Et c’est ainsi que Lebowski est grand


Et c’est ainsi que Lebowski est grand

big lebowski maulin

Je ne sais pas à quoi vous avez consacré votre dernier week-end, mais moi j’ai passé deux jours en mode larvaire, affalé au lit à regarder des extraits de The Big Lebowski. Oh, pas de quoi me vanter, malgré les chaudes recommandations de Marc Cohen, je n’ai découvert le chef d’œuvre des frères Coen qu’il y a un mois, quinze ans après la bataille. Mais, depuis, la tempête gronde sous mon crâne : le personnage du Dude, excellemment interprété par Jeff Bridges, ne m’apparaît pas seulement comme le sommet du cool. C’est un modèle de vie, l’idéal de tout être humain normalement constitué qui rêve de ne pas en foutre une sans jamais se défaire de son stoïcisme quotidien fait de parties de bowling, de spliffs d’herbe et de « Russes blancs » on the rocks. Dans cette œuvre intemporelle, on comprend vite que le « Dude » n’est pas de ce monde d’aigrefins. Ce post-hippie a heureusement raté le tournant fric des années 1980, et revit éternellement la décennie 1970 alors qu’éclate la première guerre du Golfe.

Puisqu’il faut bien résumer l’intrigue what the fuck du film, allons-y gaiement. Un jour, deux malappris font irruption dans la turne du Dude, persuadés qu’ils se trouvent chez son homonyme Lebowski, un vieux milliardaire de Los Angeles dont la jeune épouse star du porno leur doit un paquet d’oseille. Morbleu, lorsqu’il s’aperçoit de leur méprise, l’un des malfrats pisse sur le tapis du « Dude »,  désormais bien décidé à se faire justice. Il se pointe alors chez le « big Lebowski » responsable indirect du délit, pour lui « emprunter » un tapis persan, avant que cette vieille bourrique de businessman ne reprenne contact avec son loser d’homonyme quand sa femme finit par se faire enlever par ses créanciers. S’ensuit une équipée pas piquée des vers où l’absurde le dispute au clownesque. Mais au diable le pitch. Les vraies vedettes du film sont les dialogues, devenus cultes, ainsi que les personnages tous plus délurés les uns que les autres qui forment une équipe de bras cassés, tel le meilleur ami du « Dude », Walter Sobchak, rendu immortel par John Goodman, vétéran de la guerre du Vietnam qui s’y croit comme en l’an 1967 et se montre aussi bourrin que son compère reste imperturbable, ou le légendaire « Jesus », devenu une star latino du bowling après une carrière de pédophile.

Au fil des punchlines, fleurissent des « fuck »– « Nobody fucks with the Jesus», « On peut penser ce qu’on veut des nazis, eux au moins avaient une éthique ! »,  « This is what happens when you fuck a stranger in the ass! », etc. – que la V.F ne rend qu’imparfaitement. Chez les inconditionnels, on se répète inlassablement les dizaines de saillies mémorables du Big Lebowski avant d’aller festoyer une fois l’an au festival « dudéique » de Louisville, dans le Kentucky.

Mon initiation à cette religion geek à peine commencée, par le plus grand des hasards j’ai mis la main sur le manuel du fan parfait sur l’étal d’une librairie. Je suis un Lebowski, tu es un Lebowski, co-écrit par Bill Green, Ben Peskoe, Will Russell et Scoott Shuffitt (Séguier, 2014) collecte sous forme de mook tout ce qu’il faut savoir sur cette merveille cinématographique hors d’âge : entretiens avec l’ensemble des acteurs du film, jusqu’au sosie de Saddam Hussein apparaissant 15 secondes à l’écran qui raconte avec le sourire être un puissant lobbyste pro-israélien, analyse du régime alimentaire du Dude, témoignages des personnes réelles qui ont inspiré le scénario des frères Coen, comme John Milius, le réalisateur anarcho-réac de Conan le Barbare ayant plus d’un atome crochu avec Walter Sobchak. Bref, tout y est, et même le reste ! Pour ne rien gâcher, ce bouquin s’ouvre avec une préface décontractée du bulbe signée Jeff Bridges himself et se clôt par un addendum de l’ami Olivier Maulin, que nous publions ci-contre. Le romancier du retour joyeux à la campagne, amoureux des ivrognes gentils, doux dingues et autres éclopés antimodernes, a composé une véritable petite ode au Dude. Pourquoi ne suis-je pas étonné ?

Daoud Boughezala

Nous sommes tous des Lebowski

C’est probablement le gag le plus nul de l’histoire du cinéma. Roulant dans sa Ford Torino en père peinard, le « Dude » balance son mégot par la fenêtre d’une petite pichenette nonchalante. Problème : ladite fenêtre est fermée. A la scène suivante, la Torino est encastrée dans un platane et le Dude, les lunettes de traviole, se tapote nerveusement l’entre-jambe où le mégot a inéluctablement atterri. Tout le personnage est là : un bras-cassé d’exception. Le type capable de rater jusqu’aux gestes les plus élémentaires de la vie quotidienne. Et ne parlons pas des moments solennels : quand son pote Walter Sobchak balance les cendres du pauvre Donny en bord de mer, un retour de vent les lui renvoie en pleine tronche.

Jeffrey Lebowski attire la scoumoune comme la confiture les mouches. C’est le pauvre mec qui rentre tranquillement chez lui après une partie de bowling et qui se retrouve la tête dans la cuvette des toilettes simplement parce qu’on l’a pris pour un autre. Il faut dire que le monde est plutôt bien fait : d’un côté ceux qui réussissent, les beaux, les sportifs, les adroits, les dynamiques. De l’autre, les traîne-savates : ils ratent tout, ils sont nuls, et en plus ils n’ont pas de bol. Le Dude dans toute sa splendeur. Si la chaussette, le gant, la knack et la claque vont généralement par paire, l’imbécile avance en trio depuis les Pieds Nickelés. Jeff, Walter et Donny en représente un beau, capable de faire de l’ombre à Filochard, Ribouldingue et Croquignol, les clodos célestes de légende. Comme eux, ils sont hâbleurs, fainéants, vaguement escrocs, incompétents en tout. J’avoue une grande sympathie pour un Walter n’hésitant pas à dégainer un flingue pour un litige au bowling. Il y a là une grande leçon de vie contre le nihilisme d’époque : on peut déconner sur tout mais pas sur l’essentiel. Pas touche au sacré. Après tout, il ne viendrait à personne l’idée désastreuse de dessiner des moustaches à la Madone des Larmes de Syracuse, en pleine terre mafieuse. Le cinéma et la littérature sont pleins de ces ratés sympathiques qui font de l’ombre aux héros propres sur eux, les emmerdeurs à qui tout réussit. Certains d’entre eux, les dramatiques, veulent quitter leur condition et réussir. Ils nous tirent parfois des larmes. D’autres s’en foutent et se trouvent bien comme ils sont. Eux aussi nous tirent des larmes. De rire. Dans cette dernière catégorie, la concurrence est rude.

Deux personnages, aujourd’hui largement (et malheureusement) oubliés, sont pourtant bien placés pour la première place des branquignols : Luj Inferman’ et la Cloducque. Tirés de l’imagination fertile de l’écrivain Pierre Siniac en 1971, et déclinés en six épisodes à la Série Noire puis chez Néo, ce sont les pires abrutis de l’histoire littéraire, les seigneurs de la cloche : deux vagabonds ignobles et grotesques, en rupture de ban, absolument incapables de s’adapter à toute forme de vie sociale, et dont l’existence se résume à un immense parasitisme. La Cloducque, dont on ne saura vraiment jamais s’il/elle est un homme ou une femme (ça dépend des jours), est un géant qui porte un chapeau cloche, un grand manteau en laine été comme hiver et des gants de boxe, attrape des oiseaux en vol qu’il/elle bouffe tout cru, sans les plumer. Pour un oui ou pour un non, il cogne sur son ami Luj Inferman’, lequel tente régulièrement de s’enfuir. Mais quand il a enfin réussi à placer 1000 kilomètres entre son tortionnaire et lui, Luj passe un coin de rue et se heurte à un passant : c’est la grosse Clod’, son chapeau cloche et ses gants de boxe, et tout peut recommencer.

Comme dans le film des Coen, les histoires de Siniac sont tirées du patrimoine du roman noir, enlèvement, recherche de magot, etc. ; et comme dans le film des Coen, on se fiche de l’histoire qui n’est là que parce qu’il faut bien une histoire. La vérité est ailleurs, dans la galerie des personnages qui ont fait de leur désinvolture une subversion. Les gens de bon goût ont coutume de lever les yeux au ciel à l’évocation de ces sublimes ratés. Ils préfèrent, n’est-ce pas, la littérature ou le cinéma « qui tire vers le haut », les héros positifs qui parlent correctement et qui de préférence œuvrent  au « bien de l’humanité ». Le gros Dude qui boit, qui fume, qui jure, c’est un peu vulgaire. Et puis c’est complaisant. Et démobilisateur. Démobilisateur ? Nous y voilà ! « J’aimerais qu’après avoir lu un de mes livres, les gens n’aillent pas travailler le lendemain », espérait l’écrivain égyptien de langue française Albert Cossery. Ses personnages, cela n’étonnera personne, sont du même tonneau que ceux qui nous occupent. Des « Dude » égyptiens qui cultivent l’art de la fainéantise à son plus haut niveau, de manière certes un peu plus raffinée, culture orientale oblige. Des fumeurs de haschisch qui traînent la savate dans les rues du Caire, n’ont aucune ambition, aucune envie de travailler, aucune envie de se mêler au monde, et s’en portent très bien. Cossery le voyait en effet, ce monde, comme une sinistre farce au service exclusif des puissants. Se révolter, pour lui, était déjà accorder trop d’importance à l’oppresseur. C’était entrer dans un jeu dont il avait fixé les règles. Paresser toute la journée, regarder passer les jolies filles, organiser quelques filouteries, se moquer des puissants, ne pas consommer (on brûle d’ajouter : jouer au bowling) : autant de moyens pour ses personnages de saboter de manière élégante et aristocratique l’ordre social, un ordre social pas très folichon.

Dans son formidable roman, No Country for old man, Cormac McCarthy met en scène un personnage effrayant nommé Chigurh. Calme, méticuleux, intelligent, rationnel, c’est le tueur à gage parfait. Son arme préférée est le pistolet d’abattoir. Il l’applique sur le front de sa victime, tire, l’air comprimé éjecte une tige métallique qui perfore la boîte crânienne, le bétail humain s’écroule. C’est propre, silencieux, efficace. Contrairement à ce qui a été écrit ici ou là, Chigurh est tout sauf un psychopathe. Il tue sans plaisir, sans haine, sans pulsions. C’est un bon artisan, un professionnel qui fait son boulot du mieux qu’il le peut, un appliqué. Allons plus loin : ses qualités et ses valeurs sont celles, traditionnelles, de la modernité triomphante : savoir-faire, fiabilité, esprit d’entreprise, respect de la parole donnée, mobilisation de la technique, conscience de ses propres limites. Le contrat honoré, Chigurh se présente à son employeur pour faire reconnaître « les compétences de quelqu’un qui est un expert dans un secteur difficile. De quelqu’un qui est entièrement fiable et entièrement honnête ». Les monologues désabusés du vieux shérif de Huntsville, en tête de chaque chapitre, scandent le livre et en soulignent le caractère tragique, celui d’un vieil homme dépassé par les évènements, impuissant, dont les enquêtes n’aboutissent pas et qui se réfugie dans la nostalgie du passé et dans un retour timide à la foi. Le shérif ne comprend plus ce pays, ne s’y reconnaît plus. Pays oublié de Dieu, pays maudit qui a abdiqué sur tout. Que veut nous dire McCarthy ? Qu’il y a des fauves nihilistes ou des criminels opposant leurs contre-valeurs aux valeurs de la société ? Il y a Ellroy pour ce genre de banalités. Non, ce qu’il affirme, c’est que Chigurh est un pur produit de cette société, un pur produit du rêve américain, béni par Dieu. Ce qu’il affirme, c’est que Cigurh a détourné les valeurs de ce rêve au profit du Mal, et qu’il a ainsi transformé ce rêve en cauchemar. Ce qu’il affirme enfin, c’est que la société moderne est devenue abominable, « diabolique » selon son point de vue de croyant. Belle parabole en vérité, qui pourrait bien entendu s’appliquer à d’autres domaines, sinon à tous. Prenons ce père de famille honnête et compétent. Il est bien habillé, il est dynamique, il est affable et passe ses journées à spéculer sur les matières premières. Le soir, il rentre chez lui, embrasse sa femme et fait sauter la petite dernière sur ses genoux avant de passer à table ou de regarder les infos. Pendant ce temps, loin, très loin, un village entier de la brousse gratte la terre à cause de lui. Lui aussi est un Cigurh mais il ne le sait pas. Ainsi, voilà les gens sérieux, serait-on tenté de dire. Ils ne traînent pas toute la journée sur leur canapé en buvant des « russe-blancs » et en fumant de l’herbe. Ils ne passent pas leur temps au bowling à raconter des conneries. Ils ne font pas un fromage d’un tapis pourri sur lequel des « nihilistes » ont uriné. Un Chigurh semble à vrai dire la justification du mode de vie d’un Dude, qui refuse de suivre ce monde dans la folie qui est désormais la sienne. Est-ce vraiment un hasard si le livre de McCarthy a été (magnifiquement) adapté par les mêmes frères Coen ?

Les critiques n’ont pas été particulièrement tendres à la sortie de The Big Lebowski. On a parlé d’insanité, de labyrinthe, de scénario bâclé, d’extravagance. Selon Télérama, le film ne laisserait pas un « grand souvenir cinéphilique ». Belle prescience en vérité : quelques années plus tard, il était culte. Aujourd’hui, un festival Lebowski se tient tous les ans à Louisville (Kentucky). On y joue au bowling toute la nuit, on y projette le film, on y boit des « russe-blancs », on s’y déguise en Jeff, Walter, Bunny ou Jésus Quintana dont on récite les dialogues. Ce qui est beau dans la folie, c’est quand elle devient totale : une religion est ainsi née, le dudéisme. Elle a son église, l’église du Dude des derniers jours (The Church of the-Latter-Day Dude) qui a d’ores et déjà sacré 220 000 prêtres à travers le monde. Elle a également son organe officiel : le « Dudespaper » qui perpétue le mode de vie et la « philosophie » du Dude. Grosse farce à la Jarry certes, mais qui, comme toutes les grosses farces, n’en témoigne pas moins de quelque chose de plus profond, ici de l’ordre de la tentation monastique, fut-elle parodique. Car le Dude est un moine, cela ne fait aucun doute. Un moine punk, un moine hippie, un moine raté, un moine tout ce que vous voudrez, mais un moine. Et s’il n’a pas sa place dans le « souvenir cinéphilique » cher à Télérama, il a su toucher les cœurs par la force et la cohérence de son non-engagement, qui est évidemment un engagement total.

Le monde n’a qu’à continuer à marcher sur la tête, à organiser des stages de saut à l’élastique pour augmenter la productivité des salariés, d’autres stages pour lutter contre la dépendance aux smartphones, d’autres stages encore pour soigner les burn out dans les centres de repos ; il n’a qu’à continuer à produire des objets grotesques et inutiles, à consommer ces mêmes objets grotesques et inutiles, à tout voir en terme de rentabilité, à transformer en marchandise le moindre désir humain… tant qu’il y aura les copains, le bowling et les cocktails ! Telle est la grande leçon. Le Dude, c’est un carnaval de tous les jours, la seule manière de tenir dans un monde désespérément bête, plat et vulgaire. C’est la dernière résistance, le dernier héroïsme : celui de l’antihéros nonchalant qui traîne la savate comme on aimerait que les vaches le fissent lorsqu’on les mène à l’abattoir. Et tant pis s’il faut pour ça se prendre en pleine poire un platane ou la cendre des copains, c’est finalement très peu cher payé. Car il y a au moins une chose dont on peut être certain avec la « Dude attitude », c’est qu’on sera peut-être un maladroit, un abruti, un plouc et un ivrogne, mais jamais, ô grand jamais, on ne sera un salaud.

Olivier Maulin

*Photo : Le fabuleux poster de Todd Slater représentant le tapis imaginaire du Dude semble hélas épuisé. En revanche, le t-shirt est en vente ici.



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