Gérard Berréby, édition et sédition


Gérard Berréby, édition et sédition

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Autant le dire tout de suite : nous avons adoré Rien n’est fini, tout commence (Allia, 2014), que Gérard Berréby vient de publier avec l’écrivain situationniste belge Raoul Vaneigem. D’abord parce que ce livre d’entretiens fourmille d’anecdotes savoureuses, d’analyses rétrospectives, de documents et de témoignages d’époque sur l’avant et l’après-68.
Rassurez-vous, le lecteur n’a pas besoin d’épouser les vues autogestionnaires de Vaneigem pour apprécier cet ouvrage de haute tenue : Berréby n’hésite pas à aller au choc avec son interlocuteur octogénaire, dont il est loin de partager l’enthousiasme à l’égard des Indignés et autres révoltés postmodernes. Ces désaccords cordiaux donnent encore plus de sel à ce livre à quatre mains, qui nous a fourni le prétexte parfait pour aller voir Gérard Berréby, directeur d’Allia, l’une de nos maisons d’édition préférées sur la place de Paris.
Entre classicisme et pensée critique, son catalogue ressemble à un grand cabinet de curiosités. De sainte Thérèse d’Avila aux essais sur le rock de Nick Tosches en passant par Leopardi, Allia jongle avec l’éclectisme, notamment lorsqu’il publie des bouquins a priori improbables dont son directeur a le secret, comme ses entretiens avec Piet de Groof[1. Le Général situationniste. Entretiens avec Gérard Berréby et Danielle Orhan, Piet de Groof, Allia, 2007.], ancien situ devenu général de l’armée belge !
Contrairement aux révolutionnaires en peau de lapin, Berréby ne craint pas de désespérer Billancourt. Son refus du terrorisme philosophique issu des années 1960 ne l’empêche pas de critiquer le monde tel qu’il ne va pas. Mais son engagement radical, il l’accomplit dans l’édition, à travers le soin méticuleux qu’il met dans le choix et la confection de ses livres, avec une rigueur un rien extrémiste à faire pâlir d’envie notre chère Élisabeth. Et c’est ainsi qu’Allia est grand.

Propos recueillis par Daoud Boughezala et Marc Cohen.

Causeur : Vous venez de coécrire et d’éditer Rien n’est fini, tout commence (Allia), un ouvrage d’entretiens avec le situationniste belge Raoul Vaneigem, dont le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, publié fin 1967, eut un impact considérable sur les barricades de Mai 68. À travers ce livre à quatre mains, avez-vous voulu réaliser une sorte de biographie exhaustive ou faire un addendum pour la génération Y ?

Gérard Berréby : Mes dialogues avec Raoul Vaneigem confrontent deux individus issus de générations différentes qui ont vécu la même époque à des âges différents – pendant Mai 68, je sortais à peine de l’adolescence, tandis que Raoul Vaneigem était un homme de plus de trente ans avec une formation et une base solides. Avec Rien n’est fini, tout commence, je voulais retracer la genèse des choses, autrement dit comprendre l’origine sociale et intellectuelle des protagonistes de ce mouvement. Un monde qui n’a en effet que peu à voir avec celui d’aujourd’hui. Les personnes classées Y en sont parfois abasourdies ! Par des va-et-vient entre le passé et notre monde contemporain, j’ai voulu livrer un « roman d’époque », un roman oral pour ainsi dire, restituant le climat politique, social, culturel de plusieurs décennies du xxe siècle.

En lisant ce « roman d’époque », on découvre quelques détails truculents sur l’Internationale situationniste (1957-1972). Par exemple, même chez ces révolutionnaires, les hommes mettaient les pieds sous la table pendant que la seule femme du groupe faisait le service et la vaisselle. Ce genre d’anecdote en dit peut-être plus long sur l’esprit d’une génération que bien des travaux universitaires…

La forme de la conversation me permet d’aborder tous les aspects du sujet, sans faire de grande thèse académique barbante que personne ne lira.

Histoire de mettre les lecteurs dans le bain, je commence ces entretiens par une cinquantaine de pages sur la Belgique, l’enfance de Vaneigem pendant la Seconde Guerre mondiale, puis sa jeunesse, ses premiers flirts, etc. Par exemple, raconter les circonstances de sa rencontre avec Guy Debord peut paraître anecdotique, mais cela ne l’est pas du tout. Dans cette histoire, on retrouve leurs influences intellectuelles communes, notamment le rôle qu’a joué le philosophe Henri Lefebvre.

Votre intérêt pour les situationnistes ne date pas d’hier. Une grande partie du catalogue d’Allia gravite autour de l’univers situ, au sens large. Outre l’effet générationnel, quelles raisons vous ont-elles poussé à consacrer autant d’heures de travail à cette avant-garde que l’on pourrait croire dépassée ?

J’ai voulu construire un catalogue avec une identité et un sens. Rien n’est fini est en effet le quatrième livre d’entretiens que je consacre à ce sujet. Au risque de passer pour un ancien combattant, le premier ouvrage que j’ai édité autour de la question remonte à 1985. Imaginez, c’est il y a un siècle ! C’était une masse d’archives qui s’intitulait Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste. On y devinait déjà mon approche et ma méthode de travail : montrer comment, à une époque donnée, il est possible de faire quelque chose, et la répercussion de cette action sur les gens. Avec le recul, on se rend compte que cette chose n’est plus possible. Ainsi, dans La Tribu (Allia, 1998), que j’ai coécrit avec Jean-Michel Mension, je racontais comment des jeunes gens se retrouvaient entre eux, rédigeaient un petit bulletin ronéoté qui coûtait trois francs six sous, et passaient leur vie dans les cafés. Vu le prix du café ou d’un demi de bière de nos jours, beaucoup de lecteurs se sont demandé comment il était possible de refaire le monde à longueur de journée en picolant !

Ce n’est pas le seul malentendu que notre époque entretient avec celles qui l’ont précédée. S’agissant de Mai 68, de Daniel Cohn-Bendit à Zemmour, l’interprétation sociétale du mouvement étudiant fait aujourd’hui autorité, à croire que les jeunes se sont soulevés pour préparer le terrain au capitalisme libéral-libertaire !

D’aucuns prétendent que le désastre de notre société contemporaine découle de l’utopie soixante-huitarde. Les uns le font grossièrement comme Zemmour, d’autres de manière plus subtile et littéraire comme Houellebecq. Ces critiques de 68 vont un peu vite en besogne.Ils escamotent un point essentiel : si les idées de cette époque ont été récupérées par la marchandisation au point de devenir un élément essentiel du spectacle, c’est qu’on les a détournées. Prenons l’exemple des aspirations féministes des années 1960. Tandis que le droit des femmes se développe, l’image de la femme n’a jamais été autant commercialisée, et ce de manière spectaculaire : sur n’importe quel site Internet, vous voyez s’afficher une pin-up sur la droite. Faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain ? Bien sûr que non. En 1968, la société était sclérosée et ne correspondait pas aux aspirations d’une frange de la jeunesse. Qu’une aspiration critique ait été subvertie n’est pas une raison pour empêcher les forces vives de développer des idées et de critiquer les institutions de leur temps, sans quoi on ne ferait plus rien…

Reconnaissez que les situationnistes prêtent le flanc à la critique. Dès ses premières années, l’IS a multiplié les exclusions en son sein au nom de la pureté doctrinale. Sous l’autorité de Debord, Raoul Vaneigem a d’ailleurs été successivement l’exécutant et la victime de ces purges. Comment expliquez-vous qu’un groupe s’étant toujours distingué du gauchisme par son refus proclamé de l’idéologie ait poussé la paranoïa jusqu’à l’autodestruction ?

Nous soulignons en effet cette dérive dans notre livre. Avec Vaneigem, nous concluons que « le ver était dans le fruit », puisqu’une association d’individus libres et autonomes luttant contre un monde séparé a fini par instituer des rapports internes hiérarchiques et précisément séparés. Ce n’est pas pour rien que nous comparons les pratiques de l’IS avec les sectes des Fanatiques de l’Apocalypse de Norman Cohn, ou que cela m’évoque Les Démons de Dostoïevski. Paradoxalement, c’est à son apogée, vers 1967-1968, lors de la publication de De la misère en milieu étudiant, de La Société du spectacle et du Traité de savoir-vivre, que le déclin du mouvement situationniste s’est amorcé.

Tout bien pesé, les vrais fossoyeurs de Mai 68 ne sont-ils pas ceux qui parlent de « société du spectacle » à tort et à travers ? Les cendres de Debord doivent se retourner dans la stratosphère devant tous les hommages rendus par l’État et les journaux qu’il vomissait…

C’est le moins qu’on puisse dire. Mais c’est un mouvement naturel de l’histoire. Toute pensée novatrice, progressiste ou subversive qui a son sens à un moment donné est vouée à la récupération. En contestant l’état de fait de la société et son organisation, la pensée situationniste s’est révélée anticipatrice, ce qui explique sa diffusion massive à la fin des années 1960 et surtout pendant les années 1970. Le temps aidant, le pouvoir s’est chargé de la neutraliser : il n’y a pas aujourd’hui un homme politique – de quelque bord que ce soit – qui ne fasse référence, dans ses discours, aux notions de spectacle, d’aliénation, de vie quotidienne, etc.

La consécration officielle de Debord en « trésor national » n’est ni plus ni moins qu’une forme de momification. Le réduire au grand écrivain – qu’il est sans doute – au même titre que Chateaubriand ou le cardinal de Retz permet de le vider de sa substance critique.

La publication de ses Œuvres complètes par Gallimard (2006) s’inscrit-elle dans ce mouvement de récupération ? Que pensez-vous de ce volume ?

Ce recueil ressemble à une escroquerie intellectuelle. Sur un plan strictement philologique, c’est une édition partiale qui oriente le sens avant même de donner le texte à lire. Derrière ce livre, il y a une volonté de construire un mythe. Ces gens ont ajouté des annotations tendancieuses, qui sont des règlements de comptes indirects, et ont oublié certaines éditions établies autour de Debord ou du mouvement situationniste, en l’occurrence les miennes, ainsi que d’autres textes qui auraient pu donner un autre profil à la perception de l’œuvre. Bref, c’est un travail ni rigoureux, ni honnête, ni acceptable, qu’il faudrait entièrement refondre. Et puis il y a un manifeste incomplet, un texte inédit accessible et qui ne fait pas partie de cette publication… S’il y a des éditeurs pour accepter de publier des textes dans de telles conditions, que voulez-vous que j’y fasse ? Je ne suis pas un justicier masqué ! Il faudra attendre longtemps avant que cette propriété ne tombe dans le domaine public pour que l’on puisse tout rebâtir de fond en comble, si toutefois les lecteurs ont encore de l’intérêt pour ces textes-là dans cinquante ans.

En attendant, les lecteurs d’aujourd’hui se précipitent sur Le Suicide français d’Éric Zemmour. Malgré vos vues divergentes, vous semblez partager certaines de ses observations dans vos discussions avec Vaneigem, par exemple lorsque vous citez le pillage du RER de Grigny le 16 mars 2013 comme exemple de la « guerre de tous contre tous » qui mine notre société…

On ne peut rayer d’un trait de plume, comme le font tous les éditorialistes en place, un ouvrage qui se vend à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Si l’on est un tant soit peu honnête intellectuellement, on est obligé de faire un certain nombre de constats. Pas plus tard qu’hier, près de chez moi, à la Goutte d’Or, un restaurant indien a été vandalisé par une bande dite de la mafia sri-lankaise, pour un différend d’environ 150 euros. La vidéo de l’agression a été relayée par le site du Parisien, les images sont très violentes. Ce genre de faits et leur mise en scène créent un sentiment de peur généralisée dans la société, tout le monde se méfie de tout le monde, du type dans le métro qui va vous parler, et on se sent agressé. C’est cela, la guerre de tous contre tous. Dans l’attaque du RER de Grigny, qu’ont ramassé les pilleurs ? Neuf téléphones portables ainsi que 150 ou 200 euros en faisant les poches de voyageurs aussi pauvres qu’eux. Et ces délinquants sont passablement idiots : avec les caméras de surveillance partout, on a tôt fait de les retrouver ! Et on utilise l’ensemble de ces manifestations à des fins électorales en manipulant les mots et les images.

Les suspects de Grigny convaincus de racket n’ont écopé que de peines légères, mais passons. Que pensez-vous du lien entre insécurité et immigration qu’établit Éric Zemmour ?

Il suffit d’aller au tribunal pour s’apercevoir que 75 % des gens passant en flagrant délit sont originaires du Maghreb et de l’Afrique noire. N’importe quel juge vous le confirmera, c’est un fait statistique ! À partir de cette donnée, on peut tirer des conclusions hâtives sans essayer de comprendre pourquoi ces 75 % de délinquants se retrouvent entre ces murs. Il est réducteur et démagogique d’en déduire qu’il faudrait les expulser tous, les stigmatiser ou les enfermer. C’est avant tout omettre le passé colonial de la France et les conditions de vie qui leur furent et leur sont encore imposées. Et l’État-nation est une notion obsolète. Donc, il faut tout repenser.

Malgré les circonstances atténuantes que vous accordez à la délinquance immigrée, vous partagez une partie du diagnostic de Zemmour. Cela suffira à vous clouer au pilori !

Quoi qu’en dise la pensée dominante, ce n’est pas parce qu’on signale une réalité avec Éric Zemmour qu’on en fait la même analyse. Mais, pour se donner bonne conscience, on s’interdit de parler des choses de manière objective, de peur de faire le jeu de je ne sais quel ennemi ! Étant moi-même d’origine tunisienne naturalisé français, je sais ce que c’est qu’être étranger. Or, à propos de la juridiction des étrangers en France, j’ai dit, lors d’une conversation privée, que la juridiction interafricaine sur l’immigration était plus sévère que la juridiction française en la matière. On m’a répondu : « C’est un argument lepéniste. » J’ai rétorqué : « Et alors ? » Le danger consiste précisément à taire les choses. Il ne doit pas y avoir de sujet tabou. Ce politiquement correct, même si l’expression est un peu tarte à la crème, fait le succès de ceux qu’il prétend combattre.

À travers l’un de vos auteurs, Michel Bounan, vous avez eu maille à partir avec les chasseurs de sorcières. Vingt-cinq ans plus tard, si c’était à refaire, publieriez-vous encore Le Temps du sida (Allia, 1990), essai qui avait fasciné Guy Debord mais que certains activistes gays et critiques de gauche mainstream avaient qualifié d’homophobe ?

Évidemment, je le referais ! Et pas seulement parce que ce livre avait fasciné Debord comme vous dites. Quand j’ai édité ce livre, le peu de presse qui en a parlé, à l’exception notable de Michèle Bernstein dans Libération, a vilipendé au pis un médecin-charlatan anti-pédés qui proposait des remèdes homéopathiques pour lutter contre le sida, au mieux un mystique passablement allumé. Tout cela émane de lectures très confuses, car il n’y a absolument rien de tel dans le livre. Michel Bounan y expliquait le rôle des cofacteurs dans le développement du sida, c’est-à-dire le développement de l’agroalimentaire, les effets de la pollution sur l’affaiblissement général du système immunitaire des individus, etc. Tout cela était la synthèse des résultats des chercheurs sur le sida que Bounan avait lus dans la presse médicale avant de les mettre en perspective. Si les critiques ont à ce point dénigré Le Temps du sida, c’est qu’ils avaient peur de sa thèse. Il ne fallait surtout pas en parler. Maintenant, ces analyses sont reprises par un certain nombre de courants médicaux, et encore très timidement.

Est-ce sous l’influence de Bounan que dans Rien n’est fini vous développez un discours critique assez catastrophiste, alors que Vaneigem fait preuve d’un certain optimisme lorsqu’il s’enthousiasme pour les Indignés ?

Je suis sous l’influence de tous les livres que je publie. Il est vrai que je tiens des propos passablement apocalyptiques sur la société contemporaine, c’est-à-dire sur l’état du monde sur le plan écologique, sur le plan de l’introduction du numérique à tous les niveaux, des guerres qui s’installent un peu partout et de la fin de la civilisation marchande. À Raoul Vaneigem, qui fait une déclaration assez solennelle de soutien aux mouvements d’autogestion grecs ou espagnols, je réponds qu’il n’existe que des solutions individuelles. C’est un débat qui existe entre les héritiers des pensées et mouvements radicaux de Mai 68. Il y a quarante-cinq ans, on pensait de manière collective, c’est-à-dire que la recherche d’une issue aux problèmes que nous rencontrions était toujours collective. Mais, à l’heure actuelle, si l’on ne veut pas finir englouti par le premier virus qui va apparaître, il faut se sauver soi-même.

Pour le coup, vous vous distinguez nettement du mode de vie communautaire du groupe de Tarnac et autres « zadistes ». Que pensez-vous des appels à l’insurrection du « Comité invisible » ? Jusque dans leurs incantations révolutionnaires, on dirait que les jeunes singent leurs aînés…

Nos contemporains ont un peu tendance à singer les générations précédentes, car tous ces mouvements de contestation peinent désormais à produire une pensée propre et autonome qui leur permettrait d’appréhender l’ensemble des problèmes. J’observe les mouvements de révolte, souvent de plus en plus radicaux et de plus en plus violents, qui émergent, se développent ou s’évanouissent, mais l’on voit très rarement des réseaux s’agréger entre eux. Ce n’est pas en ajoutant de la rhétorique que cela prendra.

C’est sans doute pour ne pas perdre de jeunes lecteurs que vous avez établi un appareil de notes aussi impressionnant dans Rien n’est fini. Tout commence. Que vous précisiez dans un ouvrage aussi haut de gamme qui est Bertolt Brecht montre que vous avez vraiment décidé de ne laisser personne sur le côté !

Il fut un temps où l’on pouvait sortir des livres avec des citations en grec et en latin, et cela passait très bien. Aujourd’hui, quand il y a une citation en latin dans un livre que je publie, j’ajoute une note en bas de page en donnant la traduction car, mis à part quinze lecteurs affranchis, plus personne ne comprend. Quand il y a une citation en anglais au début d’un chapitre, on peut jouer la frime, moi, je la fais traduire. J’ai le souci du lecteur, qui ne doit pas avoir à ramer pour tourner les pages. Éditer des livres pour une coterie ne m’intéresse pas. Et pour éditer des livres il faut connaître un tant soit peu son époque.

Dans votre approche éditoriale, comme dans la vie et l’œuvre de Vaneigem, on ressent une dimension somme toute assez humaniste.

Oui. Pour le dire beaucoup plus simplement : si l’on n’aime pas son prochain, je ne vois pas l’intérêt de se donner la peine de réaliser une œuvre ! Il n’y a pas de création sans la notion de don.

S’il en était encore besoin, cet altruisme revendiqué prouve que vous avez clairement rompu avec ce qu’on peut appeler le « gauchisme éditorial » : le refus nombriliste de communiquer, le goût de la provoc gratuite, le travail de cochon, etc.

Il y a des comportements qui correspondent à des époques données. Vaneigem ne veut pas apparaître comme le dernier hussard situationniste et être regardé comme une bête curieuse, donc il refuse de parler dans les médias, chose que je comprends très bien. Je ne défends pas la même position. Je crois que la rupture avec les médias avait du sens dans les années 1960. Mais nous ne sommes plus face aux mêmes enjeux, aux mêmes structures sociales. Des changements radicaux sont intervenus entre-temps. Il existe désormais une forme d’interchangeabilité d’un média à l’autre. J’utilise les vecteurs d’information utiles à notre public : les éditions Allia ont même une page Facebook. On ne va pas rester scotché dans le passé !

Malgré tout, vous vivez d’une certaine manière contre votre temps, ne serait-ce que par le soin extrême que vous mettez à publier des ouvrages à la typographie, la syntaxe et l’orthographe irréprochables. Tout compte fait, votre radicalité passe-t-elle par une certaine forme de classicisme ?

Que voulez-vous que je vous dise ? C’est parce qu’on travaille comme des chiens. Flaubert parlait du « conservateur qui ne conserve rien ». Pour ma part, je suis devenu conservateur dans la mesure où je me dois de conserver l’héritage de la langue et de le perpétuer. En soi, c’est déjà une critique des autres livres qui existent.

Et vlan pour les collègues !

Je ne donne de leçon à personne. Quand on sort un livre, on aime ce que l’on fait, c’est tout. Si j’avais voulu glander et gagner plein de fric, j’aurais été ailleurs. Je ne porte pas de jugement moral cela dit. C’est pas mal de glander. Mais j’aime les choses faites comme le livre que vous avez entre les mains. Compte tenu de toutes nos contraintes (payer le loyer, les impôts, les fournisseurs…), je vous mets au défi de trouver une maison d’édition plus libre que la nôtre.

Rien n’est fini, tout commence, Raoul Vaneigem et Gérard Berréby, Allia, 2014.

*Photo : Hannah.


Décembre 2014 #19

Article extrait du Magazine Causeur



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