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Piss Christ, comment réparer l’offense faite à Serrano ?

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La médiocre provocation d’un subalterne agent mainstream du commerce de l’art, récemment sortie du formol sinon de la pisse, a été l’objet d’un acte de vandalisme. On évoque la responsabilité de catholiques intégristes, sans doute négationnistes, peut-être nazis, assurément sourds aux nuances de la beauté postmoderne… Celui qui joue à touche-pipi avec un crucifix, se dit consterné, inquiet même, et trouve mille échos indignés chez les gens qui font l’opinion.

Bref, l’ordre moral menace notre pays. Alors, comment réparer l’offense faite à Serrano ? Quel Canossa imaginer ? Peut-être un urinoir, rappelant le ready made de Marcel Duchamp, dont la cuvette présenterait, en incrustation dans sa faïence, un portrait de l’artiste : en le compissant, nous verserions ainsi notre obole.

Ce serait, en quelque sorte, une fontaine de repentance…

Les financiers contre la finance

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photo : Raja Daja

La communauté financière et les autorités se veulent rassurantes et sans équivoque. Selon elles, les réformes systémiques auraient été menées et les établissements financiers – nettement mieux régulés – travailleraient en provisionnant plus de capitaux. Mais bien sûr, le pire aveugle est celui qui s’obstine à ne pas voir. Les principaux facteurs responsables des tourmentes de ces dernières années sont toujours à l’œuvre, quand ils n’ont pas été amplifiés. Les déséquilibres commerciaux et financiers, creusés par une politique monétaire ultra-expansionniste ont en effet été portés, depuis 2008, à leur paroxysme… Pire encore : les banques, qui se retrouvent effectivement contraintes par des ratios plus stricts en matière de capitaux, se tournent vers les marchés des matières premières, des marchés émergents et des fonds spéculatifs (hedge funds), à la réglementation quasi inexistante, afin d’y réaliser des compléments de profits, au risque d’y gonfler une nouvelle bulle !

Occupé à remettre de l’ordre dans les ratios bancaires, le régulateur est donc – une fois de plus – pris de court par des intervenants financiers qui, motivés par la volonté de gagner encore et toujours plus, ont toujours une longueur d’avance. Autrement dit, le système est actuellement menacé d’implosion par une hyper-spéculation sur des classes d’actifs très peu réglementées menée par une profession qui ne se résout décidément pas à accepter des profits moindres que par le passé. Comment lui faire comprendre que les bénéfices des années 2000 à 2007 constituaient une anomalie malsaine et qu’il est impératif – pour la sauvegarde de notre activité économique – d’apporter une attention particulière à la gestion des risques et à la diminution massive des opérations à levier ?

La décennie précédente ayant été scandée par les implosions spéculatives et les faillites spectaculaires d’institutions financières et de grands fonds de placement, Nassim Taleb, auteur de The Black Swan, devra revoir sa théorie car son « cygne noir » est devenu notre pain quotidien ! En effet, en raison de nos connaissances limitées, nous sommes contraints d’analyser le présent et de prévoir le futur en observant et en extrapolant les tendances du passé. Résultat, tout événement imprévu nous déstabilise profondément. Dès que survient cet inconnu – le fameux « cygne noir » de Taleb – c’est l’ensemble du système, avec ses croyances et ses présupposés, qui menace de s’effondrer… Autrement dit, tout événement imprévisible, c’est-à-dire affecté d’une faible probabilité, revêt une portée considérable. La volatilité extrême et malsaine des marchés ces dernières années a précisément été provoquée par des événements « hautement improbables », en l’occurrence des réajustements et liquidations de positions opérés par des investisseurs qui avaient sciemment pris trop de risques.

Reconnaissons-le : l’investisseur et le professionnel de la finance sont aujourd’hui devenus de facto leurs propres ennemis car les cultures du risque à outrance et du gain coûte que coûte sont devenues la norme. Finie la période où papa achetait des actions pour les conserver quelques années, révolue celle où grand-papa plaçait son épargne en Bons du Trésor. Taleb est d’ores et déjà dépassé car l’incertitude, les mouvements erratiques et la volatilité exacerbée meublent aujourd’hui nos vies et les placements réputés jadis les plus sûrs sont susceptibles de se liquéfier du jour au lendemain. Les occurrences exceptionnelles font désormais partie intégrante de la psychologie des investisseurs. Pire encore: ceux-ci misent et spéculent sur l’avènement du « hautement improbable » dans l’espoir – évidemment – d’en tirer profit. Bref, le « cygne noir » règne en maître absolu.

La conjoncture étant nettement plus aléatoire qu’avant la crise des subprimes, notre système se retrouve donc frappé d’immunodéficience face au risque de nouvelle implosion. En effet, les Etats, qui ont dépensé des sommes faramineuses dans le cadre des sauvetages financiers, ne seront plus en mesure, ni économiquement, ni politiquement, de puiser dans des caisses désormais vides pour stabiliser et assainir le système. Les banquiers ont certes accompli une œuvre admirable de lobbying en persuadant nos gouvernements du rôle vital de leurs établissements pour nos économies. En attendant, le contribuable est aujourd’hui à sec et les Etats avec lui. Les conséquences de l’implosion d’une nouvelle bulle seraient donc simultanément simples à comprendre et terrifiantes à supporter.

Alors que des pans entiers de l’activité financière échappent à toute régulation et que de nouvelles crises des dettes souveraines sont en gestation, les ingrédients d’une conflagration majeure sont en train de se mettre en place. Inéluctablement.

Berlin, capitale de la trouille

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Nicolas Sarkozy et Angela Merkel ont passé, le 27 mars, un exécrable dimanche : des cantonales calamiteuses pour le premier et une défaite historique de la CDU dans le Bade-Wurtemberg, fief traditionnel des chrétiens-démocrates, pour la seconde. Ce Land riche comme Crésus va désormais être gouverné par une coalition de gauche dirigée par un Vert, Werner Kretschmann, un professeur de 62 ans.[access capability= »lire_inedits »]

Les bonnes performances récentes de l’économie allemande n’ont pas été portées au crédit de la Chancelière, qui va avoir du mal à remonter le courant avant septembre 2013. Ce n’est pas tant l’affaiblissement de la CDU qui fragilise Angela Merkel que l’effondrement de son partenaire libéral. À la différence de la coalition SPD-Verts de Gerhard Schröder du début des années 2000, quand la popularité de Joschka Fischer, chef de file des Verts et ministre des affaires étrangères, rejaillissait sur l’ensemble du gouvernement, les libéraux et leur chef, Guido Westerwelle, sont aujourd’hui devenus un boulet pour la Chancelière.

Mais là n’est pas l’essentiel : de part et d’autre du Rhin, des phénomènes de psychologie collective déterminent le comportement des électeurs tout autant, sinon plus, que la tenue du taux de croissance du PIB et la courbe du chômage.

Il existe en effet des pathologies nationales qu’aucune médecine politique n’est en mesure de traiter de manière radicale. Ainsi le médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye, quitte-t-il son poste en laissant à son successeur, le Défenseur des droits, un rapport sinistre sur le moral des Français. Il parle même, en bon franglais, d’un syndrome de « burn out » dont notre peuple souffrirait, à l’image d’un cadre sup’ totalement lessivé par la course au rendement et à la performance.

Le Français, donc, broie du noir, et on a beau s’échiner à lui expliquer que son pays ne se sort pas plus mal que d’autres des rigueurs de l’hiver économique et des défis de la mondialisation, il ne veut rien entendre. Les plus optimistes jugent la situation « moyenne »: pire qu’hier, mais meilleure que demain. Bon courage, donc, à ceux qui prétendent, en 2012, conduire le destin de cette nation de déprimés chroniques!

Ils pourront se consoler en jetant un coup d’œil de l’autre côté du Rhin, où la conjonction temporelle d’événements sans rapports directs entre eux vient de mettre en lumière le mal dont souffrent collectivement nos amis allemands.
Nous désignerons sous le nom de Trouilla germanica ce syndrome qui atteint ce « peuple de poètes et de penseurs », lequel versifie aujourd’hui sur les catastrophes inévitables et théorise dans les tremblements sur les abominations provoquées par l’espèce humaine contre Gaïa, la Terre-mère[1. Le sociologue Ulrich Beck est le plus éminent représentant de cette école de pensée].

À l’inverse des Gaulois, qui concentraient leurs craintes sur un seul et improbable cataclysme, les Allemands d’aujourd’hui passent d’une peur à une autre en fonction de l’actualité. Crise de l’euro? On brandit le spectre du pillage par les « Pigs » (Portugal, Irlande, Grèce, Espagne) du magot germanique accumulé au cours du dernier demi-siècle. On refuse à la Banque centrale européenne les moyens d’intervenir efficacement, comme le fait la « Fed » américaine, pour donner de l’air à la zone euro. Il faut les comprendre, plaident les germanophiles, ces Allemands ont été traumatisés, jadis, par l’hyperinflation des années vingt du siècle dernier… Comme si un vieillard avaricieux prenait prétexte des folies dispendieuses de son grand-père pour mettre tout son immeuble au diapason de sa pingrerie.

Fukushima ? Voilà revenue au galop la crainte d’une apocalypse nucléaire généralisée. Lors de l’accident de Tchernobyl, plusieurs centaines de femmes allemandes se firent avorter par crainte de mettre au monde un enfant sur une planète irradiée… Angela Merkel est contrainte de remettre à l’année prochaine la décision de prolonger ou non la vie du parc de centrales nucléaires. Cette physicienne de formation, imprégnée de la foi en la science du pays où elle a grandi, la RDA, ne partage pas, dans son for intérieur, l’irrationalisme et le catastrophisme de la majorité de ses concitoyens. Mais ces derniers étant également des électeurs appelés cette année à se rendre aux urnes pour une série d’importantes élections régionales, il lui faut bien faire semblant d’avoir peur du nucléaire alors que sa crainte principale est de se ramasser une veste. Cette phobie du nucléaire remonte aux années 1970, avec la montée en puissance du mouvement pacifiste qui combattait en même temps le surarmement nucléaire provoqué par la guerre froide et le développement du nucléaire civil. Un jour on criait « Eher rot al tot ! » (« Plutôt rouge que mort ! ») et le lendemain, on scandait « Kernkraft, nein Danke ! » (« Nucléaire ? Non merci ! »). La menace de vitrification militaire ayant disparu, reste la phobie de l’atome civil dont les Verts ont fait un fonds de commerce électoral prospère.

Joschka Fischer était Vert, certes, mais il était néanmoins doté de neurones à fonctionnement rapide et d’une vision de son pays et du monde allant au-delà de la contemplation béate et inquiète de son petit jardin bio. Son objectif était de faire entrer l’Allemagne dans le club des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. Pour cela, il a réussi à faire avaler deux couleuvres guerrières à un peuple qui a pour idéal de devenir une grande Suisse : la participation de l’armée allemande aux opérations en Bosnie et au Kosovo et l’engagement de cette même Bundeswehr en Afghanistan en 2001.

Un vote au Conseil de sécurité a suffi au successeur de Fischer, le libéral Guido Westerwelle, pour réduire à néant cet édifice qui aurait dû être couronné par la réforme du Conseil de sécurité avec l’entrée de l’Allemagne comme membre permanent. Pris de panique devant le projet franco-britannique d’intervention en soutien aux insurgés anti-Kadhafi, le représentant de l’Allemagne s’est abstenu de voter la résolution 1973 autorisant cette opération, en compagnie de la Russie et de la Chine. On murmure même que, s’il n’en avait tenu qu’à Westerwelle, Berlin aurait voté contre, et que la Chancelière a dû lui remonter sérieusement les bretelles… Ce sacrifice au pacifisme sans limites ni vergogne de l’opinion allemande ne s’est pas révélé payant électoralement, et ce n’est pas seulement de la Schadenfreude[2. Joie mauvaise devant le malheur des autres, qui s’exprime par la maxime : « Ce n’est pas tout d’être heureux, encore faut-il que les autres soient malheureux. »] que de s’en féliciter…

Pour ne pas désespérer définitivement de nos voisins d’outre-Rhin, on pourra toujours se plonger dans le magnifique récit biographique, Hammerstein ou l’intransigeance, de Hans Magnus Enzensberger, qui vient d’être traduit chez Gallimard. Il retrace le destin de Kurt von Hammerstein, dernier chef d’état-major de la Reichswehr avant la prise de pouvoir par Hitler. Il disait souvent : « Angst ist keine Weltanschauung » (« La peur n’est pas une vision du monde »). Il vivait à Berlin. C’était il y a bien longtemps.[/access]

La droite morale

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Que fait-on quand on ne fait plus de politique ? On fait de la morale. La politique, c’est très compliqué. Ce n’est pas l’art du possible comme le chantent les résignés, c’est vouloir changer de monde, ici et maintenant. C’est trouver, disait Rimbaud, le lieu et la formule. Changer le monde n’est pas nécessairement une idée de gauche, comme on aurait tendance un peu facilement à le croire.

Un libéral conséquent peut, dans son optique, estimer à juste titre que la société française meurt de ses blocages institutionnels, sociaux, sociétaux. Que l’Etat providence est un frein, pire une tunique de Nessus, pour la libre entreprise, le marché libre, enfin pour tout ce qu’il pense éloigner de nous la route de la servitude et le danger totalitaire potentiel qui se niche dans la moindre intervention publique, la plus infime régulation des flux financiers, bref tout ce qui affirme la prééminence de la loi sur le contrat.

Un ministre authentiquement libéral, cohérent avec lui-même et plutôt brillant est arrivé une fois au gouvernement. Il s’appelait Alain Madelin et il a été ministre des finances le temps de l’été 1995 dans le premier gouvernement Juppé. Il a démissionné, préférant ses convictions à son portefeuille ou, si vous préférez, préférant faire de la politique plutôt que de gérer simplement le réel en tentant tous les 36 du mois de l’infléchir sans succès.

En plus, notre libéral conséquent va assez vite se heurter à ceux qui votent pour lui en croyant banalement voter pour un homme de droite. Parce que le libéral conséquent est pour la dépénalisation de la drogue, l’exercice totalement libre de la prostitution, la possibilité de se faire euthanasier quand on l’a décidé, bref tout ce qui hérisse profondément les convictions conservatrices des tenants, précisément, de l’Ordre Moral façon Mac Mahon.

Ce qui fait que, si un libéral veut rester au pouvoir, il cesse d’être libéral. Christine Lagarde qui se proclame libérale et sauve les banques en 2008 avec l’argent du contribuable n’est pas libérale, elle illustre juste ce dirigisme de droite, très français, qui veut bien privatiser – mais avec des noyaux durs d’investisseurs institutionnels, comme on disait du temps de Balladur – et mutualiser les pertes et seulement les pertes. De fait, elle se soumet au réel, même s’il est injuste, même s’il heurte ses convictions. Le contraire, encore une fois, de la politique.

À gauche, c’est la même chose, symétriquement. Quand le FN invente l’expression UMPS, cela ne sort pas de nulle part, mais traduit le sentiment qu’aucun de ces partis de gouvernement n’est plus capable de faire de la politique. On peut, par exemple, sans trop s’avancer, parier qu’il y aurait eu une politique rigoureusement identique, toujours en septembre 2008, de la part d’un tandem Sarkozy-Lagarde et d’un tandem Royal-DSK si Royal avait été élue en 2007 et qu’elle avait choisi, ce qui est probable, pour ministre des finances l’actuel président du FMI qui ne fait plus, lui, de politique depuis longtemps. Alors que la logique idéologique d’une Lagarde aurait voulu qu’elle laisse faire le marché et sombrer les banques trop exposées, tandis qu’un DSK ministre socialiste des Finances aurait dû, en théorie, faire le contraire : les nationaliser et réorienter d’autorité le crédit vers la relance de la consommation et l’investissement dans l’économie réelle. Mais non, dans un camp comme dans l’autre, cela aurait voulu dire faire de la politique, faire la politique pour laquelle on a été élu mais qui contrarierait l’ordre des choses, ou ce qui est cru tel.

Le dernier programme en date du PS, écrit par Guillaume Bachelay pour 2012, est très à gauche. C’est-à-dire très politique. On doit se souvenir, du côté de la rue de Solferino, de la calamiteuse entrée en campagne de Jospin en 2002 et de cette phrase qui sentait son 21 avril par anticipation : « Mon programme n’est pas essentiellement socialiste. » Ce qui voulait dire, par avance : « Je renonce à faire de la politique, je renonce au risque de vouloir changer le monde, ne comptez pas sur moi pour la semaine de quatre jours, de nouveaux emplois jeunes, la délimitation stricte d’un périmètre du marché qu’on ne laissera pas s’attaquer aux services publics et le refus d’une BCE indépendante. »

Il avouait par avance l’impuissance d’un gestionnaire qui allait s’occuper de la France comme d’une épicerie menacée par les supermarchés de la mondialisation. On peut appeler cela de l’honnêteté ou du réalisme. On peut aussi appeler cela du renoncement, voire de la lâcheté. Heureusement pour nous que Robespierre ne fut pas réaliste, ni la Commune, ni de Gaulle en 1940, ni Blum et Mitterrand (au moins au début de leur passage au pouvoir). Heureusement que tout ce petit monde en fit un peu, de la politique.

Mais on sait déjà, à propos de ce programme socialiste, qu’il est surtout là pour mobiliser un noyau dur de convaincus éternellement cocus. Et essayer de mordre sur le Front de gauche avec un Mélenchon qui ne fait que ça, lui, de la politique.

Même chose à droite. À part quelques mesures pour les plus riches, que reste-t-il du volontarisme sarkozyste ? A-t-il, par son néo-conservatisme affiché, son libéralisme en bandoulière, enrayé le chômage, la désindustrialisation, la baisse du pouvoir d’achat, l’augmentation de la dette ? Allons donc… Il suffit de regarder sa cote de popularité dans laquelle, davantage qu’un rejet de ses idées et de sa personne (qu’on ne s’illusionne pas trop chez mes amis de gauche), il faut surtout voir le reproche de promesses non tenues, le reproche de ne pas avoir fait de politique.

Quand la gauche au pouvoir arrive ou croit arriver au bout de ses forces fin 1983 et entame ce fameux tournant de la rigueur, que se passe-t-il ? Elle invente la morale. S’est-on assez gaussé, à droite, de cette « gauche morale » qui parle d’antiracisme quand elle laisse licencier massivement, qui promeut le rap, la bédé, le tag comme arts émancipateurs pendant que l’écart des salaires se creuse, qui mobilise contre le « péril fasciste » pour qu’on ne regarde pas du côté du monétarisme dur de Bérégovoy. Et que dire de Jospin discutant des mutins de 1917 pendant qu’il privatise davantage que Juppé ? Ou de la moraline Royal sur les enfants qu’il ne faut pas toucher et dont la parole prime sur celle de l’adulte (il faudra compter les profs accusés injustement de pédophilie qui se sont suicidés) ou sur les femmes policières qu’il faut raccompagner à la maison ?

Cette niaiserie dangereuse, pour masquer l’impuissance dans l’action, je suis assez heureux de la voir à son tour s’emparer du sarkozysme.

Voici venu le temps de la droite morale. Seulement, évidemment : à droite morale, morale de droite. C’est-à-dire une morale qui droitise la droite. Là où la gauche misait sur le surmoi antifasciste de son électorat de base pour faire passer sa conversion à l’économie de marché, la droite mise sur ce qu’elle croit être le surmoi conservateur et réac du sien pour faire oublier qu’elle a lourdement échoué : et de ne plus parler, ou presque, que des dangers du tabac, de la drogue, de la pornographie, du mariage homosexuel, des bébés médicaments. De refuser d’ouvrir le moindre débat sur l’euthanasie ou les salles de shoot pour les toxicomanes. De pénaliser le client des prostituées (quand bien même serait-elle suivie – étrange ruse de la raison – par quelques féministes < em>old school). De stigmatiser les sans-papiers (au grand dam du Medef, qui ne veut pas perdre son armée de réserve pour faire pression sur les salaires), quand la gauche morale voyait en eux la figure ultime du damné de la Terre.

Alors, tout le contraire de la gauche morale, la droite morale ? Même pas. Juste un reflet. Un reflet inversé comme il se doit dans un miroir, le miroir de la fin du politique. Le pire, c’est que parfois, ça réussit.

Quand Sarkozy dit qu’il y croit pour 2012, pourquoi pas ? C’est, finalement, le même pari que le Mitterrand paternaliste de 1988, qui se fait réélire par 54 % des voix sans jamais parler de politique et tout le temps de morale : « France Unie », « Génération Mitterrand » et le reste à l’avenant.

L’électorat, fragilisé par une crise interminable, aime se laisser distraire par les maîtres d’école, les pères la pudeur, les big mother infantilisantes, les dames chaisières. Je vais t’expliquer comment équilibrer tes repas puisque je ne peux pas augmenter tes salaires ou donner un emploi à tes mômes. Merci Monsieur, merci Madame. Jusqu’à la prochaine fois…

Syrie : Assad est-il bon pour le musée ?

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Dans cette période chaotique et meurtrière en Syrie, il est réconfortant d’apprendre que certaines affaires décisives suivent leur cours comme si de rien n’était. Comme souvent, cette pérennité, c’est à la culture qu’on la doit, ou plutôt, à La Culture, avec plein de majuscules partout, celle qui permet de tisser de liens entre les peuples.

C’est donc avec joie que nous accueillons dans les colonnes de Causeur ce petit communiqué de l’ambassade de France à Damas que vient de publier le site de TV5 Monde en espérant qu’une version arabe a été mise à la disposition des citoyens et citoyennes syriens et syriennes. En cette période d’angoisse, pourquoi priver les habitants de Deraa, Banias ou Homs d’un petit instant de bonheur, aussi fugace soit-il ?

Mettons donc fin à cette longue introduction et goûtons, sans bouder notre plaisir, cette petite bonne nouvelle qui nous vient, comme ça, comme un rayon de soleil printanier, de Damas :

« Le 19 février 2011, se sont ouverts les travaux du second comité de pilotage franco-syrien relatif à la coopération culturelle. » Ah les diplomates avec leur vocabulaire si riche où jamais la poésie ne cesse d’affleurer… Claudel n’est pas loin, Saint-John Perse non plus… Mais vous n’avez encore rien vu, le meilleur est à venir : « Du côté français, étaient présents à cette occasion l’ambassadeur, Henri Loyrette, président-directeur du musée du Louvre, et Olivier Henrard, conseiller à la présidence de la République pour la Culture, accompagnés de représentants des ministères français de la Culture et des Affaires étrangères, et des écoles françaises spécialisées. Du côté syrien, étaient présents le ministre de la Culture, Riad Esmat, son collègue en charge de l’Enseignement supérieur Ghiath Barakat, le gouverneur de Damas et des représentants du cabinet de la Première Dame. »

A tout seigneur tout honneur ! il ne faut pas pour autant oublier les petites mains et les grands esprits qui sont à l’œuvre, car les bonnes choses, celles qui font avancer l’humanité et rapprochent les peuples, n’arrivent pas toute seules :
« Les participants, tout au long des deux jours de travaux, ont pu notamment échanger sur les objectifs et les aspects opérationnels des projets de corridor culturel et de réforme muséale en Syrie. Ce comité, qui a permis également de renforcer les mécanismes de travail entre les deux parties, marque une nouvelle étape dans la coopération inaugurée en 2008 dans le domaine patrimonial et muséal, avec la définition de projets opérationnels destinés à être mis en place sur le court terme. » Nous ne pouvons que saluer les efforts et les sacrifices et féliciter les participants pour avoir marqué – et si bien – une nouvelle étape ! vite, marquez encore et encore d’étapes !

Et finalement, pour clouer le bec à tous ceux – et toutes celles – qui se moquent du président Bachar el-Assad, qui le critiquent pour un prétendu manque de volonté de reformes, voilà qu’on apprend que la réforme muséale est bel et bien sur les rails !

PS : Les collectionneurs, les pervers légers et ceux qui s’ennuient très fort durant les vacances de Pâques pourront trouver ici le communiqué intégral de notre ambassade à Damas

Dollar : on n‘a encore rien vu…

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Ce que d’aucuns ont qualifié hier de « bombe » – à savoir la mise en garde adressée aux Etats-Unis par l’agence Standard & Poor’s concernant leur notation AAA – est en réalité un non événement. D’autres instituts pourraient certes emboîter le pas à S&P, encore qu’il est quasiment certain qu’ils attendront la fin de la présidentielle de 2012, tout comme il est vraisemblable que les USA perdront à moyen terme ce AAA…

Il était on ne peut plus prévisible que ce qui portait doctement l’appellation de « baisses de taux quantitatives » et qui consistait prosaïquement à activer à outrance la planche à billets, mette KO les finances d’une nation déjà durement éprouvée par les crises des subprimes et du crédit. En fait, la combinaison de cette crise souveraine américaine (encore en gestation) et des conflagrations de l’Europe périphérique enverront au tapis la reprise économique mondiale qui se profile depuis quelques mois.

La précarité des comptes US pourraient certes ne pas se traduire mécaniquement par une envolée du financement de ses déficits et, à cet égard, le cas japonais est encourageant. Voilà en effet un pays qui, en dépit de crouler sous une catastrophe fiscale et budgétaire depuis de longues années, parvient quand même à financer ses ardoises à des taux très intéressants.

Toutefois, contrairement au Japon qui est le premier investisseur mondial, les Etats-Unis disposent d’une épargne nationale négligeable et sont de ce fait entièrement dépendants des fonds étrangers … qui seront évidemment accordés plus chèrement en cas de dégradation de sa notation. La crise souveraine US « en gestation » verra donc le jour à l’horizon 2013 car ce pays, dont le déficit de la balance des paiements est proprement gigantesque, ne saurait éternellement compter sur la Chine pour financer son train de vie. Le grand déclencheur sera la chute substantielle du dollar qui se prépare…

Badiou partout !

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Dans un court livre coécrit avec son éditeur Eric Hazan (L’Antisémitisme partout), Alain Badiou revient sur l’accusation d’antisémitisme portée contre lui. À cette question venue sur le devant de la scène des débats politiques et intellectuels entre 2005 et 2009, après la parution de De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Badiou a déjà maintes fois répondu, en particulier dans une tribune parue dans Le Monde le 25 juillet 2008 sous le titre « Tout antisarkozyste est-il un chien ? ». Le débat semblait en grande partie clos. On peut donc s’interroger sur les raisons de cette nouvelle défense pro domo, présentée d’ailleurs pour ce qu’elle est en réalité : une « attaque ».

Revenons rapidement sur les origines de la question. À la suite de la parution de Circonstances 3, puis de Circonstances 4, Badiou est accusé (Bernard-Henri Lévy) ou se sent accusé (Frédéric Nef, Roger Pol-Droit, Eric Marty, Pierre Assouline, Jean-Claude Milner, Pierre-André Taguieff) d’antisémitisme par des intellectuels que le philosophe soupçonne, à tort ou à raison, de militer en faveur de Sarkozy ou du sarkozysme, courant de pensée que Badiou assimile alors à une sorte de pétainisme éternel.

Badiou voit ainsi l’accusation d’antisémitisme dans un essai d’Eric Marty (Une querelle avec Alain Badiou, philosophe, Gallimard), contributeur régulier de la revue Le Meilleur des Mondes aujourd’hui disparue, mais considérée à l’époque comme un « nid » de néo-conservateurs français. Il la voit aussi dans les commentaires de Jean-Claude Milner et de Pierre Assouline, ce dernier s’étant interrogé sur les propos tenus par Badiou lors d’un séminaire à l’ENS qualifiant Sarkozy d’« homme aux rats » et ses électeurs de « rats ».

Badiou et Hazan reviennent sur ces différentes accusations, du moins sur ce qu’ils perçoivent comme des accusations, puisqu’aussi bien Eric Marty que Pierre Assouline se sont défendus de considérer Badiou comme antisémite – Assouline se demandant simplement en quelle année on avait bien pu comparer des êtres humains à des « rats » en France.

Alors quoi ? Toute personne ayant lu Badiou sait que le philosophe n’est pas antisémite, mais obsédé par l’Etat d’Israël et la situation en Palestine – ce qui n’est pas la même chose. Si Badiou n’est pas soupçonnable d’antisémitisme, à quoi rime la parution de ce livre ? C’est que l’objet du texte n’est pas, pour Badiou, de répondre à l’accusation d’antisémitisme dont il fut ou s’est senti victime. Il s’agit en réalité d’un pamphlet accusatoire.

Badiou et Hazan s’interrogent d’abord sur les conditions dans lesquelles ce débat est né. Ils considèrent que l’accusation portée contre Badiou s’inscrit dans un cadre plus large, celui de la montée d’une vague d’antisémitisme en France à partir de 2002. Cette vague a été mise en évidence par de nombreux travaux, dont ceux de Pierre-André Taguieff. C’est cependant l’existence même de cette vague antisémite que Badiou conteste, d’où le titre de son livre « l’antisémitisme partout », en forme d’ironie provocatrice.

Pour Badiou, la remontée de l’antisémitisme en France depuis le début du XXIe siècle est plus qu’un mythe, c’est une construction intellectuelle et militante : elle serait destinée à légitimer toutes les conceptions politiques pro-sionistes.

L’argumentation de Badiou pèche sur plusieurs points. En premier lieu, l’existence d’une nébuleuse néo-conservatrice dans les milieux intellectuels français prête à discussion. Il faut n’avoir pas lu sérieusement, par exemple, la revue Le Meilleur des Mondes pour y voir un simple organe de pensée néo-conservatrice. Cette revue était beaucoup plus complexe que cela. Les personnes incriminées par Badiou ne se reconnaissent évidemment pas dans cette accusation. Concernant la présence ou non d’un antisémitisme fort dans notre pays, Badiou et Hazan minimisent volontairement les indicateurs dont ils ont connaissance, insistant par exemple sur l’affaire de la fausse agression antisémite de « Marie L. » dans le RER D en 2004, omettant volontairement d’autres affaires comme celle de l’assassinat d’Ilan Halimi par le gang des « barbares ».

Si la défense de Badiou sur le thème « je ne suis pas antisémite » est convaincante, il n’en est pas de même de l’attaque du philosophe sur le thème « vous avez inventé un antisémitisme qui n’existe pas ». Du coup, la cible principale de ce petit essai fait flop. En employant le terme d' »instrumentalisation », Badiou veut simplement montrer que le « complot » en faveur d’Israël, à l’œuvre, pense-t-il, dans les milieux intellectuels français, viserait à masquer la responsabilité de l’Etat israélien dans les réactions de haine dont il est victime, particulièrement dans nos banlieues. Un des objets de ce complot serait de « stigmatiser » la jeunesse issue de l’immigration et, de ce fait, de mener une opération de propagande bourgeoise contre les classes laborieuses…

On le voit, le logiciel du vieux mao n’a guère évolué. Il s’agit essentiellement de cela : montrer du doigt « le réel et principal responsable ». Du point de vue de Badiou. Et accessoirement, de jouer sur les notions d’antisionisme et d’antisémitisme afin d’alimenter de nouveau le débat, et pourquoi pas l’accusation d’antisémitisme. Tout en se tenant à l’écart de tout ce qui vient de la gauche et qui est clairement antisémite, en particulier les courants groupusculaires qui ont donné des listes électorales antisionistes il y a peu. Pour Badiou, les hommes de gauche devenus antisémites ne sont plus de gauche. Tout n’est-il pas bon pour défendre la citadelle apparente de la pureté politique que serait la gauche radicale ? Au fond, peut-être est-ce cela qui inquiète réellement Badiou, cette présence d’un antisémitisme de gauche, plus que l’existence de néo-conservateurs en France…

Du reste, les accusations repérées par Badiou à son encontre sont-elles à l’origine de cette polémique ? Ce n’est pas certain. Badiou feint tactiquement d’être victime d’une offensive néo-conservatrice française. Où sont les intellectuels, où sont les livres niant le droit à l’existence de la Palestine ? Il y a des penseurs, des intellectuels des livres qui défendent le droit à l’existence d’Israël et une position critique quant aux modes d’actions des mouvements palestiniens. Ces positions sont perçues comme étant anti-palestiniennes, parce que le logiciel de l’extrême-gauche pro-palestinienne ne peut plus penser en dehors d’un manichéisme pauvre. C’est pourquoi Badiou ne peut voir que les accusations auxquelles il répond sont, à l’origine, une réaction à la présence forte, en France, d’un refus du droit à exister pour Israël.

Ainsi, il ressort de cet essai un manichéisme qui ne fait pas, en apparence, honneur à Badiou. Ce point de vue est cependant erroné : le philosophe ne cherche pas à philosopher mais à militer. Si une chose est bien plus intéressante à observer dans la pensée de Badiou que la présence d’un éventuel antisémitisme, c’est bien cela : cette pensée en est restée aux années 1970, époque où la philosophie se confondait avec le militantisme manichéen, où l’on était dans le camp du bien ou dans celui du mal. Cette pensée poussiéreuse survit, avec les mêmes modes de fonctionnement qu’hier, ne s’interrogeant aucunement sur le vrai, le juste, le bien ou le mal. Son objet n’est pas de réfléchir sur un fait mais uniquement de trouver le vecteur permettant d’utiliser ce fait à des fins militantes. En ce sens, la militance pro-palestinienne et antisioniste de Badiou, sous couvert de lutte en faveur des peuples opprimés, est avant tout une manipulation de la cause palestinienne à des fins de développement philosophico-politique militant personnel. La Palestine est ici le mode d’accès à une « révolution » en France. Cette fausse posture en rejoint une autre, celle d’être passé sous silence, d’être un martyr ou presque, alors que le philosophe est présent partout, émissions de radio et de télévision, presse, librairies, universités, etc. De cela, il convient d’être méfiant. La question du Proche-Orient mérite sans doute de meilleurs avocats que ceux de cette sempiternelle fabrique du virtuel.

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Les témoins de Jéhovah de l’islam cambodgien

photo : Bruno Deniel-Laurent

« Comment ça, c’est difficile de devenir musulman ? » Le docteur Abdul Coyaume, intellectuel du mouvement Tabligh au Cambodge, m’observe avec suspicion. Je viens de faire remarquer à l’honorable docteur que toute conversion, quelle que soit la religion que l’on embrasse, est un processus délicat qui peut créer des déchirements à l’intérieur de sa propre famille. Mais pour Abdul Coyaume, ça ne peut pas être le cas lors d’une conversion à l’islam : « Le Coran est la parole de Dieu, et personne ne peut refuser la Vérité quand elle s’offre à lui ! Pourquoi, alors, ce serait difficile pour un bouddhiste de devenir musulman ? » Nous n’irons pas plus loin. Le discours du docteur Abdul Coyaume est à l’image de celui de tous les prosélytes : c’est un enivrant mélange de naïveté et de rudesse, de moralisme et de séduction. En flattant ma foi catholique tout en célébrant la révélation coranique, il m’a un peu fait penser aux syllogismes de Si Hamza Boubakeur (le père de Dalil) qui, dans un de ses livres, invitait les chrétiens au dialogue, mais en posant comme condition audit dialogue l’abandon par ceux-ci du dogme de l’incarnation ![access capability= »lire_inedits »]

Le docteur Abdul Coyaume n’a pas de telles exigences. D’ailleurs, convertir les chrétiens ou même les bouddhistes n’est pas l’objectif premier des membres du Tabligh cambodgien. Le but premier de ce mouvement prosélyte transnational, né en Inde dans les années 1920 et actif dans toute l’Asie du Sud-Est, c’est ici d’assurer la « réislamisation » des musulmans cambodgiens (les Chams), coupables à leur yeux de pratiquer un islam plus ou moins dégénéré. La régénération passe donc par un retour aux toutes premières sources de l’islam et une identification au Prophète jusque dans les moindres détails (les hommes doivent s’habiller, se comporter, dormir comme lui ; les femmes doivent vivre à l’imitation des épouses de Mahomet, etc.) ; en outre, chaque membre du Tabligh doit aussi offrir son temps et son argent à la propagation du message, participer à des sorties en groupe afin de convaincre les autres musulmans de renoncer à leurs pratiques « déviantes ». Evidemment, ce que les tablighis appellent ici « islam dégénéré », c’est l’islam vernaculaire des Chams cambodgiens, fruit d’une histoire et de traditions singulières.

Singulière, l’histoire des musulmans cambodgiens l’est assurément, la plupart d’entre eux étant les héritiers d’un royaume disparu, le Champa, envahi par les Vietnamiens au XVe siècle. Vaincus et envahis dans leur propre royaume, les Chams se sont réfugiés au Cambodge par vagues successives, embrassant alors l’islam de leurs cousins malais avant de trouver leur place à côté de la majorité bouddhiste, fournissant même certains dignitaires au royaume khmer.

Descendants d’un empire défait mais croyants en Mahomet, les Chams oscillent donc entre fidélité à leur mémoire historique et leur participation à la Oumma. C’est ce compromis que semblent refuser les tablighis, m’explique l’okhna Knour Kei Toam, l’un des plus éminents dépositaires de la culture chame et, à ce titre, conseiller du roi du Cambodge. Dans le village de O’Russei, près de Kampong Chhnang, l’honorable vieillard reçoit les visiteurs avec une simplicité non feinte, toujours prêt à exposer les particularismes de l’islam cham.

Contrairement aux tablighis, l’okhna Knour Kei Toam aime inscrire sa communauté dans une triple fidélité, se revendiquant à la fois de la citoyenneté cambodgienne, de la culture chame et de la religion musulmane : « Nous devons toujours, nous les Chams, nous souvenir que les Khmers nous ont accueillis dans leur pays. Nous devons respecter leurs lois et leur culture et en même temps nous devons nous souvenir de notre propre histoire. » Cette perméabilité entre une riche mémoire ancestrale et le legs coranique donne à leur pratique de l’islam une dimension hétérodoxe : le culte des saints y est admis tout comme est tolérée l’existence de certains rites magiques (réalisation d’amulettes) ; de nombreux textes sacrés sont rédigés en cham et se réfèrent à des traditions pré-coraniques. De plus, la prière a lieu une fois par semaine et non cinq fois par jour. L’appel à la prière se fait par un gong et non un muezzin, leurs mosquées possèdent des toits plats, sans minaret.

Evidemment, ce particularisme n’est pas du goût de tout le monde. « Les Arabes viennent souvent nous voir. Ils nous disent que nous devrions prier cinq fois par jour. » m’explique l’okhna Knour Kei Toam. « Nous les écoutons, nous les remercions pour leurs conseils ; mais nous restons fidèles à nos traditions. » Les « Arabes », ce sont les missionnaires venus de Dubaï ou d’Arabie saoudite, avec dans leur besace un peu d’argent et beaucoup de prescriptions, mais ce sont aussi et surtout les tablighis. Ali, un jeune Cham de O’Russei, me parle d’eux avec une pointe de moquerie. « Ils viennent avec des minibus dans les villages ; ils disent que nous ne sommes pas de vrais musulmans. Ils disent que nous devons complètement couvrir les femmes, et ne pas fréquenter les Khmers. » Un soupçon de crainte se laisse pourtant deviner dans les propos du jeune Ali. Sans doute sait-il que la proportion des Chams « traditionnalistes » baisse dangereusement face à celle des « fondamentalistes ». Il sait aussi que dans, certains villages, des jeunes Chams convertis à l’enseignement du Tabligh ont fini par critiquer sévèrement les pratiques traditionnelles de leurs parents, amenant la division au cœur de la communauté.

A Phnom Penh, je rencontre Agnès de Féo, chercheuse associée à l’Irasec, auteur de plusieurs études sur les mouvements fondamentalistes d’Asie du Sud-Est. « Le Tabligh est le mouvement le plus répandu et le plus actif en Asie ; au Cambodge, il est probable que plus d’un tiers des musulmans se situent dans son sillage, à des degrés divers. » Ayant réussi à s’immerger pendant des mois au sein des communautés féminines tablighis du Cambodge ou de Malaisie, Agnès de Féo me détaille les motivations qui poussent tant de Chams à embrasser le Tabligh : « Pour les plus pauvres, le Tabligh est un marqueur identitaire mais il traduit aussi un rêve d’ascension sociale, surtout pour les jeunes filles. Porter un niqab, par exemple, c’est signifier au monde que l’on est assez riche pour rester oisive. Pour les paysannes qui s’exténuent à repiquer le riz à la main, le niqab est une parure de rêve : leur peau burinée serait protégée du soleil, les gants noirs seraient des écrins pour des mains qui ne connaîtraient plus les callosités quotidiennes. » Mais le Tabligh réussit aussi à séduire nombre de Chams urbains et aisés, comme je l’observe dans l’entourage du docteur Abdul Coyaume. « L’obligation faite aux membres du Tabligh de partir sur la route est vécue positivement par de nombreux adeptes, notamment des gens d’un certain niveau social ou des hommes d’affaires pour qui ces tournées répondent à un besoin de spiritualité incarné dans une expérience vivante, fraternelle, paisible. » ajoute Agnès de Féo.

Le Tabligh comme moyen de développement personnel ? Peut-être, mais force est de remarquer que les villages qui passent sous son influence ont tendance à se renfermer radicalement sur eux-mêmes. Je me souviens de ma première visite au village de Phum Trea, en 2005. Le « concombre masqué » en poste à Phnom Penh (l’agent de la DGSE) m’avait prévenu : « Vous risquez de vous prendre des pierres. » C’est exactement ce qui s’était passé, même si les cailloux lancés dans ma direction par deux gamins vêtus de blanc avaient moins pour fonction de blesser que de marquer un territoire. Agnès de Féo explique, dans un ouvrage collectif de l’Irasec, que si le Tabligh reste un mouvement largement apolitique et pacifique, il représente aussi un risque à l’échelle sociale : « La séparation drastique entre les sexes, leur refus des compromis, leur volonté d’éradication de tout ce qui ne se rattache pas à l’islam des origines, même le passé historique, pour ne se référer qu’à l’histoire telle qu’elle est délivrée dans le Coran et la Sunnah, toutes ces manifestations d’intransigeance sont autant de raisons de rupture avec le monde extérieur. Le Tabligh présente en outre une cause de conflit à l’intérieur de l’islam. » Si le risque de désocialisation existe, il faut reconnaître qu’il est limité par un facteur géographique : contrairement à la Thaïlande ou aux Philippines où les musulmans sont établis dans des régions où ils sont majoritaires, les Chams sont répartis sur l’ensemble du territoire cambodgien et ne sont majoritaires dans aucune province, interdisant qu’à une expression religieuse s’ajoute une revendication territoriale.

L’okhna Knour Kei Toam, comme les autres Chams, ne nourrit évidemment aucun désir de reconquête : « Jamais nous ne retournerons au Champa qui est maintenant une province vietnamienne ; ce qui compte, c’est de transmettre la tradition des anciens. » Abdul Coyaume, lui, ne se gêne pas pour mépriser la mémoire du Champa et se moquer des « traditionnalistes » qui, à l’entendre, ne seraient plus présents que dans « une dizaine de villages ». Son horizon à lui, c’est le désert arabe du VIIe siècle, tout le reste n’étant qu’innovation blâmable. Alors que je m’apprête à le quitter, il tient à me montrer son dernier ouvrage de pédagogie religieuse, contenant les mille et une prescriptions que doit observer un bon musulman ; joignant le geste à la parole, il détaille avec minutie la position à adopter lors de son sommeil afin d’imiter le Prophète, comment pencher son torse sur la droite et placer son avant-bras, quelles paroles prononcer au coucher et au lever. Soudain, le médecin et le théologien ne font plus qu’un : « En dormant comme le Prophète, sur le coté droit, vous verrez que votre cœur battra plus régulièrement et que vous vivrez plus vieux, in’ch Allah. » Je réprime un sourire devant cet étrange argument de bateleur avant de déguerpir. Aucun doute, les « témoins de Jéhovah de l’islam » n’ont pas fini de nous surprendre.[/access]

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Tempête dans un urinoir

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J’étais à deux doigts de publier une parodie du désormais célèbre « Piss Christ », mais puisque l’actualité m’a dépassé, je renonce à la mettre en ligne. Dans mon petit photomontage, on voyait un bouquin flotter dans un liquide jaune, c’était un Coran immergé dans de la bière. Hu hu hu, humour.

Tout est navrant dans cette histoire. La discipline artistique se complaît dans l’idéologisme foireux. Elle serait subversive, saboterait nos convictions bourgeoises, dérangerait nos habitudes, bousculerait nos tabous.

Quiconque a des yeux pour voir a bien compris que cet art-là n’intéresse plus personne, tant il roule dans les ornières du conformisme, de l’académisme, de la facilité, et même de la rengaine la plus pénible. Même les lecteurs du Monde, qui sont pourtant des modèles de gens de progrès et d’ouverture d’esprit, ne sont pas dupes, eux. Dans la quasi-totalité des commentaires, ils estiment qu’il est totalement nul d’accorder du crédit artistique à un type qui photographie son urine, a fortiori quand un crucifix y est immergé, puisque absolument tout est permis contre le Christ sans qu’on puisse être inquiété. Subversion mes fesses, donc.

Depuis Malévitch et Duchamp, on sait qu’on peut représenter rien et en faire une œuvre, et que n’importe quoi peut prétendre au statut de production artistique. Mais ça, ça date des années 1910. Ça fait un siècle qu’on nous bassine avec l’évolution artistique et le refus pour l’artiste d’avoir des maîtres ou des écoles, mais ça fait un siècle, un bon gros siècle bien tassé, que personne, absolument personne, n’a remis en cause, ou plutôt n’a réellement su dépasser Malévitch et Duchamp, lesquels règnent de facto en maîtres sur l’académisme nihiliste moderne. Mais je radote. Bref.

C’est pourquoi la réaction des catholiques qui ont été démolir l’œuvre d’art est tout aussi navrante. On peut difficilement faire pire que ce genre de « coup d’éclat » qui ne fait que grandir l’artiste en apportant la preuve qu’il a des ennemis « violents » et « réactionnaires », apporte de l’eau au moulin de sa subversion autoproclamée et finit par faire retomber sur les catholiques une image désastreuse d’imbéciles prêts à s’emparer de la plus grosse perche qu’on puisse leur tendre, une bonne grosse perche en plastique mou qui sent le pipi. C’est vraiment nul.

Ce que je crois, c’est qu’il faut répondre à ce genre de choses en tendant la joue gauche, c’est à dire en jouant leur jeu. Il faut, concrètement, se foutre de leur gueule et les encourager à aller toujours plus loin, les acculer au bout de leur raisonnement. Il faut jouer au con, en somme. Ce qu’il aurait fallu, c’est envoyer des milliers de bocaux de pisse à l’artiste ou à ses mécènes, faire parader une piss-pride, poser une caravane sur une place d’Avignon invitant au don de pisse solidaire et citoyen pour sauver l’art, n’importe quoi de complètement idiot pour répondre à l’idiotie avec ses propres armes. Il faut savoir être dada, tourner les choses en dérision, répondre au trash par le trash ou même essayer de répondre à la tristesse et à la névrose artistique par la joie et le bon sens, sans tomber dans le festivisme débile de l’idéologie lipdub/sympa.

On aurait encore pu imaginer une contre-exposition organisée juste à côté, pour montrer et commenter les trésors du catholicisme (retables, tableaux, littérature, conférence de Fabrice Hadjadj, concerts prestigieux de musique sacrée,…), ou une grande manifestation dans toute la ville sur les activités réelles du catholicisme à travers le monde (organisations caritatives, lutte contre l’illettrisme et la misère, histoire des écoles et des dispensaires à travers le monde,…) histoire de montrer combien il est pitoyable de vouloir, du haut de ses petites prétentions artistiques, se mesurer à l’œuvre réelle de l’Église depuis deux mille ans. Bref, il aurait fallu jouer sur le même terrain qu’eux, avec les mêmes mots qu’eux, pour les battre avec leurs propres armes et, en fin de compte, les remettre gentiment à leur place.
Tout, sauf cette réaction de culs-bénits offusqués. Si l’Église veut bien me confier un poste de dircom, je prends tout de suite.

Lettre à la Préfectorale: sors de ce corps, Marine !

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Notre estimé et futé confrère de Marianne2 Philippe Cohen a réussi un joli coup en se procurant une lettre adressée par Marine Le Pen à l’ensemble du corps préfectoral.

Elle est intéressante à plus d’un titre. Outre le fait qu’elle porte à l’évidence la marque d’un haut fonctionnaire fin connaisseur des arcanes de l’appareil d’Etat, elle constitue une pièce rhétorique intéressante quant à la volonté affichée par la « peste blonde » de faire prévaloir une terminologie nouvelle en parlant, par exemple, de « politique publique durable, efficace et juste ». L’affaiblissement de l’action publique est stigmatisé parce qu’elle « renforce chez un nombre croissant de concitoyens le sentiment d’injustice, voire d’abandon ». On croirait relire du Chevènement 2002 !

Pas un mot sur l’immigration au risque de faire passer l’actuel hôte de la Place Beauvau pour un ronchon archéo. La révision générale des politiques publiques est également critiquée car « se traduisant par une réduction irresponsable des capacités d’action et de réaction de l’Etat. » Comme disent les énarques, tous les ingrédients d’un diagnostic partagé sont clairement hiérarchisés. Un serviteur de l’Etat attaché à l’intérêt général souscrira assez naturellement.

Rédigée avec l’élégance sobre d’un haut fonctionnaire amoureux de la langue, cette missive mariniste a tout de la circulaire « haut de gamme », histoire de montrer que les questions de l’Etat et de la conquête du pouvoir appartiennent désormais au nouveau code génétique du FN.

Mais l’entourage de Marine n’est-il pas, une fois de plus, culturellement un peu trop en avance sur le gros des troupes frontistes ?

Piss Christ, comment réparer l’offense faite à Serrano ?

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La médiocre provocation d’un subalterne agent mainstream du commerce de l’art, récemment sortie du formol sinon de la pisse, a été l’objet d’un acte de vandalisme. On évoque la responsabilité de catholiques intégristes, sans doute négationnistes, peut-être nazis, assurément sourds aux nuances de la beauté postmoderne… Celui qui joue à touche-pipi avec un crucifix, se dit consterné, inquiet même, et trouve mille échos indignés chez les gens qui font l’opinion.

Bref, l’ordre moral menace notre pays. Alors, comment réparer l’offense faite à Serrano ? Quel Canossa imaginer ? Peut-être un urinoir, rappelant le ready made de Marcel Duchamp, dont la cuvette présenterait, en incrustation dans sa faïence, un portrait de l’artiste : en le compissant, nous verserions ainsi notre obole.

Ce serait, en quelque sorte, une fontaine de repentance…

Les financiers contre la finance

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photo : Raja Daja

La communauté financière et les autorités se veulent rassurantes et sans équivoque. Selon elles, les réformes systémiques auraient été menées et les établissements financiers – nettement mieux régulés – travailleraient en provisionnant plus de capitaux. Mais bien sûr, le pire aveugle est celui qui s’obstine à ne pas voir. Les principaux facteurs responsables des tourmentes de ces dernières années sont toujours à l’œuvre, quand ils n’ont pas été amplifiés. Les déséquilibres commerciaux et financiers, creusés par une politique monétaire ultra-expansionniste ont en effet été portés, depuis 2008, à leur paroxysme… Pire encore : les banques, qui se retrouvent effectivement contraintes par des ratios plus stricts en matière de capitaux, se tournent vers les marchés des matières premières, des marchés émergents et des fonds spéculatifs (hedge funds), à la réglementation quasi inexistante, afin d’y réaliser des compléments de profits, au risque d’y gonfler une nouvelle bulle !

Occupé à remettre de l’ordre dans les ratios bancaires, le régulateur est donc – une fois de plus – pris de court par des intervenants financiers qui, motivés par la volonté de gagner encore et toujours plus, ont toujours une longueur d’avance. Autrement dit, le système est actuellement menacé d’implosion par une hyper-spéculation sur des classes d’actifs très peu réglementées menée par une profession qui ne se résout décidément pas à accepter des profits moindres que par le passé. Comment lui faire comprendre que les bénéfices des années 2000 à 2007 constituaient une anomalie malsaine et qu’il est impératif – pour la sauvegarde de notre activité économique – d’apporter une attention particulière à la gestion des risques et à la diminution massive des opérations à levier ?

La décennie précédente ayant été scandée par les implosions spéculatives et les faillites spectaculaires d’institutions financières et de grands fonds de placement, Nassim Taleb, auteur de The Black Swan, devra revoir sa théorie car son « cygne noir » est devenu notre pain quotidien ! En effet, en raison de nos connaissances limitées, nous sommes contraints d’analyser le présent et de prévoir le futur en observant et en extrapolant les tendances du passé. Résultat, tout événement imprévu nous déstabilise profondément. Dès que survient cet inconnu – le fameux « cygne noir » de Taleb – c’est l’ensemble du système, avec ses croyances et ses présupposés, qui menace de s’effondrer… Autrement dit, tout événement imprévisible, c’est-à-dire affecté d’une faible probabilité, revêt une portée considérable. La volatilité extrême et malsaine des marchés ces dernières années a précisément été provoquée par des événements « hautement improbables », en l’occurrence des réajustements et liquidations de positions opérés par des investisseurs qui avaient sciemment pris trop de risques.

Reconnaissons-le : l’investisseur et le professionnel de la finance sont aujourd’hui devenus de facto leurs propres ennemis car les cultures du risque à outrance et du gain coûte que coûte sont devenues la norme. Finie la période où papa achetait des actions pour les conserver quelques années, révolue celle où grand-papa plaçait son épargne en Bons du Trésor. Taleb est d’ores et déjà dépassé car l’incertitude, les mouvements erratiques et la volatilité exacerbée meublent aujourd’hui nos vies et les placements réputés jadis les plus sûrs sont susceptibles de se liquéfier du jour au lendemain. Les occurrences exceptionnelles font désormais partie intégrante de la psychologie des investisseurs. Pire encore: ceux-ci misent et spéculent sur l’avènement du « hautement improbable » dans l’espoir – évidemment – d’en tirer profit. Bref, le « cygne noir » règne en maître absolu.

La conjoncture étant nettement plus aléatoire qu’avant la crise des subprimes, notre système se retrouve donc frappé d’immunodéficience face au risque de nouvelle implosion. En effet, les Etats, qui ont dépensé des sommes faramineuses dans le cadre des sauvetages financiers, ne seront plus en mesure, ni économiquement, ni politiquement, de puiser dans des caisses désormais vides pour stabiliser et assainir le système. Les banquiers ont certes accompli une œuvre admirable de lobbying en persuadant nos gouvernements du rôle vital de leurs établissements pour nos économies. En attendant, le contribuable est aujourd’hui à sec et les Etats avec lui. Les conséquences de l’implosion d’une nouvelle bulle seraient donc simultanément simples à comprendre et terrifiantes à supporter.

Alors que des pans entiers de l’activité financière échappent à toute régulation et que de nouvelles crises des dettes souveraines sont en gestation, les ingrédients d’une conflagration majeure sont en train de se mettre en place. Inéluctablement.

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Berlin, capitale de la trouille

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Nicolas Sarkozy et Angela Merkel ont passé, le 27 mars, un exécrable dimanche : des cantonales calamiteuses pour le premier et une défaite historique de la CDU dans le Bade-Wurtemberg, fief traditionnel des chrétiens-démocrates, pour la seconde. Ce Land riche comme Crésus va désormais être gouverné par une coalition de gauche dirigée par un Vert, Werner Kretschmann, un professeur de 62 ans.[access capability= »lire_inedits »]

Les bonnes performances récentes de l’économie allemande n’ont pas été portées au crédit de la Chancelière, qui va avoir du mal à remonter le courant avant septembre 2013. Ce n’est pas tant l’affaiblissement de la CDU qui fragilise Angela Merkel que l’effondrement de son partenaire libéral. À la différence de la coalition SPD-Verts de Gerhard Schröder du début des années 2000, quand la popularité de Joschka Fischer, chef de file des Verts et ministre des affaires étrangères, rejaillissait sur l’ensemble du gouvernement, les libéraux et leur chef, Guido Westerwelle, sont aujourd’hui devenus un boulet pour la Chancelière.

Mais là n’est pas l’essentiel : de part et d’autre du Rhin, des phénomènes de psychologie collective déterminent le comportement des électeurs tout autant, sinon plus, que la tenue du taux de croissance du PIB et la courbe du chômage.

Il existe en effet des pathologies nationales qu’aucune médecine politique n’est en mesure de traiter de manière radicale. Ainsi le médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye, quitte-t-il son poste en laissant à son successeur, le Défenseur des droits, un rapport sinistre sur le moral des Français. Il parle même, en bon franglais, d’un syndrome de « burn out » dont notre peuple souffrirait, à l’image d’un cadre sup’ totalement lessivé par la course au rendement et à la performance.

Le Français, donc, broie du noir, et on a beau s’échiner à lui expliquer que son pays ne se sort pas plus mal que d’autres des rigueurs de l’hiver économique et des défis de la mondialisation, il ne veut rien entendre. Les plus optimistes jugent la situation « moyenne »: pire qu’hier, mais meilleure que demain. Bon courage, donc, à ceux qui prétendent, en 2012, conduire le destin de cette nation de déprimés chroniques!

Ils pourront se consoler en jetant un coup d’œil de l’autre côté du Rhin, où la conjonction temporelle d’événements sans rapports directs entre eux vient de mettre en lumière le mal dont souffrent collectivement nos amis allemands.
Nous désignerons sous le nom de Trouilla germanica ce syndrome qui atteint ce « peuple de poètes et de penseurs », lequel versifie aujourd’hui sur les catastrophes inévitables et théorise dans les tremblements sur les abominations provoquées par l’espèce humaine contre Gaïa, la Terre-mère[1. Le sociologue Ulrich Beck est le plus éminent représentant de cette école de pensée].

À l’inverse des Gaulois, qui concentraient leurs craintes sur un seul et improbable cataclysme, les Allemands d’aujourd’hui passent d’une peur à une autre en fonction de l’actualité. Crise de l’euro? On brandit le spectre du pillage par les « Pigs » (Portugal, Irlande, Grèce, Espagne) du magot germanique accumulé au cours du dernier demi-siècle. On refuse à la Banque centrale européenne les moyens d’intervenir efficacement, comme le fait la « Fed » américaine, pour donner de l’air à la zone euro. Il faut les comprendre, plaident les germanophiles, ces Allemands ont été traumatisés, jadis, par l’hyperinflation des années vingt du siècle dernier… Comme si un vieillard avaricieux prenait prétexte des folies dispendieuses de son grand-père pour mettre tout son immeuble au diapason de sa pingrerie.

Fukushima ? Voilà revenue au galop la crainte d’une apocalypse nucléaire généralisée. Lors de l’accident de Tchernobyl, plusieurs centaines de femmes allemandes se firent avorter par crainte de mettre au monde un enfant sur une planète irradiée… Angela Merkel est contrainte de remettre à l’année prochaine la décision de prolonger ou non la vie du parc de centrales nucléaires. Cette physicienne de formation, imprégnée de la foi en la science du pays où elle a grandi, la RDA, ne partage pas, dans son for intérieur, l’irrationalisme et le catastrophisme de la majorité de ses concitoyens. Mais ces derniers étant également des électeurs appelés cette année à se rendre aux urnes pour une série d’importantes élections régionales, il lui faut bien faire semblant d’avoir peur du nucléaire alors que sa crainte principale est de se ramasser une veste. Cette phobie du nucléaire remonte aux années 1970, avec la montée en puissance du mouvement pacifiste qui combattait en même temps le surarmement nucléaire provoqué par la guerre froide et le développement du nucléaire civil. Un jour on criait « Eher rot al tot ! » (« Plutôt rouge que mort ! ») et le lendemain, on scandait « Kernkraft, nein Danke ! » (« Nucléaire ? Non merci ! »). La menace de vitrification militaire ayant disparu, reste la phobie de l’atome civil dont les Verts ont fait un fonds de commerce électoral prospère.

Joschka Fischer était Vert, certes, mais il était néanmoins doté de neurones à fonctionnement rapide et d’une vision de son pays et du monde allant au-delà de la contemplation béate et inquiète de son petit jardin bio. Son objectif était de faire entrer l’Allemagne dans le club des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. Pour cela, il a réussi à faire avaler deux couleuvres guerrières à un peuple qui a pour idéal de devenir une grande Suisse : la participation de l’armée allemande aux opérations en Bosnie et au Kosovo et l’engagement de cette même Bundeswehr en Afghanistan en 2001.

Un vote au Conseil de sécurité a suffi au successeur de Fischer, le libéral Guido Westerwelle, pour réduire à néant cet édifice qui aurait dû être couronné par la réforme du Conseil de sécurité avec l’entrée de l’Allemagne comme membre permanent. Pris de panique devant le projet franco-britannique d’intervention en soutien aux insurgés anti-Kadhafi, le représentant de l’Allemagne s’est abstenu de voter la résolution 1973 autorisant cette opération, en compagnie de la Russie et de la Chine. On murmure même que, s’il n’en avait tenu qu’à Westerwelle, Berlin aurait voté contre, et que la Chancelière a dû lui remonter sérieusement les bretelles… Ce sacrifice au pacifisme sans limites ni vergogne de l’opinion allemande ne s’est pas révélé payant électoralement, et ce n’est pas seulement de la Schadenfreude[2. Joie mauvaise devant le malheur des autres, qui s’exprime par la maxime : « Ce n’est pas tout d’être heureux, encore faut-il que les autres soient malheureux. »] que de s’en féliciter…

Pour ne pas désespérer définitivement de nos voisins d’outre-Rhin, on pourra toujours se plonger dans le magnifique récit biographique, Hammerstein ou l’intransigeance, de Hans Magnus Enzensberger, qui vient d’être traduit chez Gallimard. Il retrace le destin de Kurt von Hammerstein, dernier chef d’état-major de la Reichswehr avant la prise de pouvoir par Hitler. Il disait souvent : « Angst ist keine Weltanschauung » (« La peur n’est pas une vision du monde »). Il vivait à Berlin. C’était il y a bien longtemps.[/access]

La droite morale

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Que fait-on quand on ne fait plus de politique ? On fait de la morale. La politique, c’est très compliqué. Ce n’est pas l’art du possible comme le chantent les résignés, c’est vouloir changer de monde, ici et maintenant. C’est trouver, disait Rimbaud, le lieu et la formule. Changer le monde n’est pas nécessairement une idée de gauche, comme on aurait tendance un peu facilement à le croire.

Un libéral conséquent peut, dans son optique, estimer à juste titre que la société française meurt de ses blocages institutionnels, sociaux, sociétaux. Que l’Etat providence est un frein, pire une tunique de Nessus, pour la libre entreprise, le marché libre, enfin pour tout ce qu’il pense éloigner de nous la route de la servitude et le danger totalitaire potentiel qui se niche dans la moindre intervention publique, la plus infime régulation des flux financiers, bref tout ce qui affirme la prééminence de la loi sur le contrat.

Un ministre authentiquement libéral, cohérent avec lui-même et plutôt brillant est arrivé une fois au gouvernement. Il s’appelait Alain Madelin et il a été ministre des finances le temps de l’été 1995 dans le premier gouvernement Juppé. Il a démissionné, préférant ses convictions à son portefeuille ou, si vous préférez, préférant faire de la politique plutôt que de gérer simplement le réel en tentant tous les 36 du mois de l’infléchir sans succès.

En plus, notre libéral conséquent va assez vite se heurter à ceux qui votent pour lui en croyant banalement voter pour un homme de droite. Parce que le libéral conséquent est pour la dépénalisation de la drogue, l’exercice totalement libre de la prostitution, la possibilité de se faire euthanasier quand on l’a décidé, bref tout ce qui hérisse profondément les convictions conservatrices des tenants, précisément, de l’Ordre Moral façon Mac Mahon.

Ce qui fait que, si un libéral veut rester au pouvoir, il cesse d’être libéral. Christine Lagarde qui se proclame libérale et sauve les banques en 2008 avec l’argent du contribuable n’est pas libérale, elle illustre juste ce dirigisme de droite, très français, qui veut bien privatiser – mais avec des noyaux durs d’investisseurs institutionnels, comme on disait du temps de Balladur – et mutualiser les pertes et seulement les pertes. De fait, elle se soumet au réel, même s’il est injuste, même s’il heurte ses convictions. Le contraire, encore une fois, de la politique.

À gauche, c’est la même chose, symétriquement. Quand le FN invente l’expression UMPS, cela ne sort pas de nulle part, mais traduit le sentiment qu’aucun de ces partis de gouvernement n’est plus capable de faire de la politique. On peut, par exemple, sans trop s’avancer, parier qu’il y aurait eu une politique rigoureusement identique, toujours en septembre 2008, de la part d’un tandem Sarkozy-Lagarde et d’un tandem Royal-DSK si Royal avait été élue en 2007 et qu’elle avait choisi, ce qui est probable, pour ministre des finances l’actuel président du FMI qui ne fait plus, lui, de politique depuis longtemps. Alors que la logique idéologique d’une Lagarde aurait voulu qu’elle laisse faire le marché et sombrer les banques trop exposées, tandis qu’un DSK ministre socialiste des Finances aurait dû, en théorie, faire le contraire : les nationaliser et réorienter d’autorité le crédit vers la relance de la consommation et l’investissement dans l’économie réelle. Mais non, dans un camp comme dans l’autre, cela aurait voulu dire faire de la politique, faire la politique pour laquelle on a été élu mais qui contrarierait l’ordre des choses, ou ce qui est cru tel.

Le dernier programme en date du PS, écrit par Guillaume Bachelay pour 2012, est très à gauche. C’est-à-dire très politique. On doit se souvenir, du côté de la rue de Solferino, de la calamiteuse entrée en campagne de Jospin en 2002 et de cette phrase qui sentait son 21 avril par anticipation : « Mon programme n’est pas essentiellement socialiste. » Ce qui voulait dire, par avance : « Je renonce à faire de la politique, je renonce au risque de vouloir changer le monde, ne comptez pas sur moi pour la semaine de quatre jours, de nouveaux emplois jeunes, la délimitation stricte d’un périmètre du marché qu’on ne laissera pas s’attaquer aux services publics et le refus d’une BCE indépendante. »

Il avouait par avance l’impuissance d’un gestionnaire qui allait s’occuper de la France comme d’une épicerie menacée par les supermarchés de la mondialisation. On peut appeler cela de l’honnêteté ou du réalisme. On peut aussi appeler cela du renoncement, voire de la lâcheté. Heureusement pour nous que Robespierre ne fut pas réaliste, ni la Commune, ni de Gaulle en 1940, ni Blum et Mitterrand (au moins au début de leur passage au pouvoir). Heureusement que tout ce petit monde en fit un peu, de la politique.

Mais on sait déjà, à propos de ce programme socialiste, qu’il est surtout là pour mobiliser un noyau dur de convaincus éternellement cocus. Et essayer de mordre sur le Front de gauche avec un Mélenchon qui ne fait que ça, lui, de la politique.

Même chose à droite. À part quelques mesures pour les plus riches, que reste-t-il du volontarisme sarkozyste ? A-t-il, par son néo-conservatisme affiché, son libéralisme en bandoulière, enrayé le chômage, la désindustrialisation, la baisse du pouvoir d’achat, l’augmentation de la dette ? Allons donc… Il suffit de regarder sa cote de popularité dans laquelle, davantage qu’un rejet de ses idées et de sa personne (qu’on ne s’illusionne pas trop chez mes amis de gauche), il faut surtout voir le reproche de promesses non tenues, le reproche de ne pas avoir fait de politique.

Quand la gauche au pouvoir arrive ou croit arriver au bout de ses forces fin 1983 et entame ce fameux tournant de la rigueur, que se passe-t-il ? Elle invente la morale. S’est-on assez gaussé, à droite, de cette « gauche morale » qui parle d’antiracisme quand elle laisse licencier massivement, qui promeut le rap, la bédé, le tag comme arts émancipateurs pendant que l’écart des salaires se creuse, qui mobilise contre le « péril fasciste » pour qu’on ne regarde pas du côté du monétarisme dur de Bérégovoy. Et que dire de Jospin discutant des mutins de 1917 pendant qu’il privatise davantage que Juppé ? Ou de la moraline Royal sur les enfants qu’il ne faut pas toucher et dont la parole prime sur celle de l’adulte (il faudra compter les profs accusés injustement de pédophilie qui se sont suicidés) ou sur les femmes policières qu’il faut raccompagner à la maison ?

Cette niaiserie dangereuse, pour masquer l’impuissance dans l’action, je suis assez heureux de la voir à son tour s’emparer du sarkozysme.

Voici venu le temps de la droite morale. Seulement, évidemment : à droite morale, morale de droite. C’est-à-dire une morale qui droitise la droite. Là où la gauche misait sur le surmoi antifasciste de son électorat de base pour faire passer sa conversion à l’économie de marché, la droite mise sur ce qu’elle croit être le surmoi conservateur et réac du sien pour faire oublier qu’elle a lourdement échoué : et de ne plus parler, ou presque, que des dangers du tabac, de la drogue, de la pornographie, du mariage homosexuel, des bébés médicaments. De refuser d’ouvrir le moindre débat sur l’euthanasie ou les salles de shoot pour les toxicomanes. De pénaliser le client des prostituées (quand bien même serait-elle suivie – étrange ruse de la raison – par quelques féministes < em>old school). De stigmatiser les sans-papiers (au grand dam du Medef, qui ne veut pas perdre son armée de réserve pour faire pression sur les salaires), quand la gauche morale voyait en eux la figure ultime du damné de la Terre.

Alors, tout le contraire de la gauche morale, la droite morale ? Même pas. Juste un reflet. Un reflet inversé comme il se doit dans un miroir, le miroir de la fin du politique. Le pire, c’est que parfois, ça réussit.

Quand Sarkozy dit qu’il y croit pour 2012, pourquoi pas ? C’est, finalement, le même pari que le Mitterrand paternaliste de 1988, qui se fait réélire par 54 % des voix sans jamais parler de politique et tout le temps de morale : « France Unie », « Génération Mitterrand » et le reste à l’avenant.

L’électorat, fragilisé par une crise interminable, aime se laisser distraire par les maîtres d’école, les pères la pudeur, les big mother infantilisantes, les dames chaisières. Je vais t’expliquer comment équilibrer tes repas puisque je ne peux pas augmenter tes salaires ou donner un emploi à tes mômes. Merci Monsieur, merci Madame. Jusqu’à la prochaine fois…

Syrie : Assad est-il bon pour le musée ?

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Dans cette période chaotique et meurtrière en Syrie, il est réconfortant d’apprendre que certaines affaires décisives suivent leur cours comme si de rien n’était. Comme souvent, cette pérennité, c’est à la culture qu’on la doit, ou plutôt, à La Culture, avec plein de majuscules partout, celle qui permet de tisser de liens entre les peuples.

C’est donc avec joie que nous accueillons dans les colonnes de Causeur ce petit communiqué de l’ambassade de France à Damas que vient de publier le site de TV5 Monde en espérant qu’une version arabe a été mise à la disposition des citoyens et citoyennes syriens et syriennes. En cette période d’angoisse, pourquoi priver les habitants de Deraa, Banias ou Homs d’un petit instant de bonheur, aussi fugace soit-il ?

Mettons donc fin à cette longue introduction et goûtons, sans bouder notre plaisir, cette petite bonne nouvelle qui nous vient, comme ça, comme un rayon de soleil printanier, de Damas :

« Le 19 février 2011, se sont ouverts les travaux du second comité de pilotage franco-syrien relatif à la coopération culturelle. » Ah les diplomates avec leur vocabulaire si riche où jamais la poésie ne cesse d’affleurer… Claudel n’est pas loin, Saint-John Perse non plus… Mais vous n’avez encore rien vu, le meilleur est à venir : « Du côté français, étaient présents à cette occasion l’ambassadeur, Henri Loyrette, président-directeur du musée du Louvre, et Olivier Henrard, conseiller à la présidence de la République pour la Culture, accompagnés de représentants des ministères français de la Culture et des Affaires étrangères, et des écoles françaises spécialisées. Du côté syrien, étaient présents le ministre de la Culture, Riad Esmat, son collègue en charge de l’Enseignement supérieur Ghiath Barakat, le gouverneur de Damas et des représentants du cabinet de la Première Dame. »

A tout seigneur tout honneur ! il ne faut pas pour autant oublier les petites mains et les grands esprits qui sont à l’œuvre, car les bonnes choses, celles qui font avancer l’humanité et rapprochent les peuples, n’arrivent pas toute seules :
« Les participants, tout au long des deux jours de travaux, ont pu notamment échanger sur les objectifs et les aspects opérationnels des projets de corridor culturel et de réforme muséale en Syrie. Ce comité, qui a permis également de renforcer les mécanismes de travail entre les deux parties, marque une nouvelle étape dans la coopération inaugurée en 2008 dans le domaine patrimonial et muséal, avec la définition de projets opérationnels destinés à être mis en place sur le court terme. » Nous ne pouvons que saluer les efforts et les sacrifices et féliciter les participants pour avoir marqué – et si bien – une nouvelle étape ! vite, marquez encore et encore d’étapes !

Et finalement, pour clouer le bec à tous ceux – et toutes celles – qui se moquent du président Bachar el-Assad, qui le critiquent pour un prétendu manque de volonté de reformes, voilà qu’on apprend que la réforme muséale est bel et bien sur les rails !

PS : Les collectionneurs, les pervers légers et ceux qui s’ennuient très fort durant les vacances de Pâques pourront trouver ici le communiqué intégral de notre ambassade à Damas

Dollar : on n‘a encore rien vu…

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Ce que d’aucuns ont qualifié hier de « bombe » – à savoir la mise en garde adressée aux Etats-Unis par l’agence Standard & Poor’s concernant leur notation AAA – est en réalité un non événement. D’autres instituts pourraient certes emboîter le pas à S&P, encore qu’il est quasiment certain qu’ils attendront la fin de la présidentielle de 2012, tout comme il est vraisemblable que les USA perdront à moyen terme ce AAA…

Il était on ne peut plus prévisible que ce qui portait doctement l’appellation de « baisses de taux quantitatives » et qui consistait prosaïquement à activer à outrance la planche à billets, mette KO les finances d’une nation déjà durement éprouvée par les crises des subprimes et du crédit. En fait, la combinaison de cette crise souveraine américaine (encore en gestation) et des conflagrations de l’Europe périphérique enverront au tapis la reprise économique mondiale qui se profile depuis quelques mois.

La précarité des comptes US pourraient certes ne pas se traduire mécaniquement par une envolée du financement de ses déficits et, à cet égard, le cas japonais est encourageant. Voilà en effet un pays qui, en dépit de crouler sous une catastrophe fiscale et budgétaire depuis de longues années, parvient quand même à financer ses ardoises à des taux très intéressants.

Toutefois, contrairement au Japon qui est le premier investisseur mondial, les Etats-Unis disposent d’une épargne nationale négligeable et sont de ce fait entièrement dépendants des fonds étrangers … qui seront évidemment accordés plus chèrement en cas de dégradation de sa notation. La crise souveraine US « en gestation » verra donc le jour à l’horizon 2013 car ce pays, dont le déficit de la balance des paiements est proprement gigantesque, ne saurait éternellement compter sur la Chine pour financer son train de vie. Le grand déclencheur sera la chute substantielle du dollar qui se prépare…

Badiou partout !

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Dans un court livre coécrit avec son éditeur Eric Hazan (L’Antisémitisme partout), Alain Badiou revient sur l’accusation d’antisémitisme portée contre lui. À cette question venue sur le devant de la scène des débats politiques et intellectuels entre 2005 et 2009, après la parution de De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Badiou a déjà maintes fois répondu, en particulier dans une tribune parue dans Le Monde le 25 juillet 2008 sous le titre « Tout antisarkozyste est-il un chien ? ». Le débat semblait en grande partie clos. On peut donc s’interroger sur les raisons de cette nouvelle défense pro domo, présentée d’ailleurs pour ce qu’elle est en réalité : une « attaque ».

Revenons rapidement sur les origines de la question. À la suite de la parution de Circonstances 3, puis de Circonstances 4, Badiou est accusé (Bernard-Henri Lévy) ou se sent accusé (Frédéric Nef, Roger Pol-Droit, Eric Marty, Pierre Assouline, Jean-Claude Milner, Pierre-André Taguieff) d’antisémitisme par des intellectuels que le philosophe soupçonne, à tort ou à raison, de militer en faveur de Sarkozy ou du sarkozysme, courant de pensée que Badiou assimile alors à une sorte de pétainisme éternel.

Badiou voit ainsi l’accusation d’antisémitisme dans un essai d’Eric Marty (Une querelle avec Alain Badiou, philosophe, Gallimard), contributeur régulier de la revue Le Meilleur des Mondes aujourd’hui disparue, mais considérée à l’époque comme un « nid » de néo-conservateurs français. Il la voit aussi dans les commentaires de Jean-Claude Milner et de Pierre Assouline, ce dernier s’étant interrogé sur les propos tenus par Badiou lors d’un séminaire à l’ENS qualifiant Sarkozy d’« homme aux rats » et ses électeurs de « rats ».

Badiou et Hazan reviennent sur ces différentes accusations, du moins sur ce qu’ils perçoivent comme des accusations, puisqu’aussi bien Eric Marty que Pierre Assouline se sont défendus de considérer Badiou comme antisémite – Assouline se demandant simplement en quelle année on avait bien pu comparer des êtres humains à des « rats » en France.

Alors quoi ? Toute personne ayant lu Badiou sait que le philosophe n’est pas antisémite, mais obsédé par l’Etat d’Israël et la situation en Palestine – ce qui n’est pas la même chose. Si Badiou n’est pas soupçonnable d’antisémitisme, à quoi rime la parution de ce livre ? C’est que l’objet du texte n’est pas, pour Badiou, de répondre à l’accusation d’antisémitisme dont il fut ou s’est senti victime. Il s’agit en réalité d’un pamphlet accusatoire.

Badiou et Hazan s’interrogent d’abord sur les conditions dans lesquelles ce débat est né. Ils considèrent que l’accusation portée contre Badiou s’inscrit dans un cadre plus large, celui de la montée d’une vague d’antisémitisme en France à partir de 2002. Cette vague a été mise en évidence par de nombreux travaux, dont ceux de Pierre-André Taguieff. C’est cependant l’existence même de cette vague antisémite que Badiou conteste, d’où le titre de son livre « l’antisémitisme partout », en forme d’ironie provocatrice.

Pour Badiou, la remontée de l’antisémitisme en France depuis le début du XXIe siècle est plus qu’un mythe, c’est une construction intellectuelle et militante : elle serait destinée à légitimer toutes les conceptions politiques pro-sionistes.

L’argumentation de Badiou pèche sur plusieurs points. En premier lieu, l’existence d’une nébuleuse néo-conservatrice dans les milieux intellectuels français prête à discussion. Il faut n’avoir pas lu sérieusement, par exemple, la revue Le Meilleur des Mondes pour y voir un simple organe de pensée néo-conservatrice. Cette revue était beaucoup plus complexe que cela. Les personnes incriminées par Badiou ne se reconnaissent évidemment pas dans cette accusation. Concernant la présence ou non d’un antisémitisme fort dans notre pays, Badiou et Hazan minimisent volontairement les indicateurs dont ils ont connaissance, insistant par exemple sur l’affaire de la fausse agression antisémite de « Marie L. » dans le RER D en 2004, omettant volontairement d’autres affaires comme celle de l’assassinat d’Ilan Halimi par le gang des « barbares ».

Si la défense de Badiou sur le thème « je ne suis pas antisémite » est convaincante, il n’en est pas de même de l’attaque du philosophe sur le thème « vous avez inventé un antisémitisme qui n’existe pas ». Du coup, la cible principale de ce petit essai fait flop. En employant le terme d' »instrumentalisation », Badiou veut simplement montrer que le « complot » en faveur d’Israël, à l’œuvre, pense-t-il, dans les milieux intellectuels français, viserait à masquer la responsabilité de l’Etat israélien dans les réactions de haine dont il est victime, particulièrement dans nos banlieues. Un des objets de ce complot serait de « stigmatiser » la jeunesse issue de l’immigration et, de ce fait, de mener une opération de propagande bourgeoise contre les classes laborieuses…

On le voit, le logiciel du vieux mao n’a guère évolué. Il s’agit essentiellement de cela : montrer du doigt « le réel et principal responsable ». Du point de vue de Badiou. Et accessoirement, de jouer sur les notions d’antisionisme et d’antisémitisme afin d’alimenter de nouveau le débat, et pourquoi pas l’accusation d’antisémitisme. Tout en se tenant à l’écart de tout ce qui vient de la gauche et qui est clairement antisémite, en particulier les courants groupusculaires qui ont donné des listes électorales antisionistes il y a peu. Pour Badiou, les hommes de gauche devenus antisémites ne sont plus de gauche. Tout n’est-il pas bon pour défendre la citadelle apparente de la pureté politique que serait la gauche radicale ? Au fond, peut-être est-ce cela qui inquiète réellement Badiou, cette présence d’un antisémitisme de gauche, plus que l’existence de néo-conservateurs en France…

Du reste, les accusations repérées par Badiou à son encontre sont-elles à l’origine de cette polémique ? Ce n’est pas certain. Badiou feint tactiquement d’être victime d’une offensive néo-conservatrice française. Où sont les intellectuels, où sont les livres niant le droit à l’existence de la Palestine ? Il y a des penseurs, des intellectuels des livres qui défendent le droit à l’existence d’Israël et une position critique quant aux modes d’actions des mouvements palestiniens. Ces positions sont perçues comme étant anti-palestiniennes, parce que le logiciel de l’extrême-gauche pro-palestinienne ne peut plus penser en dehors d’un manichéisme pauvre. C’est pourquoi Badiou ne peut voir que les accusations auxquelles il répond sont, à l’origine, une réaction à la présence forte, en France, d’un refus du droit à exister pour Israël.

Ainsi, il ressort de cet essai un manichéisme qui ne fait pas, en apparence, honneur à Badiou. Ce point de vue est cependant erroné : le philosophe ne cherche pas à philosopher mais à militer. Si une chose est bien plus intéressante à observer dans la pensée de Badiou que la présence d’un éventuel antisémitisme, c’est bien cela : cette pensée en est restée aux années 1970, époque où la philosophie se confondait avec le militantisme manichéen, où l’on était dans le camp du bien ou dans celui du mal. Cette pensée poussiéreuse survit, avec les mêmes modes de fonctionnement qu’hier, ne s’interrogeant aucunement sur le vrai, le juste, le bien ou le mal. Son objet n’est pas de réfléchir sur un fait mais uniquement de trouver le vecteur permettant d’utiliser ce fait à des fins militantes. En ce sens, la militance pro-palestinienne et antisioniste de Badiou, sous couvert de lutte en faveur des peuples opprimés, est avant tout une manipulation de la cause palestinienne à des fins de développement philosophico-politique militant personnel. La Palestine est ici le mode d’accès à une « révolution » en France. Cette fausse posture en rejoint une autre, celle d’être passé sous silence, d’être un martyr ou presque, alors que le philosophe est présent partout, émissions de radio et de télévision, presse, librairies, universités, etc. De cela, il convient d’être méfiant. La question du Proche-Orient mérite sans doute de meilleurs avocats que ceux de cette sempiternelle fabrique du virtuel.

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Les témoins de Jéhovah de l’islam cambodgien

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photo : Bruno Deniel-Laurent

« Comment ça, c’est difficile de devenir musulman ? » Le docteur Abdul Coyaume, intellectuel du mouvement Tabligh au Cambodge, m’observe avec suspicion. Je viens de faire remarquer à l’honorable docteur que toute conversion, quelle que soit la religion que l’on embrasse, est un processus délicat qui peut créer des déchirements à l’intérieur de sa propre famille. Mais pour Abdul Coyaume, ça ne peut pas être le cas lors d’une conversion à l’islam : « Le Coran est la parole de Dieu, et personne ne peut refuser la Vérité quand elle s’offre à lui ! Pourquoi, alors, ce serait difficile pour un bouddhiste de devenir musulman ? » Nous n’irons pas plus loin. Le discours du docteur Abdul Coyaume est à l’image de celui de tous les prosélytes : c’est un enivrant mélange de naïveté et de rudesse, de moralisme et de séduction. En flattant ma foi catholique tout en célébrant la révélation coranique, il m’a un peu fait penser aux syllogismes de Si Hamza Boubakeur (le père de Dalil) qui, dans un de ses livres, invitait les chrétiens au dialogue, mais en posant comme condition audit dialogue l’abandon par ceux-ci du dogme de l’incarnation ![access capability= »lire_inedits »]

Le docteur Abdul Coyaume n’a pas de telles exigences. D’ailleurs, convertir les chrétiens ou même les bouddhistes n’est pas l’objectif premier des membres du Tabligh cambodgien. Le but premier de ce mouvement prosélyte transnational, né en Inde dans les années 1920 et actif dans toute l’Asie du Sud-Est, c’est ici d’assurer la « réislamisation » des musulmans cambodgiens (les Chams), coupables à leur yeux de pratiquer un islam plus ou moins dégénéré. La régénération passe donc par un retour aux toutes premières sources de l’islam et une identification au Prophète jusque dans les moindres détails (les hommes doivent s’habiller, se comporter, dormir comme lui ; les femmes doivent vivre à l’imitation des épouses de Mahomet, etc.) ; en outre, chaque membre du Tabligh doit aussi offrir son temps et son argent à la propagation du message, participer à des sorties en groupe afin de convaincre les autres musulmans de renoncer à leurs pratiques « déviantes ». Evidemment, ce que les tablighis appellent ici « islam dégénéré », c’est l’islam vernaculaire des Chams cambodgiens, fruit d’une histoire et de traditions singulières.

Singulière, l’histoire des musulmans cambodgiens l’est assurément, la plupart d’entre eux étant les héritiers d’un royaume disparu, le Champa, envahi par les Vietnamiens au XVe siècle. Vaincus et envahis dans leur propre royaume, les Chams se sont réfugiés au Cambodge par vagues successives, embrassant alors l’islam de leurs cousins malais avant de trouver leur place à côté de la majorité bouddhiste, fournissant même certains dignitaires au royaume khmer.

Descendants d’un empire défait mais croyants en Mahomet, les Chams oscillent donc entre fidélité à leur mémoire historique et leur participation à la Oumma. C’est ce compromis que semblent refuser les tablighis, m’explique l’okhna Knour Kei Toam, l’un des plus éminents dépositaires de la culture chame et, à ce titre, conseiller du roi du Cambodge. Dans le village de O’Russei, près de Kampong Chhnang, l’honorable vieillard reçoit les visiteurs avec une simplicité non feinte, toujours prêt à exposer les particularismes de l’islam cham.

Contrairement aux tablighis, l’okhna Knour Kei Toam aime inscrire sa communauté dans une triple fidélité, se revendiquant à la fois de la citoyenneté cambodgienne, de la culture chame et de la religion musulmane : « Nous devons toujours, nous les Chams, nous souvenir que les Khmers nous ont accueillis dans leur pays. Nous devons respecter leurs lois et leur culture et en même temps nous devons nous souvenir de notre propre histoire. » Cette perméabilité entre une riche mémoire ancestrale et le legs coranique donne à leur pratique de l’islam une dimension hétérodoxe : le culte des saints y est admis tout comme est tolérée l’existence de certains rites magiques (réalisation d’amulettes) ; de nombreux textes sacrés sont rédigés en cham et se réfèrent à des traditions pré-coraniques. De plus, la prière a lieu une fois par semaine et non cinq fois par jour. L’appel à la prière se fait par un gong et non un muezzin, leurs mosquées possèdent des toits plats, sans minaret.

Evidemment, ce particularisme n’est pas du goût de tout le monde. « Les Arabes viennent souvent nous voir. Ils nous disent que nous devrions prier cinq fois par jour. » m’explique l’okhna Knour Kei Toam. « Nous les écoutons, nous les remercions pour leurs conseils ; mais nous restons fidèles à nos traditions. » Les « Arabes », ce sont les missionnaires venus de Dubaï ou d’Arabie saoudite, avec dans leur besace un peu d’argent et beaucoup de prescriptions, mais ce sont aussi et surtout les tablighis. Ali, un jeune Cham de O’Russei, me parle d’eux avec une pointe de moquerie. « Ils viennent avec des minibus dans les villages ; ils disent que nous ne sommes pas de vrais musulmans. Ils disent que nous devons complètement couvrir les femmes, et ne pas fréquenter les Khmers. » Un soupçon de crainte se laisse pourtant deviner dans les propos du jeune Ali. Sans doute sait-il que la proportion des Chams « traditionnalistes » baisse dangereusement face à celle des « fondamentalistes ». Il sait aussi que dans, certains villages, des jeunes Chams convertis à l’enseignement du Tabligh ont fini par critiquer sévèrement les pratiques traditionnelles de leurs parents, amenant la division au cœur de la communauté.

A Phnom Penh, je rencontre Agnès de Féo, chercheuse associée à l’Irasec, auteur de plusieurs études sur les mouvements fondamentalistes d’Asie du Sud-Est. « Le Tabligh est le mouvement le plus répandu et le plus actif en Asie ; au Cambodge, il est probable que plus d’un tiers des musulmans se situent dans son sillage, à des degrés divers. » Ayant réussi à s’immerger pendant des mois au sein des communautés féminines tablighis du Cambodge ou de Malaisie, Agnès de Féo me détaille les motivations qui poussent tant de Chams à embrasser le Tabligh : « Pour les plus pauvres, le Tabligh est un marqueur identitaire mais il traduit aussi un rêve d’ascension sociale, surtout pour les jeunes filles. Porter un niqab, par exemple, c’est signifier au monde que l’on est assez riche pour rester oisive. Pour les paysannes qui s’exténuent à repiquer le riz à la main, le niqab est une parure de rêve : leur peau burinée serait protégée du soleil, les gants noirs seraient des écrins pour des mains qui ne connaîtraient plus les callosités quotidiennes. » Mais le Tabligh réussit aussi à séduire nombre de Chams urbains et aisés, comme je l’observe dans l’entourage du docteur Abdul Coyaume. « L’obligation faite aux membres du Tabligh de partir sur la route est vécue positivement par de nombreux adeptes, notamment des gens d’un certain niveau social ou des hommes d’affaires pour qui ces tournées répondent à un besoin de spiritualité incarné dans une expérience vivante, fraternelle, paisible. » ajoute Agnès de Féo.

Le Tabligh comme moyen de développement personnel ? Peut-être, mais force est de remarquer que les villages qui passent sous son influence ont tendance à se renfermer radicalement sur eux-mêmes. Je me souviens de ma première visite au village de Phum Trea, en 2005. Le « concombre masqué » en poste à Phnom Penh (l’agent de la DGSE) m’avait prévenu : « Vous risquez de vous prendre des pierres. » C’est exactement ce qui s’était passé, même si les cailloux lancés dans ma direction par deux gamins vêtus de blanc avaient moins pour fonction de blesser que de marquer un territoire. Agnès de Féo explique, dans un ouvrage collectif de l’Irasec, que si le Tabligh reste un mouvement largement apolitique et pacifique, il représente aussi un risque à l’échelle sociale : « La séparation drastique entre les sexes, leur refus des compromis, leur volonté d’éradication de tout ce qui ne se rattache pas à l’islam des origines, même le passé historique, pour ne se référer qu’à l’histoire telle qu’elle est délivrée dans le Coran et la Sunnah, toutes ces manifestations d’intransigeance sont autant de raisons de rupture avec le monde extérieur. Le Tabligh présente en outre une cause de conflit à l’intérieur de l’islam. » Si le risque de désocialisation existe, il faut reconnaître qu’il est limité par un facteur géographique : contrairement à la Thaïlande ou aux Philippines où les musulmans sont établis dans des régions où ils sont majoritaires, les Chams sont répartis sur l’ensemble du territoire cambodgien et ne sont majoritaires dans aucune province, interdisant qu’à une expression religieuse s’ajoute une revendication territoriale.

L’okhna Knour Kei Toam, comme les autres Chams, ne nourrit évidemment aucun désir de reconquête : « Jamais nous ne retournerons au Champa qui est maintenant une province vietnamienne ; ce qui compte, c’est de transmettre la tradition des anciens. » Abdul Coyaume, lui, ne se gêne pas pour mépriser la mémoire du Champa et se moquer des « traditionnalistes » qui, à l’entendre, ne seraient plus présents que dans « une dizaine de villages ». Son horizon à lui, c’est le désert arabe du VIIe siècle, tout le reste n’étant qu’innovation blâmable. Alors que je m’apprête à le quitter, il tient à me montrer son dernier ouvrage de pédagogie religieuse, contenant les mille et une prescriptions que doit observer un bon musulman ; joignant le geste à la parole, il détaille avec minutie la position à adopter lors de son sommeil afin d’imiter le Prophète, comment pencher son torse sur la droite et placer son avant-bras, quelles paroles prononcer au coucher et au lever. Soudain, le médecin et le théologien ne font plus qu’un : « En dormant comme le Prophète, sur le coté droit, vous verrez que votre cœur battra plus régulièrement et que vous vivrez plus vieux, in’ch Allah. » Je réprime un sourire devant cet étrange argument de bateleur avant de déguerpir. Aucun doute, les « témoins de Jéhovah de l’islam » n’ont pas fini de nous surprendre.[/access]

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Tempête dans un urinoir

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J’étais à deux doigts de publier une parodie du désormais célèbre « Piss Christ », mais puisque l’actualité m’a dépassé, je renonce à la mettre en ligne. Dans mon petit photomontage, on voyait un bouquin flotter dans un liquide jaune, c’était un Coran immergé dans de la bière. Hu hu hu, humour.

Tout est navrant dans cette histoire. La discipline artistique se complaît dans l’idéologisme foireux. Elle serait subversive, saboterait nos convictions bourgeoises, dérangerait nos habitudes, bousculerait nos tabous.

Quiconque a des yeux pour voir a bien compris que cet art-là n’intéresse plus personne, tant il roule dans les ornières du conformisme, de l’académisme, de la facilité, et même de la rengaine la plus pénible. Même les lecteurs du Monde, qui sont pourtant des modèles de gens de progrès et d’ouverture d’esprit, ne sont pas dupes, eux. Dans la quasi-totalité des commentaires, ils estiment qu’il est totalement nul d’accorder du crédit artistique à un type qui photographie son urine, a fortiori quand un crucifix y est immergé, puisque absolument tout est permis contre le Christ sans qu’on puisse être inquiété. Subversion mes fesses, donc.

Depuis Malévitch et Duchamp, on sait qu’on peut représenter rien et en faire une œuvre, et que n’importe quoi peut prétendre au statut de production artistique. Mais ça, ça date des années 1910. Ça fait un siècle qu’on nous bassine avec l’évolution artistique et le refus pour l’artiste d’avoir des maîtres ou des écoles, mais ça fait un siècle, un bon gros siècle bien tassé, que personne, absolument personne, n’a remis en cause, ou plutôt n’a réellement su dépasser Malévitch et Duchamp, lesquels règnent de facto en maîtres sur l’académisme nihiliste moderne. Mais je radote. Bref.

C’est pourquoi la réaction des catholiques qui ont été démolir l’œuvre d’art est tout aussi navrante. On peut difficilement faire pire que ce genre de « coup d’éclat » qui ne fait que grandir l’artiste en apportant la preuve qu’il a des ennemis « violents » et « réactionnaires », apporte de l’eau au moulin de sa subversion autoproclamée et finit par faire retomber sur les catholiques une image désastreuse d’imbéciles prêts à s’emparer de la plus grosse perche qu’on puisse leur tendre, une bonne grosse perche en plastique mou qui sent le pipi. C’est vraiment nul.

Ce que je crois, c’est qu’il faut répondre à ce genre de choses en tendant la joue gauche, c’est à dire en jouant leur jeu. Il faut, concrètement, se foutre de leur gueule et les encourager à aller toujours plus loin, les acculer au bout de leur raisonnement. Il faut jouer au con, en somme. Ce qu’il aurait fallu, c’est envoyer des milliers de bocaux de pisse à l’artiste ou à ses mécènes, faire parader une piss-pride, poser une caravane sur une place d’Avignon invitant au don de pisse solidaire et citoyen pour sauver l’art, n’importe quoi de complètement idiot pour répondre à l’idiotie avec ses propres armes. Il faut savoir être dada, tourner les choses en dérision, répondre au trash par le trash ou même essayer de répondre à la tristesse et à la névrose artistique par la joie et le bon sens, sans tomber dans le festivisme débile de l’idéologie lipdub/sympa.

On aurait encore pu imaginer une contre-exposition organisée juste à côté, pour montrer et commenter les trésors du catholicisme (retables, tableaux, littérature, conférence de Fabrice Hadjadj, concerts prestigieux de musique sacrée,…), ou une grande manifestation dans toute la ville sur les activités réelles du catholicisme à travers le monde (organisations caritatives, lutte contre l’illettrisme et la misère, histoire des écoles et des dispensaires à travers le monde,…) histoire de montrer combien il est pitoyable de vouloir, du haut de ses petites prétentions artistiques, se mesurer à l’œuvre réelle de l’Église depuis deux mille ans. Bref, il aurait fallu jouer sur le même terrain qu’eux, avec les mêmes mots qu’eux, pour les battre avec leurs propres armes et, en fin de compte, les remettre gentiment à leur place.
Tout, sauf cette réaction de culs-bénits offusqués. Si l’Église veut bien me confier un poste de dircom, je prends tout de suite.

Lettre à la Préfectorale: sors de ce corps, Marine !

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Notre estimé et futé confrère de Marianne2 Philippe Cohen a réussi un joli coup en se procurant une lettre adressée par Marine Le Pen à l’ensemble du corps préfectoral.

Elle est intéressante à plus d’un titre. Outre le fait qu’elle porte à l’évidence la marque d’un haut fonctionnaire fin connaisseur des arcanes de l’appareil d’Etat, elle constitue une pièce rhétorique intéressante quant à la volonté affichée par la « peste blonde » de faire prévaloir une terminologie nouvelle en parlant, par exemple, de « politique publique durable, efficace et juste ». L’affaiblissement de l’action publique est stigmatisé parce qu’elle « renforce chez un nombre croissant de concitoyens le sentiment d’injustice, voire d’abandon ». On croirait relire du Chevènement 2002 !

Pas un mot sur l’immigration au risque de faire passer l’actuel hôte de la Place Beauvau pour un ronchon archéo. La révision générale des politiques publiques est également critiquée car « se traduisant par une réduction irresponsable des capacités d’action et de réaction de l’Etat. » Comme disent les énarques, tous les ingrédients d’un diagnostic partagé sont clairement hiérarchisés. Un serviteur de l’Etat attaché à l’intérêt général souscrira assez naturellement.

Rédigée avec l’élégance sobre d’un haut fonctionnaire amoureux de la langue, cette missive mariniste a tout de la circulaire « haut de gamme », histoire de montrer que les questions de l’Etat et de la conquête du pouvoir appartiennent désormais au nouveau code génétique du FN.

Mais l’entourage de Marine n’est-il pas, une fois de plus, culturellement un peu trop en avance sur le gros des troupes frontistes ?