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L’autre exception française

pcf famille mariage

On a beaucoup glosé sur la spécificité française révélée par l’ampleur de la mobilisation populaire contre la loi Taubira. Pourquoi ce texte a-t-il suscité une telle émotion dans une large partie de l’opinion hexagonale et ultramarine alors que des lois similaires étaient passées comme lettres à la poste dans des pays aussi culturellement divers que la Grande-Bretagne, l’Espagne ou le Brésil ? Si l’on pouvait, à la rigueur, expliquer l’assentiment aux unions homosexuelles de l’Angleterre et de douze États américains par l’individualisme anglo-saxon,   cela ne vaut ni pour l’Espagne ni pour le Brésil, pays de culture catholique où, traditionnellement, les droits de la famille priment sur ceux des individus. Faut-il alors accepter l’interprétation proposée par quelques penseurs de la gauche élitaire, style Terra Nova, qui prétendent que cette glorification de la famille old style, hétérosexuelle et patriarcale, traduit la « droitisation » de la société française, voire un retour du refoulé vichyste ? On nous permettra de trouver un peu courte cette explication, qui suppose que la « valeur famille », sanctionnée par le mariage civil et républicain, soit un marqueur de la droite, alors que sa supposée dénaturation au nom de l’extension sans limite des droits de l’individu appartiendrait à l’ADN de la gauche.
C’est faire bon marché d’une réalité pourtant aveuglante : la conversion de la minorité homosexuelle au mariage bourgeois et au désir fou de normalisation d’une différence radicale constitue une victoire totale de l’idéologie « familialiste » sur celle des « libéraux-libertaires ». Les pionniers de la lutte pour les droits des homosexuels, dont les survivants sont, hélas, peu nombreux, tant ils ont été décimés par le sida, ont dû s’agiter frénétiquement dans leur tombe en entendant leurs héritiers revendiquer leur droit de jouer, comme tout le monde, à « papa, maman, les gosses, le chien et le pavillon de banlieue ». Qu’auraient pensé les Guy Hocquenghem, Michel Foucault, Jean Genet, Gilles Deleuze, Félix Guattari[1. Deleuze et Guattari n’étaient pas homosexuels, mais le mouvement gay s’est longtemps appuyé sur leur théorie avant de se passionner pour les gender studies d’outre-Atlantique.] de cette exigence des LGBT du droit à « faire famille » ?[access capability= »lire_inedits »] Ils s’en seraient sans doute gaussés, avec le talent et la fougue qu’on leur connaissait ; ou peut-être se seraient-ils murés dans un silence réprobateur, comme les actuels dépositaires de leur mémoire…
À gauche et à l’extrême gauche, l’affrontement entre les soutiens et les contempteurs de la famille ne date pas d’aujourd’hui : il remonte, au moins, aux polémiques qui ont opposé Lénine à Alexandra Kollontaï et Rosa Luxemburg, le premier défendant une conception moraliste et traditionnelle du couple et de la famille, alors que les secondes militaient, en théorie comme en action, pour la liberté sexuelle et la destruction des liens familiaux, considérés comme un héritage bourgeois et réactionnaire. Plus près de nous, dans les années 50 du siècle dernier, Jeannette Vermeersch, épouse de Maurice Thorez, s’est opposée  violemment à Simone de Beauvoir au moment de la publication du Deuxième Sexe. Contrairement aux apparences, c’est la stalinienne Jeannette Vermeersch qui l’a emporté sur la compagne de Jean-Paul Sartre, même si cette dernière reste une icône mondiale des féministes. En 1972, le philosophe Gilles Deleuze, principal pourfendeur moderne du « familialisme », et Félix Guattari publiaient L’Anti-Œdipe, dans lequel ils désignaient la psychanalyse, et particulièrement sa version lacanienne, comme le dernier avatar de l’oppression familialiste. En 1980, Deleuze constatait, amer, l’échec de cette tentative de purger la société de cette structure, lieu privilégié, selon lui, des « micro-fascismes » : « Anti-Œdipe est paru juste après 68 : c’était une époque de bouillonnement, de recherche. Aujourd’hui il y a une très forte réaction. C’est toute une économie du livre, une nouvelle politique, qui impose le conformisme actuel. […] Et puis, une masse de romans redécouvrent le thème familial le plus plat, et développent à l’infini tout un papa-maman. […] C’est vraiment l’année du patrimoine, à cet égard L’Anti-Œdipe a été un échec complet. »
Un an plus tard, l’arrivée de François Mitterrand à la présidence de la République consacrait le triomphe de la gauche familialiste. Mitterrand éprouvait à l’égard de la famille les mêmes sentiments que François Mauriac envers l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale : un amour si grand qu’il ne voyait que des avantages à en avoir deux… Le premier président de gauche de la Ve République n’hésitait pas, cependant, à convoquer dans son bureau des journalistes accrédités à l’Élysée pour les sermonner vertement s’ils avaient eu la mauvaise idée de divorcer. De plus, il mena tout au long de son mandat, une politique résolument favorable à une conception traditionnelle de la famille à la française, ne touchant pas aux avantages fiscaux et aux prestations sociales dont elle bénéficiait, même si ces derniers étaient accordés de manière indifférenciée aux riches comme aux pauvres. Il s’opposa même aux mesures symboliques de « modernisation », comme la possibilité de transmettre aux enfants, au choix, le nom du père ou celui de la mère, ou les deux accolés. Cette mesure, défendue avec fougue par Ségolène Royal, alors conseillère de Mitterrand pour les affaires sociales et familiales, dut attendre l’élection de Jacques Chirac et d’une majorité de droite – qui l’adopta en 2003.
Cette résilience de la famille française face à tous ceux qui projetaient de la déconstruire, au profit de l’individu ou d’une utopie collectiviste, constitue bien une exception culturelle au sein du monde occidental. La famille remplit à l’échelle microsociale la même fonction que la nation au niveau macrosocial : elle constitue un espace de solidarité naturelle. Cela explique que notre natalité soit supérieure à celle des pays voisins, et que la famille joue un rôle d’amortisseur des crises économiques. Le « syndrome Tanguy », qui pousse les enfants à s’incruster au domicile parental jusqu’à un âge avancé, serait, par exemple, impensable en Allemagne. Quand ses bambins l’ont obligée à rester au foyer durant de longues années, faute de crèches, d’écoles maternelles ou de cantines scolaires, la femme allemande s’estime libérée de toute obligation à leur égard lorsqu’ils ont atteint l’âge adulte, quitte à déposer leurs affaires sur le palier s’ils refusent de voler de leurs propres ailes. Quant au communautarisme à l’anglo-saxonne, qu’il soit fondé sur l’appartenance de classe, l’origine ou l’orientation sexuelle, il assure la prise en charge des plus faibles hors de la famille. En conséquence, dans ce modèle, les politiques publiques s’adressent aux individus ou aux communautés, mais font l’impasse sur la famille.
La famille à la française résiste d’autant mieux à ceux qui veulent l’abolir qu’elle s’inscrit dans notre patrimoine culturel. De la tragédie racinienne, œdipienne (forcément œdipienne), aux sagas familiales de Balzac et Zola, la « grande littérature » française est familialiste comme pas deux, alors que l’Allemagne a une prédilection pour le « roman de formation » et le monde anglo-saxon pour les drames de l’émancipation individuelle. Une exception confirme la règle : Gustave Flaubert, dont il n’est pas fortuit que Sartre, autre « antifamilialiste » notoire, se soit fait le biographe.
Dans ces conditions, si l’on excepte quelques adeptes de l’individu-roi, qui considèrent l’extension indéfinie des droits comme la définition même du progrès, la controverse à laquelle on a assisté ne saurait être analysée comme un affrontement entre défenseurs et ennemis de la famille. Pour la gauche, le (grotesque) mimétisme familialiste des homosexuels ne la met nullement en danger, alors que la droite s’inquiète, à tort, de sa fragilité. Au lieu de se regarder en chiens de faïence ou de s’invectiver, partisans et adversaires du mariage gay auraient pu s’accorder sur le même mot d’ordre : familles, je vous aime ![/access]

*Photo : affiche du PCF.

Mariage pour tous : pas de pitié pour les décroissants !

Branle-bas de combat : « Anti mariage gay : au secours, ils reviennent », s’affolait Libé samedi. Le quotidien de la gauche bourgeoise et citadine panique-t-il à l’aurore du tour de France des « Veilleurs » ? Ces opposants ultrapacifiques à la loi Taubira ont démarré ce week-end un parcours initiatique qui les mènera à la rencontre du pays réel de Rochefort à Paris, avec un petit crochet par… Notre-Dame des Landes. Gaultier, la cheville ouvrière de ces lecteurs de Péguy, Weil ou Bernanos, explique avoir « l’intuition que les problèmes sociaux, économiques, écologiques et sociétaux sont liés, et qu’il est bon de dialoguer loin des vieux clivages idéologiques » (Le Figaro). Depuis l’hiver, quelques mauvaises langues murmuraient déjà que l’invraisemblable concentration de CRS aux abords des Manifs pour Tous avait desserré l’étau policier autour du bocage nantais. Les Veilleurs entendent-ils transformer une alliance objective en franche camaraderie ? Faut-il y voir l’indice d’une convergence des luttes, voire les prémisses d’un front uni contre la modernité foudroyante ? Minute les aminches, entre les défenseurs de l’ordre familial et les chasseurs de mystérieux fantômes homophobes ou transphobes (deux tristes espèces heureusement en voie de disparition…), la jonction n’est certainement pas pour demain. Songez qu’il y a encore quelques jours, afin de s’opposer à la construction du second aéroport nantais, des milliers de fêtards affluaient pour participer à une grande kermesse musicale aux sons de Tryo, Sanseverino et d’autres artistes dont la conscience écolo se borne à la promotion des drogues dites douces.
Que les tenants d’une décroissance intégrale se rassurent néanmoins : dans le grand affrontement entre l’homme et la technique, certains écologistes intégraux ne se résignent pas à la victoire du désir illimité au nom du combat contre les (introuvables) forces de la Réaction. Ainsi, Thierry Jaccaud, rédacteur en chef de L’Écologiste, a pris courageusement position contre le mariage et l’adoption plénière pour tous, synonymes de père et de mère à la carte (mais qu’on nous pardonne cet archaïsme crypto-fasciste, sans doute devrions-nous parler de « parent 1 » et « parent 2 », selon la terminologie légale aussi savoureuse que du crabe en boîte). « Le cas général de la filiation serait alors une filiation choisie et non plus une filiation biologique », argue Jaccaud,  qui y perçoit un « mensonge anthropologique officiel incroyable dont on imagine aisément les ravages sur les enfants » puisque les notions de père et de mère biologiques disparaîtront bientôt des programmes scolaires.
Quelque part entre la tournée des Veilleurs et Notre-Dame des Landes,  des esprits avancés ont compris que l’obsolescence de la famille biologique annonçait celle de l’homme. N’est-ce pas là le seul véritable humanisme qui vaille ?

Louer ses seins pour allaitement est illégal et dangereux

valerie boyer allaitement

Propos recueillis par Gil Mihaely et Daoud Boughezala

Sur un site français de petites annonces, on peut lire la proposition suivante : « Jeune maman de 29 ans loue seins pour allaitement de nourrissons ». Vous trouvez cette petite annonce choquante, pourquoi ?
C’est à la fois illégal et dangereux pour des raisons évidentes de sécurité sanitaire. Je rappelle que l’article L2323-1 du Code de la santé publique dispose que seuls les lactariums sont autorisés à stocker et distribuer du lait maternel et que cette activité est à but non lucratif.
Il en va du lait maternel comme du sang, du patrimoine génétique, c’est anonyme et gratuit, et destiné aux personnes malades ou stériles. C’est l’expression de la solidarité nationale et de la protection des personnes.

Pourtant, il y a en France une très longue tradition de nourrices – bretonnes et bourguignonnes – qui allaitaient les enfants des familles aisées de la région parisienne moyennant finance. Pourquoi ce qui était acceptable il y a cent ans ne le serait-il plus ?
Ce n’est pas parce que cela se faisait avant qu’il est nécessaire de le reproduire et a fortiori de le promouvoir aujourd’hui. Cela se déroulait dans un contexte différent, où les relations humaines étaient différentes également.
Il y a eu un changement de paradigme ; la personne humaine n’est plus caractérisée parce ce qu’elle a, mais par ce qu’elle est. Cette réflexion philosophique fondamentale que l’on doit à Kant ou encore à la théorie personnaliste a été consacrée, après les atrocités de la seconde guerre mondiale qui ont révélé la nécessité de poser des garde-fous pour protéger cette nouvelle conception de la personne humaine, dans tous les textes internationaux et dans notre droit positif. Elle est devenue le fondement de notre société ; l’abolition de la peine de mort, les droits des femmes, tout ce qui caractérise l’environnement juridique dans lequel nous évoluons découle de ce principe éthique essentiel.

Certaines mères ont le sentiment que la société leur met une pression croissante pour allaiter leur bébé le plus longtemps possible. N’est-ce pas là un recul dans l’émancipation de la femme ?
L’allaitement a des vertus indéniables. L’Organisation mondiale de la santé préconise de favoriser l’allaitement maternel pour différentes raisons, outre le développement du lien mère-enfant, il semblerait que l’allaitement ait des vertus dans la lutte contre le cancer du sein et contre l’obésité. Ce moyen d’alimenter l’enfant est également efficace pour le préserver des infections et présente un avantage économique non négligeable.
Mais ce choix relève de l’intime, c’est à la mère d’apprécier ce qu’elle souhaite faire et ce qu’il est possible de faire pour elle car l’allaitement n’est pas toujours aisé pour les femmes qui travaillent. L’enjeu du point de vue des politiques publiques, c’est de créer les conditions pour les mères d’un véritable choix en insistant sur une meilleure formation des assistants maternels sur les bienfaits de cet allaitement et la possibilité pour les enfants d’être nourris au lait maternel au sein des établissements, en développant l’information des salariées partant en congé de maternité sur les dispositions législatives, réglementaires et conventionnelles relatives à l’allaitement maternel.
Avoir les conditions d’un véritable choix, c’est tout le contraire d’un recul dans l’émancipation de la femme. J’ai d’ailleurs fait plusieurs propositions législatives dans ce sens.

Rapprochez-vous la « location de seins » de la prostitution et de la Gestation Pour Autrui, que soutenait Nadine Morano lorsqu’elle était ministre de la famille ?
Toutes ces pratiques – commercialiser son corps ou les produits de son corps – relèvent du même phénomène de marchandisation.

 

*Photo : missmareck.

Juste mais sévère

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philippe bilger france

« Le bonheur est un festin de miettes »,  disait Jacques Faizant. En ce cas, le dernier livre de Philippe Bilger, La France en miettes, annonce une excellente nouvelle… Las, si le mot profond du caricaturiste gaulliste est très juste pour ce qui touche à la vie, concernant la politique, c’est une tout autre histoire – plutôt triste en l’occurrence.
La France en miettes est d’abord le récit d’un espoir qui se transforme en déception, et même en colère. En 2007, Philippe Bilger souhaitait, comme la majorité des Français,  la victoire de Nicolas Sarkozy. Or, à peine élu, le nouveau président cumule faux pas, gaffes et impairs.  C’est d’abord l’homme qui est jugé sans ménagement, et peut-être avec une sévérité excessive, par l’ancien avocat général : « Agité », « excité »« impulsif » et « vulgaire », Philippe Bilger le trouve indigne d’être président de la République. Quant à son action, l’auteur la qualifie purement et simplement de « massacre » auquel aucun domaine, à commencer par la Justice, particulièrement chère à l’auteur, n’a échappé.
On peut comprendre aisément pourquoi Philippe Bilger a accueilli l’élection de François Hollande sinon avec enthousiasme, au moins avec grand soulagement.[access capability= »lire_inedits »] Pour autant, il n’est pas certain que le livre soit le cadeau d’anniversaire dont rêvait le « président normal ». Malgré son affection assumée pour l’homme, Philippe Bilger est plus que dubitatif face à l’homme d’État. Quant à la gauche, à l’exception de quelques personnalités, elle n’est pas au rendez-vous de la crise. Ni de l’Histoire.
Bilger, cependant, se refuse à jouer les médecins légistes. Il préfère le rôle de l’urgentiste qui recherche le moindre signe de vie chez son patient plutôt que constater sa mort.  Et pourtant, au fur et à mesure de la lecture, on est envahi par une profonde inquiétude pour la République, dont l’idée même semble être devenue caduque.
Obsédée par Nicolas Sarkozy, l’UMP est incapable de procéder à l’inventaire du quinquennat 2007-2012, étape pourtant indispensable pour une reconquête du pouvoir. Et si quelques talents, comme Bruno Le Maire, séduisent le chroniqueur de cette dérive d’État, le duel mortifère Copé-Fillon ne lui laisse que peu d’espoir pour cette droite-là. Quant au Front national, Bilger ne fait pas dans l’indignation morale : il estime que sa présidente n’est pas prête, loin s’en faut, à exercer la charge qu’elle brigue.
En somme, la gauche et la droite déçoivent, et les grands hommes, on le sait, font cruellement défaut. Autant dire que le tableau n’est guère réjouissant. La France est en miettes. Et le plus grave est que « nous n’avons même plus envie d’en rassembler les morceaux ».[/access]

Philippe Bilger, La France en miettes, Fayard, 2013.

Camus : peste soit des coups de pub

À quelques encablures à peine du chassé-croisé-des-juilletistes-et-des-aoûtiens (évènement si colossal qu’il donne lieu chaque année sur les chaînes d’info continue à des duplex passionnants depuis des péages d’autoroutes), et alors que la marée de l’actualité est désespérément basse (malgré quelques squales…), une information a connu un certain succès. On a retrouvé une lettre qu’Albert Camus a adressée à Jean-Paul Sartre ! L’écrivain engagé écrit notamment au philosophe engagé : « Mon cher Sartre (…) je vous souhaite ainsi qu’au Castor de beaucoup travailler (…) Faites-moi signe à votre retour et nous passerons une soirée dégagée« . Un courrier sans aucun intérêt, qui ne révèle rien d’autre qu’une relation d’amitié littéraire entre les deux hommes, ce qui était connu. Autant que leurs brouilles légendaires, jusqu’à la rupture définitive lorsque Camus publia L’homme révolté, développant une critique des Etats totalitaires en général et de l’URSS en particulier. Un non-événement, donc, qui a pourtant eu les honneurs de reprises enthousiastes dans la plupart des plus grands médias. Un non-événement, qui ressemble fort à un simple coup de pub fatigant pour une exposition à venir au sujet de l’auteur de L’Etranger.

La nuit dernière, dans un rêve (mon imaginaire me joue des tours), j’ai vu cette dépêche fatalement fictive, qui nous emmènerait encore plus loin sur le chemin du fétichisme et du rien camusien… Nous la suggérons aux organisateurs de cette exposition, pour une seconde vague d’emballement médiatique.

©AFP Général – Vendredi  9 Août 2013 – 07:59 – Heure Paris

Découverte d’un ticket de métro et d’une liste de courses ayant appartenu à Albert Camus

PARIS (France), 09 août 2013 (AFP) – Une liste de courses ainsi qu’un ticket de métro ayant appartenu à Albert Camus ont été retrouvés dans les poches d’un pantalon de tweed marron que l’écrivain avait confié à la blanchisserie « Sans tâche », à côté du Café des sports de Lourmarin, et qui vient d’être miraculeusement exhumé par le nouveau propriétaire. « C’est une découverte capitale » a commenté un éminent spécialiste du philosophe, qui a préféré toutefois rester anonyme. On découvre sur cette liste de courses qu’Albert Camus mangeait du pied de porc, et appréciait le bouillon de poule. La mention raticide pourrait laisser penser que l’écrivain travaillait à ce moment-là sur le manuscrit de La Peste.

Par ailleurs, un ticket de métro parisien pour un trajet en 1ère classe a également été trouvé. Il a été confié à l’Université de Chicago (qui dispose d’un département spécialisé dans l’étude des tickets de métro de 1ère classe) pour analyse approfondie.

Ce ticket de métro et cette liste de courses seront présentés, parmi d’autres trésors inestimables, dans le cadre de l’exposition « Camus de Tipasa à Lourmarin », organisée du 3 au 8 septembre à Lourmarin pour le centenaire de la naissance de l’écrivain philosophe.

Tous droits réservés : ©AFP Général

Dans L’écume des jours, Boris Vian se moquait amicalement de la folie d’un de ses personnages qui collectionnait les vieux habits portés par son idole, un écrivain nommé Jean-Sol Partre (le clin d’œil à l’agité du bocal de Saint-Germain des Prés ne vous aura pas échappé). On a hâte d’observer le nouveau fétichisme camusien prendre son envol…

L’axe de la vie est avant tout sexuel

james salter vie

Les éditions de l’Olivier rééditent deux des meilleurs livres de James Salter, en attendant la sortie d’un inédit cet automne. Pilote de chasse en Corée, écrivain hors pair, amateur de femmes… Sa prose est aussi fine, précise, tranchante que le fuselage d’un jet, des reflets d’acier. Un timbre prenant, chaque phrase qui porte. Un écrivain pour écrivain? A n’en point douter, même si Salter hait qu’on le désigne comme tel. Le New York Times dit de lui qu’il est l’auteur le plus sous-estimé de sa génération. Notre échange de propos (voici déjà une dizaine d’années) a eu pour cadre exquis le plus fameux restaurant littéraire newyorkais, l’Algonquin, où Salter tenait à ce que nous nous rencontrions. En tout, l’élégance et la classe !

Jean-François Duval : Pilote de guerre à bord des premiers jets F-86, vous avez  combattu en Corée les Mig-15 soviétiques, entre 1950 et 1953. Quelles impressions gardez-vous de cette époque ?
James Salter : Un grand frisson. Je n’avais pas fait la grande guerre, nous arrivions trop tard, mes camarades et moi. En revanche, de 1950 à 1953, nous avons eu la guerre de Corée. A bord de nos F-86, nous affrontions les Mig-15 soviétiques. C’était quelque chose d’extrêmement intense. Un jeu à la vie à la mort entre soi et un autre pilote, dont on ne sait absolument rien. Vous volez dans l’immensité du ciel, et tout à coup vous apercevez l’ennemi : juste un petit scintillement dans un coin d’azur. Et votre cœur commence à battre plus fort, l’adrénaline monte: ce scintillement, est-ce le seul ennemi? Y en a-t-il d’autres? Où sont-ils?  Ils peuvent surgir de n’importe où ! En cinq secondes, un ciel jusqu’alors vide autour de vous s’emplit d’avions. Chaque Mig que nous abattions nous valait une petite étoile rouge peinte sous le cockpit… A partir de cinq, vous étiez considéré comme un as.

Encore à l’entraînement, lors de votre tout premier vol en jet, vous coupez le moteur en plein ciel. Curieuse idée…
Oui, mais c’est que ces jets – les premiers à être engagés dans des combats – étaient des machines fabuleuses auprès desquelles une Maserati fait figure de jouet d’enfant. Un seul problème: il arrivait qu’en plein vol les moteurs s’éteignent… Les faire repartir impliquait qu’on suive toute une procédure… J’étais nouveau, je voulais être certain de pouvoir maîtriser la situation si elle devait se produire. Je l’ai donc provoquée. C’était un acte de pure maîtrise, vous comprenez ?

Un jeu dangereux pour éviter un plus grand danger? La valeur de la vie, c’est savoir qu’elle n’en a pas, écrivez-vous quelque part…
Karen Blixen, l’auteur de La Ferme africaine, l’a écrit bien avant moi… C’est un paradoxe facile à comprendre: si la vie prend quelque valeur, c’est à cette condition qu’on ne tienne pas tant à elle qu’on s’empêche de vivre. Ce n’est qu’en acceptant les risques, les dangers qu’elle contient qu’on peut en éprouver la vraie profondeur.

Votre second livre, Cassada, paru en 1961, dépeint les difficultés d’un jeune pilote à s’intégrer dans une escadrille. Ça a été le cas pour vous?
Non, mais dans tout groupe, vous avez les excellents, les bons, les moyens, les pas très bons, les nuls. Et la question qu’on se pose toujours, c’est : où est ma place à moi? Qu’est-ce que je vaux? Ça dépend aussi du regard que les autres jettent sur vous: me respectent-ils, suis-je assez bon pour être l’un d’entre eux ? Quand vous rejoignez une escadrille, personne ne vous connaît : c’est à vous d’établir votre propre réputation, de montrer votre valeur, d’assumer les conflits… C’est la même chose dans la vie en général, mais là, c’est immédiatement manifeste. Moi, je n’étais pas un « je m’en-fichiste », ça non! j’étais un officier très réglo, very regular : je suis ennemi du chaos, vous savez. Le jeune pilote de mon livre ne l’est pas tout à fait : il a en lui la volonté de se tenir un peu à part, de la fierté, de l’ambition, le désir d’aller au-delà des autres…

C’est le propre de la jeunesse…
Être jeune, je me dis souvent que c’est comme être à la proue d’un vaisseau. Et cette proue, c’est le présent.Vous connaissez cette impression ? On se sent vivre formidablement comme si l’on avait toute l’immensité du ciel, de l’océan, un immense avenir devant soi. Et puis les années passent … C’est comme si l’on était monté sur le haut d’une dunette: on voit beaucoup plus loin derrière soi, et en avant de soi. On découvre tout un passé qu’on laisse dans son sillage, englouti pour une bonne part. Voilà. Dans tout ce que j’écris, j’essaie de faire sentir ça. Que ce qui existe pour nous en cet instant n’existera pas toujours. L’écriture permet d’autant mieux de ressaisir ces choses précieuses que ce sont elles dont on se souvient: elles nous disent ce qui a vraiment importé dans notre vie.

Le travail de la mémoire, comme chez Proust ?
Ah, ne mélangez pas tout ! (Rires) Je ne joue vraiment pas dans la  même catégorie que Proust.

Votre tout premier livre, The Hunters, dont on tirera Flamme sur l’Asie, un film avec Robert Mitchum, vous l’écrivez la nuit, en cachette, à l’insu de vos camarades pilotes.
C’est qu’on n’est pas vraiment à l’armée pour écrire des livres ! J’étais commandant, j’avais une place à tenir dans l’escadrille. De plus, j’ignorais complètement si j’étais capable d’écrire. Donc, je n’avais pas du tout envie que cela se sache. Quand la publication de ce premier livre en 1956 m’a donné la certitude que je pouvais écrire, j’ai quitté l’armée.

Comme dans l’histoire du moteur coupé, vous aviez besoin de certitude. Mais le goût de l’écriture…
Je l’ai eu très tôt. Très jeune déjà, j’écrivais des poèmes. J’apercevais Jack Kerouac, le futur auteur de Sur la route, qui était dans la même école que moi, la Horace Mann School, une ou deux classes au-dessus. Comme joueur de football américain, il avait obtenu une bourse pour entrer dans cette école plutôt chic, qui devait lui ouvrir les portes de Columbia University. Quand il a publié son premier livre, The Town and The City (Avant la route), en 1950, je l’ai aussitôt acheté. J’étais épaté, complètement surpris, me disant: ah, peut-être que, moi aussi, je pourrai un jour sortir quelque chose comme ça. Auparavant, il nous avait déjà impressionnés par les nouvelles qu’il écrivait dans le journal de l’école.

Justement, par la suite, avez-vous eu des contacts avec les écrivains de la Beat generation?
Né en 1925, j’ai un an de moins qu’Allen Ginsberg et Neal Cassady, trois de plus que Kerouac. Je suis de la même génération, c’est vrai. Mais eux, les Kerouac, les Ginsberg… traversaient les Etats-Unis en stop, fumaient, prenaient du LSD… Moi, pendant ce temps-là, je pilotais des jets. Mais j’ai rencontré Allen Ginsberg une ou deux fois. La dernière, lors d’une émission télévisée. Il voulait que je batte le rythme avec des cuillers pendant qu’il disait l’un de ses poèmes, Don’t Smoke Cigarettes… Il me prenait de haut et moi, je le trouvais plutôt enfantin. Nous n’étions pas vraiment amis.

Au départ, vous ne rêviez pas du tout d’entrer dans l’armée. C’est votre père qui vous a inscrit à l’Académie militaire de West Point… Des regrets?
Aux yeux de mon père, c’était très important, une chance énorme que je sois sélectionné pour West Point… Je ne voulais pas le décevoir, mais me montrer à la hauteur de cet enjeu. La vie militaire à West Point ne ressemblait pas particulièrement à un pique-nique… Mais c’est comme la prison: au bout d’un moment, vous vous habituez, et ça se confond complètement avec votre vie elle-même. Vous êtes si immergé dans cette vie qui est devenue la vôtre, aux côtés de vos camarades, que vous ne faites plus qu’un avec elle. Une fois que vous vous êtes fait à l’idée, vous lui devenez en somme totalement loyal.

Pilote et écrivain, vous est-il arrivé d’avoir des réminiscences de Saint-Exupéry? 

Nos époques et nos univers ont différé du tout au tout. Saint-Exupéry écrit à propos de ce qui était encore de vrais combats aériens. En Corée, il s’agissait plutôt de meurtre: il fallait juste parvenir à se placer derrière l’ennemi, dans son sillage, et tirer.

Je voulais parler de cette idée de solidarité entre les hommes qui nourrit l’œuvre de Saint-Ex.
Ça, bien sûr, c’est un élément qui joue un rôle dans plusieurs de mes livres, Cassada ou encore L’homme des hautes solitudes, qui se passe à Chamonix et qui traite de la force de volonté dans l’alpinisme. Alors, sur cette idée de solidarité… Je peux dire qu’à cet égard, j’ai aimé les hommes autant que les femmes. C’est un genre d’amour différent, mais je crois profondément qu’il peut s’établir entre des hommes un type de communication auquel les femmes restent extérieures. Et respectivement. Hommes, femmes… ce sont deux genres distincts, après tout : les instincts, les désirs sont tout à fait autres. Vous ne croyez pas ?

Si. Mais l’axe de la vie reste avant tout sexuel, affirmez-vous.
Oui, c’est l’axe principal de la vie. C’est ce qu’il m’a toujours semblé. Un prêtre sera peut-être d’un autre avis. Vous savez, on ne se représente pas vraiment l’extraordinaire diversité des univers : dans chaque tête, un univers infini et différent!

Votre Un sport et un passe-temps est l’un des romans les plus érotiques, au sens vrai, que l’on puisse lire.
Schopenhauer disait que trois choses sont nécessaires pour qu’une vie soit complète. La vie sexuelle  et… j’ai oublié quelles sont les deux autres (rires). J’ai connu la jeune Française dont il est question dans Un sport et un passe-temps alors que j’étais stationné à Chaumont, non loin de Colombey-les-Deux-Eglises, le village de De Gaulle. Vous dire à quel point elle était belle? Un jour à Paris, début des années 60, alors que nous assistions par hasard à un défilé, le général de Gaulle a passé devant nous dans sa voiture, et j’ai distinctement vu son regard se poser sur elle: une fraction de seconde, Charles de Gaulle m’a envié! (rires) Elle était vraiment terrific!

Une fille parfaite? Comme pilote et comme écrivain, n’avez-vous pas toujours voulu tendre à une forme de perfection ?
Je ne crois pas à la perfection dans la vie. Vous la rencontrez parfois en art. Quoique même les plus grands livres aient leurs imperfections. Lolita de Nabokov est un chef-d’œuvre, et pourtant, vers la fin, le livre fléchit. Je l’ai lu trois ou quatre fois et, à chaque fois, quand Humbert Humbert retrouve Lolita, je me dis que cette fin ne fait décidément pas partie du même livre. Que, par rapport à ce qui précède, c’est quelque chose de nature différente.

Comme d’autres écrivains américains, vous avez écrit des scénarios pour Hollywood, celui de Downhill Racer, avec Redford, vous avez dirigé Three, avec Charlotte Rampling…
J’ai écrit pendant une quinzaine d’années pour le cinéma, épisodiquement. Environ seize ou dix-sept films, dont quatre ont été tournés : un chiffre qui est dans la norme, le déchet est toujours considérable. Aujourd’hui, je souhaiterais pouvoir récupérer tout ce temps : être l’auteur de moins de scénarios, et avoir écrit un ou deux bouquins de plus. Bon, il fallait que je gagne ma vie…

En lisant par exemple Un monde parfait, on a le sentiment permanent que, selon vous, la vie de chacun se déroule toujours sur deux plans au moins… Et que nous ne parvenons jamais à les réconcilier.
En société, nous vivons d’une certaine façon. Mais à l’intérieur de chacun de nous, c’est un monde entièrement différent, totalement anarchique, non ? A preuve qu’on ne dit jamais complètement aux gens ce qu’on pense d’eux. La vie serait impossible.

La vérité l’est donc tout autant.
La vérité est un rasoir extrêmement sensible. Il faut savoir l’appliquer avec prudence et douceur.

 

Un bonheur parfait et Une vie à brûler, James Salter, éditions de l’Olivier, 2013.

Suivez le guide !

paris guide routard

Il y a d’excellentes raisons de rester à Paris l’été. La première, que notait déjà Montherlant, c’est que tous les fâcheux s’en vont. La deuxième, c’est qu’il faut bien que la ville la plus visitée du monde abrite quelques indigènes pour l’agrément des touristes, ce qui vous alloue à peu de frais le statut de monument, fût-il mineur. La troisième, c’est qu’il est alors plus aisé de prendre le point de vue de l’étranger pour redécouvrir la ville d’un œil avide et neuf. En ce cas, autant jouer le jeu et se munir d’un guide.

Perspective bobo : le « Routard »

Sa fameuse couverture rappelle l’enthousiasme des années 1970, quand le monde paraissait à portée d’auto-stop et l’aventure bon enfant comme le flower power. Le hippie, depuis, a muté bobo et le Routard illustre parfaitement cette transformation : s’il a conservé sa vocation originelle de guide pour fauchés, il offre, en prime, une garantie « touristiquement correct » permettant à son utilisateur de savoir quand il convient de s’indigner et quand il est recommandé de se pâmer à tout propos. Routard en goguette, tu réviseras ton histoire de France selon un critère exclusivement moral.  Tu apprendras que la Commune et le Front pop ont été les acmés de la destinée nationale – et tu te montreras reconnaissant envers les Communards pour avoir brûlé les Tuileries et, de ce fait, dégagé l’axe Louvre-Arc de triomphe. Tu ne te laisseras pas abuser par l’auréole de Saint Louis, et seras porté à tenir le roi-chevalier pour un précurseur d’Hitler. Devant le Panthéon, tu regretteras qu’il y ait si peu de femmes chez les Grands hommes (« Un peu la honte ! ») et tu rappelleras à un touriste américain bedonnant que Cuvier, avant d’être un grand scientifique, était surtout un affreux raciste.[access capability= »lire_inedits »]

Si d’aventure tu entends un visiteur s’extasier bruyamment sur les fastes du Paris 1900, tu lui feras remarquer qu’en ces temps obscurs, les jeunes danseuses étaient communément abusées par les bourgeois qui les entretenaient. « On prétendait vivre à la « Belle Époque » ! », lâcheras-tu, ironique ou désabusé. Après avoir tancé un policier municipal sur la responsabilité de sa maison dans la rafle du Vel’ d’Hiv’, tu te recueilleras à la Grande Mosquée pour rendre hommage à tous les musulmans ayant sauvé des juifs sous l’Occupation (« Respect. »). Tu traverseras le 16e en racontant force blagues sur les lodens et jupes plissées qui s’y agitent encore. Mais après t’être fait molester et voler ton iPhone par des joggings à casquette aux Halles, tu te feras un peu sociologue : « Cette vitrine de la consommation attire beaucoup de jeunes qui se reconnaissent sans doute dans cet univers un peu dur et kafkaïen. » Enfin, après avoir observé tous les charmes du multiculturalisme, même quand la cohabitation des communautés se déroule, comme à Belleville, seulement dans une « relative harmonie », tu regretteras  amèrement la disparition du populo parisien, celui de la Commune et du Front pop qui vivait autrefois dans l’Est de la capitale. Bien, sûr, tu te garderas de penser qu’il a été remplacé par les pittoresques immigrés croisés un peu plus tôt, et… par tes semblables : les bobos triomphants.

Perspective mondialiste : « National Geographic »…

Lavez-vous les cheveux, troquez vos vieilles Converse contre des Docksides et armez-vous du guide National Geographic. Vous apprendrez vite cette vérité contre laquelle tout en vous proteste : non, Paris n’est pas  ̶  ou plus  ̶   le centre du monde global. Vous êtes dans la peau d’un gagnant de la mondialisation. Vous la trouvez globalement très positive, et d’ailleurs, le tourisme que vous pratiquez assidûment est l’une de ses plus agréables conséquences. Réjouissez-vous que la Ville-Lumière, autrefois assombrie par ses cafés enfumés, soit passée à l’heure de la législation anti-tabac.  Propre, saine, hygiénique comme un aéroport, Paris est un musée, une compilation de monuments sélectionnés et décrits avec sobriété, fluidité et élégance. Vous êtes un moderne : pour vous, Saint Louis se nomme Louis IX. Et puis, on ne vous la fait pas : vous savez que Saint-Germain-des-Prés n’est plus qu’un vestige éteint. Enthousiasmé par l’idée du « Grand Paris » et favorable en théorie au multiculturalisme, vous déplorez toutefois que l’immigration de masse ait fait quelque peu perdre leur âme à certains quartiers parisiens.

… ou « Lonely Planet »

Pour vous, la mondialisation, c’est surtout la crise. Grâce aux guides de poche de Lonely Planet, vous aurez des munitions pour survivre. Être au plus près de votre budget, compiler les bons plans, rester connecté : vous n’êtes plus un touriste, mais un citoyen fauché du village global. Du coup, vous pratiquez Paris comme l’un de ses habitants – d’ailleurs, à l’origine, vous l’étiez. Nostalgique de l’authenticité, vous n’avez pas les moyens d’être un touriste. Il faut voir les bons côtés de la chose. Foin de l’idéologie, le minimum d’informations culturelles pour vous repérer, le monde contemporain est une jungle, mais vous y survivrez comme le premier autochtone venu.

Perspective consumériste : le « Petit Futé »…

On peut également résumer Paris en une suite d’adresses classées par secteurs, comme un réservoir infini pour assouvir nos besoins ou nos caprices. Le Petit Futé vous fournira, certes, un annuaire assez exhaustif des innombrables services et commerces que propose la capitale, d’un cours d’aïkido à l’achat de fruits exotiques en passant par un musée ou une salle de spectacles. Mais un léger défaut pourrait bien assombrir votre joyeuse métamorphose en hyper-consommateur : les descriptions sont rédigées dans un français post-orthographique. La concordance des temps relève d’une logique oubliée, les accords obéissent à des lois mystérieuses : « Le mot d’ordre nous a bien plus » (p. 233), « Ont été créé ici des œuvres… » (p. 518), « Ce club privée » (p. 269), « Chacune disposent » (p. 303), et le pont des Arts est « un passage obligé pour les amoureux de passage »

… ou « Vuitton ».

Finissez enfin en flambant : après avoir fait l’acquisition du guide le plus mince, le plus select et le plus cher du marché (25 euros et aucun service de presse), vous verrez Paris comme le merveilleux écrin de vos plaisirs les plus snobs. Pour vous, les bobos ne sont que des parvenus un peu grotesques débarqués du Nord-Est comme Attila, la mondialisation n’a troublé que les arrivistes et les faibles et la consommation de masse, genre Petit Futé, c’est pour les ploucs. Vous planez au-dessus de tout ça, avec une vue aérienne de la capitale qui ne retient que quelques adresses « cosy chic », « palace », « charme », « japonais mode » ou « néo-classique luxe ». Seul ennui : vous planez tellement que, pour vous, le 6e arrondissement est encore littéraire et que vous prenez Moix pour un écrivain. Après de telles absurdités, vous ne serez pas si mécontent de redescendre et de vous retrouver, enfin, dans ce bon vieux Paname.[/access]

Paris, collectif, Le Routard, Hachette, 2013.

Paris, collectif, National Geographic, 2013.

Paris, à petits prix, Sophie Senart, Cheap & Chic (Lonely Planet), 2013.

Paris en quelques jours, Catherine Le Nevez, Lonely Planet, 2013.

Paris, collectif, Petit futé, 2013.

Paris, collectif, Louis Vuitton, 2013.

*Photo : trevonhaywood.

Se dire communiste, ça fait rire Dieu

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Le communisme selon Marx a-t-il été réalisé ou est-il toujours immaculé ? En tant qu’Idée, le communisme n’a pas d’autre définition possible que la communauté des biens et donc l’absence de propriété individuelle. Telle est sa seule essence invariable.
Cette idée a été mise en pratique sous diverses formes : par les États communistes, par certaines communautés religieuses, par les kibboutzim, et encore par d’autres expériences locales.
La communauté des biens est-elle un idéal de vie respectable ?
Naturellement, mais à seule une petite condition : que ce mode de vie soit choisi en toute liberté par des adultes consentants qui le désirent pour eux-mêmes.
Le communisme de Marx et des communistes ne respecte pas cette condition absolument impérative.
Il se distingue avec fierté des autres formes de l’idée communiste sur ce point : loin de résulter d’un libre choix individuel, il se présente comme le résultat nécessaire et s’imposant à tous du mouvement de l’histoire, dont la réalisation est l’affaire historique du prolétariat.
Cette idée du communisme qui est exposée dans le Manifeste du parti communiste a été mise en pratique par les partis communistes au pouvoir.
C’est le seul point sur lequel je dois contredire l’excellent article de Guillaume Nicoulaud, quand il écrit : « Le communisme, nous disent des Gérard Filoche ou des Jérôme Leroy, n’a jamais existé : comment pourrait-il être responsable de ce dont on l’accuse ? Eh bien ils ont raison. Le communisme, au sens marxiste – et donc canonique – du terme, c’est une société où les classes sociales ont été abolies, une société débarrassée de la propriété privée des moyens de production mais aussi une société sans État. Le communisme, c’est une forme d’anarchisme et vous conviendrez avec moi que des régimes comme celui de l’ex-URSS, de la Chine maoïste ou de l’actuelle Corée du nord ne cadrent pas du tout avec cette définition. »
Mille regrets, le communisme selon Marx et selon le Manifeste du parti communiste ne désigne pas seulement le terme final de la révolution communiste, à l’exclusion de son commencement. Le communisme selon Marx connaîtra des stades, mais pas de changements de nature.
Entre le communisme du départ et le communisme de l’arrivée, voyons ce qui fait la différence.
Au départ du communisme, même quand tous les moyens de production auront été collectivisés, il faudra continuer de travailler par nécessité, tandis que quand la rareté des biens aura fait place à leur abondance, le travail deviendra une activité libre, et même le premier des besoins.
Au départ du communisme, toujours à cause de cette satanée rareté des biens, il faudra conserver la division du travail, tandis que plus tard, grâce l’abondance, chacun fera ce qu’il veut dans tous les types d’activité et deviendra un « homme total ».
Au départ du communisme, chacun sera rémunéré à proportion de sa contribution en temps de travail social à la production des biens, tandis que quand règnera l’abondance, ce sera à chacun selon ses besoins et de chacun ses moyens, si tant est qu’une répartition s’impose.
Quant à l’État, il existe bel et bien au départ du communisme, puisque selon le Manifeste tout est placé entre ses mains et qu’il dispose d’un pouvoir total. Mais quand grâce à l’abondance, les conflits d’intérêts auront disparu et qu’il n’y aura donc plus besoin d’un pouvoir politique exerçant sa domination par la violence, alors la société pourra s’administrer elle-même sans être soumise à un pouvoir politique.
L’erreur de base de Marx est d’avoir cru que la suppression de la propriété privée mènerait à l’abondance, laquelle ferait disparaître tous les maux.
Sa faute de base est d’avoir condamné la liberté individuelle en tant que valeur bourgeoise faisant barrage à l’abondance.
Que dire alors à ceux qui se proclament communistes et révolutionnaires tout en condamnant ce qu’a montré la pratique du communisme ?
Cette remarque de Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes. »

L’anarchiste portait des gants

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zo axa anarchisme

« C’est un fort beau garçon : il a dans sa mise quelque élégance et il porte des gants» C’est ainsi que le Journal des Débats décrit en 1893 le jeune homme de 28 ans qui se présente devant la Cour d’assises de la Seine afin de s’opposer à une précédente condamnation à deux ans de prison pour délit de presse. Son nom ? Alphonse Gallaud, plus connu sous un pseudonyme retentissant, Zo d’Axa. Zo d’Axa ! Personnage bien oublié aujourd’hui, mais qui appartient à la mythologie de l’anarchisme littéraire et que connaissent ceux qui s’intéressent à la littérature fin de siècle. Comme le rappellent Jean-Jacques Lefrère et Philippe Oriol dans La feuille qui ne tremblait pas, biographie richement documentée, la littérature du temps est en effet passionnément anarchiste : les feuilles contestataires fleurissent, Paul Adam traduit Le Manifeste communiste dans Les Entretiens politiques et littéraires (l’incompatibilité entre marxisme et anarchisme n’est pas encore très claire), La France littéraire se réclame de la Révolution, Rémy de Gourmont publie dans le Mercure sa célèbre diatribe antimilitariste et Le Figaro s’inquiète de ce bouillonnement subversif qui menace les institutions.
C’est dans ce contexte que Zo d’Axa, somptueux garçon à barbe de barde, déserteur, poète, bourreau des cœurs et voyageur infatigable, devient patron de presse et lance successivement deux journaux, L’Endehors (sans tiret) et la feuille (sans majuscules). Ces deux titres compteront parmi les fleurons de la presse anarchiste, alors fourmillante. L’Endehors, en particulier, hébergera des signatures prestigieuses (Tristan Bernard alors inconnu, Georges Darien, Fénéon, René Ghil, Saint-Pol Roux, etc.), et multipliera les condamnations ; en 1892, moins de deux ans après sa création, le titre cumulait déjà 8 ans de prison et 15 000 francs d’amende, ce qui contraindra Zo d’Axa à chercher refuge à Londres. Quelques mois plus tard exploseront les premières bombes à Paris, le public découvrira Ravachol et Vaillant, et le Parlement votera les « lois scélérates »… « Mille institutions du vieux monde sont marquées d’un signe fatal, écrit d’Axa dans son exil londonien. Les affiliés du complot n’ont pas besoin d’espérer les lointains avenirs meilleurs, ils savent un sûr moyen de cueillir la joie tout de suite ! Détruire passionnément ! »
L’ouvrage captivant de Lefrère & Oriol vaut autant pour sa reconstitution de l’époque que pour son portrait du héros. L’époque : on voit défiler les noms de l’anarchisme (de Sébastien Faure aux frères Reclus) et de la littérature, on redécouvre les cafés et les prisons, les journaux et les idées, bref, tout un monde renaît sous nos yeux, d’autant plus facilement que le livre regorge d’illustrations. Le héros : les auteurs en donnent un portrait plaisant et nuancé, celui d’un anar dandy et humaniste (sa campagne de presse contre la colonie pénitentiaire d’Aniane, sordide bagne pour enfants, a poussé le gouvernement à en ordonner la fermeture, comme le Nicholas Nickleby de Dickens avait provoqué la fermeture des pensions du Yorkshire), un écrivain racé et dilettante, aussi mordant et violent dans ses articles qu’aimable et lunaire dans la vie. Tout le contraire du cliché de l’anarchiste sauvage issu de la classe ouvrière (d’Axa était plutôt fortuné), ce qui poussera d’ailleurs les « purs », tels Jean Grave, à le regarder avec méfiance.
Mais d’Axa, lui, s’en fichait : indifférent aux étiquettes, il n’était apparemment pas dérangé qu’on lui refuse celle d’anarchiste. « Pas plus groupés dans l’anarchie qu’embrigadés dans le socialisme, écrit-il, nous allons – individuels, sans la Foi qui sauve et qui aveugle. Nous nous battons pour la joie des batailles et sans rêve d’avenir meilleur. Que nous importent les lendemains qui seront dans des siècles ! Il faut vivre dès aujourd’hui, tout de suite, et c’est EN DEHORS de toutes les lois, de toutes les règles et de toutes les théories – même anarchistes – que nous voulons nous laisser aller toujours à nos pitiés, à nos emportements, à nos douceurs, à nos rages, à nos instincts – avec l’orgueil d’être nous-mêmes. » Son ami niçois Georges Maurevert touchera juste lorsque, plutôt qu’anarchiste, il le qualifiera d’anarque : « monarque de soi-même »…
Au tournant du siècle, après dix ans de journalisme et d’aventures, d’Axa se retire des affaires et part en voyage. Il sillonnera le monde pendant plusieurs années puis s’installera dans une péniche pour naviguer humblement sur les canaux de France, entre Billancourt et Fécamp. De temps en temps, on le voit resurgir, toujours fagoté comme un marquis vagabond… Il se tire finalement une balle dans la tête, en 1930, à Marseille. « Ce révolté avait des allures d’aristocrate », note la nécrologie publiée par L’Excelsior. Alphonse Gallaud alias Zo d’Axa laisse derrière lui une légende discrète mais tenace, un beau livre de souvenirs écrit à 30 ans (De Mazas à Jérusalem, qui mériterait d’être réédité). Et les quelques dizaines de numéros de la feuille et de l’Endehors, titres mythiques dont, aux dires de ses biographes, aucune bibliothèque en France ne possède de collection complète.

Jean-Jacques Lefrère et Philippe Oriol, La feuille qui ne tremblait pas, Zo d’Axa et l’anarchie, Flammarion, 2013.

À l’Est, l’homme nouveau

pologne conge paternite

Tandis qu’en Occident, le féminisme s’esquinte à surmonter ses divisions, en Pologne, l’union fait la force des suffragettes. Le Ve  Congrès des femmes, organisé en juin à Varsovie, en a été la démonstration suprême. Qu’elles se disent de tradition libérale ou socialiste, pro-sexe ou pas, les 8500 déléguées se sont accordées sur un constat : l’état de santé des hommes polonais pose un problème. Le débat, annoncé sous le titre « L’homme, cet inconnu », visait à déterminer une conduite appropriée des femmes face à la fâcheuse attitude de la population masculine, encline à renvoyer aux calendes grecques les examens périodiques de santé et autres dépistages. Faut-il encore charger les femmes d’une responsabilité supplémentaire, à savoir celle de veiller sur la santé des hommes ?[access capability= »lire_inedits »] Conviés à titre exceptionnel, des experts mâles de toutes sortes ont répondu par l’affirmative. Qui plus est, éviter aux hommes les situations traumatisantes telles que le divorce ou la perte du droit de garde aurait, ont-ils soutenu, des retombées bénéfiques sur leur forme. « Les hommes sont discriminés : seuls 3% d’entre eux obtiennent la garde des enfants », a même argumenté l’un des spécialistes. De fait, l’opinion publique s’enthousiasme pour la famille égalitaire mais, dans la vraie vie, seuls 20 % des foyers s’en approchent. Bizarre : l’entrée dans le monde merveilleux de l’Union n’a pas fait disparaître les préjugés culturels, la tradition patriarcale, sans oublier la peur du qu’en dira-t-on – Qui c’est qui commande chez toi ? Autant de contraintes et d’inhibitions qui minent le bien-être masculin. On ose à peine imaginer le tonus de tous ces hommes si on leur réservait l’exclusivité du pouponnage !  Mais heureusement, le calvaire des Polonais, obligés d’obliger leurs femmes à la soumission, va peut-être prendre fin. Dans un appel solennel au gouvernement, le Congrès des femmes demande l’instauration d’un congé paternité obligatoire de quatre semaines. Envoyer les hommes aux fourneaux : qui se serait douté que la Pologne était entrée dans l’âge postmoderne ?[/access]

*Photo : unclepaul.

L’autre exception française

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pcf famille mariage

pcf famille mariage

On a beaucoup glosé sur la spécificité française révélée par l’ampleur de la mobilisation populaire contre la loi Taubira. Pourquoi ce texte a-t-il suscité une telle émotion dans une large partie de l’opinion hexagonale et ultramarine alors que des lois similaires étaient passées comme lettres à la poste dans des pays aussi culturellement divers que la Grande-Bretagne, l’Espagne ou le Brésil ? Si l’on pouvait, à la rigueur, expliquer l’assentiment aux unions homosexuelles de l’Angleterre et de douze États américains par l’individualisme anglo-saxon,   cela ne vaut ni pour l’Espagne ni pour le Brésil, pays de culture catholique où, traditionnellement, les droits de la famille priment sur ceux des individus. Faut-il alors accepter l’interprétation proposée par quelques penseurs de la gauche élitaire, style Terra Nova, qui prétendent que cette glorification de la famille old style, hétérosexuelle et patriarcale, traduit la « droitisation » de la société française, voire un retour du refoulé vichyste ? On nous permettra de trouver un peu courte cette explication, qui suppose que la « valeur famille », sanctionnée par le mariage civil et républicain, soit un marqueur de la droite, alors que sa supposée dénaturation au nom de l’extension sans limite des droits de l’individu appartiendrait à l’ADN de la gauche.
C’est faire bon marché d’une réalité pourtant aveuglante : la conversion de la minorité homosexuelle au mariage bourgeois et au désir fou de normalisation d’une différence radicale constitue une victoire totale de l’idéologie « familialiste » sur celle des « libéraux-libertaires ». Les pionniers de la lutte pour les droits des homosexuels, dont les survivants sont, hélas, peu nombreux, tant ils ont été décimés par le sida, ont dû s’agiter frénétiquement dans leur tombe en entendant leurs héritiers revendiquer leur droit de jouer, comme tout le monde, à « papa, maman, les gosses, le chien et le pavillon de banlieue ». Qu’auraient pensé les Guy Hocquenghem, Michel Foucault, Jean Genet, Gilles Deleuze, Félix Guattari[1. Deleuze et Guattari n’étaient pas homosexuels, mais le mouvement gay s’est longtemps appuyé sur leur théorie avant de se passionner pour les gender studies d’outre-Atlantique.] de cette exigence des LGBT du droit à « faire famille » ?[access capability= »lire_inedits »] Ils s’en seraient sans doute gaussés, avec le talent et la fougue qu’on leur connaissait ; ou peut-être se seraient-ils murés dans un silence réprobateur, comme les actuels dépositaires de leur mémoire…
À gauche et à l’extrême gauche, l’affrontement entre les soutiens et les contempteurs de la famille ne date pas d’aujourd’hui : il remonte, au moins, aux polémiques qui ont opposé Lénine à Alexandra Kollontaï et Rosa Luxemburg, le premier défendant une conception moraliste et traditionnelle du couple et de la famille, alors que les secondes militaient, en théorie comme en action, pour la liberté sexuelle et la destruction des liens familiaux, considérés comme un héritage bourgeois et réactionnaire. Plus près de nous, dans les années 50 du siècle dernier, Jeannette Vermeersch, épouse de Maurice Thorez, s’est opposée  violemment à Simone de Beauvoir au moment de la publication du Deuxième Sexe. Contrairement aux apparences, c’est la stalinienne Jeannette Vermeersch qui l’a emporté sur la compagne de Jean-Paul Sartre, même si cette dernière reste une icône mondiale des féministes. En 1972, le philosophe Gilles Deleuze, principal pourfendeur moderne du « familialisme », et Félix Guattari publiaient L’Anti-Œdipe, dans lequel ils désignaient la psychanalyse, et particulièrement sa version lacanienne, comme le dernier avatar de l’oppression familialiste. En 1980, Deleuze constatait, amer, l’échec de cette tentative de purger la société de cette structure, lieu privilégié, selon lui, des « micro-fascismes » : « Anti-Œdipe est paru juste après 68 : c’était une époque de bouillonnement, de recherche. Aujourd’hui il y a une très forte réaction. C’est toute une économie du livre, une nouvelle politique, qui impose le conformisme actuel. […] Et puis, une masse de romans redécouvrent le thème familial le plus plat, et développent à l’infini tout un papa-maman. […] C’est vraiment l’année du patrimoine, à cet égard L’Anti-Œdipe a été un échec complet. »
Un an plus tard, l’arrivée de François Mitterrand à la présidence de la République consacrait le triomphe de la gauche familialiste. Mitterrand éprouvait à l’égard de la famille les mêmes sentiments que François Mauriac envers l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale : un amour si grand qu’il ne voyait que des avantages à en avoir deux… Le premier président de gauche de la Ve République n’hésitait pas, cependant, à convoquer dans son bureau des journalistes accrédités à l’Élysée pour les sermonner vertement s’ils avaient eu la mauvaise idée de divorcer. De plus, il mena tout au long de son mandat, une politique résolument favorable à une conception traditionnelle de la famille à la française, ne touchant pas aux avantages fiscaux et aux prestations sociales dont elle bénéficiait, même si ces derniers étaient accordés de manière indifférenciée aux riches comme aux pauvres. Il s’opposa même aux mesures symboliques de « modernisation », comme la possibilité de transmettre aux enfants, au choix, le nom du père ou celui de la mère, ou les deux accolés. Cette mesure, défendue avec fougue par Ségolène Royal, alors conseillère de Mitterrand pour les affaires sociales et familiales, dut attendre l’élection de Jacques Chirac et d’une majorité de droite – qui l’adopta en 2003.
Cette résilience de la famille française face à tous ceux qui projetaient de la déconstruire, au profit de l’individu ou d’une utopie collectiviste, constitue bien une exception culturelle au sein du monde occidental. La famille remplit à l’échelle microsociale la même fonction que la nation au niveau macrosocial : elle constitue un espace de solidarité naturelle. Cela explique que notre natalité soit supérieure à celle des pays voisins, et que la famille joue un rôle d’amortisseur des crises économiques. Le « syndrome Tanguy », qui pousse les enfants à s’incruster au domicile parental jusqu’à un âge avancé, serait, par exemple, impensable en Allemagne. Quand ses bambins l’ont obligée à rester au foyer durant de longues années, faute de crèches, d’écoles maternelles ou de cantines scolaires, la femme allemande s’estime libérée de toute obligation à leur égard lorsqu’ils ont atteint l’âge adulte, quitte à déposer leurs affaires sur le palier s’ils refusent de voler de leurs propres ailes. Quant au communautarisme à l’anglo-saxonne, qu’il soit fondé sur l’appartenance de classe, l’origine ou l’orientation sexuelle, il assure la prise en charge des plus faibles hors de la famille. En conséquence, dans ce modèle, les politiques publiques s’adressent aux individus ou aux communautés, mais font l’impasse sur la famille.
La famille à la française résiste d’autant mieux à ceux qui veulent l’abolir qu’elle s’inscrit dans notre patrimoine culturel. De la tragédie racinienne, œdipienne (forcément œdipienne), aux sagas familiales de Balzac et Zola, la « grande littérature » française est familialiste comme pas deux, alors que l’Allemagne a une prédilection pour le « roman de formation » et le monde anglo-saxon pour les drames de l’émancipation individuelle. Une exception confirme la règle : Gustave Flaubert, dont il n’est pas fortuit que Sartre, autre « antifamilialiste » notoire, se soit fait le biographe.
Dans ces conditions, si l’on excepte quelques adeptes de l’individu-roi, qui considèrent l’extension indéfinie des droits comme la définition même du progrès, la controverse à laquelle on a assisté ne saurait être analysée comme un affrontement entre défenseurs et ennemis de la famille. Pour la gauche, le (grotesque) mimétisme familialiste des homosexuels ne la met nullement en danger, alors que la droite s’inquiète, à tort, de sa fragilité. Au lieu de se regarder en chiens de faïence ou de s’invectiver, partisans et adversaires du mariage gay auraient pu s’accorder sur le même mot d’ordre : familles, je vous aime ![/access]

*Photo : affiche du PCF.

Mariage pour tous : pas de pitié pour les décroissants !

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Branle-bas de combat : « Anti mariage gay : au secours, ils reviennent », s’affolait Libé samedi. Le quotidien de la gauche bourgeoise et citadine panique-t-il à l’aurore du tour de France des « Veilleurs » ? Ces opposants ultrapacifiques à la loi Taubira ont démarré ce week-end un parcours initiatique qui les mènera à la rencontre du pays réel de Rochefort à Paris, avec un petit crochet par… Notre-Dame des Landes. Gaultier, la cheville ouvrière de ces lecteurs de Péguy, Weil ou Bernanos, explique avoir « l’intuition que les problèmes sociaux, économiques, écologiques et sociétaux sont liés, et qu’il est bon de dialoguer loin des vieux clivages idéologiques » (Le Figaro). Depuis l’hiver, quelques mauvaises langues murmuraient déjà que l’invraisemblable concentration de CRS aux abords des Manifs pour Tous avait desserré l’étau policier autour du bocage nantais. Les Veilleurs entendent-ils transformer une alliance objective en franche camaraderie ? Faut-il y voir l’indice d’une convergence des luttes, voire les prémisses d’un front uni contre la modernité foudroyante ? Minute les aminches, entre les défenseurs de l’ordre familial et les chasseurs de mystérieux fantômes homophobes ou transphobes (deux tristes espèces heureusement en voie de disparition…), la jonction n’est certainement pas pour demain. Songez qu’il y a encore quelques jours, afin de s’opposer à la construction du second aéroport nantais, des milliers de fêtards affluaient pour participer à une grande kermesse musicale aux sons de Tryo, Sanseverino et d’autres artistes dont la conscience écolo se borne à la promotion des drogues dites douces.
Que les tenants d’une décroissance intégrale se rassurent néanmoins : dans le grand affrontement entre l’homme et la technique, certains écologistes intégraux ne se résignent pas à la victoire du désir illimité au nom du combat contre les (introuvables) forces de la Réaction. Ainsi, Thierry Jaccaud, rédacteur en chef de L’Écologiste, a pris courageusement position contre le mariage et l’adoption plénière pour tous, synonymes de père et de mère à la carte (mais qu’on nous pardonne cet archaïsme crypto-fasciste, sans doute devrions-nous parler de « parent 1 » et « parent 2 », selon la terminologie légale aussi savoureuse que du crabe en boîte). « Le cas général de la filiation serait alors une filiation choisie et non plus une filiation biologique », argue Jaccaud,  qui y perçoit un « mensonge anthropologique officiel incroyable dont on imagine aisément les ravages sur les enfants » puisque les notions de père et de mère biologiques disparaîtront bientôt des programmes scolaires.
Quelque part entre la tournée des Veilleurs et Notre-Dame des Landes,  des esprits avancés ont compris que l’obsolescence de la famille biologique annonçait celle de l’homme. N’est-ce pas là le seul véritable humanisme qui vaille ?

Louer ses seins pour allaitement est illégal et dangereux

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valerie boyer allaitement

valerie boyer allaitement

Propos recueillis par Gil Mihaely et Daoud Boughezala

Sur un site français de petites annonces, on peut lire la proposition suivante : « Jeune maman de 29 ans loue seins pour allaitement de nourrissons ». Vous trouvez cette petite annonce choquante, pourquoi ?
C’est à la fois illégal et dangereux pour des raisons évidentes de sécurité sanitaire. Je rappelle que l’article L2323-1 du Code de la santé publique dispose que seuls les lactariums sont autorisés à stocker et distribuer du lait maternel et que cette activité est à but non lucratif.
Il en va du lait maternel comme du sang, du patrimoine génétique, c’est anonyme et gratuit, et destiné aux personnes malades ou stériles. C’est l’expression de la solidarité nationale et de la protection des personnes.

Pourtant, il y a en France une très longue tradition de nourrices – bretonnes et bourguignonnes – qui allaitaient les enfants des familles aisées de la région parisienne moyennant finance. Pourquoi ce qui était acceptable il y a cent ans ne le serait-il plus ?
Ce n’est pas parce que cela se faisait avant qu’il est nécessaire de le reproduire et a fortiori de le promouvoir aujourd’hui. Cela se déroulait dans un contexte différent, où les relations humaines étaient différentes également.
Il y a eu un changement de paradigme ; la personne humaine n’est plus caractérisée parce ce qu’elle a, mais par ce qu’elle est. Cette réflexion philosophique fondamentale que l’on doit à Kant ou encore à la théorie personnaliste a été consacrée, après les atrocités de la seconde guerre mondiale qui ont révélé la nécessité de poser des garde-fous pour protéger cette nouvelle conception de la personne humaine, dans tous les textes internationaux et dans notre droit positif. Elle est devenue le fondement de notre société ; l’abolition de la peine de mort, les droits des femmes, tout ce qui caractérise l’environnement juridique dans lequel nous évoluons découle de ce principe éthique essentiel.

Certaines mères ont le sentiment que la société leur met une pression croissante pour allaiter leur bébé le plus longtemps possible. N’est-ce pas là un recul dans l’émancipation de la femme ?
L’allaitement a des vertus indéniables. L’Organisation mondiale de la santé préconise de favoriser l’allaitement maternel pour différentes raisons, outre le développement du lien mère-enfant, il semblerait que l’allaitement ait des vertus dans la lutte contre le cancer du sein et contre l’obésité. Ce moyen d’alimenter l’enfant est également efficace pour le préserver des infections et présente un avantage économique non négligeable.
Mais ce choix relève de l’intime, c’est à la mère d’apprécier ce qu’elle souhaite faire et ce qu’il est possible de faire pour elle car l’allaitement n’est pas toujours aisé pour les femmes qui travaillent. L’enjeu du point de vue des politiques publiques, c’est de créer les conditions pour les mères d’un véritable choix en insistant sur une meilleure formation des assistants maternels sur les bienfaits de cet allaitement et la possibilité pour les enfants d’être nourris au lait maternel au sein des établissements, en développant l’information des salariées partant en congé de maternité sur les dispositions législatives, réglementaires et conventionnelles relatives à l’allaitement maternel.
Avoir les conditions d’un véritable choix, c’est tout le contraire d’un recul dans l’émancipation de la femme. J’ai d’ailleurs fait plusieurs propositions législatives dans ce sens.

Rapprochez-vous la « location de seins » de la prostitution et de la Gestation Pour Autrui, que soutenait Nadine Morano lorsqu’elle était ministre de la famille ?
Toutes ces pratiques – commercialiser son corps ou les produits de son corps – relèvent du même phénomène de marchandisation.

 

*Photo : missmareck.

Juste mais sévère

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philippe bilger france

philippe bilger france

« Le bonheur est un festin de miettes »,  disait Jacques Faizant. En ce cas, le dernier livre de Philippe Bilger, La France en miettes, annonce une excellente nouvelle… Las, si le mot profond du caricaturiste gaulliste est très juste pour ce qui touche à la vie, concernant la politique, c’est une tout autre histoire – plutôt triste en l’occurrence.
La France en miettes est d’abord le récit d’un espoir qui se transforme en déception, et même en colère. En 2007, Philippe Bilger souhaitait, comme la majorité des Français,  la victoire de Nicolas Sarkozy. Or, à peine élu, le nouveau président cumule faux pas, gaffes et impairs.  C’est d’abord l’homme qui est jugé sans ménagement, et peut-être avec une sévérité excessive, par l’ancien avocat général : « Agité », « excité »« impulsif » et « vulgaire », Philippe Bilger le trouve indigne d’être président de la République. Quant à son action, l’auteur la qualifie purement et simplement de « massacre » auquel aucun domaine, à commencer par la Justice, particulièrement chère à l’auteur, n’a échappé.
On peut comprendre aisément pourquoi Philippe Bilger a accueilli l’élection de François Hollande sinon avec enthousiasme, au moins avec grand soulagement.[access capability= »lire_inedits »] Pour autant, il n’est pas certain que le livre soit le cadeau d’anniversaire dont rêvait le « président normal ». Malgré son affection assumée pour l’homme, Philippe Bilger est plus que dubitatif face à l’homme d’État. Quant à la gauche, à l’exception de quelques personnalités, elle n’est pas au rendez-vous de la crise. Ni de l’Histoire.
Bilger, cependant, se refuse à jouer les médecins légistes. Il préfère le rôle de l’urgentiste qui recherche le moindre signe de vie chez son patient plutôt que constater sa mort.  Et pourtant, au fur et à mesure de la lecture, on est envahi par une profonde inquiétude pour la République, dont l’idée même semble être devenue caduque.
Obsédée par Nicolas Sarkozy, l’UMP est incapable de procéder à l’inventaire du quinquennat 2007-2012, étape pourtant indispensable pour une reconquête du pouvoir. Et si quelques talents, comme Bruno Le Maire, séduisent le chroniqueur de cette dérive d’État, le duel mortifère Copé-Fillon ne lui laisse que peu d’espoir pour cette droite-là. Quant au Front national, Bilger ne fait pas dans l’indignation morale : il estime que sa présidente n’est pas prête, loin s’en faut, à exercer la charge qu’elle brigue.
En somme, la gauche et la droite déçoivent, et les grands hommes, on le sait, font cruellement défaut. Autant dire que le tableau n’est guère réjouissant. La France est en miettes. Et le plus grave est que « nous n’avons même plus envie d’en rassembler les morceaux ».[/access]

Philippe Bilger, La France en miettes, Fayard, 2013.

Camus : peste soit des coups de pub

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À quelques encablures à peine du chassé-croisé-des-juilletistes-et-des-aoûtiens (évènement si colossal qu’il donne lieu chaque année sur les chaînes d’info continue à des duplex passionnants depuis des péages d’autoroutes), et alors que la marée de l’actualité est désespérément basse (malgré quelques squales…), une information a connu un certain succès. On a retrouvé une lettre qu’Albert Camus a adressée à Jean-Paul Sartre ! L’écrivain engagé écrit notamment au philosophe engagé : « Mon cher Sartre (…) je vous souhaite ainsi qu’au Castor de beaucoup travailler (…) Faites-moi signe à votre retour et nous passerons une soirée dégagée« . Un courrier sans aucun intérêt, qui ne révèle rien d’autre qu’une relation d’amitié littéraire entre les deux hommes, ce qui était connu. Autant que leurs brouilles légendaires, jusqu’à la rupture définitive lorsque Camus publia L’homme révolté, développant une critique des Etats totalitaires en général et de l’URSS en particulier. Un non-événement, donc, qui a pourtant eu les honneurs de reprises enthousiastes dans la plupart des plus grands médias. Un non-événement, qui ressemble fort à un simple coup de pub fatigant pour une exposition à venir au sujet de l’auteur de L’Etranger.

La nuit dernière, dans un rêve (mon imaginaire me joue des tours), j’ai vu cette dépêche fatalement fictive, qui nous emmènerait encore plus loin sur le chemin du fétichisme et du rien camusien… Nous la suggérons aux organisateurs de cette exposition, pour une seconde vague d’emballement médiatique.

©AFP Général – Vendredi  9 Août 2013 – 07:59 – Heure Paris

Découverte d’un ticket de métro et d’une liste de courses ayant appartenu à Albert Camus

PARIS (France), 09 août 2013 (AFP) – Une liste de courses ainsi qu’un ticket de métro ayant appartenu à Albert Camus ont été retrouvés dans les poches d’un pantalon de tweed marron que l’écrivain avait confié à la blanchisserie « Sans tâche », à côté du Café des sports de Lourmarin, et qui vient d’être miraculeusement exhumé par le nouveau propriétaire. « C’est une découverte capitale » a commenté un éminent spécialiste du philosophe, qui a préféré toutefois rester anonyme. On découvre sur cette liste de courses qu’Albert Camus mangeait du pied de porc, et appréciait le bouillon de poule. La mention raticide pourrait laisser penser que l’écrivain travaillait à ce moment-là sur le manuscrit de La Peste.

Par ailleurs, un ticket de métro parisien pour un trajet en 1ère classe a également été trouvé. Il a été confié à l’Université de Chicago (qui dispose d’un département spécialisé dans l’étude des tickets de métro de 1ère classe) pour analyse approfondie.

Ce ticket de métro et cette liste de courses seront présentés, parmi d’autres trésors inestimables, dans le cadre de l’exposition « Camus de Tipasa à Lourmarin », organisée du 3 au 8 septembre à Lourmarin pour le centenaire de la naissance de l’écrivain philosophe.

Tous droits réservés : ©AFP Général

Dans L’écume des jours, Boris Vian se moquait amicalement de la folie d’un de ses personnages qui collectionnait les vieux habits portés par son idole, un écrivain nommé Jean-Sol Partre (le clin d’œil à l’agité du bocal de Saint-Germain des Prés ne vous aura pas échappé). On a hâte d’observer le nouveau fétichisme camusien prendre son envol…

L’axe de la vie est avant tout sexuel

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james salter vie

james salter vie

Les éditions de l’Olivier rééditent deux des meilleurs livres de James Salter, en attendant la sortie d’un inédit cet automne. Pilote de chasse en Corée, écrivain hors pair, amateur de femmes… Sa prose est aussi fine, précise, tranchante que le fuselage d’un jet, des reflets d’acier. Un timbre prenant, chaque phrase qui porte. Un écrivain pour écrivain? A n’en point douter, même si Salter hait qu’on le désigne comme tel. Le New York Times dit de lui qu’il est l’auteur le plus sous-estimé de sa génération. Notre échange de propos (voici déjà une dizaine d’années) a eu pour cadre exquis le plus fameux restaurant littéraire newyorkais, l’Algonquin, où Salter tenait à ce que nous nous rencontrions. En tout, l’élégance et la classe !

Jean-François Duval : Pilote de guerre à bord des premiers jets F-86, vous avez  combattu en Corée les Mig-15 soviétiques, entre 1950 et 1953. Quelles impressions gardez-vous de cette époque ?
James Salter : Un grand frisson. Je n’avais pas fait la grande guerre, nous arrivions trop tard, mes camarades et moi. En revanche, de 1950 à 1953, nous avons eu la guerre de Corée. A bord de nos F-86, nous affrontions les Mig-15 soviétiques. C’était quelque chose d’extrêmement intense. Un jeu à la vie à la mort entre soi et un autre pilote, dont on ne sait absolument rien. Vous volez dans l’immensité du ciel, et tout à coup vous apercevez l’ennemi : juste un petit scintillement dans un coin d’azur. Et votre cœur commence à battre plus fort, l’adrénaline monte: ce scintillement, est-ce le seul ennemi? Y en a-t-il d’autres? Où sont-ils?  Ils peuvent surgir de n’importe où ! En cinq secondes, un ciel jusqu’alors vide autour de vous s’emplit d’avions. Chaque Mig que nous abattions nous valait une petite étoile rouge peinte sous le cockpit… A partir de cinq, vous étiez considéré comme un as.

Encore à l’entraînement, lors de votre tout premier vol en jet, vous coupez le moteur en plein ciel. Curieuse idée…
Oui, mais c’est que ces jets – les premiers à être engagés dans des combats – étaient des machines fabuleuses auprès desquelles une Maserati fait figure de jouet d’enfant. Un seul problème: il arrivait qu’en plein vol les moteurs s’éteignent… Les faire repartir impliquait qu’on suive toute une procédure… J’étais nouveau, je voulais être certain de pouvoir maîtriser la situation si elle devait se produire. Je l’ai donc provoquée. C’était un acte de pure maîtrise, vous comprenez ?

Un jeu dangereux pour éviter un plus grand danger? La valeur de la vie, c’est savoir qu’elle n’en a pas, écrivez-vous quelque part…
Karen Blixen, l’auteur de La Ferme africaine, l’a écrit bien avant moi… C’est un paradoxe facile à comprendre: si la vie prend quelque valeur, c’est à cette condition qu’on ne tienne pas tant à elle qu’on s’empêche de vivre. Ce n’est qu’en acceptant les risques, les dangers qu’elle contient qu’on peut en éprouver la vraie profondeur.

Votre second livre, Cassada, paru en 1961, dépeint les difficultés d’un jeune pilote à s’intégrer dans une escadrille. Ça a été le cas pour vous?
Non, mais dans tout groupe, vous avez les excellents, les bons, les moyens, les pas très bons, les nuls. Et la question qu’on se pose toujours, c’est : où est ma place à moi? Qu’est-ce que je vaux? Ça dépend aussi du regard que les autres jettent sur vous: me respectent-ils, suis-je assez bon pour être l’un d’entre eux ? Quand vous rejoignez une escadrille, personne ne vous connaît : c’est à vous d’établir votre propre réputation, de montrer votre valeur, d’assumer les conflits… C’est la même chose dans la vie en général, mais là, c’est immédiatement manifeste. Moi, je n’étais pas un « je m’en-fichiste », ça non! j’étais un officier très réglo, very regular : je suis ennemi du chaos, vous savez. Le jeune pilote de mon livre ne l’est pas tout à fait : il a en lui la volonté de se tenir un peu à part, de la fierté, de l’ambition, le désir d’aller au-delà des autres…

C’est le propre de la jeunesse…
Être jeune, je me dis souvent que c’est comme être à la proue d’un vaisseau. Et cette proue, c’est le présent.Vous connaissez cette impression ? On se sent vivre formidablement comme si l’on avait toute l’immensité du ciel, de l’océan, un immense avenir devant soi. Et puis les années passent … C’est comme si l’on était monté sur le haut d’une dunette: on voit beaucoup plus loin derrière soi, et en avant de soi. On découvre tout un passé qu’on laisse dans son sillage, englouti pour une bonne part. Voilà. Dans tout ce que j’écris, j’essaie de faire sentir ça. Que ce qui existe pour nous en cet instant n’existera pas toujours. L’écriture permet d’autant mieux de ressaisir ces choses précieuses que ce sont elles dont on se souvient: elles nous disent ce qui a vraiment importé dans notre vie.

Le travail de la mémoire, comme chez Proust ?
Ah, ne mélangez pas tout ! (Rires) Je ne joue vraiment pas dans la  même catégorie que Proust.

Votre tout premier livre, The Hunters, dont on tirera Flamme sur l’Asie, un film avec Robert Mitchum, vous l’écrivez la nuit, en cachette, à l’insu de vos camarades pilotes.
C’est qu’on n’est pas vraiment à l’armée pour écrire des livres ! J’étais commandant, j’avais une place à tenir dans l’escadrille. De plus, j’ignorais complètement si j’étais capable d’écrire. Donc, je n’avais pas du tout envie que cela se sache. Quand la publication de ce premier livre en 1956 m’a donné la certitude que je pouvais écrire, j’ai quitté l’armée.

Comme dans l’histoire du moteur coupé, vous aviez besoin de certitude. Mais le goût de l’écriture…
Je l’ai eu très tôt. Très jeune déjà, j’écrivais des poèmes. J’apercevais Jack Kerouac, le futur auteur de Sur la route, qui était dans la même école que moi, la Horace Mann School, une ou deux classes au-dessus. Comme joueur de football américain, il avait obtenu une bourse pour entrer dans cette école plutôt chic, qui devait lui ouvrir les portes de Columbia University. Quand il a publié son premier livre, The Town and The City (Avant la route), en 1950, je l’ai aussitôt acheté. J’étais épaté, complètement surpris, me disant: ah, peut-être que, moi aussi, je pourrai un jour sortir quelque chose comme ça. Auparavant, il nous avait déjà impressionnés par les nouvelles qu’il écrivait dans le journal de l’école.

Justement, par la suite, avez-vous eu des contacts avec les écrivains de la Beat generation?
Né en 1925, j’ai un an de moins qu’Allen Ginsberg et Neal Cassady, trois de plus que Kerouac. Je suis de la même génération, c’est vrai. Mais eux, les Kerouac, les Ginsberg… traversaient les Etats-Unis en stop, fumaient, prenaient du LSD… Moi, pendant ce temps-là, je pilotais des jets. Mais j’ai rencontré Allen Ginsberg une ou deux fois. La dernière, lors d’une émission télévisée. Il voulait que je batte le rythme avec des cuillers pendant qu’il disait l’un de ses poèmes, Don’t Smoke Cigarettes… Il me prenait de haut et moi, je le trouvais plutôt enfantin. Nous n’étions pas vraiment amis.

Au départ, vous ne rêviez pas du tout d’entrer dans l’armée. C’est votre père qui vous a inscrit à l’Académie militaire de West Point… Des regrets?
Aux yeux de mon père, c’était très important, une chance énorme que je sois sélectionné pour West Point… Je ne voulais pas le décevoir, mais me montrer à la hauteur de cet enjeu. La vie militaire à West Point ne ressemblait pas particulièrement à un pique-nique… Mais c’est comme la prison: au bout d’un moment, vous vous habituez, et ça se confond complètement avec votre vie elle-même. Vous êtes si immergé dans cette vie qui est devenue la vôtre, aux côtés de vos camarades, que vous ne faites plus qu’un avec elle. Une fois que vous vous êtes fait à l’idée, vous lui devenez en somme totalement loyal.

Pilote et écrivain, vous est-il arrivé d’avoir des réminiscences de Saint-Exupéry? 

Nos époques et nos univers ont différé du tout au tout. Saint-Exupéry écrit à propos de ce qui était encore de vrais combats aériens. En Corée, il s’agissait plutôt de meurtre: il fallait juste parvenir à se placer derrière l’ennemi, dans son sillage, et tirer.

Je voulais parler de cette idée de solidarité entre les hommes qui nourrit l’œuvre de Saint-Ex.
Ça, bien sûr, c’est un élément qui joue un rôle dans plusieurs de mes livres, Cassada ou encore L’homme des hautes solitudes, qui se passe à Chamonix et qui traite de la force de volonté dans l’alpinisme. Alors, sur cette idée de solidarité… Je peux dire qu’à cet égard, j’ai aimé les hommes autant que les femmes. C’est un genre d’amour différent, mais je crois profondément qu’il peut s’établir entre des hommes un type de communication auquel les femmes restent extérieures. Et respectivement. Hommes, femmes… ce sont deux genres distincts, après tout : les instincts, les désirs sont tout à fait autres. Vous ne croyez pas ?

Si. Mais l’axe de la vie reste avant tout sexuel, affirmez-vous.
Oui, c’est l’axe principal de la vie. C’est ce qu’il m’a toujours semblé. Un prêtre sera peut-être d’un autre avis. Vous savez, on ne se représente pas vraiment l’extraordinaire diversité des univers : dans chaque tête, un univers infini et différent!

Votre Un sport et un passe-temps est l’un des romans les plus érotiques, au sens vrai, que l’on puisse lire.
Schopenhauer disait que trois choses sont nécessaires pour qu’une vie soit complète. La vie sexuelle  et… j’ai oublié quelles sont les deux autres (rires). J’ai connu la jeune Française dont il est question dans Un sport et un passe-temps alors que j’étais stationné à Chaumont, non loin de Colombey-les-Deux-Eglises, le village de De Gaulle. Vous dire à quel point elle était belle? Un jour à Paris, début des années 60, alors que nous assistions par hasard à un défilé, le général de Gaulle a passé devant nous dans sa voiture, et j’ai distinctement vu son regard se poser sur elle: une fraction de seconde, Charles de Gaulle m’a envié! (rires) Elle était vraiment terrific!

Une fille parfaite? Comme pilote et comme écrivain, n’avez-vous pas toujours voulu tendre à une forme de perfection ?
Je ne crois pas à la perfection dans la vie. Vous la rencontrez parfois en art. Quoique même les plus grands livres aient leurs imperfections. Lolita de Nabokov est un chef-d’œuvre, et pourtant, vers la fin, le livre fléchit. Je l’ai lu trois ou quatre fois et, à chaque fois, quand Humbert Humbert retrouve Lolita, je me dis que cette fin ne fait décidément pas partie du même livre. Que, par rapport à ce qui précède, c’est quelque chose de nature différente.

Comme d’autres écrivains américains, vous avez écrit des scénarios pour Hollywood, celui de Downhill Racer, avec Redford, vous avez dirigé Three, avec Charlotte Rampling…
J’ai écrit pendant une quinzaine d’années pour le cinéma, épisodiquement. Environ seize ou dix-sept films, dont quatre ont été tournés : un chiffre qui est dans la norme, le déchet est toujours considérable. Aujourd’hui, je souhaiterais pouvoir récupérer tout ce temps : être l’auteur de moins de scénarios, et avoir écrit un ou deux bouquins de plus. Bon, il fallait que je gagne ma vie…

En lisant par exemple Un monde parfait, on a le sentiment permanent que, selon vous, la vie de chacun se déroule toujours sur deux plans au moins… Et que nous ne parvenons jamais à les réconcilier.
En société, nous vivons d’une certaine façon. Mais à l’intérieur de chacun de nous, c’est un monde entièrement différent, totalement anarchique, non ? A preuve qu’on ne dit jamais complètement aux gens ce qu’on pense d’eux. La vie serait impossible.

La vérité l’est donc tout autant.
La vérité est un rasoir extrêmement sensible. Il faut savoir l’appliquer avec prudence et douceur.

 

Un bonheur parfait et Une vie à brûler, James Salter, éditions de l’Olivier, 2013.

Suivez le guide !

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paris guide routard

paris guide routard

Il y a d’excellentes raisons de rester à Paris l’été. La première, que notait déjà Montherlant, c’est que tous les fâcheux s’en vont. La deuxième, c’est qu’il faut bien que la ville la plus visitée du monde abrite quelques indigènes pour l’agrément des touristes, ce qui vous alloue à peu de frais le statut de monument, fût-il mineur. La troisième, c’est qu’il est alors plus aisé de prendre le point de vue de l’étranger pour redécouvrir la ville d’un œil avide et neuf. En ce cas, autant jouer le jeu et se munir d’un guide.

Perspective bobo : le « Routard »

Sa fameuse couverture rappelle l’enthousiasme des années 1970, quand le monde paraissait à portée d’auto-stop et l’aventure bon enfant comme le flower power. Le hippie, depuis, a muté bobo et le Routard illustre parfaitement cette transformation : s’il a conservé sa vocation originelle de guide pour fauchés, il offre, en prime, une garantie « touristiquement correct » permettant à son utilisateur de savoir quand il convient de s’indigner et quand il est recommandé de se pâmer à tout propos. Routard en goguette, tu réviseras ton histoire de France selon un critère exclusivement moral.  Tu apprendras que la Commune et le Front pop ont été les acmés de la destinée nationale – et tu te montreras reconnaissant envers les Communards pour avoir brûlé les Tuileries et, de ce fait, dégagé l’axe Louvre-Arc de triomphe. Tu ne te laisseras pas abuser par l’auréole de Saint Louis, et seras porté à tenir le roi-chevalier pour un précurseur d’Hitler. Devant le Panthéon, tu regretteras qu’il y ait si peu de femmes chez les Grands hommes (« Un peu la honte ! ») et tu rappelleras à un touriste américain bedonnant que Cuvier, avant d’être un grand scientifique, était surtout un affreux raciste.[access capability= »lire_inedits »]

Si d’aventure tu entends un visiteur s’extasier bruyamment sur les fastes du Paris 1900, tu lui feras remarquer qu’en ces temps obscurs, les jeunes danseuses étaient communément abusées par les bourgeois qui les entretenaient. « On prétendait vivre à la « Belle Époque » ! », lâcheras-tu, ironique ou désabusé. Après avoir tancé un policier municipal sur la responsabilité de sa maison dans la rafle du Vel’ d’Hiv’, tu te recueilleras à la Grande Mosquée pour rendre hommage à tous les musulmans ayant sauvé des juifs sous l’Occupation (« Respect. »). Tu traverseras le 16e en racontant force blagues sur les lodens et jupes plissées qui s’y agitent encore. Mais après t’être fait molester et voler ton iPhone par des joggings à casquette aux Halles, tu te feras un peu sociologue : « Cette vitrine de la consommation attire beaucoup de jeunes qui se reconnaissent sans doute dans cet univers un peu dur et kafkaïen. » Enfin, après avoir observé tous les charmes du multiculturalisme, même quand la cohabitation des communautés se déroule, comme à Belleville, seulement dans une « relative harmonie », tu regretteras  amèrement la disparition du populo parisien, celui de la Commune et du Front pop qui vivait autrefois dans l’Est de la capitale. Bien, sûr, tu te garderas de penser qu’il a été remplacé par les pittoresques immigrés croisés un peu plus tôt, et… par tes semblables : les bobos triomphants.

Perspective mondialiste : « National Geographic »…

Lavez-vous les cheveux, troquez vos vieilles Converse contre des Docksides et armez-vous du guide National Geographic. Vous apprendrez vite cette vérité contre laquelle tout en vous proteste : non, Paris n’est pas  ̶  ou plus  ̶   le centre du monde global. Vous êtes dans la peau d’un gagnant de la mondialisation. Vous la trouvez globalement très positive, et d’ailleurs, le tourisme que vous pratiquez assidûment est l’une de ses plus agréables conséquences. Réjouissez-vous que la Ville-Lumière, autrefois assombrie par ses cafés enfumés, soit passée à l’heure de la législation anti-tabac.  Propre, saine, hygiénique comme un aéroport, Paris est un musée, une compilation de monuments sélectionnés et décrits avec sobriété, fluidité et élégance. Vous êtes un moderne : pour vous, Saint Louis se nomme Louis IX. Et puis, on ne vous la fait pas : vous savez que Saint-Germain-des-Prés n’est plus qu’un vestige éteint. Enthousiasmé par l’idée du « Grand Paris » et favorable en théorie au multiculturalisme, vous déplorez toutefois que l’immigration de masse ait fait quelque peu perdre leur âme à certains quartiers parisiens.

… ou « Lonely Planet »

Pour vous, la mondialisation, c’est surtout la crise. Grâce aux guides de poche de Lonely Planet, vous aurez des munitions pour survivre. Être au plus près de votre budget, compiler les bons plans, rester connecté : vous n’êtes plus un touriste, mais un citoyen fauché du village global. Du coup, vous pratiquez Paris comme l’un de ses habitants – d’ailleurs, à l’origine, vous l’étiez. Nostalgique de l’authenticité, vous n’avez pas les moyens d’être un touriste. Il faut voir les bons côtés de la chose. Foin de l’idéologie, le minimum d’informations culturelles pour vous repérer, le monde contemporain est une jungle, mais vous y survivrez comme le premier autochtone venu.

Perspective consumériste : le « Petit Futé »…

On peut également résumer Paris en une suite d’adresses classées par secteurs, comme un réservoir infini pour assouvir nos besoins ou nos caprices. Le Petit Futé vous fournira, certes, un annuaire assez exhaustif des innombrables services et commerces que propose la capitale, d’un cours d’aïkido à l’achat de fruits exotiques en passant par un musée ou une salle de spectacles. Mais un léger défaut pourrait bien assombrir votre joyeuse métamorphose en hyper-consommateur : les descriptions sont rédigées dans un français post-orthographique. La concordance des temps relève d’une logique oubliée, les accords obéissent à des lois mystérieuses : « Le mot d’ordre nous a bien plus » (p. 233), « Ont été créé ici des œuvres… » (p. 518), « Ce club privée » (p. 269), « Chacune disposent » (p. 303), et le pont des Arts est « un passage obligé pour les amoureux de passage »

… ou « Vuitton ».

Finissez enfin en flambant : après avoir fait l’acquisition du guide le plus mince, le plus select et le plus cher du marché (25 euros et aucun service de presse), vous verrez Paris comme le merveilleux écrin de vos plaisirs les plus snobs. Pour vous, les bobos ne sont que des parvenus un peu grotesques débarqués du Nord-Est comme Attila, la mondialisation n’a troublé que les arrivistes et les faibles et la consommation de masse, genre Petit Futé, c’est pour les ploucs. Vous planez au-dessus de tout ça, avec une vue aérienne de la capitale qui ne retient que quelques adresses « cosy chic », « palace », « charme », « japonais mode » ou « néo-classique luxe ». Seul ennui : vous planez tellement que, pour vous, le 6e arrondissement est encore littéraire et que vous prenez Moix pour un écrivain. Après de telles absurdités, vous ne serez pas si mécontent de redescendre et de vous retrouver, enfin, dans ce bon vieux Paname.[/access]

Paris, collectif, Le Routard, Hachette, 2013.

Paris, collectif, National Geographic, 2013.

Paris, à petits prix, Sophie Senart, Cheap & Chic (Lonely Planet), 2013.

Paris en quelques jours, Catherine Le Nevez, Lonely Planet, 2013.

Paris, collectif, Petit futé, 2013.

Paris, collectif, Louis Vuitton, 2013.

*Photo : trevonhaywood.

Se dire communiste, ça fait rire Dieu

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Le communisme selon Marx a-t-il été réalisé ou est-il toujours immaculé ? En tant qu’Idée, le communisme n’a pas d’autre définition possible que la communauté des biens et donc l’absence de propriété individuelle. Telle est sa seule essence invariable.
Cette idée a été mise en pratique sous diverses formes : par les États communistes, par certaines communautés religieuses, par les kibboutzim, et encore par d’autres expériences locales.
La communauté des biens est-elle un idéal de vie respectable ?
Naturellement, mais à seule une petite condition : que ce mode de vie soit choisi en toute liberté par des adultes consentants qui le désirent pour eux-mêmes.
Le communisme de Marx et des communistes ne respecte pas cette condition absolument impérative.
Il se distingue avec fierté des autres formes de l’idée communiste sur ce point : loin de résulter d’un libre choix individuel, il se présente comme le résultat nécessaire et s’imposant à tous du mouvement de l’histoire, dont la réalisation est l’affaire historique du prolétariat.
Cette idée du communisme qui est exposée dans le Manifeste du parti communiste a été mise en pratique par les partis communistes au pouvoir.
C’est le seul point sur lequel je dois contredire l’excellent article de Guillaume Nicoulaud, quand il écrit : « Le communisme, nous disent des Gérard Filoche ou des Jérôme Leroy, n’a jamais existé : comment pourrait-il être responsable de ce dont on l’accuse ? Eh bien ils ont raison. Le communisme, au sens marxiste – et donc canonique – du terme, c’est une société où les classes sociales ont été abolies, une société débarrassée de la propriété privée des moyens de production mais aussi une société sans État. Le communisme, c’est une forme d’anarchisme et vous conviendrez avec moi que des régimes comme celui de l’ex-URSS, de la Chine maoïste ou de l’actuelle Corée du nord ne cadrent pas du tout avec cette définition. »
Mille regrets, le communisme selon Marx et selon le Manifeste du parti communiste ne désigne pas seulement le terme final de la révolution communiste, à l’exclusion de son commencement. Le communisme selon Marx connaîtra des stades, mais pas de changements de nature.
Entre le communisme du départ et le communisme de l’arrivée, voyons ce qui fait la différence.
Au départ du communisme, même quand tous les moyens de production auront été collectivisés, il faudra continuer de travailler par nécessité, tandis que quand la rareté des biens aura fait place à leur abondance, le travail deviendra une activité libre, et même le premier des besoins.
Au départ du communisme, toujours à cause de cette satanée rareté des biens, il faudra conserver la division du travail, tandis que plus tard, grâce l’abondance, chacun fera ce qu’il veut dans tous les types d’activité et deviendra un « homme total ».
Au départ du communisme, chacun sera rémunéré à proportion de sa contribution en temps de travail social à la production des biens, tandis que quand règnera l’abondance, ce sera à chacun selon ses besoins et de chacun ses moyens, si tant est qu’une répartition s’impose.
Quant à l’État, il existe bel et bien au départ du communisme, puisque selon le Manifeste tout est placé entre ses mains et qu’il dispose d’un pouvoir total. Mais quand grâce à l’abondance, les conflits d’intérêts auront disparu et qu’il n’y aura donc plus besoin d’un pouvoir politique exerçant sa domination par la violence, alors la société pourra s’administrer elle-même sans être soumise à un pouvoir politique.
L’erreur de base de Marx est d’avoir cru que la suppression de la propriété privée mènerait à l’abondance, laquelle ferait disparaître tous les maux.
Sa faute de base est d’avoir condamné la liberté individuelle en tant que valeur bourgeoise faisant barrage à l’abondance.
Que dire alors à ceux qui se proclament communistes et révolutionnaires tout en condamnant ce qu’a montré la pratique du communisme ?
Cette remarque de Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes. »

L’anarchiste portait des gants

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zo axa anarchisme

zo axa anarchisme

« C’est un fort beau garçon : il a dans sa mise quelque élégance et il porte des gants» C’est ainsi que le Journal des Débats décrit en 1893 le jeune homme de 28 ans qui se présente devant la Cour d’assises de la Seine afin de s’opposer à une précédente condamnation à deux ans de prison pour délit de presse. Son nom ? Alphonse Gallaud, plus connu sous un pseudonyme retentissant, Zo d’Axa. Zo d’Axa ! Personnage bien oublié aujourd’hui, mais qui appartient à la mythologie de l’anarchisme littéraire et que connaissent ceux qui s’intéressent à la littérature fin de siècle. Comme le rappellent Jean-Jacques Lefrère et Philippe Oriol dans La feuille qui ne tremblait pas, biographie richement documentée, la littérature du temps est en effet passionnément anarchiste : les feuilles contestataires fleurissent, Paul Adam traduit Le Manifeste communiste dans Les Entretiens politiques et littéraires (l’incompatibilité entre marxisme et anarchisme n’est pas encore très claire), La France littéraire se réclame de la Révolution, Rémy de Gourmont publie dans le Mercure sa célèbre diatribe antimilitariste et Le Figaro s’inquiète de ce bouillonnement subversif qui menace les institutions.
C’est dans ce contexte que Zo d’Axa, somptueux garçon à barbe de barde, déserteur, poète, bourreau des cœurs et voyageur infatigable, devient patron de presse et lance successivement deux journaux, L’Endehors (sans tiret) et la feuille (sans majuscules). Ces deux titres compteront parmi les fleurons de la presse anarchiste, alors fourmillante. L’Endehors, en particulier, hébergera des signatures prestigieuses (Tristan Bernard alors inconnu, Georges Darien, Fénéon, René Ghil, Saint-Pol Roux, etc.), et multipliera les condamnations ; en 1892, moins de deux ans après sa création, le titre cumulait déjà 8 ans de prison et 15 000 francs d’amende, ce qui contraindra Zo d’Axa à chercher refuge à Londres. Quelques mois plus tard exploseront les premières bombes à Paris, le public découvrira Ravachol et Vaillant, et le Parlement votera les « lois scélérates »… « Mille institutions du vieux monde sont marquées d’un signe fatal, écrit d’Axa dans son exil londonien. Les affiliés du complot n’ont pas besoin d’espérer les lointains avenirs meilleurs, ils savent un sûr moyen de cueillir la joie tout de suite ! Détruire passionnément ! »
L’ouvrage captivant de Lefrère & Oriol vaut autant pour sa reconstitution de l’époque que pour son portrait du héros. L’époque : on voit défiler les noms de l’anarchisme (de Sébastien Faure aux frères Reclus) et de la littérature, on redécouvre les cafés et les prisons, les journaux et les idées, bref, tout un monde renaît sous nos yeux, d’autant plus facilement que le livre regorge d’illustrations. Le héros : les auteurs en donnent un portrait plaisant et nuancé, celui d’un anar dandy et humaniste (sa campagne de presse contre la colonie pénitentiaire d’Aniane, sordide bagne pour enfants, a poussé le gouvernement à en ordonner la fermeture, comme le Nicholas Nickleby de Dickens avait provoqué la fermeture des pensions du Yorkshire), un écrivain racé et dilettante, aussi mordant et violent dans ses articles qu’aimable et lunaire dans la vie. Tout le contraire du cliché de l’anarchiste sauvage issu de la classe ouvrière (d’Axa était plutôt fortuné), ce qui poussera d’ailleurs les « purs », tels Jean Grave, à le regarder avec méfiance.
Mais d’Axa, lui, s’en fichait : indifférent aux étiquettes, il n’était apparemment pas dérangé qu’on lui refuse celle d’anarchiste. « Pas plus groupés dans l’anarchie qu’embrigadés dans le socialisme, écrit-il, nous allons – individuels, sans la Foi qui sauve et qui aveugle. Nous nous battons pour la joie des batailles et sans rêve d’avenir meilleur. Que nous importent les lendemains qui seront dans des siècles ! Il faut vivre dès aujourd’hui, tout de suite, et c’est EN DEHORS de toutes les lois, de toutes les règles et de toutes les théories – même anarchistes – que nous voulons nous laisser aller toujours à nos pitiés, à nos emportements, à nos douceurs, à nos rages, à nos instincts – avec l’orgueil d’être nous-mêmes. » Son ami niçois Georges Maurevert touchera juste lorsque, plutôt qu’anarchiste, il le qualifiera d’anarque : « monarque de soi-même »…
Au tournant du siècle, après dix ans de journalisme et d’aventures, d’Axa se retire des affaires et part en voyage. Il sillonnera le monde pendant plusieurs années puis s’installera dans une péniche pour naviguer humblement sur les canaux de France, entre Billancourt et Fécamp. De temps en temps, on le voit resurgir, toujours fagoté comme un marquis vagabond… Il se tire finalement une balle dans la tête, en 1930, à Marseille. « Ce révolté avait des allures d’aristocrate », note la nécrologie publiée par L’Excelsior. Alphonse Gallaud alias Zo d’Axa laisse derrière lui une légende discrète mais tenace, un beau livre de souvenirs écrit à 30 ans (De Mazas à Jérusalem, qui mériterait d’être réédité). Et les quelques dizaines de numéros de la feuille et de l’Endehors, titres mythiques dont, aux dires de ses biographes, aucune bibliothèque en France ne possède de collection complète.

Jean-Jacques Lefrère et Philippe Oriol, La feuille qui ne tremblait pas, Zo d’Axa et l’anarchie, Flammarion, 2013.

À l’Est, l’homme nouveau

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pologne conge paternite

pologne conge paternite

Tandis qu’en Occident, le féminisme s’esquinte à surmonter ses divisions, en Pologne, l’union fait la force des suffragettes. Le Ve  Congrès des femmes, organisé en juin à Varsovie, en a été la démonstration suprême. Qu’elles se disent de tradition libérale ou socialiste, pro-sexe ou pas, les 8500 déléguées se sont accordées sur un constat : l’état de santé des hommes polonais pose un problème. Le débat, annoncé sous le titre « L’homme, cet inconnu », visait à déterminer une conduite appropriée des femmes face à la fâcheuse attitude de la population masculine, encline à renvoyer aux calendes grecques les examens périodiques de santé et autres dépistages. Faut-il encore charger les femmes d’une responsabilité supplémentaire, à savoir celle de veiller sur la santé des hommes ?[access capability= »lire_inedits »] Conviés à titre exceptionnel, des experts mâles de toutes sortes ont répondu par l’affirmative. Qui plus est, éviter aux hommes les situations traumatisantes telles que le divorce ou la perte du droit de garde aurait, ont-ils soutenu, des retombées bénéfiques sur leur forme. « Les hommes sont discriminés : seuls 3% d’entre eux obtiennent la garde des enfants », a même argumenté l’un des spécialistes. De fait, l’opinion publique s’enthousiasme pour la famille égalitaire mais, dans la vraie vie, seuls 20 % des foyers s’en approchent. Bizarre : l’entrée dans le monde merveilleux de l’Union n’a pas fait disparaître les préjugés culturels, la tradition patriarcale, sans oublier la peur du qu’en dira-t-on – Qui c’est qui commande chez toi ? Autant de contraintes et d’inhibitions qui minent le bien-être masculin. On ose à peine imaginer le tonus de tous ces hommes si on leur réservait l’exclusivité du pouponnage !  Mais heureusement, le calvaire des Polonais, obligés d’obliger leurs femmes à la soumission, va peut-être prendre fin. Dans un appel solennel au gouvernement, le Congrès des femmes demande l’instauration d’un congé paternité obligatoire de quatre semaines. Envoyer les hommes aux fourneaux : qui se serait douté que la Pologne était entrée dans l’âge postmoderne ?[/access]

*Photo : unclepaul.