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Mourir à Venise, encore

death in venice benjamin britten

Le Royaume-Uni produit des reines, du whisky et d’excellents groupes de rock. Mais pas seulement. La perfide Albion a également donné naissance à de grands compositeurs de musique classique, dont Henry Purcell, Gustav Holst et, plus près de nous, Benjamin Britten (1913-1976). Les maisons d’opéra s’aventurent rarement en dehors des répertoires lyriques italiens et allemands ; c’est un tort, car de superbes œuvres ont été écrites pour d’autres langues, dont celle de Shakespeare. Britten a laissé une douzaine d’opéras aux caractères très différents les uns des autres, allant de la farce mélancolique Albert Herring (1947), d’après Maupassant, à la fable onirique Midsummer Night’s Dream (1960) ; de la fresque historique légèrement pompeuse Gloriana (1953), composé pour le couronnement d’Elisabeth II, à Peter Grimes (1944), sombre récit de la descente aux enfers d’un marin pêcheur taciturne dont les apprentis meurent mystérieusement sur son bateau…
Après une longue gestation et d’interminables négociations sur les droits d’auteur Death in Venice, l’ultime opéra de Benjamin Britten adapté de la longue nouvelle de Thomas Mann, voit le jour en 1973. Un temps contrarié par la sortie, deux ans auparavant, de l’épaisse version cinématographique de Luchino Visconti et par la maladie qui emportera bientôt le compositeur, le projet a abouti au prix d’efforts considérables. Britten est tout de même venu à bout de cette longue partition (environ deux heures quarante) pleine d’inventivité, aux mélodies entêtantes et aux atmosphères tour à tour méditatives et oppressantes, qui récapitule beaucoup de thèmes présents dans le reste de son œuvre : la mer, l’obsession de l’innocence, la sexualité contrariée, l’exploration de l’espace entre le rêve et la réalité, etc. La première a lieu lors du festival d’Aldeburgh (fondé par Britten) avec dans le rôle-titre d’Aschenbach le ténor Peter Pears, compagnon du compositeur.
Pourquoi Venise ? Demandez à Wagner, qui y trouva la mort, ou à Nietzsche, qui y trouva la folie ![access capability= »lire_inedits »] La Sérénissime, paradis sur terre et cité menacée à chaque instant d’engloutissement, traversée par un sirocco continu déplaçant les effluves nauséabondes de l’eau stagnante…  Cité des doges sublime, regorgeant de joyaux esthétiques, et son cimetière marin… Le vieil Aschenbach, écrivain allemand établi, cherche à se dépayser sur la côte adriatique et son périple le mène irrémédiablement à Venise. L’innocence et la beauté juvénile d’un adolescent polonais croisé dans le hall de son hôtel le projettent dans des abymes de mélancolie, mêlant trouble et introspection douloureuse sur sa jeunesse à jamais perdue. Le livret de l’opéra de Britten est très fidèle à la nouvelle de Mann ; après maintes déambulations sur les canaux et la plage, à la recherche de la jeunesse de Tadzio, le respectable homme de lettres est emporté par le choléra.
Pour les quarante ans de la création de Death in Venice, sort en DVD un remarquable long-métrage tourné en 1980 par le cinéaste Tony Palmer, jusqu’alors inédit, adapté de l’œuvre de Britten. Ni simple captation scénique de l’opéra, ni variation cinématographique lointainement « inspirée » de l’œuvre initiale, ce film met en scène (dans les somptueux décors naturels d’Aldeburgh, Suffolk, et Venise) la plupart des interprètes qui ont créé l’œuvre en 1973 – à l’exception de Peter Pears, trop âgé, remplacé ici par le ténor canadien Robert Gard.
Malgré un budget réduit (100 000 livres), ce film, original par son parti-pris de réalisme absolu et son choix de faire jouer les chanteurs et chanteuses lyriques dans les lieux mêmes où se passe l’action, réussit le pari d’être fidèle à l’esprit du dernier opéra de Britten et même mieux : suggestif. Les sobres images de Tony Palmer, tournées en 16 mm (et offrant un « grain » délicieux que l’on ne voit guère plus que dans les archives du temps jadis), ne font pas de Venise une « carte postale » touristique, mais le tableau tout à la fois majestueux et angoissant d’une ville où l’on vient se perdre pour être venu s’y retrouver.[/access]

Death in Venice, The opera by Benjamin Britten, Tony Palmer (Gonzo Multimedia).

Vigilance maximale

L’été commence décidément très bien. Le Nouvel Observateur, hebdomadaire fatigant spécialisé dans les classements des cliniques où il faut bon mourir et les dossiers sur le salaire des cadres, propose un hors-série visant un public plus jeune : « Les 400 lieux branchés de Paris, 2013 ». On y trouve des « bons plans » pour se livrer avec classe à l’une de ces huit activités : boire, manger, danser, draguer, bouger, culture, design, dormir. Sans surprise, le news magazine de Jean Daniel que vous retrouverez dans toutes les salles d’attente des dentistes de gauche et entre les mains des lecteurs les plus progressistes du marché, fournit des « bonnes adresses » émaillées d’encadrés utiles, comme la mini-interview d’un certain Romain Guerret (« chanteur de pop-rock ») qui déclare : « Je sors beaucoup dans le 11ème », ou encore d’un certain Gaël Faye (« rappeur ») qui affirme, dans la rubrique dédiée aux bars : « J’ai un lien très affectif avec le Chiquito »). On est très heureux pour lui. On apprend aussi que la piscine Joséphine Baker, qui a failli littéralement couler quelques mois après sa mise à flot (elle est construite sur une barge…) est un lieu « homo hétéro », où l’on ne trouve ni « papys speedo ni parents purée saucisse », mais essentiellement des « trentenaires en slip ».
Mais si vous pensiez naïvement que le « monde de la nuit » parisienne appartenait à une frange de jouisseurs progressistes, avide de privatisation des voies sur berge en vue de l’organisation de rave party géantes, ou encore promotrice des « Pierrot de la nuit » dont la mission est de faire avancer le « vivre ensemble » quand tous les chats sont gris… Que nenni ! Laurent Joffrin, qui cultive de plus en plus une forme de comique involontaire absolument délectable, nous assure dans un édito d’anthologie que la nuit est en passe d’appartenir aux réactionnaires. Brrrr… Vigilance maximale. « Les branchés ont-ils changé de camp ? » interroge le directeur de la rédaction dans son édito titré « Les réacs de la nuit », avant de rappeler que Frigide Barjot – avant de se lancer dans sa croisade contre le mariage gay – était une icône des nuits parisiennes. « Dans les mêmes endroits des couples homos, dont les choix sont désormais respectés par la société, croisent parfois des militants pour qui le mariage gay risque de ruiner les bases anthropologiques de la France ». Re-Brrrr… Puis, Joffrin enchaîne sur une mise en perspective historique atteignant un joli niveau Godwin… « Diverse et disparate, la nouvelle panoplie de certains branchés nous ramène loin en arrière, aux temps où l’on méprisait la culture du progrès, le rationalisme un peu plat des républicains, la modération des démocrates. Les ‘fashionables’ de Balzac, les romantiques monarchistes du premier Hugo, les jeunes gens violents de l’Action Française auraient-ils trouvé leurs successeurs au sein d’une fraction de la nuit ? »… C’est éprouvant, et Laurent Joffrin ne va clairement pas jusqu’au bout du ridicule. Il aurait pu écrire « usagers de la nuit » et ne pas oublier de mettre un petit coup d’ « heures les plus sombres »…
Pour la nuit ça aurait été parfaitement approprié.

L’écrivain, le tueur et la lolita

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david gordon polarama

« Au moins, les livres que j’écrivais étaient d’honnêtes mensonges. Les personnages étaient peut-être du genre déjà vu, voire interchangeable, mais je ne me targuais pas de sonder la psychologie de mes vampires et de mes cyborgs. » Pourtant, à force d’écrire des horreurs, les horreurs finissent par arriver. Polarama, le premier roman de l’américain David Gordon repose sur ce postulat simple. Il nous raconte une histoire tour à tour drôle et atroce, désinvolte et monstrueuse tout en poursuivant, l’air de rien, une réflexion des plus pertinentes sur l’écriture, ses pouvoirs, ses limites et ses dangers. Le héros de David Gordon est un écrivain new-yorkais, Harry Bloch. Harry Bloch utilise de multiples pseudonymes pour écrire des romans de genre  et œuvre avec un égal bonheur dans le serial-killer, la SF, le porno et les vampires. Bien entendu, il ne vit pas cela très bien. Il s’était rêvé Joyce et il se retrouve OS de la littérature populaire, prolo du clavier, tireur à la  ligne de fictions calibrées.
Sa femme, Jane, beaucoup plus intello l’a quittée pour un véritable auteur, un auteur célébré par la critique, que tout le monde reconnaît mais que personne ne lit. Harry Bloch, lui, c’est le contraire : pas mal de gens le lisent mais personne ne sait qui il est.  Son humour le sauve cependant de l’aigreur, ce qui en fera un narrateur très sympathique. D’ailleurs, en général, on aime bien Harry Bloch, comme Claire, quinze ans, fille d’un millionnaire, à qui il donne des cours particuliers et qui devient son amie, vivant presque à domicile chez lui. C’est cette lolita surdouée qui  va par exemple lui donner l’idée de se déguiser en femme pour la photo de quatrième de couverture de ses romans de vampire en utilisant les vêtements de sa mère défunte. C’est que la jeune fille connaît sans doute son Psychose par cœur et sait que le film de Hitchcock est tiré d’un roman de Bloch. Pas de notre calamiteux narrateur, non, mais de Robert Bloch, l’un des grands noms de la littérature noire. C’est aussi cette délurée qui s’arrange pour monter un chat en direct pour que Bloch discute avec ses lectrices draculophiles ou qui s’occupe de lui trouver des avocats de renom quand les choses vont se compliquer car, évidemment, les choses vont se compliquer.
Harry Bloch commence à avoir de vrais soucis quand il est contacté par Darian Clay, un tueur qui attend son exécution dans le couloir de la mort. Darian Clay a apprécié les livres de Harry Boch, enfin surtout ceux de la série porno. Darian  met en main à Bloch un marché assez simple. Ce tueur est accusé du meurtre de quatre femmes. Il a transformé le corps de ses victimes en performance artistique, en cachant soigneusement les têtes que l’on n’a jamais retrouvées. Il parle à Bloch comme à un collègue artiste. Il est prêt à raconter toute sa vie à Bloch, y compris ce que n’a jamais réussi à savoir la police. Il y met une condition : c’est que Bloch égaie ses derniers jours en lui écrivant des scénarios érotiques. La matière de ces scénarios ? Les lettres que Darian Clay reçoit de toutes les allumées masochistes, les déséquilibrées nymphomanes qui rêvent de  faire l’amour avec le tueur et de connaître l’ultime extase. Si Bloch accepte de les rencontrer et met tout cela en forme, Clay fera la fortune de Bloch qui pourra sortir des infos exclusives après l’exécution. Bloch, poussé par la jeune Claire, accepte. Il a tort : il se met à dos l’agent spécial du FBI qui avait arrêté Clay et voulait faire son propre livre, mais aussi la famille des victimes qui refusent l’idée que Bloch fasse de l’argent avec leur chagrin. Sans compter, très vite, que les filles interrogées par Bloch meurent les unes après les autres selon le même modus operandi que celui de Clay, pourtant toujours enfermé dans le couloir de la mort.
Dans le roman noir, le personnage de l’écrivain, comme celui du détective alcoolique ou du flic ripou avec des problèmes conjugaux, a déjà eu ses lettres de noblesses. Que l’on songe, par exemple, à l’extraordinaire Adios Schéhérazade de Donal Westlake. Polarama y fait souvent penser, et les amateurs du genre sauront que ce n’est pas là un mince compliment. On lira dans Polarama des confessions érotiques salées, des peintures assez cruelles des milieux intellos new-yorkais, des extraits des romans de Harry Bloch et surtout une remarquable histoire pleine de chausse-trappes et de retournements que même le lecteur habitué ne verra pas venir. C’est assez rare pour être souligné. Et puis ce qui est bien, dans Polarama, c’est que l’on apprend la différence entre un tueur et un écrivain, chose moins évidente qu’il n’y paraît à première vue : « Non pas que les artistes et les écrivains ne comptent pas de tarés dans leurs rangs. Nous le savons bien. La plupart le sont d’ailleurs peut-être, dans une certaine mesure. L’art est de toute façon une entreprise absurde. Mais je pense que chez l’écrivain, la part qui écrit est la part saine d’esprit, celle qui cherche à sauver le monde de l’oubli, à préférer la vie à la mort, en couchant tout ça sur le papier. »

Polarama de David Gordon (Actes Sud, actes noirs, traduction de Laure Manceau.)

*Photo : Nocturno Vulgar.

Barbey d’Aurevilly, l’épistolier

barbey d'aurevilly lettres trebutien

Enfin rééditées, les Lettres à Trebutien ! Très beau pavé, dont l’absorption requiert de bonnes dents, une centaine d’heures de loisir et trois estomacs. On a longtemps lu ça dans l’édition Blaizot, partie en poussière : Bloy l’annotait en 1909. Ces 387 lettres font d’énormes puddings, dont le fond grumeleux charrie maint beau suc ; et c’est sans complexe que cette correspondance vient se ranger aux côtés de celles de Voltaire, Flaubert ou Céline.
L’écriture aurevillienne est connue : phrases entortillées, boursouflures en cascade, lignes hérissées de majuscules et griffées d’italiques, et, au milieu de ce magma, la saillie d’un ton fier, superbe et généreux. Quand il veut bien dégraisser son romantisme, Barbey épistolier a des images puissantes, et soudain, une subordonnée qui vous fauche par surprise, comme une balle perdue. Écrire à l’ami « Trebuce », c’est l’occasion pour lui de se lâcher la bride, quand les journaux la lui tiennent courte. Étendu sur son lit comme un Romain, sifflant du rhum comme un pirate, enfin sur le point d’attaquer sa troisième toilette du jour, c’est à fond de train qu’il écrit à son ami bibliothécaire. «Le meilleur de moi est dans ces lettres, où je parle ma vraie langue et en me fichant de tous les publics ! » Le meilleur de lui : les digressions, où se donne libre cours sa passion de la causerie, plaisir le plus pur d’un homme qui ne voulut jamais rien, au fond, que l’oreille d’un public, comme coupe où déverser sa verve concentrée, mousseuse comme du champagne – breuvage dont, comme le rhum, il faisait une fière consommation. On comprend que Trebutien, troglodyte érudit, pâle et puceau, ait reçu ces lettres hebdomadaires comme un rayon de soleil.
Nous touche aujourd’hui, dans ces Lettres, cet accord sourd qui parcourt la vie de Barbey, cette attente qui cloue l’écrivain sur le chevalet d’une force longtemps comprimée. En plus de boire comme un Polonais, ce grand angoissé se couche avec de l’opium, et s’essaie même  – c’est la mode – au haschisch. Il a beau placarder partout son mépris, c’est sans détour qu’il confie à son ami : « Ce que je veux, c’est la Gloire, vivante et sentie… C’est la conscience de mon moi dans la tête des autres. » Seulement, cet attardé volontaire fait tout à l’envers. Quand Hugo triomphe de Jersey, d’Aurevilly rame à Paris ! Barbey boulet de canon roule et siffle contre les paumes matelassées d’une armée de nabots. Pauvre Jules, qui pensait se frayer un boulevard à coups de bombes ! Il aurait fallu sinuer, à coups de fard. Comme Flaubert, Baudelaire et tant d’autres, il se frotte au mal du siècle : « Ce n’est pas même la scélératesse, c’est la Bêtise ! » Majuscule évidemment. Ses articles, quinze ans durant, passent à peine. On les découpe, on les cochonne. L’homme mélancolise, ronge son frein, repart : « Je rechevauche ce vieux bidet de l’espérance qui crèvera sous moi ou qui me portera au but. » Don Quichotte n’est pas loin, ni Philippe le Hardi, dont Barbey aime la devise : « Moult me tarde. »
Ce n’est qu’au moment où, à la faveur d’une violente rupture, se referme la correspondance avec Trebutien que Barbey d’Aurevilly, âgé de 51 ans, sort la tête de l’eau. Belle tête de vaincu ! mais bientôt vainqueur, ou quasi. Barbey n’eut jamais vraiment le loisir de se camper, tranquille et comblé, sur une gloire bien ferme. La sienne est plus subtile, plus piquante aussi – moins monument. Sa fière étrangeté, voilà sa victoire.

Lettres à Trebutien 1832-1858, Barbey d’Aurevilly, éditions Bartillat.

*Photo: Portrait de Barbey par Emile Lévy.

Nabilla de Crécy

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nabila de crecy

Dans À la recherche du temps perdu, Swann tombe amoureux d’Odette de Crécy qui, pourtant, n’est « même pas son genre ». L’esthète, le dandy va souffrir un véritable martyre à cause d’une demi-mondaine plutôt vulgaire qui le trompe et le force à supporter la compagnie d’idiots. Swann ne trouvera de consolation paradoxale qu’en l’épousant et, quand il mourra, Odette le remplacera par Forcheville, parachevant ainsi une éclatante réussite mondaine.
Aujourd’hui, Odette ne choisit plus les salons pour assurer son ascension sociale et finir fabuleusement riche en portant un grand nom. Le territoire de la cocotte moderne  est la télé-réalité, et sa dernière incarnation s’appelle Nabilla. La starlette a imposé la présence éminemment sexuelle de son corps hyperbolique de bimbo refaite à des millions de spectateurs mâles, avec parmi eux un bon nombre de Swann potentiels.  Ils l’ont trouvée attirante sans savoir pourquoi, persuadés d’être à mille lieues de ce « genre-là ». Nabilla a également imposé un langage qui trahit une bêtise évidente, peut-être surjouée, mais qui fascine par sa profondeur même  avec le désormais célèbre « Allo, non mais allo, quoi ! ».[access capability= »lire_inedits »]
Odette de Crécy ne procède pas autrement avec ses amants, et notamment Swann. Elle les attire d’abord par une manière d’animalité entêtante comme un parfum : « Elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d’un genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont l’opposé du type que nos sens réclament. » Comme Nabilla, Odette affecte aussi de trouver ce qu’elle dit d’une folle originalité tout en usant d’expressions idiotes et elle parsème (déjà !) ses propos d’anglicismes car cela fait chic et moderne.
On sait depuis Baudelaire qu’« aimer une femme intelligente est un plaisir de pédéraste ». Swann, au début de ses amours avec Odette, continue d’ailleurs encore à coucher avec des prostituées ou de petites ouvrières, qu’il estime inférieures. Odette de Crécy et Nabilla, elles, comprennent d’instinct que, pour séduire les derniers hétérosexuels en circulation, il faut d’abord paraître stupide. Les hommes qu’elles auront envoûtés, furieux de leur propre déchéance, se mentiront en idéalisant la pulsion honteuse qui les a poussés vers elles. Ainsi Swann voit-il en Odette un Botticelli, tandis que notre époque a fait de Nabilla un phénomène de société.
Il n’empêche, cet obscur objet du désir reste, dans les deux cas, toujours aussi mystérieux.[/access]

*Photo: Capture d’écran Les Anges de la téléréalité 4.

L’ectogénèse ringardise la PMA et la GPA

Après que Pierre Bergé nous a appris qu’il n’y avait pas de différence entre louer son utérus pour fabriquer un bébé pour certains ou louer ses bras pour fabriquer des motoculteurs pour tous et après que Mâme Taubira nous a averti qu’on allait en finir avec l’institution conjugale, oppressante et patriarcale s’il en est, voici la dernière trouvaille : Marcela Iacub ! Très chouette, Marcela Iacub ! Elle ferait passer Caroline Fourest pour une mémère rétrograde !
En digne intellectuelle conscientisée, Mademoiselle Iacub a eu la gentillesse de se pencher sur notre  sort à nous, êtres humains, et a diagnostiqué le mal dont nous ne mourrons pas toutes mais dont nous sommes – presque – toutes atteintes. En effet, après un triturage de méninges qui lui vaudrait l’absolution si elle croyait à l’enfer ailleurs que dans nos sociétés obscurantistes, Marcela Iacub nous livre le fin mot de l’histoire : « Le pire ennemi des femmes, c’est l’enfant et la famille ».
Il y a cinquante ans, c’étaient les ados en révolte qui s’écriaient « Familles, je vous hais ! », maintenant c’est devenu le panache de ralliement des mal-baisées. Du moins de celles qui officient chez Libé. Forte de ce constat que ne renierait pas une arrondie de quatre mois au plus fort de ses nausées matinales, Marcela Iacub se lance dans la promotion d’un nouvel outil des plus sympa, encore plus pratique qu’une yaourtière : l’ectogenèse! En français, l’utérus artificiel. Vous prenez 23 paires de chromosomes harmonieusement réparties entre Parent Un et Parent Deux, vous agitez et vous enfournez dans l’ectogenèse sans préchauffer. Puis vous jouez à la canasta pendant 9 mois et le tour est joué ! Selon Mademoiselle Iacub, c’est la seule garantie que nous ayons de voir, enfin, une réelle égalité des sexes dans le monde du travail. On va pouvoir crever le plafond de verre et franchement,  c’est ce que nous attendons toutes depuis des lustres.
Toutefois, lorsque l’on demande à Mademoiselle Iacub si elle-même est encombrée d’affreux jojos poisseux, elle répond avec une gentillesse déconcertante : « Non, mais j’ai une petite chienne… »  C’est très bien Marcela, et comme tu es une brave fille, je suis certaine que tu lui as appris à chier dans le caniveau.  Encore un bon point ! Mais puisqu’il a été décrété que les curés, en principe célibataires, n’étaient pas habilités à s’exprimer sur le mariage, on peut se demander ce que vaut le discours de Mademoiselle Iacub, sans mari ni enfants, sur la famille, mère de tous les maux.
Parce qu’en fait, si elle était mariée et mère de famille, Mademoiselle Iacub supporterait sans problème les neuf mois de grossesse réglementaires, prendrait sans vergogne ses congés de maternité, bien consciente que son talent compensera son absence, si talent il y a, et peut-être même soupirerait-elle qu’elle est bien mieux, blottie contre son bébé, que cadenassée dans une salle de réunion. Et saurait depuis belle lurette que la meilleure ennemie de la femme, ce n’est ni l’enfant, ni la famille.
C’est la belle-doche !
Et à la vitesse où ça va, certaines jeunes donzelles de la prochaine génération, éperdument amoureuses d’un issu du mariage pour tous se retrouveront avec DEUX belles-doches !
Bonne chance, les filles !

Léo Ferré : la mémoire et l’amer

leo ferre 20 ans

Le 14 juillet, jour anniversaire de la prise de la Bastille, cela fera vingt ans que Léo Ferré a quitté les enferrés que nous sommes.
Aujourd’hui, à l’écoute d’un court medley musical illustrant « les refrains entêtants de la violence politique » sur France Info, dans lequel Ferré est catégorisé comme « sentant bon le gauchisme vintage » et sa chanson Comme une fille à « la gauche de la gauche », on ne peut que s’inquiéter de cette dérive journalistique vers les amalgames confortables.
Après le politiquement correct, il va falloir inventer l’amalgamement correct : difficile à prononcer quand même… Le poète à la crinière d’argent se revendiquait de l’anarchisme versant espagnol et de l’héritage de la Commune. Il aimait à le répéter : « Contrairement aux communistes, nous, les anarchistes, on n’a pas besoin de secrétaire ». Sa vision de la gauche, il l’a exprimée devant les caméras de télévision en 1971 : « La gauche c’est une salle d’attente pour le fascisme […] Ces gens qui se disent de gauche, c’est ce qui tue ce pays ». Ça sent bon le gauchisme vintage, en effet.
Au moins, Jenifer ne risque pas de commettre un album de reprises de cet artiste-là. Philippe Léotard, ministre de la Défonce, l’a fait en 1994, et il avait bien compris, lui, qui était Ferré, en ouvrant son album hommage par Graine d’ananar. L’acteur écorché vif est parti il y a plus de dix ans déjà, il considérait Léo comme un guide et nous laisse lui aussi une œuvre discographique intense. Actuellement, quand la figure de Ferré est évoquée à la télé, chez Ruquier notamment – à une heure de grande écoute sur le service public -, c’est plutôt pour ternir, voire salir son image : Lescop  – chanteur inrockuptible – prétend que Ferré n’est pas sa tasse de thé sous prétexte que le personnage avait l’air misogyne, alors qu’il ne méprisait que les cultureuses, les tortionnaires, celles qui n’ont pas « l’intelligence des choses de la vie »… Et en plus, sa belle-fille Annie Butor sort de vingt ans de silence pour le dépeindre en homme malhonnête. Ferré à la lanterne ! Misogyne le grand Léo ? Il a commencé à écrire et composer pour les femmes, elles furent ses muses, ses sirènes de la rive gauche, puis ses ambassadrices : Juliette Gréco, Patachou, Catherine Sauvage, etc. En 1990, dans son avant-dernier album studio, il chantait : « Pourtant les filles sont si jolies / Qu’les gars font des folies / Tant que peut tourner la vie ». Pas mal pour un misogyne. Je souhaite à Lescop d’écrire un jour une chanson d’amour comme Ça t’va. Mais Ferré prend le chemin de Céline, celui du génie antipathique, infréquentable, que Ruquier n’aurait pas eu envie de rencontrer après la lecture du livre d’Annie Butor.
Heureusement, certains vrais artistes perpétuent avec talent la flamme et la poésie de l’auteur d’Avec le temps. On se souvient du tour de chant hommage de Bernard Lavilliers – immortalisé en DVD en 2009 -, et l’œuvre de Thiéfaine nous offre régulièrement de belles réminiscences de mathématiques bleues souterraines. Dans le genre travaillé par les marées de l’usure du genre humain, on trouve également, parmi la nouvelle génération, un groupe répondant au doux nom de Mendelson, dont le triple album sorti en mai a de quoi refourguer sa dose de cafard vertigineux aux plus aguerris des admirateurs de Ferré.
A l’occasion de la commémoration du vingtième anniversaire de la disparition du chanteur, un double album sort, proposant une sélection de qualité pour les novices. Pour les fans ultras (et les bourses plus aisées), un coffret 20 CD regroupant les années Barclay, truffé d’inédits, est également disponible actuellement en tirage limité.
« On me fait passer pour un monstre, pour un sale individu, mais c’est pas vrai. Je suis pas un monstre, je suis pas un sale individu, je suis un bon mec, voilà. Alors j’aime pas qu’on me fasse passer pour ce que je ne suis pas ».

*Photo : marechal jacques .

Morsi, c’était Moubarak en pire !

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morsi moubarak islamisme

Tewfik Aclimandos est chercheur associé à la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France et spécialiste de l’histoire de l’Egypte. Il a notamment contribué à l’ouvrage collectif Les islamistes au défi du pouvoir (dir. Samir Amghar, Michalon, 2012).
Mercredi, le chef d’état-major de l’armée égyptienne a déposé le président Mohamed Morsi, premier chef d’Etat démocratiquement élu au Caire, et annoncé la tenue d’élections anticipées. Quoique la plupart des médias occidentaux s’en félicitent, n’est-ce pas un coup d’Etat en bonne et due forme ? 
Certes, on peut parler de coup d’Etat militaire, mais la destitution de Morsi était réclamée par la majorité de la population. Nous assistons au second acte de la révolution, qui mobilise beaucoup plus de monde que le mouvement anti-Moubarak de janvier 2011. Il y a deux ou trois mois, un sondage affirmait que 82% des Égyptiens souhaitaient un retour de l’armée aux affaires.
D’ailleurs, si l’état-major s’est ainsi ingéré dans les affaires politiques, c’est que les partis politiques, Frères musulmans exceptés, sont trop faibles pour gouverner. Partant, nous sommes devant une seule alternative : l’armée ou les Frères. En se discréditant au bout d’une année au pouvoir, ces derniers ont fait de l’armée la seule solution de rechange. Avec un bilan aussi désastreux que le leur, il n’est guère étonnant que la population ait légitimé le coup d’Etat de mercredi.
Certes, des millions de manifestants se sont soulevés contre la dérive autocratique de Morsi. Rejettent-ils pour autant l’idéologie des Frères musulmans ?
Mohamed Morsi et sa confrérie ont tous les deux multiplié les causes de mécontentement. Les Égyptiens redoutaient de voir les ressources de leur pays mobilisées au service d’un dessein régional utopique, le rétablissement du califat. Ils ont craint pour l’intégrité territoriale du pays, et si la majorité d’entre eux ne veut pas d’un état « laïc », ils veulent encore moins d’une théocratie. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les Frères se sont comportés comme s’ils voulaient donner raison à tous ceux – dont je suis – qui les soupçonnent d’avoir un projet totalitaire : prise de contrôle de tout l’appareil d’Etat et de la société civile, destruction de l’Etat de droit, de la justice, etc. En guise d’avant-goût, les Frères nous ont offert le spectacle de milices attaquant des manifestants pacifiques. Ces images ont eu un impact terrible sur l’opinion publique.  Mes compatriotes refusaient que, de pays touristique, l’Égypte devienne la terre d’accueil des jihadistes du monde entier. Plus largement, la plupart des Egyptiens ont constaté qu’une clique gouvernait, s’enrichissait et pillait le pays. Ils ont eu l’impression qu’une clique avait remplacé l’autre. Si, pour l’instant, ses membres sont beaucoup moins corrompus, ils sont aussi beaucoup plus incompétents et plus nombreux à se servir. Ajoutez à cela le bilan économique déplorable de Morsi et vous obtenez tous les ingrédients de l’ébullition révolutionnaire.
Malgré la grogne actuelle, il ne faut peut-être pas enterrer les Frères Musulmans trop vite. À terme, pour revenir au pouvoir, devront-ils imiter le modèle turc et, sur le modèle d’Erdogan, normaliser leurs rapports avec l’institution militaire en créant une « AKP » à l’égyptienne ?
Les Frères égyptiens doivent tout simplement changer. Ils ne sont pas l’AKP, loin de là. J’admets que l’islamisme modéré existe, et même certaines formes d’islamisme démocratique. Mais les Frères ne sont ni l’un ni l’autre.  Leur organisation ressemble beaucoup aux partis léninistes, dans son fonctionnement comme dans ses méthodes brutales. En face, malgré les apparences, l’armée égyptienne n’est pas non plus celle d’Atatürk. De toute manière, les Frères ont perdu tellement de plumes au pouvoir que l’Egypte de demain ne risque pas de ressembler à la Turquie d’aujourd’hui…
La société égyptienne semble plus divisée que vous ne le dites. Pendant que la foule en liesse place Tahrir saluait l’éviction de Morsi devant les caméras du monde entier, des cortèges plus discrets défilaient pour soutenir le président déchu. Pourrait-on assister à un retour de bâtons islamiste lors de la prochaine élection présidentielle ?
La société égyptienne est très divisée et polarisée, ce qui permet de mesurer l’exploit des Frères : avoir mobilisé tout le monde contre eux ! Pour la présidence, tout est possible, mais je crois les Frères beaucoup trop impopulaires pour pouvoir remonter la pente en cas d’élection rapide. Qui plus est, l’élection de Morsi l’an dernier a été l’exception venue confirmer la règle : par nature, les Frères Musulmans sont moins portés au succès à la présidentielle qu’aux législatives. En Egypte, l’élection présidentielle favorise souvent les candidats issus de l’armée.
Prédisez-vous donc un destin présidentiel au général Al-Sissi, principal instigateur du « coup » de mercredi ?
Le général Al-Sissi est certainement un très bon présidentiable, il est l’homme politique le plus populaire du pays et il ressemble, depuis le début, à quelqu’un qui brigue une fonction plus élevée que la sienne. Mais l’armée souhaite-t-elle présenter un candidat issu de ses rangs, qui n’est pas encore parti à la retraite ? Rien n’est moins sûr.
Les autorités de transition viennent d’incarcérer les principales figures de la confrérie islamiste. Malgré leurs déclarations de bonnes intentions démocratiques, n’assiste-t-on pas à un début d’épuration ?
Il est trop tôt pour le dire. N’oubliez pas que la confrérie a certainement eu des pratiques criminelles, ses milices ayant torturé et tué des manifestants. En démocratie, ces actes devraient entraîner un procès et des peines sévères pour les coupables. Qui plus est, les Frères ont souvent opté pour la politique du pire : calmer le front intérieur peut exiger certaines mesures temporaires. Ceci dit, il faudra veiller à ce que ce temporaire ne dure pas, surveiller de près le fonctionnement de la justice, prendre garde à ce que les pratiques criminelles des islamistes ne deviennent pas le prétexte d’une répression excessive et durable.

*Photo : Jonathan Rashad.

Décroissants au petit-déjeuner

notre dame des landes aeroport

Accroupie dans son champ, Chloé cloue ensemble quatre montants d’armoire posés horizontalement. « – Tu fais quoi, là ? – Un parc pour mon canard. Ça se voit pas ? – Beuh… »
La parcelle des Cent-Noms a des airs agréables de locus amoenu[1. Dans l’élégie latine, notamment chez Horace, désigne le lieu bucolique et quasiment introuvable où le poète aime à se délasser.], comme disent les khâgneux, sous le soleil qui, timidement, inonde cette fin d’après-midi. Dans le pré un peu cahoteux, les tuteurs s’élèvent qui soutiennent de jeunes pousses éparses. Sa quinzaine d’habitants, qui y pratiquent la permaculture, est fière de ses trois moutons et quelques lapins. Dans la cabane à gauche, cuisine et salle à manger ouvertes aux quatre vents, ça discute sec. Ça bédosse[2. De bedo, verlan de daube : fumer un joint.]grave aussi, et ça picole sévère, selon toute apparence. Au milieu de caricatures d’extrême-gauche, pantalons de treillis, dreadlocks et piercings, quelques visages éclairés, du type normal, sérieux et néanmoins sympathiques. Habitants de la ZAD relativement anciens, les « Cent-Noms » sont installés sur ce champ depuis trois mois, à l’hiver finissant. À cent mètres de la route principale, on ne peut pas les rater. Ils ont l’air paisible des experts qui savent où ils vont : parmi eux, un ingénieur agronome, des étudiants en rupture de ban, des travailleurs qui ont tout laissé pour construire ici leur utopie. On les croit. Dans un an, ils vendront sans doute leur production au marché. Il y a un puits au bout de ce champ qu’ils se sont réapproprié sans états d’âme puisqu’il n’appartient plus à personne. Ah si, en fait, à Vinci, le maître d’œuvre de l’aéroport-arlésienne de Notre-Dame des Landes.
Pas farouche, la Chloé nous fait visiter sa yourte en jonc ou en roseau, on ne sait plus, « facilement démontable et transportable ». Comment y dorment-ils, si nombreux ? En tas ? En chien de fusil ? À trois par sac de couchage ? « – On se démerde. Mais dans peu de temps, nous aurons une vraie maison… »
Manquerait plus que le chien et la balançoire pour les enfants… Enfin, tout cela a l’air très organisé. Ces accueillants camarades sortent le jus de raisin de leur réfrigérateur autonome enterré, font les honneurs de leur panneau solaire – « un des seuls de la ZAD » − et tendent une carte de la zone, manière « Île au trésor ».
La ZAD. « Zone à défendre ». Qu’est-ce que je fous là, dans ce frais bocage ? [access capability= »lire_inedits »] Moi, le « catho-fils-de-militaire-de-famille-nombreuse » tel que me réifie la rédactrice en chef de Causeur − son nom soit béni −, flanqué d’un compagnon exclu il y a quelques années d’un groupuscule de gauche pour déviationnisme royaliste ? Il faudra bien, un jour lointain, refaire l’histoire de cette année où un projet de bétonnage et une loi sur le mariage auront mis la moitié de la France dehors, et en hiver en plus. Si je suis à Notre-Dame des Landes, c’est la faute à Hollande. Si je me retrouve dans les bois, c’est la faute à Leroy[3. Responsable des pages Culture de Causeur, Jérôme Leroy est un journaliste marxiste-léniniste de tendance stal, et un romancier antimoderne d’obédience orwellienne. Fidèle à son orthodoxie politique, il demeure persuadé contre toute évidence que seule la gauche est révolutionnaire et à ce titre dénie au mouvement de la « Manif pour tous », notamment à ces résistants non-violents que sont les Veilleurs, toute représentativité populaire.]. « – Pas cap’, toi et tes petits veilleurs, de faire la révolution comme les zadistes. » Cap’. En tout cas, d’aller voir à quoi ça ressemble, une révolution dans les bois.
Covoituré par un jeune représentant en sèche-cheveux, très fier de son voyage d’un an en Australie avec sa copine, et jeté dans cette campagne dont la boue finit de fumer au soleil, me voilà à pied d’œuvre. Ce qui frappe d’emblée c’est le mélange d’état de siège dont témoignent les miradors branlants qui gardent la route, les chicanes de vieux pneus agrémentées de caisses de bières vides, projectiles idoines en cas d’attaque flicarde, et l’ambiance Tom Sawyer des cabanes perchées à 20 mètres de haut dans les arbres. Entre les haies serpentent de rares chouans mode hippie à bicyclette, ralliant ces étranges hameaux, faits qui de caravanes, qui de masures de torchis, nés du dernier automne. Sous un auvent, après quelques kilomètres de route, le bar de fortune de La Gourbie est désert comme un oued asséché. Pas loin, des travailleurs taciturnes posent le plancher d’un nouveau baraquement. Au « point info », nulle âme qui vive non plus. C’est le Puy du Fou pendant une grève de la CGT. Soudain, au détour d’un chemin, de joyeux drilles, 20 ans à peine, vautrés dans l’herbe ou sur des canapés criards, descendent force « 8-6 »[4. La « 8-6 » de Bavaria est la bière douée du meilleur rapport alcool-prix et à ce titre la boisson favorite des skins, punks, clodos et autres ivrognes désargentés.]et nous hèlent. Les chiens, sans doute aussi nombreux que les habitants, jappent et se mordillent le derrière. Le boute-en-train de la bande, c’est Raton. Son bonnet à deux oreilles mignonnes n’est pas étranger à cet éminent patronyme. Délié par l’alcool, il est intarissable : il est arrivé de Fourmies, dans le Nord, il y a quelques mois ; tout le monde le connaît ici, Raton ; ç’a été dur contre les flics, tenir les barricades, reconstruire les cabanes ; ç’a été dur la boue cet hiver, elle était tellement haute qu’ils ne pouvaient plus circuler d’un hameau à l’autre ; un panneau cocasse en témoigne: « Ici vit un peuple de boue ». Formidable. Et sinon ? Il est de gauche, très de gauche. Pas hésité un instant à fausser compagnie à sa famille pour rallier les camarades. Cet été, ils descendront à vélo jusqu’en Espagne, jusqu’au Maroc pour y enterrer leur vieille chienne qui tient à peine sur ses jambes. Faut bien s’occuper, se trouver des buts communs, maintenant qu’il n’y a plus les condés.
Plus loin, c’est la Chat-Teigne, lieu indispensable et méprisé du camp : où logent les hôtes de passage, pauvres mecs dans notre genre, collectifs venus de toute la France pour un bref séjour. Raton, qui aime la ZAD comme sa mère, confie pourtant, entre deux hoquets, qu’il y a peu avait débarqué un collectif de féministes hystériques qui refusaient qu’on les aidât à cuisiner, puis refusaient de partager leur repas au motif qu’elles seules l’avaient préparé. Sale ambiance. Ç’avait failli péter. Peur sur la ZAD. La Chat-Teigne, royaume de la gadoue, ne s’atteint qu’en suivant des chemins de pilotis. Cuisine collective, douches écolo supérieurement confort, et cabanes rustiques pour la nuit. Une semaine avant, dans les matelas, il y avait la gale. Mais juré, ç’a été décontaminé. Avertissement sur la porte : « Les propos racistes, sexistes, homophobes et transphobes ne sont pas les bienvenus ». De certaine connerie, on ne se décontamine jamais. J’hésite à rajouter les lesbophobes et biphobes étourdiment oubliés.
Deux Belges paternes à la face plate errent à la vitesse de la larve. On leur donne du saucisson, même si leur végétarisme leur fait marquer un temps d’hésitation. Une mignonne mulâtre cherche le quatrième de ses chiots qui s’est fait la malle. Tout le monde est venu en stop, a pécho du trop bon son dans un concert ici, a pieuté dans un squat là, tout le monde est cool, c’est les grandes éternelles vacances, c’est le RSA, c’est une maison bleue et c’est le soir qui étend sur la terre son grand manteau de velours. L’aéroport ? Jamais entendu parler.
Au petit matin gris, on s’interroge tout de même sur la colonie de fourmis autogérées qui a construit tout ça. C’est étonnant, c’est écolo, ultra-intelligent, sur-organisé, ça marche. C’est l’anarchie dans les bois, le bocage à la nage : on croyait entrer dans une théorie marxiste-révolutionnaire de Jérôme Leroy, on se retrouve dans un roman d’Olivier Maulin[5. Olivier Maulin, auteur de sept romans dont le récent Bocage à la nage, fortement recommandé, est l’inventeur d’un genre littéraire nouveau, la farce paléolithique.]. Les crapauds traversent benoîtement la route, les paysans sortent le tracteur, les arbres frémissent dans un petit vent d’ouest et on se dit qu’il se pourrait que, parfois, la vie soit douce.[/access]

*Photo: Pétition photo contre l’aéroport de NDDL

Syrie et Arabie disent Morsi à l’Egypte

L’éviction de l’islamiste Mohamed Morsi, premier président égyptien élu dans les règles, a fait bien des heureux, et pas seulement à l’Obs, dont le directeur de la rédaction nous expliquait mercredi en direct sur Itélé que le coup d’Etat militaire était en fait une révolution démocratique. À l’ouest d’Aden, chez les derniers dirigeants arabes qui résistent encore et toujours à la vague démocratique, on applaudit des deux mains la destitution d’un membre de la confrérie, ennemie intime des vieilles monarchies conservatrices comme des régimes républicains baasistes.
En abandonnant son fauteuil présidentiel, Morsi aura au moins accompli ce prodige : faire parler d’une même voix le roi d’Arabie Saoudite et le président syrien. Abdellah comme Bachar Al-Assad se réjouissent en effet publiquement du limogeage de Morsi, pendant que, d’Ankara à Tunis, les lointains cousins des Frères égyptiens balisent sérieusement. Assad s’est même fendu d’une interview maison dans le quotidien As-Saoura (La Révolution) où il décrète la « mort de l’islam politique ». Rien que ça ! « Le peuple syrien, sa direction et son armée expriment leur profonde admiration pour le mouvement national et populaire en Egypte qui a conduit à ce grand accomplissement » enchérit le communiqué officiel de Damas, qui n’aime rien tant que les révolutions hors de son sol.
Du côté de Riyad, on glorifie avec bonheur l’éjection d’un disciple d’Al-Banna, contempteur historique de la démocratie comme de la dynastie wahhabite, dont les diatribes enflammées séduisent certains jeunes saoudiens rêvant d’en découdre avec leurs aînés.
À l’armée égyptienne, Assad et Saoud disent donc au revoir et Morsi…

Mourir à Venise, encore

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death in venice benjamin britten

death in venice benjamin britten

Le Royaume-Uni produit des reines, du whisky et d’excellents groupes de rock. Mais pas seulement. La perfide Albion a également donné naissance à de grands compositeurs de musique classique, dont Henry Purcell, Gustav Holst et, plus près de nous, Benjamin Britten (1913-1976). Les maisons d’opéra s’aventurent rarement en dehors des répertoires lyriques italiens et allemands ; c’est un tort, car de superbes œuvres ont été écrites pour d’autres langues, dont celle de Shakespeare. Britten a laissé une douzaine d’opéras aux caractères très différents les uns des autres, allant de la farce mélancolique Albert Herring (1947), d’après Maupassant, à la fable onirique Midsummer Night’s Dream (1960) ; de la fresque historique légèrement pompeuse Gloriana (1953), composé pour le couronnement d’Elisabeth II, à Peter Grimes (1944), sombre récit de la descente aux enfers d’un marin pêcheur taciturne dont les apprentis meurent mystérieusement sur son bateau…
Après une longue gestation et d’interminables négociations sur les droits d’auteur Death in Venice, l’ultime opéra de Benjamin Britten adapté de la longue nouvelle de Thomas Mann, voit le jour en 1973. Un temps contrarié par la sortie, deux ans auparavant, de l’épaisse version cinématographique de Luchino Visconti et par la maladie qui emportera bientôt le compositeur, le projet a abouti au prix d’efforts considérables. Britten est tout de même venu à bout de cette longue partition (environ deux heures quarante) pleine d’inventivité, aux mélodies entêtantes et aux atmosphères tour à tour méditatives et oppressantes, qui récapitule beaucoup de thèmes présents dans le reste de son œuvre : la mer, l’obsession de l’innocence, la sexualité contrariée, l’exploration de l’espace entre le rêve et la réalité, etc. La première a lieu lors du festival d’Aldeburgh (fondé par Britten) avec dans le rôle-titre d’Aschenbach le ténor Peter Pears, compagnon du compositeur.
Pourquoi Venise ? Demandez à Wagner, qui y trouva la mort, ou à Nietzsche, qui y trouva la folie ![access capability= »lire_inedits »] La Sérénissime, paradis sur terre et cité menacée à chaque instant d’engloutissement, traversée par un sirocco continu déplaçant les effluves nauséabondes de l’eau stagnante…  Cité des doges sublime, regorgeant de joyaux esthétiques, et son cimetière marin… Le vieil Aschenbach, écrivain allemand établi, cherche à se dépayser sur la côte adriatique et son périple le mène irrémédiablement à Venise. L’innocence et la beauté juvénile d’un adolescent polonais croisé dans le hall de son hôtel le projettent dans des abymes de mélancolie, mêlant trouble et introspection douloureuse sur sa jeunesse à jamais perdue. Le livret de l’opéra de Britten est très fidèle à la nouvelle de Mann ; après maintes déambulations sur les canaux et la plage, à la recherche de la jeunesse de Tadzio, le respectable homme de lettres est emporté par le choléra.
Pour les quarante ans de la création de Death in Venice, sort en DVD un remarquable long-métrage tourné en 1980 par le cinéaste Tony Palmer, jusqu’alors inédit, adapté de l’œuvre de Britten. Ni simple captation scénique de l’opéra, ni variation cinématographique lointainement « inspirée » de l’œuvre initiale, ce film met en scène (dans les somptueux décors naturels d’Aldeburgh, Suffolk, et Venise) la plupart des interprètes qui ont créé l’œuvre en 1973 – à l’exception de Peter Pears, trop âgé, remplacé ici par le ténor canadien Robert Gard.
Malgré un budget réduit (100 000 livres), ce film, original par son parti-pris de réalisme absolu et son choix de faire jouer les chanteurs et chanteuses lyriques dans les lieux mêmes où se passe l’action, réussit le pari d’être fidèle à l’esprit du dernier opéra de Britten et même mieux : suggestif. Les sobres images de Tony Palmer, tournées en 16 mm (et offrant un « grain » délicieux que l’on ne voit guère plus que dans les archives du temps jadis), ne font pas de Venise une « carte postale » touristique, mais le tableau tout à la fois majestueux et angoissant d’une ville où l’on vient se perdre pour être venu s’y retrouver.[/access]

Death in Venice, The opera by Benjamin Britten, Tony Palmer (Gonzo Multimedia).

Vigilance maximale

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L’été commence décidément très bien. Le Nouvel Observateur, hebdomadaire fatigant spécialisé dans les classements des cliniques où il faut bon mourir et les dossiers sur le salaire des cadres, propose un hors-série visant un public plus jeune : « Les 400 lieux branchés de Paris, 2013 ». On y trouve des « bons plans » pour se livrer avec classe à l’une de ces huit activités : boire, manger, danser, draguer, bouger, culture, design, dormir. Sans surprise, le news magazine de Jean Daniel que vous retrouverez dans toutes les salles d’attente des dentistes de gauche et entre les mains des lecteurs les plus progressistes du marché, fournit des « bonnes adresses » émaillées d’encadrés utiles, comme la mini-interview d’un certain Romain Guerret (« chanteur de pop-rock ») qui déclare : « Je sors beaucoup dans le 11ème », ou encore d’un certain Gaël Faye (« rappeur ») qui affirme, dans la rubrique dédiée aux bars : « J’ai un lien très affectif avec le Chiquito »). On est très heureux pour lui. On apprend aussi que la piscine Joséphine Baker, qui a failli littéralement couler quelques mois après sa mise à flot (elle est construite sur une barge…) est un lieu « homo hétéro », où l’on ne trouve ni « papys speedo ni parents purée saucisse », mais essentiellement des « trentenaires en slip ».
Mais si vous pensiez naïvement que le « monde de la nuit » parisienne appartenait à une frange de jouisseurs progressistes, avide de privatisation des voies sur berge en vue de l’organisation de rave party géantes, ou encore promotrice des « Pierrot de la nuit » dont la mission est de faire avancer le « vivre ensemble » quand tous les chats sont gris… Que nenni ! Laurent Joffrin, qui cultive de plus en plus une forme de comique involontaire absolument délectable, nous assure dans un édito d’anthologie que la nuit est en passe d’appartenir aux réactionnaires. Brrrr… Vigilance maximale. « Les branchés ont-ils changé de camp ? » interroge le directeur de la rédaction dans son édito titré « Les réacs de la nuit », avant de rappeler que Frigide Barjot – avant de se lancer dans sa croisade contre le mariage gay – était une icône des nuits parisiennes. « Dans les mêmes endroits des couples homos, dont les choix sont désormais respectés par la société, croisent parfois des militants pour qui le mariage gay risque de ruiner les bases anthropologiques de la France ». Re-Brrrr… Puis, Joffrin enchaîne sur une mise en perspective historique atteignant un joli niveau Godwin… « Diverse et disparate, la nouvelle panoplie de certains branchés nous ramène loin en arrière, aux temps où l’on méprisait la culture du progrès, le rationalisme un peu plat des républicains, la modération des démocrates. Les ‘fashionables’ de Balzac, les romantiques monarchistes du premier Hugo, les jeunes gens violents de l’Action Française auraient-ils trouvé leurs successeurs au sein d’une fraction de la nuit ? »… C’est éprouvant, et Laurent Joffrin ne va clairement pas jusqu’au bout du ridicule. Il aurait pu écrire « usagers de la nuit » et ne pas oublier de mettre un petit coup d’ « heures les plus sombres »…
Pour la nuit ça aurait été parfaitement approprié.

L’écrivain, le tueur et la lolita

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david gordon polarama

david gordon polarama

« Au moins, les livres que j’écrivais étaient d’honnêtes mensonges. Les personnages étaient peut-être du genre déjà vu, voire interchangeable, mais je ne me targuais pas de sonder la psychologie de mes vampires et de mes cyborgs. » Pourtant, à force d’écrire des horreurs, les horreurs finissent par arriver. Polarama, le premier roman de l’américain David Gordon repose sur ce postulat simple. Il nous raconte une histoire tour à tour drôle et atroce, désinvolte et monstrueuse tout en poursuivant, l’air de rien, une réflexion des plus pertinentes sur l’écriture, ses pouvoirs, ses limites et ses dangers. Le héros de David Gordon est un écrivain new-yorkais, Harry Bloch. Harry Bloch utilise de multiples pseudonymes pour écrire des romans de genre  et œuvre avec un égal bonheur dans le serial-killer, la SF, le porno et les vampires. Bien entendu, il ne vit pas cela très bien. Il s’était rêvé Joyce et il se retrouve OS de la littérature populaire, prolo du clavier, tireur à la  ligne de fictions calibrées.
Sa femme, Jane, beaucoup plus intello l’a quittée pour un véritable auteur, un auteur célébré par la critique, que tout le monde reconnaît mais que personne ne lit. Harry Bloch, lui, c’est le contraire : pas mal de gens le lisent mais personne ne sait qui il est.  Son humour le sauve cependant de l’aigreur, ce qui en fera un narrateur très sympathique. D’ailleurs, en général, on aime bien Harry Bloch, comme Claire, quinze ans, fille d’un millionnaire, à qui il donne des cours particuliers et qui devient son amie, vivant presque à domicile chez lui. C’est cette lolita surdouée qui  va par exemple lui donner l’idée de se déguiser en femme pour la photo de quatrième de couverture de ses romans de vampire en utilisant les vêtements de sa mère défunte. C’est que la jeune fille connaît sans doute son Psychose par cœur et sait que le film de Hitchcock est tiré d’un roman de Bloch. Pas de notre calamiteux narrateur, non, mais de Robert Bloch, l’un des grands noms de la littérature noire. C’est aussi cette délurée qui s’arrange pour monter un chat en direct pour que Bloch discute avec ses lectrices draculophiles ou qui s’occupe de lui trouver des avocats de renom quand les choses vont se compliquer car, évidemment, les choses vont se compliquer.
Harry Bloch commence à avoir de vrais soucis quand il est contacté par Darian Clay, un tueur qui attend son exécution dans le couloir de la mort. Darian Clay a apprécié les livres de Harry Boch, enfin surtout ceux de la série porno. Darian  met en main à Bloch un marché assez simple. Ce tueur est accusé du meurtre de quatre femmes. Il a transformé le corps de ses victimes en performance artistique, en cachant soigneusement les têtes que l’on n’a jamais retrouvées. Il parle à Bloch comme à un collègue artiste. Il est prêt à raconter toute sa vie à Bloch, y compris ce que n’a jamais réussi à savoir la police. Il y met une condition : c’est que Bloch égaie ses derniers jours en lui écrivant des scénarios érotiques. La matière de ces scénarios ? Les lettres que Darian Clay reçoit de toutes les allumées masochistes, les déséquilibrées nymphomanes qui rêvent de  faire l’amour avec le tueur et de connaître l’ultime extase. Si Bloch accepte de les rencontrer et met tout cela en forme, Clay fera la fortune de Bloch qui pourra sortir des infos exclusives après l’exécution. Bloch, poussé par la jeune Claire, accepte. Il a tort : il se met à dos l’agent spécial du FBI qui avait arrêté Clay et voulait faire son propre livre, mais aussi la famille des victimes qui refusent l’idée que Bloch fasse de l’argent avec leur chagrin. Sans compter, très vite, que les filles interrogées par Bloch meurent les unes après les autres selon le même modus operandi que celui de Clay, pourtant toujours enfermé dans le couloir de la mort.
Dans le roman noir, le personnage de l’écrivain, comme celui du détective alcoolique ou du flic ripou avec des problèmes conjugaux, a déjà eu ses lettres de noblesses. Que l’on songe, par exemple, à l’extraordinaire Adios Schéhérazade de Donal Westlake. Polarama y fait souvent penser, et les amateurs du genre sauront que ce n’est pas là un mince compliment. On lira dans Polarama des confessions érotiques salées, des peintures assez cruelles des milieux intellos new-yorkais, des extraits des romans de Harry Bloch et surtout une remarquable histoire pleine de chausse-trappes et de retournements que même le lecteur habitué ne verra pas venir. C’est assez rare pour être souligné. Et puis ce qui est bien, dans Polarama, c’est que l’on apprend la différence entre un tueur et un écrivain, chose moins évidente qu’il n’y paraît à première vue : « Non pas que les artistes et les écrivains ne comptent pas de tarés dans leurs rangs. Nous le savons bien. La plupart le sont d’ailleurs peut-être, dans une certaine mesure. L’art est de toute façon une entreprise absurde. Mais je pense que chez l’écrivain, la part qui écrit est la part saine d’esprit, celle qui cherche à sauver le monde de l’oubli, à préférer la vie à la mort, en couchant tout ça sur le papier. »

Polarama de David Gordon (Actes Sud, actes noirs, traduction de Laure Manceau.)

*Photo : Nocturno Vulgar.

Barbey d’Aurevilly, l’épistolier

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barbey d'aurevilly lettres trebutien

barbey d'aurevilly lettres trebutien

Enfin rééditées, les Lettres à Trebutien ! Très beau pavé, dont l’absorption requiert de bonnes dents, une centaine d’heures de loisir et trois estomacs. On a longtemps lu ça dans l’édition Blaizot, partie en poussière : Bloy l’annotait en 1909. Ces 387 lettres font d’énormes puddings, dont le fond grumeleux charrie maint beau suc ; et c’est sans complexe que cette correspondance vient se ranger aux côtés de celles de Voltaire, Flaubert ou Céline.
L’écriture aurevillienne est connue : phrases entortillées, boursouflures en cascade, lignes hérissées de majuscules et griffées d’italiques, et, au milieu de ce magma, la saillie d’un ton fier, superbe et généreux. Quand il veut bien dégraisser son romantisme, Barbey épistolier a des images puissantes, et soudain, une subordonnée qui vous fauche par surprise, comme une balle perdue. Écrire à l’ami « Trebuce », c’est l’occasion pour lui de se lâcher la bride, quand les journaux la lui tiennent courte. Étendu sur son lit comme un Romain, sifflant du rhum comme un pirate, enfin sur le point d’attaquer sa troisième toilette du jour, c’est à fond de train qu’il écrit à son ami bibliothécaire. «Le meilleur de moi est dans ces lettres, où je parle ma vraie langue et en me fichant de tous les publics ! » Le meilleur de lui : les digressions, où se donne libre cours sa passion de la causerie, plaisir le plus pur d’un homme qui ne voulut jamais rien, au fond, que l’oreille d’un public, comme coupe où déverser sa verve concentrée, mousseuse comme du champagne – breuvage dont, comme le rhum, il faisait une fière consommation. On comprend que Trebutien, troglodyte érudit, pâle et puceau, ait reçu ces lettres hebdomadaires comme un rayon de soleil.
Nous touche aujourd’hui, dans ces Lettres, cet accord sourd qui parcourt la vie de Barbey, cette attente qui cloue l’écrivain sur le chevalet d’une force longtemps comprimée. En plus de boire comme un Polonais, ce grand angoissé se couche avec de l’opium, et s’essaie même  – c’est la mode – au haschisch. Il a beau placarder partout son mépris, c’est sans détour qu’il confie à son ami : « Ce que je veux, c’est la Gloire, vivante et sentie… C’est la conscience de mon moi dans la tête des autres. » Seulement, cet attardé volontaire fait tout à l’envers. Quand Hugo triomphe de Jersey, d’Aurevilly rame à Paris ! Barbey boulet de canon roule et siffle contre les paumes matelassées d’une armée de nabots. Pauvre Jules, qui pensait se frayer un boulevard à coups de bombes ! Il aurait fallu sinuer, à coups de fard. Comme Flaubert, Baudelaire et tant d’autres, il se frotte au mal du siècle : « Ce n’est pas même la scélératesse, c’est la Bêtise ! » Majuscule évidemment. Ses articles, quinze ans durant, passent à peine. On les découpe, on les cochonne. L’homme mélancolise, ronge son frein, repart : « Je rechevauche ce vieux bidet de l’espérance qui crèvera sous moi ou qui me portera au but. » Don Quichotte n’est pas loin, ni Philippe le Hardi, dont Barbey aime la devise : « Moult me tarde. »
Ce n’est qu’au moment où, à la faveur d’une violente rupture, se referme la correspondance avec Trebutien que Barbey d’Aurevilly, âgé de 51 ans, sort la tête de l’eau. Belle tête de vaincu ! mais bientôt vainqueur, ou quasi. Barbey n’eut jamais vraiment le loisir de se camper, tranquille et comblé, sur une gloire bien ferme. La sienne est plus subtile, plus piquante aussi – moins monument. Sa fière étrangeté, voilà sa victoire.

Lettres à Trebutien 1832-1858, Barbey d’Aurevilly, éditions Bartillat.

*Photo: Portrait de Barbey par Emile Lévy.

Nabilla de Crécy

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nabila de crecy

nabila de crecy

Dans À la recherche du temps perdu, Swann tombe amoureux d’Odette de Crécy qui, pourtant, n’est « même pas son genre ». L’esthète, le dandy va souffrir un véritable martyre à cause d’une demi-mondaine plutôt vulgaire qui le trompe et le force à supporter la compagnie d’idiots. Swann ne trouvera de consolation paradoxale qu’en l’épousant et, quand il mourra, Odette le remplacera par Forcheville, parachevant ainsi une éclatante réussite mondaine.
Aujourd’hui, Odette ne choisit plus les salons pour assurer son ascension sociale et finir fabuleusement riche en portant un grand nom. Le territoire de la cocotte moderne  est la télé-réalité, et sa dernière incarnation s’appelle Nabilla. La starlette a imposé la présence éminemment sexuelle de son corps hyperbolique de bimbo refaite à des millions de spectateurs mâles, avec parmi eux un bon nombre de Swann potentiels.  Ils l’ont trouvée attirante sans savoir pourquoi, persuadés d’être à mille lieues de ce « genre-là ». Nabilla a également imposé un langage qui trahit une bêtise évidente, peut-être surjouée, mais qui fascine par sa profondeur même  avec le désormais célèbre « Allo, non mais allo, quoi ! ».[access capability= »lire_inedits »]
Odette de Crécy ne procède pas autrement avec ses amants, et notamment Swann. Elle les attire d’abord par une manière d’animalité entêtante comme un parfum : « Elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d’un genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont l’opposé du type que nos sens réclament. » Comme Nabilla, Odette affecte aussi de trouver ce qu’elle dit d’une folle originalité tout en usant d’expressions idiotes et elle parsème (déjà !) ses propos d’anglicismes car cela fait chic et moderne.
On sait depuis Baudelaire qu’« aimer une femme intelligente est un plaisir de pédéraste ». Swann, au début de ses amours avec Odette, continue d’ailleurs encore à coucher avec des prostituées ou de petites ouvrières, qu’il estime inférieures. Odette de Crécy et Nabilla, elles, comprennent d’instinct que, pour séduire les derniers hétérosexuels en circulation, il faut d’abord paraître stupide. Les hommes qu’elles auront envoûtés, furieux de leur propre déchéance, se mentiront en idéalisant la pulsion honteuse qui les a poussés vers elles. Ainsi Swann voit-il en Odette un Botticelli, tandis que notre époque a fait de Nabilla un phénomène de société.
Il n’empêche, cet obscur objet du désir reste, dans les deux cas, toujours aussi mystérieux.[/access]

*Photo: Capture d’écran Les Anges de la téléréalité 4.

L’ectogénèse ringardise la PMA et la GPA

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Après que Pierre Bergé nous a appris qu’il n’y avait pas de différence entre louer son utérus pour fabriquer un bébé pour certains ou louer ses bras pour fabriquer des motoculteurs pour tous et après que Mâme Taubira nous a averti qu’on allait en finir avec l’institution conjugale, oppressante et patriarcale s’il en est, voici la dernière trouvaille : Marcela Iacub ! Très chouette, Marcela Iacub ! Elle ferait passer Caroline Fourest pour une mémère rétrograde !
En digne intellectuelle conscientisée, Mademoiselle Iacub a eu la gentillesse de se pencher sur notre  sort à nous, êtres humains, et a diagnostiqué le mal dont nous ne mourrons pas toutes mais dont nous sommes – presque – toutes atteintes. En effet, après un triturage de méninges qui lui vaudrait l’absolution si elle croyait à l’enfer ailleurs que dans nos sociétés obscurantistes, Marcela Iacub nous livre le fin mot de l’histoire : « Le pire ennemi des femmes, c’est l’enfant et la famille ».
Il y a cinquante ans, c’étaient les ados en révolte qui s’écriaient « Familles, je vous hais ! », maintenant c’est devenu le panache de ralliement des mal-baisées. Du moins de celles qui officient chez Libé. Forte de ce constat que ne renierait pas une arrondie de quatre mois au plus fort de ses nausées matinales, Marcela Iacub se lance dans la promotion d’un nouvel outil des plus sympa, encore plus pratique qu’une yaourtière : l’ectogenèse! En français, l’utérus artificiel. Vous prenez 23 paires de chromosomes harmonieusement réparties entre Parent Un et Parent Deux, vous agitez et vous enfournez dans l’ectogenèse sans préchauffer. Puis vous jouez à la canasta pendant 9 mois et le tour est joué ! Selon Mademoiselle Iacub, c’est la seule garantie que nous ayons de voir, enfin, une réelle égalité des sexes dans le monde du travail. On va pouvoir crever le plafond de verre et franchement,  c’est ce que nous attendons toutes depuis des lustres.
Toutefois, lorsque l’on demande à Mademoiselle Iacub si elle-même est encombrée d’affreux jojos poisseux, elle répond avec une gentillesse déconcertante : « Non, mais j’ai une petite chienne… »  C’est très bien Marcela, et comme tu es une brave fille, je suis certaine que tu lui as appris à chier dans le caniveau.  Encore un bon point ! Mais puisqu’il a été décrété que les curés, en principe célibataires, n’étaient pas habilités à s’exprimer sur le mariage, on peut se demander ce que vaut le discours de Mademoiselle Iacub, sans mari ni enfants, sur la famille, mère de tous les maux.
Parce qu’en fait, si elle était mariée et mère de famille, Mademoiselle Iacub supporterait sans problème les neuf mois de grossesse réglementaires, prendrait sans vergogne ses congés de maternité, bien consciente que son talent compensera son absence, si talent il y a, et peut-être même soupirerait-elle qu’elle est bien mieux, blottie contre son bébé, que cadenassée dans une salle de réunion. Et saurait depuis belle lurette que la meilleure ennemie de la femme, ce n’est ni l’enfant, ni la famille.
C’est la belle-doche !
Et à la vitesse où ça va, certaines jeunes donzelles de la prochaine génération, éperdument amoureuses d’un issu du mariage pour tous se retrouveront avec DEUX belles-doches !
Bonne chance, les filles !

Léo Ferré : la mémoire et l’amer

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leo ferre 20 ans

Le 14 juillet, jour anniversaire de la prise de la Bastille, cela fera vingt ans que Léo Ferré a quitté les enferrés que nous sommes.
Aujourd’hui, à l’écoute d’un court medley musical illustrant « les refrains entêtants de la violence politique » sur France Info, dans lequel Ferré est catégorisé comme « sentant bon le gauchisme vintage » et sa chanson Comme une fille à « la gauche de la gauche », on ne peut que s’inquiéter de cette dérive journalistique vers les amalgames confortables.
Après le politiquement correct, il va falloir inventer l’amalgamement correct : difficile à prononcer quand même… Le poète à la crinière d’argent se revendiquait de l’anarchisme versant espagnol et de l’héritage de la Commune. Il aimait à le répéter : « Contrairement aux communistes, nous, les anarchistes, on n’a pas besoin de secrétaire ». Sa vision de la gauche, il l’a exprimée devant les caméras de télévision en 1971 : « La gauche c’est une salle d’attente pour le fascisme […] Ces gens qui se disent de gauche, c’est ce qui tue ce pays ». Ça sent bon le gauchisme vintage, en effet.
Au moins, Jenifer ne risque pas de commettre un album de reprises de cet artiste-là. Philippe Léotard, ministre de la Défonce, l’a fait en 1994, et il avait bien compris, lui, qui était Ferré, en ouvrant son album hommage par Graine d’ananar. L’acteur écorché vif est parti il y a plus de dix ans déjà, il considérait Léo comme un guide et nous laisse lui aussi une œuvre discographique intense. Actuellement, quand la figure de Ferré est évoquée à la télé, chez Ruquier notamment – à une heure de grande écoute sur le service public -, c’est plutôt pour ternir, voire salir son image : Lescop  – chanteur inrockuptible – prétend que Ferré n’est pas sa tasse de thé sous prétexte que le personnage avait l’air misogyne, alors qu’il ne méprisait que les cultureuses, les tortionnaires, celles qui n’ont pas « l’intelligence des choses de la vie »… Et en plus, sa belle-fille Annie Butor sort de vingt ans de silence pour le dépeindre en homme malhonnête. Ferré à la lanterne ! Misogyne le grand Léo ? Il a commencé à écrire et composer pour les femmes, elles furent ses muses, ses sirènes de la rive gauche, puis ses ambassadrices : Juliette Gréco, Patachou, Catherine Sauvage, etc. En 1990, dans son avant-dernier album studio, il chantait : « Pourtant les filles sont si jolies / Qu’les gars font des folies / Tant que peut tourner la vie ». Pas mal pour un misogyne. Je souhaite à Lescop d’écrire un jour une chanson d’amour comme Ça t’va. Mais Ferré prend le chemin de Céline, celui du génie antipathique, infréquentable, que Ruquier n’aurait pas eu envie de rencontrer après la lecture du livre d’Annie Butor.
Heureusement, certains vrais artistes perpétuent avec talent la flamme et la poésie de l’auteur d’Avec le temps. On se souvient du tour de chant hommage de Bernard Lavilliers – immortalisé en DVD en 2009 -, et l’œuvre de Thiéfaine nous offre régulièrement de belles réminiscences de mathématiques bleues souterraines. Dans le genre travaillé par les marées de l’usure du genre humain, on trouve également, parmi la nouvelle génération, un groupe répondant au doux nom de Mendelson, dont le triple album sorti en mai a de quoi refourguer sa dose de cafard vertigineux aux plus aguerris des admirateurs de Ferré.
A l’occasion de la commémoration du vingtième anniversaire de la disparition du chanteur, un double album sort, proposant une sélection de qualité pour les novices. Pour les fans ultras (et les bourses plus aisées), un coffret 20 CD regroupant les années Barclay, truffé d’inédits, est également disponible actuellement en tirage limité.
« On me fait passer pour un monstre, pour un sale individu, mais c’est pas vrai. Je suis pas un monstre, je suis pas un sale individu, je suis un bon mec, voilà. Alors j’aime pas qu’on me fasse passer pour ce que je ne suis pas ».

*Photo : marechal jacques .

Morsi, c’était Moubarak en pire !

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morsi moubarak islamisme

morsi moubarak islamisme

Tewfik Aclimandos est chercheur associé à la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France et spécialiste de l’histoire de l’Egypte. Il a notamment contribué à l’ouvrage collectif Les islamistes au défi du pouvoir (dir. Samir Amghar, Michalon, 2012).
Mercredi, le chef d’état-major de l’armée égyptienne a déposé le président Mohamed Morsi, premier chef d’Etat démocratiquement élu au Caire, et annoncé la tenue d’élections anticipées. Quoique la plupart des médias occidentaux s’en félicitent, n’est-ce pas un coup d’Etat en bonne et due forme ? 
Certes, on peut parler de coup d’Etat militaire, mais la destitution de Morsi était réclamée par la majorité de la population. Nous assistons au second acte de la révolution, qui mobilise beaucoup plus de monde que le mouvement anti-Moubarak de janvier 2011. Il y a deux ou trois mois, un sondage affirmait que 82% des Égyptiens souhaitaient un retour de l’armée aux affaires.
D’ailleurs, si l’état-major s’est ainsi ingéré dans les affaires politiques, c’est que les partis politiques, Frères musulmans exceptés, sont trop faibles pour gouverner. Partant, nous sommes devant une seule alternative : l’armée ou les Frères. En se discréditant au bout d’une année au pouvoir, ces derniers ont fait de l’armée la seule solution de rechange. Avec un bilan aussi désastreux que le leur, il n’est guère étonnant que la population ait légitimé le coup d’Etat de mercredi.
Certes, des millions de manifestants se sont soulevés contre la dérive autocratique de Morsi. Rejettent-ils pour autant l’idéologie des Frères musulmans ?
Mohamed Morsi et sa confrérie ont tous les deux multiplié les causes de mécontentement. Les Égyptiens redoutaient de voir les ressources de leur pays mobilisées au service d’un dessein régional utopique, le rétablissement du califat. Ils ont craint pour l’intégrité territoriale du pays, et si la majorité d’entre eux ne veut pas d’un état « laïc », ils veulent encore moins d’une théocratie. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les Frères se sont comportés comme s’ils voulaient donner raison à tous ceux – dont je suis – qui les soupçonnent d’avoir un projet totalitaire : prise de contrôle de tout l’appareil d’Etat et de la société civile, destruction de l’Etat de droit, de la justice, etc. En guise d’avant-goût, les Frères nous ont offert le spectacle de milices attaquant des manifestants pacifiques. Ces images ont eu un impact terrible sur l’opinion publique.  Mes compatriotes refusaient que, de pays touristique, l’Égypte devienne la terre d’accueil des jihadistes du monde entier. Plus largement, la plupart des Egyptiens ont constaté qu’une clique gouvernait, s’enrichissait et pillait le pays. Ils ont eu l’impression qu’une clique avait remplacé l’autre. Si, pour l’instant, ses membres sont beaucoup moins corrompus, ils sont aussi beaucoup plus incompétents et plus nombreux à se servir. Ajoutez à cela le bilan économique déplorable de Morsi et vous obtenez tous les ingrédients de l’ébullition révolutionnaire.
Malgré la grogne actuelle, il ne faut peut-être pas enterrer les Frères Musulmans trop vite. À terme, pour revenir au pouvoir, devront-ils imiter le modèle turc et, sur le modèle d’Erdogan, normaliser leurs rapports avec l’institution militaire en créant une « AKP » à l’égyptienne ?
Les Frères égyptiens doivent tout simplement changer. Ils ne sont pas l’AKP, loin de là. J’admets que l’islamisme modéré existe, et même certaines formes d’islamisme démocratique. Mais les Frères ne sont ni l’un ni l’autre.  Leur organisation ressemble beaucoup aux partis léninistes, dans son fonctionnement comme dans ses méthodes brutales. En face, malgré les apparences, l’armée égyptienne n’est pas non plus celle d’Atatürk. De toute manière, les Frères ont perdu tellement de plumes au pouvoir que l’Egypte de demain ne risque pas de ressembler à la Turquie d’aujourd’hui…
La société égyptienne semble plus divisée que vous ne le dites. Pendant que la foule en liesse place Tahrir saluait l’éviction de Morsi devant les caméras du monde entier, des cortèges plus discrets défilaient pour soutenir le président déchu. Pourrait-on assister à un retour de bâtons islamiste lors de la prochaine élection présidentielle ?
La société égyptienne est très divisée et polarisée, ce qui permet de mesurer l’exploit des Frères : avoir mobilisé tout le monde contre eux ! Pour la présidence, tout est possible, mais je crois les Frères beaucoup trop impopulaires pour pouvoir remonter la pente en cas d’élection rapide. Qui plus est, l’élection de Morsi l’an dernier a été l’exception venue confirmer la règle : par nature, les Frères Musulmans sont moins portés au succès à la présidentielle qu’aux législatives. En Egypte, l’élection présidentielle favorise souvent les candidats issus de l’armée.
Prédisez-vous donc un destin présidentiel au général Al-Sissi, principal instigateur du « coup » de mercredi ?
Le général Al-Sissi est certainement un très bon présidentiable, il est l’homme politique le plus populaire du pays et il ressemble, depuis le début, à quelqu’un qui brigue une fonction plus élevée que la sienne. Mais l’armée souhaite-t-elle présenter un candidat issu de ses rangs, qui n’est pas encore parti à la retraite ? Rien n’est moins sûr.
Les autorités de transition viennent d’incarcérer les principales figures de la confrérie islamiste. Malgré leurs déclarations de bonnes intentions démocratiques, n’assiste-t-on pas à un début d’épuration ?
Il est trop tôt pour le dire. N’oubliez pas que la confrérie a certainement eu des pratiques criminelles, ses milices ayant torturé et tué des manifestants. En démocratie, ces actes devraient entraîner un procès et des peines sévères pour les coupables. Qui plus est, les Frères ont souvent opté pour la politique du pire : calmer le front intérieur peut exiger certaines mesures temporaires. Ceci dit, il faudra veiller à ce que ce temporaire ne dure pas, surveiller de près le fonctionnement de la justice, prendre garde à ce que les pratiques criminelles des islamistes ne deviennent pas le prétexte d’une répression excessive et durable.

*Photo : Jonathan Rashad.

Décroissants au petit-déjeuner

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notre dame des landes aeroport

notre dame des landes aeroport

Accroupie dans son champ, Chloé cloue ensemble quatre montants d’armoire posés horizontalement. « – Tu fais quoi, là ? – Un parc pour mon canard. Ça se voit pas ? – Beuh… »
La parcelle des Cent-Noms a des airs agréables de locus amoenu[1. Dans l’élégie latine, notamment chez Horace, désigne le lieu bucolique et quasiment introuvable où le poète aime à se délasser.], comme disent les khâgneux, sous le soleil qui, timidement, inonde cette fin d’après-midi. Dans le pré un peu cahoteux, les tuteurs s’élèvent qui soutiennent de jeunes pousses éparses. Sa quinzaine d’habitants, qui y pratiquent la permaculture, est fière de ses trois moutons et quelques lapins. Dans la cabane à gauche, cuisine et salle à manger ouvertes aux quatre vents, ça discute sec. Ça bédosse[2. De bedo, verlan de daube : fumer un joint.]grave aussi, et ça picole sévère, selon toute apparence. Au milieu de caricatures d’extrême-gauche, pantalons de treillis, dreadlocks et piercings, quelques visages éclairés, du type normal, sérieux et néanmoins sympathiques. Habitants de la ZAD relativement anciens, les « Cent-Noms » sont installés sur ce champ depuis trois mois, à l’hiver finissant. À cent mètres de la route principale, on ne peut pas les rater. Ils ont l’air paisible des experts qui savent où ils vont : parmi eux, un ingénieur agronome, des étudiants en rupture de ban, des travailleurs qui ont tout laissé pour construire ici leur utopie. On les croit. Dans un an, ils vendront sans doute leur production au marché. Il y a un puits au bout de ce champ qu’ils se sont réapproprié sans états d’âme puisqu’il n’appartient plus à personne. Ah si, en fait, à Vinci, le maître d’œuvre de l’aéroport-arlésienne de Notre-Dame des Landes.
Pas farouche, la Chloé nous fait visiter sa yourte en jonc ou en roseau, on ne sait plus, « facilement démontable et transportable ». Comment y dorment-ils, si nombreux ? En tas ? En chien de fusil ? À trois par sac de couchage ? « – On se démerde. Mais dans peu de temps, nous aurons une vraie maison… »
Manquerait plus que le chien et la balançoire pour les enfants… Enfin, tout cela a l’air très organisé. Ces accueillants camarades sortent le jus de raisin de leur réfrigérateur autonome enterré, font les honneurs de leur panneau solaire – « un des seuls de la ZAD » − et tendent une carte de la zone, manière « Île au trésor ».
La ZAD. « Zone à défendre ». Qu’est-ce que je fous là, dans ce frais bocage ? [access capability= »lire_inedits »] Moi, le « catho-fils-de-militaire-de-famille-nombreuse » tel que me réifie la rédactrice en chef de Causeur − son nom soit béni −, flanqué d’un compagnon exclu il y a quelques années d’un groupuscule de gauche pour déviationnisme royaliste ? Il faudra bien, un jour lointain, refaire l’histoire de cette année où un projet de bétonnage et une loi sur le mariage auront mis la moitié de la France dehors, et en hiver en plus. Si je suis à Notre-Dame des Landes, c’est la faute à Hollande. Si je me retrouve dans les bois, c’est la faute à Leroy[3. Responsable des pages Culture de Causeur, Jérôme Leroy est un journaliste marxiste-léniniste de tendance stal, et un romancier antimoderne d’obédience orwellienne. Fidèle à son orthodoxie politique, il demeure persuadé contre toute évidence que seule la gauche est révolutionnaire et à ce titre dénie au mouvement de la « Manif pour tous », notamment à ces résistants non-violents que sont les Veilleurs, toute représentativité populaire.]. « – Pas cap’, toi et tes petits veilleurs, de faire la révolution comme les zadistes. » Cap’. En tout cas, d’aller voir à quoi ça ressemble, une révolution dans les bois.
Covoituré par un jeune représentant en sèche-cheveux, très fier de son voyage d’un an en Australie avec sa copine, et jeté dans cette campagne dont la boue finit de fumer au soleil, me voilà à pied d’œuvre. Ce qui frappe d’emblée c’est le mélange d’état de siège dont témoignent les miradors branlants qui gardent la route, les chicanes de vieux pneus agrémentées de caisses de bières vides, projectiles idoines en cas d’attaque flicarde, et l’ambiance Tom Sawyer des cabanes perchées à 20 mètres de haut dans les arbres. Entre les haies serpentent de rares chouans mode hippie à bicyclette, ralliant ces étranges hameaux, faits qui de caravanes, qui de masures de torchis, nés du dernier automne. Sous un auvent, après quelques kilomètres de route, le bar de fortune de La Gourbie est désert comme un oued asséché. Pas loin, des travailleurs taciturnes posent le plancher d’un nouveau baraquement. Au « point info », nulle âme qui vive non plus. C’est le Puy du Fou pendant une grève de la CGT. Soudain, au détour d’un chemin, de joyeux drilles, 20 ans à peine, vautrés dans l’herbe ou sur des canapés criards, descendent force « 8-6 »[4. La « 8-6 » de Bavaria est la bière douée du meilleur rapport alcool-prix et à ce titre la boisson favorite des skins, punks, clodos et autres ivrognes désargentés.]et nous hèlent. Les chiens, sans doute aussi nombreux que les habitants, jappent et se mordillent le derrière. Le boute-en-train de la bande, c’est Raton. Son bonnet à deux oreilles mignonnes n’est pas étranger à cet éminent patronyme. Délié par l’alcool, il est intarissable : il est arrivé de Fourmies, dans le Nord, il y a quelques mois ; tout le monde le connaît ici, Raton ; ç’a été dur contre les flics, tenir les barricades, reconstruire les cabanes ; ç’a été dur la boue cet hiver, elle était tellement haute qu’ils ne pouvaient plus circuler d’un hameau à l’autre ; un panneau cocasse en témoigne: « Ici vit un peuple de boue ». Formidable. Et sinon ? Il est de gauche, très de gauche. Pas hésité un instant à fausser compagnie à sa famille pour rallier les camarades. Cet été, ils descendront à vélo jusqu’en Espagne, jusqu’au Maroc pour y enterrer leur vieille chienne qui tient à peine sur ses jambes. Faut bien s’occuper, se trouver des buts communs, maintenant qu’il n’y a plus les condés.
Plus loin, c’est la Chat-Teigne, lieu indispensable et méprisé du camp : où logent les hôtes de passage, pauvres mecs dans notre genre, collectifs venus de toute la France pour un bref séjour. Raton, qui aime la ZAD comme sa mère, confie pourtant, entre deux hoquets, qu’il y a peu avait débarqué un collectif de féministes hystériques qui refusaient qu’on les aidât à cuisiner, puis refusaient de partager leur repas au motif qu’elles seules l’avaient préparé. Sale ambiance. Ç’avait failli péter. Peur sur la ZAD. La Chat-Teigne, royaume de la gadoue, ne s’atteint qu’en suivant des chemins de pilotis. Cuisine collective, douches écolo supérieurement confort, et cabanes rustiques pour la nuit. Une semaine avant, dans les matelas, il y avait la gale. Mais juré, ç’a été décontaminé. Avertissement sur la porte : « Les propos racistes, sexistes, homophobes et transphobes ne sont pas les bienvenus ». De certaine connerie, on ne se décontamine jamais. J’hésite à rajouter les lesbophobes et biphobes étourdiment oubliés.
Deux Belges paternes à la face plate errent à la vitesse de la larve. On leur donne du saucisson, même si leur végétarisme leur fait marquer un temps d’hésitation. Une mignonne mulâtre cherche le quatrième de ses chiots qui s’est fait la malle. Tout le monde est venu en stop, a pécho du trop bon son dans un concert ici, a pieuté dans un squat là, tout le monde est cool, c’est les grandes éternelles vacances, c’est le RSA, c’est une maison bleue et c’est le soir qui étend sur la terre son grand manteau de velours. L’aéroport ? Jamais entendu parler.
Au petit matin gris, on s’interroge tout de même sur la colonie de fourmis autogérées qui a construit tout ça. C’est étonnant, c’est écolo, ultra-intelligent, sur-organisé, ça marche. C’est l’anarchie dans les bois, le bocage à la nage : on croyait entrer dans une théorie marxiste-révolutionnaire de Jérôme Leroy, on se retrouve dans un roman d’Olivier Maulin[5. Olivier Maulin, auteur de sept romans dont le récent Bocage à la nage, fortement recommandé, est l’inventeur d’un genre littéraire nouveau, la farce paléolithique.]. Les crapauds traversent benoîtement la route, les paysans sortent le tracteur, les arbres frémissent dans un petit vent d’ouest et on se dit qu’il se pourrait que, parfois, la vie soit douce.[/access]

*Photo: Pétition photo contre l’aéroport de NDDL

Syrie et Arabie disent Morsi à l’Egypte

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L’éviction de l’islamiste Mohamed Morsi, premier président égyptien élu dans les règles, a fait bien des heureux, et pas seulement à l’Obs, dont le directeur de la rédaction nous expliquait mercredi en direct sur Itélé que le coup d’Etat militaire était en fait une révolution démocratique. À l’ouest d’Aden, chez les derniers dirigeants arabes qui résistent encore et toujours à la vague démocratique, on applaudit des deux mains la destitution d’un membre de la confrérie, ennemie intime des vieilles monarchies conservatrices comme des régimes républicains baasistes.
En abandonnant son fauteuil présidentiel, Morsi aura au moins accompli ce prodige : faire parler d’une même voix le roi d’Arabie Saoudite et le président syrien. Abdellah comme Bachar Al-Assad se réjouissent en effet publiquement du limogeage de Morsi, pendant que, d’Ankara à Tunis, les lointains cousins des Frères égyptiens balisent sérieusement. Assad s’est même fendu d’une interview maison dans le quotidien As-Saoura (La Révolution) où il décrète la « mort de l’islam politique ». Rien que ça ! « Le peuple syrien, sa direction et son armée expriment leur profonde admiration pour le mouvement national et populaire en Egypte qui a conduit à ce grand accomplissement » enchérit le communiqué officiel de Damas, qui n’aime rien tant que les révolutions hors de son sol.
Du côté de Riyad, on glorifie avec bonheur l’éjection d’un disciple d’Al-Banna, contempteur historique de la démocratie comme de la dynastie wahhabite, dont les diatribes enflammées séduisent certains jeunes saoudiens rêvant d’en découdre avec leurs aînés.
À l’armée égyptienne, Assad et Saoud disent donc au revoir et Morsi…