Lire Balzac en Pléiade signifie slalomer en rase campagne entre des éclats d’obus et des cadavres jonchant le sol.[access capability= »lire_inedits »] Chaque phrase est ponctuée d’un renvoi, sous forme de lettre ou de chiffre, vers les annexes, où la cuistrerie des commentateurs s’étale sans vergogne. Si ce n’était que cela, la chose serait simplement horripilante. Mais ces braves gens, qui affichent complaisamment leurs noms sur la couverture au-dessous de celui de Balzac − en moins gros quand même, mais un peu seulement, et il faut dire qu’ils sont nombreux à commettre leurs méfaits − semblent n’avoir qu’une obsession dans leurs pauvres vies de ratés : rabaisser Balzac, l’humilier, traquer ses petites erreurs, ses imprécisions, ou simplement se moquer de lui.

Ouvrons au hasard un des tomes de la Comédie humaine (le VII, édition de 1977) : p. 1301 : « On peut se demander si Balzac avait prévu le mariage de Valérie avec Crevel lorsqu’il composa cette scène : elle exige un serment qui, la suite connue, semble bien inutile. » P.1302 : « La raillerie de Balzac est assez hermétique, sans doute parce que Balzac a joué sur trop de mots à la fois (…) le fin mot de ce jeu de mots compliqué était de dire sans le dire et tout en le disant que Marneffe avait une maladie vénérienne. » ; « On peut se demander si Balzac ne confond pas brocante et broquille. » P. 1451 : « Balzac ne résiste pas à la tentation d’une équivoque verbale sur l’expression Mont-de-Piété, sans trop songer qu’il rapporte un propos oral. » P. 1459 : « Balzac écrit couramment « rien moins », là où il serait préférable d’écrire « rien de moins ». » P. 1566 : « La réflexion manque de nuance, et même d’exactitude. » P. 1641 : « Balzac nourrissait une passion malheureuse pour les calembours, dont témoigne ici son travail sur ceux de Thuillier. »

Au passage, on vérifie si Balzac respecte les directives de la future Halde. P.1320 : « Pour mieux mesurer la misogynie de Balzac (…) » etc… Le plus odieux est constitué des passages où les commentateurs se moquent carrément de la passion de Balzac pour les chemins de fer, qui transparaît à travers le portrait de Crevel. Pourtant, si un trait de caractère de Balzac attire irrésistiblement la sympathie, c’est son génie pour dilapider son pognon dans les affaires, et du coup son talent dans le choix d’habitats à fort dénivelé pour échapper aux créanciers. Voilà un homme qui ne peut pas être tout à fait mauvais. C’était aussi un écrivain de génie, et voilà apparemment ce que les petits bureaucrates de la littérature institutionnelle, à l’âme si basse qu’elle ne peut pas sécréter ce sentiment noble qu’est l’admiration, ne peuvent pas supporter. Il faut réduire Balzac à une vulgaire copie de CAPES, et le châtier d’importance.

C’est surtout lorsque le texte est drôle que les censeurs interviennent. Il leur est impossible de tolérer des pointes d’humour. Dans Les Employés, la phrase « Aussi, de tous les déménagements, les plus grotesques de Paris sont-ils ceux des administrations », qui annonce une description hilarante de déménagement ministériel, est assortie d’un passionnant commentaire: « Il est curieux de noter que cette description d’un déménagement de ministère fait partie d’un texte ajouté en 1844. Car, lorsque Balzac évoquait, en 1837, le ministère des Finances tel qu’il se le représente en 1824, il ne fait pas alors allusion au fait que ce même ministère avait déménagé justement en 1824 : de la rue Neuve-des-Petits-Champs à la rue de Rivoli. » Pour se consoler, on peut imaginer la manière dont Balzac décrirait les crétins obtus qui le commentent doctement. En fait, ils sont des personnages de la Comédie humaine.

D’autres collections préfèrent, s’agissant des classiques, les notes de bas de page et des préfaces sentencieuses − agrémentées elles aussi de notes en bas de page. Le choix de la Pléiade est donc préférable, car il est possible, au prix d’un grand effort de volonté, de les ignorer. Pour être tout à fait juste, il faut reconnaître que d’autres grandes œuvres y sont préservées des attaques des champignons et des termites. Guerre et paix (édition de 1952) a eu la chance de tomber sur des personnes qui, apparemment, ont aimé le texte et l’ont laissé tel quel.

De même, les proustiens sont en général des êtres civilisés. La Recherche contient, certes, pas mal de renvois, mais uniquement relatifs au travail sur le manuscrit sacré. Les commentaires, lorsqu’ils sortent de ce cadre technique, sont bienveillants. Lorsque l’on remarque une imprécision dans une citation de Racine, c’est pour ajouter aussitôt que « Proust, comme toujours, cite de mémoire ». Et le commentateur avoue même, p.1135, qu’il a essayé, compte tenu du caractère incomplet du manuscrit, de « retrouver la pensée de Proust ».

On est loin des gougnafiers chargé du dossier Balzac à la Pléiade. Au final, il faudrait laisser tranquilles les romans des grands écrivains, au risque de tomber, parfois, sur des passages un peu désuets ou incompréhensibles − mais ils sont si rares, et est-ce bien grave ? − et, puisqu’il faut bien occuper les maîtres de conférence, lorsqu’ils ne siègent pas aux jurys de concours, leur permettre de truffer les romans de la prochaine rentrée littéraire de notes savantes. Cela flatterait les auteurs contemporains et le résultat pourrait même être drôle. Mais, de grâce, laissez Balzac tranquille ![/access]

Et maintenant au tour d’Assad ?

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photo : Boudreaux and Andrea

À en croire les rumeurs circulant sur le web, les forces de l’ordre syriennes ont pour consigne de ne pas tuer plus de 20 personnes par jour, chiffre considéré comme le seuil de tolérance des médias et des opinions publiques occidentales. La leçon libyenne a été retenue : dès que la presse mondiale commence à parler de massacres, le compte à rebours commence pour le régime qui les a perpétrés. Le lourd bilan de la répression du vendredi 22 Avril – 88 morts dans plusieurs villes différentes – pourrait donc constituer le tournant de la « révolution » syrienne qui, jusque-là, n’est rien d’autre que des émeutes férocement réprimées. Mais cette répression qui a fait 200 morts en cinq semaines, relevait d’une violence dosée et maîtrisée.

Avec la journée de vendredi, on peut parler de bain de sang, ce qui incline à penser que le régime perd son sang-froid, ou même qu’il panique. Lorsqu’elle a appelé à la mobilisation, l’opposition syrienne ne savait peut-être pas à quel point le slogan choisi pour cette journée – « jum’aa el azime » (en arabe le « Grand vendredi ») – se révélerait prémonitoire.

S’il le pouvait, Bachar el-Assad ferait disparaître de la surface de la terre l’édition du 31 janvier 2011 du Wall Street Journal. L’entretien qu’il a accordé ce jour-là au journal américain témoigne en effet d’un extraordinaire aveuglement de l’homme fort de Damas. L’ironie de l’histoire est qu’il n’a cessé de brocarder ou de dénoncer le même aveuglement chez ses anciens pairs de la Ligue arabe Ben Ali et Moubarak. Quelques jours après la chute du président tunisien, alors que la contestation en Egypte prenait de l’ampleur, le prince-président syrien expliquait pourquoi son pays n’était pas touché et ne le serait pas par le vent nouveau soufflant sur la région. « Nous subissons des circonstances plus difficiles que la plupart des pays arabes et malgré cela la Syrie est stable, déclarait-il au WSJ. Pourquoi ? Parce que nous sommes à l’unisson des croyances du peuple. C’est fondamental. Quand la politique menée va à l’encontre de ce que pense le peuple, cela crée un fossé qui entraîne nécessairement des troubles. En effet, les gens ne vivent pas seulement de pain et de confort matériel, ils vivent aussi de croyances et surtout d’idéologie. Si on fait l’impasse sur le substrat idéologique de la région, on ne comprend rien à ce qui se passe. »

Cela semble difficile à croire mais c’est ainsi : l’homme qui depuis plusieurs semaines fait face à un mouvement de contestation sans précédent en Syrie, ce chef d’Etat tout-puissant qui, depuis plus d’un mois, n’a d’autre choix, pour maintenir son pouvoir, que de tirer à balles réelles sur des manifestants qui continuent à le défier, pensait être bien plus proche des Syriens que Ben Ali et Moubarak des Tunisiens et des Egyptiens.

Assad n’a pas complètement tort quand il évoque « le substrat idéologique de la région », une formule politiquement correcte ou « occidentalo-compatible » pour résumer l’axiome qui légitime son pouvoir. Sauf que cet axiome n’est pas une vérité ontologique consubstantielle à l’être arabe, mais, précisément, une croyance sciemment entretenue par les régimes. Mais Bachar el-Assad – tout comme son père avant lui – pense visiblement qu’il règne sur un troupeau d’abrutis primitifs que l’on peut gaver de slogans. Autrement dit, il a des Arabes en général et des Syriens en particulier une vision qu’Edouard Saïd aurait qualifiée d’essentialiste et d’orientaliste. Le régime dont il a hérité s’inscrit donc depuis des décennies dans un paradigme simple et cynique : le rejet absolu d’Israël, l’antisionisme viscéral et la solidarité avec les Palestiniens sont les éléments essentiels de l’identité syrienne. En conséquence, toute velléité de revendication, qu’elle soit politique, économique et sociale, peut-être désamorcée par une sorte de pensée magique : il suffit de dire « résistance », « occupation » et « sionistes » et le peuple oubliera les humiliations quotidiennes, les dénis de justice et le népotisme.

Il est vrai que cette rhétorique a eu une certaine efficacité. L’exploitation du problème palestinien – bien réel au demeurant – à travers le soutien apporté aux factions les plus radicales de la résistance – des « Fronts » des années 1960-1970 au Hamas et au Jihad islamique aujourd’hui – et l’attention obsessionnelle portée par le régime au conflit avec Israël ont bel et bien permis à Assad père de camoufler une dictature sectaire, sanguinaire et corrompue derrière une façade nationaliste entretenue à coups de discours anti-impérialistes, et cela, d’autant plus aisément que, dans la réalité, il n’y a pas, depuis 1982, d’affrontement armé. Que les Syriens veuillent récupérer le plateau du Golan perdu pendant la guerre des Six Jours est compréhensible comme l’est leur sentiment de solidarité spontané pour les Palestiniens. Reste qu’il est désormais clair que la haine de l’ennemi sioniste et la perspective hypothétique de son éradication ne répondent pas aux aspirations à la liberté, à un partage plus juste de la richesse nationale et à un Etat de droit. L’enseignement de ces manifestations qui refusent de céder devant les armes, c’est que, pour le peuple de Syrie la libération de Damas est bien plus urgente que celle du Golan. Et pour cette cause, beaucoup sont prêts à mourir – ce qui confère à la situation un caractère dramatique.

En dépit de sa légitimité chancelante, Assad avait encore jusque-là une certaine marge de manœuvre. Ses discours auraient encore pu convaincre une partie de son opinion. Depuis ce « Grand vendredi », c’est fini : il semble bien que la Syrie ait, à son tour, atteint le point de non-retour. Après la répression sanglante de ce « Grand vendredi », plus personne ne pourra croire aux promesses de réformes. Ce 22 avril, le régime syrien est entré en guerre contre sa population. Les manifestants le savent. Ce qui signifie que, de part et d’autre, on n’a plus rien à perdre.

La seule lueur d’espoir, c’est que, pour le moment, les manifestants concentrent leurs attaques sur la famille Assad. C’est ainsi que, dans la banlieue de Damas, on a entendu ce slogan visant le frère du président : « zanga zanga, dar dar, Maher est encore plus bête que Bachar »[1. le slogan fait référence au discours délirant de Kadhafi où il a menacé de traquer les rebelles « maison après maison, ruelle après ruelle »]. En clair, on ne peut pas exclure que, à l’instar de ce qui s’est passé en Tunisie, le clan Assad soit lâché par certains de ses alliés soucieux de sauver leur peau et quelques-uns de leurs privilèges, ce qui pourrait ouvrir la porte à un changement négocié plus ou moins en douceur par une partie du régime. Autrement dit, si le risque d’un bain de sang est bien réel, un « Thermidor » syrien est encore possible.

Faut-il interdire le Top 100 de Time Magazine?

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Comme tous les ans, le magazine américain Time nous a offert sa liste des 100 personnes les plus influentes au monde. Ce hit parade est suivi partout avec l’attention qui s’impose: c’est un peu les étoiles Michelin des personnalités des mondes politique, sportif, scientifique ou médiatique. Tous les ans on le guette aussi de notre petit hexagone, une forte présence dans les 100 du Time c’est aussi le signe que votre pays rayonne au-delà de ses frontières.

La liste des Français les plus influents? Et bien on y trouve Nicolas Sarkozy, félicité au passage par le magazine pour son interventionnisme en Libye. Un peu plus loin, le patron de la BCE, Jean-Claude Trichet, est ovationné par les anglo-saxons pour sa gestion rigoureuse de l’Euro.

Mais on y trouve surtout Marine le Pen, qui bénéficie pour cette grande première d’un portrait fort avantageux dressé par l’ultra nationaliste russe Vladimir Jirinovski. C’est là, je trouve un résumé saisissant de la France : un président visible à l’étranger, le leader d’un parti d’extrême droite, un banquier central désincarné.

Les Indiens, eux, fournissent dans la liste, le capitaine de l’équipe nationale championne du monde de cricket, des banquiers, des scientifiques.

Les Américains placent dans le palmarès, monsieur et madame Obama, des animateurs télé, et Justin Bieber, le chanteur de 16 ans qui affole les adolescentes du monde entier (l’an dernier Lady Gaga était numéro un du palmarès).

On y trouve aussi les leaders de toutes les révolutions arabes, ainsi que des terroristes et une poignée de dictateurs bref, rien que de très logique et de guère contestable…

En revanche, je sens que ce classement va encore faire du potin chez nous, sur le thème : « Franchement, on aurait rien pu trouver d’autre que ces trois-là pour représenter la France ? »

En ce qui me concerne, je cherche depuis des heures et je ne trouve pas. Mais je dois manquer d’imagination…

La luxure d’un fauve

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Le Coquelicot, 1919 photo : centralasian

Après des années de purgatoire, le temps de Van Dongen est venu. Il faut dire que sa biographie comporte quelques épisodes mauvais genre, comme sa grande rétrospective à la Galerie Charpentier, en 1942, où l’on vit Mme Otto Abetz, vêtue, à son habitude, sans sobriété. Surtout, il fut du « maudit voyage » en compagnie du sculpteur Despiau, mais aussi de Vlaminck et de Derain, avec lesquels il s’était lié d’amitié, trente ans auparavant, à la fameuse Revue blanche, où l’avait introduit Félix Fénéon[1. En novembre 1941, la propagande culturelle allemande organise un « voyage d’études » destiné aux artistes des beaux-arts (il y en eut également pour les comédiens, pour les écrivains). La délégation française compte des noms prestigieux : Paul Landowski pour la musique, Othon Friesz, Charles Despiau, Henri Bouchard, Paul Belmondo pour la sculpture, Kees Van Dongen, Maurice de Vlaminck, André Derain, pour la peinture. Les Français firent halte dans plusieurs villes avant de gagner Berlin, où les attendait Arno Breker, le sculpteur du régime. Il ne s’agissait nullement d’artistes ratés, qui auraient pu voir dans la Collaboration le moyen de gagner une reconnaissance. Au final, ils furent les dupes d’une opération dont ils ne comprirent pas la finalité]. À Berlin, dans l’atelier d’Arno Breker, les trois compères, que les nazis auraient fort bien pu ranger parmi les représentants de l’art « dégénéré », feignirent d’admirer les gigantesques athlètes néo-grecs de ce Michel-Ange pour Reich crapuleux. À la Libération, Van Dongen paya cher ce déplacement déplacé.[access capability= »lire_inedits »]

Cela dit, Van Dongen ne fut pas seulement un homme comme les autres, mais un artiste unique et novateur. Il est temps d’oublier le premier pour célébrer le second.

Il se disait nul en tout, excepté dans l’art de peindre. D’ailleurs, il préférait parler de vice plutôt que de vocation. Né dans une famille de la petite bourgeoisie, en 1877, à Delfshaven, une bourgade hollandaise située au bord de la Meuse, entre Delft et Rotterdam, sans diplôme ni qualification, il n’aime que Rembrandt. Bien plus tard, se proclamant sans dieu ni maître, il prétendra n’avoir jamais pris de leçon et ne se reconnaîtra qu’un don, celui de la caricature. À la vérité, il s’inscrivit à l’Académie royale de dessin. Étudiant, il traîne dans les quartiers mal famés de Rotterdam où les marins serrent d’un peu près le corps las des dames rompues aux servitudes. Il arrive à Paris, pour la première fois, sans un sou en poche, le 12 juillet 1897. Le 14, il danse dans les rues. Les journées sont ensoleillées, les nuits douces ; il dort sur les « fortifs ».

Son séjour ne devait pas excéder trois jours : il repartira en Hollande un an plus tard. Pour quelques francs, il croque les enfants et leurs mères dans les squares. Aller-retour en Hollande, puis installation définitive à Paris : il s’enivre de cette ville absolue, traîne près des baraques de foire, découvre des formes, des lumières, des êtres insouciants, gais, quoique misérables. Il s’installe dans le « maquis » (c’était alors la campagne) de Montmartre. Au Bateau-lavoir, une bâtisse en planches peuplée de peintres et de clochards, il rencontre Picasso et toute la bohème : « C’est ici que j’ai appris à vivre. » Grand, mince, blond, beau gosse, affamé, il se glisse dans la coulisse du plaisir, se faufile dans les rangs des citoyens interlopes. Il observe, il se souvient, il peint. Il a laissé derrière lui l’austérité protestante de la Hollande pour se jeter dans la fête parisienne : « Van Dongen avait besoin de Paris », écrit André Siegfried.

On le connaît, puis on le reconnaît ; l’époque est favorable aux nouveaux talents. Il entre chez les Bernheim-jeunes : le voilà « lancé ». Peintre de la mondanité, certes, mais son trait audacieux, sa patte insolente rompent avec la tradition du portrait flatteur : « Mes clientes n’étaient pas toujours satisfaites du résultat. » Il peint les belles épouses des hommes riches, les noceurs, les artistes, les clowns, les lutteuses, et même Anatole France, suscitant l’effroi des lecteurs de ce dernier, qui jugent ses traits vieillis et sa silhouette rabougrie attentatoires à la dignité de l’écrivain.

Il peint comme il désire, il peint parce qu’il désire ; ses aplats violents, sa palette primitive font surgir l’énergie sensuelle. Comme saisi par sa fureur fauve, rehaussé de ses éclats expressionnistes, le corps féminin s’offre sans pudeur.

La Parisienne de Van Dongen n’est-elle pas l’héritière de celle de François Boucher qui, sous Louis XV, en imagina le modèle ? De l’une à l’autre, plus d’un siècle d’offrande charnelle, de péché souriant et pardonné, plus d’un siècle de fièvre, de postures aimables, joliment provocantes, de tendres pièges tendus et déjoués, de comédie des sentiments, d’enlacements perdus et toujours recommencés, plus d’un siècle d’exercice du plaisir définitivement français. Innocente des crimes passés, ignorante des crimes à venir, elle confie le soin de son allure, de son rythme, en un mot de sa métamorphose, à la peinture, à la poésie, à la musique. Sous la lumière d’une lampe, elle attend l’amour, en devance les caresses, en mime les contorsions, anticipe ses joies. Elle a le ventre rond, les cuisses pleines, les seins fermes, les yeux fardés de noir intense ; son corps est chargé d’électricité, d’« érotricité ».

La « manière » de Van Dongen se fonde sur l’affolante vigueur de la vie : elle en suggère, dans une vision presque foraine, l’éblouissant scandale.[/access]

« Van Dongen, fauve, anarchiste et mondain », Musée d’art moderne de la Ville de Paris,
11, avenue du Président Wilson, Paris 16e. Du vendredi 25 mars au dimanche 17 juillet 2011.

Van Dongen: Fauve, anarchiste, mondain

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CRS, sec, sec !

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Ça suffit comme ça ! Les CRS sont une de fois de plus victimes du mépris dans lequel les tient Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur depuis 2002 et accessoirement président de la République depuis 2007. Non seulement ils sont instrumentalisés par le pouvoir qui les envoie en première ligne contre les délinquants les plus divers (brigands islamistes, retraités CFTC, élèves maoïstes de Normale Sup), non seulement ils subissent la même loi que les autres fonctionnaires, celle du non remplacement d’un départ sur deux et ils sont donc de moins en moins alors qu’il y a de plus en plus à faire (faut pas rêver, sécuritaire et budgétaire, contrairement aux apparences, ça ne rime pas, même à droite) mais en plus, maintenant, ils n’ont même plus le droit de boire un petit coup entre deux charges.

Une note de service, vivement dénoncée par Unité police SGP-FO (premier syndicat de gardiens de la paix), interdit le quart de rouge ou la bière pour accompagner le repas. Un CRS à l’eau, qu’on se le dise, ne fera pas mieux son travail. Il risque au contraire, par énervement, de remplacer un canon par un autre, ce qui va encore faire des histoires…

Vivement les sélections présidentielles

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Il ne faut jamais bouder une occasion de rire. C’est ainsi que, conseillé par quelques amis, je me suis rendu ce matin sur le site de Terra Nova, fondation proche du Parti socialiste. Je n’ai pas été déçu.

Le think tank « progressiste » publie en effet une note de Michel Balinski et Rida Laraki, chercheurs à l’Ecole polytechnique, qui proposent de remplacer le scrutin majoritaire à deux tours par la notion de « jugement majoritaire ». Une révolution.

Avant d’expliquer en quoi consiste cette méthode novatrice, attardons-nous un instant sur le diagnostic formulé par nos deux éminents cerveaux à propos de ce mode de scrutin u mode de scrutin majoritaire, utilisé par les peuples du monde entier, et depuis deux siècles par le nôtre dans sa version uninominale et directe, pour sélectionner leurs dirigeants. En somme il est la traduction concrète la plus basique de la démocratie.

Eh bien, voyez-vous, il parait que ce mode de scrutin trahit la volonté des électeurs. Ainsi, Raymond Barre aurait dû battre François Mitterrand en 1988, mais le pauvre n’était pas qualifié au second tour. Si ma tante en avait… Evidemment, en 1995, c’est Edouard Balladur qui aurait dû entrer à l’Elysée. « Jacques Chirac a été élu en 1995 avec seulement 20,8% des voix au premier tour : mais si Philippe de Villiers ne s’était pas présenté, ses 4,7% des voix auraient pu s’ajouter au 18,6% d’Edouard Balladur, ce qui aurait produit une confrontation entre Balladur et Lionel Jospin au deuxième tour ». Où donc Balinski et Laraki sont-ils allés pêcher que les électeurs villiéristes se seraient reportés davantage sur Edouard Balladur que sur Jacques Chirac ou Jean-Marie Le Pen ? Boule de cristal ? Tarots ? Entrailles de poulet sacrifié en présence de Cayrol et Jaffré ? Ma tante commence vraiment à avoir des airs bizarres.

Deux autres hypothèses sont avancées : l’habituelle galéjade prétendant que, si Jospin était absent du second tour en 2002, c’est à cause de Jean-Pierre Chevènement[1. Pour avoir été des électeurs du candidat du Pôle républicain en 2002, je peux assurer qu’il ne me serait jamais venu à l’idée d’apporter mon suffrage à Lionel Jospin en son absence. Pis, c’est même sa rupture (sur la question corse, symptomatique d’une certaine conception de la République) avec le Premier ministre qui m’a encouragé à voter pour l’ex-ministre de l’Intérieur. Ayant un peu participé à la campagne et rencontré d’autres électeurs, je ne saurais jurer que j’étais le seul dans ce cas-là] et l’amusante idée selon laquelle, en 2007, Bayrou qui aurait battu Royal ou Sarkozy au second tour aurait été spolié.

Il y a bien pire encore, ajoutent nos chercheurs : les bulletins de vote ne traduisent nullement les sentiments des électeurs ! Vous avez bien lu. Pour appuyer cette affirmation, ils précisent que depuis 1988 Jean-Marie Le Pen fut placé régulièrement dans les quartés de tête des premiers tours alors qu’il était rejeté par trois électeurs sur quatre. A contrario, les pauvres écolos, tellement appréciés dans les études d’opinion, ne sont jamais parvenus à se hisser en haut du classement issu des urnes. À l’appui de cette thèse rafraichissante, les auteurs nous délivrent un scoop d’une ampleur interplanétaire : Jacques Chirac valait moins que ses 82,2 % du 5 mai 2002. Certes, il avait réussi à se qualifier au second tour, lui. Mais c’était un point de détail.

Et en plus ça ne marche même pas !

Et les duettistes de conclure par cette phrase particulièrement ébouriffante. Les voix d’un candidat sont loin d’avoir le même sens : les additionner ne veut rien dire ! C’est vrai, quoi ! Tous ces chefs de bureaux de vote qui additionnent les voix au lieu de les soustraire, de les multiplier ou de les diviser, où donc ont-ils la tête ? Afin d’étayer leur thèse, Terra Nova a même commandé un sondage à Opinion Way. Douze candidats ont été proposés aux sondés pour le premier tour, puis trois combinaisons pour le second. Ils en concluent que Marine Le Pen pourrait prendre honteusement la place d’un candidat pouvant gagner la présidentielle. Et que cela ne serait pas dû à la volonté des électeurs mais à l’éventuelle multiplicité des candidatures.

Marine Le Pen. Nous y sommes ! Ce n’est pas un hasard si cette note a été publiée le jour anniversaire de l’élimination de Lionel Jospin. Il faut éviter un nouveau 21 avril ! Ce scrutin majoritaire à deux tours qui, au passage, n’a que peu favorisé l’audience parlementaire du lepénisme pendant les vingt-trois dernières années, lui donnerait néanmoins une importance surdimensionnée dans le paysage politique. On se pince…

Vous n’avez encore rien vu ! Nos chercheurs n’en sont pas resté au stade du diagnostic : ils ont trouvé le remède miracle. Cela s’appelle « le jugement majoritaire ». Il s’agirait, une fois les candidats sélectionnés[2. Dans un autre document, Terra Nova propose de supprimer le système des parrainages d’élus et de rendre possible deux types de candidatures. Le premier : les candidatures désignées par les partis représentatifs (ceux dépassant un seuil de représentation électorale minimal, par exemple 5% aux élections législatives précédentes). Ce serait conforme au rôle que la Constitution confie aux partis dans la vie démocratique nationale. Le second : les candidatures ayant fait l’objet d’un « parrainage populaire » sous la forme d’une pétition de soutien (avec un seuil autour d’un million de signataires, soit 2.5% du corps électoral). Autant dire que le nombre de candidatures serait encore davantage réduit], de cocher pour chacun une croix dans une des cases correspondant aux mentions suivantes : Excellent, Très bien, Bien, Assez bien, Passable, Insuffisant, A rejeter (tout candidat n’ayant pas obtenu une croix serait assimilé à cette dernière mention). Ensuite, on pondère tout ça et hop, le candidat arrivé en tête est président ! Figurez-vous que d’après les calculs d’Opinion Way , avec ce système, Marine Le Pen serait reléguée à la douzième et dernière place, loin derrière Jean-Louis Borloo et Dominique de Villepin, qui eux, finiraient 2e et 3e. Accessoirement, Martine Aubry serait élue présidente, n’y voyez pas malice.

Certains crieront au scandale devant un tel déni de démocratie. Pas moi ! Je trouve ça très drôle. J’imagine nos deux savants fous passant des jours, des semaines voire des mois à échafauder ce système auquel, si on vit ailleurs que dans le monde des matheux fous ou des Bisounours, on trouve la parade en trois minutes.

La parade est en effet très simple. Balinski et Laraki partent du postulat que les électeurs joueront leur jeu en mettant la note « excellent » à leur candidat préféré puis attribuant, après mure réflexion ou bien au pifomètre, à quelques candidats la mention « bien », à d’autres « assez bien » et ainsi de suite. Or, si par malheur, un tel système entrait en vigueur, les différents candidats s’y adapteraient illico. Marine Le Pen demandera à ses électeurs de lui mettre la note « excellent » et de rejeter tous les autres sans exception, ce que ceux-ci, révoltés à l’idée que le « système UMPS » a encore échafaudé un plan pour faire pièce à leur favorite, feront volontiers. Et chaque candidat donnant le même conseil à ses ouailles, à l’exception des électeurs du « marais » qui pourraient être tentés d’utiliser toute la palette des mentions. une très grande majorité d’électeurs portera son préféré au pinacle et rejettera tous les autres. Exactement comme dans un scrutin à l’ancienne. Sauf qu’on aura supprimé le second tour. Et, peut-être, amené Marine Le Pen à l’Elysée. Bravo Terra Nova !

Ça Pâques ou ça casse…

Les vigilants sont aux aguets. Tapis dans l’ombre, ils tendent leurs oreilles pour capter la moindre phrase chuchotée par Claude Guéant pouvant le conduire en correctionnelle. Ils désignent à la vindicte publique ces néo-réacs qui ont le culot de chanter, avec un certain talent en plus, un air quelque peu différent de leurs rengaines archéo-progressistes.

Ils se réclament de la laïcité, certes, mais dénient à ceux qui ne partagent pas la totalité de leur baluchon idéologique de s’en prévaloir et de la défendre.

Et ils jubilent comme des gamins lorsqu’ils croient avoir pris Nicolas Sarkozy la main dans le sac de l’hypocrisie, du double langage, du deux poids, deux mesures en matière de tolérance envers les religions.
C’est ainsi qu’un éminent journaliste de Médiapart s’est fait un devoir de soulever un lièvre de Pâques[1. Tous mes remerciements au site islamiste aslama qui m’a permis de faire ce lien avec l’article de Mediapart sans avoir à bourse délier] démontrant de manière éclatante que le président de la République chouchoute les juifs traditionnalistes alors qu’il fait les gros yeux aux musulmans pieux.

Ainsi, on aurait cherché, à l’Elysée une combine pour permettre à une demi douzaine de taupins à kippa de passer le concours d’entrée à Centrale-Supélec en dépit du fait que deux épreuves tombaient pendant les fêtes de la Pâque juive (Pessah). Personnellement, je serai instinctivement favorable à ce que les religions s’adaptent aux concours des grandes écoles, et non l’inverse.

D’ailleurs, la plupart des étudiants juifs, même pratiquants, se plient à la règle du jeu en espérant que le Très-Haut leur accordera Sa miséricorde, en prenant en considération le préjudice causé aux mamans des candidats. Celles-ci ne pourront pas aller raconter aux voisines que leur fils ou leur fille vient d’intégrer une école que quand on en sort, les patrons vous agrippent comme des schnorrers, mais pour vous proposer de l’argent.

L’Elysée et les directeurs des écoles concernées ont démenti, et les concours se sont déroulés sans que les mesures envisagées à la demande de l’Union des étudiants juifs de France (confinement des candidats jusqu’à la nuit et passage des épreuves entre 22h et 2h du matin) n’aient été mises en œuvre.

Mais admettons qu’il ait été, à un moment, envisagé dans les ministères concernés un aménagement des concours pour une poignée d’individus pratiquant un judaïsme ultra-orthodoxe. En quoi cela aurait-il été scandaleux ? L’égalité devant les épreuves aurait été, certes, quelque peu mise à mal, mais au détriment de ceux qui demandaient cette dérogation : ils auraient été contraint, après avoir planché jusqu’à deux heures du mat’, de remettre ça le même jour à huit heures.

Chaque année, le ministère de l’Education nationale publie, à l’intention des organisateurs d’examens et concours, une liste de jours non fériés, mais importants dans les rites des principales religions pratiquées en France en dehors du christianisme (Islam, judaïsme, bouddhisme). Il est demandé à ces organisateurs de les prendre en compte lorsqu’ils établissent le calendrier d’épreuves. Cette liste est limitée à trois jours par religion. Ainsi, pour cette année, les autorités religieuses juives avaient proposé Rosh Hachana et Yom Kippour en octobre et Shavouot (Pentecôte) en juin, des périodes où se déroulent la majorité des examens scolaires et universitaires. Mais voilà, manque de chance, cette année, comme en 1997, certains concours de grandes écoles scientifiques tombent en plein Pessah.

Ni l’UEJF, ni le CRIF n’exigeaient un changement de la règle des « trois jours » acceptée par tous. Ils demandaient une mesure exceptionnelle, pour une situation qui ne l’était pas moins, et pour un nombre de cas infimes. Cela n’a rien à voir avec cette revendication, exprimée par le Grand Rabbin de France en 1928 auprès du ministre de l’éducation nationale Edouard Herriot de ne pas placer d’épreuves écrites de l’agrégation le samedi. La réponse du vieux rad-soc fut à la mesure du personnage, grandiose. Non seulement il refusa la requête du Grand Rabbin, mais décréta que ces épreuves devront avoir lieu également le dimanche, une tradition qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours.

Ils s’agissait seulement d’un arrangement raisonnable et discret qui ne lésait personne et ne remettait pas en cause les grands principes de la République. « Dina de mlakhouta dina » (« la loi de l’Etat est la loi ») est un principe que tous les juifs en Diaspora se doivent de respecter, c’est marqué en araméen dans le Talmud babylonien. La discrétion, en la matière n’a rien à voir avec l’opacité entretenue par le pouvoir pour mener je ne sais quelle magouille, ou se faire bien voir d’une communauté religieuse. Tout le monde y aurait trouvé son compte, et la vie aurait continué.

Japon : la mort atlante

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photo : RECORDED PICTURES

Toute catastrophe suscite un mélange d’effroi et d’extase. La vieille histoire d’Eros et de Thanatos ou, comme disait Georges Bataille, « ce désir d’approuver la vie jusque dans la mort ». Celle qui s’est abattue sur le Japon qui, comme toute vieille civilisation, sait jouer dans son art, sa poésie, son érotisme sur ces deux pulsions avec un grand raffinement, nous invite plus que jamais à réfléchir à notre rapport à notre propre fin collective. C’est-à-dire au fait de mourir, non pas en tant qu’individu, mais en tant que civilisation.
La manière de sidération qui s’est abattue sur nous tous à la vision des images du séisme, du tsunami qui s’est ensuivi et de la menace nucléaire qui en est une des conséquences les plus immédiates est-elle aussi sidérée que cela ?[access capability= »lire_inedits »]

Il y a un paradoxe de la sur-médiatisation, de l’abondance entropique des images déversées par les télés, Internet, les satellites, les téléphones portables. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation, disait Debord, et il n’est pas absurde d’imaginer une jeune Japonaise observant, sur l’écran de son iPhone, l’effondrement de son immeuble situé derrière elle : on a bien vu en Thaïlande, en 2004, des touristes filmer jusqu’au bout la vague qui arrivait sur eux et allait les emporter.

Etait-ce de l’inconscience ou le stade ultime de l’aliénation par l’image, une image qui fonctionnerait comme la pensée magique et qui permettrait de restituer la réalité tout en la tenant à distance ? Les films d’épouvante jouent beaucoup là-dessus, ces temps-ci. Depuis le Projet Blair Witch en passant par Rec ou Cloverfield, on cherche à donner au spectateur l’impression qu’il regarde un film d’amateur avec plans aléatoires et images tressautantes.
Les images, pourtant, ne donnent rien à comprendre ou si peu, quand un roman, comme celui de Carrère, D’autres vies que la mienne, aide à faire sens. Ainsi, on dispose, et pour cause, d’assez peu d’images du tremblement de terre de Lisbonne, en 1755, lui aussi suivi d’un tsunami qui fit 100 000 morts. Il a pourtant eu des conséquences infiniment plus importantes sur la pensée occidentale que la vague meurtrière de 2004, par exemple en inspirant à Voltaire un poème épouvanté fondateur de l’athéisme moderne.
L’image déréalise, c’est le grand paradoxe. La vague noire engloutissant les ports de Minamisanriku et de Sendaï, l’explosion et le nuage blanc au dessus des réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima sont tellement terrifiants, hyperréalistes, spectaculaires qu’ils transforment précisément l’événement en spectacle. À propos du 11-Septembre, Jean Baudrillard notait déjà, dans un texte fort mal compris : « L’image consomme l’événement, au sens où elle l’absorbe et le donne à consommer. Certes, elle lui donne un impact inédit jusqu’ici, mais en tant qu’événement-image. Qu’en est-il alors de l’évènement réel, si partout l’image, la fiction, le virtuel perfusent dans la réalité ? »

La question posée par cette perfusion est d’autant plus pertinente qu’elle nous renvoie à une grammaire, une syntaxe de l’apocalypse largement vulgarisée par l’industrie du divertissement. Les lecteurs de Tom Clancy avaient déjà dévoré des dizaines de techno-thrillers annonçant les attentats du WTC, et les amateurs de films-catastrophe − dont le dernier en date, 2012, donne l’impression que Tokyo est une répétition générale très légèrement en avance sur le calendrier maya − sont déjà habitués à voir des cargos échoués en centre-ville, des voitures sur le toit des maisons et des rails de chemin de fer flottant dans le vide.

« La nature imite l’art », remarquait Oscar Wilde. La catastrophe japonaise n’est compréhensible, dans son horreur absolue, que comme une imitation ou une confirmation de l’intuition de nombreux écrivains, penseurs, artistes. Prendre l’événement, montré en boucle sur des centaines de chaînes, en pleine face, dans sa brutalité et son indifférenciation médiatique, finit soit par hébéter, soit par insensibiliser.
Même la « une » du Monde proclamant, quelques jours après le séisme, « Tsunami, alerte nucléaire au Japon », donnait au lecteur l’impression d’être un personnage de John Brunner dans Tous à Zanzibar ou Le Troupeau aveugle, deux des grands romans de la SF américaine des années 1960-1970.

De plus, il s’agit du Japon, un pays qui est à la fois nous-mêmes et notre exact envers : le pays du monde où Proust est le plus lu et commenté parce que la ritualisation du salon des Guermantes vaut bien celle de la Cour impériale, et en même temps le royaume de la plus haute technologie où règne une foi quasiment prométhéenne dans la maîtrise de la nature par la technique. Dans un film magnifique de 1983, Sans soleil, Chris Marker imaginait les lettres envoyées par un cameraman fictif, Sandor Krasna, qui errait entre Guinée, Sahel et Japon, autant d’endroits où, pour des raisons différentes mais qui devaient toutes autant à la géologie qu’à l’histoire, l’homme n’était pas le bienvenu et se faisait pourtant un point d’honneur de rester et de résister. Le texte était lu en voix off par Florence Delay et on y évoquait le Japon comme un « pôle extrême de la survie », une société marchande en phase de devenir-monde qui connaissait encore le traditionalisme le plus rigoureux des civilisations shintoïstes et avait aussi fait, la première, l’expérience de l’holocauste atomique avec Hiroshima et Nagasaki.

Le grand philosophe Günter Anders, qui a su voir dans le nucléaire une opportunité de repenser la métaphysique, en a tiré son idée centrale de l’« obsolescence de l’homme », autrement dit du caractère gênant, démodé, voire inutile, de l’être humain face aux machines qu’il a créées et dont il a perdu le contrôle. Dans Le Temps de la fin, voici ce qu’il écrit à propos d’Hiroshima et de Nagasaki : « Nous sommes pourtant autres. Nous sommes pourtant devenus des êtres d’un nouveau genre. Des événements de la taille d’Hiroshima n’attendent pas de savoir si nous voulons bien nous mesurer à eux. Ce sont eux qui décident qui est transformé. D’où la question : qu’est-ce que l’événement Hiroshima a transformé en nous ? Notre statut métaphysique. » Ce qui nous conduit, comme il le dit plus loin « à réellement comprendre que nous venons de nous imputer à nous-mêmes la métamorphose de notre monde en un monde apocalyptique. »

On pourra toujours répondre qu’il s’agissait de bombes thermonucléaires lancées par un ennemi. Il n’empêche, construire sur des failles sismiques, pour se chauffer et s’éclairer, des centrales fondées sur la même technologie que les bombes multi-meurtrières révèle bien la soumission vaguement honteuse et la confiance un peu naïve de l’homme devant ce qu’il a lui-même conçu.

Que l’on soit pour ou contre, le nucléaire est en phase avec la grande hypocrisie moderne. Il est marqué, même dans les démocraties et même quand il est civil, par le sceau du secret. Il frappe de manière invisible et difficilement mesurable : on a changé les unités de mesure de la radioactivité une bonne demi-douzaine de fois, comme si on cherchait à rassurer le malade quand on lui annonce sa température.

En attendant, et quitte à paraître atrocement superficiel, j’espère que le bar du palace de Lost in Translation n’a pas trop souffert. Je me suis toujours promis d’aller y boire un verre ou deux de Suntory et, qui sait, d’y rencontrer une Scarlett Johansson pas trop irradiée.[/access]

Damon contre le Démon

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Qui tire les ficelles du monde ? Les agences de notation ? Les as du storytelling politique ? Les wikileaks et autres big brothers numérisés ? Pas du tout. Vous n’y êtes pas. Qui donc alors ? Pour le savoir, vous n’avez qu’à courir aussi vite que Matt Damon, attention vous êtes prévenu, le gars a du souffle et l’entraînement de Jason Bourne derrière. Alors pour le suivre, n’oubliez pas de vous munir d’un chapeau melon. C’est très utile pour ouvrir les portes à New York et passer du MOMA au stade de baseball des Yankees. Non, sérieusement, vous n’êtes pas dans le monde de Lewis Carroll, et vous ne suivez pas le lapin d’Alice. Vous rentrez dans le premier film de Georges Nolfi, L’Agence qui, après Blade runner de Ridley Scott etMinority report de Spielberg, est le nouveau film inspiré de l’univers de Philippe K. Dick.

Matt Damon est David Morris, jeune député et candidat malchanceux au siège new-yorkais de sénateur. Pourquoi court-il ? Pour semer de drôles de types, accoutrés comme s’ils sortaient de films policiers des années 1950. Ils veulent l’empêcher de retrouver Élise (Emily Blunt), la femme qu’il aime. Ces drôles de types sont les agents d’une société secrète qui veille, sous les ordes d’un « Grand Patron » à ce que tout se déroule selon son « Plan ». Le coup de foudre entre David et Élise n’était pas programmé. Comme David n’est pas Titus, il préfère l’amour d’Élise au pouvoir. Un combat alors s’engage entre l’ambition prométhéenne de vaincre la fatalité et l’intelligence supérieure qui détermine la marche du monde.

Matrix portait Platon et le mythe de la Caverne à l’écran, L’Agence met en scène la théologie augustinienne et ses deux notions centrales, la grâce et le libre arbitre. Mais voilà, Saint Augustin est revu et corrigé par une vision matérialiste un peu niaise de la grâce et finit par être contrebalancé par le dogme américain du volontarisme libéral.

En plein milieu du film, le spectateur assiste à un cours d’histoire où les événements sont réécrits à travers le prisme de la Providence. Est-ce une allusion à l’Amérique messianique et interventionniste ? Chacun sera libre de l’interpréter comme il l’entend. L’apogée de l’Empire Romain, la Renaissance, les Lumières, la révolution scientifique, toutes ces périodes de gloire et de progrès ne résultent pas de l’action humaine, mais sont le fruit des agents de ce bureau de contrôle. Dès qu’ils se retirent, l’homme cède à ses pulsions, sa raison s’éclipse devant la violence de ses passions et l’humanité court le risque de s’autodétruire : les deux guerres mondiales, la crise économique, l’holocauste, la crise des missiles de Cuba. Bilan de cette vision manichéenne : l’homme, livré à lui-même, est incapable de faire le Bien.

Très bien, mais L’Agence est un film américain, donc pas question de laisser ce déterminisme, aussi éclairé soit-il, gagner. Face aux bienfaits de cette grâce efficace qui rectifie la volonté corrompue de l’homme, David Morris s’érige en défenseur de l’autre grâce, de cette grâce suffisante que le libre arbitre suffit à rendre efficace sans l’intervention d’une volonté supérieure. Ce n’est d’ailleurs pas pour des raisons esthétiques ou pour renforcer la dimension romantique de l’histoire, mais bien pour incarner cette grâce suffisante qu’Élise est danseuse. Alors, comme Job qui lutte contre l’Ange, David se bat pour démontrer que, si le libre arbitre n’est pas une fiction, il n’est pas non plus un état naturel acquis définitivement, mais plus un état à conquérir.

Après la construction de l’architecture des rêves dans Inception, le spectateur assiste cette fois-ci à la cartographie du destin. Le Plan de la Providence s’appuie sur un plan bien réel qui ressemble, avec toutes ses ramifications, au circuit souterrain de la ville. Cercles, lignes droites, zigzag, points de convergences, voilà la carte du destin de David Morris. Il ne manque plus qu’un Super Mario sautant de ligne en ligne !

Le nom de Dieu n’est jamais prononcé et les anges ne sont jamais appelés comme tels. La métaphysique est gommée au profit d’une gestion logistique. L’intervention de la volonté divine se robotise. La grâce efficace agit comme un logiciel et les cerveaux, comme de vulgaires ordinateurs, sont « réinitialisés » à l’aide de grandes sondes.

Quant au grand horloger qui ordonne le monde selon sa volonté, il a ses bureaux en plein Manhattan comme n’importe quel homme d’affaires. On ne peut que sourire devant cette transcendance qui se bureaucratise dans l’immanence des gratte-ciel. Le Saint-Siège est une véritable tour de contrôle où officient le Tout Puissant et son armada d’anges qui ont troqué leurs auréoles contre des chapeaux melon, les ailes contre des vestes en tweed et l’amour du prochain contre une bienveillance froide et rationnelle.

Certes, l’Agence n’est pas un film où le spectateur est projeté en 2050 avec des voitures volantes, des ordinateurs aux écrans gigantesques et des androïdes à tous les coins de rue. Mais si Georges Nolfi ne tombe pas dans l’écueil futuriste et machiniste, il adhère tout de même à cette tendance partagée par pas mal de cinéastes américains aujourd’hui : matérialiser ce qui ne peut l’être.

Zizanie à Benghazi

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On savait déjà que les rebelles libyens étaient aussi courageux que sous-entraînés. On sait aussi qu’ils ne sont pas bien équipés. On découvre maintenant qu’il n’arrivent même pas à se mettre d’accord sur une chaîne de commandement unifiée.

Face au général Abdul Fattah Younès, formellement commandent en chef des forces du CNT, on trouve un autre chef de guerre, le général Khalifa Hifter, un officier supérieur qui a eu son heure de gloire durant les guerres du Tchad des années 1980. Entre les deux, le torchon brûle.

Le général Younès a deux handicaps dont le plus important est l’échec des forces armées sous son commandement. Le deuxième est son appartenance à l’ancien régime : Younès était le ministre de l’Intérieur de Kadhafi et rallia la révolution le 19 février. Très tôt donc, me direz-vous avec raison – sauf que son rival l’avait précédé de 25 ans… Le général Hifter a rompu avec Kadhafi suite aux guerres du Tchad et a dû fuir la Libye. Il a trouvé refuge aux Etats-Unis où il s’est installé dans l’état de Virginie, non loin de Langley, le QG de la CIA, comme ses détracteurs ne cessent de rappeler.

Hifter ne cache d’ailleurs pas sa collaboration avec les services américains et assoit ses revendications hiérarchiques sur son expérience du commandent de troupes sur le terrain ainsi que sur sa popularité chez de nombreux rebelles. A Benghazi dès que la rumeur a couru que Hifter risquait d’être désavoué par le CNT, ses supporters ont aussitôt manifesté et menacé de tuer quiconque osera toucher à leur héros.

Younès cumule des échecs mais jouit toujours de la confiance du CNT. Aux journalistes, il déclare être le chef suprême des forces armées. Hifter quant à lui, se dit seul et unique chef opérationnel, reléguant Younès au rôle assez subalterne de chef d’état-major, chargé de la logistique et de la formation[1. Pour compliquer encore les choses, Fawzi Bukatef, un ingénieur de Benghazi spécialiste du pétrole, a lancé sa propre école militaire où des volontaires apprennent les rudiments du maniement d’armes avant d’être envoyés au front. M. Bukatef est arrivé à mettre la main sur un container de 400 kalachnikov qu’il a confisqué pour équiper ses « conscrits ». On peut mieux comprendre comment les rebelles ont pu abattre le 19 mars leur propre chasseur bombardier…].

Cette crise de leadership est un moment de vérité pour le CNT. Une direction militaire consensuel et opérationnelle doit émerger rapidement de cette institution sans tête ni queue pour imposer une stratégie et un commandement unifié (compètent, si possible).

Sinon, il faudra bien leur imposer, pour leur propre sécurité une division de fait du pays.

De l’inconvénient d’être un grand écrivain mort

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photo : Bill A

Il y a quelque inconvénient pour un grand écrivain à mourir. C’est qu’il n’est plus là pour insulter ou provoquer en duel les insectes qui vont ravager son œuvre aussi sûrement que certains champignons dévastent en quelques mois une maison bretonne. Lire Balzac en Pléiade signifie slalomer en rase campagne entre des éclats d’obus et des cadavres jonchant le sol.[access capability= »lire_inedits »] Chaque phrase est ponctuée d’un renvoi, sous forme de lettre ou de chiffre, vers les annexes, où la cuistrerie des commentateurs s’étale sans vergogne. Si ce n’était que cela, la chose serait simplement horripilante. Mais ces braves gens, qui affichent complaisamment leurs noms sur la couverture au-dessous de celui de Balzac − en moins gros quand même, mais un peu seulement, et il faut dire qu’ils sont nombreux à commettre leurs méfaits − semblent n’avoir qu’une obsession dans leurs pauvres vies de ratés : rabaisser Balzac, l’humilier, traquer ses petites erreurs, ses imprécisions, ou simplement se moquer de lui.

Ouvrons au hasard un des tomes de la Comédie humaine (le VII, édition de 1977) : p. 1301 : « On peut se demander si Balzac avait prévu le mariage de Valérie avec Crevel lorsqu’il composa cette scène : elle exige un serment qui, la suite connue, semble bien inutile. » P.1302 : « La raillerie de Balzac est assez hermétique, sans doute parce que Balzac a joué sur trop de mots à la fois (…) le fin mot de ce jeu de mots compliqué était de dire sans le dire et tout en le disant que Marneffe avait une maladie vénérienne. » ; « On peut se demander si Balzac ne confond pas brocante et broquille. » P. 1451 : « Balzac ne résiste pas à la tentation d’une équivoque verbale sur l’expression Mont-de-Piété, sans trop songer qu’il rapporte un propos oral. » P. 1459 : « Balzac écrit couramment « rien moins », là où il serait préférable d’écrire « rien de moins ». » P. 1566 : « La réflexion manque de nuance, et même d’exactitude. » P. 1641 : « Balzac nourrissait une passion malheureuse pour les calembours, dont témoigne ici son travail sur ceux de Thuillier. »

Au passage, on vérifie si Balzac respecte les directives de la future Halde. P.1320 : « Pour mieux mesurer la misogynie de Balzac (…) » etc… Le plus odieux est constitué des passages où les commentateurs se moquent carrément de la passion de Balzac pour les chemins de fer, qui transparaît à travers le portrait de Crevel. Pourtant, si un trait de caractère de Balzac attire irrésistiblement la sympathie, c’est son génie pour dilapider son pognon dans les affaires, et du coup son talent dans le choix d’habitats à fort dénivelé pour échapper aux créanciers. Voilà un homme qui ne peut pas être tout à fait mauvais. C’était aussi un écrivain de génie, et voilà apparemment ce que les petits bureaucrates de la littérature institutionnelle, à l’âme si basse qu’elle ne peut pas sécréter ce sentiment noble qu’est l’admiration, ne peuvent pas supporter. Il faut réduire Balzac à une vulgaire copie de CAPES, et le châtier d’importance.

C’est surtout lorsque le texte est drôle que les censeurs interviennent. Il leur est impossible de tolérer des pointes d’humour. Dans Les Employés, la phrase « Aussi, de tous les déménagements, les plus grotesques de Paris sont-ils ceux des administrations », qui annonce une description hilarante de déménagement ministériel, est assortie d’un passionnant commentaire: « Il est curieux de noter que cette description d’un déménagement de ministère fait partie d’un texte ajouté en 1844. Car, lorsque Balzac évoquait, en 1837, le ministère des Finances tel qu’il se le représente en 1824, il ne fait pas alors allusion au fait que ce même ministère avait déménagé justement en 1824 : de la rue Neuve-des-Petits-Champs à la rue de Rivoli. » Pour se consoler, on peut imaginer la manière dont Balzac décrirait les crétins obtus qui le commentent doctement. En fait, ils sont des personnages de la Comédie humaine.

D’autres collections préfèrent, s’agissant des classiques, les notes de bas de page et des préfaces sentencieuses − agrémentées elles aussi de notes en bas de page. Le choix de la Pléiade est donc préférable, car il est possible, au prix d’un grand effort de volonté, de les ignorer. Pour être tout à fait juste, il faut reconnaître que d’autres grandes œuvres y sont préservées des attaques des champignons et des termites. Guerre et paix (édition de 1952) a eu la chance de tomber sur des personnes qui, apparemment, ont aimé le texte et l’ont laissé tel quel.

De même, les proustiens sont en général des êtres civilisés. La Recherche contient, certes, pas mal de renvois, mais uniquement relatifs au travail sur le manuscrit sacré. Les commentaires, lorsqu’ils sortent de ce cadre technique, sont bienveillants. Lorsque l’on remarque une imprécision dans une citation de Racine, c’est pour ajouter aussitôt que « Proust, comme toujours, cite de mémoire ». Et le commentateur avoue même, p.1135, qu’il a essayé, compte tenu du caractère incomplet du manuscrit, de « retrouver la pensée de Proust ».

On est loin des gougnafiers chargé du dossier Balzac à la Pléiade. Au final, il faudrait laisser tranquilles les romans des grands écrivains, au risque de tomber, parfois, sur des passages un peu désuets ou incompréhensibles − mais ils sont si rares, et est-ce bien grave ? − et, puisqu’il faut bien occuper les maîtres de conférence, lorsqu’ils ne siègent pas aux jurys de concours, leur permettre de truffer les romans de la prochaine rentrée littéraire de notes savantes. Cela flatterait les auteurs contemporains et le résultat pourrait même être drôle. Mais, de grâce, laissez Balzac tranquille ![/access]

Et maintenant au tour d’Assad ?

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photo : Boudreaux and Andrea

À en croire les rumeurs circulant sur le web, les forces de l’ordre syriennes ont pour consigne de ne pas tuer plus de 20 personnes par jour, chiffre considéré comme le seuil de tolérance des médias et des opinions publiques occidentales. La leçon libyenne a été retenue : dès que la presse mondiale commence à parler de massacres, le compte à rebours commence pour le régime qui les a perpétrés. Le lourd bilan de la répression du vendredi 22 Avril – 88 morts dans plusieurs villes différentes – pourrait donc constituer le tournant de la « révolution » syrienne qui, jusque-là, n’est rien d’autre que des émeutes férocement réprimées. Mais cette répression qui a fait 200 morts en cinq semaines, relevait d’une violence dosée et maîtrisée.

Avec la journée de vendredi, on peut parler de bain de sang, ce qui incline à penser que le régime perd son sang-froid, ou même qu’il panique. Lorsqu’elle a appelé à la mobilisation, l’opposition syrienne ne savait peut-être pas à quel point le slogan choisi pour cette journée – « jum’aa el azime » (en arabe le « Grand vendredi ») – se révélerait prémonitoire.

S’il le pouvait, Bachar el-Assad ferait disparaître de la surface de la terre l’édition du 31 janvier 2011 du Wall Street Journal. L’entretien qu’il a accordé ce jour-là au journal américain témoigne en effet d’un extraordinaire aveuglement de l’homme fort de Damas. L’ironie de l’histoire est qu’il n’a cessé de brocarder ou de dénoncer le même aveuglement chez ses anciens pairs de la Ligue arabe Ben Ali et Moubarak. Quelques jours après la chute du président tunisien, alors que la contestation en Egypte prenait de l’ampleur, le prince-président syrien expliquait pourquoi son pays n’était pas touché et ne le serait pas par le vent nouveau soufflant sur la région. « Nous subissons des circonstances plus difficiles que la plupart des pays arabes et malgré cela la Syrie est stable, déclarait-il au WSJ. Pourquoi ? Parce que nous sommes à l’unisson des croyances du peuple. C’est fondamental. Quand la politique menée va à l’encontre de ce que pense le peuple, cela crée un fossé qui entraîne nécessairement des troubles. En effet, les gens ne vivent pas seulement de pain et de confort matériel, ils vivent aussi de croyances et surtout d’idéologie. Si on fait l’impasse sur le substrat idéologique de la région, on ne comprend rien à ce qui se passe. »

Cela semble difficile à croire mais c’est ainsi : l’homme qui depuis plusieurs semaines fait face à un mouvement de contestation sans précédent en Syrie, ce chef d’Etat tout-puissant qui, depuis plus d’un mois, n’a d’autre choix, pour maintenir son pouvoir, que de tirer à balles réelles sur des manifestants qui continuent à le défier, pensait être bien plus proche des Syriens que Ben Ali et Moubarak des Tunisiens et des Egyptiens.

Assad n’a pas complètement tort quand il évoque « le substrat idéologique de la région », une formule politiquement correcte ou « occidentalo-compatible » pour résumer l’axiome qui légitime son pouvoir. Sauf que cet axiome n’est pas une vérité ontologique consubstantielle à l’être arabe, mais, précisément, une croyance sciemment entretenue par les régimes. Mais Bachar el-Assad – tout comme son père avant lui – pense visiblement qu’il règne sur un troupeau d’abrutis primitifs que l’on peut gaver de slogans. Autrement dit, il a des Arabes en général et des Syriens en particulier une vision qu’Edouard Saïd aurait qualifiée d’essentialiste et d’orientaliste. Le régime dont il a hérité s’inscrit donc depuis des décennies dans un paradigme simple et cynique : le rejet absolu d’Israël, l’antisionisme viscéral et la solidarité avec les Palestiniens sont les éléments essentiels de l’identité syrienne. En conséquence, toute velléité de revendication, qu’elle soit politique, économique et sociale, peut-être désamorcée par une sorte de pensée magique : il suffit de dire « résistance », « occupation » et « sionistes » et le peuple oubliera les humiliations quotidiennes, les dénis de justice et le népotisme.

Il est vrai que cette rhétorique a eu une certaine efficacité. L’exploitation du problème palestinien – bien réel au demeurant – à travers le soutien apporté aux factions les plus radicales de la résistance – des « Fronts » des années 1960-1970 au Hamas et au Jihad islamique aujourd’hui – et l’attention obsessionnelle portée par le régime au conflit avec Israël ont bel et bien permis à Assad père de camoufler une dictature sectaire, sanguinaire et corrompue derrière une façade nationaliste entretenue à coups de discours anti-impérialistes, et cela, d’autant plus aisément que, dans la réalité, il n’y a pas, depuis 1982, d’affrontement armé. Que les Syriens veuillent récupérer le plateau du Golan perdu pendant la guerre des Six Jours est compréhensible comme l’est leur sentiment de solidarité spontané pour les Palestiniens. Reste qu’il est désormais clair que la haine de l’ennemi sioniste et la perspective hypothétique de son éradication ne répondent pas aux aspirations à la liberté, à un partage plus juste de la richesse nationale et à un Etat de droit. L’enseignement de ces manifestations qui refusent de céder devant les armes, c’est que, pour le peuple de Syrie la libération de Damas est bien plus urgente que celle du Golan. Et pour cette cause, beaucoup sont prêts à mourir – ce qui confère à la situation un caractère dramatique.

En dépit de sa légitimité chancelante, Assad avait encore jusque-là une certaine marge de manœuvre. Ses discours auraient encore pu convaincre une partie de son opinion. Depuis ce « Grand vendredi », c’est fini : il semble bien que la Syrie ait, à son tour, atteint le point de non-retour. Après la répression sanglante de ce « Grand vendredi », plus personne ne pourra croire aux promesses de réformes. Ce 22 avril, le régime syrien est entré en guerre contre sa population. Les manifestants le savent. Ce qui signifie que, de part et d’autre, on n’a plus rien à perdre.

La seule lueur d’espoir, c’est que, pour le moment, les manifestants concentrent leurs attaques sur la famille Assad. C’est ainsi que, dans la banlieue de Damas, on a entendu ce slogan visant le frère du président : « zanga zanga, dar dar, Maher est encore plus bête que Bachar »[1. le slogan fait référence au discours délirant de Kadhafi où il a menacé de traquer les rebelles « maison après maison, ruelle après ruelle »]. En clair, on ne peut pas exclure que, à l’instar de ce qui s’est passé en Tunisie, le clan Assad soit lâché par certains de ses alliés soucieux de sauver leur peau et quelques-uns de leurs privilèges, ce qui pourrait ouvrir la porte à un changement négocié plus ou moins en douceur par une partie du régime. Autrement dit, si le risque d’un bain de sang est bien réel, un « Thermidor » syrien est encore possible.

Faut-il interdire le Top 100 de Time Magazine?

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Comme tous les ans, le magazine américain Time nous a offert sa liste des 100 personnes les plus influentes au monde. Ce hit parade est suivi partout avec l’attention qui s’impose: c’est un peu les étoiles Michelin des personnalités des mondes politique, sportif, scientifique ou médiatique. Tous les ans on le guette aussi de notre petit hexagone, une forte présence dans les 100 du Time c’est aussi le signe que votre pays rayonne au-delà de ses frontières.

La liste des Français les plus influents? Et bien on y trouve Nicolas Sarkozy, félicité au passage par le magazine pour son interventionnisme en Libye. Un peu plus loin, le patron de la BCE, Jean-Claude Trichet, est ovationné par les anglo-saxons pour sa gestion rigoureuse de l’Euro.

Mais on y trouve surtout Marine le Pen, qui bénéficie pour cette grande première d’un portrait fort avantageux dressé par l’ultra nationaliste russe Vladimir Jirinovski. C’est là, je trouve un résumé saisissant de la France : un président visible à l’étranger, le leader d’un parti d’extrême droite, un banquier central désincarné.

Les Indiens, eux, fournissent dans la liste, le capitaine de l’équipe nationale championne du monde de cricket, des banquiers, des scientifiques.

Les Américains placent dans le palmarès, monsieur et madame Obama, des animateurs télé, et Justin Bieber, le chanteur de 16 ans qui affole les adolescentes du monde entier (l’an dernier Lady Gaga était numéro un du palmarès).

On y trouve aussi les leaders de toutes les révolutions arabes, ainsi que des terroristes et une poignée de dictateurs bref, rien que de très logique et de guère contestable…

En revanche, je sens que ce classement va encore faire du potin chez nous, sur le thème : « Franchement, on aurait rien pu trouver d’autre que ces trois-là pour représenter la France ? »

En ce qui me concerne, je cherche depuis des heures et je ne trouve pas. Mais je dois manquer d’imagination…

La luxure d’un fauve

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Le Coquelicot, 1919 photo : centralasian

Après des années de purgatoire, le temps de Van Dongen est venu. Il faut dire que sa biographie comporte quelques épisodes mauvais genre, comme sa grande rétrospective à la Galerie Charpentier, en 1942, où l’on vit Mme Otto Abetz, vêtue, à son habitude, sans sobriété. Surtout, il fut du « maudit voyage » en compagnie du sculpteur Despiau, mais aussi de Vlaminck et de Derain, avec lesquels il s’était lié d’amitié, trente ans auparavant, à la fameuse Revue blanche, où l’avait introduit Félix Fénéon[1. En novembre 1941, la propagande culturelle allemande organise un « voyage d’études » destiné aux artistes des beaux-arts (il y en eut également pour les comédiens, pour les écrivains). La délégation française compte des noms prestigieux : Paul Landowski pour la musique, Othon Friesz, Charles Despiau, Henri Bouchard, Paul Belmondo pour la sculpture, Kees Van Dongen, Maurice de Vlaminck, André Derain, pour la peinture. Les Français firent halte dans plusieurs villes avant de gagner Berlin, où les attendait Arno Breker, le sculpteur du régime. Il ne s’agissait nullement d’artistes ratés, qui auraient pu voir dans la Collaboration le moyen de gagner une reconnaissance. Au final, ils furent les dupes d’une opération dont ils ne comprirent pas la finalité]. À Berlin, dans l’atelier d’Arno Breker, les trois compères, que les nazis auraient fort bien pu ranger parmi les représentants de l’art « dégénéré », feignirent d’admirer les gigantesques athlètes néo-grecs de ce Michel-Ange pour Reich crapuleux. À la Libération, Van Dongen paya cher ce déplacement déplacé.[access capability= »lire_inedits »]

Cela dit, Van Dongen ne fut pas seulement un homme comme les autres, mais un artiste unique et novateur. Il est temps d’oublier le premier pour célébrer le second.

Il se disait nul en tout, excepté dans l’art de peindre. D’ailleurs, il préférait parler de vice plutôt que de vocation. Né dans une famille de la petite bourgeoisie, en 1877, à Delfshaven, une bourgade hollandaise située au bord de la Meuse, entre Delft et Rotterdam, sans diplôme ni qualification, il n’aime que Rembrandt. Bien plus tard, se proclamant sans dieu ni maître, il prétendra n’avoir jamais pris de leçon et ne se reconnaîtra qu’un don, celui de la caricature. À la vérité, il s’inscrivit à l’Académie royale de dessin. Étudiant, il traîne dans les quartiers mal famés de Rotterdam où les marins serrent d’un peu près le corps las des dames rompues aux servitudes. Il arrive à Paris, pour la première fois, sans un sou en poche, le 12 juillet 1897. Le 14, il danse dans les rues. Les journées sont ensoleillées, les nuits douces ; il dort sur les « fortifs ».

Son séjour ne devait pas excéder trois jours : il repartira en Hollande un an plus tard. Pour quelques francs, il croque les enfants et leurs mères dans les squares. Aller-retour en Hollande, puis installation définitive à Paris : il s’enivre de cette ville absolue, traîne près des baraques de foire, découvre des formes, des lumières, des êtres insouciants, gais, quoique misérables. Il s’installe dans le « maquis » (c’était alors la campagne) de Montmartre. Au Bateau-lavoir, une bâtisse en planches peuplée de peintres et de clochards, il rencontre Picasso et toute la bohème : « C’est ici que j’ai appris à vivre. » Grand, mince, blond, beau gosse, affamé, il se glisse dans la coulisse du plaisir, se faufile dans les rangs des citoyens interlopes. Il observe, il se souvient, il peint. Il a laissé derrière lui l’austérité protestante de la Hollande pour se jeter dans la fête parisienne : « Van Dongen avait besoin de Paris », écrit André Siegfried.

On le connaît, puis on le reconnaît ; l’époque est favorable aux nouveaux talents. Il entre chez les Bernheim-jeunes : le voilà « lancé ». Peintre de la mondanité, certes, mais son trait audacieux, sa patte insolente rompent avec la tradition du portrait flatteur : « Mes clientes n’étaient pas toujours satisfaites du résultat. » Il peint les belles épouses des hommes riches, les noceurs, les artistes, les clowns, les lutteuses, et même Anatole France, suscitant l’effroi des lecteurs de ce dernier, qui jugent ses traits vieillis et sa silhouette rabougrie attentatoires à la dignité de l’écrivain.

Il peint comme il désire, il peint parce qu’il désire ; ses aplats violents, sa palette primitive font surgir l’énergie sensuelle. Comme saisi par sa fureur fauve, rehaussé de ses éclats expressionnistes, le corps féminin s’offre sans pudeur.

La Parisienne de Van Dongen n’est-elle pas l’héritière de celle de François Boucher qui, sous Louis XV, en imagina le modèle ? De l’une à l’autre, plus d’un siècle d’offrande charnelle, de péché souriant et pardonné, plus d’un siècle de fièvre, de postures aimables, joliment provocantes, de tendres pièges tendus et déjoués, de comédie des sentiments, d’enlacements perdus et toujours recommencés, plus d’un siècle d’exercice du plaisir définitivement français. Innocente des crimes passés, ignorante des crimes à venir, elle confie le soin de son allure, de son rythme, en un mot de sa métamorphose, à la peinture, à la poésie, à la musique. Sous la lumière d’une lampe, elle attend l’amour, en devance les caresses, en mime les contorsions, anticipe ses joies. Elle a le ventre rond, les cuisses pleines, les seins fermes, les yeux fardés de noir intense ; son corps est chargé d’électricité, d’« érotricité ».

La « manière » de Van Dongen se fonde sur l’affolante vigueur de la vie : elle en suggère, dans une vision presque foraine, l’éblouissant scandale.[/access]

« Van Dongen, fauve, anarchiste et mondain », Musée d’art moderne de la Ville de Paris,
11, avenue du Président Wilson, Paris 16e. Du vendredi 25 mars au dimanche 17 juillet 2011.

Van Dongen: Fauve, anarchiste, mondain

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CRS, sec, sec !

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Ça suffit comme ça ! Les CRS sont une de fois de plus victimes du mépris dans lequel les tient Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur depuis 2002 et accessoirement président de la République depuis 2007. Non seulement ils sont instrumentalisés par le pouvoir qui les envoie en première ligne contre les délinquants les plus divers (brigands islamistes, retraités CFTC, élèves maoïstes de Normale Sup), non seulement ils subissent la même loi que les autres fonctionnaires, celle du non remplacement d’un départ sur deux et ils sont donc de moins en moins alors qu’il y a de plus en plus à faire (faut pas rêver, sécuritaire et budgétaire, contrairement aux apparences, ça ne rime pas, même à droite) mais en plus, maintenant, ils n’ont même plus le droit de boire un petit coup entre deux charges.

Une note de service, vivement dénoncée par Unité police SGP-FO (premier syndicat de gardiens de la paix), interdit le quart de rouge ou la bière pour accompagner le repas. Un CRS à l’eau, qu’on se le dise, ne fera pas mieux son travail. Il risque au contraire, par énervement, de remplacer un canon par un autre, ce qui va encore faire des histoires…

Vivement les sélections présidentielles

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Il ne faut jamais bouder une occasion de rire. C’est ainsi que, conseillé par quelques amis, je me suis rendu ce matin sur le site de Terra Nova, fondation proche du Parti socialiste. Je n’ai pas été déçu.

Le think tank « progressiste » publie en effet une note de Michel Balinski et Rida Laraki, chercheurs à l’Ecole polytechnique, qui proposent de remplacer le scrutin majoritaire à deux tours par la notion de « jugement majoritaire ». Une révolution.

Avant d’expliquer en quoi consiste cette méthode novatrice, attardons-nous un instant sur le diagnostic formulé par nos deux éminents cerveaux à propos de ce mode de scrutin u mode de scrutin majoritaire, utilisé par les peuples du monde entier, et depuis deux siècles par le nôtre dans sa version uninominale et directe, pour sélectionner leurs dirigeants. En somme il est la traduction concrète la plus basique de la démocratie.

Eh bien, voyez-vous, il parait que ce mode de scrutin trahit la volonté des électeurs. Ainsi, Raymond Barre aurait dû battre François Mitterrand en 1988, mais le pauvre n’était pas qualifié au second tour. Si ma tante en avait… Evidemment, en 1995, c’est Edouard Balladur qui aurait dû entrer à l’Elysée. « Jacques Chirac a été élu en 1995 avec seulement 20,8% des voix au premier tour : mais si Philippe de Villiers ne s’était pas présenté, ses 4,7% des voix auraient pu s’ajouter au 18,6% d’Edouard Balladur, ce qui aurait produit une confrontation entre Balladur et Lionel Jospin au deuxième tour ». Où donc Balinski et Laraki sont-ils allés pêcher que les électeurs villiéristes se seraient reportés davantage sur Edouard Balladur que sur Jacques Chirac ou Jean-Marie Le Pen ? Boule de cristal ? Tarots ? Entrailles de poulet sacrifié en présence de Cayrol et Jaffré ? Ma tante commence vraiment à avoir des airs bizarres.

Deux autres hypothèses sont avancées : l’habituelle galéjade prétendant que, si Jospin était absent du second tour en 2002, c’est à cause de Jean-Pierre Chevènement[1. Pour avoir été des électeurs du candidat du Pôle républicain en 2002, je peux assurer qu’il ne me serait jamais venu à l’idée d’apporter mon suffrage à Lionel Jospin en son absence. Pis, c’est même sa rupture (sur la question corse, symptomatique d’une certaine conception de la République) avec le Premier ministre qui m’a encouragé à voter pour l’ex-ministre de l’Intérieur. Ayant un peu participé à la campagne et rencontré d’autres électeurs, je ne saurais jurer que j’étais le seul dans ce cas-là] et l’amusante idée selon laquelle, en 2007, Bayrou qui aurait battu Royal ou Sarkozy au second tour aurait été spolié.

Il y a bien pire encore, ajoutent nos chercheurs : les bulletins de vote ne traduisent nullement les sentiments des électeurs ! Vous avez bien lu. Pour appuyer cette affirmation, ils précisent que depuis 1988 Jean-Marie Le Pen fut placé régulièrement dans les quartés de tête des premiers tours alors qu’il était rejeté par trois électeurs sur quatre. A contrario, les pauvres écolos, tellement appréciés dans les études d’opinion, ne sont jamais parvenus à se hisser en haut du classement issu des urnes. À l’appui de cette thèse rafraichissante, les auteurs nous délivrent un scoop d’une ampleur interplanétaire : Jacques Chirac valait moins que ses 82,2 % du 5 mai 2002. Certes, il avait réussi à se qualifier au second tour, lui. Mais c’était un point de détail.

Et en plus ça ne marche même pas !

Et les duettistes de conclure par cette phrase particulièrement ébouriffante. Les voix d’un candidat sont loin d’avoir le même sens : les additionner ne veut rien dire ! C’est vrai, quoi ! Tous ces chefs de bureaux de vote qui additionnent les voix au lieu de les soustraire, de les multiplier ou de les diviser, où donc ont-ils la tête ? Afin d’étayer leur thèse, Terra Nova a même commandé un sondage à Opinion Way. Douze candidats ont été proposés aux sondés pour le premier tour, puis trois combinaisons pour le second. Ils en concluent que Marine Le Pen pourrait prendre honteusement la place d’un candidat pouvant gagner la présidentielle. Et que cela ne serait pas dû à la volonté des électeurs mais à l’éventuelle multiplicité des candidatures.

Marine Le Pen. Nous y sommes ! Ce n’est pas un hasard si cette note a été publiée le jour anniversaire de l’élimination de Lionel Jospin. Il faut éviter un nouveau 21 avril ! Ce scrutin majoritaire à deux tours qui, au passage, n’a que peu favorisé l’audience parlementaire du lepénisme pendant les vingt-trois dernières années, lui donnerait néanmoins une importance surdimensionnée dans le paysage politique. On se pince…

Vous n’avez encore rien vu ! Nos chercheurs n’en sont pas resté au stade du diagnostic : ils ont trouvé le remède miracle. Cela s’appelle « le jugement majoritaire ». Il s’agirait, une fois les candidats sélectionnés[2. Dans un autre document, Terra Nova propose de supprimer le système des parrainages d’élus et de rendre possible deux types de candidatures. Le premier : les candidatures désignées par les partis représentatifs (ceux dépassant un seuil de représentation électorale minimal, par exemple 5% aux élections législatives précédentes). Ce serait conforme au rôle que la Constitution confie aux partis dans la vie démocratique nationale. Le second : les candidatures ayant fait l’objet d’un « parrainage populaire » sous la forme d’une pétition de soutien (avec un seuil autour d’un million de signataires, soit 2.5% du corps électoral). Autant dire que le nombre de candidatures serait encore davantage réduit], de cocher pour chacun une croix dans une des cases correspondant aux mentions suivantes : Excellent, Très bien, Bien, Assez bien, Passable, Insuffisant, A rejeter (tout candidat n’ayant pas obtenu une croix serait assimilé à cette dernière mention). Ensuite, on pondère tout ça et hop, le candidat arrivé en tête est président ! Figurez-vous que d’après les calculs d’Opinion Way , avec ce système, Marine Le Pen serait reléguée à la douzième et dernière place, loin derrière Jean-Louis Borloo et Dominique de Villepin, qui eux, finiraient 2e et 3e. Accessoirement, Martine Aubry serait élue présidente, n’y voyez pas malice.

Certains crieront au scandale devant un tel déni de démocratie. Pas moi ! Je trouve ça très drôle. J’imagine nos deux savants fous passant des jours, des semaines voire des mois à échafauder ce système auquel, si on vit ailleurs que dans le monde des matheux fous ou des Bisounours, on trouve la parade en trois minutes.

La parade est en effet très simple. Balinski et Laraki partent du postulat que les électeurs joueront leur jeu en mettant la note « excellent » à leur candidat préféré puis attribuant, après mure réflexion ou bien au pifomètre, à quelques candidats la mention « bien », à d’autres « assez bien » et ainsi de suite. Or, si par malheur, un tel système entrait en vigueur, les différents candidats s’y adapteraient illico. Marine Le Pen demandera à ses électeurs de lui mettre la note « excellent » et de rejeter tous les autres sans exception, ce que ceux-ci, révoltés à l’idée que le « système UMPS » a encore échafaudé un plan pour faire pièce à leur favorite, feront volontiers. Et chaque candidat donnant le même conseil à ses ouailles, à l’exception des électeurs du « marais » qui pourraient être tentés d’utiliser toute la palette des mentions. une très grande majorité d’électeurs portera son préféré au pinacle et rejettera tous les autres. Exactement comme dans un scrutin à l’ancienne. Sauf qu’on aura supprimé le second tour. Et, peut-être, amené Marine Le Pen à l’Elysée. Bravo Terra Nova !

Ça Pâques ou ça casse…

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Les vigilants sont aux aguets. Tapis dans l’ombre, ils tendent leurs oreilles pour capter la moindre phrase chuchotée par Claude Guéant pouvant le conduire en correctionnelle. Ils désignent à la vindicte publique ces néo-réacs qui ont le culot de chanter, avec un certain talent en plus, un air quelque peu différent de leurs rengaines archéo-progressistes.

Ils se réclament de la laïcité, certes, mais dénient à ceux qui ne partagent pas la totalité de leur baluchon idéologique de s’en prévaloir et de la défendre.

Et ils jubilent comme des gamins lorsqu’ils croient avoir pris Nicolas Sarkozy la main dans le sac de l’hypocrisie, du double langage, du deux poids, deux mesures en matière de tolérance envers les religions.
C’est ainsi qu’un éminent journaliste de Médiapart s’est fait un devoir de soulever un lièvre de Pâques[1. Tous mes remerciements au site islamiste aslama qui m’a permis de faire ce lien avec l’article de Mediapart sans avoir à bourse délier] démontrant de manière éclatante que le président de la République chouchoute les juifs traditionnalistes alors qu’il fait les gros yeux aux musulmans pieux.

Ainsi, on aurait cherché, à l’Elysée une combine pour permettre à une demi douzaine de taupins à kippa de passer le concours d’entrée à Centrale-Supélec en dépit du fait que deux épreuves tombaient pendant les fêtes de la Pâque juive (Pessah). Personnellement, je serai instinctivement favorable à ce que les religions s’adaptent aux concours des grandes écoles, et non l’inverse.

D’ailleurs, la plupart des étudiants juifs, même pratiquants, se plient à la règle du jeu en espérant que le Très-Haut leur accordera Sa miséricorde, en prenant en considération le préjudice causé aux mamans des candidats. Celles-ci ne pourront pas aller raconter aux voisines que leur fils ou leur fille vient d’intégrer une école que quand on en sort, les patrons vous agrippent comme des schnorrers, mais pour vous proposer de l’argent.

L’Elysée et les directeurs des écoles concernées ont démenti, et les concours se sont déroulés sans que les mesures envisagées à la demande de l’Union des étudiants juifs de France (confinement des candidats jusqu’à la nuit et passage des épreuves entre 22h et 2h du matin) n’aient été mises en œuvre.

Mais admettons qu’il ait été, à un moment, envisagé dans les ministères concernés un aménagement des concours pour une poignée d’individus pratiquant un judaïsme ultra-orthodoxe. En quoi cela aurait-il été scandaleux ? L’égalité devant les épreuves aurait été, certes, quelque peu mise à mal, mais au détriment de ceux qui demandaient cette dérogation : ils auraient été contraint, après avoir planché jusqu’à deux heures du mat’, de remettre ça le même jour à huit heures.

Chaque année, le ministère de l’Education nationale publie, à l’intention des organisateurs d’examens et concours, une liste de jours non fériés, mais importants dans les rites des principales religions pratiquées en France en dehors du christianisme (Islam, judaïsme, bouddhisme). Il est demandé à ces organisateurs de les prendre en compte lorsqu’ils établissent le calendrier d’épreuves. Cette liste est limitée à trois jours par religion. Ainsi, pour cette année, les autorités religieuses juives avaient proposé Rosh Hachana et Yom Kippour en octobre et Shavouot (Pentecôte) en juin, des périodes où se déroulent la majorité des examens scolaires et universitaires. Mais voilà, manque de chance, cette année, comme en 1997, certains concours de grandes écoles scientifiques tombent en plein Pessah.

Ni l’UEJF, ni le CRIF n’exigeaient un changement de la règle des « trois jours » acceptée par tous. Ils demandaient une mesure exceptionnelle, pour une situation qui ne l’était pas moins, et pour un nombre de cas infimes. Cela n’a rien à voir avec cette revendication, exprimée par le Grand Rabbin de France en 1928 auprès du ministre de l’éducation nationale Edouard Herriot de ne pas placer d’épreuves écrites de l’agrégation le samedi. La réponse du vieux rad-soc fut à la mesure du personnage, grandiose. Non seulement il refusa la requête du Grand Rabbin, mais décréta que ces épreuves devront avoir lieu également le dimanche, une tradition qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours.

Ils s’agissait seulement d’un arrangement raisonnable et discret qui ne lésait personne et ne remettait pas en cause les grands principes de la République. « Dina de mlakhouta dina » (« la loi de l’Etat est la loi ») est un principe que tous les juifs en Diaspora se doivent de respecter, c’est marqué en araméen dans le Talmud babylonien. La discrétion, en la matière n’a rien à voir avec l’opacité entretenue par le pouvoir pour mener je ne sais quelle magouille, ou se faire bien voir d’une communauté religieuse. Tout le monde y aurait trouvé son compte, et la vie aurait continué.

Japon : la mort atlante

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photo : RECORDED PICTURES

Toute catastrophe suscite un mélange d’effroi et d’extase. La vieille histoire d’Eros et de Thanatos ou, comme disait Georges Bataille, « ce désir d’approuver la vie jusque dans la mort ». Celle qui s’est abattue sur le Japon qui, comme toute vieille civilisation, sait jouer dans son art, sa poésie, son érotisme sur ces deux pulsions avec un grand raffinement, nous invite plus que jamais à réfléchir à notre rapport à notre propre fin collective. C’est-à-dire au fait de mourir, non pas en tant qu’individu, mais en tant que civilisation.
La manière de sidération qui s’est abattue sur nous tous à la vision des images du séisme, du tsunami qui s’est ensuivi et de la menace nucléaire qui en est une des conséquences les plus immédiates est-elle aussi sidérée que cela ?[access capability= »lire_inedits »]

Il y a un paradoxe de la sur-médiatisation, de l’abondance entropique des images déversées par les télés, Internet, les satellites, les téléphones portables. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation, disait Debord, et il n’est pas absurde d’imaginer une jeune Japonaise observant, sur l’écran de son iPhone, l’effondrement de son immeuble situé derrière elle : on a bien vu en Thaïlande, en 2004, des touristes filmer jusqu’au bout la vague qui arrivait sur eux et allait les emporter.

Etait-ce de l’inconscience ou le stade ultime de l’aliénation par l’image, une image qui fonctionnerait comme la pensée magique et qui permettrait de restituer la réalité tout en la tenant à distance ? Les films d’épouvante jouent beaucoup là-dessus, ces temps-ci. Depuis le Projet Blair Witch en passant par Rec ou Cloverfield, on cherche à donner au spectateur l’impression qu’il regarde un film d’amateur avec plans aléatoires et images tressautantes.
Les images, pourtant, ne donnent rien à comprendre ou si peu, quand un roman, comme celui de Carrère, D’autres vies que la mienne, aide à faire sens. Ainsi, on dispose, et pour cause, d’assez peu d’images du tremblement de terre de Lisbonne, en 1755, lui aussi suivi d’un tsunami qui fit 100 000 morts. Il a pourtant eu des conséquences infiniment plus importantes sur la pensée occidentale que la vague meurtrière de 2004, par exemple en inspirant à Voltaire un poème épouvanté fondateur de l’athéisme moderne.
L’image déréalise, c’est le grand paradoxe. La vague noire engloutissant les ports de Minamisanriku et de Sendaï, l’explosion et le nuage blanc au dessus des réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima sont tellement terrifiants, hyperréalistes, spectaculaires qu’ils transforment précisément l’événement en spectacle. À propos du 11-Septembre, Jean Baudrillard notait déjà, dans un texte fort mal compris : « L’image consomme l’événement, au sens où elle l’absorbe et le donne à consommer. Certes, elle lui donne un impact inédit jusqu’ici, mais en tant qu’événement-image. Qu’en est-il alors de l’évènement réel, si partout l’image, la fiction, le virtuel perfusent dans la réalité ? »

La question posée par cette perfusion est d’autant plus pertinente qu’elle nous renvoie à une grammaire, une syntaxe de l’apocalypse largement vulgarisée par l’industrie du divertissement. Les lecteurs de Tom Clancy avaient déjà dévoré des dizaines de techno-thrillers annonçant les attentats du WTC, et les amateurs de films-catastrophe − dont le dernier en date, 2012, donne l’impression que Tokyo est une répétition générale très légèrement en avance sur le calendrier maya − sont déjà habitués à voir des cargos échoués en centre-ville, des voitures sur le toit des maisons et des rails de chemin de fer flottant dans le vide.

« La nature imite l’art », remarquait Oscar Wilde. La catastrophe japonaise n’est compréhensible, dans son horreur absolue, que comme une imitation ou une confirmation de l’intuition de nombreux écrivains, penseurs, artistes. Prendre l’événement, montré en boucle sur des centaines de chaînes, en pleine face, dans sa brutalité et son indifférenciation médiatique, finit soit par hébéter, soit par insensibiliser.
Même la « une » du Monde proclamant, quelques jours après le séisme, « Tsunami, alerte nucléaire au Japon », donnait au lecteur l’impression d’être un personnage de John Brunner dans Tous à Zanzibar ou Le Troupeau aveugle, deux des grands romans de la SF américaine des années 1960-1970.

De plus, il s’agit du Japon, un pays qui est à la fois nous-mêmes et notre exact envers : le pays du monde où Proust est le plus lu et commenté parce que la ritualisation du salon des Guermantes vaut bien celle de la Cour impériale, et en même temps le royaume de la plus haute technologie où règne une foi quasiment prométhéenne dans la maîtrise de la nature par la technique. Dans un film magnifique de 1983, Sans soleil, Chris Marker imaginait les lettres envoyées par un cameraman fictif, Sandor Krasna, qui errait entre Guinée, Sahel et Japon, autant d’endroits où, pour des raisons différentes mais qui devaient toutes autant à la géologie qu’à l’histoire, l’homme n’était pas le bienvenu et se faisait pourtant un point d’honneur de rester et de résister. Le texte était lu en voix off par Florence Delay et on y évoquait le Japon comme un « pôle extrême de la survie », une société marchande en phase de devenir-monde qui connaissait encore le traditionalisme le plus rigoureux des civilisations shintoïstes et avait aussi fait, la première, l’expérience de l’holocauste atomique avec Hiroshima et Nagasaki.

Le grand philosophe Günter Anders, qui a su voir dans le nucléaire une opportunité de repenser la métaphysique, en a tiré son idée centrale de l’« obsolescence de l’homme », autrement dit du caractère gênant, démodé, voire inutile, de l’être humain face aux machines qu’il a créées et dont il a perdu le contrôle. Dans Le Temps de la fin, voici ce qu’il écrit à propos d’Hiroshima et de Nagasaki : « Nous sommes pourtant autres. Nous sommes pourtant devenus des êtres d’un nouveau genre. Des événements de la taille d’Hiroshima n’attendent pas de savoir si nous voulons bien nous mesurer à eux. Ce sont eux qui décident qui est transformé. D’où la question : qu’est-ce que l’événement Hiroshima a transformé en nous ? Notre statut métaphysique. » Ce qui nous conduit, comme il le dit plus loin « à réellement comprendre que nous venons de nous imputer à nous-mêmes la métamorphose de notre monde en un monde apocalyptique. »

On pourra toujours répondre qu’il s’agissait de bombes thermonucléaires lancées par un ennemi. Il n’empêche, construire sur des failles sismiques, pour se chauffer et s’éclairer, des centrales fondées sur la même technologie que les bombes multi-meurtrières révèle bien la soumission vaguement honteuse et la confiance un peu naïve de l’homme devant ce qu’il a lui-même conçu.

Que l’on soit pour ou contre, le nucléaire est en phase avec la grande hypocrisie moderne. Il est marqué, même dans les démocraties et même quand il est civil, par le sceau du secret. Il frappe de manière invisible et difficilement mesurable : on a changé les unités de mesure de la radioactivité une bonne demi-douzaine de fois, comme si on cherchait à rassurer le malade quand on lui annonce sa température.

En attendant, et quitte à paraître atrocement superficiel, j’espère que le bar du palace de Lost in Translation n’a pas trop souffert. Je me suis toujours promis d’aller y boire un verre ou deux de Suntory et, qui sait, d’y rencontrer une Scarlett Johansson pas trop irradiée.[/access]