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L’heure de d’Artagnan

artagnan manif pour tous

Lorsque d’Artagnan part pour Paris, il a 15 écus en poche, un vieux cheval jaune ridicule, une lettre de recommandation pour M. de Tréville, capitaine des mousquetaires, et son épée. À Meung, il se bat contre un gentilhomme arrogant qui raille son cheval, se fait délester de son argent et de sa précieuse lettre ; son épée est brisée, il est roué de coups. En arrivant à Paris, il vend son cheval bouton d’or pour louer une mauvaise chambre.
« Après quoi, nous dit Alexandre Dumas, content de la façon dont il s’était conduit, sans remords dans le passé, confiant dans le présent et plein d’espérance dans l’avenir, il se coucha et s’endormit du sommeil du brave. »
Vous ne trouvez pas que cela ressemble à ce que nous voyons tous les jours de cette année 2013 ? Ce jeune homme qui nous plaît se promène par milliers le long des allées du pouvoir, lequel s’en irrite fort. On le reconnaît à sa bonne humeur et à son agilité. Il trouve toujours la parade astucieuse et la riposte spirituelle.[access capability= »lire_inedits »]
Le pouvoir prétend qu’il n’existe pas. Il envahit le pavé. On assure qu’il ne compte pas. Il se multiplie. On le répute violent et provocateur. Il marche tranquillement nez au vent, sans même une épée. On refuse d’entendre sa voix. Il prend la plume. On vole ses lettres. Il submerge la Poste. On fait donner la garde. Il réapparaît le lendemain, impavide et souriant. On accélère. Il accélère. Il est à Lyon, à Nantes, à Bordeaux, insaisissable et harcelant.
Le gros rhinocéros politico-médiatique, avec sa lourdeur idéologique, ne comprend rien à cette souplesse et à cette vivacité. Il continue à marteler ses mots d’ordre massifs : « modernité », « égalité ».
Il n’a pas vu venir l’heure des mousquetaires. Ces deux mots n’ont pas de sens pour eux. Avec sa jument bouton d’or et son pourpoint défraîchi, d’Artagnan ne risque pas d’être à la mode. Comment ose-t-on discuter, dans un tel appareil ? ricane le gros rhinocéros, qui a tort de ne pas remarquer son œil fier. Quant à l’égalité… Personne n’est moins égal que d’Artagnan, un contre cent et sans le sou. Et qui revendiquerait l’égalité avec un ringard aussi démuni de fortune et de relations?
De tout cela, d’Artagnan ne se soucie pas. C’est là le véritable esprit d’anarchie. Pas plus qu’il n’envie les gens à la mode, il ne délègue sa bravoure et son art de vivre à des représentants politiques. Cordonniers, pas plus haut que la chaussure… Leur court mandat électoral comporte peut-être le pouvoir de ruiner le pays, certainement pas celui de penser à notre place, ne serait-ce que parce que c’est une chose intéressante et amusante, comme le montre plaisamment ce temps mousquetaire.
Le gros rhinocéros s’étonne : pourquoi s’opposer à une loi « qui ne vous enlève rien », répètent Luc Ferry et Laurent Joffrin. L’argument est un aveu : le rhinocéros ne peut pas comprendre qu’on bronche pour autre chose que pour ses intérêts particuliers. L’idée qu’on puisse se battre pour une cause plus vaste et plus profonde, les enfants à venir, la beauté du monde, les fleurs, les étoiles ou le service du roi, lui est étrangère.
On a beaucoup dit, de Depardieu à Houellebecq en passant par divers sondages, que la France était triste et dépressive. Mais quelle France ? Si c’était, justement, celle qui souffre, plus ou moins consciemment, d’être étouffée, massifiée, sclérosée, par le rhinocéros de Ionesco? Dès qu’elle retrouve un peu d’espace pour s’ébrouer, elle retrouve aussi cet allant qui va avec l’indépendance d’esprit, cette joie de vivre qui va avec la générosité de cœur. D’Artagnan n’a rien, n’est rien, et ne s’en inquiète pas.
« C’est par son courage seul qu’un gentilhomme fait son chemin aujourd’hui », lui a dit son père.
Ce mot de passe circule sans se dire de manifestations familiales en comités d’accueil chahuteurs, de pétitions en gardes à vue, de sweat-shirts « indécents » en blogs inventifs, de marcheurs en veilleurs. Le rhinocéros ne voit pas que c’est lui qui est ridicule, devant ces voltigeurs « élégants comme Céladon, agiles comme Scaramouche », comme l’a dit un autre mousquetaire. Qui concluait, rappelez-vous : « À la fin de l’envoi, je touche ! » [/access]

*Photo: Soleil

Burgalat, l’Alpha et l’Omega du show

On a entendu bien des sanglots longs, ces dernières semaines, pour déplorer l’arrêt de plusieurs émissions musicales sur le service public hexagonal de télévision. Au bout du rouleau, exsangues, des programmes tels que Taratata ou CD’aujourd’hui ne seront plus à l’antenne à la rentrée. Écouter de la musique à la télévision, dans de bonnes conditions, n’est pas une sinécure… Entre les tristes chaînes spécialisées « robinets à clips », les plateaux lugubres où règne en maître le playback, et les chanteurs à obsolescence intégrée nés dans les télé-crochets et qui disparaîtront dans les nouveaux cimetières de la télé-réalité, le paysage n’est pas très réjouissant…

show burgalat paris premiere

Devons-nous attendre un renouveau de la variété télévisée par le service public ? (rires enregistrés) Non. Assurément pas… C’est du privé que nous vient une initiative singulièrement ambitieuse, le « Ben & Bertie Show » – conçu et animé par le réalisateur Benoît Forgeard et le chanteur, producteur, compositeur Bertrand Burgalat.  Paris Première (groupe M6) diffusera demain à 23h30 la seconde édition de ce show archéo-futuriste, qui semble venir tout droit des années 70, mais avec une fraîcheur inédite à la télévision française ces dernières années. Le précédent show, diffusé en janvier, s’appelait « L’année bisexuelle »; celui qui sera diffusé ce soir « Ceux de Port-Alpha ». Chacune des émissions propose une série de séquences musicales incluses dans une fiction dont Forgeard et Burgalat sont les héros. Cette fois-ci nous voilà transportés dans la station balnéaire de Port-Alpha, dont le maire (Burgalat) entend monter un grand festival d’été. « Nous voulions raconter une province envoûtante et mégalomane, pas celle archi-rebattue des traditions pittoresques et des guerres de clochers » explique Forgeard. Port-Alpha vit à l’ombre d’une centrale nucléaire, dont elle est très fière, et entend célébrer cette présence en musique par un grand festival : « Une sorte de Woodstock de l’uranium 235 ». Intégralement tourné en studio, usant avec sobriété d’effets vidéos assez basiques (tel le fond vert permettant l’incrustation de personnages dans des paysages divers)  le « Ben & Bertie Show » n’est pas sans évoquer la télé de papa… les émissions de Maritie et Gilbert Carpentier qui étaient souvent construites autour d’une thématique, ou les grandes débauches esthétiques de Jean-Christophe Averty. Les séquences musicales sont évidemment enregistrées dans les conditions du direct, et une affiche à la fois complètement loufoque et très qualitative est proposée, pour ce festival de Port Alpha… mêlant entre autres les BB Brunes et la douce April March, La Grande Sophie et… Elie Semoun, Charles Dumont (l’homme qui a écrit Non je ne regrette rien à Piaf) et les jeunes toulousains d’Hypnolove. Le tout avec en fil-rouge les musiciens d’A.S Dragon, qui ont souvent accompagné Burgalat, notamment sur scène…

L’émission est présentée malicieusement comme une « œuvre de service public idéalisé ». On se délectera donc de ce show espiègle, diffusé astucieusement un jour avant le début de l’été, et son corolaire terrifiant… la Fête de la musique ! On goûtera surtout sans réserve la saveur de son esthétique globale, qui n’est pas celle d’une émission de variété industrielle formatée mais d’une œuvre à part entière…

Un nouveau dogme au PCF : l’euro

euro pcf

Au moment de l’organisation de la manifestation « pour la VIe République » j’avais eu la curiosité de faire un petit tour sur le site du Parti de gauche pour comprendre sa démarche institutionnelle. Ces colonnes ont accueilli l’expression de ma consternation . Amateurisme et incompétence semblant être les outils utilisés pour la mise en avant du mot d’ordre. Une visite sur le site d’« Economie et politique » revue marxiste d’économie très proche du PCF, pour consulter un article intitulé «Contre l’austérité, luttons pour un autre euro», a provoqué la même surprise accablée. Sauf que cette fois-ci, compte tenu de la personnalité des signataires, et de leur compétence universitaire reconnue,  il semble difficile d’invoquer l’amateurisme et l’incompétence. On se rabattra sur la mauvaise foi et l’aveuglement. Si l’on comprend les auteurs, il faudrait « exiger » la mise en place d’un « bon » euro à la place de l’actuel. Les moyens d’y arriver, relèvent, de façon assez habituelle, de l’incantation floue. Mais en fait, la cible de cet article, ce sont ceux qui préconisent de renoncer à la monnaie unique. Et, les armes du débat sont étonnamment le mensonge et la mauvaise foi. Le but étant d’effrayer le chaland, pour venir,  de façon incompréhensible, au secours d’un euro chancelant.
« Face à ces blocages, certains agitent l’idée de sortir de l’euro. Cela reviendrait à fuir devant la lutte décisive pour une autre utilisation de celui-ci et de la BCE. » Bigre, ça commence bien, tous ces économistes, banquiers, savants, hommes politiques qui se prononcent ou s’interrogent sur cette voie, ce sont des agitateurs et des couards. Ils apprécieront.
Retenons pour faire court deux extraits particulièrement significatifs.
« Le commerce extérieur de la France, souffre d’un déficit annuel de 60 à 70 milliards d’euros. Le retour au Franc, qui se ferait alors au prix d’une dévaluation de l’ordre de 25 % par rapport à l’euro, entraînerait automatiquement un enchérissement du même ordre du coût de nos importations. »
C’est tout simplement faux. Les auteurs feignent de ne pas savoir que la dévaluation est une forme de protectionnisme. Un certain nombre de produits auparavant importés devenant plus chers, les consommateurs se tourneront vers des produits locaux. Seuls les produits dont nous ne disposons pas (les carburants par exemple) devront donc toujours être importés. Ils représentent 30 % de nos importations. Quel est le but de cette présentation biaisée, sinon de faire peur ?
Autre exemple :
« Notre dette publique a été très internationalisée depuis les années 1980. Aujourd’hui elle est détenue à 60 % par des opérateurs non résidents, banques, sociétés d’assurances, fonds de pension… Le retour au Franc dévalué entraînerait automatiquement un enchérissement de 25 % sur les quelques 1140 milliards d’euros de titres de dette détenus hors de France ». Mais qu’est-ce que c’est que cette énormité ? Les économistes entretiennent parfois des rapports élastiques avec la rigueur juridique, on se trouvera donc obligé de rappeler quelques éléments. Ce sont des contrats de droit français qui régissent l’essentiel de la dette de notre pays (85 %). Ces contrats prévoient  qu’elle sera remboursée dans la monnaie ayant cours dans celui-ci. En cas de sortie de l’euro, la dette sera recalculée en francs, et pour les mêmes montants qu’en euros. La nationalité du créancier est absolument sans effet au contraire de ce que nous raconte les éminents camarades.
Le reste de l’article est à l’avenant, inutile de s’encombrer. La question qui se pose est de savoir quel est l’objectif de ce genre de prise de position, qui rend service à un François Hollande soi-disant engagé dans une partie de bras de fer avec l’Allemagne. C’est peut-être le but ? François Hollande pourrait très bien signer ce qui constitue la conclusion de l’article : «La raison la plus importante c’est qu’en sortant de l’euro, on déserterait le terrain de la bataille pour un autre euro et pour une construction solidaire de l’Union européenne, au mépris d’une nouvelle croissance fondée sur le développement des peuples et, notamment, sur l’aide aux pays d’Europe du sud. »
La « section économique » du parti, respectée pour son sérieux et sa rigueur, bénéficiait dans les années 70 d’un grand prestige, bien au-delà de ses frontières naturelles. Il semble qu’il n’en reste plus grand-chose aujourd’hui : on n’y réfléchit et innove guère plus que dans le reste de la maison-mère. Et en plus on se permet d’y diffamer –sans les citer- les collègues hérétiques façon Sapir ou Lordon à grand coups d’arguments barrosocompatibles. Bizarre, bizarre…
Camarades, vous qui avez voté non à Maastricht, non au TCE, qui vous êtes opposés à la création de cette monnaie unique dont l’échec économique politique social est aujourd’hui aveuglant, comment pouvez-vous croire une seconde à la possibilité de faire advenir « un autre euro » ?
Le seul bon euro est un euro mort.

Campagne anti-gifles : on s’en tape!

Décidément, les droits des enfants déchaînent les passions : tandis que certains se battent pour leur donner « un papa, une maman », d’autres promeuvent l’abolition de la GPA (Gifle Parentale Autoritaire). La Fondation pour l’Enfance a ainsi réalisé une campagne publicitaire contre « les violences éducatives ordinaires », c’est-à-dire l’usage domestique de claques, fessées, taloches et autres torgnoles pour faire taire la marmaille. Dans le clip –qui sera diffusé sur toutes les grandes chaines pour culpabiliser sensibiliser les géniteurs sanguinaires- on peut voir la scène banale brutale d’une mère excédée par un marmot mutin, qui finit après plusieurs sommations par lui donner une gifle salutaire. « Une petite claque pour vous » clame l’invisible Tartuffe sur fond de musique tragique. Puis on revoit la scène au ralenti, et l’enfant défiguré par la main maternelle, voyant sa vie défiler devant ses yeux avant de s’enfermer dans un silence meurtri et prostré, probablement devenu déficient mental à la suite du châtiment corporel infamant. « Une grosse claque pour lui ». Silence. Méditation. La sentence tombe, lapidaire : « il n’y a pas de petite claque ».  Cet aphorisme relativiste laisse songeur : il n’y  aurait donc pas de différence entre le tabassage aviné à coup de ceinture, l’usage pédagogique du martinet et la petite tape sur les doigts.
Les auteurs de cette parabole s’appuient sur une étude de chercheurs canadiens, publiée en juillet 2012 dans la revue américaine Pediatrics qui démontre que les enfants ayant reçu des fessées ont plus de risques de devenir des cas sociaux une fois adultes, de tomber dans la drogue, la dépression et les troubles obsessionnels compulsifs.
La propagande bambinophile va son chemin, et on a même pu voir l’actrice Claudia Cardinale, le prince Felipe de Bourbon, Mikhaïl Gorbatchev, et la reine Silvia de Suède apposer conjointement leurs signatures sur une pétition anti-fessée initiée par le Conseil de l’Europe à l’occasion du trentième anniversaire de l’abolition de la gifle en Suède.
On se prend à rêver d’un monde réconcilié, où adultes de tous bords feraient la farandole ensemble dans un combat commun, la lutte contre la claque infanticide, et où la famille deviendrait un lieu aussi pacifique qu’une unité de soins palliatifs ou qu’un épisode de Bonne nuit les petits.
J’sais pas vous, mais moi, j’ai les poings qui me démangent.

Minorité morale

barjot vallaud belkacem

« Pétainistes, vichystes, fascistes » : au lendemain de la dernière « Manif pour tous » contre le mariage gay, Nicolas Demorand a sorti toute la panoplie des mots qui diabolisent. Le patron de Libération a également décrété que ce mouvement n’était pas « populaire » mais « radicalisé » – termes qui ne s’opposent que dans l’imaginaire sommaire de cette partie de la gauche à qui le mot « progressisme » tient lieu de pensée. Bref, tout ça, c’est rien qu’un ramassis de fachos et de réacs.
Or, des fachos, il y en a dans ce mouvement et, quoique minoritaires, ils semblent déterminés et peut-être – mais c’est une impression – de plus en plus organisés. Par ailleurs, la frange la plus entêtée, celle qui a défilé le 26 mai, compte sans doute une majorité d’authentiques réacs. Ils pensent qu’il y a des lois au-dessus de celles de la République (comme tout croyant conséquent, me semble-t-il, sauf qu’eux en tirent des conclusions politiques). L’avortement leur fait horreur. L’homosexualité, mieux vaut ne pas en parler. Je dois bien admettre que, culturellement, je me sens fort éloignée du conservatisme assumé de cette minorité morale. De Mai-68, j’entends bien garder la liberté des moeurs. Qui, d’ailleurs, n’est nullement menacée.
Pour la gauche Demorand, c’est inespéré. Aussi incrédule qu’un jésuite trouvant la preuve de l’existence de Dieu, elle ne retient pas sa joie. Je les tiens ! Ils existent ! Eh bien oui, ils existent. Ils voient disparaître ou changer, généralement pour le pire, tout ce qui était stable dans le monde qu’ils aimaient. Cela les rend-il méprisables ? En vrai, ils se battent pour quelque chose qui a déjà disparu. Enfin, ce que j’en dis…
De toute façon, on leur cause pas, à ces résidus du passé. Qu’ils retournent dans leurs provinces. Nous, on va jouer à se faire peur, en appliquant la jurisprudence Le Pen – aux résultats éprouvés. Face à cette France inconnue de ses services, la gauche gramophone repasse ses disques usés. Elle dénonce l’ordre moral qui s’avance. Elle ne sait même pas que l’ordre moral, c’est elle. L’essentiel, c’est de ne rien comprendre.

*Photo: manif pour tous

Cet article en accès libre est issu de Causeur magazine n°3 (nouvelle série) de juin 2013. Pour lire tous les articles de ce numéro, rendez-vous chez votre marchand de journaux le plus proche ou sur notre kiosque en ligne : 4,90 € le numéro.

Retraites : l’occasion manquée

retraites commission moreau

Installée par le premier ministre le 27 février dernier, la Commission Moreau (du nom de sa présidente) pour l’avenir des retraites vient de rendre son rapport. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le compte n’y est pas et que les propositions faites tiennent bien davantage d’une énième réformette que de la réforme systémique et ambitieuse qu’attendent le pays comme Bruxelles.
Dès sa désignation,  la Commission souffrait d’un dangereux déficit de démocratie. En tout et pour tout, elle comprend dix représentants du secteur public, pour la plupart hauts fonctionnaires : conseillers d’Etat, membres du Conseil d’Orientation des Retraites ou cadres de l’INSEE. Bien entendu, aucun représentant du secteur privé, bien qu’il constitue plus des trois quarts de la population active et des retraités. La commission ne compte qu’un seul retraité, presque par raccroc : en réalité l’un des cadres de l’INSEE qui vient  tout juste de prendre sa retraite. Au passage, notons qu’en ces temps de transparence, un problème juridique semble avoir complètement échappé à ce vénérable cénacle : la moyenne d’âge (environ 55 ans) et la consanguinité de ses membres les mettent inévitablement en position de conflit d’intérêt, puisque l’alignement de leurs régimes publics sur le régime de droit commun constitue une mesure de justice incontournable. Comme on pouvait le craindre, l’arbre est bien tombé du côté vers lequel il penchait. Son rapport de 172 pages recommande notamment le matraquage fiscal des retraités avec  un allongement inévitable des durées de cotisation. Mais venons-en à l’essentiel.
On sait qu’une très nette majorité de Français réclament plus de justice et d’égalité. Ils dénoncent sans cesse les  avantages de la fonction publique et les privilèges des régimes spéciaux. Qu’importe, avec un sens politique très sûr, la Commission Moreau évite soigneusement tous les sujets qui fâchent:  rien sur les régimes parlementaires, rien sur les régimes spéciaux des services publics, rien sur la révision du périmètre des fonctions dites « actives » qui permet – parfois depuis 1853 – à un petit tiers de fonctionnaires de partir en retraite bien avant les autres, rien non plus sur l’amplitude pour une large part dissimulée des déficits des régimes  publics, qui mettent en péril l’ensemble du système français…
Pour donner le change, le texte prévoit la prise en compte pour  les fonctionnaires  des toutes dernières années de service (3 ou 10?), au lieu des 6 derniers mois actuellement (une dérive fréquente consistant à promouvoir l’agent environ un an avant son départ). Cette proposition irait incontestablement  dans le (bon) sens d’un rapprochement entre public et privé – 25 meilleures années pour la retraite Sécu  – si elle n’était matériellement assortie de l’intégration dans la base de calcul des pensions publiques d’une partie des primes qui ont longtemps échappé  à toute cotisation et prise en compte, avant de rentrer (partiellement) depuis 2005  dans  une retraite additionnelle de la fonction publique. Or, ce nouveau calcul risque dans certains cas de renchérir sensiblement le coût déjà excessif des retraites publiques. En outre, il confirme le sentiment qu’aucune réforme sérieuse ne peut se faire dans le secteur public sans présenter en contrepartie un substantiel bakchich aux salariés de ce secteur.
Autre piste des plus dangereuses : pour rééquilibrer le système, la Commission Moreau propose une désindexation générale des pensions et  des cotisations, le pouvoir d’achat des pensions étant déconnecté de l’indice des prix, cependant que les cotisations salariales ne seraient plus désormais prises en compte que pour une partie variable de leur montant. Certes, cette déconnection ne serait que provisoire et elle serait attentivement pilotée par un comité ad hoc dont on ignore la composition, les règles de décision et les garanties éventuelles qu’il offrirait contre une manipulation des chiffres. Avec la fixation du taux du livret A, l’Etat a parfaitement montré que ce type de contraintes ne le gênait aucunement.
Enfin, la pénibilité n’est évoquée qu’a minima. Pour être vraiment prise en compte dans le privé (elle l’est parfaitement  dans le public, par le jeu très large des fonctions dites « actives »), encore faut-il qu’elle soit liée à un travail de nuit ou à une exposition prolongée à des substances cancérigènes. Sinon, il faudra se contenter d’un compte-temps individuel, valant crédit de formation, de salaire ou d’activité et dont l’efficacité réelle et le rendement quasi-insignifiant risquent de ne pas être à la hauteur des espérances suscitées.
Pour clore le tout, on trouve une nouvelle proposition de hausse des cotisations (0,4% en 4 ans) partagée entre salariés et entreprises. Cette disposition va directement à l’encontre des préconisations de Bruxelles, puisque les autorités européennes n’entendent  pas voir le poids des retraites grever davantage encore le PIB du pays.
En somme, le rapport Moreau préconise une réforme de fonctionnaires, étroitement conçue par des fonctionnaires et pour des fonctionnaires. Une proposition injuste, partielle, étriquée, discriminatoire, plus importante par ses non-dits (retraites parlementaires, services publics, dissimulation du déficit abyssal des retraites de la fonction publique) que  par ses propositions effectives. Pour terminer, osons poser la question qui tue : pourquoi donc aucun gouvernement n’a-t-il jamais eu le courage de demander au secteur privé de constituer une commission pour se pencher sur les réformes à mettre en place dans les régimes publics ?
Force est de reconnaître qu’après tant d’instances publiques crispées sur leurs privilèges, la Commission Moreau s’inscrit comme une nouvelle occasion manquée, dans un pays qui sait désormais qu’une véritable négociation avec les retraités eux-mêmes, tout comme la véritable égalité public-privé, ne sont  décidément pas pour demain.

*Photo : jyc1.

Turquie : La révolte des élites

turquie taksim revolte erdogan

 Le 28 mai 2013, plusieurs centaines de manifestants se rassemblent place Taksim, à Istanbul, pour protester contre un projet immobilier prévoyant la suppression d’un espace vert et la reconstruction d’une caserne ottomane. Plus qu’une simple crispation écologique, ce mouvement cristallise l’opposition entre deux Turquie. À la pointe du refus, on trouve les Turcs « blancs ». Laïcs occidentalisés, ceux sont les classes moyennes des grands centres urbains du triangle Istanbul, Ankara, Izmir. Or, à compter des années 80, elles subissent la déferlante des Turcs « noirs » en provenance d’Anatolie. Plus nombreux, ils apportent de leurs campagnes leurs croyances et leur mode de vie conservateurs. Entassé dans les gecekondu(bidonvilles)[1. Maison construite la nuit, une loi ottomane interdisant la destruction des maisons précaires à partir du moment où elles possèdent un toit.], ce petit peuple humble et dévot constitue le socle électoral de l’AKP. Très tôt, les islamo-conservateurs ont saisi qu’il était vain de s’opposer à l’hypertrophie stambouliote. Au contraire, celle-ci épouse les grandes recompositions engendrées par la mondialisation. L’ouverture des frontières, l’intégration des pays dans de vastes zones de libre-échange, accompagnent l’urbanisation. Au croisement des routes Est-Ouest et Nord-Sud, la Turquie et sa mégalopole sont à la confluence des puissances émergentes d’Extrême-Orient et d’un Occident en plein marasme.  Dès lors, la construction d’infrastructures capables d’absorber les 20 millions d’habitants de l’agglomération est vitale. Seule une très forte croissance est susceptible de procurer un emploi aux centaines de milliers d’arrivants annuels. Les grandioses projets de troisième aéroport, troisième pont, se complètent mutuellement. Symbole fort, le 29 mai 2013, jour anniversaire de la chute de Constantinople, Erdogan a donné le premier coup de pioche aux travaux du nouveau pont suspendu enjambant le Bosphore. À Taksim, cette logique d’appropriation de l’espace prend un tour clairement conflictuel. Au cœur de la partie la plus occidentalisée de la ville, la place construite dans les années 1930 renvoie au projet d’homme nouveau des élites kémalistes. C’est cette marque dans l’espace et le temps que l’AKP souhaite faire disparaître. La destruction du centre culturel Atatürk et la construction à sa place d’une mosquée géante signifierait après 1453 et la conquête de la ville byzantine, la chute six siècles, plus tard, de la ville laïque impie.
Confrontés à une périphérie dynamique et conquérante, les manifestants se sentent asphyxiés. Ainsi, une loi récente prohibe la publicité et la vente d’alcool dans les épiceries de 22h à six heures du matin. Apanage de l’émancipation féminine, le rouge à lèvres est désormais proscrit aux hôtesses de l’air de Turkish Airlines. Cette pression sociale, tant qu’elle se limitait aux villes de l’est du pays ou aux bidonvilles, était l’objet d’une tolérance implicite. Or, aujourd’hui, elle se propage aux enclaves les plus huppées. Mais, en même temps, les élites républicaines ont muté. Les mots d’ordres des manifestants n’ont rien à voir avec la rigide doxa kémaliste d’antan. Cette génération née dans les années 1990 a été nourrie au lait des nouvelles technologies et du village global. Un rapide tour d’horizon révèle sa diversité. Des Kémalistes farouchement attachés à l’invisibilité de la république côtoient des activistes kurdes ; des islamistes altermondialistes frayent avec des militants LGBT. Leur seul point d’entente se résume en même rejet de l’AKP. En réalité, les revendications du mouvement sont moins collectives qu’individuelles. Ce n’est pas  la laïcité comme religion civique qui est défendue mais bien un style de vie sans contraintes normatives. Tout à l’inverse d’un mouvement de masse, cette minorité occidentalisée reste confinée dans un ghetto sociologique. D’autant que l’AKP, en créant ses réseaux éducatifs, ses médias, et son patronat, a mis en orbite sa propre classe moyenne. Moderne dans son aspiration au confort, elle demeure inflexible sur ses valeurs. Plébiscité à toutes les élections, l’AKP a su intégrer une périphérie anatolienne jusqu’alors méprisée.
La priorité affichée par les néo-islamistes n’est pas l’application de la charia mais dans l’amélioration concrète des conditions de vie du petit-peuple..  Si les Turcs ne sont pas dupes de l’affairisme ou du népotisme gouvernemental, ils sont reconnaissants à l’AKP d’avoir privilégié l’homme concret à l’homme abstrait. Cependant, comme dans toutes révolutions, ils existent des ruptures et des continuités, la brutalité policière (3 morts) en est une parmi d’autres. En somme, la Turquie d’Erdogan, c’est l’arbitraire kémaliste plus la démocratie et l’ordre moral.

*Photo: AJ Stream

La France, demain, pourrait être… communiste

front de gauche pcf fn

On sent bien, un peu comme en Grèce qui a pris une certaine avance sur la question en vivant de fait sous une dictature supranationale, que les vieux partis politiques de gouvernement s’épuisent et il faut être Jean-François Copé ou François Fillon pour croire que la prochaine alternance leur bénéficiera. Ou alors, comme en Grèce et en Italie aujourd’hui, en Allemagne hier, il faudra que l’UMP reconnaisse que sa politique économique est exactement la même que celle de Hollande et qu’elle accepte un gouvernement de grande coalition réservé à ceux qui pensent qu’un pays est une entreprise et qu’une nation doit abandonner sa souveraineté pour satisfaire des critères de rentabilité décidés par d’autres qu’elle. Mais là aussi, ça ne peut durer qu’un temps.
On peut donc imaginer, comme Théophane Le Méné, que d’autres forces politiques émergent et portent des revendications nouvelles, essentiellement religieuses et identitaires afin de reprendre en main, au moins, le destin d’un groupe quitte à oublier la France au passage. Constatant l’impossibilité de l’assimilation et l’échec de l’intégration,  Théophane voit pour sa part ces forces nouvelles sous la forme de partis « erdoganiens » ou post « démocrate-chrétiens » qui s’imposeraient dans le champ électoral pour les années qui viennent. On pourra remarquer qu’il y en a déjà mais qu’ils sont groupusculaires. Cela supposerait aussi que face à la puissance dissolvante des politiques économiques libérales, les Français, catholiques et musulmans, se définissent face à crise d’abord comme catholiques ou musulmans. On peut en douter. La France reste une des plus vieilles nations laïques du monde malgré la pression des communautés en pleine panique obsidionale face à la violence de la crise. Une violence qui pousse à tous les replis dans un système trouvant plus facile de tenir la boutique en favorisant l’idée d’un choc de civilisation qu’en rappelant l’existence de la lutte des classe.
Et pourtant, ce qui nous fait changer de civilisation, ici et maintenant, ne se lit pas dans des questions concernant une minorité d’intégristes religieux, catholiques ou musulmans, engagés dans une rivalité mimétique. Une rivalité où se lit un regret commun, celui d’une société hiérarchisée et si possible fondée sur le patriarcat, ainsi qu’une transmission de valeurs qui seraient celles de la communauté, oubliant au passage l’universalisme républicain.
Que les principales préoccupations des Français tournent autour du mariage pour tous et du « Grand remplacement » me semble d’ailleurs démenti par les faits. Prenons le cas très parlant du Front National qui a été d’une discrétion exemplaire sur la question, si on excepte quelques histrionnades de Collard. J’ai bien une réponse à ce silence des agneaux. C’est que, par exemple,  quand il va falloir s’emparer de la mairie d’Hénin-Beaumont, Marine Le Pen est assez intelligente pour ne pas couler son candidat Steve Briois en disant : « Explique bien que notre bilan de la lutte contre le système, c’est qu’on s’est opposé au mariage de deux hommes et à la théorie du genre. » Succès assuré dans les bistrots et les marchés encerclés par les friches industrielles. Non, le FN fait de la politique, de la vraie.
Et le Front de Gauche, du coup, aussi. Le Front de gauche a aussi ses Collard, on pourra toujours relever des drapeaux LGBT ici et là mais l’essentiel est tout de même ailleurs. Front National et Front de gauche ont compris que les seuls problèmes des Français n’étaient pas un hypothétique « remplacement » ou alors c’est celui des usines par les « turbines tertiaires » chères à Pierre Mauroy. Et que le changement de civilisation, ce n’était pas Papa, papa, la bonne et moi mais Papa et Papa prennent leur retraite à 67 ans, on a viré la bonne qui est au chômedu et moi je suis stagiairisé à vie avec mon bac+5 en communication. Et les résultats sont là, le FN caracole à 20% et se retrouve de plus en plus souvent au second tour tandis que le Front de Gauche est à égalité avec le PS, à 15% dans un sondage pour les européennes.
Alors oui, les partis historiques de gouvernement ne sont pas immortels. La démocratie chrétienne, justement, a disparu du paysage italien après l’opération « Mains Propres » . Mais ceux qui les remplacent aujourd’hui ne sont pas des partis confessionnels. On trouve des populistes grillistes, des mouvements d’extrême droite de plus en plus forts ou « des gauches de la gauche » comme en Grèce où Syriza est devenu le premier parti du pays.
Il y a chez les partis « officiels » soit une formidable erreur d’analyse, soit une manœuvre de diversion désespérée dans laquelle je suis désolé de voir Théophane tomber. Parce que ce qui pourrait bien remplacer les partis de gouvernement, ce sont les partis qui proposeront une autre politique au service de l’immense majorité de la population, y compris les homos, les musulmans et les catholiques.
Et j’ai des raisons de penser que le Front de gauche a quelques avantages sérieux à faire valoir sur la question car il est de gauche depuis plus longtemps….que le Front National et qu’il est plutôt pour le vote des immigrés, histoire justement qu’ils ne le soient plus, immigrés.

*Photo: PCF Section Hénin-Beaumont

Maurice Nadeau est mort, mais la Quinzaine vivra !

Nathalie Sarraute, Georges Perec, Angelo Rinaldi, Thomas Bernhard, Witold Gombrowicz, et même Michel Houellebecq, en qui d’aucuns croient voir un grand écrivain… Tant d’autres encore, tous furent découverts, encouragés par le patron des éditeurs (patron laïque mais tout de même saint !) de l’après-guerre (Seconde), Maurice Nadeau, qui vient de mourir à l’âge de cent-deux ans. Il faudra revenir sur cet homme vraiment peu ordinaire, tout en gouaille et en rébellion vraie, amusé et sincère, qui eut des amours, des amis et une passion : la littérature. Son enfant de papier, La Quinzaine littéraire, menacé depuis sa naissance de disparition, a connu récemment un épisode dramatique. On a bien cru que c’en était fini de cette revue entièrement vouée aux livres, aux écrivains et à l’édition, de cette « feuille » à l’ancienne, ultime représentante de trois siècles d’intérêt français pour les choses de l’esprit et de la plume. Mais Maurice Nadeau avait de la ressource et toute sa tête ; il a réagi comme il convenait, il a créé une société par actions (valeur : 100 € l’action) ouverte aux lecteurs, dans le but de réunir un capital de 80 000 € (http://www.quinzaine-litteraire.presse.fr/quinzaineenperil.php). La chose était près de réussir, Nadeau, trotskiste amusé, empruntait les méthodes du capitalisme ! Il ne verra pas ici-bas le succès de son entreprise, mais, là où il se trouve à présent, il s’en divertira. On pense que la somme sera atteinte, car il y eut une belle réaction de la part des lecteurs, des libraires, des « gens » comme disent les animateurs de télévision. Même si vous ne vous sentez pas la vocation d’un petit porteur, vous pouvez encore apporter votre obole et devenir actionnaire de cette superbe entreprise d’intelligence et de plaisir !

Manif pour tous : La gauche larguée

manif pour tous crs

À en croire ses partisans comme ses opposants, le mariage homosexuel serait devenu l’un des principaux marqueurs du clivage droite/gauche. En d’autres termes, comme l’a dit un responsable socialiste, « la gauche sociale serait inséparable de la gauche sociétale ». On peut au contraire penser que cette nouvelle orientation s’inscrit dans la fuite en avant d’une gauche qui ne sait plus comment être sociale.
Au lendemain de l’élection de François Hollande, l’instauration du mariage homosexuel semblait aller de soi. C’était en quelque sorte une évolution naturelle et personne ne s’attendait à l’ampleur et à l’obstination de la protestation. Cela montre à quel point un certain milieu politico-médiatique est coupé d’une bonne partie de la société et de ses préoccupations. Certes, le débat a eu lieu mais, dès le début, il était clair que le gouvernement – qui n’en est pourtant pas à une promesse non tenue près – n’avait pas la moindre intention de céder d’un iota. C’est que la gauche en a fait une question de principe : la reconnaissance du mariage gay et de l’homoparentalité s’inscrirait dans un grand mouvement historique défini comme la marche vers l’égalité. Carlo Rosselli, militant socialiste antifasciste italien, disait que « le socialisme, c’est quand la liberté arrive dans la vie des gens les plus pauvres ». Désormais, un seuil a été franchi : l’égalité investit le champ anthropologique pour s’appliquer à la conception de la vie et de la filiation. La gauche ne mesure pas les effets de ce changement de registre.[access capability= »lire_inedits »]
Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut revenir à ce que j’ai appelé le « gauchisme culturel[1. Mai-68, l’héritage impossible, La Découverte, 2006.] », qui prétend changer la société non par la violence révolutionnaire, mais « en douceur », en faisant évoluer les mentalités par la pédagogie et par la loi. Cette conception d’une loi qui aurait pour fonction de changer les mentalités revient à vouloir rééduquer un peuple considéré comme « beauf » et arriéré. Or, ce gauchisme culturel a occupé le vide laissé par le renoncement de la gauche à incarner une alternative économique et sociale. La substitution est intervenue dans les années 1983-1984, au moment où le PS a pris le « tournant de la modernisation » – c’était le fameux « ni, ni » de Mitterrand. Le problème, c’est que ce virage n’a jamais été assumé. On change sans dire qu’on change – donc sans le penser.
L’héritage de Mai-68 en morceaux est alors disponible pour une gauche qui ne sait plus où elle va. Nombre d’anciens soixante-huitards vont intégrer le Parti socialiste. S’ils ne croient plus aux « lendemains qui chantent », ils n’ont pas renoncé à l’idée d’une révolution culturelle qui se déploierait dans le domaine des mentalités et des mœurs, puis se répercuterait dans le champ politique. C’est le début de la conversion de la gauche au « Black-Blanc-Beur », au multiculturalisme, au modernisme branché…
Depuis, de fausses alternatives sont assénées aux Français : soit vous êtes progressistes dans tous les domaines, soit vous êtes réactionnaires ; soit vous êtes modernes, soit vous êtes ringards ; soit vous êtes pour le mariage homosexuel, soit vous êtes homophobes.
Choisissez votre camp !
Or, il est frappant d’observer, aujourd’hui, le retour en force de ce gauchisme culturel dans un moment où beaucoup de promesses, sur le plan économique et social, ont été abandonnées par François Hollande. Du coup, la question de l’homoparentalité apparaît comme une ligne de fracture fondamentale, au point que les élus ou militants socialistes qui ne partagent pas l’orientation du Parti sont quasiment privés de parole. Ce sectarisme, qui désigne d’emblée le bon camp et assigne systématiquement l’adversaire à l’extrême, est devenu insupportable à une bonne partie de la population. La gauche n’a pas compris grand-chose aux manifestations de masse contre le mariage homosexuel, sans doute parce qu’elle se considère comme la seule dépositaire légitime du « mouvement social » – devenu dans les faits un mouvement hybride par adjonction ou substitution des revendications de différents groupes ou communautés aux vieux mots d’ordre républicains et du mouvement ouvrier. Imaginez sa stupéfaction face à ces drôles de citoyens qui viennent manifester du fond de nos provinces. Qui plus est, ce sont des catholiques qui ne correspondent pas aux images caricaturales qu’on leur colle. Alors, comme pour mieux conforter ses vieux schémas, elle se polarise sur les prières de rue, les casseurs et les fanatiques dont les images passent en boucle à la télévision. Le gauchisme culturel ne manque pas de relais dans les grands médias et dans le milieu du show-biz qui vivent, parlent et pensent dans l’entre-soi, sans voir qu’une bonne partie de la société a décroché et en a plus qu’assez de leur hégémonie culturelle et de la façon dont ils dominent le débat public.
Face à une France qu’elle ne comprend pas, la gauche invoque rituellement le danger de l’extrême droite. Soyons clairs : le risque de récupération existe, y compris de ce côté-là. On aurait tort de sous-estimer la progression de l’extrême droite et de rester aveugle à sa recomposition. Mais on ne la combattra pas par la dénonciation incantatoire du populisme ou du fascisme version années 1930, ni par la disqualification de la contestation.
La liberté de penser et de débattre est une exigence démocratique essentielle dans cette période critique de notre histoire. Quand on évacue d’emblée toute discussion de fond sur l’homoparentalité, mais aussi sur d’autres questions qui préoccupent les Français, comme la nation, l’immigration et l’islam, on risque de faire resurgir un vieux fond d’extrémisme plus ou moins « refoulé ». Dans ce face-à-face délétère avec l’extrême droite, érigée au rang d’adversaire attitré, le gauchisme culturel, à sa façon, se nourrit largement de la menace qu’il dénonce. Dans la situation chaotique que nous vivons, il n’est pas exclu qu’un mouvement de balancier confirme ces sombres prédictions.[/access]

L’heure de d’Artagnan

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artagnan manif pour tous

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Lorsque d’Artagnan part pour Paris, il a 15 écus en poche, un vieux cheval jaune ridicule, une lettre de recommandation pour M. de Tréville, capitaine des mousquetaires, et son épée. À Meung, il se bat contre un gentilhomme arrogant qui raille son cheval, se fait délester de son argent et de sa précieuse lettre ; son épée est brisée, il est roué de coups. En arrivant à Paris, il vend son cheval bouton d’or pour louer une mauvaise chambre.
« Après quoi, nous dit Alexandre Dumas, content de la façon dont il s’était conduit, sans remords dans le passé, confiant dans le présent et plein d’espérance dans l’avenir, il se coucha et s’endormit du sommeil du brave. »
Vous ne trouvez pas que cela ressemble à ce que nous voyons tous les jours de cette année 2013 ? Ce jeune homme qui nous plaît se promène par milliers le long des allées du pouvoir, lequel s’en irrite fort. On le reconnaît à sa bonne humeur et à son agilité. Il trouve toujours la parade astucieuse et la riposte spirituelle.[access capability= »lire_inedits »]
Le pouvoir prétend qu’il n’existe pas. Il envahit le pavé. On assure qu’il ne compte pas. Il se multiplie. On le répute violent et provocateur. Il marche tranquillement nez au vent, sans même une épée. On refuse d’entendre sa voix. Il prend la plume. On vole ses lettres. Il submerge la Poste. On fait donner la garde. Il réapparaît le lendemain, impavide et souriant. On accélère. Il accélère. Il est à Lyon, à Nantes, à Bordeaux, insaisissable et harcelant.
Le gros rhinocéros politico-médiatique, avec sa lourdeur idéologique, ne comprend rien à cette souplesse et à cette vivacité. Il continue à marteler ses mots d’ordre massifs : « modernité », « égalité ».
Il n’a pas vu venir l’heure des mousquetaires. Ces deux mots n’ont pas de sens pour eux. Avec sa jument bouton d’or et son pourpoint défraîchi, d’Artagnan ne risque pas d’être à la mode. Comment ose-t-on discuter, dans un tel appareil ? ricane le gros rhinocéros, qui a tort de ne pas remarquer son œil fier. Quant à l’égalité… Personne n’est moins égal que d’Artagnan, un contre cent et sans le sou. Et qui revendiquerait l’égalité avec un ringard aussi démuni de fortune et de relations?
De tout cela, d’Artagnan ne se soucie pas. C’est là le véritable esprit d’anarchie. Pas plus qu’il n’envie les gens à la mode, il ne délègue sa bravoure et son art de vivre à des représentants politiques. Cordonniers, pas plus haut que la chaussure… Leur court mandat électoral comporte peut-être le pouvoir de ruiner le pays, certainement pas celui de penser à notre place, ne serait-ce que parce que c’est une chose intéressante et amusante, comme le montre plaisamment ce temps mousquetaire.
Le gros rhinocéros s’étonne : pourquoi s’opposer à une loi « qui ne vous enlève rien », répètent Luc Ferry et Laurent Joffrin. L’argument est un aveu : le rhinocéros ne peut pas comprendre qu’on bronche pour autre chose que pour ses intérêts particuliers. L’idée qu’on puisse se battre pour une cause plus vaste et plus profonde, les enfants à venir, la beauté du monde, les fleurs, les étoiles ou le service du roi, lui est étrangère.
On a beaucoup dit, de Depardieu à Houellebecq en passant par divers sondages, que la France était triste et dépressive. Mais quelle France ? Si c’était, justement, celle qui souffre, plus ou moins consciemment, d’être étouffée, massifiée, sclérosée, par le rhinocéros de Ionesco? Dès qu’elle retrouve un peu d’espace pour s’ébrouer, elle retrouve aussi cet allant qui va avec l’indépendance d’esprit, cette joie de vivre qui va avec la générosité de cœur. D’Artagnan n’a rien, n’est rien, et ne s’en inquiète pas.
« C’est par son courage seul qu’un gentilhomme fait son chemin aujourd’hui », lui a dit son père.
Ce mot de passe circule sans se dire de manifestations familiales en comités d’accueil chahuteurs, de pétitions en gardes à vue, de sweat-shirts « indécents » en blogs inventifs, de marcheurs en veilleurs. Le rhinocéros ne voit pas que c’est lui qui est ridicule, devant ces voltigeurs « élégants comme Céladon, agiles comme Scaramouche », comme l’a dit un autre mousquetaire. Qui concluait, rappelez-vous : « À la fin de l’envoi, je touche ! » [/access]

*Photo: Soleil

Burgalat, l’Alpha et l’Omega du show

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On a entendu bien des sanglots longs, ces dernières semaines, pour déplorer l’arrêt de plusieurs émissions musicales sur le service public hexagonal de télévision. Au bout du rouleau, exsangues, des programmes tels que Taratata ou CD’aujourd’hui ne seront plus à l’antenne à la rentrée. Écouter de la musique à la télévision, dans de bonnes conditions, n’est pas une sinécure… Entre les tristes chaînes spécialisées « robinets à clips », les plateaux lugubres où règne en maître le playback, et les chanteurs à obsolescence intégrée nés dans les télé-crochets et qui disparaîtront dans les nouveaux cimetières de la télé-réalité, le paysage n’est pas très réjouissant…

show burgalat paris premiere

Devons-nous attendre un renouveau de la variété télévisée par le service public ? (rires enregistrés) Non. Assurément pas… C’est du privé que nous vient une initiative singulièrement ambitieuse, le « Ben & Bertie Show » – conçu et animé par le réalisateur Benoît Forgeard et le chanteur, producteur, compositeur Bertrand Burgalat.  Paris Première (groupe M6) diffusera demain à 23h30 la seconde édition de ce show archéo-futuriste, qui semble venir tout droit des années 70, mais avec une fraîcheur inédite à la télévision française ces dernières années. Le précédent show, diffusé en janvier, s’appelait « L’année bisexuelle »; celui qui sera diffusé ce soir « Ceux de Port-Alpha ». Chacune des émissions propose une série de séquences musicales incluses dans une fiction dont Forgeard et Burgalat sont les héros. Cette fois-ci nous voilà transportés dans la station balnéaire de Port-Alpha, dont le maire (Burgalat) entend monter un grand festival d’été. « Nous voulions raconter une province envoûtante et mégalomane, pas celle archi-rebattue des traditions pittoresques et des guerres de clochers » explique Forgeard. Port-Alpha vit à l’ombre d’une centrale nucléaire, dont elle est très fière, et entend célébrer cette présence en musique par un grand festival : « Une sorte de Woodstock de l’uranium 235 ». Intégralement tourné en studio, usant avec sobriété d’effets vidéos assez basiques (tel le fond vert permettant l’incrustation de personnages dans des paysages divers)  le « Ben & Bertie Show » n’est pas sans évoquer la télé de papa… les émissions de Maritie et Gilbert Carpentier qui étaient souvent construites autour d’une thématique, ou les grandes débauches esthétiques de Jean-Christophe Averty. Les séquences musicales sont évidemment enregistrées dans les conditions du direct, et une affiche à la fois complètement loufoque et très qualitative est proposée, pour ce festival de Port Alpha… mêlant entre autres les BB Brunes et la douce April March, La Grande Sophie et… Elie Semoun, Charles Dumont (l’homme qui a écrit Non je ne regrette rien à Piaf) et les jeunes toulousains d’Hypnolove. Le tout avec en fil-rouge les musiciens d’A.S Dragon, qui ont souvent accompagné Burgalat, notamment sur scène…

L’émission est présentée malicieusement comme une « œuvre de service public idéalisé ». On se délectera donc de ce show espiègle, diffusé astucieusement un jour avant le début de l’été, et son corolaire terrifiant… la Fête de la musique ! On goûtera surtout sans réserve la saveur de son esthétique globale, qui n’est pas celle d’une émission de variété industrielle formatée mais d’une œuvre à part entière…

Un nouveau dogme au PCF : l’euro

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euro pcf

euro pcf

Au moment de l’organisation de la manifestation « pour la VIe République » j’avais eu la curiosité de faire un petit tour sur le site du Parti de gauche pour comprendre sa démarche institutionnelle. Ces colonnes ont accueilli l’expression de ma consternation . Amateurisme et incompétence semblant être les outils utilisés pour la mise en avant du mot d’ordre. Une visite sur le site d’« Economie et politique » revue marxiste d’économie très proche du PCF, pour consulter un article intitulé «Contre l’austérité, luttons pour un autre euro», a provoqué la même surprise accablée. Sauf que cette fois-ci, compte tenu de la personnalité des signataires, et de leur compétence universitaire reconnue,  il semble difficile d’invoquer l’amateurisme et l’incompétence. On se rabattra sur la mauvaise foi et l’aveuglement. Si l’on comprend les auteurs, il faudrait « exiger » la mise en place d’un « bon » euro à la place de l’actuel. Les moyens d’y arriver, relèvent, de façon assez habituelle, de l’incantation floue. Mais en fait, la cible de cet article, ce sont ceux qui préconisent de renoncer à la monnaie unique. Et, les armes du débat sont étonnamment le mensonge et la mauvaise foi. Le but étant d’effrayer le chaland, pour venir,  de façon incompréhensible, au secours d’un euro chancelant.
« Face à ces blocages, certains agitent l’idée de sortir de l’euro. Cela reviendrait à fuir devant la lutte décisive pour une autre utilisation de celui-ci et de la BCE. » Bigre, ça commence bien, tous ces économistes, banquiers, savants, hommes politiques qui se prononcent ou s’interrogent sur cette voie, ce sont des agitateurs et des couards. Ils apprécieront.
Retenons pour faire court deux extraits particulièrement significatifs.
« Le commerce extérieur de la France, souffre d’un déficit annuel de 60 à 70 milliards d’euros. Le retour au Franc, qui se ferait alors au prix d’une dévaluation de l’ordre de 25 % par rapport à l’euro, entraînerait automatiquement un enchérissement du même ordre du coût de nos importations. »
C’est tout simplement faux. Les auteurs feignent de ne pas savoir que la dévaluation est une forme de protectionnisme. Un certain nombre de produits auparavant importés devenant plus chers, les consommateurs se tourneront vers des produits locaux. Seuls les produits dont nous ne disposons pas (les carburants par exemple) devront donc toujours être importés. Ils représentent 30 % de nos importations. Quel est le but de cette présentation biaisée, sinon de faire peur ?
Autre exemple :
« Notre dette publique a été très internationalisée depuis les années 1980. Aujourd’hui elle est détenue à 60 % par des opérateurs non résidents, banques, sociétés d’assurances, fonds de pension… Le retour au Franc dévalué entraînerait automatiquement un enchérissement de 25 % sur les quelques 1140 milliards d’euros de titres de dette détenus hors de France ». Mais qu’est-ce que c’est que cette énormité ? Les économistes entretiennent parfois des rapports élastiques avec la rigueur juridique, on se trouvera donc obligé de rappeler quelques éléments. Ce sont des contrats de droit français qui régissent l’essentiel de la dette de notre pays (85 %). Ces contrats prévoient  qu’elle sera remboursée dans la monnaie ayant cours dans celui-ci. En cas de sortie de l’euro, la dette sera recalculée en francs, et pour les mêmes montants qu’en euros. La nationalité du créancier est absolument sans effet au contraire de ce que nous raconte les éminents camarades.
Le reste de l’article est à l’avenant, inutile de s’encombrer. La question qui se pose est de savoir quel est l’objectif de ce genre de prise de position, qui rend service à un François Hollande soi-disant engagé dans une partie de bras de fer avec l’Allemagne. C’est peut-être le but ? François Hollande pourrait très bien signer ce qui constitue la conclusion de l’article : «La raison la plus importante c’est qu’en sortant de l’euro, on déserterait le terrain de la bataille pour un autre euro et pour une construction solidaire de l’Union européenne, au mépris d’une nouvelle croissance fondée sur le développement des peuples et, notamment, sur l’aide aux pays d’Europe du sud. »
La « section économique » du parti, respectée pour son sérieux et sa rigueur, bénéficiait dans les années 70 d’un grand prestige, bien au-delà de ses frontières naturelles. Il semble qu’il n’en reste plus grand-chose aujourd’hui : on n’y réfléchit et innove guère plus que dans le reste de la maison-mère. Et en plus on se permet d’y diffamer –sans les citer- les collègues hérétiques façon Sapir ou Lordon à grand coups d’arguments barrosocompatibles. Bizarre, bizarre…
Camarades, vous qui avez voté non à Maastricht, non au TCE, qui vous êtes opposés à la création de cette monnaie unique dont l’échec économique politique social est aujourd’hui aveuglant, comment pouvez-vous croire une seconde à la possibilité de faire advenir « un autre euro » ?
Le seul bon euro est un euro mort.

Campagne anti-gifles : on s’en tape!

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Décidément, les droits des enfants déchaînent les passions : tandis que certains se battent pour leur donner « un papa, une maman », d’autres promeuvent l’abolition de la GPA (Gifle Parentale Autoritaire). La Fondation pour l’Enfance a ainsi réalisé une campagne publicitaire contre « les violences éducatives ordinaires », c’est-à-dire l’usage domestique de claques, fessées, taloches et autres torgnoles pour faire taire la marmaille. Dans le clip –qui sera diffusé sur toutes les grandes chaines pour culpabiliser sensibiliser les géniteurs sanguinaires- on peut voir la scène banale brutale d’une mère excédée par un marmot mutin, qui finit après plusieurs sommations par lui donner une gifle salutaire. « Une petite claque pour vous » clame l’invisible Tartuffe sur fond de musique tragique. Puis on revoit la scène au ralenti, et l’enfant défiguré par la main maternelle, voyant sa vie défiler devant ses yeux avant de s’enfermer dans un silence meurtri et prostré, probablement devenu déficient mental à la suite du châtiment corporel infamant. « Une grosse claque pour lui ». Silence. Méditation. La sentence tombe, lapidaire : « il n’y a pas de petite claque ».  Cet aphorisme relativiste laisse songeur : il n’y  aurait donc pas de différence entre le tabassage aviné à coup de ceinture, l’usage pédagogique du martinet et la petite tape sur les doigts.
Les auteurs de cette parabole s’appuient sur une étude de chercheurs canadiens, publiée en juillet 2012 dans la revue américaine Pediatrics qui démontre que les enfants ayant reçu des fessées ont plus de risques de devenir des cas sociaux une fois adultes, de tomber dans la drogue, la dépression et les troubles obsessionnels compulsifs.
La propagande bambinophile va son chemin, et on a même pu voir l’actrice Claudia Cardinale, le prince Felipe de Bourbon, Mikhaïl Gorbatchev, et la reine Silvia de Suède apposer conjointement leurs signatures sur une pétition anti-fessée initiée par le Conseil de l’Europe à l’occasion du trentième anniversaire de l’abolition de la gifle en Suède.
On se prend à rêver d’un monde réconcilié, où adultes de tous bords feraient la farandole ensemble dans un combat commun, la lutte contre la claque infanticide, et où la famille deviendrait un lieu aussi pacifique qu’une unité de soins palliatifs ou qu’un épisode de Bonne nuit les petits.
J’sais pas vous, mais moi, j’ai les poings qui me démangent.

Minorité morale

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barjot vallaud belkacem

barjot vallaud belkacem

« Pétainistes, vichystes, fascistes » : au lendemain de la dernière « Manif pour tous » contre le mariage gay, Nicolas Demorand a sorti toute la panoplie des mots qui diabolisent. Le patron de Libération a également décrété que ce mouvement n’était pas « populaire » mais « radicalisé » – termes qui ne s’opposent que dans l’imaginaire sommaire de cette partie de la gauche à qui le mot « progressisme » tient lieu de pensée. Bref, tout ça, c’est rien qu’un ramassis de fachos et de réacs.
Or, des fachos, il y en a dans ce mouvement et, quoique minoritaires, ils semblent déterminés et peut-être – mais c’est une impression – de plus en plus organisés. Par ailleurs, la frange la plus entêtée, celle qui a défilé le 26 mai, compte sans doute une majorité d’authentiques réacs. Ils pensent qu’il y a des lois au-dessus de celles de la République (comme tout croyant conséquent, me semble-t-il, sauf qu’eux en tirent des conclusions politiques). L’avortement leur fait horreur. L’homosexualité, mieux vaut ne pas en parler. Je dois bien admettre que, culturellement, je me sens fort éloignée du conservatisme assumé de cette minorité morale. De Mai-68, j’entends bien garder la liberté des moeurs. Qui, d’ailleurs, n’est nullement menacée.
Pour la gauche Demorand, c’est inespéré. Aussi incrédule qu’un jésuite trouvant la preuve de l’existence de Dieu, elle ne retient pas sa joie. Je les tiens ! Ils existent ! Eh bien oui, ils existent. Ils voient disparaître ou changer, généralement pour le pire, tout ce qui était stable dans le monde qu’ils aimaient. Cela les rend-il méprisables ? En vrai, ils se battent pour quelque chose qui a déjà disparu. Enfin, ce que j’en dis…
De toute façon, on leur cause pas, à ces résidus du passé. Qu’ils retournent dans leurs provinces. Nous, on va jouer à se faire peur, en appliquant la jurisprudence Le Pen – aux résultats éprouvés. Face à cette France inconnue de ses services, la gauche gramophone repasse ses disques usés. Elle dénonce l’ordre moral qui s’avance. Elle ne sait même pas que l’ordre moral, c’est elle. L’essentiel, c’est de ne rien comprendre.

*Photo: manif pour tous

Cet article en accès libre est issu de Causeur magazine n°3 (nouvelle série) de juin 2013. Pour lire tous les articles de ce numéro, rendez-vous chez votre marchand de journaux le plus proche ou sur notre kiosque en ligne : 4,90 € le numéro.

Retraites : l’occasion manquée

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retraites commission moreau

retraites commission moreau

Installée par le premier ministre le 27 février dernier, la Commission Moreau (du nom de sa présidente) pour l’avenir des retraites vient de rendre son rapport. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le compte n’y est pas et que les propositions faites tiennent bien davantage d’une énième réformette que de la réforme systémique et ambitieuse qu’attendent le pays comme Bruxelles.
Dès sa désignation,  la Commission souffrait d’un dangereux déficit de démocratie. En tout et pour tout, elle comprend dix représentants du secteur public, pour la plupart hauts fonctionnaires : conseillers d’Etat, membres du Conseil d’Orientation des Retraites ou cadres de l’INSEE. Bien entendu, aucun représentant du secteur privé, bien qu’il constitue plus des trois quarts de la population active et des retraités. La commission ne compte qu’un seul retraité, presque par raccroc : en réalité l’un des cadres de l’INSEE qui vient  tout juste de prendre sa retraite. Au passage, notons qu’en ces temps de transparence, un problème juridique semble avoir complètement échappé à ce vénérable cénacle : la moyenne d’âge (environ 55 ans) et la consanguinité de ses membres les mettent inévitablement en position de conflit d’intérêt, puisque l’alignement de leurs régimes publics sur le régime de droit commun constitue une mesure de justice incontournable. Comme on pouvait le craindre, l’arbre est bien tombé du côté vers lequel il penchait. Son rapport de 172 pages recommande notamment le matraquage fiscal des retraités avec  un allongement inévitable des durées de cotisation. Mais venons-en à l’essentiel.
On sait qu’une très nette majorité de Français réclament plus de justice et d’égalité. Ils dénoncent sans cesse les  avantages de la fonction publique et les privilèges des régimes spéciaux. Qu’importe, avec un sens politique très sûr, la Commission Moreau évite soigneusement tous les sujets qui fâchent:  rien sur les régimes parlementaires, rien sur les régimes spéciaux des services publics, rien sur la révision du périmètre des fonctions dites « actives » qui permet – parfois depuis 1853 – à un petit tiers de fonctionnaires de partir en retraite bien avant les autres, rien non plus sur l’amplitude pour une large part dissimulée des déficits des régimes  publics, qui mettent en péril l’ensemble du système français…
Pour donner le change, le texte prévoit la prise en compte pour  les fonctionnaires  des toutes dernières années de service (3 ou 10?), au lieu des 6 derniers mois actuellement (une dérive fréquente consistant à promouvoir l’agent environ un an avant son départ). Cette proposition irait incontestablement  dans le (bon) sens d’un rapprochement entre public et privé – 25 meilleures années pour la retraite Sécu  – si elle n’était matériellement assortie de l’intégration dans la base de calcul des pensions publiques d’une partie des primes qui ont longtemps échappé  à toute cotisation et prise en compte, avant de rentrer (partiellement) depuis 2005  dans  une retraite additionnelle de la fonction publique. Or, ce nouveau calcul risque dans certains cas de renchérir sensiblement le coût déjà excessif des retraites publiques. En outre, il confirme le sentiment qu’aucune réforme sérieuse ne peut se faire dans le secteur public sans présenter en contrepartie un substantiel bakchich aux salariés de ce secteur.
Autre piste des plus dangereuses : pour rééquilibrer le système, la Commission Moreau propose une désindexation générale des pensions et  des cotisations, le pouvoir d’achat des pensions étant déconnecté de l’indice des prix, cependant que les cotisations salariales ne seraient plus désormais prises en compte que pour une partie variable de leur montant. Certes, cette déconnection ne serait que provisoire et elle serait attentivement pilotée par un comité ad hoc dont on ignore la composition, les règles de décision et les garanties éventuelles qu’il offrirait contre une manipulation des chiffres. Avec la fixation du taux du livret A, l’Etat a parfaitement montré que ce type de contraintes ne le gênait aucunement.
Enfin, la pénibilité n’est évoquée qu’a minima. Pour être vraiment prise en compte dans le privé (elle l’est parfaitement  dans le public, par le jeu très large des fonctions dites « actives »), encore faut-il qu’elle soit liée à un travail de nuit ou à une exposition prolongée à des substances cancérigènes. Sinon, il faudra se contenter d’un compte-temps individuel, valant crédit de formation, de salaire ou d’activité et dont l’efficacité réelle et le rendement quasi-insignifiant risquent de ne pas être à la hauteur des espérances suscitées.
Pour clore le tout, on trouve une nouvelle proposition de hausse des cotisations (0,4% en 4 ans) partagée entre salariés et entreprises. Cette disposition va directement à l’encontre des préconisations de Bruxelles, puisque les autorités européennes n’entendent  pas voir le poids des retraites grever davantage encore le PIB du pays.
En somme, le rapport Moreau préconise une réforme de fonctionnaires, étroitement conçue par des fonctionnaires et pour des fonctionnaires. Une proposition injuste, partielle, étriquée, discriminatoire, plus importante par ses non-dits (retraites parlementaires, services publics, dissimulation du déficit abyssal des retraites de la fonction publique) que  par ses propositions effectives. Pour terminer, osons poser la question qui tue : pourquoi donc aucun gouvernement n’a-t-il jamais eu le courage de demander au secteur privé de constituer une commission pour se pencher sur les réformes à mettre en place dans les régimes publics ?
Force est de reconnaître qu’après tant d’instances publiques crispées sur leurs privilèges, la Commission Moreau s’inscrit comme une nouvelle occasion manquée, dans un pays qui sait désormais qu’une véritable négociation avec les retraités eux-mêmes, tout comme la véritable égalité public-privé, ne sont  décidément pas pour demain.

*Photo : jyc1.

Turquie : La révolte des élites

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turquie taksim revolte erdogan

turquie taksim revolte erdogan

 Le 28 mai 2013, plusieurs centaines de manifestants se rassemblent place Taksim, à Istanbul, pour protester contre un projet immobilier prévoyant la suppression d’un espace vert et la reconstruction d’une caserne ottomane. Plus qu’une simple crispation écologique, ce mouvement cristallise l’opposition entre deux Turquie. À la pointe du refus, on trouve les Turcs « blancs ». Laïcs occidentalisés, ceux sont les classes moyennes des grands centres urbains du triangle Istanbul, Ankara, Izmir. Or, à compter des années 80, elles subissent la déferlante des Turcs « noirs » en provenance d’Anatolie. Plus nombreux, ils apportent de leurs campagnes leurs croyances et leur mode de vie conservateurs. Entassé dans les gecekondu(bidonvilles)[1. Maison construite la nuit, une loi ottomane interdisant la destruction des maisons précaires à partir du moment où elles possèdent un toit.], ce petit peuple humble et dévot constitue le socle électoral de l’AKP. Très tôt, les islamo-conservateurs ont saisi qu’il était vain de s’opposer à l’hypertrophie stambouliote. Au contraire, celle-ci épouse les grandes recompositions engendrées par la mondialisation. L’ouverture des frontières, l’intégration des pays dans de vastes zones de libre-échange, accompagnent l’urbanisation. Au croisement des routes Est-Ouest et Nord-Sud, la Turquie et sa mégalopole sont à la confluence des puissances émergentes d’Extrême-Orient et d’un Occident en plein marasme.  Dès lors, la construction d’infrastructures capables d’absorber les 20 millions d’habitants de l’agglomération est vitale. Seule une très forte croissance est susceptible de procurer un emploi aux centaines de milliers d’arrivants annuels. Les grandioses projets de troisième aéroport, troisième pont, se complètent mutuellement. Symbole fort, le 29 mai 2013, jour anniversaire de la chute de Constantinople, Erdogan a donné le premier coup de pioche aux travaux du nouveau pont suspendu enjambant le Bosphore. À Taksim, cette logique d’appropriation de l’espace prend un tour clairement conflictuel. Au cœur de la partie la plus occidentalisée de la ville, la place construite dans les années 1930 renvoie au projet d’homme nouveau des élites kémalistes. C’est cette marque dans l’espace et le temps que l’AKP souhaite faire disparaître. La destruction du centre culturel Atatürk et la construction à sa place d’une mosquée géante signifierait après 1453 et la conquête de la ville byzantine, la chute six siècles, plus tard, de la ville laïque impie.
Confrontés à une périphérie dynamique et conquérante, les manifestants se sentent asphyxiés. Ainsi, une loi récente prohibe la publicité et la vente d’alcool dans les épiceries de 22h à six heures du matin. Apanage de l’émancipation féminine, le rouge à lèvres est désormais proscrit aux hôtesses de l’air de Turkish Airlines. Cette pression sociale, tant qu’elle se limitait aux villes de l’est du pays ou aux bidonvilles, était l’objet d’une tolérance implicite. Or, aujourd’hui, elle se propage aux enclaves les plus huppées. Mais, en même temps, les élites républicaines ont muté. Les mots d’ordres des manifestants n’ont rien à voir avec la rigide doxa kémaliste d’antan. Cette génération née dans les années 1990 a été nourrie au lait des nouvelles technologies et du village global. Un rapide tour d’horizon révèle sa diversité. Des Kémalistes farouchement attachés à l’invisibilité de la république côtoient des activistes kurdes ; des islamistes altermondialistes frayent avec des militants LGBT. Leur seul point d’entente se résume en même rejet de l’AKP. En réalité, les revendications du mouvement sont moins collectives qu’individuelles. Ce n’est pas  la laïcité comme religion civique qui est défendue mais bien un style de vie sans contraintes normatives. Tout à l’inverse d’un mouvement de masse, cette minorité occidentalisée reste confinée dans un ghetto sociologique. D’autant que l’AKP, en créant ses réseaux éducatifs, ses médias, et son patronat, a mis en orbite sa propre classe moyenne. Moderne dans son aspiration au confort, elle demeure inflexible sur ses valeurs. Plébiscité à toutes les élections, l’AKP a su intégrer une périphérie anatolienne jusqu’alors méprisée.
La priorité affichée par les néo-islamistes n’est pas l’application de la charia mais dans l’amélioration concrète des conditions de vie du petit-peuple..  Si les Turcs ne sont pas dupes de l’affairisme ou du népotisme gouvernemental, ils sont reconnaissants à l’AKP d’avoir privilégié l’homme concret à l’homme abstrait. Cependant, comme dans toutes révolutions, ils existent des ruptures et des continuités, la brutalité policière (3 morts) en est une parmi d’autres. En somme, la Turquie d’Erdogan, c’est l’arbitraire kémaliste plus la démocratie et l’ordre moral.

*Photo: AJ Stream

La France, demain, pourrait être… communiste

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front de gauche pcf fn

front de gauche pcf fn

On sent bien, un peu comme en Grèce qui a pris une certaine avance sur la question en vivant de fait sous une dictature supranationale, que les vieux partis politiques de gouvernement s’épuisent et il faut être Jean-François Copé ou François Fillon pour croire que la prochaine alternance leur bénéficiera. Ou alors, comme en Grèce et en Italie aujourd’hui, en Allemagne hier, il faudra que l’UMP reconnaisse que sa politique économique est exactement la même que celle de Hollande et qu’elle accepte un gouvernement de grande coalition réservé à ceux qui pensent qu’un pays est une entreprise et qu’une nation doit abandonner sa souveraineté pour satisfaire des critères de rentabilité décidés par d’autres qu’elle. Mais là aussi, ça ne peut durer qu’un temps.
On peut donc imaginer, comme Théophane Le Méné, que d’autres forces politiques émergent et portent des revendications nouvelles, essentiellement religieuses et identitaires afin de reprendre en main, au moins, le destin d’un groupe quitte à oublier la France au passage. Constatant l’impossibilité de l’assimilation et l’échec de l’intégration,  Théophane voit pour sa part ces forces nouvelles sous la forme de partis « erdoganiens » ou post « démocrate-chrétiens » qui s’imposeraient dans le champ électoral pour les années qui viennent. On pourra remarquer qu’il y en a déjà mais qu’ils sont groupusculaires. Cela supposerait aussi que face à la puissance dissolvante des politiques économiques libérales, les Français, catholiques et musulmans, se définissent face à crise d’abord comme catholiques ou musulmans. On peut en douter. La France reste une des plus vieilles nations laïques du monde malgré la pression des communautés en pleine panique obsidionale face à la violence de la crise. Une violence qui pousse à tous les replis dans un système trouvant plus facile de tenir la boutique en favorisant l’idée d’un choc de civilisation qu’en rappelant l’existence de la lutte des classe.
Et pourtant, ce qui nous fait changer de civilisation, ici et maintenant, ne se lit pas dans des questions concernant une minorité d’intégristes religieux, catholiques ou musulmans, engagés dans une rivalité mimétique. Une rivalité où se lit un regret commun, celui d’une société hiérarchisée et si possible fondée sur le patriarcat, ainsi qu’une transmission de valeurs qui seraient celles de la communauté, oubliant au passage l’universalisme républicain.
Que les principales préoccupations des Français tournent autour du mariage pour tous et du « Grand remplacement » me semble d’ailleurs démenti par les faits. Prenons le cas très parlant du Front National qui a été d’une discrétion exemplaire sur la question, si on excepte quelques histrionnades de Collard. J’ai bien une réponse à ce silence des agneaux. C’est que, par exemple,  quand il va falloir s’emparer de la mairie d’Hénin-Beaumont, Marine Le Pen est assez intelligente pour ne pas couler son candidat Steve Briois en disant : « Explique bien que notre bilan de la lutte contre le système, c’est qu’on s’est opposé au mariage de deux hommes et à la théorie du genre. » Succès assuré dans les bistrots et les marchés encerclés par les friches industrielles. Non, le FN fait de la politique, de la vraie.
Et le Front de Gauche, du coup, aussi. Le Front de gauche a aussi ses Collard, on pourra toujours relever des drapeaux LGBT ici et là mais l’essentiel est tout de même ailleurs. Front National et Front de gauche ont compris que les seuls problèmes des Français n’étaient pas un hypothétique « remplacement » ou alors c’est celui des usines par les « turbines tertiaires » chères à Pierre Mauroy. Et que le changement de civilisation, ce n’était pas Papa, papa, la bonne et moi mais Papa et Papa prennent leur retraite à 67 ans, on a viré la bonne qui est au chômedu et moi je suis stagiairisé à vie avec mon bac+5 en communication. Et les résultats sont là, le FN caracole à 20% et se retrouve de plus en plus souvent au second tour tandis que le Front de Gauche est à égalité avec le PS, à 15% dans un sondage pour les européennes.
Alors oui, les partis historiques de gouvernement ne sont pas immortels. La démocratie chrétienne, justement, a disparu du paysage italien après l’opération « Mains Propres » . Mais ceux qui les remplacent aujourd’hui ne sont pas des partis confessionnels. On trouve des populistes grillistes, des mouvements d’extrême droite de plus en plus forts ou « des gauches de la gauche » comme en Grèce où Syriza est devenu le premier parti du pays.
Il y a chez les partis « officiels » soit une formidable erreur d’analyse, soit une manœuvre de diversion désespérée dans laquelle je suis désolé de voir Théophane tomber. Parce que ce qui pourrait bien remplacer les partis de gouvernement, ce sont les partis qui proposeront une autre politique au service de l’immense majorité de la population, y compris les homos, les musulmans et les catholiques.
Et j’ai des raisons de penser que le Front de gauche a quelques avantages sérieux à faire valoir sur la question car il est de gauche depuis plus longtemps….que le Front National et qu’il est plutôt pour le vote des immigrés, histoire justement qu’ils ne le soient plus, immigrés.

*Photo: PCF Section Hénin-Beaumont

Maurice Nadeau est mort, mais la Quinzaine vivra !

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Nathalie Sarraute, Georges Perec, Angelo Rinaldi, Thomas Bernhard, Witold Gombrowicz, et même Michel Houellebecq, en qui d’aucuns croient voir un grand écrivain… Tant d’autres encore, tous furent découverts, encouragés par le patron des éditeurs (patron laïque mais tout de même saint !) de l’après-guerre (Seconde), Maurice Nadeau, qui vient de mourir à l’âge de cent-deux ans. Il faudra revenir sur cet homme vraiment peu ordinaire, tout en gouaille et en rébellion vraie, amusé et sincère, qui eut des amours, des amis et une passion : la littérature. Son enfant de papier, La Quinzaine littéraire, menacé depuis sa naissance de disparition, a connu récemment un épisode dramatique. On a bien cru que c’en était fini de cette revue entièrement vouée aux livres, aux écrivains et à l’édition, de cette « feuille » à l’ancienne, ultime représentante de trois siècles d’intérêt français pour les choses de l’esprit et de la plume. Mais Maurice Nadeau avait de la ressource et toute sa tête ; il a réagi comme il convenait, il a créé une société par actions (valeur : 100 € l’action) ouverte aux lecteurs, dans le but de réunir un capital de 80 000 € (http://www.quinzaine-litteraire.presse.fr/quinzaineenperil.php). La chose était près de réussir, Nadeau, trotskiste amusé, empruntait les méthodes du capitalisme ! Il ne verra pas ici-bas le succès de son entreprise, mais, là où il se trouve à présent, il s’en divertira. On pense que la somme sera atteinte, car il y eut une belle réaction de la part des lecteurs, des libraires, des « gens » comme disent les animateurs de télévision. Même si vous ne vous sentez pas la vocation d’un petit porteur, vous pouvez encore apporter votre obole et devenir actionnaire de cette superbe entreprise d’intelligence et de plaisir !

Manif pour tous : La gauche larguée

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manif pour tous crs

manif pour tous crs

À en croire ses partisans comme ses opposants, le mariage homosexuel serait devenu l’un des principaux marqueurs du clivage droite/gauche. En d’autres termes, comme l’a dit un responsable socialiste, « la gauche sociale serait inséparable de la gauche sociétale ». On peut au contraire penser que cette nouvelle orientation s’inscrit dans la fuite en avant d’une gauche qui ne sait plus comment être sociale.
Au lendemain de l’élection de François Hollande, l’instauration du mariage homosexuel semblait aller de soi. C’était en quelque sorte une évolution naturelle et personne ne s’attendait à l’ampleur et à l’obstination de la protestation. Cela montre à quel point un certain milieu politico-médiatique est coupé d’une bonne partie de la société et de ses préoccupations. Certes, le débat a eu lieu mais, dès le début, il était clair que le gouvernement – qui n’en est pourtant pas à une promesse non tenue près – n’avait pas la moindre intention de céder d’un iota. C’est que la gauche en a fait une question de principe : la reconnaissance du mariage gay et de l’homoparentalité s’inscrirait dans un grand mouvement historique défini comme la marche vers l’égalité. Carlo Rosselli, militant socialiste antifasciste italien, disait que « le socialisme, c’est quand la liberté arrive dans la vie des gens les plus pauvres ». Désormais, un seuil a été franchi : l’égalité investit le champ anthropologique pour s’appliquer à la conception de la vie et de la filiation. La gauche ne mesure pas les effets de ce changement de registre.[access capability= »lire_inedits »]
Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut revenir à ce que j’ai appelé le « gauchisme culturel[1. Mai-68, l’héritage impossible, La Découverte, 2006.] », qui prétend changer la société non par la violence révolutionnaire, mais « en douceur », en faisant évoluer les mentalités par la pédagogie et par la loi. Cette conception d’une loi qui aurait pour fonction de changer les mentalités revient à vouloir rééduquer un peuple considéré comme « beauf » et arriéré. Or, ce gauchisme culturel a occupé le vide laissé par le renoncement de la gauche à incarner une alternative économique et sociale. La substitution est intervenue dans les années 1983-1984, au moment où le PS a pris le « tournant de la modernisation » – c’était le fameux « ni, ni » de Mitterrand. Le problème, c’est que ce virage n’a jamais été assumé. On change sans dire qu’on change – donc sans le penser.
L’héritage de Mai-68 en morceaux est alors disponible pour une gauche qui ne sait plus où elle va. Nombre d’anciens soixante-huitards vont intégrer le Parti socialiste. S’ils ne croient plus aux « lendemains qui chantent », ils n’ont pas renoncé à l’idée d’une révolution culturelle qui se déploierait dans le domaine des mentalités et des mœurs, puis se répercuterait dans le champ politique. C’est le début de la conversion de la gauche au « Black-Blanc-Beur », au multiculturalisme, au modernisme branché…
Depuis, de fausses alternatives sont assénées aux Français : soit vous êtes progressistes dans tous les domaines, soit vous êtes réactionnaires ; soit vous êtes modernes, soit vous êtes ringards ; soit vous êtes pour le mariage homosexuel, soit vous êtes homophobes.
Choisissez votre camp !
Or, il est frappant d’observer, aujourd’hui, le retour en force de ce gauchisme culturel dans un moment où beaucoup de promesses, sur le plan économique et social, ont été abandonnées par François Hollande. Du coup, la question de l’homoparentalité apparaît comme une ligne de fracture fondamentale, au point que les élus ou militants socialistes qui ne partagent pas l’orientation du Parti sont quasiment privés de parole. Ce sectarisme, qui désigne d’emblée le bon camp et assigne systématiquement l’adversaire à l’extrême, est devenu insupportable à une bonne partie de la population. La gauche n’a pas compris grand-chose aux manifestations de masse contre le mariage homosexuel, sans doute parce qu’elle se considère comme la seule dépositaire légitime du « mouvement social » – devenu dans les faits un mouvement hybride par adjonction ou substitution des revendications de différents groupes ou communautés aux vieux mots d’ordre républicains et du mouvement ouvrier. Imaginez sa stupéfaction face à ces drôles de citoyens qui viennent manifester du fond de nos provinces. Qui plus est, ce sont des catholiques qui ne correspondent pas aux images caricaturales qu’on leur colle. Alors, comme pour mieux conforter ses vieux schémas, elle se polarise sur les prières de rue, les casseurs et les fanatiques dont les images passent en boucle à la télévision. Le gauchisme culturel ne manque pas de relais dans les grands médias et dans le milieu du show-biz qui vivent, parlent et pensent dans l’entre-soi, sans voir qu’une bonne partie de la société a décroché et en a plus qu’assez de leur hégémonie culturelle et de la façon dont ils dominent le débat public.
Face à une France qu’elle ne comprend pas, la gauche invoque rituellement le danger de l’extrême droite. Soyons clairs : le risque de récupération existe, y compris de ce côté-là. On aurait tort de sous-estimer la progression de l’extrême droite et de rester aveugle à sa recomposition. Mais on ne la combattra pas par la dénonciation incantatoire du populisme ou du fascisme version années 1930, ni par la disqualification de la contestation.
La liberté de penser et de débattre est une exigence démocratique essentielle dans cette période critique de notre histoire. Quand on évacue d’emblée toute discussion de fond sur l’homoparentalité, mais aussi sur d’autres questions qui préoccupent les Français, comme la nation, l’immigration et l’islam, on risque de faire resurgir un vieux fond d’extrémisme plus ou moins « refoulé ». Dans ce face-à-face délétère avec l’extrême droite, érigée au rang d’adversaire attitré, le gauchisme culturel, à sa façon, se nourrit largement de la menace qu’il dénonce. Dans la situation chaotique que nous vivons, il n’est pas exclu qu’un mouvement de balancier confirme ces sombres prédictions.[/access]