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L’autre exception française


L’autre exception française

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On a beaucoup glosé sur la spécificité française révélée par l’ampleur de la mobilisation populaire contre la loi Taubira. Pourquoi ce texte a-t-il suscité une telle émotion dans une large partie de l’opinion hexagonale et ultramarine alors que des lois similaires étaient passées comme lettres à la poste dans des pays aussi culturellement divers que la Grande-Bretagne, l’Espagne ou le Brésil ? Si l’on pouvait, à la rigueur, expliquer l’assentiment aux unions homosexuelles de l’Angleterre et de douze États américains par l’individualisme anglo-saxon,   cela ne vaut ni pour l’Espagne ni pour le Brésil, pays de culture catholique où, traditionnellement, les droits de la famille priment sur ceux des individus. Faut-il alors accepter l’interprétation proposée par quelques penseurs de la gauche élitaire, style Terra Nova, qui prétendent que cette glorification de la famille old style, hétérosexuelle et patriarcale, traduit la « droitisation » de la société française, voire un retour du refoulé vichyste ? On nous permettra de trouver un peu courte cette explication, qui suppose que la « valeur famille », sanctionnée par le mariage civil et républicain, soit un marqueur de la droite, alors que sa supposée dénaturation au nom de l’extension sans limite des droits de l’individu appartiendrait à l’ADN de la gauche.
C’est faire bon marché d’une réalité pourtant aveuglante : la conversion de la minorité homosexuelle au mariage bourgeois et au désir fou de normalisation d’une différence radicale constitue une victoire totale de l’idéologie « familialiste » sur celle des « libéraux-libertaires ». Les pionniers de la lutte pour les droits des homosexuels, dont les survivants sont, hélas, peu nombreux, tant ils ont été décimés par le sida, ont dû s’agiter frénétiquement dans leur tombe en entendant leurs héritiers revendiquer leur droit de jouer, comme tout le monde, à « papa, maman, les gosses, le chien et le pavillon de banlieue ». Qu’auraient pensé les Guy Hocquenghem, Michel Foucault, Jean Genet, Gilles Deleuze, Félix Guattari[1. Deleuze et Guattari n’étaient pas homosexuels, mais le mouvement gay s’est longtemps appuyé sur leur théorie avant de se passionner pour les gender studies d’outre-Atlantique.] de cette exigence des LGBT du droit à « faire famille » ?[access capability= »lire_inedits »] Ils s’en seraient sans doute gaussés, avec le talent et la fougue qu’on leur connaissait ; ou peut-être se seraient-ils murés dans un silence réprobateur, comme les actuels dépositaires de leur mémoire…
À gauche et à l’extrême gauche, l’affrontement entre les soutiens et les contempteurs de la famille ne date pas d’aujourd’hui : il remonte, au moins, aux polémiques qui ont opposé Lénine à Alexandra Kollontaï et Rosa Luxemburg, le premier défendant une conception moraliste et traditionnelle du couple et de la famille, alors que les secondes militaient, en théorie comme en action, pour la liberté sexuelle et la destruction des liens familiaux, considérés comme un héritage bourgeois et réactionnaire. Plus près de nous, dans les années 50 du siècle dernier, Jeannette Vermeersch, épouse de Maurice Thorez, s’est opposée  violemment à Simone de Beauvoir au moment de la publication du Deuxième Sexe. Contrairement aux apparences, c’est la stalinienne Jeannette Vermeersch qui l’a emporté sur la compagne de Jean-Paul Sartre, même si cette dernière reste une icône mondiale des féministes. En 1972, le philosophe Gilles Deleuze, principal pourfendeur moderne du « familialisme », et Félix Guattari publiaient L’Anti-Œdipe, dans lequel ils désignaient la psychanalyse, et particulièrement sa version lacanienne, comme le dernier avatar de l’oppression familialiste. En 1980, Deleuze constatait, amer, l’échec de cette tentative de purger la société de cette structure, lieu privilégié, selon lui, des « micro-fascismes » : « Anti-Œdipe est paru juste après 68 : c’était une époque de bouillonnement, de recherche. Aujourd’hui il y a une très forte réaction. C’est toute une économie du livre, une nouvelle politique, qui impose le conformisme actuel. […] Et puis, une masse de romans redécouvrent le thème familial le plus plat, et développent à l’infini tout un papa-maman. […] C’est vraiment l’année du patrimoine, à cet égard L’Anti-Œdipe a été un échec complet. »
Un an plus tard, l’arrivée de François Mitterrand à la présidence de la République consacrait le triomphe de la gauche familialiste. Mitterrand éprouvait à l’égard de la famille les mêmes sentiments que François Mauriac envers l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale : un amour si grand qu’il ne voyait que des avantages à en avoir deux… Le premier président de gauche de la Ve République n’hésitait pas, cependant, à convoquer dans son bureau des journalistes accrédités à l’Élysée pour les sermonner vertement s’ils avaient eu la mauvaise idée de divorcer. De plus, il mena tout au long de son mandat, une politique résolument favorable à une conception traditionnelle de la famille à la française, ne touchant pas aux avantages fiscaux et aux prestations sociales dont elle bénéficiait, même si ces derniers étaient accordés de manière indifférenciée aux riches comme aux pauvres. Il s’opposa même aux mesures symboliques de « modernisation », comme la possibilité de transmettre aux enfants, au choix, le nom du père ou celui de la mère, ou les deux accolés. Cette mesure, défendue avec fougue par Ségolène Royal, alors conseillère de Mitterrand pour les affaires sociales et familiales, dut attendre l’élection de Jacques Chirac et d’une majorité de droite – qui l’adopta en 2003.
Cette résilience de la famille française face à tous ceux qui projetaient de la déconstruire, au profit de l’individu ou d’une utopie collectiviste, constitue bien une exception culturelle au sein du monde occidental. La famille remplit à l’échelle microsociale la même fonction que la nation au niveau macrosocial : elle constitue un espace de solidarité naturelle. Cela explique que notre natalité soit supérieure à celle des pays voisins, et que la famille joue un rôle d’amortisseur des crises économiques. Le « syndrome Tanguy », qui pousse les enfants à s’incruster au domicile parental jusqu’à un âge avancé, serait, par exemple, impensable en Allemagne. Quand ses bambins l’ont obligée à rester au foyer durant de longues années, faute de crèches, d’écoles maternelles ou de cantines scolaires, la femme allemande s’estime libérée de toute obligation à leur égard lorsqu’ils ont atteint l’âge adulte, quitte à déposer leurs affaires sur le palier s’ils refusent de voler de leurs propres ailes. Quant au communautarisme à l’anglo-saxonne, qu’il soit fondé sur l’appartenance de classe, l’origine ou l’orientation sexuelle, il assure la prise en charge des plus faibles hors de la famille. En conséquence, dans ce modèle, les politiques publiques s’adressent aux individus ou aux communautés, mais font l’impasse sur la famille.
La famille à la française résiste d’autant mieux à ceux qui veulent l’abolir qu’elle s’inscrit dans notre patrimoine culturel. De la tragédie racinienne, œdipienne (forcément œdipienne), aux sagas familiales de Balzac et Zola, la « grande littérature » française est familialiste comme pas deux, alors que l’Allemagne a une prédilection pour le « roman de formation » et le monde anglo-saxon pour les drames de l’émancipation individuelle. Une exception confirme la règle : Gustave Flaubert, dont il n’est pas fortuit que Sartre, autre « antifamilialiste » notoire, se soit fait le biographe.
Dans ces conditions, si l’on excepte quelques adeptes de l’individu-roi, qui considèrent l’extension indéfinie des droits comme la définition même du progrès, la controverse à laquelle on a assisté ne saurait être analysée comme un affrontement entre défenseurs et ennemis de la famille. Pour la gauche, le (grotesque) mimétisme familialiste des homosexuels ne la met nullement en danger, alors que la droite s’inquiète, à tort, de sa fragilité. Au lieu de se regarder en chiens de faïence ou de s’invectiver, partisans et adversaires du mariage gay auraient pu s’accorder sur le même mot d’ordre : familles, je vous aime ![/access]

*Photo : affiche du PCF.

Eté 2013 #4

Article extrait du Magazine Causeur



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