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Damon contre le Démon


Qui tire les ficelles du monde ? Les agences de notation ? Les as du storytelling politique ? Les wikileaks et autres big brothers numérisés ? Pas du tout. Vous n’y êtes pas. Qui donc alors ? Pour le savoir, vous n’avez qu’à courir aussi vite que Matt Damon, attention vous êtes prévenu, le gars a du souffle et l’entraînement de Jason Bourne derrière. Alors pour le suivre, n’oubliez pas de vous munir d’un chapeau melon. C’est très utile pour ouvrir les portes à New York et passer du MOMA au stade de baseball des Yankees. Non, sérieusement, vous n’êtes pas dans le monde de Lewis Carroll, et vous ne suivez pas le lapin d’Alice. Vous rentrez dans le premier film de Georges Nolfi, L’Agence qui, après Blade runner de Ridley Scott etMinority report de Spielberg, est le nouveau film inspiré de l’univers de Philippe K. Dick.

Matt Damon est David Morris, jeune député et candidat malchanceux au siège new-yorkais de sénateur. Pourquoi court-il ? Pour semer de drôles de types, accoutrés comme s’ils sortaient de films policiers des années 1950. Ils veulent l’empêcher de retrouver Élise (Emily Blunt), la femme qu’il aime. Ces drôles de types sont les agents d’une société secrète qui veille, sous les ordes d’un « Grand Patron » à ce que tout se déroule selon son « Plan ». Le coup de foudre entre David et Élise n’était pas programmé. Comme David n’est pas Titus, il préfère l’amour d’Élise au pouvoir. Un combat alors s’engage entre l’ambition prométhéenne de vaincre la fatalité et l’intelligence supérieure qui détermine la marche du monde.

Matrix portait Platon et le mythe de la Caverne à l’écran, L’Agence met en scène la théologie augustinienne et ses deux notions centrales, la grâce et le libre arbitre. Mais voilà, Saint Augustin est revu et corrigé par une vision matérialiste un peu niaise de la grâce et finit par être contrebalancé par le dogme américain du volontarisme libéral.

En plein milieu du film, le spectateur assiste à un cours d’histoire où les événements sont réécrits à travers le prisme de la Providence. Est-ce une allusion à l’Amérique messianique et interventionniste ? Chacun sera libre de l’interpréter comme il l’entend. L’apogée de l’Empire Romain, la Renaissance, les Lumières, la révolution scientifique, toutes ces périodes de gloire et de progrès ne résultent pas de l’action humaine, mais sont le fruit des agents de ce bureau de contrôle. Dès qu’ils se retirent, l’homme cède à ses pulsions, sa raison s’éclipse devant la violence de ses passions et l’humanité court le risque de s’autodétruire : les deux guerres mondiales, la crise économique, l’holocauste, la crise des missiles de Cuba. Bilan de cette vision manichéenne : l’homme, livré à lui-même, est incapable de faire le Bien.

Très bien, mais L’Agence est un film américain, donc pas question de laisser ce déterminisme, aussi éclairé soit-il, gagner. Face aux bienfaits de cette grâce efficace qui rectifie la volonté corrompue de l’homme, David Morris s’érige en défenseur de l’autre grâce, de cette grâce suffisante que le libre arbitre suffit à rendre efficace sans l’intervention d’une volonté supérieure. Ce n’est d’ailleurs pas pour des raisons esthétiques ou pour renforcer la dimension romantique de l’histoire, mais bien pour incarner cette grâce suffisante qu’Élise est danseuse. Alors, comme Job qui lutte contre l’Ange, David se bat pour démontrer que, si le libre arbitre n’est pas une fiction, il n’est pas non plus un état naturel acquis définitivement, mais plus un état à conquérir.

Après la construction de l’architecture des rêves dans Inception, le spectateur assiste cette fois-ci à la cartographie du destin. Le Plan de la Providence s’appuie sur un plan bien réel qui ressemble, avec toutes ses ramifications, au circuit souterrain de la ville. Cercles, lignes droites, zigzag, points de convergences, voilà la carte du destin de David Morris. Il ne manque plus qu’un Super Mario sautant de ligne en ligne !

Le nom de Dieu n’est jamais prononcé et les anges ne sont jamais appelés comme tels. La métaphysique est gommée au profit d’une gestion logistique. L’intervention de la volonté divine se robotise. La grâce efficace agit comme un logiciel et les cerveaux, comme de vulgaires ordinateurs, sont « réinitialisés » à l’aide de grandes sondes.

Quant au grand horloger qui ordonne le monde selon sa volonté, il a ses bureaux en plein Manhattan comme n’importe quel homme d’affaires. On ne peut que sourire devant cette transcendance qui se bureaucratise dans l’immanence des gratte-ciel. Le Saint-Siège est une véritable tour de contrôle où officient le Tout Puissant et son armada d’anges qui ont troqué leurs auréoles contre des chapeaux melon, les ailes contre des vestes en tweed et l’amour du prochain contre une bienveillance froide et rationnelle.

Certes, l’Agence n’est pas un film où le spectateur est projeté en 2050 avec des voitures volantes, des ordinateurs aux écrans gigantesques et des androïdes à tous les coins de rue. Mais si Georges Nolfi ne tombe pas dans l’écueil futuriste et machiniste, il adhère tout de même à cette tendance partagée par pas mal de cinéastes américains aujourd’hui : matérialiser ce qui ne peut l’être.



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