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Décroissants au petit-déjeuner


Décroissants au petit-déjeuner

notre dame des landes aeroport

Accroupie dans son champ, Chloé cloue ensemble quatre montants d’armoire posés horizontalement. « – Tu fais quoi, là ? – Un parc pour mon canard. Ça se voit pas ? – Beuh… »
La parcelle des Cent-Noms a des airs agréables de locus amoenu[1. Dans l’élégie latine, notamment chez Horace, désigne le lieu bucolique et quasiment introuvable où le poète aime à se délasser.], comme disent les khâgneux, sous le soleil qui, timidement, inonde cette fin d’après-midi. Dans le pré un peu cahoteux, les tuteurs s’élèvent qui soutiennent de jeunes pousses éparses. Sa quinzaine d’habitants, qui y pratiquent la permaculture, est fière de ses trois moutons et quelques lapins. Dans la cabane à gauche, cuisine et salle à manger ouvertes aux quatre vents, ça discute sec. Ça bédosse[2. De bedo, verlan de daube : fumer un joint.]grave aussi, et ça picole sévère, selon toute apparence. Au milieu de caricatures d’extrême-gauche, pantalons de treillis, dreadlocks et piercings, quelques visages éclairés, du type normal, sérieux et néanmoins sympathiques. Habitants de la ZAD relativement anciens, les « Cent-Noms » sont installés sur ce champ depuis trois mois, à l’hiver finissant. À cent mètres de la route principale, on ne peut pas les rater. Ils ont l’air paisible des experts qui savent où ils vont : parmi eux, un ingénieur agronome, des étudiants en rupture de ban, des travailleurs qui ont tout laissé pour construire ici leur utopie. On les croit. Dans un an, ils vendront sans doute leur production au marché. Il y a un puits au bout de ce champ qu’ils se sont réapproprié sans états d’âme puisqu’il n’appartient plus à personne. Ah si, en fait, à Vinci, le maître d’œuvre de l’aéroport-arlésienne de Notre-Dame des Landes.
Pas farouche, la Chloé nous fait visiter sa yourte en jonc ou en roseau, on ne sait plus, « facilement démontable et transportable ». Comment y dorment-ils, si nombreux ? En tas ? En chien de fusil ? À trois par sac de couchage ? « – On se démerde. Mais dans peu de temps, nous aurons une vraie maison… »
Manquerait plus que le chien et la balançoire pour les enfants… Enfin, tout cela a l’air très organisé. Ces accueillants camarades sortent le jus de raisin de leur réfrigérateur autonome enterré, font les honneurs de leur panneau solaire – « un des seuls de la ZAD » − et tendent une carte de la zone, manière « Île au trésor ».
La ZAD. « Zone à défendre ». Qu’est-ce que je fous là, dans ce frais bocage ? [access capability= »lire_inedits »] Moi, le « catho-fils-de-militaire-de-famille-nombreuse » tel que me réifie la rédactrice en chef de Causeur − son nom soit béni −, flanqué d’un compagnon exclu il y a quelques années d’un groupuscule de gauche pour déviationnisme royaliste ? Il faudra bien, un jour lointain, refaire l’histoire de cette année où un projet de bétonnage et une loi sur le mariage auront mis la moitié de la France dehors, et en hiver en plus. Si je suis à Notre-Dame des Landes, c’est la faute à Hollande. Si je me retrouve dans les bois, c’est la faute à Leroy[3. Responsable des pages Culture de Causeur, Jérôme Leroy est un journaliste marxiste-léniniste de tendance stal, et un romancier antimoderne d’obédience orwellienne. Fidèle à son orthodoxie politique, il demeure persuadé contre toute évidence que seule la gauche est révolutionnaire et à ce titre dénie au mouvement de la « Manif pour tous », notamment à ces résistants non-violents que sont les Veilleurs, toute représentativité populaire.]. « – Pas cap’, toi et tes petits veilleurs, de faire la révolution comme les zadistes. » Cap’. En tout cas, d’aller voir à quoi ça ressemble, une révolution dans les bois.
Covoituré par un jeune représentant en sèche-cheveux, très fier de son voyage d’un an en Australie avec sa copine, et jeté dans cette campagne dont la boue finit de fumer au soleil, me voilà à pied d’œuvre. Ce qui frappe d’emblée c’est le mélange d’état de siège dont témoignent les miradors branlants qui gardent la route, les chicanes de vieux pneus agrémentées de caisses de bières vides, projectiles idoines en cas d’attaque flicarde, et l’ambiance Tom Sawyer des cabanes perchées à 20 mètres de haut dans les arbres. Entre les haies serpentent de rares chouans mode hippie à bicyclette, ralliant ces étranges hameaux, faits qui de caravanes, qui de masures de torchis, nés du dernier automne. Sous un auvent, après quelques kilomètres de route, le bar de fortune de La Gourbie est désert comme un oued asséché. Pas loin, des travailleurs taciturnes posent le plancher d’un nouveau baraquement. Au « point info », nulle âme qui vive non plus. C’est le Puy du Fou pendant une grève de la CGT. Soudain, au détour d’un chemin, de joyeux drilles, 20 ans à peine, vautrés dans l’herbe ou sur des canapés criards, descendent force « 8-6 »[4. La « 8-6 » de Bavaria est la bière douée du meilleur rapport alcool-prix et à ce titre la boisson favorite des skins, punks, clodos et autres ivrognes désargentés.]et nous hèlent. Les chiens, sans doute aussi nombreux que les habitants, jappent et se mordillent le derrière. Le boute-en-train de la bande, c’est Raton. Son bonnet à deux oreilles mignonnes n’est pas étranger à cet éminent patronyme. Délié par l’alcool, il est intarissable : il est arrivé de Fourmies, dans le Nord, il y a quelques mois ; tout le monde le connaît ici, Raton ; ç’a été dur contre les flics, tenir les barricades, reconstruire les cabanes ; ç’a été dur la boue cet hiver, elle était tellement haute qu’ils ne pouvaient plus circuler d’un hameau à l’autre ; un panneau cocasse en témoigne: « Ici vit un peuple de boue ». Formidable. Et sinon ? Il est de gauche, très de gauche. Pas hésité un instant à fausser compagnie à sa famille pour rallier les camarades. Cet été, ils descendront à vélo jusqu’en Espagne, jusqu’au Maroc pour y enterrer leur vieille chienne qui tient à peine sur ses jambes. Faut bien s’occuper, se trouver des buts communs, maintenant qu’il n’y a plus les condés.
Plus loin, c’est la Chat-Teigne, lieu indispensable et méprisé du camp : où logent les hôtes de passage, pauvres mecs dans notre genre, collectifs venus de toute la France pour un bref séjour. Raton, qui aime la ZAD comme sa mère, confie pourtant, entre deux hoquets, qu’il y a peu avait débarqué un collectif de féministes hystériques qui refusaient qu’on les aidât à cuisiner, puis refusaient de partager leur repas au motif qu’elles seules l’avaient préparé. Sale ambiance. Ç’avait failli péter. Peur sur la ZAD. La Chat-Teigne, royaume de la gadoue, ne s’atteint qu’en suivant des chemins de pilotis. Cuisine collective, douches écolo supérieurement confort, et cabanes rustiques pour la nuit. Une semaine avant, dans les matelas, il y avait la gale. Mais juré, ç’a été décontaminé. Avertissement sur la porte : « Les propos racistes, sexistes, homophobes et transphobes ne sont pas les bienvenus ». De certaine connerie, on ne se décontamine jamais. J’hésite à rajouter les lesbophobes et biphobes étourdiment oubliés.
Deux Belges paternes à la face plate errent à la vitesse de la larve. On leur donne du saucisson, même si leur végétarisme leur fait marquer un temps d’hésitation. Une mignonne mulâtre cherche le quatrième de ses chiots qui s’est fait la malle. Tout le monde est venu en stop, a pécho du trop bon son dans un concert ici, a pieuté dans un squat là, tout le monde est cool, c’est les grandes éternelles vacances, c’est le RSA, c’est une maison bleue et c’est le soir qui étend sur la terre son grand manteau de velours. L’aéroport ? Jamais entendu parler.
Au petit matin gris, on s’interroge tout de même sur la colonie de fourmis autogérées qui a construit tout ça. C’est étonnant, c’est écolo, ultra-intelligent, sur-organisé, ça marche. C’est l’anarchie dans les bois, le bocage à la nage : on croyait entrer dans une théorie marxiste-révolutionnaire de Jérôme Leroy, on se retrouve dans un roman d’Olivier Maulin[5. Olivier Maulin, auteur de sept romans dont le récent Bocage à la nage, fortement recommandé, est l’inventeur d’un genre littéraire nouveau, la farce paléolithique.]. Les crapauds traversent benoîtement la route, les paysans sortent le tracteur, les arbres frémissent dans un petit vent d’ouest et on se dit qu’il se pourrait que, parfois, la vie soit douce.[/access]

*Photo: Pétition photo contre l’aéroport de NDDL

Juin 2013 #3

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste et essayiste.

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