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Un grand peintre nommé Benjamin-Constant

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benjamin constant toulouse

Le musée des Augustins, à Toulouse, consacre une rétrospective à l’une des figures de proue de l’orientalisme. Il s’agit du peintre Jean-Joseph Benjamin-Constant (1845-1902), à ne pas confondre avec l’homme politique Benjamin Constant (sans trait d’union). Ce peintre quasi absent des cimaises depuis un siècle brille par une puissante picturalité. Avec lui, c’est une partie de l’histoire de l’art qui redevient accessible.

Depuis longtemps, lors de chacun de mes passages à Toulouse, j’allais aux Augustins voir une des toiles de Benjamin-Constant. Une œuvre qui l’avait rendu instantanément célèbre au salon de 1876. Sept mètres de haut. L’étiquette toulousaine indiquait L’Entrée de Mahomet à Constantinople. En sortant, j’ai plusieurs fois laissé une protestation dans le cahier des visiteurs, précisant que Mahomet n’est jamais entré dans la capitale byzantine. Mes messages n’intéressaient personne, pas plus que la toile elle-même. Elle restait probablement en place en raison de son caractère intransportable. C’était le sort des « pompiers » dans les musées de province. Cependant, il y a une dizaine d’années, j’ai senti un premier frémissement avec le changement d’étiquette. C’est le chef turc Mehmet II qui entre dorénavant dans la ville, comme en 1453. Une nouvelle étape s’est produite quand on a dépouillé la toile de son cadre, pour une présentation plus « moderne ». Les temps changent donc, et l’organisation de cette exposition est un véritable événement.

On plaque souvent sur les peintres « pompiers » et académiques des préjugés stupides. Trop occupés à raconter une histoire, une anecdote, ces artistes se seraient seulement consacrés à créer l’illusion avec une ridicule précision. Tel le réalisateur de péplum qui masque les artifices du plateau, ces rapins se seraient sottement appliqués à faire oublier qu’ils utilisent de la peinture. Leurs œuvres seraient lisses, plates, peintes au petit pinceau et, croit-on, bourrées de détails. En un mot, elles seraient dépourvues de picturalité. À l’inverse, les impressionnistes et consorts, avec leur pâte épaisse, incarneraient la véritable « autonomie ». On connaît la musique.
C’est le contraire qu’on observe dans l’exposition Benjamin-Constant. Ses thèmes orientalistes sont, certes, parfois lassants, mais sa peinture, elle, ne l’est jamais. Chaque toile met en jeu une audacieuse variété de registrations : sfumatos mystérieux, empâtements rugueux, coups de pinceau gestuels, touche nette, glacis subtils, lumières vibrantes et ombres en camaïeu. On est surpris par son étonnante profusion de matières. À tous points de vue, il fait penser à la richesse du Flaubert de Salammbô. Même si ce roman reste un peu exotique pour moi, je me régale chaque fois que j’en lis ne serait-ce que quelques phrases. La picturalité de Benjamin-Constant est, à mon sens, un régal du même ordre.
Ses peintures les plus marquantes sont produites au début de sa carrière. Son imaginaire érotique, non dénué de langueurs baudelairiennes, se conjugue avec le faste et les cruautés d’un Orient fantasmé. On a le sentiment que l’ennui ordinaire des femmes trouve une sorte de sublimation dans la féerie de leurs étoffes. L’époque est réceptive à ce thème. C’est d’ailleurs vers cette période que le psychiatre Gaëtan-Gatian de Clérambault (1872-1934) approfondit le lien entre érotomanie et textiles, après avoir lui-même photographié des femmes voilées au Maroc et composé des drapés pour les étudiants des Beaux-arts.
Durant cette première partie de sa vie créatrice, Benjamin-Constant bénéficie d’un public, mais est en porte-à-faux avec les milieux académiques qui jugent ses sujets insuffisamment sérieux. Ensuite, les choses s’inversent. Il est admis à l’Institut, mais l’orientalisme passe de mode. Il se rabat sur des portraits de personnalités. Son succès est, au total, considérable en Europe comme aux Amériques.
Cependant, en France, sa renommée s’effondre après sa mort, de même que sa présence sur les cimaises. Nombre de toiles présentées à Toulouse ont été « retrouvées », parfois en situation improbable et restaurées. Les musées américains et canadiens qui contribuent à l’événement ont rencontré moins de difficultés. En effet, outre-Atlantique, un parti pris pluraliste a très souvent donné une visibilité convenable aux diverses écoles de chaque siècle, « pompiers » et orientalistes compris. Avec cette exposition Benjamin-Constant, c’est une partie de notre passé qui refait surface. Il faut en remercier Axel Hemery, à l’origine de l’initiative avec sa consœur de Montréal, Nathalie Bondil.
Petit à petit, des pans entiers de l’histoire de l’art émergent et appellent de nouvelles réflexions. C’est peut-être cela qui est enthousiasmant à notre époque.

Benjamin-Constant, musée des Augustins, Toulouse, jusqu’au 4 janvier 2015.

Sibelius, Depardieu et moi

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depardieu richard millet

Certains, qui ne l’ont sans doute pas beaucoup lu, traitent Richard Millet de graphomane. Qu’il publie désormais ses livres par trois n’aidera pas à les faire changer d’avis. Peu importe. Car ce qui importe est l’œuvre et non pas le bruit qu’elle provoque et qui tente de l’étouffer. Or, Richard Millet lui-même s’interroge, dans un très beau texte sur Sibelius qui est aussi prétexte à une mise en abyme de son travail d’écrivain. Arrive-t-il un moment où l’écrivain, comme le compositeur, doit se taire et laisser place au silence, avant qu’il ne soit trop tard ? Avant que l’on puisse dire de lui, comme dit de Mozart le Glenn Gould de Thomas Bernhard, qu’il est mort trop tard ?

« Parvenu à la soixantaine, c’est-à-dire à l’âge où Sibelius a commencé de se taire, je suis plus que jamais tenté de muer en silence la fatalité de l’inachevable – soit ce qu’on appelle mon « œuvre » et dont le possessif qui le régit me semble de plus en plus étrange, et moi presque étranger au sentiment de responsabilité qu’un écrivain entretient avec le corps de ses livres », écrit Richard Millet dans Sibelius. Les cygnes et le silence. S’il consacre un livre au corps politique de Gérard Depardieu et un autre au silence de Sibelius, c’est que Richard Millet fait de l’un l’incarnation de la France depuis une quarantaine d’années, le corps même de la France, et « le grand miroir de notre déchéance, de notre absence au monde et à nous-mêmes », celui qui a le mieux incarné la France dans toute sa profondeur et ses contradictions en finissant par se perdre dans sa monstruosité et par renoncer à une nationalité qui ne semble plus avoir aucun sens et, de l’autre, le héros d’une nation finlandaise balbutiante. Or, Sibelius n’a jamais composé sa huitième symphonie et a passé les trente dernières années de sa vie dans un silence presque complet, ne composant plus que des pièces secondaires, tandis que Depardieu s’éloigne peu à peu de son rôle, de ce qui a fait de lui l’image d’un peuple dans toutes ses vicissitudes et ses contradictions.

« La question posée par Sibelius mérite d’être méditée : pourquoi s’obstiner à une œuvre qui ne compte pas, être un compositeur sans importance … » C’est en effet la question que tout écrivain et tout artiste devrait se poser et celle que semble se poser Richard Millet. Il arrive un moment où le silence vaut mieux que le plagiat de sa propre œuvre. Quel est ce moment ? « Je me dis que je suis peut-être arrivé au même point que lui et que le silence est mon salut – ce que je ne saurai qu’en continuant à écrire », note encore Millet qui s’en tire ainsi par une pirouette.

Le livre qu’il consacre à Sibelius nous paraît, quoi qu’il en soit, plus profond et essentiel que Le corps politique de Gérard Depardieu et Sous la nuée, publiés simultanément, car Millet s’y met à nu en ne cachant pas le doute qui l’assaille face à son œuvre et à la nécessité de la prolonger ou au devoir de se taire. C’est encore probablement le doute et l’humilité, bien plus que le snobisme, comme nous avons pu le lire, qui font citer à Millet plusieurs passages de sa correspondance privée avec les compositeurs Marc-André Dalbavie et Régis Campo qu’il semble appeler à son secours pour appuyer son interprétation de l’œuvre de Sibelius et de son silence final. Dans le fond, Richard Millet ne s’est jamais montré aussi cerné par le doute et aussi loin de la morgue qu’on lui prête, que dans ses livres sur Sibelius et Depardieu où il semble que le nombre impressionnant de noms d’artistes, de réalisateurs, de compositeurs, d’écrivains et d’œuvres qu’il cite aient bien davantage pour rôle de cacher le doute d’un écrivain qui s’aventure sur un terrain qu’il sait périlleux, que d’impressionner le lecteur par un étalage de culture qu’il sait n’avoir aucun sens. On n’attendait pas un Millet aussi désemparé. Il faut saluer la pudeur avec laquelle il dissimule ses doutes derrière deux figures massives qui incarnent deux idées de la nation : Sibelius et Depardieu, l’un se réduisant au silence, l’autre offrant son corps à sa patrie pour mieux s’en exiler.

Richard Millet, Sibelius. Les cygnes et le silence, Gallimard; Le corps politique de Gérard Depardieu, Pierre-Guillaume de Roux; Sous la nuée, Fata Morgana.

Gérard Berréby, édition et sédition

allia berreby gerard

Autant le dire tout de suite : nous avons adoré Rien n’est fini, tout commence (Allia, 2014), que Gérard Berréby vient de publier avec l’écrivain situationniste belge Raoul Vaneigem. D’abord parce que ce livre d’entretiens fourmille d’anecdotes savoureuses, d’analyses rétrospectives, de documents et de témoignages d’époque sur l’avant et l’après-68.
Rassurez-vous, le lecteur n’a pas besoin d’épouser les vues autogestionnaires de Vaneigem pour apprécier cet ouvrage de haute tenue : Berréby n’hésite pas à aller au choc avec son interlocuteur octogénaire, dont il est loin de partager l’enthousiasme à l’égard des Indignés et autres révoltés postmodernes. Ces désaccords cordiaux donnent encore plus de sel à ce livre à quatre mains, qui nous a fourni le prétexte parfait pour aller voir Gérard Berréby, directeur d’Allia, l’une de nos maisons d’édition préférées sur la place de Paris.
Entre classicisme et pensée critique, son catalogue ressemble à un grand cabinet de curiosités. De sainte Thérèse d’Avila aux essais sur le rock de Nick Tosches en passant par Leopardi, Allia jongle avec l’éclectisme, notamment lorsqu’il publie des bouquins a priori improbables dont son directeur a le secret, comme ses entretiens avec Piet de Groof[1. Le Général situationniste. Entretiens avec Gérard Berréby et Danielle Orhan, Piet de Groof, Allia, 2007.], ancien situ devenu général de l’armée belge !
Contrairement aux révolutionnaires en peau de lapin, Berréby ne craint pas de désespérer Billancourt. Son refus du terrorisme philosophique issu des années 1960 ne l’empêche pas de critiquer le monde tel qu’il ne va pas. Mais son engagement radical, il l’accomplit dans l’édition, à travers le soin méticuleux qu’il met dans le choix et la confection de ses livres, avec une rigueur un rien extrémiste à faire pâlir d’envie notre chère Élisabeth. Et c’est ainsi qu’Allia est grand.

Propos recueillis par Daoud Boughezala et Marc Cohen.

Causeur : Vous venez de coécrire et d’éditer Rien n’est fini, tout commence (Allia), un ouvrage d’entretiens avec le situationniste belge Raoul Vaneigem, dont le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, publié fin 1967, eut un impact considérable sur les barricades de Mai 68. À travers ce livre à quatre mains, avez-vous voulu réaliser une sorte de biographie exhaustive ou faire un addendum pour la génération Y ?

Gérard Berréby : Mes dialogues avec Raoul Vaneigem confrontent deux individus issus de générations différentes qui ont vécu la même époque à des âges différents – pendant Mai 68, je sortais à peine de l’adolescence, tandis que Raoul Vaneigem était un homme de plus de trente ans avec une formation et une base solides. Avec Rien n’est fini, tout commence, je voulais retracer la genèse des choses, autrement dit comprendre l’origine sociale et intellectuelle des protagonistes de ce mouvement. Un monde qui n’a en effet que peu à voir avec celui d’aujourd’hui. Les personnes classées Y en sont parfois abasourdies ! Par des va-et-vient entre le passé et notre monde contemporain, j’ai voulu livrer un « roman d’époque », un roman oral pour ainsi dire, restituant le climat politique, social, culturel de plusieurs décennies du xxe siècle.

En lisant ce « roman d’époque », on découvre quelques détails truculents sur l’Internationale situationniste (1957-1972). Par exemple, même chez ces révolutionnaires, les hommes mettaient les pieds sous la table pendant que la seule femme du groupe faisait le service et la vaisselle. Ce genre d’anecdote en dit peut-être plus long sur l’esprit d’une génération que bien des travaux universitaires…

La forme de la conversation me permet d’aborder tous les aspects du sujet, sans faire de grande thèse académique barbante que personne ne lira.

Histoire de mettre les lecteurs dans le bain, je commence ces entretiens par une cinquantaine de pages sur la Belgique, l’enfance de Vaneigem pendant la Seconde Guerre mondiale, puis sa jeunesse, ses premiers flirts, etc. Par exemple, raconter les circonstances de sa rencontre avec Guy Debord peut paraître anecdotique, mais cela ne l’est pas du tout. Dans cette histoire, on retrouve leurs influences intellectuelles communes, notamment le rôle qu’a joué le philosophe Henri Lefebvre.

Votre intérêt pour les situationnistes ne date pas d’hier. Une grande partie du catalogue d’Allia gravite autour de l’univers situ, au sens large. Outre l’effet générationnel, quelles raisons vous ont-elles poussé à consacrer autant d’heures de travail à cette avant-garde que l’on pourrait croire dépassée ?

J’ai voulu construire un catalogue avec une identité et un sens. Rien n’est fini est en effet le quatrième livre d’entretiens que je consacre à ce sujet. Au risque de passer pour un ancien combattant, le premier ouvrage que j’ai édité autour de la question remonte à 1985. Imaginez, c’est il y a un siècle ! C’était une masse d’archives qui s’intitulait Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste. On y devinait déjà mon approche et ma méthode de travail : montrer comment, à une époque donnée, il est possible de faire quelque chose, et la répercussion de cette action sur les gens. Avec le recul, on se rend compte que cette chose n’est plus possible. Ainsi, dans La Tribu (Allia, 1998), que j’ai coécrit avec Jean-Michel Mension, je racontais comment des jeunes gens se retrouvaient entre eux, rédigeaient un petit bulletin ronéoté qui coûtait trois francs six sous, et passaient leur vie dans les cafés. Vu le prix du café ou d’un demi de bière de nos jours, beaucoup de lecteurs se sont demandé comment il était possible de refaire le monde à longueur de journée en picolant !

Ce n’est pas le seul malentendu que notre époque entretient avec celles qui l’ont précédée. S’agissant de Mai 68, de Daniel Cohn-Bendit à Zemmour, l’interprétation sociétale du mouvement étudiant fait aujourd’hui autorité, à croire que les jeunes se sont soulevés pour préparer le terrain au capitalisme libéral-libertaire !

D’aucuns prétendent que le désastre de notre société contemporaine découle de l’utopie soixante-huitarde. Les uns le font grossièrement comme Zemmour, d’autres de manière plus subtile et littéraire comme Houellebecq. Ces critiques de 68 vont un peu vite en besogne.Ils escamotent un point essentiel : si les idées de cette époque ont été récupérées par la marchandisation au point de devenir un élément essentiel du spectacle, c’est qu’on les a détournées. Prenons l’exemple des aspirations féministes des années 1960. Tandis que le droit des femmes se développe, l’image de la femme n’a jamais été autant commercialisée, et ce de manière spectaculaire : sur n’importe quel site Internet, vous voyez s’afficher une pin-up sur la droite. Faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain ? Bien sûr que non. En 1968, la société était sclérosée et ne correspondait pas aux aspirations d’une frange de la jeunesse. Qu’une aspiration critique ait été subvertie n’est pas une raison pour empêcher les forces vives de développer des idées et de critiquer les institutions de leur temps, sans quoi on ne ferait plus rien…

Reconnaissez que les situationnistes prêtent le flanc à la critique. Dès ses premières années, l’IS a multiplié les exclusions en son sein au nom de la pureté doctrinale. Sous l’autorité de Debord, Raoul Vaneigem a d’ailleurs été successivement l’exécutant et la victime de ces purges. Comment expliquez-vous qu’un groupe s’étant toujours distingué du gauchisme par son refus proclamé de l’idéologie ait poussé la paranoïa jusqu’à l’autodestruction ?

Nous soulignons en effet cette dérive dans notre livre. Avec Vaneigem, nous concluons que « le ver était dans le fruit », puisqu’une association d’individus libres et autonomes luttant contre un monde séparé a fini par instituer des rapports internes hiérarchiques et précisément séparés. Ce n’est pas pour rien que nous comparons les pratiques de l’IS avec les sectes des Fanatiques de l’Apocalypse de Norman Cohn, ou que cela m’évoque Les Démons de Dostoïevski. Paradoxalement, c’est à son apogée, vers 1967-1968, lors de la publication de De la misère en milieu étudiant, de La Société du spectacle et du Traité de savoir-vivre, que le déclin du mouvement situationniste s’est amorcé.

Tout bien pesé, les vrais fossoyeurs de Mai 68 ne sont-ils pas ceux qui parlent de « société du spectacle » à tort et à travers ? Les cendres de Debord doivent se retourner dans la stratosphère devant tous les hommages rendus par l’État et les journaux qu’il vomissait…

C’est le moins qu’on puisse dire. Mais c’est un mouvement naturel de l’histoire. Toute pensée novatrice, progressiste ou subversive qui a son sens à un moment donné est vouée à la récupération. En contestant l’état de fait de la société et son organisation, la pensée situationniste s’est révélée anticipatrice, ce qui explique sa diffusion massive à la fin des années 1960 et surtout pendant les années 1970. Le temps aidant, le pouvoir s’est chargé de la neutraliser : il n’y a pas aujourd’hui un homme politique – de quelque bord que ce soit – qui ne fasse référence, dans ses discours, aux notions de spectacle, d’aliénation, de vie quotidienne, etc.

La consécration officielle de Debord en « trésor national » n’est ni plus ni moins qu’une forme de momification. Le réduire au grand écrivain – qu’il est sans doute – au même titre que Chateaubriand ou le cardinal de Retz permet de le vider de sa substance critique.

La publication de ses Œuvres complètes par Gallimard (2006) s’inscrit-elle dans ce mouvement de récupération ? Que pensez-vous de ce volume ?

Ce recueil ressemble à une escroquerie intellectuelle. Sur un plan strictement philologique, c’est une édition partiale qui oriente le sens avant même de donner le texte à lire. Derrière ce livre, il y a une volonté de construire un mythe. Ces gens ont ajouté des annotations tendancieuses, qui sont des règlements de comptes indirects, et ont oublié certaines éditions établies autour de Debord ou du mouvement situationniste, en l’occurrence les miennes, ainsi que d’autres textes qui auraient pu donner un autre profil à la perception de l’œuvre. Bref, c’est un travail ni rigoureux, ni honnête, ni acceptable, qu’il faudrait entièrement refondre. Et puis il y a un manifeste incomplet, un texte inédit accessible et qui ne fait pas partie de cette publication… S’il y a des éditeurs pour accepter de publier des textes dans de telles conditions, que voulez-vous que j’y fasse ? Je ne suis pas un justicier masqué ! Il faudra attendre longtemps avant que cette propriété ne tombe dans le domaine public pour que l’on puisse tout rebâtir de fond en comble, si toutefois les lecteurs ont encore de l’intérêt pour ces textes-là dans cinquante ans.

En attendant, les lecteurs d’aujourd’hui se précipitent sur Le Suicide français d’Éric Zemmour. Malgré vos vues divergentes, vous semblez partager certaines de ses observations dans vos discussions avec Vaneigem, par exemple lorsque vous citez le pillage du RER de Grigny le 16 mars 2013 comme exemple de la « guerre de tous contre tous » qui mine notre société…

On ne peut rayer d’un trait de plume, comme le font tous les éditorialistes en place, un ouvrage qui se vend à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Si l’on est un tant soit peu honnête intellectuellement, on est obligé de faire un certain nombre de constats. Pas plus tard qu’hier, près de chez moi, à la Goutte d’Or, un restaurant indien a été vandalisé par une bande dite de la mafia sri-lankaise, pour un différend d’environ 150 euros. La vidéo de l’agression a été relayée par le site du Parisien, les images sont très violentes. Ce genre de faits et leur mise en scène créent un sentiment de peur généralisée dans la société, tout le monde se méfie de tout le monde, du type dans le métro qui va vous parler, et on se sent agressé. C’est cela, la guerre de tous contre tous. Dans l’attaque du RER de Grigny, qu’ont ramassé les pilleurs ? Neuf téléphones portables ainsi que 150 ou 200 euros en faisant les poches de voyageurs aussi pauvres qu’eux. Et ces délinquants sont passablement idiots : avec les caméras de surveillance partout, on a tôt fait de les retrouver ! Et on utilise l’ensemble de ces manifestations à des fins électorales en manipulant les mots et les images.

Les suspects de Grigny convaincus de racket n’ont écopé que de peines légères, mais passons. Que pensez-vous du lien entre insécurité et immigration qu’établit Éric Zemmour ?

Il suffit d’aller au tribunal pour s’apercevoir que 75 % des gens passant en flagrant délit sont originaires du Maghreb et de l’Afrique noire. N’importe quel juge vous le confirmera, c’est un fait statistique ! À partir de cette donnée, on peut tirer des conclusions hâtives sans essayer de comprendre pourquoi ces 75 % de délinquants se retrouvent entre ces murs. Il est réducteur et démagogique d’en déduire qu’il faudrait les expulser tous, les stigmatiser ou les enfermer. C’est avant tout omettre le passé colonial de la France et les conditions de vie qui leur furent et leur sont encore imposées. Et l’État-nation est une notion obsolète. Donc, il faut tout repenser.

Malgré les circonstances atténuantes que vous accordez à la délinquance immigrée, vous partagez une partie du diagnostic de Zemmour. Cela suffira à vous clouer au pilori !

Quoi qu’en dise la pensée dominante, ce n’est pas parce qu’on signale une réalité avec Éric Zemmour qu’on en fait la même analyse. Mais, pour se donner bonne conscience, on s’interdit de parler des choses de manière objective, de peur de faire le jeu de je ne sais quel ennemi ! Étant moi-même d’origine tunisienne naturalisé français, je sais ce que c’est qu’être étranger. Or, à propos de la juridiction des étrangers en France, j’ai dit, lors d’une conversation privée, que la juridiction interafricaine sur l’immigration était plus sévère que la juridiction française en la matière. On m’a répondu : « C’est un argument lepéniste. » J’ai rétorqué : « Et alors ? » Le danger consiste précisément à taire les choses. Il ne doit pas y avoir de sujet tabou. Ce politiquement correct, même si l’expression est un peu tarte à la crème, fait le succès de ceux qu’il prétend combattre.

À travers l’un de vos auteurs, Michel Bounan, vous avez eu maille à partir avec les chasseurs de sorcières. Vingt-cinq ans plus tard, si c’était à refaire, publieriez-vous encore Le Temps du sida (Allia, 1990), essai qui avait fasciné Guy Debord mais que certains activistes gays et critiques de gauche mainstream avaient qualifié d’homophobe ?

Évidemment, je le referais ! Et pas seulement parce que ce livre avait fasciné Debord comme vous dites. Quand j’ai édité ce livre, le peu de presse qui en a parlé, à l’exception notable de Michèle Bernstein dans Libération, a vilipendé au pis un médecin-charlatan anti-pédés qui proposait des remèdes homéopathiques pour lutter contre le sida, au mieux un mystique passablement allumé. Tout cela émane de lectures très confuses, car il n’y a absolument rien de tel dans le livre. Michel Bounan y expliquait le rôle des cofacteurs dans le développement du sida, c’est-à-dire le développement de l’agroalimentaire, les effets de la pollution sur l’affaiblissement général du système immunitaire des individus, etc. Tout cela était la synthèse des résultats des chercheurs sur le sida que Bounan avait lus dans la presse médicale avant de les mettre en perspective. Si les critiques ont à ce point dénigré Le Temps du sida, c’est qu’ils avaient peur de sa thèse. Il ne fallait surtout pas en parler. Maintenant, ces analyses sont reprises par un certain nombre de courants médicaux, et encore très timidement.

Est-ce sous l’influence de Bounan que dans Rien n’est fini vous développez un discours critique assez catastrophiste, alors que Vaneigem fait preuve d’un certain optimisme lorsqu’il s’enthousiasme pour les Indignés ?

Je suis sous l’influence de tous les livres que je publie. Il est vrai que je tiens des propos passablement apocalyptiques sur la société contemporaine, c’est-à-dire sur l’état du monde sur le plan écologique, sur le plan de l’introduction du numérique à tous les niveaux, des guerres qui s’installent un peu partout et de la fin de la civilisation marchande. À Raoul Vaneigem, qui fait une déclaration assez solennelle de soutien aux mouvements d’autogestion grecs ou espagnols, je réponds qu’il n’existe que des solutions individuelles. C’est un débat qui existe entre les héritiers des pensées et mouvements radicaux de Mai 68. Il y a quarante-cinq ans, on pensait de manière collective, c’est-à-dire que la recherche d’une issue aux problèmes que nous rencontrions était toujours collective. Mais, à l’heure actuelle, si l’on ne veut pas finir englouti par le premier virus qui va apparaître, il faut se sauver soi-même.

Pour le coup, vous vous distinguez nettement du mode de vie communautaire du groupe de Tarnac et autres « zadistes ». Que pensez-vous des appels à l’insurrection du « Comité invisible » ? Jusque dans leurs incantations révolutionnaires, on dirait que les jeunes singent leurs aînés…

Nos contemporains ont un peu tendance à singer les générations précédentes, car tous ces mouvements de contestation peinent désormais à produire une pensée propre et autonome qui leur permettrait d’appréhender l’ensemble des problèmes. J’observe les mouvements de révolte, souvent de plus en plus radicaux et de plus en plus violents, qui émergent, se développent ou s’évanouissent, mais l’on voit très rarement des réseaux s’agréger entre eux. Ce n’est pas en ajoutant de la rhétorique que cela prendra.

C’est sans doute pour ne pas perdre de jeunes lecteurs que vous avez établi un appareil de notes aussi impressionnant dans Rien n’est fini. Tout commence. Que vous précisiez dans un ouvrage aussi haut de gamme qui est Bertolt Brecht montre que vous avez vraiment décidé de ne laisser personne sur le côté !

Il fut un temps où l’on pouvait sortir des livres avec des citations en grec et en latin, et cela passait très bien. Aujourd’hui, quand il y a une citation en latin dans un livre que je publie, j’ajoute une note en bas de page en donnant la traduction car, mis à part quinze lecteurs affranchis, plus personne ne comprend. Quand il y a une citation en anglais au début d’un chapitre, on peut jouer la frime, moi, je la fais traduire. J’ai le souci du lecteur, qui ne doit pas avoir à ramer pour tourner les pages. Éditer des livres pour une coterie ne m’intéresse pas. Et pour éditer des livres il faut connaître un tant soit peu son époque.

Dans votre approche éditoriale, comme dans la vie et l’œuvre de Vaneigem, on ressent une dimension somme toute assez humaniste.

Oui. Pour le dire beaucoup plus simplement : si l’on n’aime pas son prochain, je ne vois pas l’intérêt de se donner la peine de réaliser une œuvre ! Il n’y a pas de création sans la notion de don.

S’il en était encore besoin, cet altruisme revendiqué prouve que vous avez clairement rompu avec ce qu’on peut appeler le « gauchisme éditorial » : le refus nombriliste de communiquer, le goût de la provoc gratuite, le travail de cochon, etc.

Il y a des comportements qui correspondent à des époques données. Vaneigem ne veut pas apparaître comme le dernier hussard situationniste et être regardé comme une bête curieuse, donc il refuse de parler dans les médias, chose que je comprends très bien. Je ne défends pas la même position. Je crois que la rupture avec les médias avait du sens dans les années 1960. Mais nous ne sommes plus face aux mêmes enjeux, aux mêmes structures sociales. Des changements radicaux sont intervenus entre-temps. Il existe désormais une forme d’interchangeabilité d’un média à l’autre. J’utilise les vecteurs d’information utiles à notre public : les éditions Allia ont même une page Facebook. On ne va pas rester scotché dans le passé !

Malgré tout, vous vivez d’une certaine manière contre votre temps, ne serait-ce que par le soin extrême que vous mettez à publier des ouvrages à la typographie, la syntaxe et l’orthographe irréprochables. Tout compte fait, votre radicalité passe-t-elle par une certaine forme de classicisme ?

Que voulez-vous que je vous dise ? C’est parce qu’on travaille comme des chiens. Flaubert parlait du « conservateur qui ne conserve rien ». Pour ma part, je suis devenu conservateur dans la mesure où je me dois de conserver l’héritage de la langue et de le perpétuer. En soi, c’est déjà une critique des autres livres qui existent.

Et vlan pour les collègues !

Je ne donne de leçon à personne. Quand on sort un livre, on aime ce que l’on fait, c’est tout. Si j’avais voulu glander et gagner plein de fric, j’aurais été ailleurs. Je ne porte pas de jugement moral cela dit. C’est pas mal de glander. Mais j’aime les choses faites comme le livre que vous avez entre les mains. Compte tenu de toutes nos contraintes (payer le loyer, les impôts, les fournisseurs…), je vous mets au défi de trouver une maison d’édition plus libre que la nôtre.

Rien n’est fini, tout commence, Raoul Vaneigem et Gérard Berréby, Allia, 2014.

*Photo : Hannah.


Chine : vers un Etat islamique au Xinjiang?

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chine ouigours islam

La Chine est-elle dans l’impasse au Xinjiang ? Vers 13h30 vendredi, des assaillants ont fait irruption dans une rue commerciale de Yarkand, dans le district de Shache, pour jeter des engins explosifs et attaquer les passants à coups de couteaux. Le bilan de quinze morts et autant de blessés a été confirmé par l’agence de presse officielle Chine nouvelle. Dans la région chinoise à majorité musulmane du Xinjiang, le district de Shache, ou Xian de Yarkand, est l’une des onze provinces placées sous l’administration de Kashgar, nœud commercial stratégique et capitale économique choisie par le gouvernement chinois située un peu plus de 190 kilomètres au nord-ouest, près de la frontière avec le Kirghizistan et le Tadjikistan.

Le Xinjiang, province de vingt millions d’habitants, peuplée pour moitié d’Ouïgours, connaît depuis 2013 une vague d’attentats meurtriers, après la relative accalmie qui avait suivi les affrontements meurtriers dans la capitale de la province, Urumqi, en 2009. Les autorités chinoises continuent à répondre à ce qu’elles considèrent comme des mouvements terroristes mais la répression ne semble plus en mesure de faire face à la multiplication des attentats, bien au contraire. Il semble en effet qu’au sein de la communauté ouïgoure soumise à une forte pression démographique du fait de l’implantation toujours plus importante des Hans, la radicalisation idéologique progresse. La répression chinoise est toujours motivée par la crainte d’une résurgence du séparatisme panturc et les attentats ont d’ailleurs eu symboliquement lieu dans un district au passé exceptionnellement marqué par l’influence turque et séparatiste. C’est dans cette partie du Xinjiang que le seigneur de la guerre Yakub Beg fonda l’éphémère royaume de Kashgaria qui tint tête aux Chinois de 1870 à 1877 avant d’être détruit. C’est aussi non loin de Yarkand, dans la région de Kashgar, que fut proclamée en septembre 1933 la première République du Turkestan Oriental… qui fut abattue quatre mois plus tard, en janvier 1934. Une seconde République du Turkestan Oriental connut aussi une courte existence de 1944 à 1949, avant que ses représentants ne soient tués sur ordre de Mao et avec l’assentiment de Staline lors du supposé accident de l’avion qui les amenait à Pékin pour assister à la Conférence consultative politique du peuple chinois.

Pour autant, ce qui se passe aujourd’hui au Xinjiang semble échapper à la logique panturque elle-même. Les derniers attentats perpétrés ont cette particularité d’impliquer des attaques au couteau et des attentats à la grenade ou des attentats suicide qui visent des quartiers ou des populations ouïgoures, comme cela a été le cas avec l’attaque d’Urumqi en mai 2014, ou celles intervenues dans le comté de Yarkand en août 2014 et aujourd’hui, qui ont occasionné la mort de cinquante personnes à elles deux. Bien qu’il soit difficile d’en attester, les rumeurs font état de groupes islamistes radicalisés et entraînés en Afghanistan et au Pakistan voisin, ce qui n’a rien d’irréaliste si l’on considère les difficultés à surveiller une frontière très poreuses, dont les multiples cols montagneux sont autant de voies de passage. La pression exercée par les autorités chinoises sur la communauté ouïgoure pourrait aussi largement expliquer cette radicalisation nouvelle qui s’exporte désormais hors des frontières du Xinjiang, comme en témoignent l’attentat de la gare de Kunming, dont la lointaine province du Yunnan, à 5000 kilomètres au sud-est, ou l’attentat à la voiture piégé de la place Tiananmen en novembre 2013.

Les événements récents et ce nouveau bain de sang à Yarkand suggèrent en tout cas que la région de Xinjiang est de plus en plus aspirée dans la spirale du radicalisme. Les autorités chinoises, qui craignent tant la résurgence du panturquisme, pourraient se trouver confrontées à l’émergence du djihadisme, de la même manière que les Russes dans le Caucase. Ce serait aussi une très mauvaise nouvelle pour la grande majorité de la communauté ouïgoure,  dont l’islam traditionnel soufi ferait certainement mauvais ménage avec l’islamisme sunnite en provenance d’Afghanistan ou du Pakistan.

*Photo : wikimedia.

Lebowski encore, Lebowski toujours !

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Qu’ajouter aux textes réjouissants de Daoud et Olivier ? Pas grand-chose, tant la paraphrase, en plus d’être vaguement immorale, est terriblement fatigante. On ne pourra donc que le féliciter le jeune Daoud d’avoir suivi mes conseils (moi qui suis si rarement prescripteur) et l’excellent Maulin pour l’ensemble de ses analyses et références.

Côté références, le Cairote qui vous parle, ne peut qu’applaudir et approuver la filiation – qui ne m’avait pas échappé – entre le Dude et les paresseux intégristes de Cossery, lesquels ont toujours beaucoup de répugnance à quitter leurs vêtements de nuit, tout comme Jeff Bridges dans la première scène où il apparaît, en peignoir et babouches dans un supermarché.

big lebowski bridges

Je m’en veux en revanche de ne pas avoir pensé à l’antithèse Dude/Chigurh. L’exposé de Maulin sur la question est lumineux, point-barre. Par ailleurs, Maulin a bien entendu raison d’expliquer à quel point est nodale la scène du joint que le Dude jette par la vitre de sa voiture sans tenir compte que celle-ci est fermée. Il a d’autant plus raison qu’il me permet ainsi de jouer les mouches du côche. J’ai toujours perçu cette scène comme un clin d’œil à un autre grand chef d’œuvre antiproductiviste, à savoir Mon Oncle : à la fin du film, Jacques Tati, assis sur le siège passager de la berline de son opulent beau-frère, allume sa pipe avec l’allume-cigare, puis jette celui-ci par la fenêtre. Peut-être me trompe-je, peut-être pas. Toujours est-il que je préfère avoir raison avec moi-même que tort avec Télérama.

La bise à tous, surtout les filles.

Et c’est ainsi que Lebowski est grand

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big lebowski maulin

Je ne sais pas à quoi vous avez consacré votre dernier week-end, mais moi j’ai passé deux jours en mode larvaire, affalé au lit à regarder des extraits de The Big Lebowski. Oh, pas de quoi me vanter, malgré les chaudes recommandations de Marc Cohen, je n’ai découvert le chef d’œuvre des frères Coen qu’il y a un mois, quinze ans après la bataille. Mais, depuis, la tempête gronde sous mon crâne : le personnage du Dude, excellemment interprété par Jeff Bridges, ne m’apparaît pas seulement comme le sommet du cool. C’est un modèle de vie, l’idéal de tout être humain normalement constitué qui rêve de ne pas en foutre une sans jamais se défaire de son stoïcisme quotidien fait de parties de bowling, de spliffs d’herbe et de « Russes blancs » on the rocks. Dans cette œuvre intemporelle, on comprend vite que le « Dude » n’est pas de ce monde d’aigrefins. Ce post-hippie a heureusement raté le tournant fric des années 1980, et revit éternellement la décennie 1970 alors qu’éclate la première guerre du Golfe.

Puisqu’il faut bien résumer l’intrigue what the fuck du film, allons-y gaiement. Un jour, deux malappris font irruption dans la turne du Dude, persuadés qu’ils se trouvent chez son homonyme Lebowski, un vieux milliardaire de Los Angeles dont la jeune épouse star du porno leur doit un paquet d’oseille. Morbleu, lorsqu’il s’aperçoit de leur méprise, l’un des malfrats pisse sur le tapis du « Dude »,  désormais bien décidé à se faire justice. Il se pointe alors chez le « big Lebowski » responsable indirect du délit, pour lui « emprunter » un tapis persan, avant que cette vieille bourrique de businessman ne reprenne contact avec son loser d’homonyme quand sa femme finit par se faire enlever par ses créanciers. S’ensuit une équipée pas piquée des vers où l’absurde le dispute au clownesque. Mais au diable le pitch. Les vraies vedettes du film sont les dialogues, devenus cultes, ainsi que les personnages tous plus délurés les uns que les autres qui forment une équipe de bras cassés, tel le meilleur ami du « Dude », Walter Sobchak, rendu immortel par John Goodman, vétéran de la guerre du Vietnam qui s’y croit comme en l’an 1967 et se montre aussi bourrin que son compère reste imperturbable, ou le légendaire « Jesus », devenu une star latino du bowling après une carrière de pédophile.

Au fil des punchlines, fleurissent des « fuck »– « Nobody fucks with the Jesus», « On peut penser ce qu’on veut des nazis, eux au moins avaient une éthique ! »,  « This is what happens when you fuck a stranger in the ass! », etc. – que la V.F ne rend qu’imparfaitement. Chez les inconditionnels, on se répète inlassablement les dizaines de saillies mémorables du Big Lebowski avant d’aller festoyer une fois l’an au festival « dudéique » de Louisville, dans le Kentucky.

Mon initiation à cette religion geek à peine commencée, par le plus grand des hasards j’ai mis la main sur le manuel du fan parfait sur l’étal d’une librairie. Je suis un Lebowski, tu es un Lebowski, co-écrit par Bill Green, Ben Peskoe, Will Russell et Scoott Shuffitt (Séguier, 2014) collecte sous forme de mook tout ce qu’il faut savoir sur cette merveille cinématographique hors d’âge : entretiens avec l’ensemble des acteurs du film, jusqu’au sosie de Saddam Hussein apparaissant 15 secondes à l’écran qui raconte avec le sourire être un puissant lobbyste pro-israélien, analyse du régime alimentaire du Dude, témoignages des personnes réelles qui ont inspiré le scénario des frères Coen, comme John Milius, le réalisateur anarcho-réac de Conan le Barbare ayant plus d’un atome crochu avec Walter Sobchak. Bref, tout y est, et même le reste ! Pour ne rien gâcher, ce bouquin s’ouvre avec une préface décontractée du bulbe signée Jeff Bridges himself et se clôt par un addendum de l’ami Olivier Maulin, que nous publions ci-contre. Le romancier du retour joyeux à la campagne, amoureux des ivrognes gentils, doux dingues et autres éclopés antimodernes, a composé une véritable petite ode au Dude. Pourquoi ne suis-je pas étonné ?

Daoud Boughezala

Nous sommes tous des Lebowski

C’est probablement le gag le plus nul de l’histoire du cinéma. Roulant dans sa Ford Torino en père peinard, le « Dude » balance son mégot par la fenêtre d’une petite pichenette nonchalante. Problème : ladite fenêtre est fermée. A la scène suivante, la Torino est encastrée dans un platane et le Dude, les lunettes de traviole, se tapote nerveusement l’entre-jambe où le mégot a inéluctablement atterri. Tout le personnage est là : un bras-cassé d’exception. Le type capable de rater jusqu’aux gestes les plus élémentaires de la vie quotidienne. Et ne parlons pas des moments solennels : quand son pote Walter Sobchak balance les cendres du pauvre Donny en bord de mer, un retour de vent les lui renvoie en pleine tronche.

Jeffrey Lebowski attire la scoumoune comme la confiture les mouches. C’est le pauvre mec qui rentre tranquillement chez lui après une partie de bowling et qui se retrouve la tête dans la cuvette des toilettes simplement parce qu’on l’a pris pour un autre. Il faut dire que le monde est plutôt bien fait : d’un côté ceux qui réussissent, les beaux, les sportifs, les adroits, les dynamiques. De l’autre, les traîne-savates : ils ratent tout, ils sont nuls, et en plus ils n’ont pas de bol. Le Dude dans toute sa splendeur. Si la chaussette, le gant, la knack et la claque vont généralement par paire, l’imbécile avance en trio depuis les Pieds Nickelés. Jeff, Walter et Donny en représente un beau, capable de faire de l’ombre à Filochard, Ribouldingue et Croquignol, les clodos célestes de légende. Comme eux, ils sont hâbleurs, fainéants, vaguement escrocs, incompétents en tout. J’avoue une grande sympathie pour un Walter n’hésitant pas à dégainer un flingue pour un litige au bowling. Il y a là une grande leçon de vie contre le nihilisme d’époque : on peut déconner sur tout mais pas sur l’essentiel. Pas touche au sacré. Après tout, il ne viendrait à personne l’idée désastreuse de dessiner des moustaches à la Madone des Larmes de Syracuse, en pleine terre mafieuse. Le cinéma et la littérature sont pleins de ces ratés sympathiques qui font de l’ombre aux héros propres sur eux, les emmerdeurs à qui tout réussit. Certains d’entre eux, les dramatiques, veulent quitter leur condition et réussir. Ils nous tirent parfois des larmes. D’autres s’en foutent et se trouvent bien comme ils sont. Eux aussi nous tirent des larmes. De rire. Dans cette dernière catégorie, la concurrence est rude.

Deux personnages, aujourd’hui largement (et malheureusement) oubliés, sont pourtant bien placés pour la première place des branquignols : Luj Inferman’ et la Cloducque. Tirés de l’imagination fertile de l’écrivain Pierre Siniac en 1971, et déclinés en six épisodes à la Série Noire puis chez Néo, ce sont les pires abrutis de l’histoire littéraire, les seigneurs de la cloche : deux vagabonds ignobles et grotesques, en rupture de ban, absolument incapables de s’adapter à toute forme de vie sociale, et dont l’existence se résume à un immense parasitisme. La Cloducque, dont on ne saura vraiment jamais s’il/elle est un homme ou une femme (ça dépend des jours), est un géant qui porte un chapeau cloche, un grand manteau en laine été comme hiver et des gants de boxe, attrape des oiseaux en vol qu’il/elle bouffe tout cru, sans les plumer. Pour un oui ou pour un non, il cogne sur son ami Luj Inferman’, lequel tente régulièrement de s’enfuir. Mais quand il a enfin réussi à placer 1000 kilomètres entre son tortionnaire et lui, Luj passe un coin de rue et se heurte à un passant : c’est la grosse Clod’, son chapeau cloche et ses gants de boxe, et tout peut recommencer.

Comme dans le film des Coen, les histoires de Siniac sont tirées du patrimoine du roman noir, enlèvement, recherche de magot, etc. ; et comme dans le film des Coen, on se fiche de l’histoire qui n’est là que parce qu’il faut bien une histoire. La vérité est ailleurs, dans la galerie des personnages qui ont fait de leur désinvolture une subversion. Les gens de bon goût ont coutume de lever les yeux au ciel à l’évocation de ces sublimes ratés. Ils préfèrent, n’est-ce pas, la littérature ou le cinéma « qui tire vers le haut », les héros positifs qui parlent correctement et qui de préférence œuvrent  au « bien de l’humanité ». Le gros Dude qui boit, qui fume, qui jure, c’est un peu vulgaire. Et puis c’est complaisant. Et démobilisateur. Démobilisateur ? Nous y voilà ! « J’aimerais qu’après avoir lu un de mes livres, les gens n’aillent pas travailler le lendemain », espérait l’écrivain égyptien de langue française Albert Cossery. Ses personnages, cela n’étonnera personne, sont du même tonneau que ceux qui nous occupent. Des « Dude » égyptiens qui cultivent l’art de la fainéantise à son plus haut niveau, de manière certes un peu plus raffinée, culture orientale oblige. Des fumeurs de haschisch qui traînent la savate dans les rues du Caire, n’ont aucune ambition, aucune envie de travailler, aucune envie de se mêler au monde, et s’en portent très bien. Cossery le voyait en effet, ce monde, comme une sinistre farce au service exclusif des puissants. Se révolter, pour lui, était déjà accorder trop d’importance à l’oppresseur. C’était entrer dans un jeu dont il avait fixé les règles. Paresser toute la journée, regarder passer les jolies filles, organiser quelques filouteries, se moquer des puissants, ne pas consommer (on brûle d’ajouter : jouer au bowling) : autant de moyens pour ses personnages de saboter de manière élégante et aristocratique l’ordre social, un ordre social pas très folichon.

Dans son formidable roman, No Country for old man, Cormac McCarthy met en scène un personnage effrayant nommé Chigurh. Calme, méticuleux, intelligent, rationnel, c’est le tueur à gage parfait. Son arme préférée est le pistolet d’abattoir. Il l’applique sur le front de sa victime, tire, l’air comprimé éjecte une tige métallique qui perfore la boîte crânienne, le bétail humain s’écroule. C’est propre, silencieux, efficace. Contrairement à ce qui a été écrit ici ou là, Chigurh est tout sauf un psychopathe. Il tue sans plaisir, sans haine, sans pulsions. C’est un bon artisan, un professionnel qui fait son boulot du mieux qu’il le peut, un appliqué. Allons plus loin : ses qualités et ses valeurs sont celles, traditionnelles, de la modernité triomphante : savoir-faire, fiabilité, esprit d’entreprise, respect de la parole donnée, mobilisation de la technique, conscience de ses propres limites. Le contrat honoré, Chigurh se présente à son employeur pour faire reconnaître « les compétences de quelqu’un qui est un expert dans un secteur difficile. De quelqu’un qui est entièrement fiable et entièrement honnête ». Les monologues désabusés du vieux shérif de Huntsville, en tête de chaque chapitre, scandent le livre et en soulignent le caractère tragique, celui d’un vieil homme dépassé par les évènements, impuissant, dont les enquêtes n’aboutissent pas et qui se réfugie dans la nostalgie du passé et dans un retour timide à la foi. Le shérif ne comprend plus ce pays, ne s’y reconnaît plus. Pays oublié de Dieu, pays maudit qui a abdiqué sur tout. Que veut nous dire McCarthy ? Qu’il y a des fauves nihilistes ou des criminels opposant leurs contre-valeurs aux valeurs de la société ? Il y a Ellroy pour ce genre de banalités. Non, ce qu’il affirme, c’est que Chigurh est un pur produit de cette société, un pur produit du rêve américain, béni par Dieu. Ce qu’il affirme, c’est que Cigurh a détourné les valeurs de ce rêve au profit du Mal, et qu’il a ainsi transformé ce rêve en cauchemar. Ce qu’il affirme enfin, c’est que la société moderne est devenue abominable, « diabolique » selon son point de vue de croyant. Belle parabole en vérité, qui pourrait bien entendu s’appliquer à d’autres domaines, sinon à tous. Prenons ce père de famille honnête et compétent. Il est bien habillé, il est dynamique, il est affable et passe ses journées à spéculer sur les matières premières. Le soir, il rentre chez lui, embrasse sa femme et fait sauter la petite dernière sur ses genoux avant de passer à table ou de regarder les infos. Pendant ce temps, loin, très loin, un village entier de la brousse gratte la terre à cause de lui. Lui aussi est un Cigurh mais il ne le sait pas. Ainsi, voilà les gens sérieux, serait-on tenté de dire. Ils ne traînent pas toute la journée sur leur canapé en buvant des « russe-blancs » et en fumant de l’herbe. Ils ne passent pas leur temps au bowling à raconter des conneries. Ils ne font pas un fromage d’un tapis pourri sur lequel des « nihilistes » ont uriné. Un Chigurh semble à vrai dire la justification du mode de vie d’un Dude, qui refuse de suivre ce monde dans la folie qui est désormais la sienne. Est-ce vraiment un hasard si le livre de McCarthy a été (magnifiquement) adapté par les mêmes frères Coen ?

Les critiques n’ont pas été particulièrement tendres à la sortie de The Big Lebowski. On a parlé d’insanité, de labyrinthe, de scénario bâclé, d’extravagance. Selon Télérama, le film ne laisserait pas un « grand souvenir cinéphilique ». Belle prescience en vérité : quelques années plus tard, il était culte. Aujourd’hui, un festival Lebowski se tient tous les ans à Louisville (Kentucky). On y joue au bowling toute la nuit, on y projette le film, on y boit des « russe-blancs », on s’y déguise en Jeff, Walter, Bunny ou Jésus Quintana dont on récite les dialogues. Ce qui est beau dans la folie, c’est quand elle devient totale : une religion est ainsi née, le dudéisme. Elle a son église, l’église du Dude des derniers jours (The Church of the-Latter-Day Dude) qui a d’ores et déjà sacré 220 000 prêtres à travers le monde. Elle a également son organe officiel : le « Dudespaper » qui perpétue le mode de vie et la « philosophie » du Dude. Grosse farce à la Jarry certes, mais qui, comme toutes les grosses farces, n’en témoigne pas moins de quelque chose de plus profond, ici de l’ordre de la tentation monastique, fut-elle parodique. Car le Dude est un moine, cela ne fait aucun doute. Un moine punk, un moine hippie, un moine raté, un moine tout ce que vous voudrez, mais un moine. Et s’il n’a pas sa place dans le « souvenir cinéphilique » cher à Télérama, il a su toucher les cœurs par la force et la cohérence de son non-engagement, qui est évidemment un engagement total.

Le monde n’a qu’à continuer à marcher sur la tête, à organiser des stages de saut à l’élastique pour augmenter la productivité des salariés, d’autres stages pour lutter contre la dépendance aux smartphones, d’autres stages encore pour soigner les burn out dans les centres de repos ; il n’a qu’à continuer à produire des objets grotesques et inutiles, à consommer ces mêmes objets grotesques et inutiles, à tout voir en terme de rentabilité, à transformer en marchandise le moindre désir humain… tant qu’il y aura les copains, le bowling et les cocktails ! Telle est la grande leçon. Le Dude, c’est un carnaval de tous les jours, la seule manière de tenir dans un monde désespérément bête, plat et vulgaire. C’est la dernière résistance, le dernier héroïsme : celui de l’antihéros nonchalant qui traîne la savate comme on aimerait que les vaches le fissent lorsqu’on les mène à l’abattoir. Et tant pis s’il faut pour ça se prendre en pleine poire un platane ou la cendre des copains, c’est finalement très peu cher payé. Car il y a au moins une chose dont on peut être certain avec la « Dude attitude », c’est qu’on sera peut-être un maladroit, un abruti, un plouc et un ivrogne, mais jamais, ô grand jamais, on ne sera un salaud.

Olivier Maulin

*Photo : Le fabuleux poster de Todd Slater représentant le tapis imaginaire du Dude semble hélas épuisé. En revanche, le t-shirt est en vente ici.

Naguima

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naguima film kazakh

Êtes-vous en forme — mais alors, vraiment en forme ? Pas dépressifs pour un brin ? Vous êtes sûr ? Pas de 9mm à portée de main ? Pas de mélancolie qui traîne ? Parfait. Vous êtes donc apte à lire ce que je veux écrire sur Naguima, le dernier film de la réalisatrice Zhanna Issabayeva. C’est sublime (et je pèse mes mots), mais vous n’en sortez pas indemne.

De toute façon, c’est sorti dans huit salles en France — dont le Variétés à Marseille, si ! Pendant ce temps, Hunger Games se prélasse. Il en est même pour regarder la télévision. Ce monde m’énerve.

Bref, il vous reste la bande-annonce

Connaissez-vous le Kazakhstan ? Et Almaty, sa principale et riante cité, sise dans une plaine, ô ma plaine, absolument rase et sans espoir ? C’est là que les Soviétiques menaient leurs expériences nucléaires — avec 5,7 habitants au km2, on les comprend. Et son président, le doux, l’ineffable Noursoultan Nazarbaïev, régulièrement réélu avec 95% des voix — stalinien un jour, stalinien toujours — depuis 1990 ? Cancer de la prostate en phase terminale, dit-on : il n’y aura donc pas que des nouvelles noires dans cette chronique.
Du Kazakhstan, j’ai entendu parler il y a quelques années, lorsque je fréquentais Patrick Maugein, un magnat du pétrole qui y développait des intérêts. D’ailleurs, dans Naguima, on croise régulièrement des pipe-lines. Dans la steppe, c’est même tout ce que l’on croise — et quelques autobus déglingués. Liges droites, angles aigus, croisements, désert et logements de fortune, prostitution, désespoir. Kazakhstan mon amour.
Et, vers la fin, une héroïne (le mot est rigoureusement impropre, mais je n’en ai pas d’autre) qui marche sur une route droite, en portant un bébé dans les bras. Si vous croyez y lire un quelconque espoir, c’est une erreur. La bande-annonce ne vous dit pas ce qui arrive au bébé, et je ne vous le dirai pas, de peur de gâcher votre déplaisir.

Née en 1968 à Almaty, diplômée de la faculté de journalisme de l’Université Kazakh, Issabayeva a donc passé l’essentiel de sa vie sous domination soviétique, puis sous domination soviétisante. J’en connais qui en seraient heureux. Pas elle. Son film (qui a reçu le Lotus d’or du dernier festival du film asiatique de Deauville) est une pure merveille de neurasthénie. Et davantage même : lorsque vous prenez le temps de lire les critiques, bien rares sont ceux qui n’expriment pas un mouvement d’horreur. Au Kazakhstan, la Mongole n’est pas fière.
L’héroïne, donc, Naguima (Dina Tukubayeva, extraordinaire actrice, qui est arrivée à se faire une peau de pauvre, pustules comprises), parle peu — à qui parlerait-elle ? Le film parle très peu — les myopes qui ont oublié leur lunettes apprécieront de ne pas se crever les yeux à déchiffrer les sous-titres. Sa sœur d’adoption est enceinte jusqu’aux yeux — je vous rassure, ça se passera mal.  Sa copine est une pute russe. Son employeur est une brute — il a cependant quinze secondes d’humanité, et je ne saurais trop louer Aidar Mukhametzhanov de parvenir, en quinze secondes, en un plan fixe, à effacer le masque d’un Gengis Khan épicier qu’il s’est composé et à laisser monter en surface quelque chose qui ressemble à une très brève empathie. Noursoultan Nazarbaïev aime s’entourer de stars étrangères, bien payées pour figurer à ses côtés. Ma foi, il a pourtant tout ce qu’il faut chez lui de gens de grand talent.

Plans fixes, d’ailleurs, tout au long du film — à deux exceptions près. Plans sublimes composés de lignes qui barrent tout espoir. Peu de mouvements, mais en vérité, on ne s’ennuie pas un instant (et j’ai l’ennui facile) tout au long des 77 mn du film. Pur bonheur de malheur.
Je ne suis pas bien sûr d’aller à Almaty pour mes prochaines vacances — c’est filmé durant l’été, ou ce qui y ressemble, en ce moment, il doit déjà y avoir un mètre de neige et faire un peu frisquet, mais même en été, dans le cœur de ces personnages, il fait un froid glacial. Orphelinats, abandon, recherche de la mère (qui la repoussera, on s’en doute : à ce que dit la cinéaste, l’idée du film lui est venue en apprenant que nombre d’orphelins cherchaient à savoir qui étaient leurs parents — comme ici, et je prédis à ceux qui ici font les mêmes recherches un avenir de même farine. Exploitation, sexploitation, solitude renforcée, camions qui passent, propriétaires qui se paient sur la bête, violence sans violence — la pire, peut-être —, naturalisme sans effets — nous ne sommes pas chez Zola, qui en aurait fait des tonnes, nous sommes dans l’au-delà de la misère et du misérabilisme.
Les acteurs auraient bien voulu, paraît-il, laisser parler leur savoir-faire et y mettre un peu de lyrisme, quelques larmes, bref, faire les acteurs. Issabayeva a au contraire exigé d’eux qu’ils gardent tout en dedans : c’est prodigieux de travail — prodigieux aussi de composition des plans, d’éclairages glauques, de bande-son — hors dialogues — d’une qualité remarquable, et, à la fin,comme dit une critique de Variety, « music is until the finale, when the traditional stringed instrument used virtually weeps » — ai-je tort d’entendre dans la phrase de Maggie Lee l’écho de « While my guitar gently weeps », ce merveilleux titre des Beatles, l’un des rares entièrement composées par George Harrison — une autre chanson pour les soirs de mélancolie accélérée…

Bref, je ne sais pas où vous êtes, amis lecteurs, ni si vous êtes près de l’une des huit salles qui diffusent le film en France — avant même sa sortie au Kazakhstan, je sens que Nazarbaïev ne va pas aimer du tout. Moi, en tout cas, j’ai adoré — et comme de toutes les amours violentes, j’ai du mal à m’en remettre.

«Nouvel antisémitisme» : de qui se moque-t-on?

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banlieue antisemitisme creteil Hier, un élève de 15 ans essayait calmement de m’expliquer que les juifs s’entraident et qu’ « ils ne sont pas radins entre eux ». Deux heures auparavant, un gamin de 13 ans évoquait  l’agression de Créteil tout en constatant, que « les juifs ont de l’argent, ça s’explique ». Non, cela n’arrive pas tous les jours, non ce n’est pas systématique, mais c’est là, souvent dormant mais bien présent,  et que l’enseignant qui oserait aujourd’hui affirmer que ces préjugés antisémites d’un autre âge n’ont pas cour dans les classes de certains territoires se lève. Il serait l’île dans un océan. Il y a de quoi être en colère. En colère contre certains de mes collègues professeurs qui, quand, quelques-uns, nous commencions à dénoncer les propos antisémites d’élèves au début des années 2000, me disaient : « non, ce n’est pas vrai, nos élèves ne peuvent pas être antisémites » ou étaient visiblement gênés et refusaient d’affronter cette réalité. En colère contre les militants de ce qui est toujours mon syndicat qui, lors de réunions, nous stigmatisaient, nous traitaient de « réacs », de « fachos », de « racistes ».

En colère contre la presse marquée à gauche qui, non seulement ne voulut rien voir mais qui, quand elle évoquait le sujet sous l’angle d’une question, nous affublait des mêmes qualités en y ajoutant la dimension parano. Ceux qui ont été attentifs ont pu rire à gorge déployée quand l’éditorial du Monde du 23 juillet 21014 nous annonçait « il faut regarder cette vérité en face : il y a un nouvel antisémitisme en France». La blague !!!! Il faut vraiment tout ignorer de ce qu’il se passe dans notre pays depuis quinze ans pour oser écrire un truc pareil en juillet dernier! Ou bien il faut être aveuglé, aveuglé par ses certitudes, par ses schémas mentaux qui tiennent lieu d’idéologie. En octobre dernier, la Fondapol réunissait un panel de personnalités à Sciences Po pour discuter de l’antisémitisme actuel, réunion à l’issue de laquelle Le Figaro et Libération faisaient paraître des tribunes. On m’en demanda une, pour Libération. Je l’envoyais. Refusée car « trop violente ». Peut-être parce que j’ose y affirmer que l’antisémitisme qui vient peut être aussi un « fait culturel » ? Mais non voyons, on le sait ! Tout est social ! Cachons donc cette réalité que nous ne sourions voir. On le sait, quand la réalité contredit l’idéologie, c’est la réalité qui a tort… Mais la réalité nous rattrape. Les faits divers s’accumulent et avec eux la banalisation. Les juifs ses sont sentis seuls au moment des affaires Halimi et Merah, seuls dans les rues, lors des manifestations populaires car le peuple qui avait l’habitude de manifester avec eux depuis la fin de la guerre, le peuple des militants de gauche, n’était plus là. Ces gens de gauche qui rêvaient que Merah soit un skinhead, que Nemmouche soit un néo-nazi et que Youssouf Fofana soit un fou. Raté, à chaque fois…

L’école a-t-elle les moyens aujourd’hui d’endiguer la vague de préjugés qui ont mené à l’agression de Créteil et à l’assassinat d’Ilan Halimi ? Le discours public et notamment de la presse, a-t-il les moyens de faire comprendre en quoi ces agressions et ces crimes disent plus que les actes eux-mêmes ? Il suffit de lire les commentaires des forums, les tweets et autres murs Facebook pour en douter. Il y a 15 ans, ces discours ne s’étaient pas encore étendus et n’avaient pas gagné autant d’esprits faibles et ignorants. Il y a 15 ans, cet antisémitisme n’était pas encore, dans certains espaces, un fait culturel. Les gens qui y sont menacés, agressés, frappés peuvent remercier toutes ces belles âmes qui n’ont rien voulu voir ou qui continuent de s’aveugler. Ils les remercient avant, peut-être, si ce n’est déjà fait,  de leur dire au revoir et bonne chance.

*Photo : 20 MINUTES/GELEBART/SIPA. 00674227_000011. 

L’homme de l’année

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Jadis, tous les hommes ressemblaient à Robert Mitchum. Avec une fière assurance, qui fleure bon les grands espaces et le plein emploi, il dominait l’époque de sa tranquille virilité. Sa vie consistait essentiellement à fumer des tabacs forts, à lire le journal à tête reposée tandis que la maîtresse de maison préparait la tête de veau sauce gribiche ; il trompait évidemment sa femme avec sa sténodactylo (qu’il avait tendance à appeler « Mon petit« , surtout en public). Rasé de frais, avantageusement complété par un couvre-chef (un Stetson, un béret ou un chapeau-mou), l’homme de jadis ressemblait à un garçon vacher ou au Commissaire Maigret. Rien ne semblait pouvoir l’ébranler, il était aussi granitique que l’époque.

Puis Robert Mitchum est mort, et s’est alors imposé au tournant des années 90 et des années 2000 le « métrosexuel » de sinistre mémoire… Mais si, souvenez-vous… ses écharpes en soie, sa manucure, sa psychanalyse… L’AFP nous apprend ces derniers jours que tout ceci est derrière nous car  « le ‘lumbersexuel’ sort du bois« . Attentive à l’histoire du jour, et aux tendances de fonds, l’agence précise : « Il travaille dans les nouvelles technologies mais a l’air tout droit sorti des bois : il a la barbe fournie, des boots et une chemise de bûcheron. Le ‘lumbersexuel’, armé de son style sauvage, a remplacé le délicat métrosexuel dans le paysage urbain. » C’est un blogueur nommé Tom Puzak qui a eu cette révélation : l’homme de l’année serait donc un geek ressemblant à un homme des bois. « Le métrosexuel est désormais une espèce en voie de disparition, remplacée par des hommes plus intéressés par la vie en plein air que par les soins de beauté raffinés » explique à l’AFP l’expert en tendances lourdes. Génétiquement assez proche de l’homme, du chimpanzé et du hipster (cette maladie chronique de l’époque), le lumbersexuel est, pour résumer « Un urbain qui travaille dans la hi tech pour un salaire confortable« . Outre le fait que cet homme de l’année, âpre et viril, est un bûcheron sans hache (mais avec un MacBookAir) c’est aussi un « hétéro qui s’est réapproprié les codes gays« … Oui, tout cela nous fait toucher le fond, oui tout cela est d’une abyssale insignifiance… oui, le « lumbersexuel » n’est certainement pas le héros de 2014… Alors, qui est l’homme de l’année ?

Il s’appelle Jean-Paul, il a 47 ans, il habite avec sa femme un pavillon modeste situé dans un lotissement en périphérie d’une grande capitale régionale. Il n’a pas encore fini de régler les traites de ce pavillon. Il n’appartient à aucune minorité visible ou invisible. Ce n’est pas un militant. Il ne bénéficie d’aucune aide de la collectivité. Il se dit qu’il appartient à la « classe moyenne ». Avec sa femme il a fabriqué 1,99 enfants. Son épouse, après son deuxième congé maternité, n’a pas retrouvé son poste. Jean-Paul, lui, ne porte que rarement des chemises de bucherons, et ne travaille pas dans les nouvelles technologies. Il n’a rien d’un « lumbersexuel« , surtout depuis que son entreprise est en situation de faillite – comme 63 400 autres en France cette année (étude Euler Hermès citée par Le Figaro). L’avenir est incertain. Le taux de chômage en métropole – rétif à toute inversion, retournement, incantation – atteint 9,9% au troisième trimestre de cette année. Jean-Paul, ainsi que sa femme et ses 1,99 enfants, pourraient bien vivre une année 2015 un peu difficile. Elle fleure bon le déclassement.

L’homme de l’année, c’est lui. Dans son malheur, il a de l’avenir…

En France, Noël n’est pas à la fête

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creche noel laicite

Les affaires de crèches hors-la-loi de Vendée et Béziers viennent à point nommé nous rappeler à quel point Noël n’est plus à la fête, tout comme son représentant officieux auprès du pays réel, à savoir le Père Noël.

Mardi dernier, alors que je goûtais au Flore avec mon exquise filleule de sept ans (et demi, précise-t-elle), j’ai eu la stupeur d’apprendre que son institutrice avait tenté de faire croire à ses élèves que le Père Noël « n’était qu’une légende ».

Bien entendu, ma filleule a remis cette dame à sa place et n’a tenu aucun compte des sornettes qu’elle tentait de lui inculquer, réaction partagée par la plupart de ses condisciples de CE2. Non mais !

Là où l’histoire acquiert un peu de sel supplémentaire, c’est qu’elle n’advient pas, comme on pourrait l’imaginer, dans une fichue école publique.

Non, non, cette assertion ouvertement révisionniste a été professée dans une école catholique, où la maman de cet enfant, quoique peu bigote, l’avait inscrite pour la protéger de la méthode globale, de la théorie du genre et autres horreurs gratuites, obligatoires et social-démocrates.

Le hic, c’est que l’instit’, fort compétente en général, est du genre « born again christian », et qu’à l’instar de certains de mes amis cathos qui confondent carême et ramadan, elle a tendance à en faire des tonnes dans sa croisade contre l’impiété, et donc contre le catholicisme mainstream pratiqué, au doigt mouillé, par 80% des Français.

Pour cet instit’, le Père Noël, c’est le Petit Jésus, un point c’est tout –à la rigueur agrémenté du bœuf, de l’âne et de tout le casting réglementaire. Voilà pourquoi le Père Noël, à défaut d’être traité d’ordure devant des enfants de sept ans, s’est retrouvé remisé au rayon des mensonges à éradiquer.

Une croisade où notre camarade tradi ne manquera pas de trouver des soutiens, pour peu qu’elle n’ait pas l’odorat trop délicat. Voyons un  peu sur quels alliés elle peut compter :

Pour l’altercrétin de base, il est acquis depuis longtemps que le Père Noël est une invention de Coca-Cola, donc de la CIA. T’as qu’à voir, en fait , j’veux dire tout ce délire mercantiliste méchamment néolibéral en fait , j’veux dire: Papa Noël au bûcher, No pasaran !

Pour le laïcard intégriste qui se cache en général sous l’appellation doublement mensongère de « libre-penseur », les fêtes de Noël qu’elles prennent forme de crèche ou de gros bonhomme rouge sont une tentative d’endoctrinement des jeunes citoyens directement téléguidée depuis le Vatican. Vade retro satana !

Pour l’islamiste de banlieue, tout ça c’est haram et compagnie. À la seule vue d’un sapin décoré dans un hall d’école publique, il alerte le CCIF, l’UOIF, le MRAP, la Licra, SOS-Racisme, le Défenseur des Droits et la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui, tous, ne manqueront pas de lui donner raison, et de lui obtenir, si Dieu veut, réparation financière de cet insupportable préjudice moral.

Pour l’anecdote, on notera que ces trois engeances sont principalement reconnaissables au port de la barbe (de trois jours pour l’alter, en collier pour le laïcard, drue et de taille variable pour l’envoileur). Peut-être sont-ils tout bêtement jaloux de la longue barbe blanche du Père Noël ?  Peut-être, peut-être. Mais c’est pas une raison pour emmerder les enfants…

Un grand peintre nommé Benjamin-Constant

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benjamin constant toulouse

benjamin constant toulouse

Le musée des Augustins, à Toulouse, consacre une rétrospective à l’une des figures de proue de l’orientalisme. Il s’agit du peintre Jean-Joseph Benjamin-Constant (1845-1902), à ne pas confondre avec l’homme politique Benjamin Constant (sans trait d’union). Ce peintre quasi absent des cimaises depuis un siècle brille par une puissante picturalité. Avec lui, c’est une partie de l’histoire de l’art qui redevient accessible.

Depuis longtemps, lors de chacun de mes passages à Toulouse, j’allais aux Augustins voir une des toiles de Benjamin-Constant. Une œuvre qui l’avait rendu instantanément célèbre au salon de 1876. Sept mètres de haut. L’étiquette toulousaine indiquait L’Entrée de Mahomet à Constantinople. En sortant, j’ai plusieurs fois laissé une protestation dans le cahier des visiteurs, précisant que Mahomet n’est jamais entré dans la capitale byzantine. Mes messages n’intéressaient personne, pas plus que la toile elle-même. Elle restait probablement en place en raison de son caractère intransportable. C’était le sort des « pompiers » dans les musées de province. Cependant, il y a une dizaine d’années, j’ai senti un premier frémissement avec le changement d’étiquette. C’est le chef turc Mehmet II qui entre dorénavant dans la ville, comme en 1453. Une nouvelle étape s’est produite quand on a dépouillé la toile de son cadre, pour une présentation plus « moderne ». Les temps changent donc, et l’organisation de cette exposition est un véritable événement.

On plaque souvent sur les peintres « pompiers » et académiques des préjugés stupides. Trop occupés à raconter une histoire, une anecdote, ces artistes se seraient seulement consacrés à créer l’illusion avec une ridicule précision. Tel le réalisateur de péplum qui masque les artifices du plateau, ces rapins se seraient sottement appliqués à faire oublier qu’ils utilisent de la peinture. Leurs œuvres seraient lisses, plates, peintes au petit pinceau et, croit-on, bourrées de détails. En un mot, elles seraient dépourvues de picturalité. À l’inverse, les impressionnistes et consorts, avec leur pâte épaisse, incarneraient la véritable « autonomie ». On connaît la musique.
C’est le contraire qu’on observe dans l’exposition Benjamin-Constant. Ses thèmes orientalistes sont, certes, parfois lassants, mais sa peinture, elle, ne l’est jamais. Chaque toile met en jeu une audacieuse variété de registrations : sfumatos mystérieux, empâtements rugueux, coups de pinceau gestuels, touche nette, glacis subtils, lumières vibrantes et ombres en camaïeu. On est surpris par son étonnante profusion de matières. À tous points de vue, il fait penser à la richesse du Flaubert de Salammbô. Même si ce roman reste un peu exotique pour moi, je me régale chaque fois que j’en lis ne serait-ce que quelques phrases. La picturalité de Benjamin-Constant est, à mon sens, un régal du même ordre.
Ses peintures les plus marquantes sont produites au début de sa carrière. Son imaginaire érotique, non dénué de langueurs baudelairiennes, se conjugue avec le faste et les cruautés d’un Orient fantasmé. On a le sentiment que l’ennui ordinaire des femmes trouve une sorte de sublimation dans la féerie de leurs étoffes. L’époque est réceptive à ce thème. C’est d’ailleurs vers cette période que le psychiatre Gaëtan-Gatian de Clérambault (1872-1934) approfondit le lien entre érotomanie et textiles, après avoir lui-même photographié des femmes voilées au Maroc et composé des drapés pour les étudiants des Beaux-arts.
Durant cette première partie de sa vie créatrice, Benjamin-Constant bénéficie d’un public, mais est en porte-à-faux avec les milieux académiques qui jugent ses sujets insuffisamment sérieux. Ensuite, les choses s’inversent. Il est admis à l’Institut, mais l’orientalisme passe de mode. Il se rabat sur des portraits de personnalités. Son succès est, au total, considérable en Europe comme aux Amériques.
Cependant, en France, sa renommée s’effondre après sa mort, de même que sa présence sur les cimaises. Nombre de toiles présentées à Toulouse ont été « retrouvées », parfois en situation improbable et restaurées. Les musées américains et canadiens qui contribuent à l’événement ont rencontré moins de difficultés. En effet, outre-Atlantique, un parti pris pluraliste a très souvent donné une visibilité convenable aux diverses écoles de chaque siècle, « pompiers » et orientalistes compris. Avec cette exposition Benjamin-Constant, c’est une partie de notre passé qui refait surface. Il faut en remercier Axel Hemery, à l’origine de l’initiative avec sa consœur de Montréal, Nathalie Bondil.
Petit à petit, des pans entiers de l’histoire de l’art émergent et appellent de nouvelles réflexions. C’est peut-être cela qui est enthousiasmant à notre époque.

Benjamin-Constant, musée des Augustins, Toulouse, jusqu’au 4 janvier 2015.

Sibelius, Depardieu et moi

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depardieu richard millet

depardieu richard millet

Certains, qui ne l’ont sans doute pas beaucoup lu, traitent Richard Millet de graphomane. Qu’il publie désormais ses livres par trois n’aidera pas à les faire changer d’avis. Peu importe. Car ce qui importe est l’œuvre et non pas le bruit qu’elle provoque et qui tente de l’étouffer. Or, Richard Millet lui-même s’interroge, dans un très beau texte sur Sibelius qui est aussi prétexte à une mise en abyme de son travail d’écrivain. Arrive-t-il un moment où l’écrivain, comme le compositeur, doit se taire et laisser place au silence, avant qu’il ne soit trop tard ? Avant que l’on puisse dire de lui, comme dit de Mozart le Glenn Gould de Thomas Bernhard, qu’il est mort trop tard ?

« Parvenu à la soixantaine, c’est-à-dire à l’âge où Sibelius a commencé de se taire, je suis plus que jamais tenté de muer en silence la fatalité de l’inachevable – soit ce qu’on appelle mon « œuvre » et dont le possessif qui le régit me semble de plus en plus étrange, et moi presque étranger au sentiment de responsabilité qu’un écrivain entretient avec le corps de ses livres », écrit Richard Millet dans Sibelius. Les cygnes et le silence. S’il consacre un livre au corps politique de Gérard Depardieu et un autre au silence de Sibelius, c’est que Richard Millet fait de l’un l’incarnation de la France depuis une quarantaine d’années, le corps même de la France, et « le grand miroir de notre déchéance, de notre absence au monde et à nous-mêmes », celui qui a le mieux incarné la France dans toute sa profondeur et ses contradictions en finissant par se perdre dans sa monstruosité et par renoncer à une nationalité qui ne semble plus avoir aucun sens et, de l’autre, le héros d’une nation finlandaise balbutiante. Or, Sibelius n’a jamais composé sa huitième symphonie et a passé les trente dernières années de sa vie dans un silence presque complet, ne composant plus que des pièces secondaires, tandis que Depardieu s’éloigne peu à peu de son rôle, de ce qui a fait de lui l’image d’un peuple dans toutes ses vicissitudes et ses contradictions.

« La question posée par Sibelius mérite d’être méditée : pourquoi s’obstiner à une œuvre qui ne compte pas, être un compositeur sans importance … » C’est en effet la question que tout écrivain et tout artiste devrait se poser et celle que semble se poser Richard Millet. Il arrive un moment où le silence vaut mieux que le plagiat de sa propre œuvre. Quel est ce moment ? « Je me dis que je suis peut-être arrivé au même point que lui et que le silence est mon salut – ce que je ne saurai qu’en continuant à écrire », note encore Millet qui s’en tire ainsi par une pirouette.

Le livre qu’il consacre à Sibelius nous paraît, quoi qu’il en soit, plus profond et essentiel que Le corps politique de Gérard Depardieu et Sous la nuée, publiés simultanément, car Millet s’y met à nu en ne cachant pas le doute qui l’assaille face à son œuvre et à la nécessité de la prolonger ou au devoir de se taire. C’est encore probablement le doute et l’humilité, bien plus que le snobisme, comme nous avons pu le lire, qui font citer à Millet plusieurs passages de sa correspondance privée avec les compositeurs Marc-André Dalbavie et Régis Campo qu’il semble appeler à son secours pour appuyer son interprétation de l’œuvre de Sibelius et de son silence final. Dans le fond, Richard Millet ne s’est jamais montré aussi cerné par le doute et aussi loin de la morgue qu’on lui prête, que dans ses livres sur Sibelius et Depardieu où il semble que le nombre impressionnant de noms d’artistes, de réalisateurs, de compositeurs, d’écrivains et d’œuvres qu’il cite aient bien davantage pour rôle de cacher le doute d’un écrivain qui s’aventure sur un terrain qu’il sait périlleux, que d’impressionner le lecteur par un étalage de culture qu’il sait n’avoir aucun sens. On n’attendait pas un Millet aussi désemparé. Il faut saluer la pudeur avec laquelle il dissimule ses doutes derrière deux figures massives qui incarnent deux idées de la nation : Sibelius et Depardieu, l’un se réduisant au silence, l’autre offrant son corps à sa patrie pour mieux s’en exiler.

Richard Millet, Sibelius. Les cygnes et le silence, Gallimard; Le corps politique de Gérard Depardieu, Pierre-Guillaume de Roux; Sous la nuée, Fata Morgana.

Gérard Berréby, édition et sédition

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allia berreby gerard

allia berreby gerard

Autant le dire tout de suite : nous avons adoré Rien n’est fini, tout commence (Allia, 2014), que Gérard Berréby vient de publier avec l’écrivain situationniste belge Raoul Vaneigem. D’abord parce que ce livre d’entretiens fourmille d’anecdotes savoureuses, d’analyses rétrospectives, de documents et de témoignages d’époque sur l’avant et l’après-68.
Rassurez-vous, le lecteur n’a pas besoin d’épouser les vues autogestionnaires de Vaneigem pour apprécier cet ouvrage de haute tenue : Berréby n’hésite pas à aller au choc avec son interlocuteur octogénaire, dont il est loin de partager l’enthousiasme à l’égard des Indignés et autres révoltés postmodernes. Ces désaccords cordiaux donnent encore plus de sel à ce livre à quatre mains, qui nous a fourni le prétexte parfait pour aller voir Gérard Berréby, directeur d’Allia, l’une de nos maisons d’édition préférées sur la place de Paris.
Entre classicisme et pensée critique, son catalogue ressemble à un grand cabinet de curiosités. De sainte Thérèse d’Avila aux essais sur le rock de Nick Tosches en passant par Leopardi, Allia jongle avec l’éclectisme, notamment lorsqu’il publie des bouquins a priori improbables dont son directeur a le secret, comme ses entretiens avec Piet de Groof[1. Le Général situationniste. Entretiens avec Gérard Berréby et Danielle Orhan, Piet de Groof, Allia, 2007.], ancien situ devenu général de l’armée belge !
Contrairement aux révolutionnaires en peau de lapin, Berréby ne craint pas de désespérer Billancourt. Son refus du terrorisme philosophique issu des années 1960 ne l’empêche pas de critiquer le monde tel qu’il ne va pas. Mais son engagement radical, il l’accomplit dans l’édition, à travers le soin méticuleux qu’il met dans le choix et la confection de ses livres, avec une rigueur un rien extrémiste à faire pâlir d’envie notre chère Élisabeth. Et c’est ainsi qu’Allia est grand.

Propos recueillis par Daoud Boughezala et Marc Cohen.

Causeur : Vous venez de coécrire et d’éditer Rien n’est fini, tout commence (Allia), un ouvrage d’entretiens avec le situationniste belge Raoul Vaneigem, dont le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, publié fin 1967, eut un impact considérable sur les barricades de Mai 68. À travers ce livre à quatre mains, avez-vous voulu réaliser une sorte de biographie exhaustive ou faire un addendum pour la génération Y ?

Gérard Berréby : Mes dialogues avec Raoul Vaneigem confrontent deux individus issus de générations différentes qui ont vécu la même époque à des âges différents – pendant Mai 68, je sortais à peine de l’adolescence, tandis que Raoul Vaneigem était un homme de plus de trente ans avec une formation et une base solides. Avec Rien n’est fini, tout commence, je voulais retracer la genèse des choses, autrement dit comprendre l’origine sociale et intellectuelle des protagonistes de ce mouvement. Un monde qui n’a en effet que peu à voir avec celui d’aujourd’hui. Les personnes classées Y en sont parfois abasourdies ! Par des va-et-vient entre le passé et notre monde contemporain, j’ai voulu livrer un « roman d’époque », un roman oral pour ainsi dire, restituant le climat politique, social, culturel de plusieurs décennies du xxe siècle.

En lisant ce « roman d’époque », on découvre quelques détails truculents sur l’Internationale situationniste (1957-1972). Par exemple, même chez ces révolutionnaires, les hommes mettaient les pieds sous la table pendant que la seule femme du groupe faisait le service et la vaisselle. Ce genre d’anecdote en dit peut-être plus long sur l’esprit d’une génération que bien des travaux universitaires…

La forme de la conversation me permet d’aborder tous les aspects du sujet, sans faire de grande thèse académique barbante que personne ne lira.

Histoire de mettre les lecteurs dans le bain, je commence ces entretiens par une cinquantaine de pages sur la Belgique, l’enfance de Vaneigem pendant la Seconde Guerre mondiale, puis sa jeunesse, ses premiers flirts, etc. Par exemple, raconter les circonstances de sa rencontre avec Guy Debord peut paraître anecdotique, mais cela ne l’est pas du tout. Dans cette histoire, on retrouve leurs influences intellectuelles communes, notamment le rôle qu’a joué le philosophe Henri Lefebvre.

Votre intérêt pour les situationnistes ne date pas d’hier. Une grande partie du catalogue d’Allia gravite autour de l’univers situ, au sens large. Outre l’effet générationnel, quelles raisons vous ont-elles poussé à consacrer autant d’heures de travail à cette avant-garde que l’on pourrait croire dépassée ?

J’ai voulu construire un catalogue avec une identité et un sens. Rien n’est fini est en effet le quatrième livre d’entretiens que je consacre à ce sujet. Au risque de passer pour un ancien combattant, le premier ouvrage que j’ai édité autour de la question remonte à 1985. Imaginez, c’est il y a un siècle ! C’était une masse d’archives qui s’intitulait Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste. On y devinait déjà mon approche et ma méthode de travail : montrer comment, à une époque donnée, il est possible de faire quelque chose, et la répercussion de cette action sur les gens. Avec le recul, on se rend compte que cette chose n’est plus possible. Ainsi, dans La Tribu (Allia, 1998), que j’ai coécrit avec Jean-Michel Mension, je racontais comment des jeunes gens se retrouvaient entre eux, rédigeaient un petit bulletin ronéoté qui coûtait trois francs six sous, et passaient leur vie dans les cafés. Vu le prix du café ou d’un demi de bière de nos jours, beaucoup de lecteurs se sont demandé comment il était possible de refaire le monde à longueur de journée en picolant !

Ce n’est pas le seul malentendu que notre époque entretient avec celles qui l’ont précédée. S’agissant de Mai 68, de Daniel Cohn-Bendit à Zemmour, l’interprétation sociétale du mouvement étudiant fait aujourd’hui autorité, à croire que les jeunes se sont soulevés pour préparer le terrain au capitalisme libéral-libertaire !

D’aucuns prétendent que le désastre de notre société contemporaine découle de l’utopie soixante-huitarde. Les uns le font grossièrement comme Zemmour, d’autres de manière plus subtile et littéraire comme Houellebecq. Ces critiques de 68 vont un peu vite en besogne.Ils escamotent un point essentiel : si les idées de cette époque ont été récupérées par la marchandisation au point de devenir un élément essentiel du spectacle, c’est qu’on les a détournées. Prenons l’exemple des aspirations féministes des années 1960. Tandis que le droit des femmes se développe, l’image de la femme n’a jamais été autant commercialisée, et ce de manière spectaculaire : sur n’importe quel site Internet, vous voyez s’afficher une pin-up sur la droite. Faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain ? Bien sûr que non. En 1968, la société était sclérosée et ne correspondait pas aux aspirations d’une frange de la jeunesse. Qu’une aspiration critique ait été subvertie n’est pas une raison pour empêcher les forces vives de développer des idées et de critiquer les institutions de leur temps, sans quoi on ne ferait plus rien…

Reconnaissez que les situationnistes prêtent le flanc à la critique. Dès ses premières années, l’IS a multiplié les exclusions en son sein au nom de la pureté doctrinale. Sous l’autorité de Debord, Raoul Vaneigem a d’ailleurs été successivement l’exécutant et la victime de ces purges. Comment expliquez-vous qu’un groupe s’étant toujours distingué du gauchisme par son refus proclamé de l’idéologie ait poussé la paranoïa jusqu’à l’autodestruction ?

Nous soulignons en effet cette dérive dans notre livre. Avec Vaneigem, nous concluons que « le ver était dans le fruit », puisqu’une association d’individus libres et autonomes luttant contre un monde séparé a fini par instituer des rapports internes hiérarchiques et précisément séparés. Ce n’est pas pour rien que nous comparons les pratiques de l’IS avec les sectes des Fanatiques de l’Apocalypse de Norman Cohn, ou que cela m’évoque Les Démons de Dostoïevski. Paradoxalement, c’est à son apogée, vers 1967-1968, lors de la publication de De la misère en milieu étudiant, de La Société du spectacle et du Traité de savoir-vivre, que le déclin du mouvement situationniste s’est amorcé.

Tout bien pesé, les vrais fossoyeurs de Mai 68 ne sont-ils pas ceux qui parlent de « société du spectacle » à tort et à travers ? Les cendres de Debord doivent se retourner dans la stratosphère devant tous les hommages rendus par l’État et les journaux qu’il vomissait…

C’est le moins qu’on puisse dire. Mais c’est un mouvement naturel de l’histoire. Toute pensée novatrice, progressiste ou subversive qui a son sens à un moment donné est vouée à la récupération. En contestant l’état de fait de la société et son organisation, la pensée situationniste s’est révélée anticipatrice, ce qui explique sa diffusion massive à la fin des années 1960 et surtout pendant les années 1970. Le temps aidant, le pouvoir s’est chargé de la neutraliser : il n’y a pas aujourd’hui un homme politique – de quelque bord que ce soit – qui ne fasse référence, dans ses discours, aux notions de spectacle, d’aliénation, de vie quotidienne, etc.

La consécration officielle de Debord en « trésor national » n’est ni plus ni moins qu’une forme de momification. Le réduire au grand écrivain – qu’il est sans doute – au même titre que Chateaubriand ou le cardinal de Retz permet de le vider de sa substance critique.

La publication de ses Œuvres complètes par Gallimard (2006) s’inscrit-elle dans ce mouvement de récupération ? Que pensez-vous de ce volume ?

Ce recueil ressemble à une escroquerie intellectuelle. Sur un plan strictement philologique, c’est une édition partiale qui oriente le sens avant même de donner le texte à lire. Derrière ce livre, il y a une volonté de construire un mythe. Ces gens ont ajouté des annotations tendancieuses, qui sont des règlements de comptes indirects, et ont oublié certaines éditions établies autour de Debord ou du mouvement situationniste, en l’occurrence les miennes, ainsi que d’autres textes qui auraient pu donner un autre profil à la perception de l’œuvre. Bref, c’est un travail ni rigoureux, ni honnête, ni acceptable, qu’il faudrait entièrement refondre. Et puis il y a un manifeste incomplet, un texte inédit accessible et qui ne fait pas partie de cette publication… S’il y a des éditeurs pour accepter de publier des textes dans de telles conditions, que voulez-vous que j’y fasse ? Je ne suis pas un justicier masqué ! Il faudra attendre longtemps avant que cette propriété ne tombe dans le domaine public pour que l’on puisse tout rebâtir de fond en comble, si toutefois les lecteurs ont encore de l’intérêt pour ces textes-là dans cinquante ans.

En attendant, les lecteurs d’aujourd’hui se précipitent sur Le Suicide français d’Éric Zemmour. Malgré vos vues divergentes, vous semblez partager certaines de ses observations dans vos discussions avec Vaneigem, par exemple lorsque vous citez le pillage du RER de Grigny le 16 mars 2013 comme exemple de la « guerre de tous contre tous » qui mine notre société…

On ne peut rayer d’un trait de plume, comme le font tous les éditorialistes en place, un ouvrage qui se vend à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Si l’on est un tant soit peu honnête intellectuellement, on est obligé de faire un certain nombre de constats. Pas plus tard qu’hier, près de chez moi, à la Goutte d’Or, un restaurant indien a été vandalisé par une bande dite de la mafia sri-lankaise, pour un différend d’environ 150 euros. La vidéo de l’agression a été relayée par le site du Parisien, les images sont très violentes. Ce genre de faits et leur mise en scène créent un sentiment de peur généralisée dans la société, tout le monde se méfie de tout le monde, du type dans le métro qui va vous parler, et on se sent agressé. C’est cela, la guerre de tous contre tous. Dans l’attaque du RER de Grigny, qu’ont ramassé les pilleurs ? Neuf téléphones portables ainsi que 150 ou 200 euros en faisant les poches de voyageurs aussi pauvres qu’eux. Et ces délinquants sont passablement idiots : avec les caméras de surveillance partout, on a tôt fait de les retrouver ! Et on utilise l’ensemble de ces manifestations à des fins électorales en manipulant les mots et les images.

Les suspects de Grigny convaincus de racket n’ont écopé que de peines légères, mais passons. Que pensez-vous du lien entre insécurité et immigration qu’établit Éric Zemmour ?

Il suffit d’aller au tribunal pour s’apercevoir que 75 % des gens passant en flagrant délit sont originaires du Maghreb et de l’Afrique noire. N’importe quel juge vous le confirmera, c’est un fait statistique ! À partir de cette donnée, on peut tirer des conclusions hâtives sans essayer de comprendre pourquoi ces 75 % de délinquants se retrouvent entre ces murs. Il est réducteur et démagogique d’en déduire qu’il faudrait les expulser tous, les stigmatiser ou les enfermer. C’est avant tout omettre le passé colonial de la France et les conditions de vie qui leur furent et leur sont encore imposées. Et l’État-nation est une notion obsolète. Donc, il faut tout repenser.

Malgré les circonstances atténuantes que vous accordez à la délinquance immigrée, vous partagez une partie du diagnostic de Zemmour. Cela suffira à vous clouer au pilori !

Quoi qu’en dise la pensée dominante, ce n’est pas parce qu’on signale une réalité avec Éric Zemmour qu’on en fait la même analyse. Mais, pour se donner bonne conscience, on s’interdit de parler des choses de manière objective, de peur de faire le jeu de je ne sais quel ennemi ! Étant moi-même d’origine tunisienne naturalisé français, je sais ce que c’est qu’être étranger. Or, à propos de la juridiction des étrangers en France, j’ai dit, lors d’une conversation privée, que la juridiction interafricaine sur l’immigration était plus sévère que la juridiction française en la matière. On m’a répondu : « C’est un argument lepéniste. » J’ai rétorqué : « Et alors ? » Le danger consiste précisément à taire les choses. Il ne doit pas y avoir de sujet tabou. Ce politiquement correct, même si l’expression est un peu tarte à la crème, fait le succès de ceux qu’il prétend combattre.

À travers l’un de vos auteurs, Michel Bounan, vous avez eu maille à partir avec les chasseurs de sorcières. Vingt-cinq ans plus tard, si c’était à refaire, publieriez-vous encore Le Temps du sida (Allia, 1990), essai qui avait fasciné Guy Debord mais que certains activistes gays et critiques de gauche mainstream avaient qualifié d’homophobe ?

Évidemment, je le referais ! Et pas seulement parce que ce livre avait fasciné Debord comme vous dites. Quand j’ai édité ce livre, le peu de presse qui en a parlé, à l’exception notable de Michèle Bernstein dans Libération, a vilipendé au pis un médecin-charlatan anti-pédés qui proposait des remèdes homéopathiques pour lutter contre le sida, au mieux un mystique passablement allumé. Tout cela émane de lectures très confuses, car il n’y a absolument rien de tel dans le livre. Michel Bounan y expliquait le rôle des cofacteurs dans le développement du sida, c’est-à-dire le développement de l’agroalimentaire, les effets de la pollution sur l’affaiblissement général du système immunitaire des individus, etc. Tout cela était la synthèse des résultats des chercheurs sur le sida que Bounan avait lus dans la presse médicale avant de les mettre en perspective. Si les critiques ont à ce point dénigré Le Temps du sida, c’est qu’ils avaient peur de sa thèse. Il ne fallait surtout pas en parler. Maintenant, ces analyses sont reprises par un certain nombre de courants médicaux, et encore très timidement.

Est-ce sous l’influence de Bounan que dans Rien n’est fini vous développez un discours critique assez catastrophiste, alors que Vaneigem fait preuve d’un certain optimisme lorsqu’il s’enthousiasme pour les Indignés ?

Je suis sous l’influence de tous les livres que je publie. Il est vrai que je tiens des propos passablement apocalyptiques sur la société contemporaine, c’est-à-dire sur l’état du monde sur le plan écologique, sur le plan de l’introduction du numérique à tous les niveaux, des guerres qui s’installent un peu partout et de la fin de la civilisation marchande. À Raoul Vaneigem, qui fait une déclaration assez solennelle de soutien aux mouvements d’autogestion grecs ou espagnols, je réponds qu’il n’existe que des solutions individuelles. C’est un débat qui existe entre les héritiers des pensées et mouvements radicaux de Mai 68. Il y a quarante-cinq ans, on pensait de manière collective, c’est-à-dire que la recherche d’une issue aux problèmes que nous rencontrions était toujours collective. Mais, à l’heure actuelle, si l’on ne veut pas finir englouti par le premier virus qui va apparaître, il faut se sauver soi-même.

Pour le coup, vous vous distinguez nettement du mode de vie communautaire du groupe de Tarnac et autres « zadistes ». Que pensez-vous des appels à l’insurrection du « Comité invisible » ? Jusque dans leurs incantations révolutionnaires, on dirait que les jeunes singent leurs aînés…

Nos contemporains ont un peu tendance à singer les générations précédentes, car tous ces mouvements de contestation peinent désormais à produire une pensée propre et autonome qui leur permettrait d’appréhender l’ensemble des problèmes. J’observe les mouvements de révolte, souvent de plus en plus radicaux et de plus en plus violents, qui émergent, se développent ou s’évanouissent, mais l’on voit très rarement des réseaux s’agréger entre eux. Ce n’est pas en ajoutant de la rhétorique que cela prendra.

C’est sans doute pour ne pas perdre de jeunes lecteurs que vous avez établi un appareil de notes aussi impressionnant dans Rien n’est fini. Tout commence. Que vous précisiez dans un ouvrage aussi haut de gamme qui est Bertolt Brecht montre que vous avez vraiment décidé de ne laisser personne sur le côté !

Il fut un temps où l’on pouvait sortir des livres avec des citations en grec et en latin, et cela passait très bien. Aujourd’hui, quand il y a une citation en latin dans un livre que je publie, j’ajoute une note en bas de page en donnant la traduction car, mis à part quinze lecteurs affranchis, plus personne ne comprend. Quand il y a une citation en anglais au début d’un chapitre, on peut jouer la frime, moi, je la fais traduire. J’ai le souci du lecteur, qui ne doit pas avoir à ramer pour tourner les pages. Éditer des livres pour une coterie ne m’intéresse pas. Et pour éditer des livres il faut connaître un tant soit peu son époque.

Dans votre approche éditoriale, comme dans la vie et l’œuvre de Vaneigem, on ressent une dimension somme toute assez humaniste.

Oui. Pour le dire beaucoup plus simplement : si l’on n’aime pas son prochain, je ne vois pas l’intérêt de se donner la peine de réaliser une œuvre ! Il n’y a pas de création sans la notion de don.

S’il en était encore besoin, cet altruisme revendiqué prouve que vous avez clairement rompu avec ce qu’on peut appeler le « gauchisme éditorial » : le refus nombriliste de communiquer, le goût de la provoc gratuite, le travail de cochon, etc.

Il y a des comportements qui correspondent à des époques données. Vaneigem ne veut pas apparaître comme le dernier hussard situationniste et être regardé comme une bête curieuse, donc il refuse de parler dans les médias, chose que je comprends très bien. Je ne défends pas la même position. Je crois que la rupture avec les médias avait du sens dans les années 1960. Mais nous ne sommes plus face aux mêmes enjeux, aux mêmes structures sociales. Des changements radicaux sont intervenus entre-temps. Il existe désormais une forme d’interchangeabilité d’un média à l’autre. J’utilise les vecteurs d’information utiles à notre public : les éditions Allia ont même une page Facebook. On ne va pas rester scotché dans le passé !

Malgré tout, vous vivez d’une certaine manière contre votre temps, ne serait-ce que par le soin extrême que vous mettez à publier des ouvrages à la typographie, la syntaxe et l’orthographe irréprochables. Tout compte fait, votre radicalité passe-t-elle par une certaine forme de classicisme ?

Que voulez-vous que je vous dise ? C’est parce qu’on travaille comme des chiens. Flaubert parlait du « conservateur qui ne conserve rien ». Pour ma part, je suis devenu conservateur dans la mesure où je me dois de conserver l’héritage de la langue et de le perpétuer. En soi, c’est déjà une critique des autres livres qui existent.

Et vlan pour les collègues !

Je ne donne de leçon à personne. Quand on sort un livre, on aime ce que l’on fait, c’est tout. Si j’avais voulu glander et gagner plein de fric, j’aurais été ailleurs. Je ne porte pas de jugement moral cela dit. C’est pas mal de glander. Mais j’aime les choses faites comme le livre que vous avez entre les mains. Compte tenu de toutes nos contraintes (payer le loyer, les impôts, les fournisseurs…), je vous mets au défi de trouver une maison d’édition plus libre que la nôtre.

Rien n’est fini, tout commence, Raoul Vaneigem et Gérard Berréby, Allia, 2014.

*Photo : Hannah.


Chine : vers un Etat islamique au Xinjiang?

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chine ouigours islam

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La Chine est-elle dans l’impasse au Xinjiang ? Vers 13h30 vendredi, des assaillants ont fait irruption dans une rue commerciale de Yarkand, dans le district de Shache, pour jeter des engins explosifs et attaquer les passants à coups de couteaux. Le bilan de quinze morts et autant de blessés a été confirmé par l’agence de presse officielle Chine nouvelle. Dans la région chinoise à majorité musulmane du Xinjiang, le district de Shache, ou Xian de Yarkand, est l’une des onze provinces placées sous l’administration de Kashgar, nœud commercial stratégique et capitale économique choisie par le gouvernement chinois située un peu plus de 190 kilomètres au nord-ouest, près de la frontière avec le Kirghizistan et le Tadjikistan.

Le Xinjiang, province de vingt millions d’habitants, peuplée pour moitié d’Ouïgours, connaît depuis 2013 une vague d’attentats meurtriers, après la relative accalmie qui avait suivi les affrontements meurtriers dans la capitale de la province, Urumqi, en 2009. Les autorités chinoises continuent à répondre à ce qu’elles considèrent comme des mouvements terroristes mais la répression ne semble plus en mesure de faire face à la multiplication des attentats, bien au contraire. Il semble en effet qu’au sein de la communauté ouïgoure soumise à une forte pression démographique du fait de l’implantation toujours plus importante des Hans, la radicalisation idéologique progresse. La répression chinoise est toujours motivée par la crainte d’une résurgence du séparatisme panturc et les attentats ont d’ailleurs eu symboliquement lieu dans un district au passé exceptionnellement marqué par l’influence turque et séparatiste. C’est dans cette partie du Xinjiang que le seigneur de la guerre Yakub Beg fonda l’éphémère royaume de Kashgaria qui tint tête aux Chinois de 1870 à 1877 avant d’être détruit. C’est aussi non loin de Yarkand, dans la région de Kashgar, que fut proclamée en septembre 1933 la première République du Turkestan Oriental… qui fut abattue quatre mois plus tard, en janvier 1934. Une seconde République du Turkestan Oriental connut aussi une courte existence de 1944 à 1949, avant que ses représentants ne soient tués sur ordre de Mao et avec l’assentiment de Staline lors du supposé accident de l’avion qui les amenait à Pékin pour assister à la Conférence consultative politique du peuple chinois.

Pour autant, ce qui se passe aujourd’hui au Xinjiang semble échapper à la logique panturque elle-même. Les derniers attentats perpétrés ont cette particularité d’impliquer des attaques au couteau et des attentats à la grenade ou des attentats suicide qui visent des quartiers ou des populations ouïgoures, comme cela a été le cas avec l’attaque d’Urumqi en mai 2014, ou celles intervenues dans le comté de Yarkand en août 2014 et aujourd’hui, qui ont occasionné la mort de cinquante personnes à elles deux. Bien qu’il soit difficile d’en attester, les rumeurs font état de groupes islamistes radicalisés et entraînés en Afghanistan et au Pakistan voisin, ce qui n’a rien d’irréaliste si l’on considère les difficultés à surveiller une frontière très poreuses, dont les multiples cols montagneux sont autant de voies de passage. La pression exercée par les autorités chinoises sur la communauté ouïgoure pourrait aussi largement expliquer cette radicalisation nouvelle qui s’exporte désormais hors des frontières du Xinjiang, comme en témoignent l’attentat de la gare de Kunming, dont la lointaine province du Yunnan, à 5000 kilomètres au sud-est, ou l’attentat à la voiture piégé de la place Tiananmen en novembre 2013.

Les événements récents et ce nouveau bain de sang à Yarkand suggèrent en tout cas que la région de Xinjiang est de plus en plus aspirée dans la spirale du radicalisme. Les autorités chinoises, qui craignent tant la résurgence du panturquisme, pourraient se trouver confrontées à l’émergence du djihadisme, de la même manière que les Russes dans le Caucase. Ce serait aussi une très mauvaise nouvelle pour la grande majorité de la communauté ouïgoure,  dont l’islam traditionnel soufi ferait certainement mauvais ménage avec l’islamisme sunnite en provenance d’Afghanistan ou du Pakistan.

*Photo : wikimedia.

Lebowski encore, Lebowski toujours !

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Qu’ajouter aux textes réjouissants de Daoud et Olivier ? Pas grand-chose, tant la paraphrase, en plus d’être vaguement immorale, est terriblement fatigante. On ne pourra donc que le féliciter le jeune Daoud d’avoir suivi mes conseils (moi qui suis si rarement prescripteur) et l’excellent Maulin pour l’ensemble de ses analyses et références.

Côté références, le Cairote qui vous parle, ne peut qu’applaudir et approuver la filiation – qui ne m’avait pas échappé – entre le Dude et les paresseux intégristes de Cossery, lesquels ont toujours beaucoup de répugnance à quitter leurs vêtements de nuit, tout comme Jeff Bridges dans la première scène où il apparaît, en peignoir et babouches dans un supermarché.

big lebowski bridges

Je m’en veux en revanche de ne pas avoir pensé à l’antithèse Dude/Chigurh. L’exposé de Maulin sur la question est lumineux, point-barre. Par ailleurs, Maulin a bien entendu raison d’expliquer à quel point est nodale la scène du joint que le Dude jette par la vitre de sa voiture sans tenir compte que celle-ci est fermée. Il a d’autant plus raison qu’il me permet ainsi de jouer les mouches du côche. J’ai toujours perçu cette scène comme un clin d’œil à un autre grand chef d’œuvre antiproductiviste, à savoir Mon Oncle : à la fin du film, Jacques Tati, assis sur le siège passager de la berline de son opulent beau-frère, allume sa pipe avec l’allume-cigare, puis jette celui-ci par la fenêtre. Peut-être me trompe-je, peut-être pas. Toujours est-il que je préfère avoir raison avec moi-même que tort avec Télérama.

La bise à tous, surtout les filles.

Et c’est ainsi que Lebowski est grand

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big lebowski maulin

big lebowski maulin

Je ne sais pas à quoi vous avez consacré votre dernier week-end, mais moi j’ai passé deux jours en mode larvaire, affalé au lit à regarder des extraits de The Big Lebowski. Oh, pas de quoi me vanter, malgré les chaudes recommandations de Marc Cohen, je n’ai découvert le chef d’œuvre des frères Coen qu’il y a un mois, quinze ans après la bataille. Mais, depuis, la tempête gronde sous mon crâne : le personnage du Dude, excellemment interprété par Jeff Bridges, ne m’apparaît pas seulement comme le sommet du cool. C’est un modèle de vie, l’idéal de tout être humain normalement constitué qui rêve de ne pas en foutre une sans jamais se défaire de son stoïcisme quotidien fait de parties de bowling, de spliffs d’herbe et de « Russes blancs » on the rocks. Dans cette œuvre intemporelle, on comprend vite que le « Dude » n’est pas de ce monde d’aigrefins. Ce post-hippie a heureusement raté le tournant fric des années 1980, et revit éternellement la décennie 1970 alors qu’éclate la première guerre du Golfe.

Puisqu’il faut bien résumer l’intrigue what the fuck du film, allons-y gaiement. Un jour, deux malappris font irruption dans la turne du Dude, persuadés qu’ils se trouvent chez son homonyme Lebowski, un vieux milliardaire de Los Angeles dont la jeune épouse star du porno leur doit un paquet d’oseille. Morbleu, lorsqu’il s’aperçoit de leur méprise, l’un des malfrats pisse sur le tapis du « Dude »,  désormais bien décidé à se faire justice. Il se pointe alors chez le « big Lebowski » responsable indirect du délit, pour lui « emprunter » un tapis persan, avant que cette vieille bourrique de businessman ne reprenne contact avec son loser d’homonyme quand sa femme finit par se faire enlever par ses créanciers. S’ensuit une équipée pas piquée des vers où l’absurde le dispute au clownesque. Mais au diable le pitch. Les vraies vedettes du film sont les dialogues, devenus cultes, ainsi que les personnages tous plus délurés les uns que les autres qui forment une équipe de bras cassés, tel le meilleur ami du « Dude », Walter Sobchak, rendu immortel par John Goodman, vétéran de la guerre du Vietnam qui s’y croit comme en l’an 1967 et se montre aussi bourrin que son compère reste imperturbable, ou le légendaire « Jesus », devenu une star latino du bowling après une carrière de pédophile.

Au fil des punchlines, fleurissent des « fuck »– « Nobody fucks with the Jesus», « On peut penser ce qu’on veut des nazis, eux au moins avaient une éthique ! »,  « This is what happens when you fuck a stranger in the ass! », etc. – que la V.F ne rend qu’imparfaitement. Chez les inconditionnels, on se répète inlassablement les dizaines de saillies mémorables du Big Lebowski avant d’aller festoyer une fois l’an au festival « dudéique » de Louisville, dans le Kentucky.

Mon initiation à cette religion geek à peine commencée, par le plus grand des hasards j’ai mis la main sur le manuel du fan parfait sur l’étal d’une librairie. Je suis un Lebowski, tu es un Lebowski, co-écrit par Bill Green, Ben Peskoe, Will Russell et Scoott Shuffitt (Séguier, 2014) collecte sous forme de mook tout ce qu’il faut savoir sur cette merveille cinématographique hors d’âge : entretiens avec l’ensemble des acteurs du film, jusqu’au sosie de Saddam Hussein apparaissant 15 secondes à l’écran qui raconte avec le sourire être un puissant lobbyste pro-israélien, analyse du régime alimentaire du Dude, témoignages des personnes réelles qui ont inspiré le scénario des frères Coen, comme John Milius, le réalisateur anarcho-réac de Conan le Barbare ayant plus d’un atome crochu avec Walter Sobchak. Bref, tout y est, et même le reste ! Pour ne rien gâcher, ce bouquin s’ouvre avec une préface décontractée du bulbe signée Jeff Bridges himself et se clôt par un addendum de l’ami Olivier Maulin, que nous publions ci-contre. Le romancier du retour joyeux à la campagne, amoureux des ivrognes gentils, doux dingues et autres éclopés antimodernes, a composé une véritable petite ode au Dude. Pourquoi ne suis-je pas étonné ?

Daoud Boughezala

Nous sommes tous des Lebowski

C’est probablement le gag le plus nul de l’histoire du cinéma. Roulant dans sa Ford Torino en père peinard, le « Dude » balance son mégot par la fenêtre d’une petite pichenette nonchalante. Problème : ladite fenêtre est fermée. A la scène suivante, la Torino est encastrée dans un platane et le Dude, les lunettes de traviole, se tapote nerveusement l’entre-jambe où le mégot a inéluctablement atterri. Tout le personnage est là : un bras-cassé d’exception. Le type capable de rater jusqu’aux gestes les plus élémentaires de la vie quotidienne. Et ne parlons pas des moments solennels : quand son pote Walter Sobchak balance les cendres du pauvre Donny en bord de mer, un retour de vent les lui renvoie en pleine tronche.

Jeffrey Lebowski attire la scoumoune comme la confiture les mouches. C’est le pauvre mec qui rentre tranquillement chez lui après une partie de bowling et qui se retrouve la tête dans la cuvette des toilettes simplement parce qu’on l’a pris pour un autre. Il faut dire que le monde est plutôt bien fait : d’un côté ceux qui réussissent, les beaux, les sportifs, les adroits, les dynamiques. De l’autre, les traîne-savates : ils ratent tout, ils sont nuls, et en plus ils n’ont pas de bol. Le Dude dans toute sa splendeur. Si la chaussette, le gant, la knack et la claque vont généralement par paire, l’imbécile avance en trio depuis les Pieds Nickelés. Jeff, Walter et Donny en représente un beau, capable de faire de l’ombre à Filochard, Ribouldingue et Croquignol, les clodos célestes de légende. Comme eux, ils sont hâbleurs, fainéants, vaguement escrocs, incompétents en tout. J’avoue une grande sympathie pour un Walter n’hésitant pas à dégainer un flingue pour un litige au bowling. Il y a là une grande leçon de vie contre le nihilisme d’époque : on peut déconner sur tout mais pas sur l’essentiel. Pas touche au sacré. Après tout, il ne viendrait à personne l’idée désastreuse de dessiner des moustaches à la Madone des Larmes de Syracuse, en pleine terre mafieuse. Le cinéma et la littérature sont pleins de ces ratés sympathiques qui font de l’ombre aux héros propres sur eux, les emmerdeurs à qui tout réussit. Certains d’entre eux, les dramatiques, veulent quitter leur condition et réussir. Ils nous tirent parfois des larmes. D’autres s’en foutent et se trouvent bien comme ils sont. Eux aussi nous tirent des larmes. De rire. Dans cette dernière catégorie, la concurrence est rude.

Deux personnages, aujourd’hui largement (et malheureusement) oubliés, sont pourtant bien placés pour la première place des branquignols : Luj Inferman’ et la Cloducque. Tirés de l’imagination fertile de l’écrivain Pierre Siniac en 1971, et déclinés en six épisodes à la Série Noire puis chez Néo, ce sont les pires abrutis de l’histoire littéraire, les seigneurs de la cloche : deux vagabonds ignobles et grotesques, en rupture de ban, absolument incapables de s’adapter à toute forme de vie sociale, et dont l’existence se résume à un immense parasitisme. La Cloducque, dont on ne saura vraiment jamais s’il/elle est un homme ou une femme (ça dépend des jours), est un géant qui porte un chapeau cloche, un grand manteau en laine été comme hiver et des gants de boxe, attrape des oiseaux en vol qu’il/elle bouffe tout cru, sans les plumer. Pour un oui ou pour un non, il cogne sur son ami Luj Inferman’, lequel tente régulièrement de s’enfuir. Mais quand il a enfin réussi à placer 1000 kilomètres entre son tortionnaire et lui, Luj passe un coin de rue et se heurte à un passant : c’est la grosse Clod’, son chapeau cloche et ses gants de boxe, et tout peut recommencer.

Comme dans le film des Coen, les histoires de Siniac sont tirées du patrimoine du roman noir, enlèvement, recherche de magot, etc. ; et comme dans le film des Coen, on se fiche de l’histoire qui n’est là que parce qu’il faut bien une histoire. La vérité est ailleurs, dans la galerie des personnages qui ont fait de leur désinvolture une subversion. Les gens de bon goût ont coutume de lever les yeux au ciel à l’évocation de ces sublimes ratés. Ils préfèrent, n’est-ce pas, la littérature ou le cinéma « qui tire vers le haut », les héros positifs qui parlent correctement et qui de préférence œuvrent  au « bien de l’humanité ». Le gros Dude qui boit, qui fume, qui jure, c’est un peu vulgaire. Et puis c’est complaisant. Et démobilisateur. Démobilisateur ? Nous y voilà ! « J’aimerais qu’après avoir lu un de mes livres, les gens n’aillent pas travailler le lendemain », espérait l’écrivain égyptien de langue française Albert Cossery. Ses personnages, cela n’étonnera personne, sont du même tonneau que ceux qui nous occupent. Des « Dude » égyptiens qui cultivent l’art de la fainéantise à son plus haut niveau, de manière certes un peu plus raffinée, culture orientale oblige. Des fumeurs de haschisch qui traînent la savate dans les rues du Caire, n’ont aucune ambition, aucune envie de travailler, aucune envie de se mêler au monde, et s’en portent très bien. Cossery le voyait en effet, ce monde, comme une sinistre farce au service exclusif des puissants. Se révolter, pour lui, était déjà accorder trop d’importance à l’oppresseur. C’était entrer dans un jeu dont il avait fixé les règles. Paresser toute la journée, regarder passer les jolies filles, organiser quelques filouteries, se moquer des puissants, ne pas consommer (on brûle d’ajouter : jouer au bowling) : autant de moyens pour ses personnages de saboter de manière élégante et aristocratique l’ordre social, un ordre social pas très folichon.

Dans son formidable roman, No Country for old man, Cormac McCarthy met en scène un personnage effrayant nommé Chigurh. Calme, méticuleux, intelligent, rationnel, c’est le tueur à gage parfait. Son arme préférée est le pistolet d’abattoir. Il l’applique sur le front de sa victime, tire, l’air comprimé éjecte une tige métallique qui perfore la boîte crânienne, le bétail humain s’écroule. C’est propre, silencieux, efficace. Contrairement à ce qui a été écrit ici ou là, Chigurh est tout sauf un psychopathe. Il tue sans plaisir, sans haine, sans pulsions. C’est un bon artisan, un professionnel qui fait son boulot du mieux qu’il le peut, un appliqué. Allons plus loin : ses qualités et ses valeurs sont celles, traditionnelles, de la modernité triomphante : savoir-faire, fiabilité, esprit d’entreprise, respect de la parole donnée, mobilisation de la technique, conscience de ses propres limites. Le contrat honoré, Chigurh se présente à son employeur pour faire reconnaître « les compétences de quelqu’un qui est un expert dans un secteur difficile. De quelqu’un qui est entièrement fiable et entièrement honnête ». Les monologues désabusés du vieux shérif de Huntsville, en tête de chaque chapitre, scandent le livre et en soulignent le caractère tragique, celui d’un vieil homme dépassé par les évènements, impuissant, dont les enquêtes n’aboutissent pas et qui se réfugie dans la nostalgie du passé et dans un retour timide à la foi. Le shérif ne comprend plus ce pays, ne s’y reconnaît plus. Pays oublié de Dieu, pays maudit qui a abdiqué sur tout. Que veut nous dire McCarthy ? Qu’il y a des fauves nihilistes ou des criminels opposant leurs contre-valeurs aux valeurs de la société ? Il y a Ellroy pour ce genre de banalités. Non, ce qu’il affirme, c’est que Chigurh est un pur produit de cette société, un pur produit du rêve américain, béni par Dieu. Ce qu’il affirme, c’est que Cigurh a détourné les valeurs de ce rêve au profit du Mal, et qu’il a ainsi transformé ce rêve en cauchemar. Ce qu’il affirme enfin, c’est que la société moderne est devenue abominable, « diabolique » selon son point de vue de croyant. Belle parabole en vérité, qui pourrait bien entendu s’appliquer à d’autres domaines, sinon à tous. Prenons ce père de famille honnête et compétent. Il est bien habillé, il est dynamique, il est affable et passe ses journées à spéculer sur les matières premières. Le soir, il rentre chez lui, embrasse sa femme et fait sauter la petite dernière sur ses genoux avant de passer à table ou de regarder les infos. Pendant ce temps, loin, très loin, un village entier de la brousse gratte la terre à cause de lui. Lui aussi est un Cigurh mais il ne le sait pas. Ainsi, voilà les gens sérieux, serait-on tenté de dire. Ils ne traînent pas toute la journée sur leur canapé en buvant des « russe-blancs » et en fumant de l’herbe. Ils ne passent pas leur temps au bowling à raconter des conneries. Ils ne font pas un fromage d’un tapis pourri sur lequel des « nihilistes » ont uriné. Un Chigurh semble à vrai dire la justification du mode de vie d’un Dude, qui refuse de suivre ce monde dans la folie qui est désormais la sienne. Est-ce vraiment un hasard si le livre de McCarthy a été (magnifiquement) adapté par les mêmes frères Coen ?

Les critiques n’ont pas été particulièrement tendres à la sortie de The Big Lebowski. On a parlé d’insanité, de labyrinthe, de scénario bâclé, d’extravagance. Selon Télérama, le film ne laisserait pas un « grand souvenir cinéphilique ». Belle prescience en vérité : quelques années plus tard, il était culte. Aujourd’hui, un festival Lebowski se tient tous les ans à Louisville (Kentucky). On y joue au bowling toute la nuit, on y projette le film, on y boit des « russe-blancs », on s’y déguise en Jeff, Walter, Bunny ou Jésus Quintana dont on récite les dialogues. Ce qui est beau dans la folie, c’est quand elle devient totale : une religion est ainsi née, le dudéisme. Elle a son église, l’église du Dude des derniers jours (The Church of the-Latter-Day Dude) qui a d’ores et déjà sacré 220 000 prêtres à travers le monde. Elle a également son organe officiel : le « Dudespaper » qui perpétue le mode de vie et la « philosophie » du Dude. Grosse farce à la Jarry certes, mais qui, comme toutes les grosses farces, n’en témoigne pas moins de quelque chose de plus profond, ici de l’ordre de la tentation monastique, fut-elle parodique. Car le Dude est un moine, cela ne fait aucun doute. Un moine punk, un moine hippie, un moine raté, un moine tout ce que vous voudrez, mais un moine. Et s’il n’a pas sa place dans le « souvenir cinéphilique » cher à Télérama, il a su toucher les cœurs par la force et la cohérence de son non-engagement, qui est évidemment un engagement total.

Le monde n’a qu’à continuer à marcher sur la tête, à organiser des stages de saut à l’élastique pour augmenter la productivité des salariés, d’autres stages pour lutter contre la dépendance aux smartphones, d’autres stages encore pour soigner les burn out dans les centres de repos ; il n’a qu’à continuer à produire des objets grotesques et inutiles, à consommer ces mêmes objets grotesques et inutiles, à tout voir en terme de rentabilité, à transformer en marchandise le moindre désir humain… tant qu’il y aura les copains, le bowling et les cocktails ! Telle est la grande leçon. Le Dude, c’est un carnaval de tous les jours, la seule manière de tenir dans un monde désespérément bête, plat et vulgaire. C’est la dernière résistance, le dernier héroïsme : celui de l’antihéros nonchalant qui traîne la savate comme on aimerait que les vaches le fissent lorsqu’on les mène à l’abattoir. Et tant pis s’il faut pour ça se prendre en pleine poire un platane ou la cendre des copains, c’est finalement très peu cher payé. Car il y a au moins une chose dont on peut être certain avec la « Dude attitude », c’est qu’on sera peut-être un maladroit, un abruti, un plouc et un ivrogne, mais jamais, ô grand jamais, on ne sera un salaud.

Olivier Maulin

*Photo : Le fabuleux poster de Todd Slater représentant le tapis imaginaire du Dude semble hélas épuisé. En revanche, le t-shirt est en vente ici.

Naguima

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naguima film kazakh

naguima film kazakh

Êtes-vous en forme — mais alors, vraiment en forme ? Pas dépressifs pour un brin ? Vous êtes sûr ? Pas de 9mm à portée de main ? Pas de mélancolie qui traîne ? Parfait. Vous êtes donc apte à lire ce que je veux écrire sur Naguima, le dernier film de la réalisatrice Zhanna Issabayeva. C’est sublime (et je pèse mes mots), mais vous n’en sortez pas indemne.

De toute façon, c’est sorti dans huit salles en France — dont le Variétés à Marseille, si ! Pendant ce temps, Hunger Games se prélasse. Il en est même pour regarder la télévision. Ce monde m’énerve.

Bref, il vous reste la bande-annonce

Connaissez-vous le Kazakhstan ? Et Almaty, sa principale et riante cité, sise dans une plaine, ô ma plaine, absolument rase et sans espoir ? C’est là que les Soviétiques menaient leurs expériences nucléaires — avec 5,7 habitants au km2, on les comprend. Et son président, le doux, l’ineffable Noursoultan Nazarbaïev, régulièrement réélu avec 95% des voix — stalinien un jour, stalinien toujours — depuis 1990 ? Cancer de la prostate en phase terminale, dit-on : il n’y aura donc pas que des nouvelles noires dans cette chronique.
Du Kazakhstan, j’ai entendu parler il y a quelques années, lorsque je fréquentais Patrick Maugein, un magnat du pétrole qui y développait des intérêts. D’ailleurs, dans Naguima, on croise régulièrement des pipe-lines. Dans la steppe, c’est même tout ce que l’on croise — et quelques autobus déglingués. Liges droites, angles aigus, croisements, désert et logements de fortune, prostitution, désespoir. Kazakhstan mon amour.
Et, vers la fin, une héroïne (le mot est rigoureusement impropre, mais je n’en ai pas d’autre) qui marche sur une route droite, en portant un bébé dans les bras. Si vous croyez y lire un quelconque espoir, c’est une erreur. La bande-annonce ne vous dit pas ce qui arrive au bébé, et je ne vous le dirai pas, de peur de gâcher votre déplaisir.

Née en 1968 à Almaty, diplômée de la faculté de journalisme de l’Université Kazakh, Issabayeva a donc passé l’essentiel de sa vie sous domination soviétique, puis sous domination soviétisante. J’en connais qui en seraient heureux. Pas elle. Son film (qui a reçu le Lotus d’or du dernier festival du film asiatique de Deauville) est une pure merveille de neurasthénie. Et davantage même : lorsque vous prenez le temps de lire les critiques, bien rares sont ceux qui n’expriment pas un mouvement d’horreur. Au Kazakhstan, la Mongole n’est pas fière.
L’héroïne, donc, Naguima (Dina Tukubayeva, extraordinaire actrice, qui est arrivée à se faire une peau de pauvre, pustules comprises), parle peu — à qui parlerait-elle ? Le film parle très peu — les myopes qui ont oublié leur lunettes apprécieront de ne pas se crever les yeux à déchiffrer les sous-titres. Sa sœur d’adoption est enceinte jusqu’aux yeux — je vous rassure, ça se passera mal.  Sa copine est une pute russe. Son employeur est une brute — il a cependant quinze secondes d’humanité, et je ne saurais trop louer Aidar Mukhametzhanov de parvenir, en quinze secondes, en un plan fixe, à effacer le masque d’un Gengis Khan épicier qu’il s’est composé et à laisser monter en surface quelque chose qui ressemble à une très brève empathie. Noursoultan Nazarbaïev aime s’entourer de stars étrangères, bien payées pour figurer à ses côtés. Ma foi, il a pourtant tout ce qu’il faut chez lui de gens de grand talent.

Plans fixes, d’ailleurs, tout au long du film — à deux exceptions près. Plans sublimes composés de lignes qui barrent tout espoir. Peu de mouvements, mais en vérité, on ne s’ennuie pas un instant (et j’ai l’ennui facile) tout au long des 77 mn du film. Pur bonheur de malheur.
Je ne suis pas bien sûr d’aller à Almaty pour mes prochaines vacances — c’est filmé durant l’été, ou ce qui y ressemble, en ce moment, il doit déjà y avoir un mètre de neige et faire un peu frisquet, mais même en été, dans le cœur de ces personnages, il fait un froid glacial. Orphelinats, abandon, recherche de la mère (qui la repoussera, on s’en doute : à ce que dit la cinéaste, l’idée du film lui est venue en apprenant que nombre d’orphelins cherchaient à savoir qui étaient leurs parents — comme ici, et je prédis à ceux qui ici font les mêmes recherches un avenir de même farine. Exploitation, sexploitation, solitude renforcée, camions qui passent, propriétaires qui se paient sur la bête, violence sans violence — la pire, peut-être —, naturalisme sans effets — nous ne sommes pas chez Zola, qui en aurait fait des tonnes, nous sommes dans l’au-delà de la misère et du misérabilisme.
Les acteurs auraient bien voulu, paraît-il, laisser parler leur savoir-faire et y mettre un peu de lyrisme, quelques larmes, bref, faire les acteurs. Issabayeva a au contraire exigé d’eux qu’ils gardent tout en dedans : c’est prodigieux de travail — prodigieux aussi de composition des plans, d’éclairages glauques, de bande-son — hors dialogues — d’une qualité remarquable, et, à la fin,comme dit une critique de Variety, « music is until the finale, when the traditional stringed instrument used virtually weeps » — ai-je tort d’entendre dans la phrase de Maggie Lee l’écho de « While my guitar gently weeps », ce merveilleux titre des Beatles, l’un des rares entièrement composées par George Harrison — une autre chanson pour les soirs de mélancolie accélérée…

Bref, je ne sais pas où vous êtes, amis lecteurs, ni si vous êtes près de l’une des huit salles qui diffusent le film en France — avant même sa sortie au Kazakhstan, je sens que Nazarbaïev ne va pas aimer du tout. Moi, en tout cas, j’ai adoré — et comme de toutes les amours violentes, j’ai du mal à m’en remettre.

«Nouvel antisémitisme» : de qui se moque-t-on?

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banlieue antisemitisme creteil

banlieue antisemitisme creteil Hier, un élève de 15 ans essayait calmement de m’expliquer que les juifs s’entraident et qu’ « ils ne sont pas radins entre eux ». Deux heures auparavant, un gamin de 13 ans évoquait  l’agression de Créteil tout en constatant, que « les juifs ont de l’argent, ça s’explique ». Non, cela n’arrive pas tous les jours, non ce n’est pas systématique, mais c’est là, souvent dormant mais bien présent,  et que l’enseignant qui oserait aujourd’hui affirmer que ces préjugés antisémites d’un autre âge n’ont pas cour dans les classes de certains territoires se lève. Il serait l’île dans un océan. Il y a de quoi être en colère. En colère contre certains de mes collègues professeurs qui, quand, quelques-uns, nous commencions à dénoncer les propos antisémites d’élèves au début des années 2000, me disaient : « non, ce n’est pas vrai, nos élèves ne peuvent pas être antisémites » ou étaient visiblement gênés et refusaient d’affronter cette réalité. En colère contre les militants de ce qui est toujours mon syndicat qui, lors de réunions, nous stigmatisaient, nous traitaient de « réacs », de « fachos », de « racistes ».

En colère contre la presse marquée à gauche qui, non seulement ne voulut rien voir mais qui, quand elle évoquait le sujet sous l’angle d’une question, nous affublait des mêmes qualités en y ajoutant la dimension parano. Ceux qui ont été attentifs ont pu rire à gorge déployée quand l’éditorial du Monde du 23 juillet 21014 nous annonçait « il faut regarder cette vérité en face : il y a un nouvel antisémitisme en France». La blague !!!! Il faut vraiment tout ignorer de ce qu’il se passe dans notre pays depuis quinze ans pour oser écrire un truc pareil en juillet dernier! Ou bien il faut être aveuglé, aveuglé par ses certitudes, par ses schémas mentaux qui tiennent lieu d’idéologie. En octobre dernier, la Fondapol réunissait un panel de personnalités à Sciences Po pour discuter de l’antisémitisme actuel, réunion à l’issue de laquelle Le Figaro et Libération faisaient paraître des tribunes. On m’en demanda une, pour Libération. Je l’envoyais. Refusée car « trop violente ». Peut-être parce que j’ose y affirmer que l’antisémitisme qui vient peut être aussi un « fait culturel » ? Mais non voyons, on le sait ! Tout est social ! Cachons donc cette réalité que nous ne sourions voir. On le sait, quand la réalité contredit l’idéologie, c’est la réalité qui a tort… Mais la réalité nous rattrape. Les faits divers s’accumulent et avec eux la banalisation. Les juifs ses sont sentis seuls au moment des affaires Halimi et Merah, seuls dans les rues, lors des manifestations populaires car le peuple qui avait l’habitude de manifester avec eux depuis la fin de la guerre, le peuple des militants de gauche, n’était plus là. Ces gens de gauche qui rêvaient que Merah soit un skinhead, que Nemmouche soit un néo-nazi et que Youssouf Fofana soit un fou. Raté, à chaque fois…

L’école a-t-elle les moyens aujourd’hui d’endiguer la vague de préjugés qui ont mené à l’agression de Créteil et à l’assassinat d’Ilan Halimi ? Le discours public et notamment de la presse, a-t-il les moyens de faire comprendre en quoi ces agressions et ces crimes disent plus que les actes eux-mêmes ? Il suffit de lire les commentaires des forums, les tweets et autres murs Facebook pour en douter. Il y a 15 ans, ces discours ne s’étaient pas encore étendus et n’avaient pas gagné autant d’esprits faibles et ignorants. Il y a 15 ans, cet antisémitisme n’était pas encore, dans certains espaces, un fait culturel. Les gens qui y sont menacés, agressés, frappés peuvent remercier toutes ces belles âmes qui n’ont rien voulu voir ou qui continuent de s’aveugler. Ils les remercient avant, peut-être, si ce n’est déjà fait,  de leur dire au revoir et bonne chance.

*Photo : 20 MINUTES/GELEBART/SIPA. 00674227_000011. 

L’homme de l’année

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Jadis, tous les hommes ressemblaient à Robert Mitchum. Avec une fière assurance, qui fleure bon les grands espaces et le plein emploi, il dominait l’époque de sa tranquille virilité. Sa vie consistait essentiellement à fumer des tabacs forts, à lire le journal à tête reposée tandis que la maîtresse de maison préparait la tête de veau sauce gribiche ; il trompait évidemment sa femme avec sa sténodactylo (qu’il avait tendance à appeler « Mon petit« , surtout en public). Rasé de frais, avantageusement complété par un couvre-chef (un Stetson, un béret ou un chapeau-mou), l’homme de jadis ressemblait à un garçon vacher ou au Commissaire Maigret. Rien ne semblait pouvoir l’ébranler, il était aussi granitique que l’époque.

Puis Robert Mitchum est mort, et s’est alors imposé au tournant des années 90 et des années 2000 le « métrosexuel » de sinistre mémoire… Mais si, souvenez-vous… ses écharpes en soie, sa manucure, sa psychanalyse… L’AFP nous apprend ces derniers jours que tout ceci est derrière nous car  « le ‘lumbersexuel’ sort du bois« . Attentive à l’histoire du jour, et aux tendances de fonds, l’agence précise : « Il travaille dans les nouvelles technologies mais a l’air tout droit sorti des bois : il a la barbe fournie, des boots et une chemise de bûcheron. Le ‘lumbersexuel’, armé de son style sauvage, a remplacé le délicat métrosexuel dans le paysage urbain. » C’est un blogueur nommé Tom Puzak qui a eu cette révélation : l’homme de l’année serait donc un geek ressemblant à un homme des bois. « Le métrosexuel est désormais une espèce en voie de disparition, remplacée par des hommes plus intéressés par la vie en plein air que par les soins de beauté raffinés » explique à l’AFP l’expert en tendances lourdes. Génétiquement assez proche de l’homme, du chimpanzé et du hipster (cette maladie chronique de l’époque), le lumbersexuel est, pour résumer « Un urbain qui travaille dans la hi tech pour un salaire confortable« . Outre le fait que cet homme de l’année, âpre et viril, est un bûcheron sans hache (mais avec un MacBookAir) c’est aussi un « hétéro qui s’est réapproprié les codes gays« … Oui, tout cela nous fait toucher le fond, oui tout cela est d’une abyssale insignifiance… oui, le « lumbersexuel » n’est certainement pas le héros de 2014… Alors, qui est l’homme de l’année ?

Il s’appelle Jean-Paul, il a 47 ans, il habite avec sa femme un pavillon modeste situé dans un lotissement en périphérie d’une grande capitale régionale. Il n’a pas encore fini de régler les traites de ce pavillon. Il n’appartient à aucune minorité visible ou invisible. Ce n’est pas un militant. Il ne bénéficie d’aucune aide de la collectivité. Il se dit qu’il appartient à la « classe moyenne ». Avec sa femme il a fabriqué 1,99 enfants. Son épouse, après son deuxième congé maternité, n’a pas retrouvé son poste. Jean-Paul, lui, ne porte que rarement des chemises de bucherons, et ne travaille pas dans les nouvelles technologies. Il n’a rien d’un « lumbersexuel« , surtout depuis que son entreprise est en situation de faillite – comme 63 400 autres en France cette année (étude Euler Hermès citée par Le Figaro). L’avenir est incertain. Le taux de chômage en métropole – rétif à toute inversion, retournement, incantation – atteint 9,9% au troisième trimestre de cette année. Jean-Paul, ainsi que sa femme et ses 1,99 enfants, pourraient bien vivre une année 2015 un peu difficile. Elle fleure bon le déclassement.

L’homme de l’année, c’est lui. Dans son malheur, il a de l’avenir…

En France, Noël n’est pas à la fête

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creche noel laicite

creche noel laicite

Les affaires de crèches hors-la-loi de Vendée et Béziers viennent à point nommé nous rappeler à quel point Noël n’est plus à la fête, tout comme son représentant officieux auprès du pays réel, à savoir le Père Noël.

Mardi dernier, alors que je goûtais au Flore avec mon exquise filleule de sept ans (et demi, précise-t-elle), j’ai eu la stupeur d’apprendre que son institutrice avait tenté de faire croire à ses élèves que le Père Noël « n’était qu’une légende ».

Bien entendu, ma filleule a remis cette dame à sa place et n’a tenu aucun compte des sornettes qu’elle tentait de lui inculquer, réaction partagée par la plupart de ses condisciples de CE2. Non mais !

Là où l’histoire acquiert un peu de sel supplémentaire, c’est qu’elle n’advient pas, comme on pourrait l’imaginer, dans une fichue école publique.

Non, non, cette assertion ouvertement révisionniste a été professée dans une école catholique, où la maman de cet enfant, quoique peu bigote, l’avait inscrite pour la protéger de la méthode globale, de la théorie du genre et autres horreurs gratuites, obligatoires et social-démocrates.

Le hic, c’est que l’instit’, fort compétente en général, est du genre « born again christian », et qu’à l’instar de certains de mes amis cathos qui confondent carême et ramadan, elle a tendance à en faire des tonnes dans sa croisade contre l’impiété, et donc contre le catholicisme mainstream pratiqué, au doigt mouillé, par 80% des Français.

Pour cet instit’, le Père Noël, c’est le Petit Jésus, un point c’est tout –à la rigueur agrémenté du bœuf, de l’âne et de tout le casting réglementaire. Voilà pourquoi le Père Noël, à défaut d’être traité d’ordure devant des enfants de sept ans, s’est retrouvé remisé au rayon des mensonges à éradiquer.

Une croisade où notre camarade tradi ne manquera pas de trouver des soutiens, pour peu qu’elle n’ait pas l’odorat trop délicat. Voyons un  peu sur quels alliés elle peut compter :

Pour l’altercrétin de base, il est acquis depuis longtemps que le Père Noël est une invention de Coca-Cola, donc de la CIA. T’as qu’à voir, en fait , j’veux dire tout ce délire mercantiliste méchamment néolibéral en fait , j’veux dire: Papa Noël au bûcher, No pasaran !

Pour le laïcard intégriste qui se cache en général sous l’appellation doublement mensongère de « libre-penseur », les fêtes de Noël qu’elles prennent forme de crèche ou de gros bonhomme rouge sont une tentative d’endoctrinement des jeunes citoyens directement téléguidée depuis le Vatican. Vade retro satana !

Pour l’islamiste de banlieue, tout ça c’est haram et compagnie. À la seule vue d’un sapin décoré dans un hall d’école publique, il alerte le CCIF, l’UOIF, le MRAP, la Licra, SOS-Racisme, le Défenseur des Droits et la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui, tous, ne manqueront pas de lui donner raison, et de lui obtenir, si Dieu veut, réparation financière de cet insupportable préjudice moral.

Pour l’anecdote, on notera que ces trois engeances sont principalement reconnaissables au port de la barbe (de trois jours pour l’alter, en collier pour le laïcard, drue et de taille variable pour l’envoileur). Peut-être sont-ils tout bêtement jaloux de la longue barbe blanche du Père Noël ?  Peut-être, peut-être. Mais c’est pas une raison pour emmerder les enfants…