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Chatel-Chevènement : un vrai dialogue qui devrait faire école

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Le Monde qu’on leur prépare est un livre d’entretiens croisés sur le thème de l’école entre Luc Chatel et Jean-Pierre Chevènement. On a surtout dit qu’il s’agissait d’un échange entre un homme de droite, actuel ministre de l’Education nationale, et un autre, de gauche, l’ayant été il y a 25 ans.

Dès lors, on pouvait craindre la caricature : le « quadra » sarkozyste, ambitieux et moderniste faisant fi des principes, contre le tenant d’une gauche dépensière rebattant à l’envi la problématique des moyens. Il n’en est rien. D’une part parce que ces entretiens opposent avant tout un libéral et un « souverainiste ». D’autre part, parce que les notions de « droite » et de « gauche » sont devenues incertaines. Chevènement le déplore d’ailleurs: « à côté de la gauche républicaine et laïque traditionnelle, une gauche victimaire, compassionnelle (…) est apparue et a même pris le dessus ».

Sur les valeurs, les deux hommes divergent peu. L’école repose sur celles de la connaissance, de l’effort, de la reconnaissance de l’autorité des maîtres. L’opposition entre Chatel et Chevènement se lit surtout dans la méthode que chacun envisage pour tendre vers ces idéaux.

A son aîné rêvant d’un Etat-instructeur, et rappelant qu’on ne peut « piloter l’Education nationale comme une entreprise parce qu’elle est d’abord une institution », Chatel répond en termes de « management », de « contrats d’objectifs », et de « projets d’établissements ». Très attaché à la notion d’autonomie, le ministre plaide pour celle des établissements, mais également pour la liberté des parents. A ces derniers, on doit offrir un panel de choix afin de répondre « à cette nouvelle demande (…) d’individualisation, de capacité à personnaliser l’enseignement ». Quitte à favoriser un rapport parfaitement consumériste à l’institution scolaire, et à abandonner toute idée de lutte contre les déterminismes sociaux, tant il est vrai que seuls les plus favorisés choisissent.

Ainsi, le clivage Chevènement/Chatel recoupe peu ou prou celui opéré par Jean-Pierre Obin. L’un des duettistes prône « une école publique davantage tournée vers l’édification d’une Nation », l’autre se fait le héraut d’une institution « destinée à répondre aux ambitions des individus et des familles ».

Aux passionnés de l’école, Le monde qu’on leur prépare n’apportera pas forcément l’information précise et nouvelle qu’ils pourraient souhaiter. D’autant qu’il n’échappe pas à la loi du genre : comme souvent dans les livres d’entretiens, chaque débateur semble retenir ses coups, et l’on demeure parfois en lisière du conflit.

Pourtant, ce texte est bel et bien un livre politique, qui confronte en toute honnêteté deux visions antagonistes du monde. S’y mesurent deux façons d’articuler l’individuel et le collectif, de concilier les intérêts particuliers et l’intérêt général, et de faire cohabiter « égalité » et « liberté ».

DSK, l’homme qui n’aimait plus les femmes

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capture d'écran RF1

« J’aime les femmes et alors ? », disait-il, rigolard, il y a quelques mois, aux journalistes qui l’interrogeaient sur sa vie érotique notoirement abondante. La seule révélation que DSK a faite sur le plateau de TF1, c’est que tout ça c’est fini. Désormais, il n’y en aura plus qu’une. La sienne. Certes, l’ancien patron du FMI y est allé à mots couverts. Une « faute morale », on comprend que ce n’est pas bien mais c’est assez vague. Il aurait pu se fendre d’une autocritique plus glamour tout de même. J’aurais trouvé pour ma part plutôt incongru qu’il s’exprime comme un « vraigens » venu raconter chez Delarue son addiction au sexe ou sa passion pour les ours en peluche. On entend déjà les féministes vindicatives et les journalistes sans faiblesses (sans compter Marco Cohen qui ne peut être soupçonné d’être sans faiblesses, heureusement) proclamer en boucle que DSK n’a rien dit et surtout qu’il n’a pas raconté ce qui s’était passé dans la suite 2806 (ou 2608 ?) du Sofitel. Et c’est vrai. Mais qu’espérait-on ? Des détails croustillants ? Une reconstitution ? Un récit égrillard ? DSK a simplement affirmé qu’il n’y avait eu ni violence, ni paiement. On a le droit de ne pas le croire. Reste que le procureur n’a pas trouvé de preuves de l’une ou de l’autre.

C’est donc en termes galants que ces choses-là furent dites : « J’ai perdu cette légèreté », répond-il lorsque Claire Chazal l’interroge sur ses relations avec les femmes. Ce que j’entends pour ma part, c’est que ces quatre mois de pénitence ont éteint chez lui ce désir si insatiable et incontrôlable qu’il y voyait lui-même l’une de ses principales faiblesses. De fait, on ne voit plus dans son regard cette lueur qui brille dans les yeux de certains hommes, y compris les mieux intentionnés, quand ils se trouvent face à une femme séduisante en laquelle ils voient toutes celles qui lui restent à conquérir. Pour toutes les femmes qui auraient pu subir de sa part une « attitude inappropriée », selon la chatoyante formule de ses avocats, et pour la morale publique, c’est certainement une bonne nouvelle. On m’accordera qu’un monde peuplé d’êtres tempérants et raisonnables qui ne se prennent jamais les pieds dans le moindre tapis serait terriblement ennuyeux. D’accord, ce n’est pas la question.

On imagine sans peine les ricanements qui salueront la prestation de Claire Chazal, disqualifiée par avance par tous ceux à qui on ne la fait pas en raison de son amitié avec Anne Sinclair. Il est vrai qu’elle semblait marcher sur des œufs, questionnant à mots à peine moins couverts que ceux de son interlocuteur. Certes, elle aurait pu et sans doute dû se montrer plus percutante sur les relations de « l’ancien DSK » avec les femmes, évoquer les textos reçus par les unes, les invitations faites aux autres, l’insistance qui avait pu confiner au harcèlement. Peut-être les ricaneurs seraient-ils capables d’interroger le plus naturellement du monde et en termes crus un homme public sur ses (mauvais) penchants les plus privés. Il me semble à moi rassurant que l’on puisse ressentir de la gêne dans une situation aussi gênante. Il serait encore plus gênant que l’on parle de ces affaires sans le moindre embarras.

« Prestation lamentable », décrète l’ami Luc Rosenzweig. Bon. Peut-être mon jugement est-il égaré par la midinette qui sommeille en moi. Peut-être que tout était bidon : le repentir, la souffrance, la lassitude, le regard éteint. Peut-être que nous avons assisté à un super plan com préparé au millimètre par la troupe des communicants d’Euro RSCG et qu’ils sont tous en train de célébrer ce retour dans l’arène médiatique dans une boite à partouze où champagne et filles coulent à flots. Mais je l’avoue, j’ai marché. Pas complètement mais marché tout de même.

Il est vrai qu’on aurait pu se passer de l’analyse de DSK sur la crise de l’euro. D’accord, la vie et le spectacle continuent mais peut-être un petit délai de décence eut-il été le bienvenu. S’il n’est plus le même homme, autant ne pas jouer à « tout redevient comme avant ». Et puis, il aurait pu nous épargner ses allusions à un « piège » ou un « complot » sur lesquels on verra ce qu’on verra – c’est-à-dire sans doute rien.

De toute façon, tout cela n’a aucun intérêt puisque les Français, parait-il, en ont ras-le-bol de ce feuilleton et qu’ils veulent qu’on leur parle des vrais problèmes. Si on apprend demain que le JT de TF1 a battu des records d’audience, c’est sans doute que les téléspectateurs auront été mal informés et qu’ils espéraient voir sur TF1 Jean-Claude Trichet ou Herman Von Rompuy. Sinon, ils seraient restés sur Arte, leur chaîne préférée.

Pour le reste, bien sûr qu’on ne connaît pas la vérité et qu’on ne la connaîtra jamais. Il paraît que nous y avons droit. J’aimerais bien savoir en vertu de quelle loi sacrée nos contemporains, fussent-ils des responsables politiques, nous devraient la vérité sur eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, elle ne surgira pas sur un plateau de télé. Si DSK veut vraiment comprendre et faire comprendre cette ténébreuse affaire, alors qu’il change de vie et devienne romancier puisque la littérature est le seul lieu qui permette, comme le disait Aragon, de mentir vrai.

Claire Chazal n’a pas agressé DSK…

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photo d'écran TF1

Comme dix, douze, ou quinze millions de Français, j’ai regardé hier soir le numéro de duettistes de DSK et Claire Chazal (on ne vous fera pas la blague de parler d’interview de DSK par Claire Chazal).

Bien sûr, on n’a strictement rien appris, ce qui n’est d’ailleurs une surprise pour personne, sauf ceux dont la vision du monde a été restructurée par les confessions « spontanées » de Secret Story et les bouleversements « incroyables » qui s’ensuivent traditionnellement.

Même le controversé bisou supposément volé dans le cou de Tristane Banon avait déjà fuité du dossier d’instruction, réduisant d’avance à néant la valeur informative pure du rendez-vous de 20h15. D’ailleurs, il ne sera pas explicitement évoqué par l’amie Claire… Quant à ses déclarations de non-candidature à la primaire ou la présidentielle, tu parles d’un scoop…

Et pourtant on a tous regardé. Pourquoi ? Pour voir, pardi. Pour voir en sachant qu’on allait rien voir. Et écouter très attentivement en sachant qu’on allait rien apprendre.

J’imagine que ceux qui ont ressenti, spontanément ou rationnellement, de la compassion pour DSK, ceux qui ont vécu l’affaire comme une nouvelle crucifixion en rose, ceux-là auront été confortés dans leur sentiments, et auront trouvé une réelle dignité à l’ex-maître du monde devenu en quelques minutes violeur menotté pour être in fine intégralement réhabilité…

Très symétriquement, ceux qui avaient le lascar dans le nez -depuis toujours ou depuis le Sofitel- ceux (et celles, pour le coup) qui –pour de bonnes ou de mauvaises raisons- le jugent coupable en leurs fors intérieurs, ceux-là, celles-là l’auront trouvé atrocement cabot, avec son masque de cocker battu, avec ses actes de contritions téléphonés, avec ses attaques contre l’Express, «ce tabloïd», avec ses excuses à sa femme

Quant à ceux qui, comme moi, n’ont pas la moindre opinion sur la culpabilité de DSK, ni la moindre empathie ou antipathie pour le bonhomme, mais qui depuis le début, se passionnent pour le film, ils auront seulement été légèrement déçus par le show. Cependant, au rayon nouveautés, je retiendrais deux choses. Tout d’abord la thèse du complot, que DSK n’écarte pas : ça va buzzer dur sur les sites conspis, après Re-Open 911, Re-Open 2806! Et puis il y a surtout l’hommage appuyé rendu à son «amie» Martine Aubry, «très présente dans cette période». Là, à mon humble avis, on n’est très loin du bisou dans le cou, et près, tout près, du baiser qui tue…

L’affaire DSK, dégâts collatéraux…

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Je tiens pour acquis que le refus de calquer le droit sur la morale personnelle marque la vraie nature de la civilisation. Le rôle des lois est de protéger la société des criminels, non de juger les mœurs privées. Aujourd’hui, avec l’affaire DSK, hier avec les cas Polanski et Kouchner, cette qualité essentielle semble néanmoins se transformer en morale perverse.

Après les révélations sur la vie dissolue de l’ancienne sainte qui ont finalement empêché la tenue d’un procès, qu’avons-nous dû entendre ? « DSK innocent ! », « DSK martyr du brutal système américain » voire DSK : « saint de la république sacrifié sur l’autel du populisme »- la femme de chambre du Sofitel ne possédant plus l’apanage de la pureté, il faut un nouveau saint aux esprits binaires. Comme si la mauvaise moralité de Nafissatou Diallo la protégeait d’une agression sexuelle, que les prostituées ne couraient jamais le risque d’un viol et qu’il n’existait sur cette terre que Dieu ou Diable !

Drôle de monde qui d’un côté refuse que le tempérament « séducteur » de DSK le condamne d’avance mais qui, le procès s’annulant, rend soudainement l’accusé à sa virginité de nourrisson, tant et si bien que quelques-uns paraissent espérer, d’une manière ou d’un autre, son retour dans la course présidentielle !

Une société libre, c’est-à-dire une société capable de distinguer la morale du droit, refuse d’ignorer qu’il existe des innocents en prison et des criminels en liberté. Mieux encore, elle ne se prononce jamais un comportement général mais juge un acte posé à un instant précis, ce dernier n’engageant pas la valeur fondamentale de celui qu’elle disculpe ou condamne. Ainsi, en fonction des circonstances et des lois, un salaud peut être lavé par la justice et un juste périr selon son glaive.

En théorie, le droit n’accorde pas de brevet d’aptitude au respect de la décence commune, aujourd’hui bafouée… Bafouée car pour les amis de DSK, la common decency se confond avec l’application stricte du droit dont on ne sait plus s’il est hors morale ou au contraire s’il la personnifie. Que penser d’un DSK tellement « séducteur » qu’une élue de son propre bord refuse de partager un ascenseur seule en sa compagnie ? Soit-dit en passant, ce simple fait le stigmatise plus encore que ne le ferait une condamnation criminelle en le portraiturant comme un sale type qui confond séduction et pression !

Inquiets à force de ne plus éduquer nos comportements à l’exercice subtil de la morale, nous demandons à la justice de nous indiquer ce qui est bien ou mal. Or, s’il est une grâce de vivre dans un système qui prend soin de distinguer la loi de la morale, l’enfer s’annonce lorsque cette morale se mélange tant et si bien avec la loi qu’elle finit par y disparaître.

Et si nous pouvons chérir un pays qui ne condamne pas un malotru sous prétexte de sa grossièreté envers les femmes, craignons ce monde où celui qui n’est pas condamné devient systématiquement un juste !

Peter Thiel, un Ravachol ultralibéral

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Peter Thiel (Photo : Thiel Foundation)

Naïvement, je croyais que seule la gauche était utopiste. Enfin ce que j’appelle la gauche, c’est-à-dire quelque chose qui commencerait avec Montebourg et s’arrêterait du côté des anars. Nous l’a-t-on assez répété, d’ailleurs, que nous étions utopistes comme si c’était un gros mot. L’utopie était meurtrière, forcément meurtrière. Il fallait laisser faire, il fallait laisser passer. Toute intervention pour changer le réel tournait forcément au bain de sang. On avait beau objecter qu’une violence généralisée et protéiforme régnait partout (troubles sociaux, émeutes urbaines, guerres ethniques, choc des civilisations), on nous renvoyait dans nos 22 mètres en nous expliquant que revendiquer la moindre augmentation du smic conduisait sur la route de la servitude et que vouloir rompre avec le capitalisme amenait mécaniquement au goulag.

Alors, tais-toi et marche. Sois éventuellement social-libéral mais sinon, tais-toi, on te dit. Je me sentais coupable. C’est vrai que toutes les tentatives avaient échouées. On ne parle pas seulement du « communisme » des pays de l’Est mais de toutes ces tentatives, au cours de l’histoire, pour construire à côté du monde existant des « communautés impossibles » comme disait Blanchot. Fourier, Cabet, Saint-Simon, tous les utopistes socialistes et pré marxistes du XIXème avaient eu des disciples qui avaient tenté leur chance en Egypte, aux Etats-Unis, en Amérique Latine. On s’efforçait de créer des phalanstères et des Icarie. Le sionisme, à son origine, participe d’ailleurs de cette volonté émancipatrice au travers des kibboutz et il n’est pas complètement absurde de penser qu’une des raisons de la crise sociale et morale qui frappe Israël depuis quelques semaines est aussi à chercher dans cette dilution de l’idéal fondateur devant les exigences nouvelles de la mondialisation économique.

Au bout du compte, le réel finissait par rattraper le rêve et tout s’effondrait de manière émouvante ou risible. Ce fut le cas des expériences post-soixante-huitardes en Ardèche où la liberté sexuelle et la production de fromage de chèvre ne durèrent, hélas, que ce que durent les roses.

Apparemment, l’inquiétude devant le réel, qui ne présente pas une face bien aimable ces temps-ci, travaille aussi une frange très particulière des libéraux qu’on appelle les libertariens. Ceux-ci et ont au capitaliste rhénan ce que l’anarchiste illégaliste est à l’élu local PCF : une déformation tellement extrême qu’on se demande si on parle bien de la même famille.

Peter Thiel, un milliardaire fondateur de Paypal, qui possède également a de grosses parts dans Facebook, est libertarien. Rappelons que le libertarianisme est une spécialité essentiellement américaine. Quand le libéral estime que l’Etat doit tout de même garder quelques fonctions régaliennes, le libertarien, lui, juge que c’est encore trop. Peter Thiel a lu, par exemple, David Friedman, le fils de Milton et son célèbre Vers une société sans état, bible libertarienne où sont très sérieusement envisagés la possibilité de privatiser la Défense et le droit pour les pauvres de vendre leurs organes dans un cadre contractuel. Peter Thiel a aussi lu Défendre les indéfendables de Walter Block, un livre au demeurant plein d’esprit, volontairement provocateur, où il est entre autres démontré que dans le film Serpico, quand le flic honnête s’oppose à ses collègues ripoux qui couvrent des trafiquants de drogue, il crée le trouble en voulant défendre la loi. Son tort : détruire l’harmonie spontanée entre dealers, consommateurs et forces de l’ordre. Cette vision des choses est affreusement convaincante; comme toutes les idéologies dont la logique interne est théoriquement imparable.

Alors notre Peter Thiel, comme n’importe quel utopiste de gauche, a décidé de passer à l’action. Il va construire son utopie libertarienne, tout seul, comme un grand. L’idée, c’est une île artificielle au large de San Francisco. Toute utopie, depuis Thomas More, a besoin d’une île. Elle servira de laboratoire aux thèses de Friedman fils et surtout Friedman petit fils car bon sang ne saurait mentir. Friedman petit-fils dirige le Seasteading Institute. C’est un think tank libertarien qui encourage ce genre d’initiatives et espère qu’à la fin du XXIème siècle des millions de gens vivront sur ces îles artificielles qui seront autant de nouveaux Etats reconnus par l’ONU. On pourrait croire à une aimable plaisanterie pour roman d’anticipation. Vous pouvez lire d’ailleurs les romans de Robert Heinlein comme Révolte sur la lune. Dans cette utopie des années soixante qui n’a pas trop mal vieilli, ce libertarien convaincu raconte la naissance d’une société selon ses vœux.

Mais Peter Thiel, lui, est passé au stade au-dessus et vient de verser 1, 25 million de dollars au Seasteading institute. Un monde merveilleux, qui sait, se prépare et notre ami Kaplan saura où prendre une retraite bien méritée. On aura le droit de porter des armes, aucune loi ne viendra nous empêcher d’entreprendre, aucun prélèvement social ni salaire minimum ne viendra nous paralyser.

Cette « weltanschauung » libertarienne peut commencer par faire sourire sauf si on estime que quelques symptômes en sont déjà visibles dans nos sociétés comme l’efflorescence de ces résidences sécurisées, coupées du reste de la société et qui commencent à refuser de payer des impôts locaux puisqu’elles estiment assurer l’essentiel de leurs besoins, notamment en matière de sécurité, voire d’éducation.

On peut essayer d’imaginer, en admettant que le projet de monsieur Thiel se réalise, ce que cela pourrait donner effectivement. On a vaguement l’impression que cela ressemblerait davantage aux blockbusters comme Mad max ou Waterworld. C’est-à-dire un monde post-apocalyptique auprès duquel la violence du Far West (autre mythe typiquement libertarien) ferait figure d’aimable bluette.

Et pourtant, ce n’est pas ce dont rêvent les libertariens et monsieur Thiel. Ce qu’ils veulent, c’est une société sans coercition aucune, où l’individu se libèrerait et s’épanouirait dans le bonheur. On dirait presque la vision de Marx et Engels à la fin du Manifeste.

Les libertariens veulent mon bien et ils le veulent sincèrement. Utopistes, va…

Vers une société sans Etat

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C’est jeune et ça ne fait pas

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Le péril jeune, film de Cédric Klapisch

Ça nous pendait au nez, aussi inexorablement que la nuit succède au jour : les enfants-rois sont entrés dans le monde du travail. Et le monde du travail est perplexe.

Les historiens qui, dans quelques siècles, se pencheront sur notre époque, tenteront probablement de dater le début de la dégringolade, car c’est une marotte chez les historiens. On pourrait leur suggérer d’adopter mai 1968 comme date inaugurale puisque c’est à peu près à ce moment que le lent mouvement de décervelage s’est amorcé, avec la nouveauté grandiose d’élites réclamant la suppression des élites.[access capability= »lire_inedits »]

Cette revendication engendra tout naturellement une révision à la baisse des exigences scolaires, révision demandée en meute : par les syndicats qui voulaient que les enfants d’ouvriers accèdent au sacro-saint sésame du diplôme universitaire, par les psys, modernes dictateurs pour qui l’autorité, notamment parentale, était forcément porteuse de contraintes traumatisantes, par les enseignants las de ressasser les règles du participe passé et trop heureux de jouer à la « dynamique de groupe » et enfin par des parents débordés, déboussolés, culpabilisés ou simplement soucieux de ne surtout pas reproduire leur propre enfance, oubliant au passage que, comme le disait Anouilh, « toutes les enfances sont difficiles ». Tout ce petit monde fut gaillardement épaulé par la presse, autiste dans le meilleur des cas. Fallait en avoir dans le slip pour s’opposer à cette joyeuse bande !

L’école était devenue ludique. Yo !

C’est ainsi que, de l’orthographe au calcul mental, tous les fatras d’antan passèrent à la trappe, rejoints par les faits culturels, scientifiques, géographiques ou historiques qui, reconnaissons-le, nous avaient tant fait suer. L’École était devenue ludique. Yo !

Dans les années 1990, ce troupeau festif qui, à défaut des déclinaisons, maîtrisait en finesse la nouvelle doxa antiraciste, environnementaliste et égalitariste, envahit les amphithéâtres sous le regard surpris des professeurs d’université, lesquels n’étaient pourtant pas totalement étrangers à ces revirements pédagogiques. Ces temples de la connaissance firent eux aussi leur examen de conscience, décrétèrent que le savoir n’était pas un bien individuel mais un trésor collectif. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés, il y a déjà quelques années, avec des étudiants en Lettres modernes bien en peine d’orthographier un mot de plus de trois syllabes !

L’exigence avait changé de camp. Face aux étudiants saoulés aux slogans lapidaires, bercés au narcissisme publicitaire, bien plus avides de certitudes que de questionnements, qui contestaient le contenu des cours et exigeaient le droit au diplôme pour tous, la Faculté lâcha du lest, recula, puis capitula. De guerre lasse, elle déposa de pauvres lauriers sur des crânes vides, trop heureuse de voir lesdits crânes aller semer le boxon ailleurs.

Imbus de leurs droits et des devoirs des autres

Dès lors, ces jeunes gens et jeunes filles festifs conscientisés, imbus de leurs droits et des devoirs des autres, anticolonialistes, certes, mais peu enclins à cesser de squatter le frigo de papa-maman, firent une entrée décontractée dans les entreprises, les bureaux, les industries, ouvrant des yeux de merlans frits quand on leur donnait leur feuille de route ou leur job description. Nombre d’entre eux furent surpris, voire révoltés, qu’on les fasse commencer au bas de l’échelle. Comment cela ! N’avait-on donc jamais entendu parler d’eux ? Étrange ignorance, quand leurs 600 amis de Facebook les trouvaient géniaux !

Plusieurs DRH rapportent donc, stupéfaits, certaines anecdotes révélatrices. Tel chef du service informatique, exposant sèchement à son jeune collaborateur qu’il devait être à son poste à 8h30 et que 8h30, c’est pas 9h15, s’est entendu rétorquer un « Ben, qu’est-ce que ça change ? ».
Telle autre, responsable de la communication et récemment affublée d’une assistante, au demeurant très motivée, a découvert par l’historique de son ordinateur que sa collaboratrice consacrait consciencieusement une partie de son temps de travail à visiter les sites et forums consacrés aux grossesses non désirées. Demandant à sa subordonnée quels liens ces recherches avaient avec le boulot, elle lui rappela que l’ordinateur était un outil de travail et que les heures de bureaux devaient intégralement être consacrées au travail, justement. Et fut gratifiée de cette réponse d’une confondante ingénuité : « Mais t’es pas sympa ! Je te voyais pas du tout comme ça ! » C’est vrai quoi, c’est pas cool.
Ah, il y a aussi le cas de cet ingénieur de fabrication, resté apoplectique depuis, à qui la direction avait octroyé une jeune secrétaire « dynamique » et « souriante ». Inquiet du retard pris sur un dossier, resté en suspens deux semaines, il eut l’outrecuidance de lui demander où elle en était et il lui fut répondu de manière dynamique et souriante : « Ah non, ça, je m’en occupe pas, j’ai pas envie. » « PAS ENVIE ???? » « Non, je ne le sens pas ! ».

De quoi donner furieusement « envie » de prendre sa retraite dans n’importe quelle condition et d’aller planter des figuiers en marmonnant vaguement : « Et bien, démerdez-vous avec ce que vous créez… »

Certains trouvent cependant des excuses à ces jeunes étonnants. Issus pour beaucoup de familles décomposées, on leur a fait croire qu’ils étaient des enfants-rois, que leurs caprices étaient des ordres − sans jamais hésiter cependant à les passer au hachoir des désirs (ou lubies ?) sentimentaux et volatiles de papa et maman, à qui on n’avait peut-être pas expliqué le sens du mot « papa » et celui du mot « maman ».[/access]

Jean-Marie Le Pen bientôt aux Grosses Têtes ?

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Il n’y a pas d’âge pour commencer une carrière de saltimbanque. Comme Jacques Vergès, Jean-Marie Le Pen a attendu d’être octogénaire pour faire profession d’artiste. Intermittent du spectacle non rémunéré, l’ancien président du Front National s’en est récemment donné à cœur joie. En quelques jours, trois sorties médiatiques l’ont ainsi intronisé membre à part entière de la corporation des humoristes.

Au podium des dernières sorties de « Panpan », on trouve :

1. Une vanne ravageuse contre Robert Bourgi. Pour nier tout financement illicite de sa campagne de 1988 par Omar Bongo, Le Pen a sorti son bulldozer : « affirmation ridicule » dont « la source doit être la même que celle qui dit que M. Bourgi fait des passes au bois de Boulogne ; mais je ne l’ai jamais cru : compte tenu de la tête qu’il a, je pense qu’il ferait peu de clients ! »

2. Une réaction houleuse à une accusation mensongère de Daniel-Cohn Bendit. Dans l’hémicycle européen, le héraut de mai 68 a laissé entendre que le président d‘honneur du FN avait justifié la tuerie d’Oslo. Riposte graduée de l’intéressé : « J’ai été mis en cause par le pédophile Cohn-Bendit ! », ajoutant « Vous ne me laissez pas la parole, on se croirait chez les bolchéviques ici ! ». Regard mi-solidaire mi-médusée de sa fille Marine : il n’y a plus guère que Le Pen senior pour traquer des bolchéviques au Parlement européen !

3. Une blague digne des Frères Farelly sur les traces de sperme retrouvées dans les cheveux de Nafissatou Diallo, victimes du « shampooing DSK ».

C’est à se demander ce qu’attend l’ami Debbouze pour l’intégrer dans son Jamel Comedy Club…

Un enterrement burlesque

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Et maintenant, on va où ? est une fable de sang, de rires et de larmes. Sa bande-annonce légèrement racoleuse ne traduit qu’imparfaitement l’extraordinaire mélange de genres que Nadine Labaki a su imprimer à son film. Après le talentueux coup d’essai qu’était Caramel, sorte de Vénus Beauté sur fond d’amours interdites, l’actrice-réalisatrice s’empare à nouveau des tabous de la société libanaise dans un second opus qui frôle le coup de maître.

Dans ce film qui avait fait grande impression au festival de Cannes[1. Dans la sélection « Un autre regard »], Labaki n’y va pas par quatre chemins. Marquée par quinze ans de guerre civile, plus récemment traumatisée par les affrontements politico-confessionnels qui précédèrent l’élection de Michel Sleimane à la présidence de la République en 2008[2. Qui opposaient l’alliance entre le Hezbollah chiite et les chrétiens aounistes au bloc formé par le Courant de Futur de Rafic Hariri, les chrétiens phalangistes et les druzes proches de Walid Joumblatt. Bilan : une centaine de morts en quelques jours], Labaki exorcise les fractures confessionnelles libanaises et en fait la toile de fond d’une intrigue tragi-comique écrite à six mains[3. Par Nadine Labaki, Jihad Hojeily et Rodney Al Haddad].

Dans un village anonyme de la campagne libanaise, Musulmans et Chrétiens vivent en bonne intelligence grâce à la complicité des femmes et à la connivence œcuménique qui unit l’imam au prêtre syriaque. Unies dans leur condition d’épouse ou de fille à marier, les villageoises forment une communauté qui transcende les clivages religieux divisant leurs mari, fils et frères.

Or, dans ce miracle à ciel ouvert qu’est le Liban, il suffit que le journal télévisé fasse état de quelques échauffourées sporadiques dans une banlieue lointaine pour que resurgisse le spectre de la guerre civile. Une croix accidentellement brisée, la salle de prière de la mosquée mystérieusement saccagée : quelques étincelles suffisent à ranimer les haines larvées.

Sans pécher par idéalisme sirupeux, Labaki met en scène son groupe de vestales vouées corps et âme à la préservation du fragile équilibre local. Les médias se font Cassandre ? Qu’importe, on neutralisera le seul poste de télévision du village en prenant soin de brûler les gazettes apportées de la vallée tous les matins. Les hommes veulent s’entretuer pour imiter leurs glorieux aînés ? Qu’à cela ne tienne, on enfouit six pieds sous terre toutes les armes que l’on trouve.

La tension allant crescendo, lorsque arrive l’heure de sonner le tocsin, on fait appel aux bas instincts qui unissent les mâles de toutes obédiences : le haschich et les danseuses de cabaret ukrainiennes, l’un servant de déclic à l’alanguissement des autres. Orchestrée par Yvonne, la femme du maire, la parade fera d’assassins potentiels d’inoffensifs mâles libidineux…

S’alliant à la solidarité féminine, un gang de barbus joue les pacificateurs. Nadine Labaki fait intervenir le Janus islamo-chrétien que constitue le couple du prêtre et de l’imam. Navrés par la rancœur qui habite leurs ouailles, ils se font complices du complot toxico-lascif ourdi par les femmes du village.

Au fond, tout cela n’est qu’accessoire, cosmétique offert à l’œil distrait du spectateur de bande-annonce. La vraie clé du film se cache à l’ombre des oliviers mûrs, là où les Parques tissent et coupent le fil ténu de l’existence. Le sacrifié s’appelle Nassim. Au hasard d’un trajet quotidien en mobylette, il prend une balle perdue, venue d’un village voisin où la discorde islamo-chrétienne fait rage. Inconsolable, sa pieuse mère chrétienne le pleure comme la Vierge son fils mort sur la croix. Les scènes bouleversantes montrant le corps inerte du jeune homme lavé par celle qui l’a engendrée renouvellent le thème de la mater dolorosa, nous donnant à voir une sublime Pietà submergée par le deuil, attendant une résurrection qui ne viendra pas. La nécessité de ne pas alarmer la communauté, échaudée par les récents heurts, décuple la douleur. Il faut cacher le mort, le faire passer pour malade, se battre contre le fils aîné qui voudrait en découdre avec les Musulmans.

Le dénouement du film réserve une surprise à ne dévoiler sous aucun prétexte. Telles des personnages d’Aristophane, les villageoises sauront dompter leur maris, avec le concours actif des deux hommes de religion. Servi par la musique émouvante de Khaled Mouzanar, le diptyque final mêle tragique et burlesque dans un face à face entre la mort et l’identité.

Là est l’impalpable secret du titre du film, que vous ne lèverez qu’en achetant votre place de cinéma.

Rentrée littéraire : la réalité décrasse la fiction

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Photo : bog august

Dans l’habituel maquis de la rentrée littéraire, il y a peut-être une piste à suivre : celle du roman du réel que les Américains, toujours pragmatiques, ont appelé « non-fiction novel », littéralement le « roman non fictionnel ». Alors que paraissent en moins de deux mois 654 romans français et étrangers[1. Cela paraît comme d’habitude démesuré, mais c’est le chiffre le plus faible depuis dix ans. La crise est aussi passée par là.], il faut tout de même tenter de guider le lecteur hors des sentiers battus et rebattus de l’autofiction parasitaire, du roman historique aseptisé, du roman psychologique immuable depuis Paul Bourget et du roman sociétal qui prétend parler de la réalité mais qui est incapable d’en révéler la vérité. « Un roman, c’est un miroir que l’on promène le long d’un chemin », disait Stendhal. À en juger par le destin de ce qu’on appelait jadis le roman réaliste, on se dit que notre époque ne doit guère avoir envie de se voir en face.[access capability= »lire_inedits »]Cependant, il faut faire un tour dans le Paris en temps de paix de Gilles Martin-Chauffier pour découvrir un saisissant portrait de la France à l’heure des communautarismes.

Mais pour l’essentiel, on dirait plutôt que le roman ne veut plus renvoyer à ses lecteurs que leur propre image, parfois talentueusement déstabilisée ou subtilement caricaturée, par exemple dans Les Souvenirs de David Foenkinos ou Vous êtes nés à la bonne époque de Matthieu Jung. Sans oublier l’inévitable Amélie Nothomb qui revisite le thème follement original du trio amoureux dans Tuer le père.
Rien de très nouveau, donc. « Parlez-moi de moi, il n’y a que ça qui m’intéresse » : c’est en faisant sienne cette maxime que le roman, dès ses origines, est devenu le genre privilégié de la bourgeoisie, genre heureusement subverti par de rares génies qu’on lit encore aujourd’hui parce qu’ils firent entrer dans leur œuvre toutes les couches de la société, y compris les misérables…

L’an dernier, on pouvait pourtant croire que la littérature renouait avec le social avec quelques fictions talentueuses[2. Notre collaborateur François Marchand, par exemple, et son Plan social (Le Cherche midi, 2010).], mais il faut croire que c’était seulement un feu de paille.

Il ne s’agit pas pour autant de jeter l’autofiction avec l’eau du bain narcissique. Ce qui pose problème, c’est son caractère impérialiste dans la production romanesque aujourd’hui. Mais on ne niera pas qu’elle puisse produire des textes de grande qualité, empreints de sensibilité, comme celui que Laurence Tardieu consacre à son père, La Confusion des peines. De même, la facilité à laquelle s’adonnent certains auteurs ne saurait valoir condamnation générale du roman historique. Ainsi est-il revivifié par l’ambition d’un Alexis Jenni qui signe un premier livre d’une grande ampleur sur toutes les opérations militaires françaises depuis soixante ans. Cela s’appelle L’Art français de la guerre, un titre qui mêle assez heureusement Sun-Tse à notre roman national.

Tant qu’à sacrifier à la tradition en parlant de la rentrée littéraire, autant le faire jusqu’au bout. Aussi ferai-je une parenthèse sur les « premiers romans » − qui sont un peu plus de 70 cette année. Il faut être curieux, mais ne pas se laisser piéger par les Minou Drouet que des éditeurs, souvent les mêmes, ressortent chaque année, tentant de faire passer le jeune prodige de 19 ans qui raconte ses frasques noctambules et/ou bisexuelles pour le nouveau Rimbaud ou la nouvelle Raymonde Radiguette. Tentez plutôt, outre Alexis Jenni, Va et dis-le aux chiens, d’Isabelle Coudrier (Fayard) : plus de 800 pages sur l’histoire d’amour entre une agrégée de mathématiques lectrice de Thomas Mann et un critique de cinéma qui n’aime pas le cinéma. Le souffle est surprenant et l’art de la digression poussé à l’extrême.

Le roman du réel ou non-fiction novel, dont le fondateur est Truman Capote et son indépassable De Sang-froid, paru en 1965, est en quelque sorte au croisement de l’autofiction et de l’histoire récente. Et c’est cette veine nouvelle qui donne sans doute les deux textes majeurs de la rentrée.

Il s’agit d’abord de Limonov, d’Emmanuel Carrère, dont Daoud Boughezala rend compte page 44. Écrivain prolifique, personnage sulfureux, militant infréquentable, Limonov existe vraiment. Après avoir vécu en France et aux États-Unis à l’époque soviétique, il est retourné en Russie pour y fonder le Parti national-bolchévique.
Il faudra aussi absolument lire Tout, tout de suite, de Morgan Sportès. Nous reviendrons plus en détail sur ce livre capital qui retrace le fait-divers le plus inquiétant de ces dernières années, l’un des plus atroces aussi : l’enlèvement d’Ilan Halimi par le « Gang des barbares » en 2006. Comme Carrère, Sportès ne juge pas, il raconte. Mais dans la lignée de L’Appât où il évoquait Valérie Subra − cette jeune fille qui séduisait des hommes mûrs et riches pour que ses complices puissent les torturer, les voler et les tuer −, Sportès raconte avec la minutie de celui qui a eu accès à toutes les pièces du dossier.

Autant dire que bien après qu’on a fermé ce pavé, il continue à vous hanter. On pourra toujours s’aérer l’esprit avec Le Vazaha sans terre, court récit maritime de Michel Rio, l’un des plus grands stylistes français, auteur de plus de 20 fictions qui s’amusent, sans la prétention du Nouveau Roman, à renouveler les méthodes narratives, un peu à la manière d’un Jean Echenoz. On aimerait bien que cet écrivain de race, seulement couronné par un prix Médicis en 1992, rencontre enfin l’audience qu’il mérite.[/access]



Compte à rebours

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photo : KaCey97007 (Flickr)

Apprendre qu’on est atteint d’une maladie incurable, vivre avec l’idée que le temps a commencé à s’écouler dans le sablier de la vie est l’une des expériences les plus difficiles auxquelles un homme puisse être confronté. Socialement, le malade est assigné à résidence dans un sas, voire un couloir de la mort : même s’il est encore en bonne condition physique, il n’est plus considéré comme un membre à part entière de la société des vivants. Un embarras épais complique ses rapports avec les autres, surtout avec ceux qui n’appartiennent pas au premier cercle de ses proches. Une fois au courant de la « situation », collègues, voisins et connaissances ne savent que faire. Faute de mieux, ils choisissent le plus souvent la commisération ou l’évitement.

Ben-Tzion Karsh, professeur de psychologie et de technologie américain de 39 ans, vient lui-même d’entrer dans ce « sas » sans issue. Dans une lettre adressée à ses proches, il attaque de front ce problème épouvantable, et apparemment insoluble, avec courage, franchise et, disons-le, méthode. Un de ses collègues, le professeur Yoel Dunchin de l’Université de Tel-Aviv, a obtenu l’autorisation de publier cette lettre dans un blog qu’il tient dans le quotidien israélien Haaretz, d’où nous l’avons traduite.

Cher amis,

Mon cancer est de retour et les médecins m’ont annoncé qu’il est incurable. Personne ne peut dire combien de temps il me reste à vivre car cela dépend d’une multitude de variables, notamment ma réaction au nouveau traitement que je viens de commencer.

Pour le moment je me sens bien. Je travaille, fais du sport et profite de chaque instant. Depuis que je suis au courant de ma situation, c’est-à-dire une semaine, j’ai dîné en ville avec des amis et suis sorti en famille. Comme je l’ai déjà dit, je me sens tout à fait normal. Je connais des gens qui, à la surprise générale, ont vécu plusieurs années après qu’on leur a annoncé des pronostics encore plus alarmistes que le mien mais je n’ignore pas que la plupart des condamnés sont moins chanceux. En ce qui me concerne, l’avenir nous le dira, mais il est important de profiter pleinement du temps qui me reste.

Je suis encore en train d’apprendre, avec le soutien de ma famille et de mes amis, comment vivre avec ce problème. Je ne suis pas dans la négation et la colère est déjà derrière moi. Je ne me suis jamais demandé « pourquoi moi ? » et suis plein de motivation pour affronter les traitements qui m’ont été prescrits.

Dès que mon médecin – auquel je rends ici hommage – a été au courant des résultats de mes examens, il a contacté tous les spécialistes qu’il connaissait pour leur demander s’il existait des essais cliniques prometteurs en lien avec ma maladie. La plupart ont répondu dans les 72 heures et l’ont assuré que le protocole qu’il avait choisi – une chimiothérapie – était le plus raisonnable. Un médecin de Texas lui a répondu qu’il menait un essai avec un nouveau protocole mais que celui-ci n’était pas adapté à ma situation. Depuis, mon médecin est en contact avec ces spécialistes pour pouvoir réagir rapidement au cas le traitement qu’il m’a prescrit ne marcherait pas.

Je suis sûr que vous vous demandez comment je fais face à tout cela ? Je n’ai pas de réponse simple. Je sais que vous êtes désolés et bien entendu, je le suis moi aussi. Si vous, mes amis, souhaitez exprimer vos sentiments, je les accueillerais volontiers. Si vous ne le souhaitez pas exprimer ce que vous ressentez, je le comprendrais parfaitement. Si vous voulez me voir, super ! Si vous m’envoyez des messages ou m’appelez au téléphone, je vous en prie, soyez normaux et naturels, autant que possible.

Comme je l’ai déjà dit, pour le moment je me sens bien. On sait tous que le compte à rebours est déclenché mais je vous en supplie, n’essayez pas de me dissimuler vos sentiments. N’ayez pas peur de dire ce que vous ressentez et n’hésitez pas à me poser des questions sur les traitements que je suis. Je suis tout à fait capable d’en discuter librement et franchement. N’hésitez pas non plus à me proposer des sorties et des activités. Si je vais bien, j’accepterai avec plaisir.

La situation, nous le savons tous, est gênante, mais nous sommes les seuls à pouvoir la gérer. Décidons donc que cet embarras ne nous gênera pas… ne vous séparez pas de moi. Quand le moment des adieux arrivera, je vous le dirai.

Voilà les choses à ne pas faire et/ou dire et les sujets que je vous demande de ne pas aborder en ma présence :

· Ne me demandez pas combien de temps il me reste

· Ne m’expliquez pas qu’un quelconque mystère divin est responsable de ma situation ou que je fais partie d’un ordre cosmique ou d’un grand plan qui nous échappe. Si vous y croyez, tant mieux pour vous.

· Ne me parlez pas de la vie après la mort

· Ne faites pas de ma maladie un secret, parlez-en librement à vos proches.

Etre pleinement conscient de ma situation est une chose horrible pour moi mais ma mort n’est pas imminente et je voudrai continuer à vivre normalement. Quand vous parlez avec moi, n’évoquez pas que la maladie et le traitement, vous êtes libres et même cordialement invités à discuter de tout : votre famille, vos travaux ou n’importe quel autre sujet qui vous intéresse.

Quand vous recevrez cette lettre prenez le temps de la réflexion et ne réagissez pas tout de suite. Si, après réflexion, vous souhaitez toujours m’appeler, faites-le : cela nous fera le plus grand bien.

Bentzi.

Chatel-Chevènement : un vrai dialogue qui devrait faire école

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Le Monde qu’on leur prépare est un livre d’entretiens croisés sur le thème de l’école entre Luc Chatel et Jean-Pierre Chevènement. On a surtout dit qu’il s’agissait d’un échange entre un homme de droite, actuel ministre de l’Education nationale, et un autre, de gauche, l’ayant été il y a 25 ans.

Dès lors, on pouvait craindre la caricature : le « quadra » sarkozyste, ambitieux et moderniste faisant fi des principes, contre le tenant d’une gauche dépensière rebattant à l’envi la problématique des moyens. Il n’en est rien. D’une part parce que ces entretiens opposent avant tout un libéral et un « souverainiste ». D’autre part, parce que les notions de « droite » et de « gauche » sont devenues incertaines. Chevènement le déplore d’ailleurs: « à côté de la gauche républicaine et laïque traditionnelle, une gauche victimaire, compassionnelle (…) est apparue et a même pris le dessus ».

Sur les valeurs, les deux hommes divergent peu. L’école repose sur celles de la connaissance, de l’effort, de la reconnaissance de l’autorité des maîtres. L’opposition entre Chatel et Chevènement se lit surtout dans la méthode que chacun envisage pour tendre vers ces idéaux.

A son aîné rêvant d’un Etat-instructeur, et rappelant qu’on ne peut « piloter l’Education nationale comme une entreprise parce qu’elle est d’abord une institution », Chatel répond en termes de « management », de « contrats d’objectifs », et de « projets d’établissements ». Très attaché à la notion d’autonomie, le ministre plaide pour celle des établissements, mais également pour la liberté des parents. A ces derniers, on doit offrir un panel de choix afin de répondre « à cette nouvelle demande (…) d’individualisation, de capacité à personnaliser l’enseignement ». Quitte à favoriser un rapport parfaitement consumériste à l’institution scolaire, et à abandonner toute idée de lutte contre les déterminismes sociaux, tant il est vrai que seuls les plus favorisés choisissent.

Ainsi, le clivage Chevènement/Chatel recoupe peu ou prou celui opéré par Jean-Pierre Obin. L’un des duettistes prône « une école publique davantage tournée vers l’édification d’une Nation », l’autre se fait le héraut d’une institution « destinée à répondre aux ambitions des individus et des familles ».

Aux passionnés de l’école, Le monde qu’on leur prépare n’apportera pas forcément l’information précise et nouvelle qu’ils pourraient souhaiter. D’autant qu’il n’échappe pas à la loi du genre : comme souvent dans les livres d’entretiens, chaque débateur semble retenir ses coups, et l’on demeure parfois en lisière du conflit.

Pourtant, ce texte est bel et bien un livre politique, qui confronte en toute honnêteté deux visions antagonistes du monde. S’y mesurent deux façons d’articuler l’individuel et le collectif, de concilier les intérêts particuliers et l’intérêt général, et de faire cohabiter « égalité » et « liberté ».

DSK, l’homme qui n’aimait plus les femmes

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capture d'écran RF1

« J’aime les femmes et alors ? », disait-il, rigolard, il y a quelques mois, aux journalistes qui l’interrogeaient sur sa vie érotique notoirement abondante. La seule révélation que DSK a faite sur le plateau de TF1, c’est que tout ça c’est fini. Désormais, il n’y en aura plus qu’une. La sienne. Certes, l’ancien patron du FMI y est allé à mots couverts. Une « faute morale », on comprend que ce n’est pas bien mais c’est assez vague. Il aurait pu se fendre d’une autocritique plus glamour tout de même. J’aurais trouvé pour ma part plutôt incongru qu’il s’exprime comme un « vraigens » venu raconter chez Delarue son addiction au sexe ou sa passion pour les ours en peluche. On entend déjà les féministes vindicatives et les journalistes sans faiblesses (sans compter Marco Cohen qui ne peut être soupçonné d’être sans faiblesses, heureusement) proclamer en boucle que DSK n’a rien dit et surtout qu’il n’a pas raconté ce qui s’était passé dans la suite 2806 (ou 2608 ?) du Sofitel. Et c’est vrai. Mais qu’espérait-on ? Des détails croustillants ? Une reconstitution ? Un récit égrillard ? DSK a simplement affirmé qu’il n’y avait eu ni violence, ni paiement. On a le droit de ne pas le croire. Reste que le procureur n’a pas trouvé de preuves de l’une ou de l’autre.

C’est donc en termes galants que ces choses-là furent dites : « J’ai perdu cette légèreté », répond-il lorsque Claire Chazal l’interroge sur ses relations avec les femmes. Ce que j’entends pour ma part, c’est que ces quatre mois de pénitence ont éteint chez lui ce désir si insatiable et incontrôlable qu’il y voyait lui-même l’une de ses principales faiblesses. De fait, on ne voit plus dans son regard cette lueur qui brille dans les yeux de certains hommes, y compris les mieux intentionnés, quand ils se trouvent face à une femme séduisante en laquelle ils voient toutes celles qui lui restent à conquérir. Pour toutes les femmes qui auraient pu subir de sa part une « attitude inappropriée », selon la chatoyante formule de ses avocats, et pour la morale publique, c’est certainement une bonne nouvelle. On m’accordera qu’un monde peuplé d’êtres tempérants et raisonnables qui ne se prennent jamais les pieds dans le moindre tapis serait terriblement ennuyeux. D’accord, ce n’est pas la question.

On imagine sans peine les ricanements qui salueront la prestation de Claire Chazal, disqualifiée par avance par tous ceux à qui on ne la fait pas en raison de son amitié avec Anne Sinclair. Il est vrai qu’elle semblait marcher sur des œufs, questionnant à mots à peine moins couverts que ceux de son interlocuteur. Certes, elle aurait pu et sans doute dû se montrer plus percutante sur les relations de « l’ancien DSK » avec les femmes, évoquer les textos reçus par les unes, les invitations faites aux autres, l’insistance qui avait pu confiner au harcèlement. Peut-être les ricaneurs seraient-ils capables d’interroger le plus naturellement du monde et en termes crus un homme public sur ses (mauvais) penchants les plus privés. Il me semble à moi rassurant que l’on puisse ressentir de la gêne dans une situation aussi gênante. Il serait encore plus gênant que l’on parle de ces affaires sans le moindre embarras.

« Prestation lamentable », décrète l’ami Luc Rosenzweig. Bon. Peut-être mon jugement est-il égaré par la midinette qui sommeille en moi. Peut-être que tout était bidon : le repentir, la souffrance, la lassitude, le regard éteint. Peut-être que nous avons assisté à un super plan com préparé au millimètre par la troupe des communicants d’Euro RSCG et qu’ils sont tous en train de célébrer ce retour dans l’arène médiatique dans une boite à partouze où champagne et filles coulent à flots. Mais je l’avoue, j’ai marché. Pas complètement mais marché tout de même.

Il est vrai qu’on aurait pu se passer de l’analyse de DSK sur la crise de l’euro. D’accord, la vie et le spectacle continuent mais peut-être un petit délai de décence eut-il été le bienvenu. S’il n’est plus le même homme, autant ne pas jouer à « tout redevient comme avant ». Et puis, il aurait pu nous épargner ses allusions à un « piège » ou un « complot » sur lesquels on verra ce qu’on verra – c’est-à-dire sans doute rien.

De toute façon, tout cela n’a aucun intérêt puisque les Français, parait-il, en ont ras-le-bol de ce feuilleton et qu’ils veulent qu’on leur parle des vrais problèmes. Si on apprend demain que le JT de TF1 a battu des records d’audience, c’est sans doute que les téléspectateurs auront été mal informés et qu’ils espéraient voir sur TF1 Jean-Claude Trichet ou Herman Von Rompuy. Sinon, ils seraient restés sur Arte, leur chaîne préférée.

Pour le reste, bien sûr qu’on ne connaît pas la vérité et qu’on ne la connaîtra jamais. Il paraît que nous y avons droit. J’aimerais bien savoir en vertu de quelle loi sacrée nos contemporains, fussent-ils des responsables politiques, nous devraient la vérité sur eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, elle ne surgira pas sur un plateau de télé. Si DSK veut vraiment comprendre et faire comprendre cette ténébreuse affaire, alors qu’il change de vie et devienne romancier puisque la littérature est le seul lieu qui permette, comme le disait Aragon, de mentir vrai.

Claire Chazal n’a pas agressé DSK…

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photo d'écran TF1

Comme dix, douze, ou quinze millions de Français, j’ai regardé hier soir le numéro de duettistes de DSK et Claire Chazal (on ne vous fera pas la blague de parler d’interview de DSK par Claire Chazal).

Bien sûr, on n’a strictement rien appris, ce qui n’est d’ailleurs une surprise pour personne, sauf ceux dont la vision du monde a été restructurée par les confessions « spontanées » de Secret Story et les bouleversements « incroyables » qui s’ensuivent traditionnellement.

Même le controversé bisou supposément volé dans le cou de Tristane Banon avait déjà fuité du dossier d’instruction, réduisant d’avance à néant la valeur informative pure du rendez-vous de 20h15. D’ailleurs, il ne sera pas explicitement évoqué par l’amie Claire… Quant à ses déclarations de non-candidature à la primaire ou la présidentielle, tu parles d’un scoop…

Et pourtant on a tous regardé. Pourquoi ? Pour voir, pardi. Pour voir en sachant qu’on allait rien voir. Et écouter très attentivement en sachant qu’on allait rien apprendre.

J’imagine que ceux qui ont ressenti, spontanément ou rationnellement, de la compassion pour DSK, ceux qui ont vécu l’affaire comme une nouvelle crucifixion en rose, ceux-là auront été confortés dans leur sentiments, et auront trouvé une réelle dignité à l’ex-maître du monde devenu en quelques minutes violeur menotté pour être in fine intégralement réhabilité…

Très symétriquement, ceux qui avaient le lascar dans le nez -depuis toujours ou depuis le Sofitel- ceux (et celles, pour le coup) qui –pour de bonnes ou de mauvaises raisons- le jugent coupable en leurs fors intérieurs, ceux-là, celles-là l’auront trouvé atrocement cabot, avec son masque de cocker battu, avec ses actes de contritions téléphonés, avec ses attaques contre l’Express, «ce tabloïd», avec ses excuses à sa femme

Quant à ceux qui, comme moi, n’ont pas la moindre opinion sur la culpabilité de DSK, ni la moindre empathie ou antipathie pour le bonhomme, mais qui depuis le début, se passionnent pour le film, ils auront seulement été légèrement déçus par le show. Cependant, au rayon nouveautés, je retiendrais deux choses. Tout d’abord la thèse du complot, que DSK n’écarte pas : ça va buzzer dur sur les sites conspis, après Re-Open 911, Re-Open 2806! Et puis il y a surtout l’hommage appuyé rendu à son «amie» Martine Aubry, «très présente dans cette période». Là, à mon humble avis, on n’est très loin du bisou dans le cou, et près, tout près, du baiser qui tue…

L’affaire DSK, dégâts collatéraux…

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Je tiens pour acquis que le refus de calquer le droit sur la morale personnelle marque la vraie nature de la civilisation. Le rôle des lois est de protéger la société des criminels, non de juger les mœurs privées. Aujourd’hui, avec l’affaire DSK, hier avec les cas Polanski et Kouchner, cette qualité essentielle semble néanmoins se transformer en morale perverse.

Après les révélations sur la vie dissolue de l’ancienne sainte qui ont finalement empêché la tenue d’un procès, qu’avons-nous dû entendre ? « DSK innocent ! », « DSK martyr du brutal système américain » voire DSK : « saint de la république sacrifié sur l’autel du populisme »- la femme de chambre du Sofitel ne possédant plus l’apanage de la pureté, il faut un nouveau saint aux esprits binaires. Comme si la mauvaise moralité de Nafissatou Diallo la protégeait d’une agression sexuelle, que les prostituées ne couraient jamais le risque d’un viol et qu’il n’existait sur cette terre que Dieu ou Diable !

Drôle de monde qui d’un côté refuse que le tempérament « séducteur » de DSK le condamne d’avance mais qui, le procès s’annulant, rend soudainement l’accusé à sa virginité de nourrisson, tant et si bien que quelques-uns paraissent espérer, d’une manière ou d’un autre, son retour dans la course présidentielle !

Une société libre, c’est-à-dire une société capable de distinguer la morale du droit, refuse d’ignorer qu’il existe des innocents en prison et des criminels en liberté. Mieux encore, elle ne se prononce jamais un comportement général mais juge un acte posé à un instant précis, ce dernier n’engageant pas la valeur fondamentale de celui qu’elle disculpe ou condamne. Ainsi, en fonction des circonstances et des lois, un salaud peut être lavé par la justice et un juste périr selon son glaive.

En théorie, le droit n’accorde pas de brevet d’aptitude au respect de la décence commune, aujourd’hui bafouée… Bafouée car pour les amis de DSK, la common decency se confond avec l’application stricte du droit dont on ne sait plus s’il est hors morale ou au contraire s’il la personnifie. Que penser d’un DSK tellement « séducteur » qu’une élue de son propre bord refuse de partager un ascenseur seule en sa compagnie ? Soit-dit en passant, ce simple fait le stigmatise plus encore que ne le ferait une condamnation criminelle en le portraiturant comme un sale type qui confond séduction et pression !

Inquiets à force de ne plus éduquer nos comportements à l’exercice subtil de la morale, nous demandons à la justice de nous indiquer ce qui est bien ou mal. Or, s’il est une grâce de vivre dans un système qui prend soin de distinguer la loi de la morale, l’enfer s’annonce lorsque cette morale se mélange tant et si bien avec la loi qu’elle finit par y disparaître.

Et si nous pouvons chérir un pays qui ne condamne pas un malotru sous prétexte de sa grossièreté envers les femmes, craignons ce monde où celui qui n’est pas condamné devient systématiquement un juste !

Peter Thiel, un Ravachol ultralibéral

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Peter Thiel (Photo : Thiel Foundation)

Naïvement, je croyais que seule la gauche était utopiste. Enfin ce que j’appelle la gauche, c’est-à-dire quelque chose qui commencerait avec Montebourg et s’arrêterait du côté des anars. Nous l’a-t-on assez répété, d’ailleurs, que nous étions utopistes comme si c’était un gros mot. L’utopie était meurtrière, forcément meurtrière. Il fallait laisser faire, il fallait laisser passer. Toute intervention pour changer le réel tournait forcément au bain de sang. On avait beau objecter qu’une violence généralisée et protéiforme régnait partout (troubles sociaux, émeutes urbaines, guerres ethniques, choc des civilisations), on nous renvoyait dans nos 22 mètres en nous expliquant que revendiquer la moindre augmentation du smic conduisait sur la route de la servitude et que vouloir rompre avec le capitalisme amenait mécaniquement au goulag.

Alors, tais-toi et marche. Sois éventuellement social-libéral mais sinon, tais-toi, on te dit. Je me sentais coupable. C’est vrai que toutes les tentatives avaient échouées. On ne parle pas seulement du « communisme » des pays de l’Est mais de toutes ces tentatives, au cours de l’histoire, pour construire à côté du monde existant des « communautés impossibles » comme disait Blanchot. Fourier, Cabet, Saint-Simon, tous les utopistes socialistes et pré marxistes du XIXème avaient eu des disciples qui avaient tenté leur chance en Egypte, aux Etats-Unis, en Amérique Latine. On s’efforçait de créer des phalanstères et des Icarie. Le sionisme, à son origine, participe d’ailleurs de cette volonté émancipatrice au travers des kibboutz et il n’est pas complètement absurde de penser qu’une des raisons de la crise sociale et morale qui frappe Israël depuis quelques semaines est aussi à chercher dans cette dilution de l’idéal fondateur devant les exigences nouvelles de la mondialisation économique.

Au bout du compte, le réel finissait par rattraper le rêve et tout s’effondrait de manière émouvante ou risible. Ce fut le cas des expériences post-soixante-huitardes en Ardèche où la liberté sexuelle et la production de fromage de chèvre ne durèrent, hélas, que ce que durent les roses.

Apparemment, l’inquiétude devant le réel, qui ne présente pas une face bien aimable ces temps-ci, travaille aussi une frange très particulière des libéraux qu’on appelle les libertariens. Ceux-ci et ont au capitaliste rhénan ce que l’anarchiste illégaliste est à l’élu local PCF : une déformation tellement extrême qu’on se demande si on parle bien de la même famille.

Peter Thiel, un milliardaire fondateur de Paypal, qui possède également a de grosses parts dans Facebook, est libertarien. Rappelons que le libertarianisme est une spécialité essentiellement américaine. Quand le libéral estime que l’Etat doit tout de même garder quelques fonctions régaliennes, le libertarien, lui, juge que c’est encore trop. Peter Thiel a lu, par exemple, David Friedman, le fils de Milton et son célèbre Vers une société sans état, bible libertarienne où sont très sérieusement envisagés la possibilité de privatiser la Défense et le droit pour les pauvres de vendre leurs organes dans un cadre contractuel. Peter Thiel a aussi lu Défendre les indéfendables de Walter Block, un livre au demeurant plein d’esprit, volontairement provocateur, où il est entre autres démontré que dans le film Serpico, quand le flic honnête s’oppose à ses collègues ripoux qui couvrent des trafiquants de drogue, il crée le trouble en voulant défendre la loi. Son tort : détruire l’harmonie spontanée entre dealers, consommateurs et forces de l’ordre. Cette vision des choses est affreusement convaincante; comme toutes les idéologies dont la logique interne est théoriquement imparable.

Alors notre Peter Thiel, comme n’importe quel utopiste de gauche, a décidé de passer à l’action. Il va construire son utopie libertarienne, tout seul, comme un grand. L’idée, c’est une île artificielle au large de San Francisco. Toute utopie, depuis Thomas More, a besoin d’une île. Elle servira de laboratoire aux thèses de Friedman fils et surtout Friedman petit fils car bon sang ne saurait mentir. Friedman petit-fils dirige le Seasteading Institute. C’est un think tank libertarien qui encourage ce genre d’initiatives et espère qu’à la fin du XXIème siècle des millions de gens vivront sur ces îles artificielles qui seront autant de nouveaux Etats reconnus par l’ONU. On pourrait croire à une aimable plaisanterie pour roman d’anticipation. Vous pouvez lire d’ailleurs les romans de Robert Heinlein comme Révolte sur la lune. Dans cette utopie des années soixante qui n’a pas trop mal vieilli, ce libertarien convaincu raconte la naissance d’une société selon ses vœux.

Mais Peter Thiel, lui, est passé au stade au-dessus et vient de verser 1, 25 million de dollars au Seasteading institute. Un monde merveilleux, qui sait, se prépare et notre ami Kaplan saura où prendre une retraite bien méritée. On aura le droit de porter des armes, aucune loi ne viendra nous empêcher d’entreprendre, aucun prélèvement social ni salaire minimum ne viendra nous paralyser.

Cette « weltanschauung » libertarienne peut commencer par faire sourire sauf si on estime que quelques symptômes en sont déjà visibles dans nos sociétés comme l’efflorescence de ces résidences sécurisées, coupées du reste de la société et qui commencent à refuser de payer des impôts locaux puisqu’elles estiment assurer l’essentiel de leurs besoins, notamment en matière de sécurité, voire d’éducation.

On peut essayer d’imaginer, en admettant que le projet de monsieur Thiel se réalise, ce que cela pourrait donner effectivement. On a vaguement l’impression que cela ressemblerait davantage aux blockbusters comme Mad max ou Waterworld. C’est-à-dire un monde post-apocalyptique auprès duquel la violence du Far West (autre mythe typiquement libertarien) ferait figure d’aimable bluette.

Et pourtant, ce n’est pas ce dont rêvent les libertariens et monsieur Thiel. Ce qu’ils veulent, c’est une société sans coercition aucune, où l’individu se libèrerait et s’épanouirait dans le bonheur. On dirait presque la vision de Marx et Engels à la fin du Manifeste.

Les libertariens veulent mon bien et ils le veulent sincèrement. Utopistes, va…

Vers une société sans Etat

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Révolte sur la Lune

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C’est jeune et ça ne fait pas

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Le péril jeune, film de Cédric Klapisch

Ça nous pendait au nez, aussi inexorablement que la nuit succède au jour : les enfants-rois sont entrés dans le monde du travail. Et le monde du travail est perplexe.

Les historiens qui, dans quelques siècles, se pencheront sur notre époque, tenteront probablement de dater le début de la dégringolade, car c’est une marotte chez les historiens. On pourrait leur suggérer d’adopter mai 1968 comme date inaugurale puisque c’est à peu près à ce moment que le lent mouvement de décervelage s’est amorcé, avec la nouveauté grandiose d’élites réclamant la suppression des élites.[access capability= »lire_inedits »]

Cette revendication engendra tout naturellement une révision à la baisse des exigences scolaires, révision demandée en meute : par les syndicats qui voulaient que les enfants d’ouvriers accèdent au sacro-saint sésame du diplôme universitaire, par les psys, modernes dictateurs pour qui l’autorité, notamment parentale, était forcément porteuse de contraintes traumatisantes, par les enseignants las de ressasser les règles du participe passé et trop heureux de jouer à la « dynamique de groupe » et enfin par des parents débordés, déboussolés, culpabilisés ou simplement soucieux de ne surtout pas reproduire leur propre enfance, oubliant au passage que, comme le disait Anouilh, « toutes les enfances sont difficiles ». Tout ce petit monde fut gaillardement épaulé par la presse, autiste dans le meilleur des cas. Fallait en avoir dans le slip pour s’opposer à cette joyeuse bande !

L’école était devenue ludique. Yo !

C’est ainsi que, de l’orthographe au calcul mental, tous les fatras d’antan passèrent à la trappe, rejoints par les faits culturels, scientifiques, géographiques ou historiques qui, reconnaissons-le, nous avaient tant fait suer. L’École était devenue ludique. Yo !

Dans les années 1990, ce troupeau festif qui, à défaut des déclinaisons, maîtrisait en finesse la nouvelle doxa antiraciste, environnementaliste et égalitariste, envahit les amphithéâtres sous le regard surpris des professeurs d’université, lesquels n’étaient pourtant pas totalement étrangers à ces revirements pédagogiques. Ces temples de la connaissance firent eux aussi leur examen de conscience, décrétèrent que le savoir n’était pas un bien individuel mais un trésor collectif. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés, il y a déjà quelques années, avec des étudiants en Lettres modernes bien en peine d’orthographier un mot de plus de trois syllabes !

L’exigence avait changé de camp. Face aux étudiants saoulés aux slogans lapidaires, bercés au narcissisme publicitaire, bien plus avides de certitudes que de questionnements, qui contestaient le contenu des cours et exigeaient le droit au diplôme pour tous, la Faculté lâcha du lest, recula, puis capitula. De guerre lasse, elle déposa de pauvres lauriers sur des crânes vides, trop heureuse de voir lesdits crânes aller semer le boxon ailleurs.

Imbus de leurs droits et des devoirs des autres

Dès lors, ces jeunes gens et jeunes filles festifs conscientisés, imbus de leurs droits et des devoirs des autres, anticolonialistes, certes, mais peu enclins à cesser de squatter le frigo de papa-maman, firent une entrée décontractée dans les entreprises, les bureaux, les industries, ouvrant des yeux de merlans frits quand on leur donnait leur feuille de route ou leur job description. Nombre d’entre eux furent surpris, voire révoltés, qu’on les fasse commencer au bas de l’échelle. Comment cela ! N’avait-on donc jamais entendu parler d’eux ? Étrange ignorance, quand leurs 600 amis de Facebook les trouvaient géniaux !

Plusieurs DRH rapportent donc, stupéfaits, certaines anecdotes révélatrices. Tel chef du service informatique, exposant sèchement à son jeune collaborateur qu’il devait être à son poste à 8h30 et que 8h30, c’est pas 9h15, s’est entendu rétorquer un « Ben, qu’est-ce que ça change ? ».
Telle autre, responsable de la communication et récemment affublée d’une assistante, au demeurant très motivée, a découvert par l’historique de son ordinateur que sa collaboratrice consacrait consciencieusement une partie de son temps de travail à visiter les sites et forums consacrés aux grossesses non désirées. Demandant à sa subordonnée quels liens ces recherches avaient avec le boulot, elle lui rappela que l’ordinateur était un outil de travail et que les heures de bureaux devaient intégralement être consacrées au travail, justement. Et fut gratifiée de cette réponse d’une confondante ingénuité : « Mais t’es pas sympa ! Je te voyais pas du tout comme ça ! » C’est vrai quoi, c’est pas cool.
Ah, il y a aussi le cas de cet ingénieur de fabrication, resté apoplectique depuis, à qui la direction avait octroyé une jeune secrétaire « dynamique » et « souriante ». Inquiet du retard pris sur un dossier, resté en suspens deux semaines, il eut l’outrecuidance de lui demander où elle en était et il lui fut répondu de manière dynamique et souriante : « Ah non, ça, je m’en occupe pas, j’ai pas envie. » « PAS ENVIE ???? » « Non, je ne le sens pas ! ».

De quoi donner furieusement « envie » de prendre sa retraite dans n’importe quelle condition et d’aller planter des figuiers en marmonnant vaguement : « Et bien, démerdez-vous avec ce que vous créez… »

Certains trouvent cependant des excuses à ces jeunes étonnants. Issus pour beaucoup de familles décomposées, on leur a fait croire qu’ils étaient des enfants-rois, que leurs caprices étaient des ordres − sans jamais hésiter cependant à les passer au hachoir des désirs (ou lubies ?) sentimentaux et volatiles de papa et maman, à qui on n’avait peut-être pas expliqué le sens du mot « papa » et celui du mot « maman ».[/access]

Jean-Marie Le Pen bientôt aux Grosses Têtes ?

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Il n’y a pas d’âge pour commencer une carrière de saltimbanque. Comme Jacques Vergès, Jean-Marie Le Pen a attendu d’être octogénaire pour faire profession d’artiste. Intermittent du spectacle non rémunéré, l’ancien président du Front National s’en est récemment donné à cœur joie. En quelques jours, trois sorties médiatiques l’ont ainsi intronisé membre à part entière de la corporation des humoristes.

Au podium des dernières sorties de « Panpan », on trouve :

1. Une vanne ravageuse contre Robert Bourgi. Pour nier tout financement illicite de sa campagne de 1988 par Omar Bongo, Le Pen a sorti son bulldozer : « affirmation ridicule » dont « la source doit être la même que celle qui dit que M. Bourgi fait des passes au bois de Boulogne ; mais je ne l’ai jamais cru : compte tenu de la tête qu’il a, je pense qu’il ferait peu de clients ! »

2. Une réaction houleuse à une accusation mensongère de Daniel-Cohn Bendit. Dans l’hémicycle européen, le héraut de mai 68 a laissé entendre que le président d‘honneur du FN avait justifié la tuerie d’Oslo. Riposte graduée de l’intéressé : « J’ai été mis en cause par le pédophile Cohn-Bendit ! », ajoutant « Vous ne me laissez pas la parole, on se croirait chez les bolchéviques ici ! ». Regard mi-solidaire mi-médusée de sa fille Marine : il n’y a plus guère que Le Pen senior pour traquer des bolchéviques au Parlement européen !

3. Une blague digne des Frères Farelly sur les traces de sperme retrouvées dans les cheveux de Nafissatou Diallo, victimes du « shampooing DSK ».

C’est à se demander ce qu’attend l’ami Debbouze pour l’intégrer dans son Jamel Comedy Club…

Un enterrement burlesque

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Et maintenant, on va où ? est une fable de sang, de rires et de larmes. Sa bande-annonce légèrement racoleuse ne traduit qu’imparfaitement l’extraordinaire mélange de genres que Nadine Labaki a su imprimer à son film. Après le talentueux coup d’essai qu’était Caramel, sorte de Vénus Beauté sur fond d’amours interdites, l’actrice-réalisatrice s’empare à nouveau des tabous de la société libanaise dans un second opus qui frôle le coup de maître.

Dans ce film qui avait fait grande impression au festival de Cannes[1. Dans la sélection « Un autre regard »], Labaki n’y va pas par quatre chemins. Marquée par quinze ans de guerre civile, plus récemment traumatisée par les affrontements politico-confessionnels qui précédèrent l’élection de Michel Sleimane à la présidence de la République en 2008[2. Qui opposaient l’alliance entre le Hezbollah chiite et les chrétiens aounistes au bloc formé par le Courant de Futur de Rafic Hariri, les chrétiens phalangistes et les druzes proches de Walid Joumblatt. Bilan : une centaine de morts en quelques jours], Labaki exorcise les fractures confessionnelles libanaises et en fait la toile de fond d’une intrigue tragi-comique écrite à six mains[3. Par Nadine Labaki, Jihad Hojeily et Rodney Al Haddad].

Dans un village anonyme de la campagne libanaise, Musulmans et Chrétiens vivent en bonne intelligence grâce à la complicité des femmes et à la connivence œcuménique qui unit l’imam au prêtre syriaque. Unies dans leur condition d’épouse ou de fille à marier, les villageoises forment une communauté qui transcende les clivages religieux divisant leurs mari, fils et frères.

Or, dans ce miracle à ciel ouvert qu’est le Liban, il suffit que le journal télévisé fasse état de quelques échauffourées sporadiques dans une banlieue lointaine pour que resurgisse le spectre de la guerre civile. Une croix accidentellement brisée, la salle de prière de la mosquée mystérieusement saccagée : quelques étincelles suffisent à ranimer les haines larvées.

Sans pécher par idéalisme sirupeux, Labaki met en scène son groupe de vestales vouées corps et âme à la préservation du fragile équilibre local. Les médias se font Cassandre ? Qu’importe, on neutralisera le seul poste de télévision du village en prenant soin de brûler les gazettes apportées de la vallée tous les matins. Les hommes veulent s’entretuer pour imiter leurs glorieux aînés ? Qu’à cela ne tienne, on enfouit six pieds sous terre toutes les armes que l’on trouve.

La tension allant crescendo, lorsque arrive l’heure de sonner le tocsin, on fait appel aux bas instincts qui unissent les mâles de toutes obédiences : le haschich et les danseuses de cabaret ukrainiennes, l’un servant de déclic à l’alanguissement des autres. Orchestrée par Yvonne, la femme du maire, la parade fera d’assassins potentiels d’inoffensifs mâles libidineux…

S’alliant à la solidarité féminine, un gang de barbus joue les pacificateurs. Nadine Labaki fait intervenir le Janus islamo-chrétien que constitue le couple du prêtre et de l’imam. Navrés par la rancœur qui habite leurs ouailles, ils se font complices du complot toxico-lascif ourdi par les femmes du village.

Au fond, tout cela n’est qu’accessoire, cosmétique offert à l’œil distrait du spectateur de bande-annonce. La vraie clé du film se cache à l’ombre des oliviers mûrs, là où les Parques tissent et coupent le fil ténu de l’existence. Le sacrifié s’appelle Nassim. Au hasard d’un trajet quotidien en mobylette, il prend une balle perdue, venue d’un village voisin où la discorde islamo-chrétienne fait rage. Inconsolable, sa pieuse mère chrétienne le pleure comme la Vierge son fils mort sur la croix. Les scènes bouleversantes montrant le corps inerte du jeune homme lavé par celle qui l’a engendrée renouvellent le thème de la mater dolorosa, nous donnant à voir une sublime Pietà submergée par le deuil, attendant une résurrection qui ne viendra pas. La nécessité de ne pas alarmer la communauté, échaudée par les récents heurts, décuple la douleur. Il faut cacher le mort, le faire passer pour malade, se battre contre le fils aîné qui voudrait en découdre avec les Musulmans.

Le dénouement du film réserve une surprise à ne dévoiler sous aucun prétexte. Telles des personnages d’Aristophane, les villageoises sauront dompter leur maris, avec le concours actif des deux hommes de religion. Servi par la musique émouvante de Khaled Mouzanar, le diptyque final mêle tragique et burlesque dans un face à face entre la mort et l’identité.

Là est l’impalpable secret du titre du film, que vous ne lèverez qu’en achetant votre place de cinéma.

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Rentrée littéraire : la réalité décrasse la fiction

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Photo : bog august

Dans l’habituel maquis de la rentrée littéraire, il y a peut-être une piste à suivre : celle du roman du réel que les Américains, toujours pragmatiques, ont appelé « non-fiction novel », littéralement le « roman non fictionnel ». Alors que paraissent en moins de deux mois 654 romans français et étrangers[1. Cela paraît comme d’habitude démesuré, mais c’est le chiffre le plus faible depuis dix ans. La crise est aussi passée par là.], il faut tout de même tenter de guider le lecteur hors des sentiers battus et rebattus de l’autofiction parasitaire, du roman historique aseptisé, du roman psychologique immuable depuis Paul Bourget et du roman sociétal qui prétend parler de la réalité mais qui est incapable d’en révéler la vérité. « Un roman, c’est un miroir que l’on promène le long d’un chemin », disait Stendhal. À en juger par le destin de ce qu’on appelait jadis le roman réaliste, on se dit que notre époque ne doit guère avoir envie de se voir en face.[access capability= »lire_inedits »]Cependant, il faut faire un tour dans le Paris en temps de paix de Gilles Martin-Chauffier pour découvrir un saisissant portrait de la France à l’heure des communautarismes.

Mais pour l’essentiel, on dirait plutôt que le roman ne veut plus renvoyer à ses lecteurs que leur propre image, parfois talentueusement déstabilisée ou subtilement caricaturée, par exemple dans Les Souvenirs de David Foenkinos ou Vous êtes nés à la bonne époque de Matthieu Jung. Sans oublier l’inévitable Amélie Nothomb qui revisite le thème follement original du trio amoureux dans Tuer le père.
Rien de très nouveau, donc. « Parlez-moi de moi, il n’y a que ça qui m’intéresse » : c’est en faisant sienne cette maxime que le roman, dès ses origines, est devenu le genre privilégié de la bourgeoisie, genre heureusement subverti par de rares génies qu’on lit encore aujourd’hui parce qu’ils firent entrer dans leur œuvre toutes les couches de la société, y compris les misérables…

L’an dernier, on pouvait pourtant croire que la littérature renouait avec le social avec quelques fictions talentueuses[2. Notre collaborateur François Marchand, par exemple, et son Plan social (Le Cherche midi, 2010).], mais il faut croire que c’était seulement un feu de paille.

Il ne s’agit pas pour autant de jeter l’autofiction avec l’eau du bain narcissique. Ce qui pose problème, c’est son caractère impérialiste dans la production romanesque aujourd’hui. Mais on ne niera pas qu’elle puisse produire des textes de grande qualité, empreints de sensibilité, comme celui que Laurence Tardieu consacre à son père, La Confusion des peines. De même, la facilité à laquelle s’adonnent certains auteurs ne saurait valoir condamnation générale du roman historique. Ainsi est-il revivifié par l’ambition d’un Alexis Jenni qui signe un premier livre d’une grande ampleur sur toutes les opérations militaires françaises depuis soixante ans. Cela s’appelle L’Art français de la guerre, un titre qui mêle assez heureusement Sun-Tse à notre roman national.

Tant qu’à sacrifier à la tradition en parlant de la rentrée littéraire, autant le faire jusqu’au bout. Aussi ferai-je une parenthèse sur les « premiers romans » − qui sont un peu plus de 70 cette année. Il faut être curieux, mais ne pas se laisser piéger par les Minou Drouet que des éditeurs, souvent les mêmes, ressortent chaque année, tentant de faire passer le jeune prodige de 19 ans qui raconte ses frasques noctambules et/ou bisexuelles pour le nouveau Rimbaud ou la nouvelle Raymonde Radiguette. Tentez plutôt, outre Alexis Jenni, Va et dis-le aux chiens, d’Isabelle Coudrier (Fayard) : plus de 800 pages sur l’histoire d’amour entre une agrégée de mathématiques lectrice de Thomas Mann et un critique de cinéma qui n’aime pas le cinéma. Le souffle est surprenant et l’art de la digression poussé à l’extrême.

Le roman du réel ou non-fiction novel, dont le fondateur est Truman Capote et son indépassable De Sang-froid, paru en 1965, est en quelque sorte au croisement de l’autofiction et de l’histoire récente. Et c’est cette veine nouvelle qui donne sans doute les deux textes majeurs de la rentrée.

Il s’agit d’abord de Limonov, d’Emmanuel Carrère, dont Daoud Boughezala rend compte page 44. Écrivain prolifique, personnage sulfureux, militant infréquentable, Limonov existe vraiment. Après avoir vécu en France et aux États-Unis à l’époque soviétique, il est retourné en Russie pour y fonder le Parti national-bolchévique.
Il faudra aussi absolument lire Tout, tout de suite, de Morgan Sportès. Nous reviendrons plus en détail sur ce livre capital qui retrace le fait-divers le plus inquiétant de ces dernières années, l’un des plus atroces aussi : l’enlèvement d’Ilan Halimi par le « Gang des barbares » en 2006. Comme Carrère, Sportès ne juge pas, il raconte. Mais dans la lignée de L’Appât où il évoquait Valérie Subra − cette jeune fille qui séduisait des hommes mûrs et riches pour que ses complices puissent les torturer, les voler et les tuer −, Sportès raconte avec la minutie de celui qui a eu accès à toutes les pièces du dossier.

Autant dire que bien après qu’on a fermé ce pavé, il continue à vous hanter. On pourra toujours s’aérer l’esprit avec Le Vazaha sans terre, court récit maritime de Michel Rio, l’un des plus grands stylistes français, auteur de plus de 20 fictions qui s’amusent, sans la prétention du Nouveau Roman, à renouveler les méthodes narratives, un peu à la manière d’un Jean Echenoz. On aimerait bien que cet écrivain de race, seulement couronné par un prix Médicis en 1992, rencontre enfin l’audience qu’il mérite.[/access]

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Compte à rebours

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photo : KaCey97007 (Flickr)

Apprendre qu’on est atteint d’une maladie incurable, vivre avec l’idée que le temps a commencé à s’écouler dans le sablier de la vie est l’une des expériences les plus difficiles auxquelles un homme puisse être confronté. Socialement, le malade est assigné à résidence dans un sas, voire un couloir de la mort : même s’il est encore en bonne condition physique, il n’est plus considéré comme un membre à part entière de la société des vivants. Un embarras épais complique ses rapports avec les autres, surtout avec ceux qui n’appartiennent pas au premier cercle de ses proches. Une fois au courant de la « situation », collègues, voisins et connaissances ne savent que faire. Faute de mieux, ils choisissent le plus souvent la commisération ou l’évitement.

Ben-Tzion Karsh, professeur de psychologie et de technologie américain de 39 ans, vient lui-même d’entrer dans ce « sas » sans issue. Dans une lettre adressée à ses proches, il attaque de front ce problème épouvantable, et apparemment insoluble, avec courage, franchise et, disons-le, méthode. Un de ses collègues, le professeur Yoel Dunchin de l’Université de Tel-Aviv, a obtenu l’autorisation de publier cette lettre dans un blog qu’il tient dans le quotidien israélien Haaretz, d’où nous l’avons traduite.

Cher amis,

Mon cancer est de retour et les médecins m’ont annoncé qu’il est incurable. Personne ne peut dire combien de temps il me reste à vivre car cela dépend d’une multitude de variables, notamment ma réaction au nouveau traitement que je viens de commencer.

Pour le moment je me sens bien. Je travaille, fais du sport et profite de chaque instant. Depuis que je suis au courant de ma situation, c’est-à-dire une semaine, j’ai dîné en ville avec des amis et suis sorti en famille. Comme je l’ai déjà dit, je me sens tout à fait normal. Je connais des gens qui, à la surprise générale, ont vécu plusieurs années après qu’on leur a annoncé des pronostics encore plus alarmistes que le mien mais je n’ignore pas que la plupart des condamnés sont moins chanceux. En ce qui me concerne, l’avenir nous le dira, mais il est important de profiter pleinement du temps qui me reste.

Je suis encore en train d’apprendre, avec le soutien de ma famille et de mes amis, comment vivre avec ce problème. Je ne suis pas dans la négation et la colère est déjà derrière moi. Je ne me suis jamais demandé « pourquoi moi ? » et suis plein de motivation pour affronter les traitements qui m’ont été prescrits.

Dès que mon médecin – auquel je rends ici hommage – a été au courant des résultats de mes examens, il a contacté tous les spécialistes qu’il connaissait pour leur demander s’il existait des essais cliniques prometteurs en lien avec ma maladie. La plupart ont répondu dans les 72 heures et l’ont assuré que le protocole qu’il avait choisi – une chimiothérapie – était le plus raisonnable. Un médecin de Texas lui a répondu qu’il menait un essai avec un nouveau protocole mais que celui-ci n’était pas adapté à ma situation. Depuis, mon médecin est en contact avec ces spécialistes pour pouvoir réagir rapidement au cas le traitement qu’il m’a prescrit ne marcherait pas.

Je suis sûr que vous vous demandez comment je fais face à tout cela ? Je n’ai pas de réponse simple. Je sais que vous êtes désolés et bien entendu, je le suis moi aussi. Si vous, mes amis, souhaitez exprimer vos sentiments, je les accueillerais volontiers. Si vous ne le souhaitez pas exprimer ce que vous ressentez, je le comprendrais parfaitement. Si vous voulez me voir, super ! Si vous m’envoyez des messages ou m’appelez au téléphone, je vous en prie, soyez normaux et naturels, autant que possible.

Comme je l’ai déjà dit, pour le moment je me sens bien. On sait tous que le compte à rebours est déclenché mais je vous en supplie, n’essayez pas de me dissimuler vos sentiments. N’ayez pas peur de dire ce que vous ressentez et n’hésitez pas à me poser des questions sur les traitements que je suis. Je suis tout à fait capable d’en discuter librement et franchement. N’hésitez pas non plus à me proposer des sorties et des activités. Si je vais bien, j’accepterai avec plaisir.

La situation, nous le savons tous, est gênante, mais nous sommes les seuls à pouvoir la gérer. Décidons donc que cet embarras ne nous gênera pas… ne vous séparez pas de moi. Quand le moment des adieux arrivera, je vous le dirai.

Voilà les choses à ne pas faire et/ou dire et les sujets que je vous demande de ne pas aborder en ma présence :

· Ne me demandez pas combien de temps il me reste

· Ne m’expliquez pas qu’un quelconque mystère divin est responsable de ma situation ou que je fais partie d’un ordre cosmique ou d’un grand plan qui nous échappe. Si vous y croyez, tant mieux pour vous.

· Ne me parlez pas de la vie après la mort

· Ne faites pas de ma maladie un secret, parlez-en librement à vos proches.

Etre pleinement conscient de ma situation est une chose horrible pour moi mais ma mort n’est pas imminente et je voudrai continuer à vivre normalement. Quand vous parlez avec moi, n’évoquez pas que la maladie et le traitement, vous êtes libres et même cordialement invités à discuter de tout : votre famille, vos travaux ou n’importe quel autre sujet qui vous intéresse.

Quand vous recevrez cette lettre prenez le temps de la réflexion et ne réagissez pas tout de suite. Si, après réflexion, vous souhaitez toujours m’appeler, faites-le : cela nous fera le plus grand bien.

Bentzi.