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Damien Saez est-il contre la GPA ?

En 2010, Saez dévoile la photo promotionnelle de son nouvel album. Elle est censurée par l’ARPP. L’ARPP est, comme l’explique son site « l’organisme de régulation professionnelle de la publicité en France. (…) Sa mission est de parvenir à concilier liberté d’expression publicitaire et respect des consommateurs. »

Outré par cette censure, Saez s’explique dans le magazine Phosphore de mai 2010 :
 »Elle n’est ni obscène, ni sexuelle (c’est juste un nu), mais la mise en scène gêne. Cette photo choque, car elle reflète une idée que les gens refusent de regarder en face : la société d’aujourd’hui veut que l’individu, et particulièrement la femme, soit réduit à un bout de viande dans un caddy. Tout individu qui naît sur Terre est aujourd’hui pris en otage par la société de consommation. On ne peut accoucher aujourd’hui que d’un objet de consommation : voilà ce que je dénonce. Cette image fait miroir, donc elle fait mal. Qui a envie de se regarder dans la glace quand ça fait mal ? Pourtant, cela pousse à la réflexion. »
Question: dans un contexte moderne, comment peut-on sereinement mener un combat pour la dignité humaine quand l’anticapitalisme justifie ce que la lutte contre l’homophobie condamne ? Vous avez quatre heures. Bon courage.

La vie sous vide

hygienisme capote chesterton

Le génial et sphérique Chesterton exposait déjà parfaitement, il y a plus d’un siècle, comment l’hygiénisme est au fond une morale de malade, de grabataire, puisque l’obsession de préserver sa santé n’intéresse que celui qui l’a fragile, l’homme sain, au contraire, s’occupant surtout de savoir où jeter sa force. Or comment ne pas remarquer que le Nouvel Ordre Moral est tout entier un hygiénisme appliqué à toutes les sphères de l’existence ? Préserver absolument la santé physique de la population en l’empêchant de boire, de conduire ou de fumer ; préserver toujours les délicates sensibilités des cohortes victimaires : à tous les degrés, nous vivons dans une atmosphère désinfectée. Comme à l’hôpital et à la morgue.
L’homme moderne, qui a une mentalité de vieillard atteint d’Alzheimer, oublie toujours les premières des évidences : il s’imagine avoir renversé des interdits sans voir qu’il n’a fait, comme ses ancêtres avant lui, que les déplacer en fonction de son nouveau sens du sacré. Son sacré, c’est la marchandise, y conformant ses mœurs, il promeut l’échange maximal des corps sur un mode contractuel et hygiénique. Selon ces nouvelles données, on a enjoint à ma génération, non pas de ne pas baiser hors mariage, mais de ne pas baiser hors capote. « Sortez couverts ! » ânonnaient benoîtement, avec un sourire complice égrillard, les G.O. du Nouvel Ordre Moral, dès que nous eûmes atteint l’âge de foutre. Cette antienne m’écœure encore. Dire qu’on a osé seriner une telle phrase à des jeunes gens dont les lointains ancêtres défiaient nus les légions romaines… Si le mot était autorisé, j’oserais dire qu’on mesure à ça le déclin d’une race. Mais il ne l’est pas.
L’« amour sans risque », le « safe sex » – autant salir la langue anglaise puisque le puritanisme est l’une des tares qu’elle a divulguées – voici l’idéal visé. On dirait un oxymore. Comme si l’amour n’était pas précisément le risque majeur qu’un individu est sommé de courir pour donner quelque prix à son existence. Qu’on s’entende, je n’encourage nullement l’irresponsabilité ou la propagation concertée du SIDA. Je note simplement qu’en ayant extrait du sexe sa faculté à donner la mort ou la vie, on en a désamorcé la charge. Je remarque au passage qu’avoir mis sous cellophane la puissance phallique ne peut pas demeurer sans conséquences symboliques graves. Je m’insurge contre le fait que, formellement, on ait encouragé une jeunesse, non pas à prendre des risques dignes de sa grandeur possible, mais à n’en prendre aucun comme si tout était déjà joué sans elle, et au prétexte de régenter sa vie amoureuse.
La capote est un symptôme, je n’en nie pas l’utilité, je récuse la morale que cette peau de latex véhicule. Les papes et les barebackers ont ceci en commun qu’ils ont enfreint l’ultime tabou en relativisant la condom solution, c’est-à-dire la solution marchande à la problématique sexuelle. « Nous voulons que le sexe continue à prendre le risque de vie ! », clamaient les premiers, « Nous voulons que le sexe continue à prendre le risque de mort… », murmuraient les seconds. « Ce n’est pas rentable du point de vue de la consommation, c’est dangereux et ce n’est pas contrôlé ! », répliquaient traumatisés, furieux, une torche à la main, les Justes homologués. Mais la capote n’était qu’une fenêtre de tir, il faut analyser la mitraille qu’elle permet de déverser, dérouler jusqu’au bout ce que l’idéologie tente de faire passer par ce biais avec autant de vaseline. Forcer le totem à parler. « Faire mine de vendre du cul pour mieux dégoûter du risque », voilà ce qu’il dit, le totem, voilà ce qu’il a dans le réservoir. Or qui supprime le risque, supprime la responsabilité, c’est-à-dire la liberté souveraine. Et l’on se retrouve avec une morale d’esclave certifiée aux normes.
Un athlète qui ne boit pas ce soir parce que demain il doit vaincre, cultive sa force en vue d’un acte précis. Un avorton post-moderne, lui, ne préserve sa santé qu’en tant que capital, pour elle-même, pour sa jouissance et son confort d’être atrophié, il aménage au mieux sa cellule. Et cette mentalité timorée, avaricieuse, frigide, elle ne se contente pas d’attaquer les individus, elle avorte également le débat public. Le cache que l’ancienne morale plaçait sur la question sexuelle a été déplacé par la nouvelle sur la question raciale. C’est toujours la hantise des origines, mais qui travaille autrement. Les enfants ne naissent plus dans les choux, ils naissent « citoyens du monde ». Si ça vous amuse… L’ennui, c’est que l’obsession anti-raciste a reconfiguré tout le champ de la parole. À partir des traumas compréhensibles des Noirs ou des Juifs, tout le monde a fini par se sentir stigmatisé pour un oui ou pour un non.
Morale de névrosés, et encore morale d’esclave. Autrefois on se vantait des prouesses de ses ancêtres, pas de leurs humiliations. Ces dernières, on avait même tendance à vouloir les oublier au plus vite plutôt que d’exhiber partout ses plaies en vue de culpabiliser l’adversaire, ou le simple voisin. Résultat : il devient impossible d’avoir un débat franc et loyal au bal des pleureuses. Tout propos est inconvenant. La moindre apostrophe est obscène. Il est loin le temps où l’on s’injuriait pour le plaisir d’aiguiser la langue, où l’on pousser facilement au duel et où, le bras en écharpe, il arrivait qu’on trinque ensuite avec son adversaire. C’est que la liberté et la responsabilité qu’elle implique, voilà qui entraînait assez naturellement une forme de désinvolture supérieure. L’homme libre a les moyens de se l’autoriser. Seul le zombie se crispe à la première égratignure.
Il a tort le zombie, parce que de toute manière, il est déjà mort. Et cette morale de la préservation n’est que l’éthique des cadavres, le prophète nazaréen nous avait pourtant prévenu : « Celui qui veut garder sa vie la perdra ! » Mais nous, nous voulons la retrouver cette vie alors, après avoir vomi votre moraline, comme disait Rimbaud : « Ô Justes, nous chierons dans vos ventres de grès ! »

*Photo: Capture d’écran pub Durex

Tati sur la Croisette

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Démobilisé en 1943, Jacques Tati se retrouve avec Henri Marquet (dessinateur/scénariste) dans le village de Sainte-Sévère-sur-Indre. Les deux hommes vont écrire ensemble un scénario puis réaliser un court-métrage qui s’intitule  L’Ecole des facteurs . Il servira de base au futur Jour de fête. Une copie d’origine restaurée par Les Films de mon oncle a été projetée durant le 66ème  Festival de Cannes. Et cet été, une ressortie est prévue dans les salles de cinéma autour du 24 juillet.
On doit cette renaissance numérique à Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff qui sont devenus, au fil des années, les plus acharnés défenseurs et propagateurs de l’œuvre tatiesque. Le réalisateur avait démarré son tournage en mai 1947 dans ce village du Berry mais, faute de distributeur, le film réalisé en deux versions (noir et blanc/couleurs) ne sortira qu’en 1949. Ce fameux retard à l’allumage, signe des génies contrariés. Jour de Fête recevra par la suite le Grand Prix du Cinéma Français en 1950. Primé à la Mostra de Venise, ce film champêtre et burlesque fera même un triomphe à travers le monde entier grâce à son langage universel. Les étrangers associeront à tout jamais François, le héros funambule des campagnes, à une France rurale et éternelle.
Le facteur à bicyclette, une icône frenchy de l’après-guerre aussi emblématique que Maurice Chevalier et son canotier ou Edith Piaf et sa petite robe noire. Les cabrioles de François vont cependant bien au-delà de l’exploit physique, il y a de la poésie et du romanesque dans ses numéros d’équilibriste. Tati enchaînera par Les Vacances de Monsieur Hulot, prix Louis Delluc, prix de la critique internationale à Cannes, prix Femina à Bruxelles, prix au Festival de Berlin et même une nomination à Hollywood. Avec Hulot, Tati avait trouvé un personnage à sa démesure. Il trace alors le même sillon que Chaplin avec Charlot. A chaque film, Tati aborde avec sensibilité et sagacité un sujet de société, les congés à la mer dans Les Vacances de Monsieur Hulot, l’habitat moderne dans Mon Oncle (Prix Spécial du Jury à Cannes et Oscar du meilleur film étranger en 1959). Puis, c’est le douloureux épisode PlayTime, son film le plus personnel, le plus abouti, son Metropolis. « Jour de Fête a coûté 17 millions, en a rapporté 80. Les Vacances de Monsieur Hulot ont coûté 120 millions et en ont rapporté 210. Mon Oncle a couté 250 millions et en a rapporté 600. Je me suis dit : « Ah non ! Ca a marché, j’ai une belle maison à Saint-Germain, il y a du répondant, il faut y aller. J’ai donc commencé à construire ce fameux décor, et PlayTime a coûté 1 500 millions et a eu un déficit de 800 millions » dira-t-il, un brin désabusé.
En effet, Tati avait vu (trop) grand en construisant un décor en béton, acier et verre près de Vincennes.  PlayTime, œuvre monumentale au format 70 mm, sera un échec commercial. Tati a presque tout perdu, il doit liquider sa société de production Specta-films et abandonner ses droits. Même le décor magistral de cette ville imaginaire dont la construction avait duré six mois, est détruit. Il faudra attendre 1971 pour que Tati tourne une suite des aventures de Monsieur Hulot dans une production hollandaise.  Trafic reprend des thèmes qui lui sont chers, ceux de l’incompréhension entre les hommes et des dérives du modernisme. La bande-annonce met en exergue cette phrase « On ne fait pas toujours ce que l’on veut avec la mécanique ». Tati croque nos comportements absurdes au volant. Pour parvenir à ce résultat, il a une fois de plus beaucoup observé : « avant de faire ce film, j’étais resté un dimanche matin pendant deux heures sur un petit pont de l’autoroute de l’Ouest. J’ai vu partir tous les parisiens à la campagne et pendant deux heures, je n’ai pas vu un seul conducteur sourire ». A vélo ou en auto, il faut revoir le cinéma singulier de Tati pour son esthétisme flamboyant, sa nature gaguesque, son désenchantement joyeux, son œil visionnaire et ce charme indéfinissable qu’on appelle le style et que les jeunes nomment désormais le swag. Tati, habitué aux anglicismes, avait sans aucun doute du swag !

*Photo: Jour de fête

L’amour de l’Art chez nos contemporains

Une amie m’a informé que de sublimes dessins au fusain de Michel-Ange, retrouvés dans une salle secrète de la basilique de San Lorenzo à Florence, avaient été dévoilés lundi à la presse. Et elle tenait absolument à ce que j’en parle. J’ai dû lui opposer une fin de non-recevoir catégorique : l’actualité de l’art étant déjà assez riche comme ça…
Sur le front des arts de rue, il est à noter – à Niort – la tenue toute récente d’une tonitruante parade d’artistes-clowns. La Nouvelle République du Centre Ouest a titré « Le 6ème Très grand conseil mondial des clowns a investi la cité ». L’adjoint à la culture de cette ville de près de 60.000 habitants, Nicolas Mariault, a déclaré : « Des milliers, alertés par cette soudaine effervescence, mirent fin à leurs sommeils télévisuels pour chausser nez rouge et sortir en grandes pompes. Chers amis, clownez donc sans entraves ! » Tandis que le président socialiste du Conseil général des Deux-Sèvres, Éric Gautier, a plaidé « pour la sainte alliance universelle du clown et du politique ! » On parierait que c’est déjà fait… Qui osera dire que l’art de rue subventionné n’est pas l’avenir de l’art ? Une artiste-clown à temps partiel explique : « Avec la crise, les gens ont envie et besoin de se détendre. Ils vivent ce qu’on leur apporte comme une libération ». Ça ne rigole pas…
Nos confrères de La Croix nous signalent, quant à eux, l’initiative de deux artistes lillois qui ont dépêché en sol macédonien un âne équipé de panneaux solaires, qu’ils ont baptisé Pégase. Affublé de son équipement photovoltaïque, l’équidé artistique semble en effet posséder des ailes, tel l’animal fantastique de la mythologie grecque. Les deux artistes présentent leur création en Macédoine, dans la région de Kavadarci à de pauvres gens qui n’en demandaient pas tant… « l’âne et ses ailes solaires ont permis d’allumer des cigarettes, de distribuer de la lumière, de couper du bois avec une scie sauteuse ou de brancher une tondeuse… » Mais l’un des artistes tempère : « Notre objectif n’est pas à vocation écolo ou humanitaire, il est avant tout artistique et visuel… » Ouf ! La Croix précise que le projet Pégase « décalé et paradoxal (…) se veut polysémique et soulève des questions sur l’écologie, la place de l’animal dans la société, la géopolitique, la mythologie mais aussi l’hypermodernité et le rapport à la surconsommation ». Comprenne qui pourra.
Ne nous attardons pas sur la prolifération des canards gonflables géants qui a préoccupé très sérieusement les autorités chinoises il y a quelques semaines… « La présence dans le port de Hong Kong d’un canard en plastique géant, œuvre de l’artiste néerlandais Florentijn Hofman, n’est pas passée inaperçue en Chine continentale où deux copies du palmipède gonflable ont été mises à l’eau à quelques heures d’intervalle. », ni sur la « distribution de 10.000 ballons roses pour la paix après une attaque à Kaboul » préméditée par l’artiste américano-colombien Yazmany Arboleda. Évoquons plutôt la colossale initiative d’un artiste chypriote qui a exposé lundi une vingtaine de toilettes en plâtre devant la Banque centrale à Nicosie… « exprimant d’une façon inédite son mécontentement face à la crise économique et financière qui touche le pays » (AFP) « à travers cette installation artistique, je dénonce visuellement les mauvaises choses qui sont arrivées à Chypre », justifie l’artiste Andreas Efstathiou. Les sculptures en plâtre ont l’aspect de cabinets lorsque l’on passe devant, mais vues de derrière, elles ressemblent à des pierres tombales. L’artiste ajoute, plein de confiance : « Je pense que les gens qui passent devant la Banque centrale et voient cette rangée de toilettes vont comprendre le message ». L’artiste touchera-t-il une commission ? Les technocrates européens, à l’origine du plan de sauvetage dénoncé par l’installation, trembleront certainement devant cette initiative contestataire ultra-violente d’une grande laideur…
Les générations à venir seront assurément fières de tout cet héritage artistique et bouffon. À moins que non.

L’avenir d’une désillusion

revolution-furet-communisme

François Furet a marqué son époque en fourbissant un arsenal intellectuel contre les révolutions – et même, quoi qu’il ne l’ait jamais énoncé clairement, contre l’existence même de la Révolution. D’où le paradoxe qui parcourt son œuvre : il s’attache inlassablement à expliquer et à critiquer un phénomène qui, selon lui, n’existe qu’en tant que mythe. Il est vrai que ce mythe est devenu lui-même un objet historique dont Furet observe les mutations à travers le temps.
À ce paradoxe, qui n’enlève rien à la puissance de ses analyses, s’ajoute sa propre ambigüité quant à son objet d’études, dont il semble regretter de devoir dénoncer les dévoiements. Ce sentiment mitigé sourd littéralement de son dernier grand livre, paru en 1995, Le Passé d’une illusion. Essais sur l’idée communiste au XXe siècle, et notamment de la célèbre formule qui le conclut : « Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons. » Furet ne se contente pas platement du monde tel qu’il va, il prend mélancoliquement congé de l’espérance historique. Plus que le pourfendeur de l’utopie révolutionnaire et le contempteur de l’idéologie totalitaire, il reste peut-être celui qui a porté le coup décisif au « culte » de la « Révolution ».
L’ouvrage, qui mène une charge féroce contre le bolchevisme, bute d’emblée sur un problème de définition. Comment qualifier ce qui s’est produit en 1989, la fin de l’URSS ? Faute de « volonté », répond Furet, on ne peut pas parler de « révolution », ni même de contre-révolution. La fin du communisme est née d’un « enchaînement de conséquences », plus que de la mobilisation démocratique. Le spectacle contemporain de la dilution continue qui, non content de gangréner la société ex-communiste, contamine aussi la nôtre, aggraverait ce constat désabusé – et judicieux.[access capability= »lire_inedits »]
Si Furet est décontenancé par l’effilochage d’un système né à coups de canon, il ne tire pas toutes les conséquences de ce qu’il voit. En établissant une généalogie intellectuelle et politique qui conduit de 1789 à 1917, il érige implicitement la Révolution en objet historique, cédant de ce fait à l’illusion qu’il dénonce par ailleurs : la sacralisation de la Révolution française a, selon lui, créé la matrice violente de la démocratie utopique, idéalisée en 1793, critiquée en 1795, avant de devenir le modèle des bolcheviks en 1917. En somme, l’historien ne parvient pas à se passer complètement des concepts qu’il a déconstruits.
Le Passé d’une illusion n’en est pas moins une contribution décisive à la concurrence des interprétations des révolutions française et bolchevique. Deux ans après sa parution, et quelques mois après la mort de Furet, à l’été 1997, la polémique sera relancée par le Livre noir du communisme, dirigé par Stéphane Courtois, qui se revendique de son héritage.
Plutôt que de s’engouffrer, à nouveau, dans l’énumération des crimes des totalitarismes et dans l’interminable discussion sur les liens entre 1789 et 1917, il semble plus pertinent de relire Furet à partir de Furet – donc en gardant à l’esprit l’opposition qu’il a forgée entre « volonté » et « enchaînement ».
Vingt ans auparavant, dans Penser la Révolution, Furet passait en revue les principales « vulgates » qui s’étaient affrontées, quoiqu’elles eussent toutes conspiré à obscurcir la compréhension en participant à la divinisation de la Révolution. Il s’attachait en premier lieu à comprendre comment les acteurs de l’époque avaient pu s’illusionner sur ce qu’ils faisaient. Dès 1788, ils avaient abattu l’Ancien Régime et fixé la dernière vis du cercueil les 7 et 9 juillet 1789 en installant l’Assemblée nationale constituante à côté du roi. La « Révolution » était donc finie avant que de commencer.
Encore fallait-il savoir si elle avait commencé et quand – nul n’ayant à l’époque réussi à fixer le jour inaugural d’une révolution impossible à définir, tandis que les acteurs se déchiraient sur la question de la violence. La question du commencement est en effet centrale pour départager la thèse des « conséquences » de celle de la « volonté » – autrement dit pour évaluer le poids respectif du hasard et de la nécessité. Dans un cas, on verra des hommes qui ne savent pas l’Histoire qu’ils font ; dans l’autre, on magnifiera l’héroïsme révolutionnaire et, plus tard, l’avant-garde éclairée. Le choix de 1789 traduit la primauté accordée à la volonté des acteurs – le peuple souverain guidé par ses représentants. Une fois cette date devenue un marqueur de l’appartenance collective, on comprend que peu d’historiens se soient risqués à la contester. La IIIe République, dantoniste et antirobespierriste, avait opté pour le 14 juillet, en confondant d’ailleurs 1789 et 1790, pour éviter le 5 mai, trop ambigu parce que les États généraux avaient été ouverts par le roi, et le 6 octobre, trop violent puisque le peuple en armes avait soumis le même roi, obligé de quitter Versailles pour Paris. La « vulgate » jacobine et marxiste insistera sur l’inéluctabilité du processus historique – tout en gommant les jeux politiques et les manipulations de la jacobinière. Mais au-delà de ces clivages, l’existence d’une rupture révolutionnaire fera l’objet d’un consensus absolu. Qui aurait osé mettre en doute l’authenticité de la scène originelle de la France contemporaine ?
Dès 1963, François Furet et Denis Richet avaient contesté la fatalité des luttes de classes en introduisant l’idée de « dérapages » successifs conduisant la machine révolutionnaire dans des embardées de plus en plus sanguinaires de 1789 à 1794. Ce faisant, Furet ignorait superbement les anathèmes venus de l’extrême droite, qui persistait, deux cents ans après, à voir dans la Révolution une œuvre satanique ou un complot franc-maçon.
En 1978, Furet fait encore un pas décisif dans la désacralisation en décalant d’un an l’origine de la Révolution. Selon lui, le choix de l’année 1789 impliquait de justifier les premiers massacres par la nécessité de sauver la Révolution, ce qui revenait à inscrire la Terreur dans la génétique révolutionnaire. En optant pour l’année 1788, il prive la prise de la Bastille de sa légitimité fondatrice. Il montre que les discours justificateurs de la violence sont allés en s’amplifiant, jusqu’à couvrir les massacres de septembre 1792 et de 1793-1794, avant de sombrer brutalement dans l’autocritique une fois Robespierre exécuté et désigné comme le coupable de tous les crimes. La critique de Furet est vive ; les polémiques seront dures et durables.
Et si tout n’avait été qu’enchaînement, accident, plutôt que nécessité historique ? En 1978, une telle affirmation aurait été sacrilège. La cristallisation des camps idéologiques et des écoles historiographiques en deux grands courants enracinés dans des philosophies de l’Histoire concurrentes interdisait toute approche heuristique, pragmatiste, qui aurait été ipso facto déconsidérée comme platement érudite, voire positiviste. La tentative de Jean Egret de faire accepter qu’une « pré-révolution » ait pu, avant même la « révolution », façonner les cadres politiques dans lesquels les militants allaient s’affronter, était restée sans écho. Les études de Jacques Godechot visant à établir qu’une « révolution atlantique », vaguement culturelle, avait conditionné les esprits et permis la révolution française, apparaissaient comme une véritable trahison. François Furet ne s’était pas engouffré dans ces brèches.
Dix ans plus tard, durant la préparation du bicentenaire, ces polémiques divisaient profondément la communauté des historiens français et internationaux. Entretemps, elles s’étaient amalgamées aux querelles sur le Goulag soviétique et le Cambodge de Pol Pot et avaient nourri les mouvements anticommunistes en Pologne ou en Tchécoslovaquie, ainsi que les  débats houleux sur la guerre de Vendée. Il ne s’agissait plus alors de savoir quand la Révolution avait commencé, mais de rechercher, de façon obsessionnelle, à comprendre la Terreur et son héritage au XXe siècle !
La coïncidence sidérante entre ce bicentenaire franco-français, mais qui concernait le monde entier, Afrique exceptée, l’effondrement du mur de Berlin et du « communisme réel », sans oublier, cerise sur le gâteau, la répression de la place Tian’anmen, semblait sceller la « fin de l’Histoire » – et avec elle celle des hésitations sur la nature de la Révolution, de la Terreur et du communisme. Dépassés par les orages grondant au-dessus de leurs têtes, les historiens les plus jeunes, un peu groggy, se replièrent sur leurs travaux d’aiguille, insatisfaits de ne pas trouver dans les envolées médiatisées les échos de leurs préoccupations et les solutions à leurs interrogations. Beaucoup restaient  fort critiques à l’égard des condamnations sans nuances du communisme totalitaire et de la terreur génocidaire en Vendée. Vingt ans plus tard, ils admettraient la nécessité de comprendre les « enchaînements », en partie pour oublier leurs propres errements et leur docilité passée à l’égard d’une histoire idéologique.
En 1995, dans Le Passé d’une illusion, Furet lèvera encore un coin du voile en montrant le fossé qui sépare le mythe et l’histoire, l’idéologie et la science. Il mettra également en lumière les similitudes entre bolcheviks et fascistes, pareillement pétris de « culture révolutionnaire », conjuguant le refus de toute autorité au nom de la volonté des masses et de l’espoir d’un avenir rédempteur. La démonstration vaut aussi pour les fascismes. Las ! On ne retiendra que la charge anticommuniste. Et on s’empressera d’oublier les fameux « enchaînements ».
Furet n’est jamais allé au bout de sa propre pensée, sans doute parce qu’il lui aurait fallu proclamer : la « Révolution » n’existe pas ! En 1995, il était impossible de rompre complètement avec les paradigmes répandus et, disons-le, bien confortables, de la philosophie de l’Histoire, sans risquer de perdre toute légitimité dans le monde intellectuel – et accessoirement académique. Vingt ans plus tard, après l’épisode traumatisant du chaos yougoslave et l’expérience, plus récente, des révolutions de toutes les couleurs, saisons et odeurs, il est plus facile de penser librement, non seulement en dénonçant le lavage de cerveau et l’embrigadement idéologique, mais aussi en revenant sur les détails triviaux qui peuvent éventuellement transformer des mutations en révolution. Les « enchaînements » sont aujourd’hui autant d’obstacles sur lesquels bute la « volonté » de changer ou même de réformer le monde. Nous voilà délivrés de l’illusion révolutionnaire. Dans ce monde désenchanté, les leçons de François Furet gardent toute leur pertinence. Même si elles ne sont pas de nature à nourrir de grandes espérances, elles devraient nous inciter à « faire l’Histoire » pour de bon, au jour le jour, sans attendre le « grand soir » − ou le grand homme.[/access]

*Photo: DR

L’Orchidoclaste se met en scène

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Rudy Ricciotti bénéficie jusqu’en septembre d’une exposition monographique à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine sobrement intitulée « Ricciotti architecte ». La scénographie elle-même est sobre, la salle est plongée dans la pénombre et peu d’objets sont présentés. On découvre une trentaine de projets réalisés ou non sous forme de grandes photographies qui défilent sur des écrans disséminés dans la salle. Au sol se trouvent des éléments de structure en acier ou des moules de coffrages en béton à l’échelle 1, qui servent à délimiter les différentes parties de l’exposition. Aux murs on peut voir de belles photographies et des aquarelles représentant des détails des réalisations les plus emblématiques de Rudy Ricciotti (le Pavillon noir à Aix-en-Provence, le Département des Arts de l’Islam au Louvre, le stade Jean Bouin). Enfin sur le mur du fond un petit écran (trop petit) diffuse un entretien produit par la Cité de l’Architecture : l’architecte y aborde surtout les questions techniques, en particulier le béton son matériau fétiche.
L’exposition comporte seulement deux maquettes et aucun dessin préparatoire, c’est un choix du commissaire en accord avec l’architecte lui-même. Des bornes multimédia complètent la présentation mais la scénographie privilégie en réalité les grandes images mouvantes qui focalisent l’attention des visiteurs, et c’est là que réside une des principales lacunes de l’exposition. En effet il n’y a aucune date mentionnée pour les bâtiments, seulement le lieu et le cas échéant le concours (on regrette au passage que les projets de Ricciotti aient été rejetés pour certains concours comme celui du Musée du quai Branly). L’absence de chronologie gêne si l’on ne connaît pas bien la biographie de l’architecte, et le public peut se laisser entraîner dans une rêverie esthétique. Outre la beauté, les bâtiments de Ricciotti ont une forte identité qui dérange et une présence physique évidente, on ne peut les réduire à de belles images. L’exposition conçue par un cabinet d’architectes semble donc s’adresser aux initiés: elle donne l’impression étrange d’évoquer l’œuvre de Ricciotti par l’absence comme s’il s’agissait d’un décor de cinéma.
Le cinéma resurgit justement dans le documentaire de Laetitia Masson qui accompagne l’exposition, intitulé L’Orchidoclaste (synonyme de casse-pieds mais la traduction littérale est plus fleurie). La réalisatrice avoue au début ne pas savoir exactement quel portrait elle veut tourner et cela suscite une certaine inquiétude chez Rudy Ricciotti. Elle dit le filmer comme un homme filme une femme, et cette inversion des rôles fait naître un trouble perceptible pendant toute la durée du film. Il cherche à la séduire, il se montre provocateur voire vulgaire, mais Laetitia Masson contourne les obstacles avec finesse. Elle ne réussit cependant pas à débusquer l’architecte derrière l’homme du sud, il lui échappe toujours au profit de la personnalité publique de Ricciotti, comme elle s’y attendait. La réalisatrice utilise la métaphore de la corrida pour décrire ce rapport de force, la comparaison s’imposait vu les origines gitanes et camarguaises de l’architecte, mais la séduction réciproque appelle plutôt l’image d’un tango périlleux. Dans les dernières minutes du film on voit quelques scènes amoureuses jouées par la réalisatrice et l’architecte sans que l’on sache ce qui relève du vécu ou du rêvé, elle dit simplement que ce ne sont ni des souvenirs ni des fantasmes mais juste du cinéma. Cela ajoute encore au trouble du spectateur…
Ce documentaire renforce surtout l’impression que Ricciotti cherche à éviter qu’on le définisse, comme s’il se situait toujours sur un autre plan. L’exposition sans chronologie couplée au documentaire délimiterait l’espace de la fiction comme le lieu où Ricciotti existe pleinement aux côtés de ses réalisations : il parle fréquemment de « narration » pour les décrire. On sort de l’exposition convaincu qu’il évolue dans les interstices d’une fiction qu’il construit lui-même.

Rudy Ricciotti à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine jusqu’au 8 septembre 2013.

*Photo : capture d’écran de L’Orchidoclaste, film de Laetitia Masson avec Rudy Ricciotti.

L’islamophobie, c’est quoi?

islamophobie iran khomeini

Le terme d’islamophobie naît en Iran sous Khomeiny pour fustiger les femmes qui se refusent au port du voile. Il signifie, au-delà de la religion,  le refus par les femmes de suivre des coutumes : le voile n’est pas dans le Coran mais prôné par les théocrates. Le mot nouveau affirme une phobie de la laïcité. Il fait du rejet des règles une phobie, c’est-à-dire un des maux mentaux, à l’instar autrefois de l’URSS…
Le fait que le voile ne soit pas une obligation de l’islam mais une simple coutume témoigne bien du cynisme des concepteurs du mot.
À y regarder de plus près, l’acceptation imposée du terme est une déviation : phobie signifie « peur ». En quoi une peur de l’islam serait-elle une agression ? Bien sûr, il se peut que les réactions à la peur soient violentes mais craindre n’est pas haïr ! Et plus même : la haine aveugle alors que la crainte met en éveil. Pourtant ce n’est pas ce que soulignent les utilisateurs du mot arraché à son sens et utilisé à tout propos. L’appauvrissement de la langue est une arme de combat pernicieuse et efficace. La langue souffre en silence.
À tout démocrate ne devrait pas paraître illégitime la crainte d’une règle qui s’oppose fermement à toute liberté, toute opinion contraire à une loi antique laissée à l’appréciation d’oulémas, une règle qui impose l’irruption du religieux dans le politique, la certitude du caractère incréé du Coran et l’inégalité entre les êtres humains selon leurs convictions religieuses ou leur sexe. Ces règles mettent en danger la démocratie. Pourtant…
L’accusation d’islamophobie est habituellement amenée par la question « avez-vous lu le Coran ? » lancée par des interlocuteurs qui ne l’ont eux-mêmes pas lu mais ont la certitude qu’il s’agit d’un texte de tolérance et d’amour. Une pensée néocolonialiste qui fait accroire à son porteur que ses héros partagent et sa langue et sa vision du monde. S’il y a, bien sûr, des passages d’amour , comme dans tous les textes religieux, il y en a de violence et d’exclusion. Ces accusateurs d’islamophobie seraient abasourdis s’ils l’avaient lu. Mais il faudrait d’abord qu’ils s’avouent à eux même n’avoir pas lu.
Sur la coutume du voile il n’est pas anodin d’en rappeler l’origine sumérienne : les prostituées se couvraient d’un voile intégral, une burqa, tel que rapporté dans l’extraordinaire histoire de Tamar trompant son beau-père… c’est dire comment sont perçues les femmes dans les pays burquaïques ! Les défenseurs de la liberté, de l’égalité de droits et devoirs des citoyens, de la fraternité, de la sexualité libérée ne sont-ils pas en plein fourvoiement ?
Par ses actions et par l’invention de ce mot, l’islamisme radical a rendu tout « vivre ensemble » impossible. Il a aussi pris l’islam en otage imposant lui-même une deuxième séparation qualitative entre les êtres : il représente les bons et vrais musulmans. L’islamisme supplante l’islam. Les autres musulmans en sont les premières victimes et elles se comptent par dizaines de milliers tous les ans. C’est cela que défendent les borgnes à la langue acérée. Ils sont des soutiens d’assassins
Être islamophobe, par la crainte que ces dérives de fondamentalistes haineux inspirent, ce n’est pas détester les musulmans c’est les défendre. Leitmotiv : la haine aveugle mais la crainte met en éveil, les fondamentalistes ont la haine aveugle de tous ceux qui ne sont pas eux, qui ne pensent pas comme eux qu’ils soient chiites, sunnites, soufis… mécréants.
Mais cela n’est pas nouveau. Quand les wahhabites sunnites détruisirent Karbala la chiite en 1801, ils massacrèrent la population, quand ils prirent La Mecque et Médine en 1806 ils firent déterrer les compagnons de leur prophète et arrachèrent le dôme vert de son mausolée… Tombouctou 2012 était inscrit.
Totalitarisme, c’est le mot qui convient, celui qui dit au plus proche dans notre culture ce que cachent les semeurs du mot jusque dans les instances internationales et clament que les droits du musulman sont différents des droits des autres hommes. Cela provoque forcément une islamophobie, elle est le dernier rempart contre la haine distillée par les islamistes surgis du cœur de l’islam et dans le silence de ses penseurs et autorités.
Ici, certains se croyant bien-pensants, au nom d’une égalité mal digérée, utilisent de façon erronée un mot dont ils n’ont saisi ni le sens ni les conséquences. Du coup ils abandonnent tous les démocrates en combat dans l’espace musulman majoritaire comme au Soudan, en Syrie, au Mali et ailleurs. Espérons que leur orgueil ne les enfermera pas dans leur erreur.

Grèce : No Signal

Je ne sais pas si, comme l’ami Luc, le gouvernement français aimerait en finir avec l’audiovisuel public de la manière un peu brutale avec laquelle la grande coalition au pouvoir en Grèce a décidé de le faire avec le sien.
Je n’ai pas d’avis particulier sur la qualité de la télé publique grecque. Il se trouve en revanche qu’il m’est arrivé, dans des errances insomniaques en Argolide, de tomber plusieurs fois sur des chaînes privées. Si vous avez cinq heures devant vous pour voir un film d’une heure trente, alors vous aimerez ce qui reste du PAF hellène. Entre les tunnels de publicité, les informations racoleuses des Jean-Pierre Pernaut locaux qui s’étendent en d’infinis reportages filandreux, les filles à poil qui font tourner des loteries, l’ensemble vous donnera l’impression que la Cinq de l’époque Berlusconi était un modèle d’élégance, de mesure et d’intelligence.
J’ai en revanche un avis sur la qualité de la télé publique française. Sans même parler d’Arte, il se trouve que les chaînes d’Etat restent, malgré tout, un refuge pour la culture, la création et l’information. Est-ce une perversion particulière, mais il se trouve que j’aime beaucoup les téléfilms « old school » qui adaptent les chefs d’œuvre de notre littérature ou les documentaires politiques de LCP ou Public Sénat qui en ces temps de mépris pour le politique sont parmi les meilleurs remèdes au poujadisme ambiant. Et si Luc se souvient de la métamorphose libérale et pas très libertaire du Libé de July qui remplaça les petites annonces des gays et des taulards par les pages Bourse, moi je me souviens en 1986, lors de la première cohabitation, de la privatisation de TF1 avec le fameux « mieux-disant » culturel de Bouygues pour emporter le morceau. Les résultats, plus d’un quart de siècle après, parlent d’eux-mêmes. Quand l’audience est le seul juge de paix, il est vrai qu’Eschyle ou même Maupassant partent avec un certain handicap face à ceux qui veulent louer le temps de cerveau disponible.
L’autre point qui me semble un peu gênant dans la démonstration de Luc, c’est qu’il évacue un peu vite la portée symbolique de la chose. On voit des policiers arriver sur un plateau, des journalistes ne plus trop savoir quoi faire et puis sans transition, un écran noir avec No Signal.  Pas besoin d’avoir l’âge de Manolis Glezos, le vieux héros qui descendit le drapeau nazi de l’Acropole et qui est actuellement député de Syriza, (l’équivalent du Front de Gauche grec)[1. Et deuxième parti du pays à quelques milliers de voix derrière Nouvelle Démocratie] pour se rappeler que la prise de contrôle d’une télévision, les Grecs ont déjà connu ça, lors du coup d’état des Colonels en 1967 qui inaugura le règne d’une dictature militaire féroce pour sept ans.
On aura beau faire, on aura beau dire, ce qui s’est passé en Grèce est un fabuleux déni de démocratie. Ce No Signal fera désormais une parfaite devise pour la Troïka quand on lui demandera des comptes sur sa légitimité démocratique à faire plier un pays en direct en lui dictant sa politique économique. Aujourd’hui, les exigences du marché, l’orthodoxie suicidaire des politiques monétaristes, fidèlement relayée par Bruxelles sont plus efficaces que les chars. Les gouvernements mal élus devancent les demandes. Comme nous sommes dans une époque où notre rapport au monde est médiatisé par des images aurait dit Debord, ce qui ne se voit pas n’existe pas. Le fait que le système de santé grec ait virtuellement disparu et que la population compte sur des dispensaires autogérés pour se soigner, ça ne se voit pas. En revanche, fermer en direct la télévision publique d’une nation souveraine, ça fait moins de victimes mais c’est dur de ne pas s’en apercevoir. Comme le disait plaisamment Eric Coquerel, secrétaire PG : « On savait que les coups d’état militaires débutent par un contrôle des médias, on saura désormais que les coups d’état financiers se singularisent par leur fermeture… »
En même temps, c’est peut-être la violence de trop. Les socialistes semblent vouloir  dans un sursaut d’orgueil protester contre ce coup de force. La coalition au pouvoir du Pasok et de ND, les deux partis qui ont gouverné le pays en se laissant violer d’abord par Goldman Sachs pour cacher leur dette puis par la Troïka pour gérer l’expiation de tout un peuple qui n’avait rien demandé risquent bien cette fois-ci d’être renvoyés à leurs chères études.
Il restera donc en tête à tête la gauche radicale de Syriza face aux néo-nazis d’Aube dorée. On peut souhaiter que ce ne soit pas le laboratoire des futurs scrutins nationaux en Europe mais on sait aussi que les mêmes causes produisent les mêmes effets.
Et puis il ne faudra pas compter sur la télé publique grecque pour vous donner les résultats.
Parce que maintenant, c’est « No Signal ».

Rendez-nous nos chaînes !

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Ça fait 40 ans que tout le monde accuse la télévision d’être une machine à sidérer les esprits, à endormir les intelligences, à laver les cerveaux, à mentir sur tout et à transformer les hommes libres en légumes, à aliéner les gens au Grand Divertissement et à la Propagande, à instiller les ordres du Kapital (chaînes privées) ou du Gouvernement (chaînes publiques).
Et le jour où enfin la télévision n’émet plus, ça crie à la confiscation de la Démocratie et au crime contre l’Information Qui Est Un Droit De L’Homme.

Non mais allô quoi.

Iran : le changement, c’est pas maintenant !

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iran khamenei elections

Téhéran, 4 août 2009. En pleine cérémonie d’intronisation, le président réélu, Mahmoud Ahmadinejad, se penche vers le Guide Ali Khamenei pour lui baiser la main gauche. La mine renfrognée, celui-ci esquisse un pas en arrière. Volontiers taquin, il laisse son obligé lui embrasser l’épaule devant les caméras de télévision incrédules. Tandis que l’opposition réformatrice menée par le candidat malheureux Mir Hossein Moussavi manifeste par millions contre le bourrage des urnes, le Guide suprême de la République islamique adoube son fils prodigue avec distance.
Quatre ans plus tard, le divorce entre les deux têtes de l’Iran est consommé et la scène d’amour contrarié prend rétrospectivement tout son sens. Depuis son élection surprise en 2005, on croyait Ahmadinejad sur la même longueur d’onde que le chef de l’État iranien, l’élève ayant même dépassé le maître par la violence de ses diatribes anti-israéliennes, son islamisme chevillé au corps et ses lunes de miel successives avec les infréquentables du monde entier, du bolivarien Chavez au néo-stalinien Loukachenko.
On pourrait énumérer sans plus finir les motifs de discorde entre ces deux hommes que tout oppose. Islamo-nationaliste convaincu, Ahmadinejad fait figure de parvenu. Cet enfant du peuple mal fagoté apprécie les blousons en simili-cuir, cultive sa mèche huileuse et – crime de lèse-mollah ! – voudrait amoindrir le rôle des clercs au profit des élus du peuple, au point que son flirt avec le Guide a viré à cohabitation à la française.[access capability= »lire_inedits »]
Pour faire payer son impudence à ce chicaneur de président, Khamenei lui a fait avaler des seaux de couleuvres : l’élection télécommandée d’une Assemblée certes conservatrice, mais majoritairement hostile au président, ses fidèles désavoués… Excédé par les entraves imposées à ses proches sur le chemin de la présidentielle, Ahmadinejad, auquel la Constitution interdit de quérir un troisième mandat consécutif, menace de reporter l’élection prévue le 14 juin et prévient : « Des gens disent que c’est l’avis du Guide qui fait participer ou non un individu. Ça ne le regarde pas. C’est au peuple de décider. »
Vox populi, vox dei ? Si l’adage ne sonne pas très persan, c’est que la Constitution iranienne, approuvée par référendum à l’avènement de la République islamique, en 1979, consacre la primauté absolue du Guide suprême sur les institutions  élues. Contrairement à la doctrine augustinienne des deux cités, la théologie politique de l’Iran khomeiniste imbrique étroitement  pouvoirs temporel et spirituel au nom de la « guidance du juriste religieux » (velayat e-faqih). Après la chute du chah, Khomeiny a ainsi institué une double souveraineté, divine et populaire. Ces ambiguïtés expliquent le conflit latent entre clercs et laïcs au sein du régime théocratique. Malgré les aléas de son cursus honorum religieux[1. Ses tentatives successives pour être reconnu en tant que marja’ (source d’imitation islamique) par ses pairs se sont toutes soldées par un échec, seul le fidèle secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, l’ayant gratifié de ce statut. Cf. Chiisme et État. Les clercs à l’épreuve de la modernité, Constance Arminjon Hachem, CNRS Éditions, 2013.], Khamenei concentre les pouvoirs régaliens et relègue le président au rang de super-chef de gouvernement, doublé de bruyant porte-parole de la diplomatie iranienne. Après avoir longtemps rongé son frein dans l’ombre de Khomeiny, le guide Khamenei, 74 ans, dirige les armées, l’autorité judiciaire et peut même destituer le président de la République si la Cour suprême établit son incompétence[2. De son côté, le Guide suprême est désigné par le Conseil des experts iranien pour une durée indéterminée, et ne peut être renversé que par décision de cette assemblée religieuse élue au suffrage universel direct.]. Non content de ses larges prérogatives, il aimerait hisser ses hommes de confiance à la fonction présidentielle pour s’éviter quatre nouvelles années de tension au sommet de l’État.  Cela tombe bien, son conseiller diplomatique, Ali Akbar Velayati, se présente justement à l’élection de juin. À 68 ans, proche de longue date de Khamenei, il répand les éléments de langage du Guide à longueur de médias. Les révoltes arabes marginalisent Téhéran au profit du Qatar et des Frères musulmans ? Velayati préfère parler de « réveil islamique » dans l’esprit de la révolution de 1979. Quant aux amis d’Ahmadinejad, si Velayati ne les égratigne qu’à fleurets mouchetés, il n’en pense pas moins. Parmi eux, le gendre et collaborateur du président, Esfandiar Rahim Mashaï, sortait son épingle du jeu. Entre autres excentricités, il avait déclaré son amitié au peuple israélien. Las, sa candidature a été invalidée !
Sortir les sortants : la tentation du peuple serait manifeste si les dés de l’élection n’étaient pas pipés. Car pour les 75 millions d’Iraniens, période de guerre mise à part, la vie quotidienne n’a jamais été aussi éprouvante : l’inflation − 30% en 2012 ! − enturbanne les classes moyennes, d’autant que l’allocation mensuelle de 500 000 rials mise en place par Ahmadinejad ne profite qu’à son électorat de déshérités. Il suffirait que le Guide ouvre les vannes de la démocratie, comme en 1997, lorsqu’il laissa le réformateur Khatami accéder à la présidence, pour que l’art persan du compromis révèle toute sa subtilité. Depuis trente-quatre ans que la République islamique gouverne les âmes et les corps, un seul principe régit tous les secteurs de l’existence : tout est politique ! Il en va ainsi de l’économie iranienne, continuation de la politique par d’autres moyens, dont le secteur étatique pléthorique sert de débouché aux proches du Guide et anciens militaires reconvertis dans les affaires. Avec 80% de ses revenus en devises issus du pétrole, l’Iran souffre tout autant de la quasi-autarcie industrielle imposée par la peur de l’ouverture que des sanctions internationales. Tout aussi politique, le jeu de poker menteur avec l’Occident sur le nucléaire vise moins à exécuter d’improbables menaces anti-israéliennes qu’à sanctuariser le régime. En parvenant à enrichir assez d’uranium, les Iraniens espèrent pouvoir fabriquer un engin atomique qui dissuaderait la communauté internationale de frapper Téhéran[3. Interrogée par Daniel Leconte, l’experte en relations internationales Patricia Lewis estime même que l’Iran pourrait se dispenser de fabriquer une bombe si le développement de son programme nucléaire atteignait une « zone d’immunité » rendant inefficace toute attaque contre ses installations. Voir le passionnant documentaire de Barbara Necek diffusé le 11 juin à 20h45 sur Arte : « Iran : paroles interdites ».].
Ce sujet de consensus national mis à part, nul ne connaît aujourd’hui les objectifs politiques du Guide : sortir l’Iran de son isolement régional après l’inéluctable chute de la Syrie d’Assad ou reconstituer un « croissant chiite » de Beyrouth à Bagdad ? Certains observateurs prophétisaient que Khamenei sortirait de sa manche une vieille carte rebattue : Rafsandjani. Ce quasi-octogénaire n’a cessé de s’inscrire dans le cadre institutionnel islamique mais bénéficiait du soutien des réformateurs pour se rapprocher des États-Unis. Or le Conseil des gardiens, bras légal de la volonté du Guide, l’a éliminé en prétextant son grand âge. Ne restent donc plus dans la course que huit prétendants, d’une loyauté parfaite au Guide, tels que le négociateur nucléaire Saïd Jalili, le maire de Téhéran Mohamed Bakr Qalibaf et l’ancien chef d’état-major Mohsen Rezaï. À tort ou à raison, quatre ans après l’écrasement de l’opposition réformatrice, le machiavélien Khamenei se sent cette fois-ci assez fort pour se passer de caution démocrate. Rien ne dit cependant que la frange de la jeunesse acquise aux idéaux démocratiques du « mouvement vert » de l’été 2009 l’entende de cette oreille. Mollah ou pas, nul n’est prophète en son pays…[/access]

*Photo: Soleil.

Damien Saez est-il contre la GPA ?

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En 2010, Saez dévoile la photo promotionnelle de son nouvel album. Elle est censurée par l’ARPP. L’ARPP est, comme l’explique son site « l’organisme de régulation professionnelle de la publicité en France. (…) Sa mission est de parvenir à concilier liberté d’expression publicitaire et respect des consommateurs. »

Outré par cette censure, Saez s’explique dans le magazine Phosphore de mai 2010 :
 »Elle n’est ni obscène, ni sexuelle (c’est juste un nu), mais la mise en scène gêne. Cette photo choque, car elle reflète une idée que les gens refusent de regarder en face : la société d’aujourd’hui veut que l’individu, et particulièrement la femme, soit réduit à un bout de viande dans un caddy. Tout individu qui naît sur Terre est aujourd’hui pris en otage par la société de consommation. On ne peut accoucher aujourd’hui que d’un objet de consommation : voilà ce que je dénonce. Cette image fait miroir, donc elle fait mal. Qui a envie de se regarder dans la glace quand ça fait mal ? Pourtant, cela pousse à la réflexion. »
Question: dans un contexte moderne, comment peut-on sereinement mener un combat pour la dignité humaine quand l’anticapitalisme justifie ce que la lutte contre l’homophobie condamne ? Vous avez quatre heures. Bon courage.

La vie sous vide

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hygienisme capote chesterton

hygienisme capote chesterton

Le génial et sphérique Chesterton exposait déjà parfaitement, il y a plus d’un siècle, comment l’hygiénisme est au fond une morale de malade, de grabataire, puisque l’obsession de préserver sa santé n’intéresse que celui qui l’a fragile, l’homme sain, au contraire, s’occupant surtout de savoir où jeter sa force. Or comment ne pas remarquer que le Nouvel Ordre Moral est tout entier un hygiénisme appliqué à toutes les sphères de l’existence ? Préserver absolument la santé physique de la population en l’empêchant de boire, de conduire ou de fumer ; préserver toujours les délicates sensibilités des cohortes victimaires : à tous les degrés, nous vivons dans une atmosphère désinfectée. Comme à l’hôpital et à la morgue.
L’homme moderne, qui a une mentalité de vieillard atteint d’Alzheimer, oublie toujours les premières des évidences : il s’imagine avoir renversé des interdits sans voir qu’il n’a fait, comme ses ancêtres avant lui, que les déplacer en fonction de son nouveau sens du sacré. Son sacré, c’est la marchandise, y conformant ses mœurs, il promeut l’échange maximal des corps sur un mode contractuel et hygiénique. Selon ces nouvelles données, on a enjoint à ma génération, non pas de ne pas baiser hors mariage, mais de ne pas baiser hors capote. « Sortez couverts ! » ânonnaient benoîtement, avec un sourire complice égrillard, les G.O. du Nouvel Ordre Moral, dès que nous eûmes atteint l’âge de foutre. Cette antienne m’écœure encore. Dire qu’on a osé seriner une telle phrase à des jeunes gens dont les lointains ancêtres défiaient nus les légions romaines… Si le mot était autorisé, j’oserais dire qu’on mesure à ça le déclin d’une race. Mais il ne l’est pas.
L’« amour sans risque », le « safe sex » – autant salir la langue anglaise puisque le puritanisme est l’une des tares qu’elle a divulguées – voici l’idéal visé. On dirait un oxymore. Comme si l’amour n’était pas précisément le risque majeur qu’un individu est sommé de courir pour donner quelque prix à son existence. Qu’on s’entende, je n’encourage nullement l’irresponsabilité ou la propagation concertée du SIDA. Je note simplement qu’en ayant extrait du sexe sa faculté à donner la mort ou la vie, on en a désamorcé la charge. Je remarque au passage qu’avoir mis sous cellophane la puissance phallique ne peut pas demeurer sans conséquences symboliques graves. Je m’insurge contre le fait que, formellement, on ait encouragé une jeunesse, non pas à prendre des risques dignes de sa grandeur possible, mais à n’en prendre aucun comme si tout était déjà joué sans elle, et au prétexte de régenter sa vie amoureuse.
La capote est un symptôme, je n’en nie pas l’utilité, je récuse la morale que cette peau de latex véhicule. Les papes et les barebackers ont ceci en commun qu’ils ont enfreint l’ultime tabou en relativisant la condom solution, c’est-à-dire la solution marchande à la problématique sexuelle. « Nous voulons que le sexe continue à prendre le risque de vie ! », clamaient les premiers, « Nous voulons que le sexe continue à prendre le risque de mort… », murmuraient les seconds. « Ce n’est pas rentable du point de vue de la consommation, c’est dangereux et ce n’est pas contrôlé ! », répliquaient traumatisés, furieux, une torche à la main, les Justes homologués. Mais la capote n’était qu’une fenêtre de tir, il faut analyser la mitraille qu’elle permet de déverser, dérouler jusqu’au bout ce que l’idéologie tente de faire passer par ce biais avec autant de vaseline. Forcer le totem à parler. « Faire mine de vendre du cul pour mieux dégoûter du risque », voilà ce qu’il dit, le totem, voilà ce qu’il a dans le réservoir. Or qui supprime le risque, supprime la responsabilité, c’est-à-dire la liberté souveraine. Et l’on se retrouve avec une morale d’esclave certifiée aux normes.
Un athlète qui ne boit pas ce soir parce que demain il doit vaincre, cultive sa force en vue d’un acte précis. Un avorton post-moderne, lui, ne préserve sa santé qu’en tant que capital, pour elle-même, pour sa jouissance et son confort d’être atrophié, il aménage au mieux sa cellule. Et cette mentalité timorée, avaricieuse, frigide, elle ne se contente pas d’attaquer les individus, elle avorte également le débat public. Le cache que l’ancienne morale plaçait sur la question sexuelle a été déplacé par la nouvelle sur la question raciale. C’est toujours la hantise des origines, mais qui travaille autrement. Les enfants ne naissent plus dans les choux, ils naissent « citoyens du monde ». Si ça vous amuse… L’ennui, c’est que l’obsession anti-raciste a reconfiguré tout le champ de la parole. À partir des traumas compréhensibles des Noirs ou des Juifs, tout le monde a fini par se sentir stigmatisé pour un oui ou pour un non.
Morale de névrosés, et encore morale d’esclave. Autrefois on se vantait des prouesses de ses ancêtres, pas de leurs humiliations. Ces dernières, on avait même tendance à vouloir les oublier au plus vite plutôt que d’exhiber partout ses plaies en vue de culpabiliser l’adversaire, ou le simple voisin. Résultat : il devient impossible d’avoir un débat franc et loyal au bal des pleureuses. Tout propos est inconvenant. La moindre apostrophe est obscène. Il est loin le temps où l’on s’injuriait pour le plaisir d’aiguiser la langue, où l’on pousser facilement au duel et où, le bras en écharpe, il arrivait qu’on trinque ensuite avec son adversaire. C’est que la liberté et la responsabilité qu’elle implique, voilà qui entraînait assez naturellement une forme de désinvolture supérieure. L’homme libre a les moyens de se l’autoriser. Seul le zombie se crispe à la première égratignure.
Il a tort le zombie, parce que de toute manière, il est déjà mort. Et cette morale de la préservation n’est que l’éthique des cadavres, le prophète nazaréen nous avait pourtant prévenu : « Celui qui veut garder sa vie la perdra ! » Mais nous, nous voulons la retrouver cette vie alors, après avoir vomi votre moraline, comme disait Rimbaud : « Ô Justes, nous chierons dans vos ventres de grès ! »

*Photo: Capture d’écran pub Durex

Tati sur la Croisette

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jacques tati jour de fete cannes

jacques tati jour de fete cannes

Démobilisé en 1943, Jacques Tati se retrouve avec Henri Marquet (dessinateur/scénariste) dans le village de Sainte-Sévère-sur-Indre. Les deux hommes vont écrire ensemble un scénario puis réaliser un court-métrage qui s’intitule  L’Ecole des facteurs . Il servira de base au futur Jour de fête. Une copie d’origine restaurée par Les Films de mon oncle a été projetée durant le 66ème  Festival de Cannes. Et cet été, une ressortie est prévue dans les salles de cinéma autour du 24 juillet.
On doit cette renaissance numérique à Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff qui sont devenus, au fil des années, les plus acharnés défenseurs et propagateurs de l’œuvre tatiesque. Le réalisateur avait démarré son tournage en mai 1947 dans ce village du Berry mais, faute de distributeur, le film réalisé en deux versions (noir et blanc/couleurs) ne sortira qu’en 1949. Ce fameux retard à l’allumage, signe des génies contrariés. Jour de Fête recevra par la suite le Grand Prix du Cinéma Français en 1950. Primé à la Mostra de Venise, ce film champêtre et burlesque fera même un triomphe à travers le monde entier grâce à son langage universel. Les étrangers associeront à tout jamais François, le héros funambule des campagnes, à une France rurale et éternelle.
Le facteur à bicyclette, une icône frenchy de l’après-guerre aussi emblématique que Maurice Chevalier et son canotier ou Edith Piaf et sa petite robe noire. Les cabrioles de François vont cependant bien au-delà de l’exploit physique, il y a de la poésie et du romanesque dans ses numéros d’équilibriste. Tati enchaînera par Les Vacances de Monsieur Hulot, prix Louis Delluc, prix de la critique internationale à Cannes, prix Femina à Bruxelles, prix au Festival de Berlin et même une nomination à Hollywood. Avec Hulot, Tati avait trouvé un personnage à sa démesure. Il trace alors le même sillon que Chaplin avec Charlot. A chaque film, Tati aborde avec sensibilité et sagacité un sujet de société, les congés à la mer dans Les Vacances de Monsieur Hulot, l’habitat moderne dans Mon Oncle (Prix Spécial du Jury à Cannes et Oscar du meilleur film étranger en 1959). Puis, c’est le douloureux épisode PlayTime, son film le plus personnel, le plus abouti, son Metropolis. « Jour de Fête a coûté 17 millions, en a rapporté 80. Les Vacances de Monsieur Hulot ont coûté 120 millions et en ont rapporté 210. Mon Oncle a couté 250 millions et en a rapporté 600. Je me suis dit : « Ah non ! Ca a marché, j’ai une belle maison à Saint-Germain, il y a du répondant, il faut y aller. J’ai donc commencé à construire ce fameux décor, et PlayTime a coûté 1 500 millions et a eu un déficit de 800 millions » dira-t-il, un brin désabusé.
En effet, Tati avait vu (trop) grand en construisant un décor en béton, acier et verre près de Vincennes.  PlayTime, œuvre monumentale au format 70 mm, sera un échec commercial. Tati a presque tout perdu, il doit liquider sa société de production Specta-films et abandonner ses droits. Même le décor magistral de cette ville imaginaire dont la construction avait duré six mois, est détruit. Il faudra attendre 1971 pour que Tati tourne une suite des aventures de Monsieur Hulot dans une production hollandaise.  Trafic reprend des thèmes qui lui sont chers, ceux de l’incompréhension entre les hommes et des dérives du modernisme. La bande-annonce met en exergue cette phrase « On ne fait pas toujours ce que l’on veut avec la mécanique ». Tati croque nos comportements absurdes au volant. Pour parvenir à ce résultat, il a une fois de plus beaucoup observé : « avant de faire ce film, j’étais resté un dimanche matin pendant deux heures sur un petit pont de l’autoroute de l’Ouest. J’ai vu partir tous les parisiens à la campagne et pendant deux heures, je n’ai pas vu un seul conducteur sourire ». A vélo ou en auto, il faut revoir le cinéma singulier de Tati pour son esthétisme flamboyant, sa nature gaguesque, son désenchantement joyeux, son œil visionnaire et ce charme indéfinissable qu’on appelle le style et que les jeunes nomment désormais le swag. Tati, habitué aux anglicismes, avait sans aucun doute du swag !

*Photo: Jour de fête

L’amour de l’Art chez nos contemporains

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Une amie m’a informé que de sublimes dessins au fusain de Michel-Ange, retrouvés dans une salle secrète de la basilique de San Lorenzo à Florence, avaient été dévoilés lundi à la presse. Et elle tenait absolument à ce que j’en parle. J’ai dû lui opposer une fin de non-recevoir catégorique : l’actualité de l’art étant déjà assez riche comme ça…
Sur le front des arts de rue, il est à noter – à Niort – la tenue toute récente d’une tonitruante parade d’artistes-clowns. La Nouvelle République du Centre Ouest a titré « Le 6ème Très grand conseil mondial des clowns a investi la cité ». L’adjoint à la culture de cette ville de près de 60.000 habitants, Nicolas Mariault, a déclaré : « Des milliers, alertés par cette soudaine effervescence, mirent fin à leurs sommeils télévisuels pour chausser nez rouge et sortir en grandes pompes. Chers amis, clownez donc sans entraves ! » Tandis que le président socialiste du Conseil général des Deux-Sèvres, Éric Gautier, a plaidé « pour la sainte alliance universelle du clown et du politique ! » On parierait que c’est déjà fait… Qui osera dire que l’art de rue subventionné n’est pas l’avenir de l’art ? Une artiste-clown à temps partiel explique : « Avec la crise, les gens ont envie et besoin de se détendre. Ils vivent ce qu’on leur apporte comme une libération ». Ça ne rigole pas…
Nos confrères de La Croix nous signalent, quant à eux, l’initiative de deux artistes lillois qui ont dépêché en sol macédonien un âne équipé de panneaux solaires, qu’ils ont baptisé Pégase. Affublé de son équipement photovoltaïque, l’équidé artistique semble en effet posséder des ailes, tel l’animal fantastique de la mythologie grecque. Les deux artistes présentent leur création en Macédoine, dans la région de Kavadarci à de pauvres gens qui n’en demandaient pas tant… « l’âne et ses ailes solaires ont permis d’allumer des cigarettes, de distribuer de la lumière, de couper du bois avec une scie sauteuse ou de brancher une tondeuse… » Mais l’un des artistes tempère : « Notre objectif n’est pas à vocation écolo ou humanitaire, il est avant tout artistique et visuel… » Ouf ! La Croix précise que le projet Pégase « décalé et paradoxal (…) se veut polysémique et soulève des questions sur l’écologie, la place de l’animal dans la société, la géopolitique, la mythologie mais aussi l’hypermodernité et le rapport à la surconsommation ». Comprenne qui pourra.
Ne nous attardons pas sur la prolifération des canards gonflables géants qui a préoccupé très sérieusement les autorités chinoises il y a quelques semaines… « La présence dans le port de Hong Kong d’un canard en plastique géant, œuvre de l’artiste néerlandais Florentijn Hofman, n’est pas passée inaperçue en Chine continentale où deux copies du palmipède gonflable ont été mises à l’eau à quelques heures d’intervalle. », ni sur la « distribution de 10.000 ballons roses pour la paix après une attaque à Kaboul » préméditée par l’artiste américano-colombien Yazmany Arboleda. Évoquons plutôt la colossale initiative d’un artiste chypriote qui a exposé lundi une vingtaine de toilettes en plâtre devant la Banque centrale à Nicosie… « exprimant d’une façon inédite son mécontentement face à la crise économique et financière qui touche le pays » (AFP) « à travers cette installation artistique, je dénonce visuellement les mauvaises choses qui sont arrivées à Chypre », justifie l’artiste Andreas Efstathiou. Les sculptures en plâtre ont l’aspect de cabinets lorsque l’on passe devant, mais vues de derrière, elles ressemblent à des pierres tombales. L’artiste ajoute, plein de confiance : « Je pense que les gens qui passent devant la Banque centrale et voient cette rangée de toilettes vont comprendre le message ». L’artiste touchera-t-il une commission ? Les technocrates européens, à l’origine du plan de sauvetage dénoncé par l’installation, trembleront certainement devant cette initiative contestataire ultra-violente d’une grande laideur…
Les générations à venir seront assurément fières de tout cet héritage artistique et bouffon. À moins que non.

L’avenir d’une désillusion

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revolution-furet-communisme

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François Furet a marqué son époque en fourbissant un arsenal intellectuel contre les révolutions – et même, quoi qu’il ne l’ait jamais énoncé clairement, contre l’existence même de la Révolution. D’où le paradoxe qui parcourt son œuvre : il s’attache inlassablement à expliquer et à critiquer un phénomène qui, selon lui, n’existe qu’en tant que mythe. Il est vrai que ce mythe est devenu lui-même un objet historique dont Furet observe les mutations à travers le temps.
À ce paradoxe, qui n’enlève rien à la puissance de ses analyses, s’ajoute sa propre ambigüité quant à son objet d’études, dont il semble regretter de devoir dénoncer les dévoiements. Ce sentiment mitigé sourd littéralement de son dernier grand livre, paru en 1995, Le Passé d’une illusion. Essais sur l’idée communiste au XXe siècle, et notamment de la célèbre formule qui le conclut : « Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons. » Furet ne se contente pas platement du monde tel qu’il va, il prend mélancoliquement congé de l’espérance historique. Plus que le pourfendeur de l’utopie révolutionnaire et le contempteur de l’idéologie totalitaire, il reste peut-être celui qui a porté le coup décisif au « culte » de la « Révolution ».
L’ouvrage, qui mène une charge féroce contre le bolchevisme, bute d’emblée sur un problème de définition. Comment qualifier ce qui s’est produit en 1989, la fin de l’URSS ? Faute de « volonté », répond Furet, on ne peut pas parler de « révolution », ni même de contre-révolution. La fin du communisme est née d’un « enchaînement de conséquences », plus que de la mobilisation démocratique. Le spectacle contemporain de la dilution continue qui, non content de gangréner la société ex-communiste, contamine aussi la nôtre, aggraverait ce constat désabusé – et judicieux.[access capability= »lire_inedits »]
Si Furet est décontenancé par l’effilochage d’un système né à coups de canon, il ne tire pas toutes les conséquences de ce qu’il voit. En établissant une généalogie intellectuelle et politique qui conduit de 1789 à 1917, il érige implicitement la Révolution en objet historique, cédant de ce fait à l’illusion qu’il dénonce par ailleurs : la sacralisation de la Révolution française a, selon lui, créé la matrice violente de la démocratie utopique, idéalisée en 1793, critiquée en 1795, avant de devenir le modèle des bolcheviks en 1917. En somme, l’historien ne parvient pas à se passer complètement des concepts qu’il a déconstruits.
Le Passé d’une illusion n’en est pas moins une contribution décisive à la concurrence des interprétations des révolutions française et bolchevique. Deux ans après sa parution, et quelques mois après la mort de Furet, à l’été 1997, la polémique sera relancée par le Livre noir du communisme, dirigé par Stéphane Courtois, qui se revendique de son héritage.
Plutôt que de s’engouffrer, à nouveau, dans l’énumération des crimes des totalitarismes et dans l’interminable discussion sur les liens entre 1789 et 1917, il semble plus pertinent de relire Furet à partir de Furet – donc en gardant à l’esprit l’opposition qu’il a forgée entre « volonté » et « enchaînement ».
Vingt ans auparavant, dans Penser la Révolution, Furet passait en revue les principales « vulgates » qui s’étaient affrontées, quoiqu’elles eussent toutes conspiré à obscurcir la compréhension en participant à la divinisation de la Révolution. Il s’attachait en premier lieu à comprendre comment les acteurs de l’époque avaient pu s’illusionner sur ce qu’ils faisaient. Dès 1788, ils avaient abattu l’Ancien Régime et fixé la dernière vis du cercueil les 7 et 9 juillet 1789 en installant l’Assemblée nationale constituante à côté du roi. La « Révolution » était donc finie avant que de commencer.
Encore fallait-il savoir si elle avait commencé et quand – nul n’ayant à l’époque réussi à fixer le jour inaugural d’une révolution impossible à définir, tandis que les acteurs se déchiraient sur la question de la violence. La question du commencement est en effet centrale pour départager la thèse des « conséquences » de celle de la « volonté » – autrement dit pour évaluer le poids respectif du hasard et de la nécessité. Dans un cas, on verra des hommes qui ne savent pas l’Histoire qu’ils font ; dans l’autre, on magnifiera l’héroïsme révolutionnaire et, plus tard, l’avant-garde éclairée. Le choix de 1789 traduit la primauté accordée à la volonté des acteurs – le peuple souverain guidé par ses représentants. Une fois cette date devenue un marqueur de l’appartenance collective, on comprend que peu d’historiens se soient risqués à la contester. La IIIe République, dantoniste et antirobespierriste, avait opté pour le 14 juillet, en confondant d’ailleurs 1789 et 1790, pour éviter le 5 mai, trop ambigu parce que les États généraux avaient été ouverts par le roi, et le 6 octobre, trop violent puisque le peuple en armes avait soumis le même roi, obligé de quitter Versailles pour Paris. La « vulgate » jacobine et marxiste insistera sur l’inéluctabilité du processus historique – tout en gommant les jeux politiques et les manipulations de la jacobinière. Mais au-delà de ces clivages, l’existence d’une rupture révolutionnaire fera l’objet d’un consensus absolu. Qui aurait osé mettre en doute l’authenticité de la scène originelle de la France contemporaine ?
Dès 1963, François Furet et Denis Richet avaient contesté la fatalité des luttes de classes en introduisant l’idée de « dérapages » successifs conduisant la machine révolutionnaire dans des embardées de plus en plus sanguinaires de 1789 à 1794. Ce faisant, Furet ignorait superbement les anathèmes venus de l’extrême droite, qui persistait, deux cents ans après, à voir dans la Révolution une œuvre satanique ou un complot franc-maçon.
En 1978, Furet fait encore un pas décisif dans la désacralisation en décalant d’un an l’origine de la Révolution. Selon lui, le choix de l’année 1789 impliquait de justifier les premiers massacres par la nécessité de sauver la Révolution, ce qui revenait à inscrire la Terreur dans la génétique révolutionnaire. En optant pour l’année 1788, il prive la prise de la Bastille de sa légitimité fondatrice. Il montre que les discours justificateurs de la violence sont allés en s’amplifiant, jusqu’à couvrir les massacres de septembre 1792 et de 1793-1794, avant de sombrer brutalement dans l’autocritique une fois Robespierre exécuté et désigné comme le coupable de tous les crimes. La critique de Furet est vive ; les polémiques seront dures et durables.
Et si tout n’avait été qu’enchaînement, accident, plutôt que nécessité historique ? En 1978, une telle affirmation aurait été sacrilège. La cristallisation des camps idéologiques et des écoles historiographiques en deux grands courants enracinés dans des philosophies de l’Histoire concurrentes interdisait toute approche heuristique, pragmatiste, qui aurait été ipso facto déconsidérée comme platement érudite, voire positiviste. La tentative de Jean Egret de faire accepter qu’une « pré-révolution » ait pu, avant même la « révolution », façonner les cadres politiques dans lesquels les militants allaient s’affronter, était restée sans écho. Les études de Jacques Godechot visant à établir qu’une « révolution atlantique », vaguement culturelle, avait conditionné les esprits et permis la révolution française, apparaissaient comme une véritable trahison. François Furet ne s’était pas engouffré dans ces brèches.
Dix ans plus tard, durant la préparation du bicentenaire, ces polémiques divisaient profondément la communauté des historiens français et internationaux. Entretemps, elles s’étaient amalgamées aux querelles sur le Goulag soviétique et le Cambodge de Pol Pot et avaient nourri les mouvements anticommunistes en Pologne ou en Tchécoslovaquie, ainsi que les  débats houleux sur la guerre de Vendée. Il ne s’agissait plus alors de savoir quand la Révolution avait commencé, mais de rechercher, de façon obsessionnelle, à comprendre la Terreur et son héritage au XXe siècle !
La coïncidence sidérante entre ce bicentenaire franco-français, mais qui concernait le monde entier, Afrique exceptée, l’effondrement du mur de Berlin et du « communisme réel », sans oublier, cerise sur le gâteau, la répression de la place Tian’anmen, semblait sceller la « fin de l’Histoire » – et avec elle celle des hésitations sur la nature de la Révolution, de la Terreur et du communisme. Dépassés par les orages grondant au-dessus de leurs têtes, les historiens les plus jeunes, un peu groggy, se replièrent sur leurs travaux d’aiguille, insatisfaits de ne pas trouver dans les envolées médiatisées les échos de leurs préoccupations et les solutions à leurs interrogations. Beaucoup restaient  fort critiques à l’égard des condamnations sans nuances du communisme totalitaire et de la terreur génocidaire en Vendée. Vingt ans plus tard, ils admettraient la nécessité de comprendre les « enchaînements », en partie pour oublier leurs propres errements et leur docilité passée à l’égard d’une histoire idéologique.
En 1995, dans Le Passé d’une illusion, Furet lèvera encore un coin du voile en montrant le fossé qui sépare le mythe et l’histoire, l’idéologie et la science. Il mettra également en lumière les similitudes entre bolcheviks et fascistes, pareillement pétris de « culture révolutionnaire », conjuguant le refus de toute autorité au nom de la volonté des masses et de l’espoir d’un avenir rédempteur. La démonstration vaut aussi pour les fascismes. Las ! On ne retiendra que la charge anticommuniste. Et on s’empressera d’oublier les fameux « enchaînements ».
Furet n’est jamais allé au bout de sa propre pensée, sans doute parce qu’il lui aurait fallu proclamer : la « Révolution » n’existe pas ! En 1995, il était impossible de rompre complètement avec les paradigmes répandus et, disons-le, bien confortables, de la philosophie de l’Histoire, sans risquer de perdre toute légitimité dans le monde intellectuel – et accessoirement académique. Vingt ans plus tard, après l’épisode traumatisant du chaos yougoslave et l’expérience, plus récente, des révolutions de toutes les couleurs, saisons et odeurs, il est plus facile de penser librement, non seulement en dénonçant le lavage de cerveau et l’embrigadement idéologique, mais aussi en revenant sur les détails triviaux qui peuvent éventuellement transformer des mutations en révolution. Les « enchaînements » sont aujourd’hui autant d’obstacles sur lesquels bute la « volonté » de changer ou même de réformer le monde. Nous voilà délivrés de l’illusion révolutionnaire. Dans ce monde désenchanté, les leçons de François Furet gardent toute leur pertinence. Même si elles ne sont pas de nature à nourrir de grandes espérances, elles devraient nous inciter à « faire l’Histoire » pour de bon, au jour le jour, sans attendre le « grand soir » − ou le grand homme.[/access]

*Photo: DR

L’Orchidoclaste se met en scène

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rudy riccioti masson

rudy riccioti masson

Rudy Ricciotti bénéficie jusqu’en septembre d’une exposition monographique à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine sobrement intitulée « Ricciotti architecte ». La scénographie elle-même est sobre, la salle est plongée dans la pénombre et peu d’objets sont présentés. On découvre une trentaine de projets réalisés ou non sous forme de grandes photographies qui défilent sur des écrans disséminés dans la salle. Au sol se trouvent des éléments de structure en acier ou des moules de coffrages en béton à l’échelle 1, qui servent à délimiter les différentes parties de l’exposition. Aux murs on peut voir de belles photographies et des aquarelles représentant des détails des réalisations les plus emblématiques de Rudy Ricciotti (le Pavillon noir à Aix-en-Provence, le Département des Arts de l’Islam au Louvre, le stade Jean Bouin). Enfin sur le mur du fond un petit écran (trop petit) diffuse un entretien produit par la Cité de l’Architecture : l’architecte y aborde surtout les questions techniques, en particulier le béton son matériau fétiche.
L’exposition comporte seulement deux maquettes et aucun dessin préparatoire, c’est un choix du commissaire en accord avec l’architecte lui-même. Des bornes multimédia complètent la présentation mais la scénographie privilégie en réalité les grandes images mouvantes qui focalisent l’attention des visiteurs, et c’est là que réside une des principales lacunes de l’exposition. En effet il n’y a aucune date mentionnée pour les bâtiments, seulement le lieu et le cas échéant le concours (on regrette au passage que les projets de Ricciotti aient été rejetés pour certains concours comme celui du Musée du quai Branly). L’absence de chronologie gêne si l’on ne connaît pas bien la biographie de l’architecte, et le public peut se laisser entraîner dans une rêverie esthétique. Outre la beauté, les bâtiments de Ricciotti ont une forte identité qui dérange et une présence physique évidente, on ne peut les réduire à de belles images. L’exposition conçue par un cabinet d’architectes semble donc s’adresser aux initiés: elle donne l’impression étrange d’évoquer l’œuvre de Ricciotti par l’absence comme s’il s’agissait d’un décor de cinéma.
Le cinéma resurgit justement dans le documentaire de Laetitia Masson qui accompagne l’exposition, intitulé L’Orchidoclaste (synonyme de casse-pieds mais la traduction littérale est plus fleurie). La réalisatrice avoue au début ne pas savoir exactement quel portrait elle veut tourner et cela suscite une certaine inquiétude chez Rudy Ricciotti. Elle dit le filmer comme un homme filme une femme, et cette inversion des rôles fait naître un trouble perceptible pendant toute la durée du film. Il cherche à la séduire, il se montre provocateur voire vulgaire, mais Laetitia Masson contourne les obstacles avec finesse. Elle ne réussit cependant pas à débusquer l’architecte derrière l’homme du sud, il lui échappe toujours au profit de la personnalité publique de Ricciotti, comme elle s’y attendait. La réalisatrice utilise la métaphore de la corrida pour décrire ce rapport de force, la comparaison s’imposait vu les origines gitanes et camarguaises de l’architecte, mais la séduction réciproque appelle plutôt l’image d’un tango périlleux. Dans les dernières minutes du film on voit quelques scènes amoureuses jouées par la réalisatrice et l’architecte sans que l’on sache ce qui relève du vécu ou du rêvé, elle dit simplement que ce ne sont ni des souvenirs ni des fantasmes mais juste du cinéma. Cela ajoute encore au trouble du spectateur…
Ce documentaire renforce surtout l’impression que Ricciotti cherche à éviter qu’on le définisse, comme s’il se situait toujours sur un autre plan. L’exposition sans chronologie couplée au documentaire délimiterait l’espace de la fiction comme le lieu où Ricciotti existe pleinement aux côtés de ses réalisations : il parle fréquemment de « narration » pour les décrire. On sort de l’exposition convaincu qu’il évolue dans les interstices d’une fiction qu’il construit lui-même.

Rudy Ricciotti à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine jusqu’au 8 septembre 2013.

*Photo : capture d’écran de L’Orchidoclaste, film de Laetitia Masson avec Rudy Ricciotti.

L’islamophobie, c’est quoi?

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islamophobie iran khomeini

islamophobie iran khomeini

Le terme d’islamophobie naît en Iran sous Khomeiny pour fustiger les femmes qui se refusent au port du voile. Il signifie, au-delà de la religion,  le refus par les femmes de suivre des coutumes : le voile n’est pas dans le Coran mais prôné par les théocrates. Le mot nouveau affirme une phobie de la laïcité. Il fait du rejet des règles une phobie, c’est-à-dire un des maux mentaux, à l’instar autrefois de l’URSS…
Le fait que le voile ne soit pas une obligation de l’islam mais une simple coutume témoigne bien du cynisme des concepteurs du mot.
À y regarder de plus près, l’acceptation imposée du terme est une déviation : phobie signifie « peur ». En quoi une peur de l’islam serait-elle une agression ? Bien sûr, il se peut que les réactions à la peur soient violentes mais craindre n’est pas haïr ! Et plus même : la haine aveugle alors que la crainte met en éveil. Pourtant ce n’est pas ce que soulignent les utilisateurs du mot arraché à son sens et utilisé à tout propos. L’appauvrissement de la langue est une arme de combat pernicieuse et efficace. La langue souffre en silence.
À tout démocrate ne devrait pas paraître illégitime la crainte d’une règle qui s’oppose fermement à toute liberté, toute opinion contraire à une loi antique laissée à l’appréciation d’oulémas, une règle qui impose l’irruption du religieux dans le politique, la certitude du caractère incréé du Coran et l’inégalité entre les êtres humains selon leurs convictions religieuses ou leur sexe. Ces règles mettent en danger la démocratie. Pourtant…
L’accusation d’islamophobie est habituellement amenée par la question « avez-vous lu le Coran ? » lancée par des interlocuteurs qui ne l’ont eux-mêmes pas lu mais ont la certitude qu’il s’agit d’un texte de tolérance et d’amour. Une pensée néocolonialiste qui fait accroire à son porteur que ses héros partagent et sa langue et sa vision du monde. S’il y a, bien sûr, des passages d’amour , comme dans tous les textes religieux, il y en a de violence et d’exclusion. Ces accusateurs d’islamophobie seraient abasourdis s’ils l’avaient lu. Mais il faudrait d’abord qu’ils s’avouent à eux même n’avoir pas lu.
Sur la coutume du voile il n’est pas anodin d’en rappeler l’origine sumérienne : les prostituées se couvraient d’un voile intégral, une burqa, tel que rapporté dans l’extraordinaire histoire de Tamar trompant son beau-père… c’est dire comment sont perçues les femmes dans les pays burquaïques ! Les défenseurs de la liberté, de l’égalité de droits et devoirs des citoyens, de la fraternité, de la sexualité libérée ne sont-ils pas en plein fourvoiement ?
Par ses actions et par l’invention de ce mot, l’islamisme radical a rendu tout « vivre ensemble » impossible. Il a aussi pris l’islam en otage imposant lui-même une deuxième séparation qualitative entre les êtres : il représente les bons et vrais musulmans. L’islamisme supplante l’islam. Les autres musulmans en sont les premières victimes et elles se comptent par dizaines de milliers tous les ans. C’est cela que défendent les borgnes à la langue acérée. Ils sont des soutiens d’assassins
Être islamophobe, par la crainte que ces dérives de fondamentalistes haineux inspirent, ce n’est pas détester les musulmans c’est les défendre. Leitmotiv : la haine aveugle mais la crainte met en éveil, les fondamentalistes ont la haine aveugle de tous ceux qui ne sont pas eux, qui ne pensent pas comme eux qu’ils soient chiites, sunnites, soufis… mécréants.
Mais cela n’est pas nouveau. Quand les wahhabites sunnites détruisirent Karbala la chiite en 1801, ils massacrèrent la population, quand ils prirent La Mecque et Médine en 1806 ils firent déterrer les compagnons de leur prophète et arrachèrent le dôme vert de son mausolée… Tombouctou 2012 était inscrit.
Totalitarisme, c’est le mot qui convient, celui qui dit au plus proche dans notre culture ce que cachent les semeurs du mot jusque dans les instances internationales et clament que les droits du musulman sont différents des droits des autres hommes. Cela provoque forcément une islamophobie, elle est le dernier rempart contre la haine distillée par les islamistes surgis du cœur de l’islam et dans le silence de ses penseurs et autorités.
Ici, certains se croyant bien-pensants, au nom d’une égalité mal digérée, utilisent de façon erronée un mot dont ils n’ont saisi ni le sens ni les conséquences. Du coup ils abandonnent tous les démocrates en combat dans l’espace musulman majoritaire comme au Soudan, en Syrie, au Mali et ailleurs. Espérons que leur orgueil ne les enfermera pas dans leur erreur.

Grèce : No Signal

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Je ne sais pas si, comme l’ami Luc, le gouvernement français aimerait en finir avec l’audiovisuel public de la manière un peu brutale avec laquelle la grande coalition au pouvoir en Grèce a décidé de le faire avec le sien.
Je n’ai pas d’avis particulier sur la qualité de la télé publique grecque. Il se trouve en revanche qu’il m’est arrivé, dans des errances insomniaques en Argolide, de tomber plusieurs fois sur des chaînes privées. Si vous avez cinq heures devant vous pour voir un film d’une heure trente, alors vous aimerez ce qui reste du PAF hellène. Entre les tunnels de publicité, les informations racoleuses des Jean-Pierre Pernaut locaux qui s’étendent en d’infinis reportages filandreux, les filles à poil qui font tourner des loteries, l’ensemble vous donnera l’impression que la Cinq de l’époque Berlusconi était un modèle d’élégance, de mesure et d’intelligence.
J’ai en revanche un avis sur la qualité de la télé publique française. Sans même parler d’Arte, il se trouve que les chaînes d’Etat restent, malgré tout, un refuge pour la culture, la création et l’information. Est-ce une perversion particulière, mais il se trouve que j’aime beaucoup les téléfilms « old school » qui adaptent les chefs d’œuvre de notre littérature ou les documentaires politiques de LCP ou Public Sénat qui en ces temps de mépris pour le politique sont parmi les meilleurs remèdes au poujadisme ambiant. Et si Luc se souvient de la métamorphose libérale et pas très libertaire du Libé de July qui remplaça les petites annonces des gays et des taulards par les pages Bourse, moi je me souviens en 1986, lors de la première cohabitation, de la privatisation de TF1 avec le fameux « mieux-disant » culturel de Bouygues pour emporter le morceau. Les résultats, plus d’un quart de siècle après, parlent d’eux-mêmes. Quand l’audience est le seul juge de paix, il est vrai qu’Eschyle ou même Maupassant partent avec un certain handicap face à ceux qui veulent louer le temps de cerveau disponible.
L’autre point qui me semble un peu gênant dans la démonstration de Luc, c’est qu’il évacue un peu vite la portée symbolique de la chose. On voit des policiers arriver sur un plateau, des journalistes ne plus trop savoir quoi faire et puis sans transition, un écran noir avec No Signal.  Pas besoin d’avoir l’âge de Manolis Glezos, le vieux héros qui descendit le drapeau nazi de l’Acropole et qui est actuellement député de Syriza, (l’équivalent du Front de Gauche grec)[1. Et deuxième parti du pays à quelques milliers de voix derrière Nouvelle Démocratie] pour se rappeler que la prise de contrôle d’une télévision, les Grecs ont déjà connu ça, lors du coup d’état des Colonels en 1967 qui inaugura le règne d’une dictature militaire féroce pour sept ans.
On aura beau faire, on aura beau dire, ce qui s’est passé en Grèce est un fabuleux déni de démocratie. Ce No Signal fera désormais une parfaite devise pour la Troïka quand on lui demandera des comptes sur sa légitimité démocratique à faire plier un pays en direct en lui dictant sa politique économique. Aujourd’hui, les exigences du marché, l’orthodoxie suicidaire des politiques monétaristes, fidèlement relayée par Bruxelles sont plus efficaces que les chars. Les gouvernements mal élus devancent les demandes. Comme nous sommes dans une époque où notre rapport au monde est médiatisé par des images aurait dit Debord, ce qui ne se voit pas n’existe pas. Le fait que le système de santé grec ait virtuellement disparu et que la population compte sur des dispensaires autogérés pour se soigner, ça ne se voit pas. En revanche, fermer en direct la télévision publique d’une nation souveraine, ça fait moins de victimes mais c’est dur de ne pas s’en apercevoir. Comme le disait plaisamment Eric Coquerel, secrétaire PG : « On savait que les coups d’état militaires débutent par un contrôle des médias, on saura désormais que les coups d’état financiers se singularisent par leur fermeture… »
En même temps, c’est peut-être la violence de trop. Les socialistes semblent vouloir  dans un sursaut d’orgueil protester contre ce coup de force. La coalition au pouvoir du Pasok et de ND, les deux partis qui ont gouverné le pays en se laissant violer d’abord par Goldman Sachs pour cacher leur dette puis par la Troïka pour gérer l’expiation de tout un peuple qui n’avait rien demandé risquent bien cette fois-ci d’être renvoyés à leurs chères études.
Il restera donc en tête à tête la gauche radicale de Syriza face aux néo-nazis d’Aube dorée. On peut souhaiter que ce ne soit pas le laboratoire des futurs scrutins nationaux en Europe mais on sait aussi que les mêmes causes produisent les mêmes effets.
Et puis il ne faudra pas compter sur la télé publique grecque pour vous donner les résultats.
Parce que maintenant, c’est « No Signal ».

Rendez-nous nos chaînes !

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Ça fait 40 ans que tout le monde accuse la télévision d’être une machine à sidérer les esprits, à endormir les intelligences, à laver les cerveaux, à mentir sur tout et à transformer les hommes libres en légumes, à aliéner les gens au Grand Divertissement et à la Propagande, à instiller les ordres du Kapital (chaînes privées) ou du Gouvernement (chaînes publiques).
Et le jour où enfin la télévision n’émet plus, ça crie à la confiscation de la Démocratie et au crime contre l’Information Qui Est Un Droit De L’Homme.

Non mais allô quoi.

Iran : le changement, c’est pas maintenant !

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iran khamenei elections

iran khamenei elections

Téhéran, 4 août 2009. En pleine cérémonie d’intronisation, le président réélu, Mahmoud Ahmadinejad, se penche vers le Guide Ali Khamenei pour lui baiser la main gauche. La mine renfrognée, celui-ci esquisse un pas en arrière. Volontiers taquin, il laisse son obligé lui embrasser l’épaule devant les caméras de télévision incrédules. Tandis que l’opposition réformatrice menée par le candidat malheureux Mir Hossein Moussavi manifeste par millions contre le bourrage des urnes, le Guide suprême de la République islamique adoube son fils prodigue avec distance.
Quatre ans plus tard, le divorce entre les deux têtes de l’Iran est consommé et la scène d’amour contrarié prend rétrospectivement tout son sens. Depuis son élection surprise en 2005, on croyait Ahmadinejad sur la même longueur d’onde que le chef de l’État iranien, l’élève ayant même dépassé le maître par la violence de ses diatribes anti-israéliennes, son islamisme chevillé au corps et ses lunes de miel successives avec les infréquentables du monde entier, du bolivarien Chavez au néo-stalinien Loukachenko.
On pourrait énumérer sans plus finir les motifs de discorde entre ces deux hommes que tout oppose. Islamo-nationaliste convaincu, Ahmadinejad fait figure de parvenu. Cet enfant du peuple mal fagoté apprécie les blousons en simili-cuir, cultive sa mèche huileuse et – crime de lèse-mollah ! – voudrait amoindrir le rôle des clercs au profit des élus du peuple, au point que son flirt avec le Guide a viré à cohabitation à la française.[access capability= »lire_inedits »]
Pour faire payer son impudence à ce chicaneur de président, Khamenei lui a fait avaler des seaux de couleuvres : l’élection télécommandée d’une Assemblée certes conservatrice, mais majoritairement hostile au président, ses fidèles désavoués… Excédé par les entraves imposées à ses proches sur le chemin de la présidentielle, Ahmadinejad, auquel la Constitution interdit de quérir un troisième mandat consécutif, menace de reporter l’élection prévue le 14 juin et prévient : « Des gens disent que c’est l’avis du Guide qui fait participer ou non un individu. Ça ne le regarde pas. C’est au peuple de décider. »
Vox populi, vox dei ? Si l’adage ne sonne pas très persan, c’est que la Constitution iranienne, approuvée par référendum à l’avènement de la République islamique, en 1979, consacre la primauté absolue du Guide suprême sur les institutions  élues. Contrairement à la doctrine augustinienne des deux cités, la théologie politique de l’Iran khomeiniste imbrique étroitement  pouvoirs temporel et spirituel au nom de la « guidance du juriste religieux » (velayat e-faqih). Après la chute du chah, Khomeiny a ainsi institué une double souveraineté, divine et populaire. Ces ambiguïtés expliquent le conflit latent entre clercs et laïcs au sein du régime théocratique. Malgré les aléas de son cursus honorum religieux[1. Ses tentatives successives pour être reconnu en tant que marja’ (source d’imitation islamique) par ses pairs se sont toutes soldées par un échec, seul le fidèle secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, l’ayant gratifié de ce statut. Cf. Chiisme et État. Les clercs à l’épreuve de la modernité, Constance Arminjon Hachem, CNRS Éditions, 2013.], Khamenei concentre les pouvoirs régaliens et relègue le président au rang de super-chef de gouvernement, doublé de bruyant porte-parole de la diplomatie iranienne. Après avoir longtemps rongé son frein dans l’ombre de Khomeiny, le guide Khamenei, 74 ans, dirige les armées, l’autorité judiciaire et peut même destituer le président de la République si la Cour suprême établit son incompétence[2. De son côté, le Guide suprême est désigné par le Conseil des experts iranien pour une durée indéterminée, et ne peut être renversé que par décision de cette assemblée religieuse élue au suffrage universel direct.]. Non content de ses larges prérogatives, il aimerait hisser ses hommes de confiance à la fonction présidentielle pour s’éviter quatre nouvelles années de tension au sommet de l’État.  Cela tombe bien, son conseiller diplomatique, Ali Akbar Velayati, se présente justement à l’élection de juin. À 68 ans, proche de longue date de Khamenei, il répand les éléments de langage du Guide à longueur de médias. Les révoltes arabes marginalisent Téhéran au profit du Qatar et des Frères musulmans ? Velayati préfère parler de « réveil islamique » dans l’esprit de la révolution de 1979. Quant aux amis d’Ahmadinejad, si Velayati ne les égratigne qu’à fleurets mouchetés, il n’en pense pas moins. Parmi eux, le gendre et collaborateur du président, Esfandiar Rahim Mashaï, sortait son épingle du jeu. Entre autres excentricités, il avait déclaré son amitié au peuple israélien. Las, sa candidature a été invalidée !
Sortir les sortants : la tentation du peuple serait manifeste si les dés de l’élection n’étaient pas pipés. Car pour les 75 millions d’Iraniens, période de guerre mise à part, la vie quotidienne n’a jamais été aussi éprouvante : l’inflation − 30% en 2012 ! − enturbanne les classes moyennes, d’autant que l’allocation mensuelle de 500 000 rials mise en place par Ahmadinejad ne profite qu’à son électorat de déshérités. Il suffirait que le Guide ouvre les vannes de la démocratie, comme en 1997, lorsqu’il laissa le réformateur Khatami accéder à la présidence, pour que l’art persan du compromis révèle toute sa subtilité. Depuis trente-quatre ans que la République islamique gouverne les âmes et les corps, un seul principe régit tous les secteurs de l’existence : tout est politique ! Il en va ainsi de l’économie iranienne, continuation de la politique par d’autres moyens, dont le secteur étatique pléthorique sert de débouché aux proches du Guide et anciens militaires reconvertis dans les affaires. Avec 80% de ses revenus en devises issus du pétrole, l’Iran souffre tout autant de la quasi-autarcie industrielle imposée par la peur de l’ouverture que des sanctions internationales. Tout aussi politique, le jeu de poker menteur avec l’Occident sur le nucléaire vise moins à exécuter d’improbables menaces anti-israéliennes qu’à sanctuariser le régime. En parvenant à enrichir assez d’uranium, les Iraniens espèrent pouvoir fabriquer un engin atomique qui dissuaderait la communauté internationale de frapper Téhéran[3. Interrogée par Daniel Leconte, l’experte en relations internationales Patricia Lewis estime même que l’Iran pourrait se dispenser de fabriquer une bombe si le développement de son programme nucléaire atteignait une « zone d’immunité » rendant inefficace toute attaque contre ses installations. Voir le passionnant documentaire de Barbara Necek diffusé le 11 juin à 20h45 sur Arte : « Iran : paroles interdites ».].
Ce sujet de consensus national mis à part, nul ne connaît aujourd’hui les objectifs politiques du Guide : sortir l’Iran de son isolement régional après l’inéluctable chute de la Syrie d’Assad ou reconstituer un « croissant chiite » de Beyrouth à Bagdad ? Certains observateurs prophétisaient que Khamenei sortirait de sa manche une vieille carte rebattue : Rafsandjani. Ce quasi-octogénaire n’a cessé de s’inscrire dans le cadre institutionnel islamique mais bénéficiait du soutien des réformateurs pour se rapprocher des États-Unis. Or le Conseil des gardiens, bras légal de la volonté du Guide, l’a éliminé en prétextant son grand âge. Ne restent donc plus dans la course que huit prétendants, d’une loyauté parfaite au Guide, tels que le négociateur nucléaire Saïd Jalili, le maire de Téhéran Mohamed Bakr Qalibaf et l’ancien chef d’état-major Mohsen Rezaï. À tort ou à raison, quatre ans après l’écrasement de l’opposition réformatrice, le machiavélien Khamenei se sent cette fois-ci assez fort pour se passer de caution démocrate. Rien ne dit cependant que la frange de la jeunesse acquise aux idéaux démocratiques du « mouvement vert » de l’été 2009 l’entende de cette oreille. Mollah ou pas, nul n’est prophète en son pays…[/access]

*Photo: Soleil.