L’attentif lecteur se rappellera certainement que dans la nuit du 8 avril dernier, un drame se nouait dans le XIXème arrondissement de la capitale : Wilfried et son camarade Olivier, jeunes hommes aux relations homosexuelles, qui se tenaient par le bras dans une ruelle à la sortie d’une soirée, se faisaient agresser lâchement et sauvagement aux cris de « Ah ! les pédés ».
Wilfried, à peine remis de ses émotions et sorti de l’hôpital, diffusait sur tous les réseaux sociaux la photo de sa face tuméfiée, brisée, ravagée, aussitôt qualifiée par tous les médias de « nouveau visage de l’homophobie ».
La victime elle-même, quoiqu’elle n’ait aucun souvenir du déroulement de la scène, n’hésitait pas à affirmer que cette « agression (disait) quelque chose de notre société, sur ce qui se passe en France depuis pas mal de mois autour du mariage pour tous. »
Le mot était lâché, le mal identifié, et la bonne presse se pressait de lier cette violence au terrible vandalisme qui frappait alors le quartier parisien du Marais, en l’espèce un collage sauvage du Printemps français sur l’espace des Blancs-Manteaux qui accueillait le « Printemps des assoces de l’inter-LGBT ». La France tremblait, le nazisme était de retour. Frigide Barjot était sur la sellette.
Or, nous sommes en mesure d’affirmer aujourd’hui que la police judiciaire parisienne, après un long travail d’enquête, a identifié avec une grande certitude les agresseurs présumés. Et que de manière extrêmement étrange, ils ressembleraient plus à des fans de Sexion d’Assaut qu’à des groupies de Glorious. Les condés n’attendent plus que l’aval du Préfet de Police de Paris pour procéder à cette arrestation qui révélera sans nul doute le vrai visage de l’homophobie dans la France de 2013.
Parions que le pouvoir et ses alliés médiatiques crieront alors au pasdamalgamisme. Il ne faut pas diviser la France. Il ne faut pas stigmatiser. Sauf les Versaillais, mais ils l’ont bien cherché.
Agression homophobe : parlons-en!
Le juge est souverain : c’est sa nature
En ce 4 mars 1898, au tribunal de Château-Thierry, débute la carrière de celui que Clemenceau nommera quelques jours plus tard le « bon juge », le président Magnaud. Ce jour-là, le tribunal se penche sur le cas de la fille Ménard, qui a volé un pain dans la boutique du boulanger Pierre – mais qui explique qu’elle était sans travail ni ressources, avec un enfant à charge, et qu’elle se trouvait à jeun depuis trente-six heures lorsqu’elle a commis son larcin. Quelles que soient les circonstances, pourtant, la loi est claire : il y a eu vol, la coupable doit être punie. Mais Magnaud ne l’entend pas de cette oreille : « Lorsqu’une telle situation se présente […] le juge peut, et doit, interpréter humainement les inflexibles prescriptions de la loi. » En l’occurrence, estime-t-il, « l’irrésistible impulsion de la faim » avait altéré la responsabilité de Louise Ménard, qui fut donc acquittée. Dans le même esprit, Magnaud décidera quelques années plus tard, lors d’un jugement rendu en matière d’adultère, que « le devoir d’un juge est de laisser tomber en désuétude jusqu’à son abrogation une loi si partiale et d’un autre âge ». Le « bon juge », en l’occurrence, serait donc celui qui, délibérément, prend ses aises avec la loi, faisant prévaloir sa propre vision de l’équité ou de l’humanité, de la morale ou du sens de l’Histoire ? À l’époque, la presse bourgeoise s’emporte violemment contre ce magistrat qui a acquitté une voleuse et bafoué le droit de propriété. Mais l’essentiel est ailleurs : dans le fait que ce juge politisé − qui sera élu député radical-socialiste en 1906 −, apparaît comme le symbole du juge souverain : du magistrat qui se place au-dessus des lois dont il n’est en théorie que l’humble serviteur. Situation singulière, apparemment aberrante, mais inhérente à la fonction même de juger − et, par conséquent, presque impossible à éviter.
Le président Magnaud est loin d’être le premier juge à manifester si ostensiblement son dédain à l’égard de la loi. À vrai dire, il y a des siècles que l’on se plaint d’une telle attitude. Ainsi, au tout début du XVIIe siècle, Francis Bacon, le chancelier d’Angleterre, exhortait déjà les magistrats à « ne pas oublier que leur mission est de juger, non de faire des lois ; qu’ils sont […] des interprètes du droit, et non des législateurs »[1. Francis Bacon, De la Justice, Paris, Klincksiek, 1985, p. 81.]. Un siècle et demi plus tard, Montesquieu, président à mortier[2. Montesquieu est nommé président à mortier au Parlement de Bordeaux en 1716, autrement dit, quelque chose comme président ordinaire de cette Cour souveraine , le « président à mortier » portant un chapeau de velours noir cerclé d’un seul galon doré, contrairement au Premier président, dont le mortier est cerclé de deux galons, et aux simples conseillers, qui n’ont pas droit à cet insigne du pouvoir…]au Parlement de Bordeaux, affirme que dans une république, les jugements devraient n’être que le « texte précis de la loi », son reflet exact, non troublé par les idées ou les préférences du juge. Mais l’auteur de L’Esprit des lois connaît trop bien son affaire pour ignorer que ce vœu pieux relève de la chimère − en raison de la nature même de la norme juridique, qu’il appartient au juge d’appliquer à l’occasion d’un procès.[access capability= »lire_inedits »]
En premier lieu, en effet, la règle en question est inévitablement générale, imprécise, incomplète. Portalis, le principal rédacteur du Code civil, reconnaissait à ce propos qu’étant donné l’infinie variété des rapports sociaux, il était impossible au législateur de tout prévoir et de pourvoir à tout. Il y aura donc forcément des « lacunes » dans le droit, c’est-à-dire, d’innombrables hypothèses qui n’auront été ni prévues, ni réglées par le législateur : ce qui signifie qu’il appartiendra alors au juge de le remplacer en élaborant lui-même une règle nouvelle, sur le fondement de laquelle il pourra trancher l’affaire dont il est saisi. À quoi s’ajoute le fait que la loi, même lorsqu’elle est complète, peut, avec le temps, devenir inadéquate lorsqu’elle ne correspond plus aux réalités présentes et qu’elle heurte la sensibilité de l’opinion publique, qui la juge trop rigoureuse ou exagérément laxiste. C’est une fois de plus au juge qu’il appartiendra d’y pourvoir, en retouchant la règle pour aboutir à une solution aussi satisfaisante que possible. Et l’on devine ici l’immensité de ses pouvoirs, ainsi que le poids déterminant de sa subjectivité : c’est à lui de décider si la loi est devenue inadéquate, dans quelle mesure, et comment il doit y remédier.
On entrevoit ainsi le principal fondement de sa puissance – qui vient de ce qu’il doit, en toute hypothèse, interpréter la règle qu’il lui appartient d’appliquer. Francis Bacon déclarait que les juges devaient être « des interprètes du droit, et non des législateurs » : mais au fond, il n’y a pas de différence entre les deux. En effet, explique le plus célèbre philosophe du droit du XXe siècle, Hans Kelsen, la règle n’a pas en soi de « signification véritable » : avant d’être « interprétée », elle n’est qu’une suite de mots ou de phrases susceptible de significations multiples, voire contradictoires. Et c’est donc à l’interprète qu’il revient, lors du processus d’application du droit, de lui donner un sens, qu’il est libre de déterminer. Comme l’affirme un autre théoricien contemporain, Michel Troper, c’est donc lui, l’interprète, « qui est le véritable auteur de la loi ». Ce qui signifie qu’il est au-dessus d’elle, puisqu’il la détermine et peut la modifier.
Or, ce que l’on désigne sous le terme générique loi pourra tout aussi bien être un banal arrêté municipal que la Constitution de l’État – et il en va de même pour le juge. En 1803, suite à l’arrêt révolutionnaire par lequel la Cour suprême des États-Unis se déclarait compétente pour contrôler la conformité des lois à la Constitution fédérale, le président Thomas Jefferson, déplorant amèrement cette jurisprudence, déclara que la Constitution n’était plus entre les mains de la Cour qu’un objet de cire molle, qu’elle avait désormais toute latitude pour remodeler à sa guise. « Faire des juges les arbitres ultimes de toute question constitutionnelle, écrira-t-il plus tard, est une très dangereuse doctrine qui nous soumet au despotisme d’une oligarchie. »[3. Thomas Jefferson,The Writings, New York, Derby and Jackson, 1859, tome 7, p.178.]
C’est en décrivant les rapports de forces institutionnels aux États-Unis qu’un universitaire français, Édouard Lambert, inventa au début des années 1920 l’expression de « gouvernement des juges » : terme extrêmement péjoratif pour ce républicain qui, conformément à la tradition révolutionnaire, souhaitait cantonner les juges dans le rôle modeste de « bouche de la loi ». En allant au-delà, ils usurperaient un pouvoir qui, en démocratie, ne saurait appartenir qu’au peuple, se rendant ainsi coupable d’un crime de lèse-république. C’est ce que certains républicains chatouilleux reprochent au Conseil constitutionnel. Le problème, on l’a vu, c’est que le juge ne peut pas s’en empêcher. Comme le chantait Marlène Dietrich dans Falling in love again : « Das ist meine natur, I can’t help it. »
La question est donc : peut-on le lui interdire ? Peut-on éviter que le juge fasse de la loi un objet de cire molle, et qu’il se prenne pour le souverain ?
La réponse technique à ces questions est nécessairement partielle puisqu’elle repose sur le contrôle du juge par le juge de l’étage au-dessus. De fait, la liberté de chaque juge, ou de chaque juridiction, se trouve restreinte par son insertion dans une hiérarchie. On table sur le fait que les interprétations trop audacieuses, les lectures trop tendancieuses de la loi seront censurées en appel ou en cassation : c’est du reste ce qui advint à la plupart des jugements du « bon juge » Magnaud. Précisément, rien ne garantit que l’interprétation initiale ne sera pas censurée sur le fondement d’une autre interprétation tout aussi, voire beaucoup plus discutable, ni même que la solution retenue à l’échelon supérieur ne sera pas plus hétérodoxe que celle qui avait été adoptée en première instance. De plus, cette limitation ne vaut que pour les juridictions inférieures : au niveau suprême, la décision ne saurait être contestée ni remise en cause. Le juge ultime détient ainsi un pouvoir considérable.
Seul un pouvoir extérieur, c’est-à-dire politique, peut véritablement limiter celui des juges. Dans un État de droit, les possibilités de le faire sont dérisoires.
Dans un État totalitaire, leur mise au pas est immédiate et radicale : en URSS, les juges avaient l’obligation de se plier à la « légalité socialiste » ; dans l’Allemagne hitlérienne, de même, ceux qu’Hitler décrivait en privé comme des « parasites », apprirent promptement à se tenir à carreau : en avril 1942, on autorisa du reste la révocation sans autre forme de procès « des juges qui ne comprennent pas les nécessités du moment »[4. Martin Broszat, L’État hitlérien, Paris, Pluriel, 2012.]. Dans un tel cadre, il n’est pas nécessaire d’aller si loin : l’épée de Damoclès suffit à refroidir les ardeurs. Après le traumatisme de la Terreur, les magistrats de l’Empire se montreront ainsi d’une prudence, voire d’une docilité à toute épreuve.
Dans le cadre d’un État de droit, en revanche, c’est-à-dire, d’un système qui respecte, outre la loi elle-même, les principes de l’inamovibilité des juges et de l’indépendance de la justice, les interventions directes sont restreintes – hormis, bien sûr, le cas où un magistrat s’est rendu coupable d’une faute professionnelle ou d’un délit pénal. Et lorsque l’État prétend intervenir malgré tout, et bâillonner ses juges, c’est au risque de passer pour despotique, comme la Ve République à la fin de la guerre d’Algérie. En ce cas, soit il choisit de franchir le Rubicon, et de jeter aux orties la défroque de l’État de droit. Soit il cède, bon gré mal gré, et finit par se soumettre. C’est ce que fit d’ailleurs le régime gaullien en 1962, lorsque le Haut Tribunal militaire refusa de condamner à mort le général Salan, puis que le Conseil d’État annula, dans un arrêt retentissant du 19 octobre 1962, la création de la Cour militaire de justice, ce qui, au passage, sauva la vie d’un dirigeant OAS qu’elle avait condamné à mort et qui, sans cela, aurait dû être fusillé le lendemain à l’aube. Où l’on constate donc que le juge reste le maître du jeu, même lorsqu’il a en face de lui un homme d’État de la stature du général de Gaulle – lequel avala son képi de rage, mais ne put en définitive que se soumettre.[/access]
Syrie : Fillon se rebelle !
L’interview n’a pas fait grand bruit. Passé inaperçu entre les malheurs financiers de l’UMP et la fronde de la cardinale Batho, l’entretien que François Fillon a accordé au quotidien libanais L’Orient-Le Jour n’en rebat pas moins les cartes de notre politique étrangère. Comme s’il avait soudainement retrouvé au fond d’une malle un vieux costume déformé par les années, l’ancien premier ministre de Sarkozy vire enfin sa cuti gaulliste. Lors de sa visite à Beyrouth, entre deux conciliabules avec les représentants des partis locaux, du phalangiste Amine Gemayel au délégué du Hezbollah Ammar Moussaoui, Fillon a dit ses quatre vérités aux atlantistes de l’UMP. Celui qui avait nommé Bernard Kouchner au quai d’Orsay sur décision du président Sarkozy change aujourd’hui son fusil s’épaule : oublié le droit de l’hommisme botté, l’heure est à la realpolitik en Syrie comme au Liban. À l’opposé des intentions belliqueuses de Nicolas Sarkozy, son ex-« collaborateur » temporise.
Démonstration. « L’Europe a une vision trop simpliste de la situation régionale. Par exemple, au sujet de la Syrie, il y a les bons et les méchants, et les Français ont rapidement établi une comparaison avec la situation en Tunisie et en Égypte (…) À l’origine, il s’agissait d’une révolte populaire contre une dictature (…) Mais avec le temps, la situation a évolué, laissant une partie de la place à des mouvements qui se comportent eux-mêmes comme des dictatures, et la position actuelle du gouvernement français n’est plus adéquate. »
Aux esprits taquins lui faisant remarquer que sa posture officielle rue de Varenne était pour le moins manichéenne, Fillon rétorque que l’opposition pacifique au régime baasiste s’est depuis muée en guérilla armée. Ce en quoi on ne saurait lui donner tort, bien que l’on puisse toujours chipoter sur le calendrier exact de cette mutation, qui n’a pas tout à fait attendu l’arrivée de la gauche aux affaires.
Mais il y a (encore) plus intéressant. Sur la nécessité d’armer les « rebelles », Fillon dit clairement niet. C’est là que le bât blesse, si l’on s’en réfère aux pétitions de principe de son parti, dont on chercherait en vain le secrétaire national à l’international parmi l’armée mexicaine de cadres qui en compose la direction, mais qui ne diffèrent guère de la rhétorique solférinienne. La perspective de fournir des armes lourdes aux insurgés syriens n’enchante pas l’ancien hôte de Matignon, décidément en quête des mânes gaullistes de ses mentors Joël Le Theule et Philippe Séguin : « Je crois que cela ne fait que prolonger la guerre. À mon avis, il faut forcer tout le monde à aller aux négociations. La Russie a un rôle à ce sujet et j’en ai personnellement discuté avec (…) Vladimir Poutine ». Perseverare diabolicum ! Piétiner la doxa interventionniste passe encore, mais en appeler à l’ogre post-soviétique, voilà qui défrise les partis pris occidentalistes du grand parti de la droite. Certes, à entendre certaines déclarations de bonnes intentions fillonistes, on se dit que les atlantistes n’ont pas le monopole de l’incantation creuse et de l’universalisme abstrait : « nous devons faire tout ce qui est possible pour pousser les parties vers des négociations en vue d’une solution politique » ou encore « il faut favoriser les négociations et ne pas jeter des anathèmes », claironne l’ex-chef du gouvernement. Le projet d’un Genève-2 a avorté en cours de route, et il y a fort à parier que le régime d’Assad comme l’opposition resteront sourdes aux appels au cessez-le-feu de l’introuvable communauté internationale. Les médiateurs onusiens Annan et Brahimi en savent quelque chose.
Contre toute évidence, Fillon préconise pourtant la réunion d’une grande conférence régionale dont l’Iran serait partie prenante, quoi qu’en disent Fabius et Hollande, parfaits continuateurs de la diplomatie sarkozyenne, ainsi que l’intégration de la Russie et de la Turquie dans un troisième cercle européen, conformément à la vieille marotte gaulliste d’un axe continental, de l’Atlantique à l’Oural.
Nous n’avons pas la mémoire courte. Avant de se dresser sur son séant gaulliste, Fillon a avalisé l’ensemble des orientations stratégiques du précédent quinquennat, à savoir : la réintégration de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, l’installation d’une base militaire à Abu Dhabi comme signe de défiance envers Téhéran, le pas de deux puis le brusque divorce avec Assad, l’invitation faite à Kadhafi et le bain de sang libyen que l’on connaît…
Une lueur de doute nous assaille. Connaissant le peu d’entrain des sondeurs et autres communicants pour la politique étrangère en général et l’Orient compliqué en particulier, on peut difficilement mettre ce volte-face sur le compte de l’opportunisme. Quand bien même Fillon voudrait se poser en gardien du temple gaulliste avec une cote de notoriété moins riquiqui que celle de Dupont-Aignan, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle. On comprendrait mal une telle prise de risques pour un gain politique a priori si minime. Séduire les quelques lecteurs avisés de Chevènement et Védrine n’a jamais constitué de stratégie électoraliste.
Eh oui, on peut toujours le regretter mais, à l’UMP comme dans l’opinion, les grandes mélopées géostratégiques paient beaucoup moins que la complainte du pain au chocolat…
*Photo : France 2.
Bac 2013 : Le tout de mon cru !
Le marronnier de début juillet dans nos médias, c’est la présentation et le commentaire des résultats du baccalauréat. Et, invariablement, nos journalistes affectés à la rubrique « éducation » dissertent sur le « cru » de l’année en cours, en comparant les statistiques des résultats au regard de ceux des années précédentes. Et, non moins invariablement, ils constatent que le « cru » 2013 est meilleur, en termes de taux de réussite et de pourcentage de mentions, que celui de 2012, ce qui serait, à les lire ou à les entendre, une preuve de l’excellence de notre système éducatif. Ce faisant, ils démontrent surtout que leur ignorance est aussi abyssale que celle des lycéens qui obtiennent leur sésame d’entrée à l’Université grâce aux directives d’indulgence dans la notation émanant des inspecteurs d’académie. Si ces plumitifs saisonniers tiennent à filer cette métaphore œnologique rebattue, qu’ils le fassent au moins correctement ! Pour tous les vignerons et alcooliques, le « cru » (qui, en bon français, devrait s’écrire « crû » pour le différencier de l’adjectif désignant le contraire du cuit) désigne le vin issu d’un terroir bien délimité, bénéficiaire ou non d’une AOC ou d’une IGP[1. AOC : appellation d’origine contrôlée, IGP : indication géographique de provenance.]. Ce vin est issu d’un cépage dont les raisins ont « crû », participe passé du verbe croître, sur un terroir qui lui confère, d’année en année, des caractéristiques le distinguant des autres productions vinicoles voisines ou plus lointaines. Les conditions météorologiques étant variables d’une année à l’autre, un même crû peut présenter des qualités gustatives plus ou moins bonnes selon le millésime (année de la vendange) ou le processus de vinification qui peut être différent, pour le même millésime d’un même crû, selon les cuvées qui rassemblent dans une cuve des moûts d’un seul cépage, ou de l’assemblage de plusieurs cépages. Si l’on compare le baccalauréat comme à un crû dont les terroirs seraient nos académies, il serait alors linguistiquement correct de dire qu’à l’échelle nationale, le millésime 2013 est une grande année avec ses 82,5% de reçus et son taux de mentions exceptionnel. On pourra ensuite préciser que la cuvée de l’académie de Strasbourg, comme d’hab’, a dépassé en qualité celle de l’académie de Créteil, où le cépage issu du 9-3 fait baisser pourcentage des mentions comme la piquette réduit le taux d’alcool d’un assemblage bas de gamme…
On notera, pour les en féliciter, que les journalistes sportifs, dont la fréquentation de nos grands crûs est plus intensive que celle de leurs collègues de l’éducation, utilisent ces termes à bon escient. La lecture de L’Equipe est, à cet égard, plus instructive que celle du Monde !
En ce qui concerne le fond de l’affaire, la qualité du savoir acquis par les potaches du millésime 2013, je propose aux commentateurs de se référer à l’œuvre immortelle de Pierre Perret, Le tord-boyaux, qui décrit en cinq couplets et un refrain un estaminet du Paris d’antan, tel qu’on pouvait en trouver du côté de la porte des Lilas, ou dans La Traversée de Paris, le film de Claude Autant-Lara, une scène se déroulant dans un rade minable où Gabin profère sa réplique culte : « Salauds de pauvres ! » :
« Il s’agit d´un boui-boui bien crado
Où les mecs par dessus l´calendo
Se rincent la cloison au Kroutchev maison
Un Bercy pas piqué des hannetons »
Explication de texte pour ce que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître de la langue populaire des années soixante du siècle dernier : le « kroutchev » désigne toute boisson enivrante, en référence au successeur de Staline, Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev, auquel la propagande occidentale prêtait un penchant pour la bouteille. C’était, bien entendu, pure calomnie, car on a pu constater, plus tard, qu’un vrai alcoolique, Boris Nikolaïevitch Eltsine pouvait parvenir au sommet du pouvoir en Russie après la déconfiture du communisme. Le « calando », déformation argotique de « camembert » est devenu « claquos », une création langagière bien trouvée, car elle évoque une autre expression argotique « claque-merde » pour une bouche enfournant des nourritures grossières…
Le « Bercy », dit aussi Château Bercy servi par Bruno, le patron du « Tord-Boyaux » de Perret est la dénomination, calquée par dérision sur celles des grands crûs prestigieux, du « gros rouge qui tache » concocté dans les entrepôts du Quai de Bercy. C’est là qu’arrivaient jadis à Paris, par péniches entières, les tonneaux de vin destinés aux « assommoirs » d’une classe ouvrière qui n’avait pas encore été expulsée vers les lointaines banlieues. Là encore, Pierre Perret donne toute la mesure se son talent prophétique, car il conclut ainsi sa chanson :
« Cet endroit est tellement sympathique
Qu’y a déjà l’ tout Paris qui rapplique
Un p’tit peu déçu d’pas être invité
Ni filmé par les actualités »
Quelque décennies plus tard, en effet, Bercy le cradinque était devenu « Bercy Village » espace branché de la boboïtude parisienne qui vient y déguster les crûs classés dans des « wine bars » où le moindre godet coûte bonbon. Mais c’est là où se tissent les réseaux qui permettront aux rejetons des clients de ces bistrots « vintage » de trouver le bon filon pour intégrer le bon lycée, et la bonne prépa, en dépit d’un « cru » du bac 2013 dont seuls les initiés connaissent la qualité métaphorique réelle : celle du « Bercy », années 60…
Orbán mieux que Meetic ?
Le premier ministre hongrois Viktor Orbán a eu bien raison de crier à l’injustice lorsque le Parlement européen approuva récemment un rapport dénonçant les abus de pouvoir de son gouvernement. Non pas que ledit rapport constituât en soi une injustice. Mais parce que Viktor Orbán eût à mon sens mérité de se voir récompensé en contre-partie par un vote qui aurait reconnu les exploits inimitables de son entourage en matière d’humour et de fantaisie.
Une reconnaissance qu’il eût méritée à plus d’un égard quand on passe en revue les mesures annoncées au fil de ces trois années de règne. Telle cette taxe canine (ebadó) qui devait frapper les chiens en fonction de leur dangerosité, à l’exception des toutous de race hongroise – pourtant réputés dangereux. Ou encore cette obligation d’exposer dans chaque mairie un exemplaire de la nouvelle constitution, ouvert à la page 28 (?), sous verre, sur une table dignement décorée (sic !), dans une pièce spécialement consacrée et sous bonne garde (avec possibilité d’en commander un exemplaire gratuit dédicacé par le président du Parlement!). Il s’agit de grands classiques déjà bien connus, comme ce sketch de son ancien ministre Matolcsy vantant ces petites taches rouges censées orner le postérieur de certains nourrissons hongrois, preuve de leur appartenance à la race asiatique (sketch qui a longtemps dominé le hit-parade, notre cher Matolcsy ne plaisantant hélas pas).
L’inspiration de ces gens ne tarissant pas, nous venons d’avoir récemment droit à deux nouvelles trouvailles qui, je l’avoue, suscitent mon admiration.
La compagnie aérienne hongroise Malév ayant fait l’année dernière faillite, nous apprenons qu’une nouvelle compagnie nationale va être enfin lancée cet automne, ce qui ne peut que nous réjouir. Jusque-là, tout est parfait, mais elle s’appellera « Solyom airlines ». Solyom – que l’on doit prononcer Chauillaume – signifie le faucon. Déjà, sa prononciation, ne sera pas évidente pour les milliers d’usagers incultes qui n’ont pas la chance de pratiquer le hongrois. Mais bon, il faut bien s’amuser un peu ! Malév ou Hungarian airlines ? Trop banal, trop facile !! Sans parler du symbole, le faucon…. J’attends le plaisir d’entendre des annonces du type « Le vol Faucon 326 en provenance de Rome vient d’atterrir », etc.
Autre trouvaille : qualifier de « bureau de tabac national » (nemzeti) l’enseigne des nouveaux points de vente du tabac instaurés par le gouvernement. Sans revenir ici sur l’aspect purement scandaleux voire mafieux de la façon dont ces concessions ont été attribuées (par exemple à des étudiantes de 18 ans sans expérience, filles ou épouse, belle-mère, belle-soeur, beau frère et belle fille de députés) au détriment de milliers de professionnels mis à la rue, je ne retiendrai ici que le qualificatif « national », plutôt cocasse dans ce contexte. Du coup, les plaisanteries fusent pour qualifier un peu tout de « national », telles les toilettes publiques ou encore les maisons closes le jour où nos dirigeants s’apercevront que, contrôlées par l’Etat, elles constitueraient une source appréciable de revenus. Après tout, Viktor Orbán vient bien d’instituer des bals (nationaux) pour susciter la rencontre de jeunes gens afin de redresser une démographie bien malmenée. Malgré toute la bonne volonté du premier ministre hongrois, ces bals sont pour l’instant un cuisant échec. Las : Orbán ne fait pas mieux que Meetic !
La sarkophobie d’Etat ne payera pas
Le lancement du Sarkothon provoque, dans la classe politico-médiatique parisienne, force ricanements et lazzis. Jusqu’au Président de la République, moins à l’aise sur l’affaire de l’espionnage américain, qui y va de son couplet outré de défense du Conseil Constitutionnel. Sans mesurer que la décision de la haute juridiction, qui a pour première conséquence de soulager le premier parti d’opposition de 11 millions d’euros, aura aussi pour effet de remettre Nicolas Sarkozy en selle. Et de ressouder la droite qui en avait bien besoin. Celui-ci a parfaitement vu l’aubaine.
Et pourtant, cette fois-ci, la plupart des arguments des sarkophobes compulsifs pour justifier la décision sont fondés. Non les plus bêtes d’entre eux, selon lesquels Nicolas Sarkozy a fraudé, utilisé des méthodes inavouables ou voulu voler les contribuables. Simplement, ses équipes ont mal travaillé, en tout cas beaucoup moins bien que celles de François Hollande chapeautées par Jean-Jacques Augier aussi rompu aux montages offshore aux îles Caïmans qu’à la tenue d’un compte de campagne.
Petit retour en arrière.
En 1990, pour éteindre l’incendie des affaires, le gouvernement Rocard avait fait voter dans l’urgence une loi relative au financement public des partis politiques. Cette loi, partant de la reconnaissance du fait que la démocratie a un coût, reposait sur trois principes tout à fait nouveaux en droit français :
– Versement par l’État aux partis politiques, dont le rôle constitutionnel est reconnu depuis longtemps, de dotations proportionnelles à leur influence électorale.
– Limitation drastique des dépenses de campagnes électorales pour mettre fin à une inflation jugée pernicieuse. Fixation de plafonds indépassables, assortis de sanctions sévères en cas d’infraction. En particulier, annulation des élections, inéligibilité, et suppression des remboursements.
– Contrôle strict à la fois du financement des partis mais aussi des campagnes. Contrôle confié à une autorité administrative.
Ce texte a fait l’objet de plusieurs ajustements législatifs jusqu’en 1995, dernière des grandes lois. La période suivante fut celle des clarifications jurisprudentielles et des ajustements réglementaires. Sans être stabilisée, essentiellement à cause des évolutions technologiques des moyens de communication, la réglementation est aujourd’hui assez lisible. La jurisprudence s’est, fort normalement, fait les dents sur les élections locales, par l’intermédiaire du Conseil d’État, suivi par le Conseil Constitutionnel pour les élections parlementaires. La loi avait prévu de lutter, dans un souci d’ouverture de l’accès à l’élection, contre ce que l’on appelle « la prime au sortant ». C’est-à-dire, que le sortant puisse bénéficier de l’appui de sa collectivité d’origine. Le juge a toujours été extrêmement sévère dans l’application de ce principe. De deux manières, tout d’abord en considérant que toute intervention irrégulière de la collectivité d’origine du sortant constituait un « don interdit » par la loi, mais également en réintégrant les dépenses correspondantes aux comptes de campagne. Leur faisant ainsi facilement dépasser les plafonds. Or, un compte de campagne qui a bénéficié de « dons interdits» et qui a dépassé le plafond est irrégulier et doit être rejeté. Avec toutes les conséquences de droit.
Le problème, jusqu’à présent, était que l’élection présidentielle, « la mère de toutes les batailles » avait été sanctuarisée. Quelques lampistes (Cheminade, Mégret) ont eu des soucis, mais, malgré parfois des irrégularités assez voyantes, les comptes des participants au second tour avaient toujours été validés. Il était cependant évident que l’on allait vers un changement de cette approche plutôt pragmatique et que l’introduction de la rigueur présidant au déroulement des autres scrutins était inéluctable. Il est clair que Nicolas Sarkozy lui-même n’y est pour rien, mais que mal entouré, ses équipes, bardées d’un sentiment d’impunité aujourd’hui dépassé, ont commis des erreurs. Notamment en laissant l’État prendre en charge quelques déplacements de Nicolas Sarkozy, au prétexte que c’était le Président, et non pas le candidat qui se déplaçait. Erreur fatale. Le dépassement du plafond est proportionnellement (2,5 %) peu important, mais le compte doit être rejeté. C’est ce qu’a fait la Commission Nationale des Comptes de Campagne. Le Conseil Constitutionnel ne pouvait faire autrement que de confirmer cette décision avec toutes ses conséquences. Inutile de l’expliquer en évaluant le degré d’affection qui caractérise les rapports entre Nicolas Sarkozy et Jean-Louis Debré.
Le problème est que cette décision qui frappe l’UMP au portefeuille, sera considérée par l’opinion comme le dernier avatar d’un acharnement judiciaire qu’il est difficile de contester. Et constitue un tremplin idéal pour le retour en politique active de Nicolas Sarkozy, et une occasion en or pour l’UMP, présentée en victime, de remobiliser ses troupes. Il est plus que probable que la souscription sera un succès, et que Sarkozy sera triomphalement accueilli au prochain bureau politique de L’UMP, même si quelques sourires seront crispés. Les rares, très rares, qui à gauche ont encore un peu de sens politique ont vu le danger. Alors on fait donner Bernard Debré sur des chaînes confidentielles pour dire qu’il ne faut pas que Sarkozy revienne. Inutile de le passer en boucle, personne ne l’écoute. Le piège est refermé. Comment en est-on arrivé là ? Tout simplement en utilisant sans vergogne la machine judiciaire pour essayer d’éviter la perspective du retour de Sarkozy qui fait si peur à François Hollande. Consciemment ou inconsciemment, les dirigeants du PS savent qu’en 2012, ce n’est pas Hollande qui a gagné mais Sarkozy qui a perdu. La peur, combinée à un niveau politique, somme toute assez faible, conduit à multiplier les erreurs. Les seconds couteaux passent leur temps à répéter la phrase fétiche : « désormais la justice est indépendante ». Ouais. Le problème, c’est qu’elle apparaît, en ce qui concerne Nicolas Sarkozy, comme n’étant pas impartiale. Et cela, désolé, mais c’est meurtrier.
Quelques exemples ? L’affaire Bettencourt, où le principal juge d’instruction multiplie les actes qui disqualifieraient n’importent quelle autre procédure : désignation d’une de ses amies pour une expertise décisive, d’un autre de ses amis (également témoin de mariage) pour mener des opérations d’enquête.Sans solliciter l’avis préalable du parquet pour servir des rémunérations conséquentes à cette amie expert. Ni solliciter la dispense qu’exige la loi pour pouvoir officier dans le même tribunal que son épouse membre du parquet. On s’arrêtera là, en faisant quand même remarquer qu’il y a peut-être dans tout ceci quelques possibilités d’infractions pénales qui mériteraient examen (prise illégale d’intérêts, trafic d’influence, obstruction à l’application de la loi). Il est vrai que, comme d’habitude, les organisations syndicales de magistrats, prenant les devants, comme pour l’affaire du « mur des cons », ont déjà décrété qu’il n’avait « rien de pénal ». À voir, sachant qu’on ne verra pas. Saisie, la Cour de Cassation a soigneusement botté en touche. Sa décision étant présentée par ses adversaires et les médias, comme la preuve de la réalité des turpitudes de Nicolas Sarkozy. La chambre d’instruction a, elle, mis sa décision sur des nullités de procédure, en délibéré au 24 septembre prochain…
Le « mur des cons », tiens, scandale majeur, dont l’effet dans l’opinion a été désastreux. Deux conséquences : saisine du CSM qui lui aussi a botté en touche. Et article dans Le Monde des patrons des deux principaux syndicats de magistrats, modèle de suffisance inconsciente pour revendiquer la partialité et la possibilité d’insulter le chef de l’État, les politiques qui déplaisent, et les victimes qui ne se prosternent pas.
Takieddine, mis en détention, comme le dit Le Canard enchaîné du 3 juillet pour lui délier la langue. Qui se met soudainement à dire ce que l’on attendait. L’affaire Tapie, qui au-delà des préventions qu’on peut avoir pour le personnage, apparaît, par sa sélectivité et les méthodes employées, peut-être pas comme un « complot », mais au moins comme une opération dont la cible principale est Nicolas Sarkozy. L’initiative hasardeuse du président de l’USM, qui dénonce Henri Guaino au parquet pour ses propos sur le juge Gentil. Qui tourne à sa confusion avec la reprise, en forme de bras d’honneur, des propos de Guaino par 105 de ses collègues parlementaires. Et qui se fait ridiculiser par les courriers hilarants que lui adresse chaque semaine l’avocat d’Henri Guaino. Et ça va continuer, Karachi, Kadhafi, les sondages, etc… Et ça ne marchera pas. Cela ne marche jamais.
Quand François Hollande nous dit qu’il faut respecter le Conseil Constitutionnel, il a raison. Mais il n’est pas crédible. Faire de la politique par juges interposés est une grave erreur. Trop de judiciaire déjuge le judiciaire. Si Bernard Tapie a pu tailler en pièces le malheureux Pujadas, ce n’est pas seulement grâce à son talent, mais c’est parce qu’hurlant au complot, il était crédible. Un comble en ce qui le concerne ! Tout cela n’est pas très bon pour nos institutions. La majorité des magistrats en a marre. Les socialistes feraient bien d’essayer de refaire un peu de politique et de soigner leur névrose sarkozienne.
En tout cas, il semble que Nicolas Sarkozy, quant à lui, ait vu l’ouverture.
L’ironie de l’histoire, est que l’occasion lui en soit donnée par ce qui est peut-être, la seule décision de justice juridiquement irréprochable rendue dans toutes ces « affaires ».
*Photo : World Economic Forum.
M. Morsi, la démocratie et l’Occident
Le 3 juillet 2013, Mohamed Morsi, président de la République Égyptienne, a été écarté du pouvoir par les forces armées, qui ont suspendu la constitution, nommé un magistrat président par intérim et promis de nouvelles élections dans un délai rapproché.
La plupart des réactions occidentales ont été marquées par une sorte d’embarras. D’un côté, le programme des Frères musulmans n’ayant rien de démocratique, du moins selon nos critères, la légitimité de la confrérie apparaissait douteuse. Mais d’un autre, M. Morsi tirait son pouvoir d’une élection au suffrage universel direct, la première jamais tenue dans des conditions de compétition réelle entre les candidats.
L’une des seules positions catégoriques a été prise par le ministre allemand des affaires étrangères, Guido Westerwelle. Membre du parti libéral-démocrate, fils d’avocat et de juge, docteur en droit et avocat lui-même, M. Westerwelle est un homme qui connaît le poids des mots. Sa déclaration nous intéressera ici, moins d’ailleurs par ce qu’elle nous apprend de l’Égypte que par ce qu’elle nous révèle de nous-mêmes. M. Westerwelle a donc condamné sans appel la déposition de M. Morsi, qualifiée de « mauvais coup contre la démocratie ». Négligeant l’agacement que peut donner ce style relâché de tract électoral, il faut s’interroger sur le fond même du propos.
Un simple exemple y aidera, auquel il est bien étonnant que M. Westerwelle n’ait pas pensé. Imaginons qu’en 1934, vingt millions d’Allemands aient pétitionné en raison des atteintes portées à leurs droits fondamentaux par leur chancelier, pourtant régulièrement élu un an auparavant, en ce qui concerne la discrimination, la liberté de conscience ou la liberté d’expression ; et qu’un maréchal l’ait déposé pour remettre temporairement, en attendant de nouvelles élections, le pouvoir à un magistrat. M. Westerwelle eût-il alors considéré l’affaire comme un « mauvais coup porté à la démocratie » ? Nul ne peut en vérité lui faire cette injure. Cette comparaison ne vise pas à assimiler Morsi à Adolf Hitler, mais seulement à rappeler que la démocratie ne peut être réduite à une procédure, ni même à une élection, et qu’elle se définit aussi, et peut être surtout, par la garantie effective des droits qui la fondent. Lorsque ces droits sont méconnus, le régime cesse d’être légitime et la révolte se justifie. Cette idée très classique, que nous devons aux Grecs, est à la fois juste et sage. Si un chef d’Etat élu décide, dans l’intervalle de deux élections, de s’affranchir des contre-pouvoirs, et, rendu libre d’agir selon son caprice et celui de ses affidés, de déporter ou d’exterminer une fraction de sa population, devra-t-on attendre le terme légal de son mandat pour le lui reprocher dans les urnes, et le renvoyer, dans les formes certes, mais une fois ses crimes accomplis ?
Or, précisément, s’agissant à présent de substance et non de forme, le régime du président Morsi avait déjà porté atteinte, avant qu’il fut évincé, à la démocratie elle-même, mais curieusement sans susciter l’opprobre de M. Westerwelle. À peine avait-il prêté serment que M. Morsi s’affranchissait de la séparation des pouvoirs, sans laquelle, selon les bons auteurs, un pays n’a pas de constitution. Refusant d’exécuter les décisions de la haute cour constitutionnelle qui avaient invalidé les élections législatives, il avait de sa propre autorité, par un acte que le droit classique qualifierait de voie de fait, réinstallé une chambre basse acquise aux islamistes. En novembre 2012, il avait émis une « déclaration universelle » soustrayant tout acte public émis sous son autorité au contrôle de l’autorité judiciaire quelle qu’elle fut. À elles seules, ces deux décisions détruisaient l’ordre constitutionnel et transformaient le régime du président en dictature, dictature qui pour être élective n’en était pas moins blâmable, du moins selon la tradition juridique dont M. Westerwelle semble se réclamer.
Mais d’une certaine manière, la séparation des pouvoirs ressortit elle aussi à la catégorie des procédures démocratiques. Si l’on en vient à la démocratie dans son essence, telle qu’elle se trouve décrite dans la plupart des déclarations des droits, force est de constater que M. Morsi l’avait abolie avant d’être déposé. La constitution nouvelle, rédigée par une commission de juristes inféodés à la confrérie, après que les autres membres ont démissionné, et votée par une minorité d’Egyptiens, continuait de reconnaître la Charia comme principale source du droit (article 2) et les règles coutumières de théologie pratique comme l’instrument autorisé de l’interprétation (article 219). Du même coup, ni l’égalité devant la loi, et en premier lieu l’égalité des sexes, ni la liberté de conscience ne trouvaient plus de fondement constitutionnel. Aussi n’est-il pas surprenant que le parlement ait pu, sur de telles bases, délibérer gravement sur le coït conjugal dans les heures suivant le décès de l’épouse ou le mariage des enfants de dix ans, dans l’indifférence au moins apparente de M. Westerwelle, qui eût sans doute été le premier à prendre les armes si de telles réformes avaient été débattues au parlement de Rhénanie du Nord et Westphalie. Pour le reste, on sait bien que, dans la pratique, ni la liberté de s’associer ou de manifester, ni la liberté d’expression, n’ont été assurées du temps des Frères, soit que les lois de l’époque de Moubarak aient été aggravées, soit que la police ait reçu, d’un gouvernement qui se flattait ouvertement de mépriser les juges, toute licence d’opérer à sa guise.
Ainsi donc, n’en déplaise à M. Westerwelle, la démocratie comme projet, et non pas seulement comme forme, avait été congédiée en Egypte par M. Morsi lui-même avant qu’il ne fut renvoyé, ce qui réduit à néant la théorie du « mauvais coup ». Les revendications des fondateurs de Tamarrod sont d’ailleurs explicites à cet égard : elles réclament, outre l’élection, le respect de ces droits sans lesquels aucune démocratie n’existe. Que M . Westerwelle, avec bien d’autres, n’en ait pas une conscience très claire ne peut avoir que deux raisons. Soit il souffre de cette inattention, de cette distraction, de cette facilité propre à tous les politiciens ordinaires. Soit, et ce serait plus grave, M. Westerwelle n’est que l’un des habitants les plus connus, les plus visibles, d’un espace occidental devenu, à force de culte de la procédure, une sorte d’empire du vide, tout occupé de la forme et s’enivrant du bruit qu’il en fait, incapable de concevoir un destin collectif et donc de juger avec pertinence les efforts des autres peuples qui cherchent la liberté dans les tourments de l’histoire.
*Photo : Al Jazeera.
Mon DVD chez les nudistes
Trop chaud pour travailler, compte à zéro, pas le courage de se baigner, trop de risques à bronzer ! Voici une sélection de cinq films en DVD pour vous sauver de la noyade. Avec eux, ni risque d’insolation, ni promiscuité sur la plage, ni même de maladies vénériennes, mais 100 % d’émotion, en canapé, à la flemmarde, tout en sirotant une anisette. Du ciné à la maison pour un été plein d’évasion.
Voyage à deux (1967)
Stanley Donen a redonné à l’automobile, son pouvoir éminemment érotique de faire et défaire les couples. Voyage à deux réunit Audrey Hepburn et Albert Finney, à plusieurs moments de leur vie, en cabriolet MG ou en Mercedes Pagode, notamment sur les routes de France. Dans cet univers clos qu’est la voiture, un homme et une femme se rencontrent, s’aiment puis se déchirent. Déjà à la fin des années 60, la « bagnole » commençait à être accusée de tous les maux de la Terre, c’était sans compter la caméra de Donen, intrusive et toujours aussi sensible. Les réalisateurs américains qui aiment la France sont nos meilleurs ambassadeurs. Donen, virtuose de la comédie musicale, adore nos chemins de campagne, il fait danser nos paysages, chanter notre désinvolture légendaire. Que nous étions attractifs en 1967 pour le reste du monde ! Et puis comment ne pas tomber sous le charme de ce couple-là ? Ils sont beaux, racés et fragiles. Finney attaque Hepburn par un indiscret « Are you virgin ? » à l’arrière d’un camion. Sur une musique d’Henry Mancini, Audrey, cheveux courts, lunettes sixties démesurément grandes, maillot de bain rayé est, sans conteste, le rêve estival de tous les français.
DVD Voyage à deux de Stanley Donen – Studio : Carlotta films
La vieille fille (1972)
Qu’est-ce qui arrive à un type qui tombe en panne en Cadillac dans le Sud de la France et qui se dirigeait vers l’Espagne ? Il rencontre une vieille fille dans un hôtel de Cassis. Jean-Pierre Blanc a formé le couple Philippe Noiret/Annie Girardot et réuni près de 1,8 million de spectateurs en 1972 dans cette récréation balnéaire douce-amère. La même année, Edouard Molinaro faisait également des deux acteurs son couple fétiche de « La Mandarine » d’après le roman de Christine de Rivoyre. Personne ne s’attendait à un tel succès. Pas une once d’action, des scènes de bronzette, de déshabillages très prudes, une salle de restaurant bondée, des vacanciers à bout de souffle mais un charme poisseux, délicieux témoignage de la France du début des années 70. Jean-Pierre Blanc travaillait dans l’organdi, Girardot irrésistible d’émotion contenue, Noiret à l’hésitation conquérante, une Marthe Keller qui n’a jamais été aussi belle et désirable et puis, un désopilant couple de mystiques déjantés (Edith Scob et Michael Lonsdale). A la fin de la décennie 70, Philippe de Broca capitalisera sur le tandem Noiret/Girardot dans un registre plus léger. La rencontre entre un commissaire de police et un professeur de grec dans « Tendre Poulet » suivi par « On a volé la cuisse de Jupiter », une autre comédie estivale de quoi (re)découvrir la Grèce autrement que par le prisme de la Troïka et se rincer l’œil en revoyant Catherine Alric vêtue d’un slip de bain blanc. Tout simplement blanc.
DVD La vieille fille de Jean-Pierre Blanc – Studio Canal
L’hôtel de la plage (1978)
« Qui n’a pas été dans un hôtel face à la mer ? Je ne voulais pas la Côte d’Azur, ce n’est pas la même atmosphère ». Michel Lang justifiait ainsi son choix de la Bretagne et de cette pension de famille où petits et grands se retrouvent chaque été. Après le succès en 1976 d’« A nous les petites anglaises » sans stars à l’affiche, le réalisateur récidive avec au programme : air iodée, bande de jeunes et amourettes de vacances. Il pose sa caméra à Locquirec, invite quelques seconds rôles flamboyants du cinéma français Daniel Ceccaldi et Guy Marchand, de jeunes actrices talentueuses Sophie Barjac et Anne Parillaud, remplit son parking de GS et R20 et pour assurer l’ambiance, fait appel à Mort Shuman, mélodiste imparable. Si vous ajoutez à ce tableau marin, un belge infidèle, des balades en solex, un gamin qui pleure sans arrêt, un mari jaloux, un prof de gym trop entreprenant, des plateaux d’huîtres, vous aurez l’image assez fidèle des classes moyennes, un été, à la fin des années 70. Dernier slow, dernier espoir, dernier baiser volé, avant la France « modernisée » de la décennie suivante.
DVD L’hôtel de la plage de Michel Lang – Studio Gaumont
Les sous-doués en vacances (1982)
Ils ont eu le bac. Tant pis pour nous. Claude Zidi n’abandonne pas une équipe qui gagne. Daniel Auteuil, alias Bebel (ça commence fort) et sa bande de bras cassés partent ensemble en vacances. L’été, on n’a pas toujours envie de voir un chef d’œuvre du septième art. Un bon nanar avec blagues teutonnes et p’tites pépées en bikini à l’affiche, ça rassure le vacancier las d’une époque qui intellectualise le moindre navet. On y retrouve même des douceurs d’enfance, le goût écœurant des chichis et le côté bien gras de l’huile solaire. Gare à l’indigestion tout de même. La recette de cette grosse tarte tropézienne est improbable. Ça dépasse l’entendement. Ces sous-doués accumulent les incohérences, les absurdités, on flirte avec les inepties de l’art contemporain. Je passe sur les potacheries, Hubert Deschamps chirurgien en proie à des problèmes de longueurs de jambes, des sosies de BB, une cantatrice, des sœurs jumelles incarnées par Grâce de Capitani sans oublier la présence à l’écran de Gérard Lenorman. Et en apothéose, bouquet final, Guy Marchand qui interprète Destinée. Du lourd , très lourd !
DVD Les sous-doués en vacances de Claude Zidi – Studio : Opening
Journal intime (1994)
Casque blanc, tee-shirt noir, lunettes Persol, Nanni Moretti sillonne une Rome déserte au guidon de sa Vespa. C’est drôle, nostalgique, émouvant, politique, méditerranéen au plus profond de son âme. Si vous ne connaissez rien de l’Italie, Journal intime en est l’expression la plus fantasmagorique. Prix de la mise en scène au Festival de Cannes en 1994, ce film est si personnel qu’il en devient universel. Découpé en trois chapitres (« Sur ma Vespa », « Les îles », « Les médecins »), on dirait un roman de Robbe-Grillet avec de la chair et du sens, Journal intime illustre merveilleusement cette pensée de Cioran : « La mélancolie rachète cet univers, et cependant c’est elle qui nous en sépare ». Ayez toujours ce DVD à portée de la main ! Au moindre coup de mou, revoir Moretti, au cœur de l’été, zigzaguant au son de « I’m your man » de Léonard Cohen et « Didi » de Khaled, c’est tellement jouissif. Indispensable pour oublier tous ces affreux qui nous entourent. Tous ces malfaisants. Et puis, la scène où Moretti apostrophe l’actrice Jennifer Beals, si, si, celle de Flashdance, est mémorable.
DVD Journal intime de Nanni Moretti – Studio Canal
Mourir à Venise, encore
Le Royaume-Uni produit des reines, du whisky et d’excellents groupes de rock. Mais pas seulement. La perfide Albion a également donné naissance à de grands compositeurs de musique classique, dont Henry Purcell, Gustav Holst et, plus près de nous, Benjamin Britten (1913-1976). Les maisons d’opéra s’aventurent rarement en dehors des répertoires lyriques italiens et allemands ; c’est un tort, car de superbes œuvres ont été écrites pour d’autres langues, dont celle de Shakespeare. Britten a laissé une douzaine d’opéras aux caractères très différents les uns des autres, allant de la farce mélancolique Albert Herring (1947), d’après Maupassant, à la fable onirique Midsummer Night’s Dream (1960) ; de la fresque historique légèrement pompeuse Gloriana (1953), composé pour le couronnement d’Elisabeth II, à Peter Grimes (1944), sombre récit de la descente aux enfers d’un marin pêcheur taciturne dont les apprentis meurent mystérieusement sur son bateau…
Après une longue gestation et d’interminables négociations sur les droits d’auteur Death in Venice, l’ultime opéra de Benjamin Britten adapté de la longue nouvelle de Thomas Mann, voit le jour en 1973. Un temps contrarié par la sortie, deux ans auparavant, de l’épaisse version cinématographique de Luchino Visconti et par la maladie qui emportera bientôt le compositeur, le projet a abouti au prix d’efforts considérables. Britten est tout de même venu à bout de cette longue partition (environ deux heures quarante) pleine d’inventivité, aux mélodies entêtantes et aux atmosphères tour à tour méditatives et oppressantes, qui récapitule beaucoup de thèmes présents dans le reste de son œuvre : la mer, l’obsession de l’innocence, la sexualité contrariée, l’exploration de l’espace entre le rêve et la réalité, etc. La première a lieu lors du festival d’Aldeburgh (fondé par Britten) avec dans le rôle-titre d’Aschenbach le ténor Peter Pears, compagnon du compositeur.
Pourquoi Venise ? Demandez à Wagner, qui y trouva la mort, ou à Nietzsche, qui y trouva la folie ![access capability= »lire_inedits »] La Sérénissime, paradis sur terre et cité menacée à chaque instant d’engloutissement, traversée par un sirocco continu déplaçant les effluves nauséabondes de l’eau stagnante… Cité des doges sublime, regorgeant de joyaux esthétiques, et son cimetière marin… Le vieil Aschenbach, écrivain allemand établi, cherche à se dépayser sur la côte adriatique et son périple le mène irrémédiablement à Venise. L’innocence et la beauté juvénile d’un adolescent polonais croisé dans le hall de son hôtel le projettent dans des abymes de mélancolie, mêlant trouble et introspection douloureuse sur sa jeunesse à jamais perdue. Le livret de l’opéra de Britten est très fidèle à la nouvelle de Mann ; après maintes déambulations sur les canaux et la plage, à la recherche de la jeunesse de Tadzio, le respectable homme de lettres est emporté par le choléra.
Pour les quarante ans de la création de Death in Venice, sort en DVD un remarquable long-métrage tourné en 1980 par le cinéaste Tony Palmer, jusqu’alors inédit, adapté de l’œuvre de Britten. Ni simple captation scénique de l’opéra, ni variation cinématographique lointainement « inspirée » de l’œuvre initiale, ce film met en scène (dans les somptueux décors naturels d’Aldeburgh, Suffolk, et Venise) la plupart des interprètes qui ont créé l’œuvre en 1973 – à l’exception de Peter Pears, trop âgé, remplacé ici par le ténor canadien Robert Gard.
Malgré un budget réduit (100 000 livres), ce film, original par son parti-pris de réalisme absolu et son choix de faire jouer les chanteurs et chanteuses lyriques dans les lieux mêmes où se passe l’action, réussit le pari d’être fidèle à l’esprit du dernier opéra de Britten et même mieux : suggestif. Les sobres images de Tony Palmer, tournées en 16 mm (et offrant un « grain » délicieux que l’on ne voit guère plus que dans les archives du temps jadis), ne font pas de Venise une « carte postale » touristique, mais le tableau tout à la fois majestueux et angoissant d’une ville où l’on vient se perdre pour être venu s’y retrouver.[/access]
Death in Venice, The opera by Benjamin Britten, Tony Palmer (Gonzo Multimedia).
Agression homophobe : parlons-en!
L’attentif lecteur se rappellera certainement que dans la nuit du 8 avril dernier, un drame se nouait dans le XIXème arrondissement de la capitale : Wilfried et son camarade Olivier, jeunes hommes aux relations homosexuelles, qui se tenaient par le bras dans une ruelle à la sortie d’une soirée, se faisaient agresser lâchement et sauvagement aux cris de « Ah ! les pédés ».
Wilfried, à peine remis de ses émotions et sorti de l’hôpital, diffusait sur tous les réseaux sociaux la photo de sa face tuméfiée, brisée, ravagée, aussitôt qualifiée par tous les médias de « nouveau visage de l’homophobie ».
La victime elle-même, quoiqu’elle n’ait aucun souvenir du déroulement de la scène, n’hésitait pas à affirmer que cette « agression (disait) quelque chose de notre société, sur ce qui se passe en France depuis pas mal de mois autour du mariage pour tous. »
Le mot était lâché, le mal identifié, et la bonne presse se pressait de lier cette violence au terrible vandalisme qui frappait alors le quartier parisien du Marais, en l’espèce un collage sauvage du Printemps français sur l’espace des Blancs-Manteaux qui accueillait le « Printemps des assoces de l’inter-LGBT ». La France tremblait, le nazisme était de retour. Frigide Barjot était sur la sellette.
Or, nous sommes en mesure d’affirmer aujourd’hui que la police judiciaire parisienne, après un long travail d’enquête, a identifié avec une grande certitude les agresseurs présumés. Et que de manière extrêmement étrange, ils ressembleraient plus à des fans de Sexion d’Assaut qu’à des groupies de Glorious. Les condés n’attendent plus que l’aval du Préfet de Police de Paris pour procéder à cette arrestation qui révélera sans nul doute le vrai visage de l’homophobie dans la France de 2013.
Parions que le pouvoir et ses alliés médiatiques crieront alors au pasdamalgamisme. Il ne faut pas diviser la France. Il ne faut pas stigmatiser. Sauf les Versaillais, mais ils l’ont bien cherché.
Le juge est souverain : c’est sa nature
En ce 4 mars 1898, au tribunal de Château-Thierry, débute la carrière de celui que Clemenceau nommera quelques jours plus tard le « bon juge », le président Magnaud. Ce jour-là, le tribunal se penche sur le cas de la fille Ménard, qui a volé un pain dans la boutique du boulanger Pierre – mais qui explique qu’elle était sans travail ni ressources, avec un enfant à charge, et qu’elle se trouvait à jeun depuis trente-six heures lorsqu’elle a commis son larcin. Quelles que soient les circonstances, pourtant, la loi est claire : il y a eu vol, la coupable doit être punie. Mais Magnaud ne l’entend pas de cette oreille : « Lorsqu’une telle situation se présente […] le juge peut, et doit, interpréter humainement les inflexibles prescriptions de la loi. » En l’occurrence, estime-t-il, « l’irrésistible impulsion de la faim » avait altéré la responsabilité de Louise Ménard, qui fut donc acquittée. Dans le même esprit, Magnaud décidera quelques années plus tard, lors d’un jugement rendu en matière d’adultère, que « le devoir d’un juge est de laisser tomber en désuétude jusqu’à son abrogation une loi si partiale et d’un autre âge ». Le « bon juge », en l’occurrence, serait donc celui qui, délibérément, prend ses aises avec la loi, faisant prévaloir sa propre vision de l’équité ou de l’humanité, de la morale ou du sens de l’Histoire ? À l’époque, la presse bourgeoise s’emporte violemment contre ce magistrat qui a acquitté une voleuse et bafoué le droit de propriété. Mais l’essentiel est ailleurs : dans le fait que ce juge politisé − qui sera élu député radical-socialiste en 1906 −, apparaît comme le symbole du juge souverain : du magistrat qui se place au-dessus des lois dont il n’est en théorie que l’humble serviteur. Situation singulière, apparemment aberrante, mais inhérente à la fonction même de juger − et, par conséquent, presque impossible à éviter.
Le président Magnaud est loin d’être le premier juge à manifester si ostensiblement son dédain à l’égard de la loi. À vrai dire, il y a des siècles que l’on se plaint d’une telle attitude. Ainsi, au tout début du XVIIe siècle, Francis Bacon, le chancelier d’Angleterre, exhortait déjà les magistrats à « ne pas oublier que leur mission est de juger, non de faire des lois ; qu’ils sont […] des interprètes du droit, et non des législateurs »[1. Francis Bacon, De la Justice, Paris, Klincksiek, 1985, p. 81.]. Un siècle et demi plus tard, Montesquieu, président à mortier[2. Montesquieu est nommé président à mortier au Parlement de Bordeaux en 1716, autrement dit, quelque chose comme président ordinaire de cette Cour souveraine , le « président à mortier » portant un chapeau de velours noir cerclé d’un seul galon doré, contrairement au Premier président, dont le mortier est cerclé de deux galons, et aux simples conseillers, qui n’ont pas droit à cet insigne du pouvoir…]au Parlement de Bordeaux, affirme que dans une république, les jugements devraient n’être que le « texte précis de la loi », son reflet exact, non troublé par les idées ou les préférences du juge. Mais l’auteur de L’Esprit des lois connaît trop bien son affaire pour ignorer que ce vœu pieux relève de la chimère − en raison de la nature même de la norme juridique, qu’il appartient au juge d’appliquer à l’occasion d’un procès.[access capability= »lire_inedits »]
En premier lieu, en effet, la règle en question est inévitablement générale, imprécise, incomplète. Portalis, le principal rédacteur du Code civil, reconnaissait à ce propos qu’étant donné l’infinie variété des rapports sociaux, il était impossible au législateur de tout prévoir et de pourvoir à tout. Il y aura donc forcément des « lacunes » dans le droit, c’est-à-dire, d’innombrables hypothèses qui n’auront été ni prévues, ni réglées par le législateur : ce qui signifie qu’il appartiendra alors au juge de le remplacer en élaborant lui-même une règle nouvelle, sur le fondement de laquelle il pourra trancher l’affaire dont il est saisi. À quoi s’ajoute le fait que la loi, même lorsqu’elle est complète, peut, avec le temps, devenir inadéquate lorsqu’elle ne correspond plus aux réalités présentes et qu’elle heurte la sensibilité de l’opinion publique, qui la juge trop rigoureuse ou exagérément laxiste. C’est une fois de plus au juge qu’il appartiendra d’y pourvoir, en retouchant la règle pour aboutir à une solution aussi satisfaisante que possible. Et l’on devine ici l’immensité de ses pouvoirs, ainsi que le poids déterminant de sa subjectivité : c’est à lui de décider si la loi est devenue inadéquate, dans quelle mesure, et comment il doit y remédier.
On entrevoit ainsi le principal fondement de sa puissance – qui vient de ce qu’il doit, en toute hypothèse, interpréter la règle qu’il lui appartient d’appliquer. Francis Bacon déclarait que les juges devaient être « des interprètes du droit, et non des législateurs » : mais au fond, il n’y a pas de différence entre les deux. En effet, explique le plus célèbre philosophe du droit du XXe siècle, Hans Kelsen, la règle n’a pas en soi de « signification véritable » : avant d’être « interprétée », elle n’est qu’une suite de mots ou de phrases susceptible de significations multiples, voire contradictoires. Et c’est donc à l’interprète qu’il revient, lors du processus d’application du droit, de lui donner un sens, qu’il est libre de déterminer. Comme l’affirme un autre théoricien contemporain, Michel Troper, c’est donc lui, l’interprète, « qui est le véritable auteur de la loi ». Ce qui signifie qu’il est au-dessus d’elle, puisqu’il la détermine et peut la modifier.
Or, ce que l’on désigne sous le terme générique loi pourra tout aussi bien être un banal arrêté municipal que la Constitution de l’État – et il en va de même pour le juge. En 1803, suite à l’arrêt révolutionnaire par lequel la Cour suprême des États-Unis se déclarait compétente pour contrôler la conformité des lois à la Constitution fédérale, le président Thomas Jefferson, déplorant amèrement cette jurisprudence, déclara que la Constitution n’était plus entre les mains de la Cour qu’un objet de cire molle, qu’elle avait désormais toute latitude pour remodeler à sa guise. « Faire des juges les arbitres ultimes de toute question constitutionnelle, écrira-t-il plus tard, est une très dangereuse doctrine qui nous soumet au despotisme d’une oligarchie. »[3. Thomas Jefferson,The Writings, New York, Derby and Jackson, 1859, tome 7, p.178.]
C’est en décrivant les rapports de forces institutionnels aux États-Unis qu’un universitaire français, Édouard Lambert, inventa au début des années 1920 l’expression de « gouvernement des juges » : terme extrêmement péjoratif pour ce républicain qui, conformément à la tradition révolutionnaire, souhaitait cantonner les juges dans le rôle modeste de « bouche de la loi ». En allant au-delà, ils usurperaient un pouvoir qui, en démocratie, ne saurait appartenir qu’au peuple, se rendant ainsi coupable d’un crime de lèse-république. C’est ce que certains républicains chatouilleux reprochent au Conseil constitutionnel. Le problème, on l’a vu, c’est que le juge ne peut pas s’en empêcher. Comme le chantait Marlène Dietrich dans Falling in love again : « Das ist meine natur, I can’t help it. »
La question est donc : peut-on le lui interdire ? Peut-on éviter que le juge fasse de la loi un objet de cire molle, et qu’il se prenne pour le souverain ?
La réponse technique à ces questions est nécessairement partielle puisqu’elle repose sur le contrôle du juge par le juge de l’étage au-dessus. De fait, la liberté de chaque juge, ou de chaque juridiction, se trouve restreinte par son insertion dans une hiérarchie. On table sur le fait que les interprétations trop audacieuses, les lectures trop tendancieuses de la loi seront censurées en appel ou en cassation : c’est du reste ce qui advint à la plupart des jugements du « bon juge » Magnaud. Précisément, rien ne garantit que l’interprétation initiale ne sera pas censurée sur le fondement d’une autre interprétation tout aussi, voire beaucoup plus discutable, ni même que la solution retenue à l’échelon supérieur ne sera pas plus hétérodoxe que celle qui avait été adoptée en première instance. De plus, cette limitation ne vaut que pour les juridictions inférieures : au niveau suprême, la décision ne saurait être contestée ni remise en cause. Le juge ultime détient ainsi un pouvoir considérable.
Seul un pouvoir extérieur, c’est-à-dire politique, peut véritablement limiter celui des juges. Dans un État de droit, les possibilités de le faire sont dérisoires.
Dans un État totalitaire, leur mise au pas est immédiate et radicale : en URSS, les juges avaient l’obligation de se plier à la « légalité socialiste » ; dans l’Allemagne hitlérienne, de même, ceux qu’Hitler décrivait en privé comme des « parasites », apprirent promptement à se tenir à carreau : en avril 1942, on autorisa du reste la révocation sans autre forme de procès « des juges qui ne comprennent pas les nécessités du moment »[4. Martin Broszat, L’État hitlérien, Paris, Pluriel, 2012.]. Dans un tel cadre, il n’est pas nécessaire d’aller si loin : l’épée de Damoclès suffit à refroidir les ardeurs. Après le traumatisme de la Terreur, les magistrats de l’Empire se montreront ainsi d’une prudence, voire d’une docilité à toute épreuve.
Dans le cadre d’un État de droit, en revanche, c’est-à-dire, d’un système qui respecte, outre la loi elle-même, les principes de l’inamovibilité des juges et de l’indépendance de la justice, les interventions directes sont restreintes – hormis, bien sûr, le cas où un magistrat s’est rendu coupable d’une faute professionnelle ou d’un délit pénal. Et lorsque l’État prétend intervenir malgré tout, et bâillonner ses juges, c’est au risque de passer pour despotique, comme la Ve République à la fin de la guerre d’Algérie. En ce cas, soit il choisit de franchir le Rubicon, et de jeter aux orties la défroque de l’État de droit. Soit il cède, bon gré mal gré, et finit par se soumettre. C’est ce que fit d’ailleurs le régime gaullien en 1962, lorsque le Haut Tribunal militaire refusa de condamner à mort le général Salan, puis que le Conseil d’État annula, dans un arrêt retentissant du 19 octobre 1962, la création de la Cour militaire de justice, ce qui, au passage, sauva la vie d’un dirigeant OAS qu’elle avait condamné à mort et qui, sans cela, aurait dû être fusillé le lendemain à l’aube. Où l’on constate donc que le juge reste le maître du jeu, même lorsqu’il a en face de lui un homme d’État de la stature du général de Gaulle – lequel avala son képi de rage, mais ne put en définitive que se soumettre.[/access]
Syrie : Fillon se rebelle !
L’interview n’a pas fait grand bruit. Passé inaperçu entre les malheurs financiers de l’UMP et la fronde de la cardinale Batho, l’entretien que François Fillon a accordé au quotidien libanais L’Orient-Le Jour n’en rebat pas moins les cartes de notre politique étrangère. Comme s’il avait soudainement retrouvé au fond d’une malle un vieux costume déformé par les années, l’ancien premier ministre de Sarkozy vire enfin sa cuti gaulliste. Lors de sa visite à Beyrouth, entre deux conciliabules avec les représentants des partis locaux, du phalangiste Amine Gemayel au délégué du Hezbollah Ammar Moussaoui, Fillon a dit ses quatre vérités aux atlantistes de l’UMP. Celui qui avait nommé Bernard Kouchner au quai d’Orsay sur décision du président Sarkozy change aujourd’hui son fusil s’épaule : oublié le droit de l’hommisme botté, l’heure est à la realpolitik en Syrie comme au Liban. À l’opposé des intentions belliqueuses de Nicolas Sarkozy, son ex-« collaborateur » temporise.
Démonstration. « L’Europe a une vision trop simpliste de la situation régionale. Par exemple, au sujet de la Syrie, il y a les bons et les méchants, et les Français ont rapidement établi une comparaison avec la situation en Tunisie et en Égypte (…) À l’origine, il s’agissait d’une révolte populaire contre une dictature (…) Mais avec le temps, la situation a évolué, laissant une partie de la place à des mouvements qui se comportent eux-mêmes comme des dictatures, et la position actuelle du gouvernement français n’est plus adéquate. »
Aux esprits taquins lui faisant remarquer que sa posture officielle rue de Varenne était pour le moins manichéenne, Fillon rétorque que l’opposition pacifique au régime baasiste s’est depuis muée en guérilla armée. Ce en quoi on ne saurait lui donner tort, bien que l’on puisse toujours chipoter sur le calendrier exact de cette mutation, qui n’a pas tout à fait attendu l’arrivée de la gauche aux affaires.
Mais il y a (encore) plus intéressant. Sur la nécessité d’armer les « rebelles », Fillon dit clairement niet. C’est là que le bât blesse, si l’on s’en réfère aux pétitions de principe de son parti, dont on chercherait en vain le secrétaire national à l’international parmi l’armée mexicaine de cadres qui en compose la direction, mais qui ne diffèrent guère de la rhétorique solférinienne. La perspective de fournir des armes lourdes aux insurgés syriens n’enchante pas l’ancien hôte de Matignon, décidément en quête des mânes gaullistes de ses mentors Joël Le Theule et Philippe Séguin : « Je crois que cela ne fait que prolonger la guerre. À mon avis, il faut forcer tout le monde à aller aux négociations. La Russie a un rôle à ce sujet et j’en ai personnellement discuté avec (…) Vladimir Poutine ». Perseverare diabolicum ! Piétiner la doxa interventionniste passe encore, mais en appeler à l’ogre post-soviétique, voilà qui défrise les partis pris occidentalistes du grand parti de la droite. Certes, à entendre certaines déclarations de bonnes intentions fillonistes, on se dit que les atlantistes n’ont pas le monopole de l’incantation creuse et de l’universalisme abstrait : « nous devons faire tout ce qui est possible pour pousser les parties vers des négociations en vue d’une solution politique » ou encore « il faut favoriser les négociations et ne pas jeter des anathèmes », claironne l’ex-chef du gouvernement. Le projet d’un Genève-2 a avorté en cours de route, et il y a fort à parier que le régime d’Assad comme l’opposition resteront sourdes aux appels au cessez-le-feu de l’introuvable communauté internationale. Les médiateurs onusiens Annan et Brahimi en savent quelque chose.
Contre toute évidence, Fillon préconise pourtant la réunion d’une grande conférence régionale dont l’Iran serait partie prenante, quoi qu’en disent Fabius et Hollande, parfaits continuateurs de la diplomatie sarkozyenne, ainsi que l’intégration de la Russie et de la Turquie dans un troisième cercle européen, conformément à la vieille marotte gaulliste d’un axe continental, de l’Atlantique à l’Oural.
Nous n’avons pas la mémoire courte. Avant de se dresser sur son séant gaulliste, Fillon a avalisé l’ensemble des orientations stratégiques du précédent quinquennat, à savoir : la réintégration de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, l’installation d’une base militaire à Abu Dhabi comme signe de défiance envers Téhéran, le pas de deux puis le brusque divorce avec Assad, l’invitation faite à Kadhafi et le bain de sang libyen que l’on connaît…
Une lueur de doute nous assaille. Connaissant le peu d’entrain des sondeurs et autres communicants pour la politique étrangère en général et l’Orient compliqué en particulier, on peut difficilement mettre ce volte-face sur le compte de l’opportunisme. Quand bien même Fillon voudrait se poser en gardien du temple gaulliste avec une cote de notoriété moins riquiqui que celle de Dupont-Aignan, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle. On comprendrait mal une telle prise de risques pour un gain politique a priori si minime. Séduire les quelques lecteurs avisés de Chevènement et Védrine n’a jamais constitué de stratégie électoraliste.
Eh oui, on peut toujours le regretter mais, à l’UMP comme dans l’opinion, les grandes mélopées géostratégiques paient beaucoup moins que la complainte du pain au chocolat…
*Photo : France 2.
Bac 2013 : Le tout de mon cru !
Le marronnier de début juillet dans nos médias, c’est la présentation et le commentaire des résultats du baccalauréat. Et, invariablement, nos journalistes affectés à la rubrique « éducation » dissertent sur le « cru » de l’année en cours, en comparant les statistiques des résultats au regard de ceux des années précédentes. Et, non moins invariablement, ils constatent que le « cru » 2013 est meilleur, en termes de taux de réussite et de pourcentage de mentions, que celui de 2012, ce qui serait, à les lire ou à les entendre, une preuve de l’excellence de notre système éducatif. Ce faisant, ils démontrent surtout que leur ignorance est aussi abyssale que celle des lycéens qui obtiennent leur sésame d’entrée à l’Université grâce aux directives d’indulgence dans la notation émanant des inspecteurs d’académie. Si ces plumitifs saisonniers tiennent à filer cette métaphore œnologique rebattue, qu’ils le fassent au moins correctement ! Pour tous les vignerons et alcooliques, le « cru » (qui, en bon français, devrait s’écrire « crû » pour le différencier de l’adjectif désignant le contraire du cuit) désigne le vin issu d’un terroir bien délimité, bénéficiaire ou non d’une AOC ou d’une IGP[1. AOC : appellation d’origine contrôlée, IGP : indication géographique de provenance.]. Ce vin est issu d’un cépage dont les raisins ont « crû », participe passé du verbe croître, sur un terroir qui lui confère, d’année en année, des caractéristiques le distinguant des autres productions vinicoles voisines ou plus lointaines. Les conditions météorologiques étant variables d’une année à l’autre, un même crû peut présenter des qualités gustatives plus ou moins bonnes selon le millésime (année de la vendange) ou le processus de vinification qui peut être différent, pour le même millésime d’un même crû, selon les cuvées qui rassemblent dans une cuve des moûts d’un seul cépage, ou de l’assemblage de plusieurs cépages. Si l’on compare le baccalauréat comme à un crû dont les terroirs seraient nos académies, il serait alors linguistiquement correct de dire qu’à l’échelle nationale, le millésime 2013 est une grande année avec ses 82,5% de reçus et son taux de mentions exceptionnel. On pourra ensuite préciser que la cuvée de l’académie de Strasbourg, comme d’hab’, a dépassé en qualité celle de l’académie de Créteil, où le cépage issu du 9-3 fait baisser pourcentage des mentions comme la piquette réduit le taux d’alcool d’un assemblage bas de gamme…
On notera, pour les en féliciter, que les journalistes sportifs, dont la fréquentation de nos grands crûs est plus intensive que celle de leurs collègues de l’éducation, utilisent ces termes à bon escient. La lecture de L’Equipe est, à cet égard, plus instructive que celle du Monde !
En ce qui concerne le fond de l’affaire, la qualité du savoir acquis par les potaches du millésime 2013, je propose aux commentateurs de se référer à l’œuvre immortelle de Pierre Perret, Le tord-boyaux, qui décrit en cinq couplets et un refrain un estaminet du Paris d’antan, tel qu’on pouvait en trouver du côté de la porte des Lilas, ou dans La Traversée de Paris, le film de Claude Autant-Lara, une scène se déroulant dans un rade minable où Gabin profère sa réplique culte : « Salauds de pauvres ! » :
« Il s’agit d´un boui-boui bien crado
Où les mecs par dessus l´calendo
Se rincent la cloison au Kroutchev maison
Un Bercy pas piqué des hannetons »
Explication de texte pour ce que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître de la langue populaire des années soixante du siècle dernier : le « kroutchev » désigne toute boisson enivrante, en référence au successeur de Staline, Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev, auquel la propagande occidentale prêtait un penchant pour la bouteille. C’était, bien entendu, pure calomnie, car on a pu constater, plus tard, qu’un vrai alcoolique, Boris Nikolaïevitch Eltsine pouvait parvenir au sommet du pouvoir en Russie après la déconfiture du communisme. Le « calando », déformation argotique de « camembert » est devenu « claquos », une création langagière bien trouvée, car elle évoque une autre expression argotique « claque-merde » pour une bouche enfournant des nourritures grossières…
Le « Bercy », dit aussi Château Bercy servi par Bruno, le patron du « Tord-Boyaux » de Perret est la dénomination, calquée par dérision sur celles des grands crûs prestigieux, du « gros rouge qui tache » concocté dans les entrepôts du Quai de Bercy. C’est là qu’arrivaient jadis à Paris, par péniches entières, les tonneaux de vin destinés aux « assommoirs » d’une classe ouvrière qui n’avait pas encore été expulsée vers les lointaines banlieues. Là encore, Pierre Perret donne toute la mesure se son talent prophétique, car il conclut ainsi sa chanson :
« Cet endroit est tellement sympathique
Qu’y a déjà l’ tout Paris qui rapplique
Un p’tit peu déçu d’pas être invité
Ni filmé par les actualités »
Quelque décennies plus tard, en effet, Bercy le cradinque était devenu « Bercy Village » espace branché de la boboïtude parisienne qui vient y déguster les crûs classés dans des « wine bars » où le moindre godet coûte bonbon. Mais c’est là où se tissent les réseaux qui permettront aux rejetons des clients de ces bistrots « vintage » de trouver le bon filon pour intégrer le bon lycée, et la bonne prépa, en dépit d’un « cru » du bac 2013 dont seuls les initiés connaissent la qualité métaphorique réelle : celle du « Bercy », années 60…
Orbán mieux que Meetic ?
Le premier ministre hongrois Viktor Orbán a eu bien raison de crier à l’injustice lorsque le Parlement européen approuva récemment un rapport dénonçant les abus de pouvoir de son gouvernement. Non pas que ledit rapport constituât en soi une injustice. Mais parce que Viktor Orbán eût à mon sens mérité de se voir récompensé en contre-partie par un vote qui aurait reconnu les exploits inimitables de son entourage en matière d’humour et de fantaisie.
Une reconnaissance qu’il eût méritée à plus d’un égard quand on passe en revue les mesures annoncées au fil de ces trois années de règne. Telle cette taxe canine (ebadó) qui devait frapper les chiens en fonction de leur dangerosité, à l’exception des toutous de race hongroise – pourtant réputés dangereux. Ou encore cette obligation d’exposer dans chaque mairie un exemplaire de la nouvelle constitution, ouvert à la page 28 (?), sous verre, sur une table dignement décorée (sic !), dans une pièce spécialement consacrée et sous bonne garde (avec possibilité d’en commander un exemplaire gratuit dédicacé par le président du Parlement!). Il s’agit de grands classiques déjà bien connus, comme ce sketch de son ancien ministre Matolcsy vantant ces petites taches rouges censées orner le postérieur de certains nourrissons hongrois, preuve de leur appartenance à la race asiatique (sketch qui a longtemps dominé le hit-parade, notre cher Matolcsy ne plaisantant hélas pas).
L’inspiration de ces gens ne tarissant pas, nous venons d’avoir récemment droit à deux nouvelles trouvailles qui, je l’avoue, suscitent mon admiration.
La compagnie aérienne hongroise Malév ayant fait l’année dernière faillite, nous apprenons qu’une nouvelle compagnie nationale va être enfin lancée cet automne, ce qui ne peut que nous réjouir. Jusque-là, tout est parfait, mais elle s’appellera « Solyom airlines ». Solyom – que l’on doit prononcer Chauillaume – signifie le faucon. Déjà, sa prononciation, ne sera pas évidente pour les milliers d’usagers incultes qui n’ont pas la chance de pratiquer le hongrois. Mais bon, il faut bien s’amuser un peu ! Malév ou Hungarian airlines ? Trop banal, trop facile !! Sans parler du symbole, le faucon…. J’attends le plaisir d’entendre des annonces du type « Le vol Faucon 326 en provenance de Rome vient d’atterrir », etc.
Autre trouvaille : qualifier de « bureau de tabac national » (nemzeti) l’enseigne des nouveaux points de vente du tabac instaurés par le gouvernement. Sans revenir ici sur l’aspect purement scandaleux voire mafieux de la façon dont ces concessions ont été attribuées (par exemple à des étudiantes de 18 ans sans expérience, filles ou épouse, belle-mère, belle-soeur, beau frère et belle fille de députés) au détriment de milliers de professionnels mis à la rue, je ne retiendrai ici que le qualificatif « national », plutôt cocasse dans ce contexte. Du coup, les plaisanteries fusent pour qualifier un peu tout de « national », telles les toilettes publiques ou encore les maisons closes le jour où nos dirigeants s’apercevront que, contrôlées par l’Etat, elles constitueraient une source appréciable de revenus. Après tout, Viktor Orbán vient bien d’instituer des bals (nationaux) pour susciter la rencontre de jeunes gens afin de redresser une démographie bien malmenée. Malgré toute la bonne volonté du premier ministre hongrois, ces bals sont pour l’instant un cuisant échec. Las : Orbán ne fait pas mieux que Meetic !
La sarkophobie d’Etat ne payera pas
Le lancement du Sarkothon provoque, dans la classe politico-médiatique parisienne, force ricanements et lazzis. Jusqu’au Président de la République, moins à l’aise sur l’affaire de l’espionnage américain, qui y va de son couplet outré de défense du Conseil Constitutionnel. Sans mesurer que la décision de la haute juridiction, qui a pour première conséquence de soulager le premier parti d’opposition de 11 millions d’euros, aura aussi pour effet de remettre Nicolas Sarkozy en selle. Et de ressouder la droite qui en avait bien besoin. Celui-ci a parfaitement vu l’aubaine.
Et pourtant, cette fois-ci, la plupart des arguments des sarkophobes compulsifs pour justifier la décision sont fondés. Non les plus bêtes d’entre eux, selon lesquels Nicolas Sarkozy a fraudé, utilisé des méthodes inavouables ou voulu voler les contribuables. Simplement, ses équipes ont mal travaillé, en tout cas beaucoup moins bien que celles de François Hollande chapeautées par Jean-Jacques Augier aussi rompu aux montages offshore aux îles Caïmans qu’à la tenue d’un compte de campagne.
Petit retour en arrière.
En 1990, pour éteindre l’incendie des affaires, le gouvernement Rocard avait fait voter dans l’urgence une loi relative au financement public des partis politiques. Cette loi, partant de la reconnaissance du fait que la démocratie a un coût, reposait sur trois principes tout à fait nouveaux en droit français :
– Versement par l’État aux partis politiques, dont le rôle constitutionnel est reconnu depuis longtemps, de dotations proportionnelles à leur influence électorale.
– Limitation drastique des dépenses de campagnes électorales pour mettre fin à une inflation jugée pernicieuse. Fixation de plafonds indépassables, assortis de sanctions sévères en cas d’infraction. En particulier, annulation des élections, inéligibilité, et suppression des remboursements.
– Contrôle strict à la fois du financement des partis mais aussi des campagnes. Contrôle confié à une autorité administrative.
Ce texte a fait l’objet de plusieurs ajustements législatifs jusqu’en 1995, dernière des grandes lois. La période suivante fut celle des clarifications jurisprudentielles et des ajustements réglementaires. Sans être stabilisée, essentiellement à cause des évolutions technologiques des moyens de communication, la réglementation est aujourd’hui assez lisible. La jurisprudence s’est, fort normalement, fait les dents sur les élections locales, par l’intermédiaire du Conseil d’État, suivi par le Conseil Constitutionnel pour les élections parlementaires. La loi avait prévu de lutter, dans un souci d’ouverture de l’accès à l’élection, contre ce que l’on appelle « la prime au sortant ». C’est-à-dire, que le sortant puisse bénéficier de l’appui de sa collectivité d’origine. Le juge a toujours été extrêmement sévère dans l’application de ce principe. De deux manières, tout d’abord en considérant que toute intervention irrégulière de la collectivité d’origine du sortant constituait un « don interdit » par la loi, mais également en réintégrant les dépenses correspondantes aux comptes de campagne. Leur faisant ainsi facilement dépasser les plafonds. Or, un compte de campagne qui a bénéficié de « dons interdits» et qui a dépassé le plafond est irrégulier et doit être rejeté. Avec toutes les conséquences de droit.
Le problème, jusqu’à présent, était que l’élection présidentielle, « la mère de toutes les batailles » avait été sanctuarisée. Quelques lampistes (Cheminade, Mégret) ont eu des soucis, mais, malgré parfois des irrégularités assez voyantes, les comptes des participants au second tour avaient toujours été validés. Il était cependant évident que l’on allait vers un changement de cette approche plutôt pragmatique et que l’introduction de la rigueur présidant au déroulement des autres scrutins était inéluctable. Il est clair que Nicolas Sarkozy lui-même n’y est pour rien, mais que mal entouré, ses équipes, bardées d’un sentiment d’impunité aujourd’hui dépassé, ont commis des erreurs. Notamment en laissant l’État prendre en charge quelques déplacements de Nicolas Sarkozy, au prétexte que c’était le Président, et non pas le candidat qui se déplaçait. Erreur fatale. Le dépassement du plafond est proportionnellement (2,5 %) peu important, mais le compte doit être rejeté. C’est ce qu’a fait la Commission Nationale des Comptes de Campagne. Le Conseil Constitutionnel ne pouvait faire autrement que de confirmer cette décision avec toutes ses conséquences. Inutile de l’expliquer en évaluant le degré d’affection qui caractérise les rapports entre Nicolas Sarkozy et Jean-Louis Debré.
Le problème est que cette décision qui frappe l’UMP au portefeuille, sera considérée par l’opinion comme le dernier avatar d’un acharnement judiciaire qu’il est difficile de contester. Et constitue un tremplin idéal pour le retour en politique active de Nicolas Sarkozy, et une occasion en or pour l’UMP, présentée en victime, de remobiliser ses troupes. Il est plus que probable que la souscription sera un succès, et que Sarkozy sera triomphalement accueilli au prochain bureau politique de L’UMP, même si quelques sourires seront crispés. Les rares, très rares, qui à gauche ont encore un peu de sens politique ont vu le danger. Alors on fait donner Bernard Debré sur des chaînes confidentielles pour dire qu’il ne faut pas que Sarkozy revienne. Inutile de le passer en boucle, personne ne l’écoute. Le piège est refermé. Comment en est-on arrivé là ? Tout simplement en utilisant sans vergogne la machine judiciaire pour essayer d’éviter la perspective du retour de Sarkozy qui fait si peur à François Hollande. Consciemment ou inconsciemment, les dirigeants du PS savent qu’en 2012, ce n’est pas Hollande qui a gagné mais Sarkozy qui a perdu. La peur, combinée à un niveau politique, somme toute assez faible, conduit à multiplier les erreurs. Les seconds couteaux passent leur temps à répéter la phrase fétiche : « désormais la justice est indépendante ». Ouais. Le problème, c’est qu’elle apparaît, en ce qui concerne Nicolas Sarkozy, comme n’étant pas impartiale. Et cela, désolé, mais c’est meurtrier.
Quelques exemples ? L’affaire Bettencourt, où le principal juge d’instruction multiplie les actes qui disqualifieraient n’importent quelle autre procédure : désignation d’une de ses amies pour une expertise décisive, d’un autre de ses amis (également témoin de mariage) pour mener des opérations d’enquête.Sans solliciter l’avis préalable du parquet pour servir des rémunérations conséquentes à cette amie expert. Ni solliciter la dispense qu’exige la loi pour pouvoir officier dans le même tribunal que son épouse membre du parquet. On s’arrêtera là, en faisant quand même remarquer qu’il y a peut-être dans tout ceci quelques possibilités d’infractions pénales qui mériteraient examen (prise illégale d’intérêts, trafic d’influence, obstruction à l’application de la loi). Il est vrai que, comme d’habitude, les organisations syndicales de magistrats, prenant les devants, comme pour l’affaire du « mur des cons », ont déjà décrété qu’il n’avait « rien de pénal ». À voir, sachant qu’on ne verra pas. Saisie, la Cour de Cassation a soigneusement botté en touche. Sa décision étant présentée par ses adversaires et les médias, comme la preuve de la réalité des turpitudes de Nicolas Sarkozy. La chambre d’instruction a, elle, mis sa décision sur des nullités de procédure, en délibéré au 24 septembre prochain…
Le « mur des cons », tiens, scandale majeur, dont l’effet dans l’opinion a été désastreux. Deux conséquences : saisine du CSM qui lui aussi a botté en touche. Et article dans Le Monde des patrons des deux principaux syndicats de magistrats, modèle de suffisance inconsciente pour revendiquer la partialité et la possibilité d’insulter le chef de l’État, les politiques qui déplaisent, et les victimes qui ne se prosternent pas.
Takieddine, mis en détention, comme le dit Le Canard enchaîné du 3 juillet pour lui délier la langue. Qui se met soudainement à dire ce que l’on attendait. L’affaire Tapie, qui au-delà des préventions qu’on peut avoir pour le personnage, apparaît, par sa sélectivité et les méthodes employées, peut-être pas comme un « complot », mais au moins comme une opération dont la cible principale est Nicolas Sarkozy. L’initiative hasardeuse du président de l’USM, qui dénonce Henri Guaino au parquet pour ses propos sur le juge Gentil. Qui tourne à sa confusion avec la reprise, en forme de bras d’honneur, des propos de Guaino par 105 de ses collègues parlementaires. Et qui se fait ridiculiser par les courriers hilarants que lui adresse chaque semaine l’avocat d’Henri Guaino. Et ça va continuer, Karachi, Kadhafi, les sondages, etc… Et ça ne marchera pas. Cela ne marche jamais.
Quand François Hollande nous dit qu’il faut respecter le Conseil Constitutionnel, il a raison. Mais il n’est pas crédible. Faire de la politique par juges interposés est une grave erreur. Trop de judiciaire déjuge le judiciaire. Si Bernard Tapie a pu tailler en pièces le malheureux Pujadas, ce n’est pas seulement grâce à son talent, mais c’est parce qu’hurlant au complot, il était crédible. Un comble en ce qui le concerne ! Tout cela n’est pas très bon pour nos institutions. La majorité des magistrats en a marre. Les socialistes feraient bien d’essayer de refaire un peu de politique et de soigner leur névrose sarkozienne.
En tout cas, il semble que Nicolas Sarkozy, quant à lui, ait vu l’ouverture.
L’ironie de l’histoire, est que l’occasion lui en soit donnée par ce qui est peut-être, la seule décision de justice juridiquement irréprochable rendue dans toutes ces « affaires ».
*Photo : World Economic Forum.
M. Morsi, la démocratie et l’Occident
Le 3 juillet 2013, Mohamed Morsi, président de la République Égyptienne, a été écarté du pouvoir par les forces armées, qui ont suspendu la constitution, nommé un magistrat président par intérim et promis de nouvelles élections dans un délai rapproché.
La plupart des réactions occidentales ont été marquées par une sorte d’embarras. D’un côté, le programme des Frères musulmans n’ayant rien de démocratique, du moins selon nos critères, la légitimité de la confrérie apparaissait douteuse. Mais d’un autre, M. Morsi tirait son pouvoir d’une élection au suffrage universel direct, la première jamais tenue dans des conditions de compétition réelle entre les candidats.
L’une des seules positions catégoriques a été prise par le ministre allemand des affaires étrangères, Guido Westerwelle. Membre du parti libéral-démocrate, fils d’avocat et de juge, docteur en droit et avocat lui-même, M. Westerwelle est un homme qui connaît le poids des mots. Sa déclaration nous intéressera ici, moins d’ailleurs par ce qu’elle nous apprend de l’Égypte que par ce qu’elle nous révèle de nous-mêmes. M. Westerwelle a donc condamné sans appel la déposition de M. Morsi, qualifiée de « mauvais coup contre la démocratie ». Négligeant l’agacement que peut donner ce style relâché de tract électoral, il faut s’interroger sur le fond même du propos.
Un simple exemple y aidera, auquel il est bien étonnant que M. Westerwelle n’ait pas pensé. Imaginons qu’en 1934, vingt millions d’Allemands aient pétitionné en raison des atteintes portées à leurs droits fondamentaux par leur chancelier, pourtant régulièrement élu un an auparavant, en ce qui concerne la discrimination, la liberté de conscience ou la liberté d’expression ; et qu’un maréchal l’ait déposé pour remettre temporairement, en attendant de nouvelles élections, le pouvoir à un magistrat. M. Westerwelle eût-il alors considéré l’affaire comme un « mauvais coup porté à la démocratie » ? Nul ne peut en vérité lui faire cette injure. Cette comparaison ne vise pas à assimiler Morsi à Adolf Hitler, mais seulement à rappeler que la démocratie ne peut être réduite à une procédure, ni même à une élection, et qu’elle se définit aussi, et peut être surtout, par la garantie effective des droits qui la fondent. Lorsque ces droits sont méconnus, le régime cesse d’être légitime et la révolte se justifie. Cette idée très classique, que nous devons aux Grecs, est à la fois juste et sage. Si un chef d’Etat élu décide, dans l’intervalle de deux élections, de s’affranchir des contre-pouvoirs, et, rendu libre d’agir selon son caprice et celui de ses affidés, de déporter ou d’exterminer une fraction de sa population, devra-t-on attendre le terme légal de son mandat pour le lui reprocher dans les urnes, et le renvoyer, dans les formes certes, mais une fois ses crimes accomplis ?
Or, précisément, s’agissant à présent de substance et non de forme, le régime du président Morsi avait déjà porté atteinte, avant qu’il fut évincé, à la démocratie elle-même, mais curieusement sans susciter l’opprobre de M. Westerwelle. À peine avait-il prêté serment que M. Morsi s’affranchissait de la séparation des pouvoirs, sans laquelle, selon les bons auteurs, un pays n’a pas de constitution. Refusant d’exécuter les décisions de la haute cour constitutionnelle qui avaient invalidé les élections législatives, il avait de sa propre autorité, par un acte que le droit classique qualifierait de voie de fait, réinstallé une chambre basse acquise aux islamistes. En novembre 2012, il avait émis une « déclaration universelle » soustrayant tout acte public émis sous son autorité au contrôle de l’autorité judiciaire quelle qu’elle fut. À elles seules, ces deux décisions détruisaient l’ordre constitutionnel et transformaient le régime du président en dictature, dictature qui pour être élective n’en était pas moins blâmable, du moins selon la tradition juridique dont M. Westerwelle semble se réclamer.
Mais d’une certaine manière, la séparation des pouvoirs ressortit elle aussi à la catégorie des procédures démocratiques. Si l’on en vient à la démocratie dans son essence, telle qu’elle se trouve décrite dans la plupart des déclarations des droits, force est de constater que M. Morsi l’avait abolie avant d’être déposé. La constitution nouvelle, rédigée par une commission de juristes inféodés à la confrérie, après que les autres membres ont démissionné, et votée par une minorité d’Egyptiens, continuait de reconnaître la Charia comme principale source du droit (article 2) et les règles coutumières de théologie pratique comme l’instrument autorisé de l’interprétation (article 219). Du même coup, ni l’égalité devant la loi, et en premier lieu l’égalité des sexes, ni la liberté de conscience ne trouvaient plus de fondement constitutionnel. Aussi n’est-il pas surprenant que le parlement ait pu, sur de telles bases, délibérer gravement sur le coït conjugal dans les heures suivant le décès de l’épouse ou le mariage des enfants de dix ans, dans l’indifférence au moins apparente de M. Westerwelle, qui eût sans doute été le premier à prendre les armes si de telles réformes avaient été débattues au parlement de Rhénanie du Nord et Westphalie. Pour le reste, on sait bien que, dans la pratique, ni la liberté de s’associer ou de manifester, ni la liberté d’expression, n’ont été assurées du temps des Frères, soit que les lois de l’époque de Moubarak aient été aggravées, soit que la police ait reçu, d’un gouvernement qui se flattait ouvertement de mépriser les juges, toute licence d’opérer à sa guise.
Ainsi donc, n’en déplaise à M. Westerwelle, la démocratie comme projet, et non pas seulement comme forme, avait été congédiée en Egypte par M. Morsi lui-même avant qu’il ne fut renvoyé, ce qui réduit à néant la théorie du « mauvais coup ». Les revendications des fondateurs de Tamarrod sont d’ailleurs explicites à cet égard : elles réclament, outre l’élection, le respect de ces droits sans lesquels aucune démocratie n’existe. Que M . Westerwelle, avec bien d’autres, n’en ait pas une conscience très claire ne peut avoir que deux raisons. Soit il souffre de cette inattention, de cette distraction, de cette facilité propre à tous les politiciens ordinaires. Soit, et ce serait plus grave, M. Westerwelle n’est que l’un des habitants les plus connus, les plus visibles, d’un espace occidental devenu, à force de culte de la procédure, une sorte d’empire du vide, tout occupé de la forme et s’enivrant du bruit qu’il en fait, incapable de concevoir un destin collectif et donc de juger avec pertinence les efforts des autres peuples qui cherchent la liberté dans les tourments de l’histoire.
*Photo : Al Jazeera.
Mon DVD chez les nudistes
Trop chaud pour travailler, compte à zéro, pas le courage de se baigner, trop de risques à bronzer ! Voici une sélection de cinq films en DVD pour vous sauver de la noyade. Avec eux, ni risque d’insolation, ni promiscuité sur la plage, ni même de maladies vénériennes, mais 100 % d’émotion, en canapé, à la flemmarde, tout en sirotant une anisette. Du ciné à la maison pour un été plein d’évasion.
Voyage à deux (1967)
Stanley Donen a redonné à l’automobile, son pouvoir éminemment érotique de faire et défaire les couples. Voyage à deux réunit Audrey Hepburn et Albert Finney, à plusieurs moments de leur vie, en cabriolet MG ou en Mercedes Pagode, notamment sur les routes de France. Dans cet univers clos qu’est la voiture, un homme et une femme se rencontrent, s’aiment puis se déchirent. Déjà à la fin des années 60, la « bagnole » commençait à être accusée de tous les maux de la Terre, c’était sans compter la caméra de Donen, intrusive et toujours aussi sensible. Les réalisateurs américains qui aiment la France sont nos meilleurs ambassadeurs. Donen, virtuose de la comédie musicale, adore nos chemins de campagne, il fait danser nos paysages, chanter notre désinvolture légendaire. Que nous étions attractifs en 1967 pour le reste du monde ! Et puis comment ne pas tomber sous le charme de ce couple-là ? Ils sont beaux, racés et fragiles. Finney attaque Hepburn par un indiscret « Are you virgin ? » à l’arrière d’un camion. Sur une musique d’Henry Mancini, Audrey, cheveux courts, lunettes sixties démesurément grandes, maillot de bain rayé est, sans conteste, le rêve estival de tous les français.
DVD Voyage à deux de Stanley Donen – Studio : Carlotta films
La vieille fille (1972)
Qu’est-ce qui arrive à un type qui tombe en panne en Cadillac dans le Sud de la France et qui se dirigeait vers l’Espagne ? Il rencontre une vieille fille dans un hôtel de Cassis. Jean-Pierre Blanc a formé le couple Philippe Noiret/Annie Girardot et réuni près de 1,8 million de spectateurs en 1972 dans cette récréation balnéaire douce-amère. La même année, Edouard Molinaro faisait également des deux acteurs son couple fétiche de « La Mandarine » d’après le roman de Christine de Rivoyre. Personne ne s’attendait à un tel succès. Pas une once d’action, des scènes de bronzette, de déshabillages très prudes, une salle de restaurant bondée, des vacanciers à bout de souffle mais un charme poisseux, délicieux témoignage de la France du début des années 70. Jean-Pierre Blanc travaillait dans l’organdi, Girardot irrésistible d’émotion contenue, Noiret à l’hésitation conquérante, une Marthe Keller qui n’a jamais été aussi belle et désirable et puis, un désopilant couple de mystiques déjantés (Edith Scob et Michael Lonsdale). A la fin de la décennie 70, Philippe de Broca capitalisera sur le tandem Noiret/Girardot dans un registre plus léger. La rencontre entre un commissaire de police et un professeur de grec dans « Tendre Poulet » suivi par « On a volé la cuisse de Jupiter », une autre comédie estivale de quoi (re)découvrir la Grèce autrement que par le prisme de la Troïka et se rincer l’œil en revoyant Catherine Alric vêtue d’un slip de bain blanc. Tout simplement blanc.
DVD La vieille fille de Jean-Pierre Blanc – Studio Canal
L’hôtel de la plage (1978)
« Qui n’a pas été dans un hôtel face à la mer ? Je ne voulais pas la Côte d’Azur, ce n’est pas la même atmosphère ». Michel Lang justifiait ainsi son choix de la Bretagne et de cette pension de famille où petits et grands se retrouvent chaque été. Après le succès en 1976 d’« A nous les petites anglaises » sans stars à l’affiche, le réalisateur récidive avec au programme : air iodée, bande de jeunes et amourettes de vacances. Il pose sa caméra à Locquirec, invite quelques seconds rôles flamboyants du cinéma français Daniel Ceccaldi et Guy Marchand, de jeunes actrices talentueuses Sophie Barjac et Anne Parillaud, remplit son parking de GS et R20 et pour assurer l’ambiance, fait appel à Mort Shuman, mélodiste imparable. Si vous ajoutez à ce tableau marin, un belge infidèle, des balades en solex, un gamin qui pleure sans arrêt, un mari jaloux, un prof de gym trop entreprenant, des plateaux d’huîtres, vous aurez l’image assez fidèle des classes moyennes, un été, à la fin des années 70. Dernier slow, dernier espoir, dernier baiser volé, avant la France « modernisée » de la décennie suivante.
DVD L’hôtel de la plage de Michel Lang – Studio Gaumont
Les sous-doués en vacances (1982)
Ils ont eu le bac. Tant pis pour nous. Claude Zidi n’abandonne pas une équipe qui gagne. Daniel Auteuil, alias Bebel (ça commence fort) et sa bande de bras cassés partent ensemble en vacances. L’été, on n’a pas toujours envie de voir un chef d’œuvre du septième art. Un bon nanar avec blagues teutonnes et p’tites pépées en bikini à l’affiche, ça rassure le vacancier las d’une époque qui intellectualise le moindre navet. On y retrouve même des douceurs d’enfance, le goût écœurant des chichis et le côté bien gras de l’huile solaire. Gare à l’indigestion tout de même. La recette de cette grosse tarte tropézienne est improbable. Ça dépasse l’entendement. Ces sous-doués accumulent les incohérences, les absurdités, on flirte avec les inepties de l’art contemporain. Je passe sur les potacheries, Hubert Deschamps chirurgien en proie à des problèmes de longueurs de jambes, des sosies de BB, une cantatrice, des sœurs jumelles incarnées par Grâce de Capitani sans oublier la présence à l’écran de Gérard Lenorman. Et en apothéose, bouquet final, Guy Marchand qui interprète Destinée. Du lourd , très lourd !
DVD Les sous-doués en vacances de Claude Zidi – Studio : Opening
Journal intime (1994)
Casque blanc, tee-shirt noir, lunettes Persol, Nanni Moretti sillonne une Rome déserte au guidon de sa Vespa. C’est drôle, nostalgique, émouvant, politique, méditerranéen au plus profond de son âme. Si vous ne connaissez rien de l’Italie, Journal intime en est l’expression la plus fantasmagorique. Prix de la mise en scène au Festival de Cannes en 1994, ce film est si personnel qu’il en devient universel. Découpé en trois chapitres (« Sur ma Vespa », « Les îles », « Les médecins »), on dirait un roman de Robbe-Grillet avec de la chair et du sens, Journal intime illustre merveilleusement cette pensée de Cioran : « La mélancolie rachète cet univers, et cependant c’est elle qui nous en sépare ». Ayez toujours ce DVD à portée de la main ! Au moindre coup de mou, revoir Moretti, au cœur de l’été, zigzaguant au son de « I’m your man » de Léonard Cohen et « Didi » de Khaled, c’est tellement jouissif. Indispensable pour oublier tous ces affreux qui nous entourent. Tous ces malfaisants. Et puis, la scène où Moretti apostrophe l’actrice Jennifer Beals, si, si, celle de Flashdance, est mémorable.
DVD Journal intime de Nanni Moretti – Studio Canal
Mourir à Venise, encore
Le Royaume-Uni produit des reines, du whisky et d’excellents groupes de rock. Mais pas seulement. La perfide Albion a également donné naissance à de grands compositeurs de musique classique, dont Henry Purcell, Gustav Holst et, plus près de nous, Benjamin Britten (1913-1976). Les maisons d’opéra s’aventurent rarement en dehors des répertoires lyriques italiens et allemands ; c’est un tort, car de superbes œuvres ont été écrites pour d’autres langues, dont celle de Shakespeare. Britten a laissé une douzaine d’opéras aux caractères très différents les uns des autres, allant de la farce mélancolique Albert Herring (1947), d’après Maupassant, à la fable onirique Midsummer Night’s Dream (1960) ; de la fresque historique légèrement pompeuse Gloriana (1953), composé pour le couronnement d’Elisabeth II, à Peter Grimes (1944), sombre récit de la descente aux enfers d’un marin pêcheur taciturne dont les apprentis meurent mystérieusement sur son bateau…
Après une longue gestation et d’interminables négociations sur les droits d’auteur Death in Venice, l’ultime opéra de Benjamin Britten adapté de la longue nouvelle de Thomas Mann, voit le jour en 1973. Un temps contrarié par la sortie, deux ans auparavant, de l’épaisse version cinématographique de Luchino Visconti et par la maladie qui emportera bientôt le compositeur, le projet a abouti au prix d’efforts considérables. Britten est tout de même venu à bout de cette longue partition (environ deux heures quarante) pleine d’inventivité, aux mélodies entêtantes et aux atmosphères tour à tour méditatives et oppressantes, qui récapitule beaucoup de thèmes présents dans le reste de son œuvre : la mer, l’obsession de l’innocence, la sexualité contrariée, l’exploration de l’espace entre le rêve et la réalité, etc. La première a lieu lors du festival d’Aldeburgh (fondé par Britten) avec dans le rôle-titre d’Aschenbach le ténor Peter Pears, compagnon du compositeur.
Pourquoi Venise ? Demandez à Wagner, qui y trouva la mort, ou à Nietzsche, qui y trouva la folie ![access capability= »lire_inedits »] La Sérénissime, paradis sur terre et cité menacée à chaque instant d’engloutissement, traversée par un sirocco continu déplaçant les effluves nauséabondes de l’eau stagnante… Cité des doges sublime, regorgeant de joyaux esthétiques, et son cimetière marin… Le vieil Aschenbach, écrivain allemand établi, cherche à se dépayser sur la côte adriatique et son périple le mène irrémédiablement à Venise. L’innocence et la beauté juvénile d’un adolescent polonais croisé dans le hall de son hôtel le projettent dans des abymes de mélancolie, mêlant trouble et introspection douloureuse sur sa jeunesse à jamais perdue. Le livret de l’opéra de Britten est très fidèle à la nouvelle de Mann ; après maintes déambulations sur les canaux et la plage, à la recherche de la jeunesse de Tadzio, le respectable homme de lettres est emporté par le choléra.
Pour les quarante ans de la création de Death in Venice, sort en DVD un remarquable long-métrage tourné en 1980 par le cinéaste Tony Palmer, jusqu’alors inédit, adapté de l’œuvre de Britten. Ni simple captation scénique de l’opéra, ni variation cinématographique lointainement « inspirée » de l’œuvre initiale, ce film met en scène (dans les somptueux décors naturels d’Aldeburgh, Suffolk, et Venise) la plupart des interprètes qui ont créé l’œuvre en 1973 – à l’exception de Peter Pears, trop âgé, remplacé ici par le ténor canadien Robert Gard.
Malgré un budget réduit (100 000 livres), ce film, original par son parti-pris de réalisme absolu et son choix de faire jouer les chanteurs et chanteuses lyriques dans les lieux mêmes où se passe l’action, réussit le pari d’être fidèle à l’esprit du dernier opéra de Britten et même mieux : suggestif. Les sobres images de Tony Palmer, tournées en 16 mm (et offrant un « grain » délicieux que l’on ne voit guère plus que dans les archives du temps jadis), ne font pas de Venise une « carte postale » touristique, mais le tableau tout à la fois majestueux et angoissant d’une ville où l’on vient se perdre pour être venu s’y retrouver.[/access]
Death in Venice, The opera by Benjamin Britten, Tony Palmer (Gonzo Multimedia).

