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L’anarchiste portait des gants


L’anarchiste portait des gants

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« C’est un fort beau garçon : il a dans sa mise quelque élégance et il porte des gants» C’est ainsi que le Journal des Débats décrit en 1893 le jeune homme de 28 ans qui se présente devant la Cour d’assises de la Seine afin de s’opposer à une précédente condamnation à deux ans de prison pour délit de presse. Son nom ? Alphonse Gallaud, plus connu sous un pseudonyme retentissant, Zo d’Axa. Zo d’Axa ! Personnage bien oublié aujourd’hui, mais qui appartient à la mythologie de l’anarchisme littéraire et que connaissent ceux qui s’intéressent à la littérature fin de siècle. Comme le rappellent Jean-Jacques Lefrère et Philippe Oriol dans La feuille qui ne tremblait pas, biographie richement documentée, la littérature du temps est en effet passionnément anarchiste : les feuilles contestataires fleurissent, Paul Adam traduit Le Manifeste communiste dans Les Entretiens politiques et littéraires (l’incompatibilité entre marxisme et anarchisme n’est pas encore très claire), La France littéraire se réclame de la Révolution, Rémy de Gourmont publie dans le Mercure sa célèbre diatribe antimilitariste et Le Figaro s’inquiète de ce bouillonnement subversif qui menace les institutions.
C’est dans ce contexte que Zo d’Axa, somptueux garçon à barbe de barde, déserteur, poète, bourreau des cœurs et voyageur infatigable, devient patron de presse et lance successivement deux journaux, L’Endehors (sans tiret) et la feuille (sans majuscules). Ces deux titres compteront parmi les fleurons de la presse anarchiste, alors fourmillante. L’Endehors, en particulier, hébergera des signatures prestigieuses (Tristan Bernard alors inconnu, Georges Darien, Fénéon, René Ghil, Saint-Pol Roux, etc.), et multipliera les condamnations ; en 1892, moins de deux ans après sa création, le titre cumulait déjà 8 ans de prison et 15 000 francs d’amende, ce qui contraindra Zo d’Axa à chercher refuge à Londres. Quelques mois plus tard exploseront les premières bombes à Paris, le public découvrira Ravachol et Vaillant, et le Parlement votera les « lois scélérates »… « Mille institutions du vieux monde sont marquées d’un signe fatal, écrit d’Axa dans son exil londonien. Les affiliés du complot n’ont pas besoin d’espérer les lointains avenirs meilleurs, ils savent un sûr moyen de cueillir la joie tout de suite ! Détruire passionnément ! »
L’ouvrage captivant de Lefrère & Oriol vaut autant pour sa reconstitution de l’époque que pour son portrait du héros. L’époque : on voit défiler les noms de l’anarchisme (de Sébastien Faure aux frères Reclus) et de la littérature, on redécouvre les cafés et les prisons, les journaux et les idées, bref, tout un monde renaît sous nos yeux, d’autant plus facilement que le livre regorge d’illustrations. Le héros : les auteurs en donnent un portrait plaisant et nuancé, celui d’un anar dandy et humaniste (sa campagne de presse contre la colonie pénitentiaire d’Aniane, sordide bagne pour enfants, a poussé le gouvernement à en ordonner la fermeture, comme le Nicholas Nickleby de Dickens avait provoqué la fermeture des pensions du Yorkshire), un écrivain racé et dilettante, aussi mordant et violent dans ses articles qu’aimable et lunaire dans la vie. Tout le contraire du cliché de l’anarchiste sauvage issu de la classe ouvrière (d’Axa était plutôt fortuné), ce qui poussera d’ailleurs les « purs », tels Jean Grave, à le regarder avec méfiance.
Mais d’Axa, lui, s’en fichait : indifférent aux étiquettes, il n’était apparemment pas dérangé qu’on lui refuse celle d’anarchiste. « Pas plus groupés dans l’anarchie qu’embrigadés dans le socialisme, écrit-il, nous allons – individuels, sans la Foi qui sauve et qui aveugle. Nous nous battons pour la joie des batailles et sans rêve d’avenir meilleur. Que nous importent les lendemains qui seront dans des siècles ! Il faut vivre dès aujourd’hui, tout de suite, et c’est EN DEHORS de toutes les lois, de toutes les règles et de toutes les théories – même anarchistes – que nous voulons nous laisser aller toujours à nos pitiés, à nos emportements, à nos douceurs, à nos rages, à nos instincts – avec l’orgueil d’être nous-mêmes. » Son ami niçois Georges Maurevert touchera juste lorsque, plutôt qu’anarchiste, il le qualifiera d’anarque : « monarque de soi-même »…
Au tournant du siècle, après dix ans de journalisme et d’aventures, d’Axa se retire des affaires et part en voyage. Il sillonnera le monde pendant plusieurs années puis s’installera dans une péniche pour naviguer humblement sur les canaux de France, entre Billancourt et Fécamp. De temps en temps, on le voit resurgir, toujours fagoté comme un marquis vagabond… Il se tire finalement une balle dans la tête, en 1930, à Marseille. « Ce révolté avait des allures d’aristocrate », note la nécrologie publiée par L’Excelsior. Alphonse Gallaud alias Zo d’Axa laisse derrière lui une légende discrète mais tenace, un beau livre de souvenirs écrit à 30 ans (De Mazas à Jérusalem, qui mériterait d’être réédité). Et les quelques dizaines de numéros de la feuille et de l’Endehors, titres mythiques dont, aux dires de ses biographes, aucune bibliothèque en France ne possède de collection complète.

Jean-Jacques Lefrère et Philippe Oriol, La feuille qui ne tremblait pas, Zo d’Axa et l’anarchie, Flammarion, 2013.



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