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France-Russie : l’impromptu de Vnoukovo

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La rencontre impromptue du samedi 6 décembre entre les Présidents Hollande et Poutine, lors d’une escale du premier à son retour du Kazakhstan marque peut-être un tournant dans les relations avec la Russie. Ces dernières étaient devenues franchement détestables avec la crise ukrainienne, mais leur détérioration était en réalité bien antérieure à cette crise.

Même s’il ne faut pas trop attendre d’une réunion d’une heure, même si – et l’Elysée a bien tenu à le préciser – il y a eu concertation préalable avec la Chancelière Angela Merkel, il est clair que cette rencontre, organisée à la demande du Président français, constitue une étape importante dans l’amélioration de ces relations. Il faut donc s’en réjouir.

Cette rencontre, pour inattendue qu’elle ait été, n’en était pas moins prévisible. En France, tout d’abord, de nombreuses voix commençaient à se faire entendre pour souligner l’extrême fragilité de notre position, qu’on la considère sur le plan moral, en raison de la révélation progressive tant des crimes de guerre commis par certaines des troupes du gouvernement de Kiev que des conditions réelle de son arrivée au pouvoir, ou politique, avec le risque réel de déboucher sur une nouvelle « guerre froide », ou enfin économique. La France, tout comme l’Italie et l’Allemagne, a beaucoup à perdre avec le maintien des « sanctions ». Le risque de voir la Russie se détourner de l’Europe pour de longues années était bien réel. Bref, il fallait mettre un coup d’arrêt à cette logique profondément destructrice. Un tel point de vue était apparu depuis ces dernières semaines dans les milieux proches du Quai d’Orsay. Dans la conférence de presse commune qu’il avait faite avec le Président du Kazakhstan, M. Nursultan Nazerbaev, François Hollande avait largement ménagé, dans ses propos, son homologue russe. Par ailleurs, il ne pouvait pas ne pas mesurer l’incohérence d’une position qui amène la France à avoir des bonnes relations avec des pays avec lesquels les causes de conflits, qu’elles soient latentes ou explicites, sont bien plus importantes qu’avec la Russie. Ceci a été dit et répété. Tout ceci rendait nécessaire une initiative forte de la diplomatie française sur ce dossier. La visite du président François Hollande au Kazakhstan fournissait l’occasion. Elle fut donc saisie. Mais, il convient ici de rappeler que François Hollande était demandeur.

Il n’en reste pas moins qu’il ne faut pas trop en attendre. Assurément, toutes les conditions pour la « désescalade » sont réunies. On a déjà noté la déclaration du Commandant en Chef des forces de l’OTAN, le général Breedlove, qui déclarait le 26 novembre dernier à Kiev qu’il n’y avait pas de troupes de combat russes dans le Donbass. Par ailleurs, un nouvel accord de cessez-le-feu entrera en vigueur le 9 décembre entre les troupes de Kiev et celles des insurgés. De plus, avec l’arrivée de l’hiver, un certain sens des réalités va s’imposer à Kiev. Des accords économiques ont d’ailleurs été signés, tant avec la Russie qu’avec les insurgés du Donbass. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer la décision de Kiev de suspendre tous les salaires et tous les versements sociaux à la population du Donbass. Pour scandaleuse que puisse paraître cette mesure, il faut aussi comprendre qu’elle signifie une reconnaissance de fait que la partie insurgée n’est plus l’Ukraine. En un sens, c’est aussi une décision qui va vers une stabilisation de la situation.

On peut donc s’attendre à ce que tant l’OTAN que les Russes, comprenant que cette crise les entrainait dans une spirale dont ils pouvaient à tout instant perdre le contrôle, trouvent un intérêt commun à faire descendre la tension. Il est tout aussi certain que tel est bien l’intérêt de la France, et ceci est compris par François Hollande. Outre la pression des industriels, qui va bien au-delà de la question de la livraison des deux BPC de classe « Mistral », il conçoit que cette tension est délétère pour l’ensemble du continent.

Il n’en reste pas moins que la position de la France n’est plus aujourd’hui celle qu’elle avait dans les années 1960 et 1970. D’une part, la France a réintégré le commandement intégré des forces de l’OTAN. Cet acte nous lie bien plus étroitement que par le passé à la politique des États-Unis. D’autre part, l’existence de l’Union européenne, mais aussi le parti-pris très européiste de François Hollande, viennent limiter l’autonomie de la politique étrangère française. On sait qu’au sein de l’UE, un groupe de pays donne dans une véritable hystérie anti-russe, comme la Pologne, la Suède et les Pays Baltes. Cette hystérie est largement partagée au Parlement européen. D’autres pays, tels la Hongrie, la Slovaquie ou la Bulgarie, ont des positions bien plus compréhensives quant il s’agit de la Russie. Enfin, de ce point de vue, l’Allemagne, la France et l’Italie ont toujours adopté une attitude médiane, qui s’explique tant par leur histoire que par l’étendue de leurs relations économiques avec la Russie. Il faut comprendre que les tensions internes à l’UE étaient en train d’atteindre un point de rupture. La décision de la Russie d’annuler le projet « South Stream », prise ces derniers jours, constituait un avertissement très clair. La Russie signifiait par ce geste une préférence pour des livraisons de gaz à l’Asie (Chine, mais aussi Corée du Sud et Japon). Il est clair que, dans les motivations qui ont poussé François Hollande à demander cette rencontre à Vladimir Poutine, il y a aussi la volonté d’éviter que cette crise, si elle continuait à monter en agressivité, ne provoque des déchirements irrémédiables dans l’UE. Aussi, rien ne serait plus faux que de voir en François Hollande un « continuateur » de la politique du Général de Gaulle. Sa démarche s’inscrit dans la ligne européiste et atlantiste qui est la sienne.

Il faut maintenant considérer quels pourraient être les débouchés de cette rencontre. La situation au Donbass peut se stabiliser, si Kiev est décidé à jouer le jeu du cessez-le-feu. Mais la solution de la « fédéralisation » de l’Ukraine, telle qu’elle est officiellement défendue par la Russie, n’apparaît pas réellement applicable. Cette solution eût été possible en juin 2014, avant les combats de la fin juin au début du mois de septembre. D’ailleurs, dans certaines vidéos, on sent bien qu’au-delà de leurs divergences il y a bien le sentiment tant des militaires ukrainiens que des insurgés d’appartenir à la même Nation. Mais, aujourd’hui, il est à craindre qu’il n’y ait trop de haines inexpiables. Au mieux, la « fédéralisation » pourrait prendre la forme d’une région autonome de l’Ukraine, sur le modèle du Kurdistan comme région autonome (et de fait quasi-indépendante) de l’Irak. L’autre solution est celle d’une indépendance non-reconnue, comme c’est le cas en Abkhazie ou en Ossétie du Sud. Un point important est ici celui de la monnaie. Si Kiev maintient son blocus monétaire, les responsables de Donetsk et Lougansk n’auront le choix qu’entre imprimer leur propre monnaie ou adopter le rouble russe. Dans tous les cas, ceci rendra encore plus difficile la perspective d’une future réunification de l’Ukraine.

Dans le reste de l’Ukraine, une fois l’émotion nationaliste passée, il faudra se rendre à l’évidence : le pays n’intègrera pas l’UE avant au moins vingt ans, et peut-être plus, et ne sera pas membre de l’OTAN. Les dirigeants ukrainiens ne veulent pas l’admettre alors que c’est une évidence, répétée par l’ensemble de leurs interlocuteurs officiels. Que se passera-t-il quand la population comprendra que le rêve d’une adhésion rapide à l’UE, si tant est que ce soit un « rêve », ne se réalisera pas ? Qu’à la place, elle aura affaire aux sbires de la Troïka et du FMI, et à une austérité meurtrière ainsi qu’à une destruction de toutes ses conquêtes sociales ? Dans ce contexte, tout devient possible, du retour vers la Russie à des demandes locales de rejoindre des pays de l’UE (la Galicie vers la Pologne, et la Ruthénie vers la Hongrie), qui signifieraient l’éclatement pur et simple du pays.

La rencontre entre les Présidents Hollande et Poutine a été un pas en direction d’une meilleure compréhension réciproque. Mais, le chemin pour désamorcer la défiance qui s’est accumulée des deux côtés sera long tant sont importants et durables les griefs. Il faut comprendre que la crise ukrainienne a cristallisé plus qu’elle n’a créé ces griefs qui se sont accumulés, surtout du côté russe, depuis 1998. Que l’on se souvienne de l’affaire du Kosovo, de l’intervention des parachutistes russes à Pristina, ou de la décision américaine d’envahir l’Irak en 2003. Si l’on veut rétablir la confiance il faudra mettre toutes ces questions sur la table. Pour cela une conférence, sur le modèle de celle qui se tint à Helsinki en 1975, s’impose. La conférence historique CSCE (ou Conference on Security and Cooperation in Europe) fut en effet une étape majeure dans le rétablissement d’un véritable dialogue entre les pays du Pacte de Varsovie et l’OTAN. Mais, cette fois, le dialogue devra être limité aux seuls pays européens, ce qui revient à en exclure les États-Unis et le Canada. J’ai déjà présenté l’idée de cette conférence dans une table ronde organisée par la Douma à Moscou, le 25 novembre. J’en rappelle ici les thèmes qui me semblent importants. Il y en a trois :

  • Définir les règles qui permettent de gérer la contradiction existant entre les principes westphaliens et ceux nés des Lumières et de la Révolution française de 1789. La souveraineté de l’État demeure la pierre de touche de toutes les relations internationales, mais aussi de la démocratie à l’intérieur de chaque État. Mais, certains principes comme le droit de décider de son propre futur et la nécessité de protéger les populations ont acquis une importance grandissante. La question est de savoir comment ces principes contradictoires peuvent se réconcilier avec le moins d’ambiguïté possible. Il n’est plus possible de voir les règles internationales subverties comme on le vit au Kosovo pour ensuite entendre les pays de l’UE proclamer leur attachement indéfectible à ces mêmes règles.
  • Définir les règles de la sécurité collective, mais aussi du possible emploi de la force militaire, en Europe et dans sa périphérie. Le traité CFE est mort mais il nous faut un autre traité. Il doit inclure des règles sur l’utilisation légitime de la force militaire, là encore avec le moins d’ambiguïté possible. L’idée d’un monde où nulle force militaire ne serait nécessaire n’est pas aujourd’hui réaliste. Ce traité permettrait de résoudre des situations comme celles de la Libye en 2011 ou celle qui est en train de se développer à la frontière entre la Syrie et l’Irak, ou encore celle qui se développe en Afrique sub-sahélienne où la France intervient militairement depuis janvier 2013.
  • Définir les règles de la coopération économique, scientifique et culturelle. La coopération est nécessaire non seulement entre les États mais aussi entre des régions constituées de différents États. Nous devons trouver des règles communes gouvernant cette coopération sans mettre en danger le principe de souveraineté tel qu’il est définit dans le premier point. Le problème principal est ici d’atteindre la coopération et non de désigner d’en-haut quelque nouvel État “supranational” sous un quelconque travesti économique ou social.

Ce programme est ambitieux, mais il est le seul qui puisse permettre de reconstruire une véritable confiance qui est nécessaire si nous voulons réellement dépasser la situation actuelle. Cependant, pour atteindre cet objectif, il est nécessaire que meurent certains comportements et certains discours. Le premier est la prétention des pays de l’Union Européenne de vouloir représenter l’Europe et en même temps d’être les porteurs des plus hautes valeurs morales. C’est ce que l’on peut appeler « l’exceptionnalisme » européen, tout aussi nocif que l’exceptionnalisme américain. Il faut se souvenir que l’Europe n’est pas l’UE. Ceci est vrai au sens géographique, au sens culturel et aussi dans un sens politique. Les discours au sujet des “valeurs européennes” que l’on entend dans différentes capitales ne servent en fait qu’à établir une nouvelle barrière idéologique à la coopération. Non que le développement des institutions de l’UE n’ait donné lieu à des débats vigoureux et importants. Mais revendiquer une position dominante en ce qui concerne les “valeurs morales” est ici sans fondement et est en fait autodestructeur. Les pays de l’UE ont à plusieurs reprises manqué à leurs prétendus “principes,” que ce soit dans les affaires internationales comme avec le Kosovo et plus tard avec la participation de certains pays de l’UE (comme la Pologne) dans la guerre d’agression des États-Unis contre l’Iraq en 2003, ainsi que dans leurs affaires intérieures.

Il faudra donc que l’Union européenne fasse preuve d’humilité et de raison si elle veut aboutir à une véritable confiance avec la Russie.

 *Photo : Alexei Druzhinin/AP/SIPA. AP21663523_000024.

Retrouvez cet article sur le blog de Jacques Sapir.

Insécurité : la justice tourne à vide

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Jean de Maillard est vice-président au tribunal de grande instance de Paris, où il est aujourd’hui représentant du syndicat FO-Magistrats. Il a occupé des fonctions pénales pendant la plus grande partie de sa carrière. Parallèlement, il a publié plusieurs livres sur le lien entre la mondialisation et la criminalité et de nombreux articles de réflexion sur la justice. Son dernier livre, La Fabrique du temps nouveau. Entretiens sur la civilisation néolibérale, a été publié en 2011 par les éditions Temps Présent.  

Élisabeth Lévy. Un grand nombre de Français ont le sentiment que la police et la justice ne les protègent plus, notamment contre l’insécurité quotidienne – que l’on camoufle pudiquement dans le package des incivilités. Que nous disent les chiffres ?

Jean de Maillard. Les chiffres nous disent des choses paradoxales. Depuis le milieu des années 1990, quand on prend les statistiques du ministère de la Justice, on constate une baisse de 15 % du nombre de procédures des services de police et de gendarmerie reçues par les parquets. Or, dans le même temps, les juridictions pénales ont doublé leur activité. Cherchez l’erreur !

Oui, comment est-ce possible ?

Eh bien, c’est possible, parce que la justice tourne aujourd’hui à vide ! La chaîne répressive, depuis le commissariat de quartier ou la brigade du village jusqu’au tribunal correctionnel ou la cour d’appel, fonctionne sur une matière qui n’a plus à voir avec la réalité vécue, mais avec la seule réalité dont veut bien se saisir la police et celle que veut bien ensuite traiter la justice.

Pouvez-vous donner un exemple concret ?

Bien sûr. Supposons que vous vouliez porter plainte après avoir été victime d’une escroquerie sur Internet. Si vous insistez beaucoup, on vous fera attendre trois heures dans le couloir du commissariat ; et si vous vous obstinez, au moment d’enregistrer votre plainte, on vous dit que cela ne servira à rien car il n’y aura pas d’enquête. Et, effectivement, il n’y aura pas d’enquête.

Voulez-vous dire que les policiers s’efforcent de décourager les attentes des citoyens au lieu d’y répondre ?

Il faut bien voir qu’ils sont souvent eux-mêmes débordés. Laissez-moi vous donner un autre exemple, dans mon environnement proche. Il s’agit d’un couple de personnes âgées, le mari est handicapé, et ils habitent au 1er étage d’un immeuble. La nuit, la femme entend du bruit à travers la fenêtre laissée ouverte, elle se lève, et voit deux malfrats cagoulés en train d’escalader son balcon avec un grappin et une corde. Elle crie, et ils prennent la fuite. Elle compose le 17, et on lui demande : « Sont-ils toujours là ? » Elle : « Non, ils sont partis. » « Mais madame, vous pouvez aller vous recoucher, ils ne reviendront pas ! » Et personne ne s’est dérangé ![access capability= »lire_inedits »]

Mais la police se plaint d’arrêter des délinquants que les tribunaux relâchent.

La police devrait peut-être s’interroger sur ses méthodes. La doctrine policière, c’est de faire « du crâne », le crâne étant le petit bâton inscrit dans l’état statistique qui comptabilise les affaires élucidées. Comme on n’a plus le temps de faire de la dentelle puisqu’il faut des résultats visibles, le meilleur moyen d’élucider une affaire, c’est de ne pas enquêter trop loin. Vous interpellez un second couteau et basta – je l’ai vu souvent dans les affaires de drogue, où on coffrait la mule sans chercher à remonter à ses fournisseurs. Une arrestation, trois interrogatoires et votre dossier est plié. Trop souvent, hélas, quand un dossier est gros, il est vide, et quand il est petit, il est plein..

Quoi qu’il en soit, cela n’explique pas la suractivité judiciaire…

Celle-ci est un leurre ! Il faut bien comprendre que l’objectif de tout gouvernement est de faire baisser les « chiffres de l’insécurité » (d’où la mauvaise volonté de la police), tout en donnant l’impression d’une activité très soutenue. Le système judiciaire s’est donc adapté de façon à pouvoir, dans la masse des procès-verbaux qui lui arrivent, traiter le maximum de procédures en produisant le minimum de résultats, c’est-à-dire en évitant le plus possible d’avoir à juger les auteurs de délits. On a doublé en 20 ans le nombre de contentieux traités, mais pas les moyens pour le faire. La moitié des PV sont donc traités en direct par les parquets selon des voies douces qui permettent de ne pas passer par la case « procès » : saisine du délégué du procureur, compositions pénales (petites amendes), « plaider-coupable » ou encore rappels à la loi, dont on imagine l’effet dissuasif… Certes, du point de vue de la justice, cela concerne des affaires mineures. Mais pour le justiciable ordinaire, cela peut être l’affaire de sa vie. Et l’on ne pense guère aux victimes. Le problème est de faire la différence selon que les affaires méritent ou non des poursuites : or quand la chaîne pénale doit choisir entre le complexe et le simple, ses méthodes et ses moyens la dirigent vers le facile et le visible.

Peut-on écoper d’un simple « rappel à la loi » pour des actes de violence ?

Oui, surtout si les auteurs sont des mineurs. Quand il s’agit des mineurs, tout le système, à commencer par les juges et tribunaux pour enfants (âgés de moins de 18 ans), est exclusivement orienté vers la « réinsertion » ou l’« insertion », et pas du tout vers la sanction. Tout est fait pour gommer l’aspect pénal des comportements. On ne jure plus que par ce que le Code pénal lui-même qualifie de « justice restauratrice », censée ramener le délinquant dans le droit chemin.

Objectif fort louable et empreint d’excellents sentiments. Cela ne revient-il pas à transformer les juges en assistantes sociales ?

Exactement. Et c’est aussi vrai pour les majeurs, qui échappent de plus en plus à la prison. On nous dit qu’il n’y a pas de place en prison, et c’est un fait, puisque le programme de construction n’a pas suivi l’évolution démographique ni l’évolution réelle de la délinquance (mesurée par l’Observatoire national de la délinquance, et non par les statistiques de police). Or, les deux conjuguées ont abouti simultanément à une augmentation du nombre de peines de prison prononcées et à une explosion des peines alternatives. On parle de la première augmentation, jamais de la seconde. Quand les affaires arrivent à l’audience (c’est-à-dire, rappelons-le, dans la moitié des cas transmis à la justice), les tribunaux prononcent massivement des sursis avec mise à l’épreuve pour les peines les plus lourdes, ou des peines fermes inférieures à deux ans, et donc aménageables. Aujourd’hui, les peines d’emprisonnement supérieures à deux ans sont rares.

La femme qui a insulté Christiane Taubira n’a pas bénéficié de peine alternative, il me semble…

Pour le moment, elle n’est pas définitivement condamnée, et il s’agit d’une procédure hors norme compte tenu de la qualité de la victime, ce qui explique peut-être que les juges se soient emballés. Mais si sa condamnation devient définitive, son exécution dépendra du juge d’application des peines. J’ignore ce qu’il fera dans un tel cas, mais il faut savoir qu’il détient un pouvoir très étendu de modifier les peines prononcées par les tribunaux en les remplaçant purement et simplement par des bracelets électroniques, des libérations conditionnelles ou des régimes de semi-liberté aujourd’hui accordés dans des conditions assez étonnantes – par exemple, pour s’occuper d’un enfant à charge. Je résume : les tribunaux ne sont plus saisis que de la moitié des affaires qui arrivent aux parquets, et les peines qu’ils prononcent sont souvent allègrement déconstruites par les juges d’application des peines. Mais je rappelle que c’est la loi, puisque l’aménagement de la peine est un droit.

C’est peut-être le plus grave : à Paris, le juge Thiel dit qu’en dessous de deux ans, la consigne est de ne pas incarcérer.

Je crois que c’est une réalité. Les parquets et les juges de l’application des peines doivent gérer une situation qui deviendrait explosive s’ils ne mettaient pas dehors à tour de bras les condamnés. J’ai vu des condamnés convoqués par le JAP pour un aménagement de peine, alors qu’ils avaient commis de nouveaux délits en récidive dans les jours précédant la convocation. Alors que le juge le savait, ils bénéficiaient quand même du bracelet électronique ! J’ai vu aussi qu’un conseiller de probation pouvait cacher au JAP que le délinquant avait récidivé pendant qu’il avait le bracelet électronique sans que celui-ci soit par conséquent révoqué ! Je ne jurerais pas que, dans certains cas, les JAP ne ferment pas les yeux pour ne pas avoir à réincarcérer des condamnés qui exécutent ainsi leur peine.

En clair, il faut avoir commis des actes très graves pour aller en prison ?

Nous ne parlons ici que des délits, pas des crimes. Il est clair que le premier délit, quelle que soit sa gravité, ne vous conduira très certainement jamais en prison. Les délinquants ont droit à un coup pour rien, parfois d’ailleurs beaucoup plus…

L’ensemble de la machine judiciaire serait donc saisi par l’idéologie compassionnelle ?

Chez certains, c’est du compassionnalisme, chez d’autres, c’est un choix de société, chez la plupart, c’est la pression de l’environnement. À leur décharge, je dirais que nous n’avons plus de repères puisque plus personne ne veut assumer la prison. Les juges savent que les conditions de détention sont déplorables, ils ont envie de croire comme tout le monde ce qu’on leur dit surla réinsertion. On fait donc comme si on pouvait régler quoi que ce soit en prononçant des obligations de travailler pour des chômeurs quand il y en a cinq millions dans le pays, des obligations de se faire soigner pour des gens qui ont des personnalités déstructurées, psychopathes, etc. En supposant que ce soit la solution, il n’y a pas l’ombre d’un moyen pour la mettre en œuvre ! La chancellerie n’est même pas en mesure de savoir combien de condamnés sous le régime du sursis avec mise à l’épreuve récidivent pendant leur mise à l’épreuve, ni même combien de dossiers de condamnés censés être suivis par des éducateurs sont cachés dans les armoires. Il y a pourtant un profil qui va toujours en prison : personnalité déstructurée, totalement désocialisée, multirécidiviste, et de préférence un étranger. Mais si vous avez une solution, donnez-la moi.

Voulez-vous dire que les juges condamnent au faciès ?

Bien sûr que non, mais il faut appeler un chat un chat. La seule délinquance que connaît la justice, c’est la délinquance de rue et des paumés. Notre filet attrape les petits poissons mais laisse toujours passer les gros. La population pénale est donc composée des délinquants les plus visibles. Figurez-vous qu’en plus, c’est une chance pour les services répressifs, puisque ce sont souvent les affaires les plus simples, donc les plus faciles à résoudre. Mais cette population qu’on met en prison est aussi celle pour laquelle on déploie tout l’arsenal des peines alternatives pour l’en faire sortir au plus vite.

Quoi qu’il en soit, si les juges sont invités à jouer les nounous, les prisons sont-elles en train de devenir des hôpitaux psychiatriques ? N’y a-t-il pas dans nos prisons beaucoup de gens qui devraient être en hôpital psychiatrique ?[1. Selon des estimations reprises par les pouvoirs publics, et notamment d’après les chiffres de l’OIP, il y aurait près de 25 % de personnes atteintes de troubles mentaux en prison. Cette proportion a beaucoup augmenté ces dernières années (une des raisons : suppression de nombreuses places en unité psychiatrique).] 

Si ! Et on devrait se demander pourquoi. Aujourd’hui, la société – et je ne parle pas de la prison – produit de plus en plus de psychopathes et de déséquilibrés, car elle déstructure toutes les institutions : famille, école, justice, travail… Certains n’ont plus aucun ancrage social. On a par exemple des gamins qui depuis l’âge de 7 ans font le « chouf » (le guet) pour le business dans les banlieues et passent ensuite au niveau supérieur pour gagner plus d’argent. Et même ceux qui ne le font pas ont un rapport perverti à la loi et à l’autre… Le rapport à l’autre s’est complètement modifié, avec comme conséquence une violence intrinsèque et palpable dans les relations sociales !

Des tas de gens grandissent en banlieue et ne deviennent pas des criminels pour autant !

Heureusement qu’il n’y a pas de fatalité ! Je dis seulement que, dans l’ensemble des couches de la société, on observe des comportements de moins en moins civiques, voire de plus en plus violents. Et ils s’aggravent au fur et à mesure que les gens ont moins de contrôle sur eux-mêmes. Plus une personne est insérée dans la société, plus elle a en général du contrôle de soi. Mais, aujourd’hui, on voit des gens parfaitement intégrés péter les plombs. Et si ces gens-là déjà ne sont plus capables de s’autocontrôler, qu’advient-il des autres ? Si je vois dans le métro quelqu’un qui met les pieds sur une banquette, est-ce que je suis sûr qu’il ne va pas sortir un couteau si je lui fais une remarque ? Et si je vois une femme se faire importuner, aurai-je raison d’intervenir en dessous d’un certain niveau de tension, au risque de déclencher quelque chose de pire ?

L’idéologie que vous décrivez – l’excuse, la compassion, la mauvaise conscience de punir – est plutôt de gauche. Or, les représentativités syndicales laissent penser que la magistrature est un corps plutôt droitier.

Tout d’abord, la magistrature est un corps avant tout docile, qui a tendance à faire ce qu’on lui dit et à penser comme on attend de lui qu’il pense. Le pouvoir hiérarchique qui pèse sur les juges n’est pas une vue de l’esprit. Cela étant, il ne s’agit pas d’une idéologie de gauche, mais d’une idéologie de bobos, de classes sociales coupées des réalités. Je voudrais savoir combien de magistrats en France ont assisté un jour à une bagarre de rue et a fortiori y ont été impliqués ? Et combien se sont fait agresser ? J’ai vu des magistrats qui n’étaient jamais sortis de leur beaux quartiers reprocher à des gendarmes d’avoir utilisé leur arme pour se défendre dans une fusillade, au risque de commettre l’irréparable…

En tout cas, les juges ne voient pas toujours d’un bon œil les citoyens qui se défendent ou s’interposent…

La légitime défense est un droit, il reste ensuite à évaluer comment elle est utilisée, car elle est strictement définie. Une bonne justice est de faire la différence entre ceux qui veulent jouer les vengeurs et ceux qui ne cherchent qu’à se protéger ou à protéger leurs proches.

Il y a quelque temps, un homme qui avait empêché une agression en frappant l’agresseur a été condamné !

Je comprends que, dans un tel cas, on interpelle la justice.

En dehors de ces cas qui défraient la chronique, on voit fleurir les associations de vigilance citoyenne, un peu à l’américaine. Il semble d’ailleurs que cela produise de bons résultats.

Dès qu’on installe quelque part une surveillance, une protection passive, on fait diminuer le risque. Cela révèle d’ailleurs une nouvelle inégalité. Ceux qui vivent dans des immeubles sécurisés, à l’abri de caméras de surveillance, n’ont pas besoin de comité de quartier pour se protéger. Ils ne risquent pas d’être traités de Dupont-Lajoie.

Ce n’est pas ce que raconte le reportage de Pascal Bories dans le quartier de la Bastille à Paris.

Je vous parle de la sécurité passive, qui consiste à mettre en place des modes de sécurité permanents, pour faire face à des menaces ordinaires. Tous les quartiers ne sont pas égaux devant l’insécurité, et un comité de vigilance ne vous met pas non plus à l’abri. Cela dit, quel espoir, quel recours y a-t-il quand on vit au fin fond d’une région désindustrialisée, dans un lotissement où plus personne ne vient, ou dans un quartier qui est régulièrement la cible de raids des cités avoisinantes, déserté par les services publics et oublié par la police ? La seule issue qui reste aux gens, c’est de se regrouper pour se protéger eux-mêmes. Et, jusque-là, les citoyens font preuve d’une très grande maturité en essayant de pallier la déliquescence des services publics dans les zones à haut risque. On n’observe pas de passages à l’acte « sans retour ». Mais cela pourrait arriver un jour.

Pour le moment, les vigilants sont armés de leurs seuls téléphones portables… Il n’y pas d’explosion des ventes d’armes, mais il semble que des commerçants sont plus nombreux à se procurer des armes à feu.

Les ventes d’armes légales n’augmentent pas, mais les armes illégales, il y en a autant qu’on veut. Quant aux permis, on n’en donnera pas aux commerçants, exception faite des bijoutiers, et ils n’auront pas non plus d’armes illégales. Ils savent que s’ils font usage d’armes, ils n’auront pas le droit à l’indulgence : comme on est ici dans l’idéologie qui considère que le délinquant est un malheureux, victime de sa propre délinquance, le commerçant n’est pas délinquant, donc pas malheureux, et ne peut être victime de l’acte qu’il a commis. Donc il sera entièrement responsable et il n’aura droit à aucune compassion judiciaire.

La loi Taubira, qui instaure la « contrainte pénale », aggrave-t-elle les tendances que vous décrivez ?

Je crois qu’en pratique la contrainte pénale aura peu d’effet. Mais, symboliquement, comment pourrait-elle ne pas en avoir, puisqu’elle officialise la conception d’une justice non punitive ? On n’a plus à rendre compte de ce que l’on fait, on a toujours une excuse, et même quand on en n’a plus aucune, la société est toujours là pour vous aider à vous en sortir.

Est-ce ce que veulent les juges ou ce que veut le pouvoir ?

C’est ce que veut l’état d’esprit qui nous gouverne.[/access]

*Photo : VILLARD/SIPA.  00696146_000003.

Drame de Créteil : un jour en France…

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creteil antisemitisme racisme

« Cette affaire, ce n’est pas Créteil ». Le député-maire, les clercs, les responsables associatifs l’auront répété sur tous les tons aux journalistes accourus dans le quartier du Port depuis une semaine. La séquestration d’un couple dans son appartement et le viol de la femme sur fond d’antisémitisme ont suscité une attention médiatique inédite autour de la ville. Attraction d’autant plus embarrassante que le film Les Héritiers tourné dans un lycée cristolien d’après une histoire vraie – sortait au même moment dans les salles de cinéma, reconstituant avec un entrain surjoué la communion d’élèves « difficiles » autour du souvenir de l’Holocauste. Pour les élites locales, il s’agissait surtout de ne pas laisser supposer l’existence d’un climat malsain dans la commune. De ne pas écailler un vernis si précieux. Et si fragile.

Avec ses 90 000  habitants, dont un cinquième d’israélites et une forte population afro-maghrébine, la préfecture du Val-de-Marne pouvait jusqu’alors se comparer avantageusement à Sarcelles – sa jumelle démographique du Val d’Oise dont les quasi-pogroms du mois de juillet dernier avaient fini par détruire l’image joyeusement bigarrée. Ici, c’était le « vivre-ensemble » claironné jusque dans le slogan municipal. Pas de chasse aux Juifs filmée par la télévision, pas de grenade lancée dans un supermarché casher, pas de descentes ostentatoires du Betar. A peine quelques tags malheureux. Quelques remarques belliqueuses. Quelques agressions connotées pendant les pics de tension proche-orientale. Des broutilles, disait-on à la mairie. Créteil est une « ville multiculturelle apaisée », répète Laurent Cathala – son édile depuis trente-huit ans. Une cité modèle de la France de demain, victime passagère des tourments de l’époque fomentés par « Zemmour, Dieudonné et Soral », pour reprendre l’énumération à peine confuse d’un président de la LICRA rompu à la traque des « responsabilités » fourre-tout.

Il se trouve que je connais un peu la question. Né à Créteil il y a une vingtaine d’années et y étant demeuré sans interruption, j’ai vécu dans plusieurs de ses quartiers « divers », fait le tour de ses écoles publiques et participé à tout ce que la municipalité a pu produire d’initiatives « citoyennes » pour le « respect de l’Autre ». Et figurez-vous que je ne suis pas surpris. Lorsqu’on a connu la seconde Intifada en classe de CE 2, avec le petit Azzedine qui disait vouloir se faire sauter dans un bus israélien (la mode n’était pas encore aux roquettes) et le petit Yoni qui criait « les Palestiniens sont des pédales » (la compréhension de ce dernier terme par un gosse de huit ans étant sujette à caution), les discours lénifiants sur l’enrichissement mutuel et le rassemblement dans la différence ne prennent pas facilement. Le conflit israélo-arabe, localement devenu judéo-islamique, constitua la toile de fond de toute ma scolarité.

À la nuance près que le nombre d’élèves juifs diminuait au fil du temps, ceux-ci rejoignant massivement l’établissement Ozar Hatorah du coin pour finir par disparaître complètement de mes années lycéennes. Ils constituaient déjà un gibier privilégié pour les petites frappes à capuche. Leur détroussage crapuleux pouvait se parer des oripeaux approximatifs de la lutte anticoloniale, la violence débridée se justifiait vaguement par la souffrance des enfants palestiniens et des musulmans opprimés à travers le monde. Ajoutez les considérations stratégiques fondées sur la double supposition richesse / solidarité tribale, et vous comprenez que le petit peuple séfarade fasse l’objet de fixations délinquantes spécifiques. En cela, ses membres partagent largement le sort des Français « de souche », éternels tributaires de la colonisation et du racisme aux yeux d’un certain nombre de descendants d’immigrés – une « responsabilité » quelconque à pointer, M. Jakubowicz ?

Ce rapprochement dans l’adversité semble paradoxal si l’on songe à l’extraordinaire travail de désassimilation ayant touché les Juifs de la ville, poussés à embrasser la cause sioniste sans retenue. L’Alyah est une perspective socialement valorisée. Les succès militaires de Tsahal sont ardemment célébrés. Le drapeau bleu et blanc est accroché dans les commerces confessionnels, où les récriminations contre la France et sa politique étrangère sont monnaie courante. Les barbares du 1er décembre n’ont pas lu Le Suicide français, n’en déplaise aux vautours de l’antiracisme officiel. On peut en revanche regretter que les Cristoliens israélites ne se fassent pas plus zemmouriens.

Tenter d’analyser l’horreur du Port uniquement à travers ce prisme serait illusoire. L’esprit de système trouve ses limites : au même titre que les obsédés de l’économie, ceux qui ne veulent voir que la dimension ethnique d’un tel crime se condamnent à ne pas comprendre. Chaque acte de ce genre comporte sa part de mystère, plongeant dans les tréfonds de l’abjection humaine. Mais la religion civile du « padamalgam » ne doit plus nous conduire à détourner le regard. À nier ce que cette sordide histoire révèle d’une ville de déracinés, devenue un patchwork de tribus et de communautés continuellement « enrichies » par l’immigration, chacune se délectant de ses aigreurs ressassées. Une ville où le référent français a disparu pour laisser s’épanouir mille nationalismes exotiques. Où ceux qui le revendiquent encore sont moqués, insultés, violentés – parole d’un « sale céfran ». Où le clientélisme ethnique de la municipalité est longtemps parvenu à assurer une paix de façade : une caresse à la synagogue, un terrain gratuit pour la grande mosquée, des « emplois aidés » distribués avec talent… Mais où toutes les habiletés politiciennes ne suffisent plus à proclamer le divin triomphe de la société multiculturelle.

Le « rassemblement républicain contre l’antisémitisme » a regroupé quelques centaines de personnes dimanche matin, en présence du ministre de l’Intérieur. Les kippas dominaient dans l’assistance masculine, au milieu de laquelle flottaient les drapeaux jaunes de la LDJ. On vous dit des bêtises : cette affaire, c’est bien Créteil. Et Créteil, c’est la France qui vient.

*Photo : EREZ LICHTFELD/SIPA. 00699516_000020.

Communautarismes

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exhibit b thuram racisme

Je n’ai pas vu Exhibit B (faut-il dire l’exposition ? la pièce ? le montage ? les tableaux d’une exposition ?) du Sud-Africain Brett Bailey, qui après Avignon en 2013 se retrouve ces derniers jours au théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, puis au 104, à Paris. J’l’ai pas vu, j’l’ai pas lu, mais j’en ai entendu parler — par Le Canard enchaîné de ce mercredi et par Marianne tout fraîchement sorti(e) dans les kiosques.  

De quoi s’agit-il ? De saynètes successives (le public se balade d’un tableau vivant à un autre) exposant les horreurs de la colonisation, qui n’a pas eu, c’est le moins que l’on puisse dire, que des effets positifs. « Chaque tableau rappelle une horreur, un crime colonial » : un esclave qui porte une muselière, sous le titre « l’Âge d’or néerlandais », ou un homme assis, un panier sur les genoux, plein de mains coupées, sous le titre « l’Offrande » — « les mains de villageois congolais qui ne récoltaient pas le caoutchouc assez vite » : lire sur le sujet le remarquable Albert Ier, roi des Belges de Jacques Willequet. Bref, rien que du politiquement correct.
Eh bien, pas même, à en croire les ayatollahs de l’antiracisme. Après Londres, où quelques abrutis se sont émus du spectacle de la Vénus hottentote comme en ses plus beaux jours d’exposition coloniale, c’est à Paris que des énergumènes ont forcé la porte du théâtre — au point que Jean-Luc Porquet, l’honorable correspondant du Canard, n’a pu entrer à Gérard-Philipe que sous escorte policière. « Zoo humain », disent les khmers noirs.

C’est que Brett Bailey est Blanc — quel culot, être blanc et parler des Noirs ! À ce titre, il faut récuser Montesquieu et son « esclavage des nègres » — déjà que de francs crétins parlent sur Wikipedia du « racisme » de Voltaire, qui pourtant dans Candide condamne sans réserve l’esclavage de son temps…
Faut-il rappeler que les grands westerns pro-indiens (Soldat bleu, ou Little Big Man, ou La Flèche brisée, ou Les Cheyennes — on n’en finirait pas) ont tous été filmés par des réalisateurs blancs et d’extraction européenne — et pas par des Sioux ni des Apaches ? Que Nuit et brouillard n’a pas été monté par un Juif — n’en déplaise à Lanzmann, qui croit lui aussi avoir un monopole de la Shoah parce qu’il a popularisé le terme ? Ou que Les Liaisons dangereuses, sans doute le plus grand texte féministe jamais publié, a été écrit par un homme, un vrai, équipé en conséquence ?
Comment ? Il avait des couilles et il parlait des femmes ? Horreur ! Horreur ! Horreur !

Jack Dion dans Marianne tire de cette affaire la conclusion qui s’impose : « Seuls les Noirs peuvent parler aux Noirs ; seuls les gays peuvent parler aux gays ; seuls les Corses peuvent parler des Corses… »
(Parenthèse : Colomba est écrit par un pinzuttu, Astérix en Corse aussi, et ce sont deux sommets de l’insularité. Quoi qu’en disent parfois des autonomistes plus cons que nature…)
« … C’est la négation de l’approche universaliste qui veut que les êtres humains, nonobstant leurs différences, soient égaux entre eux. C’est le comble de l’enfermement communautariste à l’anglo-saxonne où l’on est défini non par ce que l’on est mais par ses origines, qu’elles soient ethniques, raciales ou religieuses. »

« Communauté » : j’ai tendance à hurler chaque fois qu’un présentateur de journal télévisé — chaque jour, en fait — use de ce mot pour désigner les juifs, les musulmans ou les Zoulous. D’autant qu’à chaque fois, c’est de Français qu’il s’agit. On peut très bien avoir des racines et s’en moquer : j’attends avec une certaine impatience qu’il y ait un humour musulman aussi torride que l’humour juif — mais les Israélites, comme on disait autrefois, ont quelques longueurs d’avance —, parce que ce sera la preuve par neuf qu’il n’y aura plus de « communauté » musulmane, mais des Français à option musulmane, tout comme d’autres ont choisi l’option libre-penseur. Ce qui n’est pas tout à fait pareil.
J’avais il y a deux ans une élève maghrébine et lesbienne : à quelle communauté appartenait-elle ? Les femmes ? Les gouines ? Les Musulmans ? Ma foi, à aucune — elle était française, et ses goûts la regardaient. La Révolution a aboli les ghettos, mais il se trouve à nouveau des crétins pour les reconstruire, et s’y enfermer.
Allez, pour la route, une blague que la « communauté » africaine ou maghrébine pourrait revendiquer — quand ils en seront à avoir de l’humour.

Un type était au Paradis, et depuis si longtemps qu’il commençait à s’y ennuyer ferme. Au Paradis, on chante des cantiques, ad majorem dei gloriam — mais le « Dio vi salvi Regina » à tout bout d’éternité, ça gonfle rapidement. Il va donc voir Saint Pierre, lui explique que bon, rien de personnel, mais enfin, comment c’est, en bas — en Enfer ? « Pas de problème, dit le saint, je peux te faire une permission d’une semaine. » « C’est vrai, je peux ? » « Mais oui ! »
Notre homme s’engage donc dans une descente sans fin, arrive devant le portail bien connu au-dessus duquel Dante a écrit « Voi ch’entrate, lasciate ogni speranza », il frappe d’un index timide… Et la porte s’ouvre, et il est happé par les mains avides d’une quinzaine de houris admirablement roulées, qui une semaine durant, une semaine dupont, se vautrent avec lui dans un océan de délices.
Au bout de huit jours, il remonte — et c’est long. « Alleluhia forever » — là, cette fois, il n’en peut plus. Il retourne voir Saint Pierre : « Ecoutez… Ce n’est pas que je m’ennuie… mais est-ce que je peux résilier le bail ? » « Pas de problème : signe ici », dit le divin portier.
Il signe, et descend l’escalier, cette fois, à toute allure. Il frappe à la porte de l’Enfer — qui s’ouvre, et il est happé par des diables qui le jettent dans l’huile bouillante et la poix fondue et le harcèlent de leurs fourches…
Alors il se récrie, le malheureux. Il récrimine. Si bien qu’une ombre gigantesque apparaît, et que Satan en personne s’enquiert : « Eh bien, qu’as-tu à protester ? » « Mais… Je suis venu il y a tout juste huit jours, et ce n’étaient que caresses et voluptés… » « Eh bien, dit le Diable en ricanant, maintenant, tu sais la différence entre un touriste et un immigré. »

Mais ai-je bien le droit de raconter cette blague, moi qui ne suis plus immigré depuis déjà trois générations ?

PS. Lilian Thuram (le footballeur guadeloupéen à lunettes, ex-membre du Haut Conseil à l’Intégration auquel participait mon ami Alain Seksig, et qui dirige actuellement une Fondation Education contre le racisme, et Agnès Tricoire, de la Ligue des Droits de l’homme, se sont exprimés très favorablement sur Exhibit B. Cela leur a valu une volée de bois vert d’un certain Claude Ribbe, auteur, réalisateur, agrégé de philosophie et pauvre cloche, qui lance à Thuram : « Moi, je suis agrégé, lui, il est footballeur » qui est l’argument le plus nul que l’on puisse formuler. Mais bon, il écrit dans Mediapart

 

*Photo :  SIPANY/SIPA. SIPAUSA30118257_000012. 

Pour en finir avec le «complexe du colonisé»

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lydia guirous integration

Partout en Occident, les questions connexes de l’immigration et de l’intégration sont devenues des sujets chauds bouillants. Et chez nous, encore un peu qu’ailleurs, ça ne vous aura pas échappé.  Le modèle français dit « républicain » exige, en théorie, une plus grande adaptation des arrivants que les modèles multiculturels en vigueur chez nos voisins.  La question des questions, à savoir quelles sont « les clés de d’une intégration  réussie en France » est celle que pose la militante du Parti radical valoisien Lydia Guirous, et à laquelle elle essaie de répondre dans son livre, à travers sa propre histoire.

Arrivée en France à l’âge de 6 ans depuis la Kabylie, Lydia Guirous s’installe, avec ses parents dans le Nord de la France, pour suivre les grands parents qui habitent la région depuis les années 1950. Après avoir décroché un baccalauréat Economie et social dans un « bon lycée de Roubaix », Lydia Guirous intègre une classe préparatoire. C’est aussi à cette époque que la famille quitte Roubaix pour s’installer à Bordeaux, ville à la sociologie plutôt bourgeoise et catholique.

Quand dix ans plus tard – c’est-à-dire il y a cinq-six ans – ses parents, pour des raisons professionnelles, reviennent vivre à Roubaix,  ils découvrent la ville aux milles Cheminées rongée par le communautarisme. Lydia en revanche, considérant, en bonne républicaine, la religion comme appartenant à la sphère intime, n’a fait le Ramadan que trois jours dans sa vie et encore, « par fantaisie »…   Si la religion – même en privé – n’est pas son « truc », la politique l’attire. Diplômée de l’université Paris Dauphine, cette enfant de l’immigration a choisi la voie du militantisme il y a quelques années devenant pendant un temps la présidente des Jeunes Sarkozystes des Hauts-de-Seine. Celle qui s’est mariée dans une église parisienne est aujourd’hui membre de l’UDI et défend les droits des femmes à travers notamment un club féministe.

En bref, la recette proposée par Lydia Guirous, peut être résumée en trois mots : il faut travailler. Pour elle, « celui qui travaille parvient tôt ou tard à s’en sortir » parce que la République offre « généreusement les moyens de la réussite à tous ses enfants. » L’égalité absolue n’existant pas admet-elle, il est donc évident que tout ne peut pas être possible pour tous. Après tout, rappelle-t-elle, même les enfants de Français dits de souche ne deviennent pas tous banquiers, médecins ou ministres. Cependant,  maintient Lydia Guirous, l’école républicaine permet toujours, même à l’enfant d’ouvrier ou d’immigré, de réussir socialement.

Si les enfants d’immigrés ne saisissent pas tous l’opportunité que leur offre la France, explique-t-elle, c’est surtout car bon nombre d’entre eux se considèrent créanciers d’une France anciennement coloniale, et ce, même s’ils n’ont pas connu cette période de l’histoire. Autrement dit, ils croient que la République leur est redevable plutôt que de considérer qu’il est de leur responsabilité de faire un effort, l’Etat ayant fait son devoir en mettant à leur disposition l’école républicaine française.

Lydia Guirous y voit un « complexe du colonisé », la colonisation devient alors l’alibi parfait des échecs scolaire et social. Mais l’auteur ne nie ni oublie les injustices profondes crées par la colonisation, mais, ajoute-elle, « cela est l’histoire et il faut l’accepter ». En revanche, s’il y a quelque chose à reprocher à la France, explique Lydia Guirous, c’est justement sa politique d’intégration c’est-à-dire la tentation de la discrimination positive et ses « passe-droits », ainsi que la faiblisse face aux revendications religieuses comme dans l’affaire Baby-loup, exemple récent d’un clientélisme pratiqué par certains élus.

Pour Lydia Guirous, la France souffre de défauts de ses qualités : le pays est extrêmement généreux, offre tout ce qu’il possède à chaque individu mais il doute de sa propre identité et ne fait pas preuve d’assez de fermeté vis-à-vis des revendications identitaires.

Il est rare – et agréable – de lire que tout n’est pas la faute à la République et le lecteur a très envie de la prendre au mot. Une lecture plus attentive révèle néanmoins une seconde histoire rendant la version de Lydia Guirous quelque peu « hagiographique » plus nuancée, et donc, plus intéressante.

En fait, en découvrant son histoire, on prend conscience que son commence bien avant son arrivée en France, et peut-être même, bien avant sa naissance. Lydia Guirous est fille et petitefille d’immigrés ; la France étant le pays d’adoption de sa famille depuis au moins deux générations. Mais ce n’est sa seule particularité : sa famille est kabyle. Lydia Guirous est donc née sur cette terre, qui a connu longtemps un certain pluralisme religieux et linguistique, et où la laïcité a pu se développer après à la colonisation et jusqu’aux années 60. Au même moment, les Kabyles deviennent un peuple de diaspora, ce qui leur a permis de développer des facultés d’adaptation dans leur nouveau pays d’accueil.

Avant même d’avoir foulé le vieux continent, la famille de Lydia Guirous était déjà francisée et francophone (rappelons que ses grands-parents étant installés en France plus de trente ans avant l’arrivée de Lydia et ses parents), ses parents intégraient  sans difficulté les valeurs républicaines. « Mon père, raconte-elle, me parlait de politique, de grandes écoles, de laïcité, de littérature française. » D’ailleurs, « Trop libre trop accro aux cigares », il ne faisait pas Ramadan. En clair, les parents de Lydia n’ont pas choisi la France uniquement pour résoudre des problèmes d’ordre matériel.

La dimension culturelle de l’immigration faisant clairement partie du projet familial. Les  parents de Lydia Guirous savaient qu’à Rome, on fait comme les Romains. Contrairement à d’autres immigrés qui ont pu devenir les victimes de désillusions en arrivant dans un pays occidental souvent fantasmé, Lydia Guirous précise que ses parents n’ont pas seulement adhéré aux valeurs françaises mais qu’ils « connaissaient le système. » autrement dit, ils étaient au courant des règles du jeu et savaient comment se débrouiller dans la nouvelle patrie.

Un autre élément entre en jeu, rarement mentionné dans ce contexte malgré son importance : le modèle familial. Lydia Guirous a grandi dans une famille nucléaire émancipée de tout contrôle extérieur clanique ou autre. La recherche d’indépendance amène très vite la famille à quitter le domicile des grands parents pour s’installer dans une ville voisine. Bref, la cellule familiale a été parfaitement adaptée à la vie en société occidentale. Si on ajoute à cela le poids considérable des femmes au sein de cette petite famille, on comprend aisément le caractère autonome et indépendant revendiqué par Lydia Guirous. En effet, sa tante a toujours refusé de porter le voile même pendant la guerre civile en Algérie – « Plutôt mourir ! » disait-elle à sa nièce – et sa grand-mère, veuve, était propriétaire de terres et de biens en Algérie.

Cette indépendance et le fonctionnement « occidental » de la famille affichée sans complexe explique notamment l’investissement des parents dans la vie scolaire de leurs enfants. Ainsi, son père est devenu trésorier de l’association des parents d’élèves du collège. En effet, l’autorité est déterminante à la maison, et les paroles de la mère valent celles du père. Même si l’école peut présenter des limites en matière d’orientation notamment explique Lydia Guirous, l’auteur reconnaît aujourd’hui le rôle prépondérant que peut jouer la famille dans la réussite sociale de l’enfant.

En résumé, les ingrédients permettant de réussir son intégration en France sont les suivants : il faut être issu d’une famille francisée et francophone depuis deux ou trois générations, avoir une mère émancipée et une fratrie où garçons et filles sont traités à égalité, et des parents qui ne sont pas soumis à un contrôle tribal ou clanique. Et évidemment il faut travailler, beaucoup travailler.

Alors que l’actualité donne à voir une myriade d’exemples d’intégrations ratées, le livre de Lydia Guirous a le mérite d’offrir au lecteur le portrait d’une réussite sociale sur fond d’immigration. L’auteur montre avant tout que le combat pour une République française à l’identité assurée peut être mené par un enfant de l’immigration. Allah est grand la République aussi ou comment les différentes mémoires d’un individu peuvent se compléter sans s’opposer.

Allah est grand la République aussi, Lydia Guirouséditions JC Lattès, 2014.


Les Fleshtones sont encore vivants

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Pas besoin d’être prévisionniste pour savoir où je serai ce soir : au Divan du Monde, of course, pour voir les Fleshtones !

Pour aller vite, on dira que les Fleshtones sont la preuve que le rock est mort, mais que c’est la plus vivante des musiques mortes. De fait, ces garçons jouent un rock à réveiller les morts.

Que le rock soit mort, c’est pas un scoop pour Pete Zaremba et sa bande : dès leurs débuts newyorkais circa 1976, l’année bénie où le rock n’roll redescendit sur Terre, les Fleshtones pratiquaient un genre officiellement enterré dix ans plus tôt, le garage rock.

De tous les groupes de la vraie punk explosion (celle des USA, donc, pas celle des marionnettes de Malcolm McLaren et autres fashion victims sous blister de Londres) , c’est le seul à s’être maintenu sans se séparer, se reformer et se reséparer/rereformer au gré des modes, de MTV, et des intronisations au grotesque Rock n’ roll Hall of Fame. Les seuls aussi à n’avoir pas payé un tribut trop lourd aux temps mauvais, qui ont ôté à notre affection Johnny Thunders, les Ramones ou Mink deVille. L’invariance, ça paye, sur ce point là au moins, Bordiga avait raison.

Très plaisamment, l’excellent DVD qui leur a été consacré par Goeffray Barbier pour Cold Cuts Productions est intitulé Pardon us for living but the graveyard is full : Pardonnez-nous d’être encore vivants, mais le cimetière était plein…

A tout à l’heure, donc !

Aéroport de Toulouse, la braderie de Noël

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aeroport toulouse macron

Jeudi dernier, le ministre de l’Economie a annoncé la vente de 49,9 % du capital détenu par l’Etat à un consortium chinois pour 308 millions d’euros. Les collectivités locales et la CCI de Toulouse possèdent les autres 40 % et l’Etat en conserve 10,1%. M.Macron a beau arguer qu’il ne s’agit que d’une ouverture du capital, l’accord prévoit la possibilité d’une option sur trois ans sur les 10,1 % restants du capital détenu par l’Etat. Que bien sûr les chinois exerceront afin d’être totalement majoritaires et que M.Macron s’empressera d’accepter s’il est encore ministre de l’Economie d’ici là. Heureusement pour nous, il y a peu de chance que ce soit le cas.

Mais en attendant, le consortium chinois gèrera l’aéroport de Toulouse-Blagnac dans le cadre d’une concession courant jusqu’en 2046. Les chinois qui ne sont pas connus pour avoir les pratiques les plus respectueuses en matière de propriété intellectuelle et de copie industrielle, seront désormais chargés d’exploiter l’aéroport français sur lequel s’exerce une très large partie des activités d’Airbus (essais et exportations). On savait que les chinois avaient une vraie vision stratégique de leurs investissements. Ils le montrent encore une fois en étant prêts à surpayer le sixième aéroport français (leur offre était supérieure de 50 millions aux 2 offres françaises), pour se placer au cœur de la métropole toulousaine qui regroupe le plus formidable tissu industriel aéronautique européen.

Dans cet épisode, qui n’est pas sans rappeler la privatisation des autoroutes en 2006 par le gouvernement Villepin, le gouvernement socialiste, que l’on savait déjà piètre gestionnaire, est prêt à brader un aéroport quasiment neuf (le prix de vente n’est pas même pas celui d’un A380) et bénéficiaire (10 millions de résultat d’exploitation en 2013) pour donner des gages à la Commission européenne sur l’assainissement de ses finances publiques. Il montre aussi et surtout qu’il n’a plus aucun sens de l’intérêt national ni aucune stratégie économique et industrielle. Cette vente en est la parfaite illustration.

Cet abandon est d’autant plus intolérable que le peuple a compris les enjeux et sont désormais prêts à se mobiliser pour les relever. L’initiative de Wiseed, une plate-forme de financement collaborative, a permis de récolter plus de 18 millions d’euros de promesses d’investissement en 12 jours auprès de près de 8 000 personnes, de quoi racheter les 10,1% du capital de Toulouse-Blagnac restant à l’Etat, pour bloquer la majorité du capital en association avec les collectivités. A ce jour, cette proposition n’a reçu aucun retour de la part de l’Elysée. M. Macron va chercher des investisseurs jusqu’en Chine alors qu’il les a sous son nez ! Alors que le taux d’épargne des français a toujours été l’un des plus élevé au monde, 15% encore en 2013 malgré la politique économique catastrophique du gouvernement!

Cela fait des années que les Français souhaitent que leur épargne finance l’économie réelle plutôt que les obligations d’Etat ou la finance spéculative. Avec le crownfunding, s’il est bien encadré et orienté vers des projets rentables et réalistes, il existe une véritable opportunité pour associer les Français au développement, pour déverrouiller une partie de l’épargne non-productive au moment où nos entreprises manquent de fonds propre et où l’investissement est en chute libre plombant d’avance la croissance de demain. Cette nouvelle source de financement pour notre économie, basé sur un patriotisme économique et une véritable proximité avec l’économie réelle, tout le contraire de la politique actuelle du gouvernement qui n’est faite que pour rassurer la Commission de Bruxelles, permettra en plus de réconcilier les Français avec l’économie productive et les chefs d’entreprise, en créant un lien de participation et de responsabilité direct et gagnant-gagnant entre les millions d’épargnants et tous les créateurs et les entrepreneurs. Cela permettrait également de trouver des sources de financement stable pour les grandes infrastructures de notre pays, plutôt que de faire appel à ces PPP qui ruinent nos collectivités et créent de nouvelles rentes pour des grands groupes privés sur des monopoles publics.

Encore faut-il pour cela que l’Etat joue son rôle et créé un cadre attractif et sécurisé pour ce nouveau type d’investissement. Alors, plutôt que de vendre notre pays à la découpe à des intérêts étrangers, E.Macron devrait se pencher d’urgence sur les conditions fiscales de l’investissement dans les entreprises (la déduction fiscale est toujours bloquée depuis des années à 5 000 €) et dans les projets de développement économique basés sur l’investissement populaire. Il est possible de créer un grand système de participation populaire permettant à tous les Français, plutôt que de mettre leur argent dans un livret A à 1%, d’enfin investir dans du concret, dans leurs entreprises, dans des projets français et avoir la fierté de participer au développement de leur pays ! Les Français y sont prêts car ils ont compris que le XXIème siècle était une guerre économique, manque plus que des dirigeants qui soient à la hauteur et sortent des vieux schémas des années 80.

*Photo : LANCELOT FREDERIC/SIPA. 00699448_000015. 

Police nulle part, justice nulle part

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autodefense insecurite delinquance

Les Français sont énervants. Chaque année, on leur annonce triomphalement, statistiques à l’appui, que l’insécurité régresse, et leur stupide sentiment d’insécurité, lui, ne cesse de progresser. On a beau leur expliquer que les prisons sont pleines et, qu’en plus, elles ont une très mauvaise influence sur les voyous, ils voudraient qu’on en mette toujours plus derrière les barreaux. Et quand leurs enfants défilent contre les brutalités policières, eux ne cachent pas qu’ils aimeraient une police un peu plus dure au crime, ou au moins un peu plus présente. « Police partout, justice nulle part ! », braillaient-ils il y a quarante ans. Beaucoup constatent avec désolation qu’aujourd’hui la police n’est nulle part et la justice non plus.

À vrai dire, s’empailler pour savoir si l’insécurité est une réalité ou un sentiment n’a pas grand intérêt. D’abord, parce qu’une réalité sociale n’existe qu’à travers la conscience qu’en ont les citoyens, ensuite parce qu’un sentiment (fondé ou pas) est une réalité. On me dira qu’il y a des chiffres, et les chiffres, c’est du sérieux. L’ennui, c’est que, comme chacun a les siens, ils disent tout et son contraire. Du reste, qu’ils soient ou non biaisés ou manipulés, les chiffres ne racontent pas la vie. Allez donc expliquer à Mme Michu, qui vient de se faire agresser, que les cambriolages ont diminué de 4,3 % et les vols à main armée de 14 % sur les dix premiers mois de l’année. Ce n’est pas ça qui fera disparaître l’anxiété qui la saisit désormais quand elle croise des silhouettes encapuchonnées dans une rue déserte. Il faudra penser à lui dire de ne pas stigmatiser les jeunes à capuche, à Mme Michu. En attendant, dès qu’on lui lance un regard vaguement hostile, elle a peur de voir surgir un couteau : le développement d’une violence gratuite, irrationnelle, dénuée de tout mobile, même crapuleux, ne contribue pas peu à répandre la peur.

Alors, on peut se contenter de dénoncer les « fantasmes sécuritaires » de petits Blancs apeurés à l’esprit étroit – même si les immigrés, en première ligne sur ce front, ne sont pas les derniers à réclamer de l’ordre. Reste qu’un fantasme aussi largement partagé constitue un fait à haute teneur politique. Peu importe que les Français aient ou non raison, le fait est qu’ils se sentent de moins en moins en sécurité. Si nos gouvernants s’obstinent à ignorer ce fait, les caves finiront par se rebiffer – et peut-être, par se charger eux-mêmes du sale boulot que l’État ne fait pas. Ce n’est pas encore une menace, ni même une tendance ; plutôt, comme nous l’annonçons en une, une tentation qui progresse à chaque fois que les institutions s’avèrent incapables de protéger les honnêtes gens. L’ardeur punitive qui anime un nombre croissant de nos concitoyens n’est peut-être pas une bonne nouvelle. On ne l’endiguera pas en leur prodiguant des leçons de maintien.

Il faut évidemment se réjouir de la diminution régulière du nombre d’homicides et, semble-t-il, des revers récemment infligés par la police au grand banditisme. Mais chacun sait que ce sont les délits pudiquement regroupés sous le vocable « incivilités » qui, dans certains quartiers – les plus déshérités évidemment –, pourrissent la vie des gens et entretiennent une peur latente. Or, pour des raisons essentiellement idéologiques – et sans doute aussi à cause du manque de moyens –, la justice semble plus soucieuse de la rédemption des coupables que de la réparation due aux victimes. Si Brassens revenait nous visiter, il aurait sans doute du mal à dénicher un « juge en bois brut » pour tenir compagnie à son gorille. Non seulement les magistrats ne font plus trancher de cous – et on ne s’en plaindra pas –, mais ils sont de plus en plus invités à jouer les assistantes sociales pour des délinquants considérés comme des victimes. Et ce n’est pas leur actuelle ministre de tutelle qui les incitera à se montrer plus sévères. En effet, Christiane Taubira ne cache pas la répulsion que lui inspire la prison, sans doute trop punitive et pas assez réparatrice à son goût. La récente loi pénale, qui élargit l’éventail des peines alternatives, confirme ce choix du rien-carcéral.

Dès lors que certains territoires prennent des allures de Far West, on pourrait s’attendre à ce que beaucoup se sentent une âme de shérif. On en est loin. À l’opposé des usages en vigueur aux États-Unis – où il est légal, et parfaitement admis, de tirer sur un intrus qui pénètre sur votre propriété –, la France est mal à l’aise avec l’autodéfense, assimilée, à tort d’ailleurs, à la loi de la jungle. Dans l’imaginaire national, Charlton Heston, qui fut jusqu’à sa mort le parrain de la puissante NRA (National Rifle Association), n’est pas un héros  mais le roi des beaufs. Il est vrai cependant que les Français adorent au cinéma les justiciers à grand cœur et gros bras qu’ils mépriseraient dans la vie – qui n’a pas ses petites contradictions… Quoi qu’il en soit, malgré quelques cas qui défraient la chronique, comme celui du bijoutier de Nice, l’autodéfense stricto sensu reste marginale. En revanche, le citoyen lambda apprécie peu que la justice frappe lourdement ceux qui y ont recours ou, pire encore, ceux qui, s’interposant contre un agresseur, sont condamnés pour les blessures qu’ils lui ont infligées. Ce n’est pas un hasard si l’UMP a déposé fin novembre une proposition de loi visant à préciser le cadre juridique de la légitime défense. Par ailleurs, on voit depuis quelques années fleurir les associations de vigilance et autres comités de quartier. Pour l’instant, ces citoyens auto-organisés s’efforcent de suppléer la police plutôt que de se substituer à elle – encore que le recours croissant aux « grands frères » pour dissuader ou calmer les fauteurs de troubles traduise déjà un embryon de privatisation du maintien de l’ordre. Reste que l’immense majorité des Français souhaite que le  monopole de la violence légale reste à l’Etat. Encore faut-il qu’il l’exerce. Car si force ne reste pas à la loi, c’est la force qui fera la loi.

Ce texte publié en accès libre est extrait de Causeur n°19. Pour acheter ce numéro, cliquez ici.

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*Image : Soleil.

Œdipe dans le Midwest

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price steven tesich

Ça commence par une défaite. En finale du championnat de lutte d’Indiana de 1961, Daniel Boon Price, à un cheveu du triomphe, se laisse perdre. Son père : « C’est la vie, tu sais. On perd. » Le réel, c’est l’hérédité. C’est la répétition. Le réel, c’est le père.

Comment ne pas capituler, quand on vit à East Chicago, bourgade éteinte du Midwest, où les rêves de l’enfance vont s’asphyxier dans le ventre d’une raffinerie de pétrole; qu’on est un puceau de dix-huit ans coincé entre deux épaves, Larry et Freud, lesquels filent tout droit, comme vous, vers le néant ; qu’à la maison, un mur sépare votre mère, belle femme issue d’un Monténégro légendaire et archaïque, de votre père éteint, faisant la navette entre l’usine et sa grille de mots croisés.

Surgit Rachel, jeune fille sensuelle, inconstante, toute de mystères et d’éclipses : midinette fatale. L’horizon qui s’ouvre pour Daniel se ferme pour son père : cancer, phase terminale. « C’est la vie, tu sais. On perd. » Tandis que l’agonie fait peu à peu du père une sorte de goule, un nœud de haine rongé moins la tumeur que par un secret banal et crucifiant, le désir que connaît Daniel, si neuf, si violent, suscite en lui un égoïsme de fer : aucun cadavre en sursis, pas même paternel, ne le détournera de Rachel et de ses sortilèges.

« L’homme a des endroits de son pauvre cœur qui n’existent pas encore et où la douleur entre afin qu’ils soient » : cette phrase de Bloy (mais oui) figure en tête du livre. Le temps d’un été, la férocité du désir et l’espoir déçu feront un initié du jeune Price : alors que le père n’en finit plus de mourir, Rachel n’en finit plus de ne pas se donner ; place alors au finale, un peu prévisible, et qui paraitrait outré chez un autre écrivain que le saisissant Tesich.

Quand rien ne se rend, que tout suinte la mort, que faire ? Imaginer les journaux intimes de ses proches, à qui l’on fera dire et faire ce qu’ils ne font ni ne disent. L’imagination supplée ici à la souffrance, comme canal privilégié de la connaissance des êtres. Loin d’être un refuge, elle est une clé pour s’introduire, tant bien que mal, dans le coffre-fort humain.

Parmi les amis de Daniel, Freud a choisi la l’acceptation, Larry, la révolte incendiaire. Entre ces deux figures classiques de l’Américain moyen et du hors-la-loi, de la bête domptée et de la bête fauve, se glisse Jimmy Donovan, pseudonyme de plume du jeune Price, avatar à la puissance deux de Tesich. La vie peut bien reprendre ses tristes droits : Jimmy Donovan prend son envol. Adieu à toi ô pourriture.

L’allégresse avec laquelle Tesich donne vie aux schémas les plus rebattus a de quoi impressionner. Avec un art de la lenteur absent de Karoo, et une plume à la fois rudimentaire et capable de prodiges, Tesich se saisit de façon très personnelle des thèmes de l’hérédité malheureuse, de l’amour adolescent, de la mort et des relations incestueuses.

« Je veux faire entrer Steve Tesich dans la tête des gens », déclarait récemment Dominique Bordes, le capitaine des éditions Monsieur Toussaint Louverture. C’est fait.

Price, Steve Tesich, Monsieur Toussaint Louverture, 2014.

Walesa, the monument man

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lech walesa wajda

Chers amis français, courez donc, et au plus vite, voir le dernier flop d’Andrzej Wajda, sorti en salles dans l’Hexagone sous le surprenant mais pardonnable titre L’Homme du peuple (dans l’original polonais aussi bien que dans la traduction anglaise le navet s’intitule Walesa. L’homme de l’espoir). Vous n’allez pas vous apercevoir que le film est mauvais – il faut être polonais pour le comprendre. Je vous dirai seulement que si le film de Wajda avait été bon, c’est-à-dire soucieux de rendre la complexité du personnage principal et les controverses qu’il suscite dans mon pays, à la fin de la projection je n’aurais pas été aussi fière d’être polonaise. Or les moments où je me sens fière (un peu) d’être polonaise sont trop rares pour que j’en gâche un quand il se présente. Je vais vous expliquer pourquoi vous devez aller voir ce mauvais film.

Tout d’abord, L’Homme du peuple rappelle qu’il n’y a rien de plus important pour une nation – surtout quand elle est au bout du rouleau comme la vôtre à présent et comme l’était la mienne autrefois – que d’avoir un leader charismatique. Cela pourrait même vous donner quelques idées pour la prochaine élection présidentielle. En outre, aucune nécessité pour le bonhomme de compter parmi les anciens élèves de l’ENA. Nous nous en sommes très bien sortis avec le titulaire d’un BTS en électronique. Certes, une fois élu à la tête de la République – non plus « populaire » mais, grâce à sa détermination, « démocratique » –, il a persisté à porter des chaussettes de tennis avec ses costumes de ville et à s’exprimer dans un polonais bancal. Qu’importe. L’essentiel, croyez-moi, c’est qu’il ait été suffisamment culotté pour dire haut et fort ce qu’il nous fallait entendre lorsque nous n’avions pas le courage de le dire, voire de le penser. Dans une scène du film, interviewé par la célébrissime Oriana Fallaci en mars 1981, Walesa répond à la question « Qu’est-ce qu’un grand chef ? ». « J’ai du nez, lance-t-il. Quand le peuple reste silencieux, je sais ce qu’il veut dire et je le dis ! » On en déduira aisément que notre tribun moustachu était un démagogue patenté et un fanfaron gonflé, ce qu’il a été avec une intensité variable tout au long de sa carrière politique. N’empêche qu’à l’époque personne de sérieux n’aurait pu prétendre être en mesure de vaincre le régime communiste. Dans la réalité, Walesa en était tellement convaincu qu’il n’hésita pas à déclarer à Fallaci qu’un jour il serait président. Peu séduite par le personnage mais néanmoins dévouée à la cause, la star du journalisme italien avait choisi de ne pas diffuser cette déclaration. Sans doute spéculait-elle, en anticommuniste farouche, que le reste du monde, à commencer par les Soviétiques, ne devait pas obligatoirement être mis au courant du fait que le porte-drapeau de l’opposition polonaise était un abruti prétentieux.

Il semble que Wajda ait adopté le même principe. Raison pour laquelle son film se termine par la scène qui montre Walesa au sommet, non pas du pouvoir, mais de la vertu morale, prononçant le fameux « We, the People… » devant le Congrès américain, en 1989. Sachez apprécier, chers amis français ![access capability= »lire_inedits »] Le grand réalisateur polonais vous offre le privilège de ne pas voir ce que nous, les Polonais, avons vu : la façon odieuse dont Walesa s’est conduit au début des années 1990 avec ses anciens compagnons de route, dont un certain Tadeusz Mazowiecki, le délabrement du mythe de Solidarnosc auquel il a amplement contribué, enfin la perte progressive de son autorité, due autant à son comportement à la tête de l’État qu’à l’attitude de la droite ultra, prête à tout pour le faire tomber. Que Wajda vous épargne l’image de la meute nationaliste brûlant des effigies de Walesa avec les fesses marquées d’une étoile rouge – allusion à sa prétendue collaboration avec les services secrets du régime – mériterait en soi un Oscar. Non moins louable paraît le choix de Wajda de ne pas s’attarder sur le fait, pourtant avéré, d’une faiblesse passagère de notre héros, qui aurait signé quelque chose lors d’une arrestation, ce qui lui aurait valu le pseudonyme de « Bolek » dans le fichier de la milice. Je vous entends protester : « Et la vérité ! Où est la vérité ?! » Eh bien, nous, les Polonais, nous la situons à l’endroit exact où la sensibilité politique et l’honnêteté élémentaire de chacun d’entre nous permettent de la situer.

J’ai commencé en avouant me sentir (un peu) fière d’être polonaise. Cela ne m’empêche pas, chers amis français, de vous envier (un peu) de ne pas l’être. S’il vous était arrivé une aventure aussi extraordinaire que Solidarnosc, vous auriez su la préserver, la breveter peut-être et l’exporter dans le monde entier. Nous, les Polonais, nous n’avons su que la démonter pour voir comment ça marchait de l’intérieur. Remarquez, c’est au nom de la vérité historique que nous l’avons fait. Le problème est que, depuis deux décennies, nous ne savons pas comment recoller les morceaux. Il semble qu’Andrzej Wajda soit victime du même mécanisme. Tout au long de sa carrière nous lui avons reproché de déconstruire nos mythes nationaux. Pour une fois qu’il a décidé d’en reconstruire un, celui de Walesa et de Solidarnosc, nous le critiquons non moins vigoureusement. C’est délicat comme affaire parce que nous avons (un peu) raison de ne pas aimer sa manière de reconstruire notre dernier grand mythe national et que lui a aussi (un peu) raison de le reconstruire, justement de cette manière-là.

Certes, Wajda confond une idée et un mouvement de masse – Solidarnosc – avec un seul homme – Walesa. Les syndicalistes des chantiers, les intellos du Comité de défense des ouvriers, même l’antisémite copain curé de Walesa sont traités en figurants. (C’est peu dire qu’ils n’ont pas apprécié !) Reste qu’en érigeant un monument à la gloire de son ami de longue date – ils se sont connus pendant les grèves de 1980 –, Wajda révèle habilement la recette magique qui a causé la mort du communisme. Vous croirez halluciner en voyant la scène où Walesa se fait arrêter avec son premier fils, encore tout bébé, dont la poussette a servi à transporter des samizdats (l’importance des poussettes dans la chute du régime mériterait une analyse à part). Debout dans sa cellule, Walesa tient l’enfant qui urine en abondance sur ses chaussures et sur le sol. Le policier demande à un sous-fifre d’apporter une couche. Le type revient, un torchon taché de sang à la main, la maison d’arrêt n’étant pas approvisionnée en couches-culottes. Son supérieur se met à gueuler : « T’as pas pu trouver mieux qu’un torchon qui a servi pendant l’interrogatoire ?! » Risible ? Burlesque ? Pas seulement. Vous le comprendrez grâce à la scène suivante, quand une femme-policier donne le sein à l’enfant (sic !). « Eux, confie-t-elle à Walesa, en parlant du pouvoir, ont plus peur que vous. » Il faut de l’audace pour soutenir, à raison, que la plus belle victoire de Solidarnosc n’a pas été remportée sur le communisme, mais sur la peur qui nous habitait tous à l’époque – ceux qui portaient les matraques comme ceux qui distribuaient la presse clandestine. En somme, Solidarnosc, ce fut cela : une brève période pendant laquelle les gens des deux côtés de la ligne de démarcation ont pris conscience de la fragilité du système, qui n’était basé sur rien d’autre que sur leur propre peur. Wajda parvient à le montrer sans tomber dans le pathos. Ensuite, il pose une question de taille : qu’est-ce que la solidarité à une époque post-héroïque ? Rassurez-vous, nous, les Polonais, n’en savons pas plus que vous sur le sujet. C’est un des paradoxes auxquels la liberté et la démocratie nous ont obligés à nous confronter. Dans le temps, tout semblait moins compliqué. Il y avait un système que nous jugions inhumain. Pour l’abolir, il ne nous restait qu’à créer un système alternatif d’entraide et d’autogestion. Mais comment générer la générosité et la bienveillance, comment rendre la société plus équitable, dans le meilleur des régimes connus ? 

Dommage que Wajda commette l’imprudence de présenter Walesa en statue de bronze –piètre finalisation pour ce qu’il convient, après L’Homme de marbre et L’Homme de fer, de considérer comme une trilogie. Au moins ne commet-il pas l’erreur de prétendre en avoir percé le secret. Parce que nous, les Polonais, ne comprenons toujours pas qui est, au fond, cet électricien moustachu qui refusa, lors de son internement, de lire l’encyclique de Jean-Paul II, en constatant bonnement : « Mais pourquoi la lirais-je ? Je suis d’accord sur tout avec le Saint Père ! » Et qui par ailleurs, chose curieuse pour quelqu’un qui fait preuve de si peu d’esprit critique, se révolte contre un empire et son idéologie. Nous savons seulement qu’il a eu l’intelligence de négocier pacifiquement notre liberté avec le Premier secrétaire du Parti, en lui agitant sous le nez un énorme stylo orné du portrait du pape.[/access]

France-Russie : l’impromptu de Vnoukovo

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poutine hollande moscou ukraine

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La rencontre impromptue du samedi 6 décembre entre les Présidents Hollande et Poutine, lors d’une escale du premier à son retour du Kazakhstan marque peut-être un tournant dans les relations avec la Russie. Ces dernières étaient devenues franchement détestables avec la crise ukrainienne, mais leur détérioration était en réalité bien antérieure à cette crise.

Même s’il ne faut pas trop attendre d’une réunion d’une heure, même si – et l’Elysée a bien tenu à le préciser – il y a eu concertation préalable avec la Chancelière Angela Merkel, il est clair que cette rencontre, organisée à la demande du Président français, constitue une étape importante dans l’amélioration de ces relations. Il faut donc s’en réjouir.

Cette rencontre, pour inattendue qu’elle ait été, n’en était pas moins prévisible. En France, tout d’abord, de nombreuses voix commençaient à se faire entendre pour souligner l’extrême fragilité de notre position, qu’on la considère sur le plan moral, en raison de la révélation progressive tant des crimes de guerre commis par certaines des troupes du gouvernement de Kiev que des conditions réelle de son arrivée au pouvoir, ou politique, avec le risque réel de déboucher sur une nouvelle « guerre froide », ou enfin économique. La France, tout comme l’Italie et l’Allemagne, a beaucoup à perdre avec le maintien des « sanctions ». Le risque de voir la Russie se détourner de l’Europe pour de longues années était bien réel. Bref, il fallait mettre un coup d’arrêt à cette logique profondément destructrice. Un tel point de vue était apparu depuis ces dernières semaines dans les milieux proches du Quai d’Orsay. Dans la conférence de presse commune qu’il avait faite avec le Président du Kazakhstan, M. Nursultan Nazerbaev, François Hollande avait largement ménagé, dans ses propos, son homologue russe. Par ailleurs, il ne pouvait pas ne pas mesurer l’incohérence d’une position qui amène la France à avoir des bonnes relations avec des pays avec lesquels les causes de conflits, qu’elles soient latentes ou explicites, sont bien plus importantes qu’avec la Russie. Ceci a été dit et répété. Tout ceci rendait nécessaire une initiative forte de la diplomatie française sur ce dossier. La visite du président François Hollande au Kazakhstan fournissait l’occasion. Elle fut donc saisie. Mais, il convient ici de rappeler que François Hollande était demandeur.

Il n’en reste pas moins qu’il ne faut pas trop en attendre. Assurément, toutes les conditions pour la « désescalade » sont réunies. On a déjà noté la déclaration du Commandant en Chef des forces de l’OTAN, le général Breedlove, qui déclarait le 26 novembre dernier à Kiev qu’il n’y avait pas de troupes de combat russes dans le Donbass. Par ailleurs, un nouvel accord de cessez-le-feu entrera en vigueur le 9 décembre entre les troupes de Kiev et celles des insurgés. De plus, avec l’arrivée de l’hiver, un certain sens des réalités va s’imposer à Kiev. Des accords économiques ont d’ailleurs été signés, tant avec la Russie qu’avec les insurgés du Donbass. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer la décision de Kiev de suspendre tous les salaires et tous les versements sociaux à la population du Donbass. Pour scandaleuse que puisse paraître cette mesure, il faut aussi comprendre qu’elle signifie une reconnaissance de fait que la partie insurgée n’est plus l’Ukraine. En un sens, c’est aussi une décision qui va vers une stabilisation de la situation.

On peut donc s’attendre à ce que tant l’OTAN que les Russes, comprenant que cette crise les entrainait dans une spirale dont ils pouvaient à tout instant perdre le contrôle, trouvent un intérêt commun à faire descendre la tension. Il est tout aussi certain que tel est bien l’intérêt de la France, et ceci est compris par François Hollande. Outre la pression des industriels, qui va bien au-delà de la question de la livraison des deux BPC de classe « Mistral », il conçoit que cette tension est délétère pour l’ensemble du continent.

Il n’en reste pas moins que la position de la France n’est plus aujourd’hui celle qu’elle avait dans les années 1960 et 1970. D’une part, la France a réintégré le commandement intégré des forces de l’OTAN. Cet acte nous lie bien plus étroitement que par le passé à la politique des États-Unis. D’autre part, l’existence de l’Union européenne, mais aussi le parti-pris très européiste de François Hollande, viennent limiter l’autonomie de la politique étrangère française. On sait qu’au sein de l’UE, un groupe de pays donne dans une véritable hystérie anti-russe, comme la Pologne, la Suède et les Pays Baltes. Cette hystérie est largement partagée au Parlement européen. D’autres pays, tels la Hongrie, la Slovaquie ou la Bulgarie, ont des positions bien plus compréhensives quant il s’agit de la Russie. Enfin, de ce point de vue, l’Allemagne, la France et l’Italie ont toujours adopté une attitude médiane, qui s’explique tant par leur histoire que par l’étendue de leurs relations économiques avec la Russie. Il faut comprendre que les tensions internes à l’UE étaient en train d’atteindre un point de rupture. La décision de la Russie d’annuler le projet « South Stream », prise ces derniers jours, constituait un avertissement très clair. La Russie signifiait par ce geste une préférence pour des livraisons de gaz à l’Asie (Chine, mais aussi Corée du Sud et Japon). Il est clair que, dans les motivations qui ont poussé François Hollande à demander cette rencontre à Vladimir Poutine, il y a aussi la volonté d’éviter que cette crise, si elle continuait à monter en agressivité, ne provoque des déchirements irrémédiables dans l’UE. Aussi, rien ne serait plus faux que de voir en François Hollande un « continuateur » de la politique du Général de Gaulle. Sa démarche s’inscrit dans la ligne européiste et atlantiste qui est la sienne.

Il faut maintenant considérer quels pourraient être les débouchés de cette rencontre. La situation au Donbass peut se stabiliser, si Kiev est décidé à jouer le jeu du cessez-le-feu. Mais la solution de la « fédéralisation » de l’Ukraine, telle qu’elle est officiellement défendue par la Russie, n’apparaît pas réellement applicable. Cette solution eût été possible en juin 2014, avant les combats de la fin juin au début du mois de septembre. D’ailleurs, dans certaines vidéos, on sent bien qu’au-delà de leurs divergences il y a bien le sentiment tant des militaires ukrainiens que des insurgés d’appartenir à la même Nation. Mais, aujourd’hui, il est à craindre qu’il n’y ait trop de haines inexpiables. Au mieux, la « fédéralisation » pourrait prendre la forme d’une région autonome de l’Ukraine, sur le modèle du Kurdistan comme région autonome (et de fait quasi-indépendante) de l’Irak. L’autre solution est celle d’une indépendance non-reconnue, comme c’est le cas en Abkhazie ou en Ossétie du Sud. Un point important est ici celui de la monnaie. Si Kiev maintient son blocus monétaire, les responsables de Donetsk et Lougansk n’auront le choix qu’entre imprimer leur propre monnaie ou adopter le rouble russe. Dans tous les cas, ceci rendra encore plus difficile la perspective d’une future réunification de l’Ukraine.

Dans le reste de l’Ukraine, une fois l’émotion nationaliste passée, il faudra se rendre à l’évidence : le pays n’intègrera pas l’UE avant au moins vingt ans, et peut-être plus, et ne sera pas membre de l’OTAN. Les dirigeants ukrainiens ne veulent pas l’admettre alors que c’est une évidence, répétée par l’ensemble de leurs interlocuteurs officiels. Que se passera-t-il quand la population comprendra que le rêve d’une adhésion rapide à l’UE, si tant est que ce soit un « rêve », ne se réalisera pas ? Qu’à la place, elle aura affaire aux sbires de la Troïka et du FMI, et à une austérité meurtrière ainsi qu’à une destruction de toutes ses conquêtes sociales ? Dans ce contexte, tout devient possible, du retour vers la Russie à des demandes locales de rejoindre des pays de l’UE (la Galicie vers la Pologne, et la Ruthénie vers la Hongrie), qui signifieraient l’éclatement pur et simple du pays.

La rencontre entre les Présidents Hollande et Poutine a été un pas en direction d’une meilleure compréhension réciproque. Mais, le chemin pour désamorcer la défiance qui s’est accumulée des deux côtés sera long tant sont importants et durables les griefs. Il faut comprendre que la crise ukrainienne a cristallisé plus qu’elle n’a créé ces griefs qui se sont accumulés, surtout du côté russe, depuis 1998. Que l’on se souvienne de l’affaire du Kosovo, de l’intervention des parachutistes russes à Pristina, ou de la décision américaine d’envahir l’Irak en 2003. Si l’on veut rétablir la confiance il faudra mettre toutes ces questions sur la table. Pour cela une conférence, sur le modèle de celle qui se tint à Helsinki en 1975, s’impose. La conférence historique CSCE (ou Conference on Security and Cooperation in Europe) fut en effet une étape majeure dans le rétablissement d’un véritable dialogue entre les pays du Pacte de Varsovie et l’OTAN. Mais, cette fois, le dialogue devra être limité aux seuls pays européens, ce qui revient à en exclure les États-Unis et le Canada. J’ai déjà présenté l’idée de cette conférence dans une table ronde organisée par la Douma à Moscou, le 25 novembre. J’en rappelle ici les thèmes qui me semblent importants. Il y en a trois :

  • Définir les règles qui permettent de gérer la contradiction existant entre les principes westphaliens et ceux nés des Lumières et de la Révolution française de 1789. La souveraineté de l’État demeure la pierre de touche de toutes les relations internationales, mais aussi de la démocratie à l’intérieur de chaque État. Mais, certains principes comme le droit de décider de son propre futur et la nécessité de protéger les populations ont acquis une importance grandissante. La question est de savoir comment ces principes contradictoires peuvent se réconcilier avec le moins d’ambiguïté possible. Il n’est plus possible de voir les règles internationales subverties comme on le vit au Kosovo pour ensuite entendre les pays de l’UE proclamer leur attachement indéfectible à ces mêmes règles.
  • Définir les règles de la sécurité collective, mais aussi du possible emploi de la force militaire, en Europe et dans sa périphérie. Le traité CFE est mort mais il nous faut un autre traité. Il doit inclure des règles sur l’utilisation légitime de la force militaire, là encore avec le moins d’ambiguïté possible. L’idée d’un monde où nulle force militaire ne serait nécessaire n’est pas aujourd’hui réaliste. Ce traité permettrait de résoudre des situations comme celles de la Libye en 2011 ou celle qui est en train de se développer à la frontière entre la Syrie et l’Irak, ou encore celle qui se développe en Afrique sub-sahélienne où la France intervient militairement depuis janvier 2013.
  • Définir les règles de la coopération économique, scientifique et culturelle. La coopération est nécessaire non seulement entre les États mais aussi entre des régions constituées de différents États. Nous devons trouver des règles communes gouvernant cette coopération sans mettre en danger le principe de souveraineté tel qu’il est définit dans le premier point. Le problème principal est ici d’atteindre la coopération et non de désigner d’en-haut quelque nouvel État “supranational” sous un quelconque travesti économique ou social.

Ce programme est ambitieux, mais il est le seul qui puisse permettre de reconstruire une véritable confiance qui est nécessaire si nous voulons réellement dépasser la situation actuelle. Cependant, pour atteindre cet objectif, il est nécessaire que meurent certains comportements et certains discours. Le premier est la prétention des pays de l’Union Européenne de vouloir représenter l’Europe et en même temps d’être les porteurs des plus hautes valeurs morales. C’est ce que l’on peut appeler « l’exceptionnalisme » européen, tout aussi nocif que l’exceptionnalisme américain. Il faut se souvenir que l’Europe n’est pas l’UE. Ceci est vrai au sens géographique, au sens culturel et aussi dans un sens politique. Les discours au sujet des “valeurs européennes” que l’on entend dans différentes capitales ne servent en fait qu’à établir une nouvelle barrière idéologique à la coopération. Non que le développement des institutions de l’UE n’ait donné lieu à des débats vigoureux et importants. Mais revendiquer une position dominante en ce qui concerne les “valeurs morales” est ici sans fondement et est en fait autodestructeur. Les pays de l’UE ont à plusieurs reprises manqué à leurs prétendus “principes,” que ce soit dans les affaires internationales comme avec le Kosovo et plus tard avec la participation de certains pays de l’UE (comme la Pologne) dans la guerre d’agression des États-Unis contre l’Iraq en 2003, ainsi que dans leurs affaires intérieures.

Il faudra donc que l’Union européenne fasse preuve d’humilité et de raison si elle veut aboutir à une véritable confiance avec la Russie.

 *Photo : Alexei Druzhinin/AP/SIPA. AP21663523_000024.

Retrouvez cet article sur le blog de Jacques Sapir.

Insécurité : la justice tourne à vide

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taubira jean maillard juges

taubira jean maillard juges

Jean de Maillard est vice-président au tribunal de grande instance de Paris, où il est aujourd’hui représentant du syndicat FO-Magistrats. Il a occupé des fonctions pénales pendant la plus grande partie de sa carrière. Parallèlement, il a publié plusieurs livres sur le lien entre la mondialisation et la criminalité et de nombreux articles de réflexion sur la justice. Son dernier livre, La Fabrique du temps nouveau. Entretiens sur la civilisation néolibérale, a été publié en 2011 par les éditions Temps Présent.  

Élisabeth Lévy. Un grand nombre de Français ont le sentiment que la police et la justice ne les protègent plus, notamment contre l’insécurité quotidienne – que l’on camoufle pudiquement dans le package des incivilités. Que nous disent les chiffres ?

Jean de Maillard. Les chiffres nous disent des choses paradoxales. Depuis le milieu des années 1990, quand on prend les statistiques du ministère de la Justice, on constate une baisse de 15 % du nombre de procédures des services de police et de gendarmerie reçues par les parquets. Or, dans le même temps, les juridictions pénales ont doublé leur activité. Cherchez l’erreur !

Oui, comment est-ce possible ?

Eh bien, c’est possible, parce que la justice tourne aujourd’hui à vide ! La chaîne répressive, depuis le commissariat de quartier ou la brigade du village jusqu’au tribunal correctionnel ou la cour d’appel, fonctionne sur une matière qui n’a plus à voir avec la réalité vécue, mais avec la seule réalité dont veut bien se saisir la police et celle que veut bien ensuite traiter la justice.

Pouvez-vous donner un exemple concret ?

Bien sûr. Supposons que vous vouliez porter plainte après avoir été victime d’une escroquerie sur Internet. Si vous insistez beaucoup, on vous fera attendre trois heures dans le couloir du commissariat ; et si vous vous obstinez, au moment d’enregistrer votre plainte, on vous dit que cela ne servira à rien car il n’y aura pas d’enquête. Et, effectivement, il n’y aura pas d’enquête.

Voulez-vous dire que les policiers s’efforcent de décourager les attentes des citoyens au lieu d’y répondre ?

Il faut bien voir qu’ils sont souvent eux-mêmes débordés. Laissez-moi vous donner un autre exemple, dans mon environnement proche. Il s’agit d’un couple de personnes âgées, le mari est handicapé, et ils habitent au 1er étage d’un immeuble. La nuit, la femme entend du bruit à travers la fenêtre laissée ouverte, elle se lève, et voit deux malfrats cagoulés en train d’escalader son balcon avec un grappin et une corde. Elle crie, et ils prennent la fuite. Elle compose le 17, et on lui demande : « Sont-ils toujours là ? » Elle : « Non, ils sont partis. » « Mais madame, vous pouvez aller vous recoucher, ils ne reviendront pas ! » Et personne ne s’est dérangé ![access capability= »lire_inedits »]

Mais la police se plaint d’arrêter des délinquants que les tribunaux relâchent.

La police devrait peut-être s’interroger sur ses méthodes. La doctrine policière, c’est de faire « du crâne », le crâne étant le petit bâton inscrit dans l’état statistique qui comptabilise les affaires élucidées. Comme on n’a plus le temps de faire de la dentelle puisqu’il faut des résultats visibles, le meilleur moyen d’élucider une affaire, c’est de ne pas enquêter trop loin. Vous interpellez un second couteau et basta – je l’ai vu souvent dans les affaires de drogue, où on coffrait la mule sans chercher à remonter à ses fournisseurs. Une arrestation, trois interrogatoires et votre dossier est plié. Trop souvent, hélas, quand un dossier est gros, il est vide, et quand il est petit, il est plein..

Quoi qu’il en soit, cela n’explique pas la suractivité judiciaire…

Celle-ci est un leurre ! Il faut bien comprendre que l’objectif de tout gouvernement est de faire baisser les « chiffres de l’insécurité » (d’où la mauvaise volonté de la police), tout en donnant l’impression d’une activité très soutenue. Le système judiciaire s’est donc adapté de façon à pouvoir, dans la masse des procès-verbaux qui lui arrivent, traiter le maximum de procédures en produisant le minimum de résultats, c’est-à-dire en évitant le plus possible d’avoir à juger les auteurs de délits. On a doublé en 20 ans le nombre de contentieux traités, mais pas les moyens pour le faire. La moitié des PV sont donc traités en direct par les parquets selon des voies douces qui permettent de ne pas passer par la case « procès » : saisine du délégué du procureur, compositions pénales (petites amendes), « plaider-coupable » ou encore rappels à la loi, dont on imagine l’effet dissuasif… Certes, du point de vue de la justice, cela concerne des affaires mineures. Mais pour le justiciable ordinaire, cela peut être l’affaire de sa vie. Et l’on ne pense guère aux victimes. Le problème est de faire la différence selon que les affaires méritent ou non des poursuites : or quand la chaîne pénale doit choisir entre le complexe et le simple, ses méthodes et ses moyens la dirigent vers le facile et le visible.

Peut-on écoper d’un simple « rappel à la loi » pour des actes de violence ?

Oui, surtout si les auteurs sont des mineurs. Quand il s’agit des mineurs, tout le système, à commencer par les juges et tribunaux pour enfants (âgés de moins de 18 ans), est exclusivement orienté vers la « réinsertion » ou l’« insertion », et pas du tout vers la sanction. Tout est fait pour gommer l’aspect pénal des comportements. On ne jure plus que par ce que le Code pénal lui-même qualifie de « justice restauratrice », censée ramener le délinquant dans le droit chemin.

Objectif fort louable et empreint d’excellents sentiments. Cela ne revient-il pas à transformer les juges en assistantes sociales ?

Exactement. Et c’est aussi vrai pour les majeurs, qui échappent de plus en plus à la prison. On nous dit qu’il n’y a pas de place en prison, et c’est un fait, puisque le programme de construction n’a pas suivi l’évolution démographique ni l’évolution réelle de la délinquance (mesurée par l’Observatoire national de la délinquance, et non par les statistiques de police). Or, les deux conjuguées ont abouti simultanément à une augmentation du nombre de peines de prison prononcées et à une explosion des peines alternatives. On parle de la première augmentation, jamais de la seconde. Quand les affaires arrivent à l’audience (c’est-à-dire, rappelons-le, dans la moitié des cas transmis à la justice), les tribunaux prononcent massivement des sursis avec mise à l’épreuve pour les peines les plus lourdes, ou des peines fermes inférieures à deux ans, et donc aménageables. Aujourd’hui, les peines d’emprisonnement supérieures à deux ans sont rares.

La femme qui a insulté Christiane Taubira n’a pas bénéficié de peine alternative, il me semble…

Pour le moment, elle n’est pas définitivement condamnée, et il s’agit d’une procédure hors norme compte tenu de la qualité de la victime, ce qui explique peut-être que les juges se soient emballés. Mais si sa condamnation devient définitive, son exécution dépendra du juge d’application des peines. J’ignore ce qu’il fera dans un tel cas, mais il faut savoir qu’il détient un pouvoir très étendu de modifier les peines prononcées par les tribunaux en les remplaçant purement et simplement par des bracelets électroniques, des libérations conditionnelles ou des régimes de semi-liberté aujourd’hui accordés dans des conditions assez étonnantes – par exemple, pour s’occuper d’un enfant à charge. Je résume : les tribunaux ne sont plus saisis que de la moitié des affaires qui arrivent aux parquets, et les peines qu’ils prononcent sont souvent allègrement déconstruites par les juges d’application des peines. Mais je rappelle que c’est la loi, puisque l’aménagement de la peine est un droit.

C’est peut-être le plus grave : à Paris, le juge Thiel dit qu’en dessous de deux ans, la consigne est de ne pas incarcérer.

Je crois que c’est une réalité. Les parquets et les juges de l’application des peines doivent gérer une situation qui deviendrait explosive s’ils ne mettaient pas dehors à tour de bras les condamnés. J’ai vu des condamnés convoqués par le JAP pour un aménagement de peine, alors qu’ils avaient commis de nouveaux délits en récidive dans les jours précédant la convocation. Alors que le juge le savait, ils bénéficiaient quand même du bracelet électronique ! J’ai vu aussi qu’un conseiller de probation pouvait cacher au JAP que le délinquant avait récidivé pendant qu’il avait le bracelet électronique sans que celui-ci soit par conséquent révoqué ! Je ne jurerais pas que, dans certains cas, les JAP ne ferment pas les yeux pour ne pas avoir à réincarcérer des condamnés qui exécutent ainsi leur peine.

En clair, il faut avoir commis des actes très graves pour aller en prison ?

Nous ne parlons ici que des délits, pas des crimes. Il est clair que le premier délit, quelle que soit sa gravité, ne vous conduira très certainement jamais en prison. Les délinquants ont droit à un coup pour rien, parfois d’ailleurs beaucoup plus…

L’ensemble de la machine judiciaire serait donc saisi par l’idéologie compassionnelle ?

Chez certains, c’est du compassionnalisme, chez d’autres, c’est un choix de société, chez la plupart, c’est la pression de l’environnement. À leur décharge, je dirais que nous n’avons plus de repères puisque plus personne ne veut assumer la prison. Les juges savent que les conditions de détention sont déplorables, ils ont envie de croire comme tout le monde ce qu’on leur dit surla réinsertion. On fait donc comme si on pouvait régler quoi que ce soit en prononçant des obligations de travailler pour des chômeurs quand il y en a cinq millions dans le pays, des obligations de se faire soigner pour des gens qui ont des personnalités déstructurées, psychopathes, etc. En supposant que ce soit la solution, il n’y a pas l’ombre d’un moyen pour la mettre en œuvre ! La chancellerie n’est même pas en mesure de savoir combien de condamnés sous le régime du sursis avec mise à l’épreuve récidivent pendant leur mise à l’épreuve, ni même combien de dossiers de condamnés censés être suivis par des éducateurs sont cachés dans les armoires. Il y a pourtant un profil qui va toujours en prison : personnalité déstructurée, totalement désocialisée, multirécidiviste, et de préférence un étranger. Mais si vous avez une solution, donnez-la moi.

Voulez-vous dire que les juges condamnent au faciès ?

Bien sûr que non, mais il faut appeler un chat un chat. La seule délinquance que connaît la justice, c’est la délinquance de rue et des paumés. Notre filet attrape les petits poissons mais laisse toujours passer les gros. La population pénale est donc composée des délinquants les plus visibles. Figurez-vous qu’en plus, c’est une chance pour les services répressifs, puisque ce sont souvent les affaires les plus simples, donc les plus faciles à résoudre. Mais cette population qu’on met en prison est aussi celle pour laquelle on déploie tout l’arsenal des peines alternatives pour l’en faire sortir au plus vite.

Quoi qu’il en soit, si les juges sont invités à jouer les nounous, les prisons sont-elles en train de devenir des hôpitaux psychiatriques ? N’y a-t-il pas dans nos prisons beaucoup de gens qui devraient être en hôpital psychiatrique ?[1. Selon des estimations reprises par les pouvoirs publics, et notamment d’après les chiffres de l’OIP, il y aurait près de 25 % de personnes atteintes de troubles mentaux en prison. Cette proportion a beaucoup augmenté ces dernières années (une des raisons : suppression de nombreuses places en unité psychiatrique).] 

Si ! Et on devrait se demander pourquoi. Aujourd’hui, la société – et je ne parle pas de la prison – produit de plus en plus de psychopathes et de déséquilibrés, car elle déstructure toutes les institutions : famille, école, justice, travail… Certains n’ont plus aucun ancrage social. On a par exemple des gamins qui depuis l’âge de 7 ans font le « chouf » (le guet) pour le business dans les banlieues et passent ensuite au niveau supérieur pour gagner plus d’argent. Et même ceux qui ne le font pas ont un rapport perverti à la loi et à l’autre… Le rapport à l’autre s’est complètement modifié, avec comme conséquence une violence intrinsèque et palpable dans les relations sociales !

Des tas de gens grandissent en banlieue et ne deviennent pas des criminels pour autant !

Heureusement qu’il n’y a pas de fatalité ! Je dis seulement que, dans l’ensemble des couches de la société, on observe des comportements de moins en moins civiques, voire de plus en plus violents. Et ils s’aggravent au fur et à mesure que les gens ont moins de contrôle sur eux-mêmes. Plus une personne est insérée dans la société, plus elle a en général du contrôle de soi. Mais, aujourd’hui, on voit des gens parfaitement intégrés péter les plombs. Et si ces gens-là déjà ne sont plus capables de s’autocontrôler, qu’advient-il des autres ? Si je vois dans le métro quelqu’un qui met les pieds sur une banquette, est-ce que je suis sûr qu’il ne va pas sortir un couteau si je lui fais une remarque ? Et si je vois une femme se faire importuner, aurai-je raison d’intervenir en dessous d’un certain niveau de tension, au risque de déclencher quelque chose de pire ?

L’idéologie que vous décrivez – l’excuse, la compassion, la mauvaise conscience de punir – est plutôt de gauche. Or, les représentativités syndicales laissent penser que la magistrature est un corps plutôt droitier.

Tout d’abord, la magistrature est un corps avant tout docile, qui a tendance à faire ce qu’on lui dit et à penser comme on attend de lui qu’il pense. Le pouvoir hiérarchique qui pèse sur les juges n’est pas une vue de l’esprit. Cela étant, il ne s’agit pas d’une idéologie de gauche, mais d’une idéologie de bobos, de classes sociales coupées des réalités. Je voudrais savoir combien de magistrats en France ont assisté un jour à une bagarre de rue et a fortiori y ont été impliqués ? Et combien se sont fait agresser ? J’ai vu des magistrats qui n’étaient jamais sortis de leur beaux quartiers reprocher à des gendarmes d’avoir utilisé leur arme pour se défendre dans une fusillade, au risque de commettre l’irréparable…

En tout cas, les juges ne voient pas toujours d’un bon œil les citoyens qui se défendent ou s’interposent…

La légitime défense est un droit, il reste ensuite à évaluer comment elle est utilisée, car elle est strictement définie. Une bonne justice est de faire la différence entre ceux qui veulent jouer les vengeurs et ceux qui ne cherchent qu’à se protéger ou à protéger leurs proches.

Il y a quelque temps, un homme qui avait empêché une agression en frappant l’agresseur a été condamné !

Je comprends que, dans un tel cas, on interpelle la justice.

En dehors de ces cas qui défraient la chronique, on voit fleurir les associations de vigilance citoyenne, un peu à l’américaine. Il semble d’ailleurs que cela produise de bons résultats.

Dès qu’on installe quelque part une surveillance, une protection passive, on fait diminuer le risque. Cela révèle d’ailleurs une nouvelle inégalité. Ceux qui vivent dans des immeubles sécurisés, à l’abri de caméras de surveillance, n’ont pas besoin de comité de quartier pour se protéger. Ils ne risquent pas d’être traités de Dupont-Lajoie.

Ce n’est pas ce que raconte le reportage de Pascal Bories dans le quartier de la Bastille à Paris.

Je vous parle de la sécurité passive, qui consiste à mettre en place des modes de sécurité permanents, pour faire face à des menaces ordinaires. Tous les quartiers ne sont pas égaux devant l’insécurité, et un comité de vigilance ne vous met pas non plus à l’abri. Cela dit, quel espoir, quel recours y a-t-il quand on vit au fin fond d’une région désindustrialisée, dans un lotissement où plus personne ne vient, ou dans un quartier qui est régulièrement la cible de raids des cités avoisinantes, déserté par les services publics et oublié par la police ? La seule issue qui reste aux gens, c’est de se regrouper pour se protéger eux-mêmes. Et, jusque-là, les citoyens font preuve d’une très grande maturité en essayant de pallier la déliquescence des services publics dans les zones à haut risque. On n’observe pas de passages à l’acte « sans retour ». Mais cela pourrait arriver un jour.

Pour le moment, les vigilants sont armés de leurs seuls téléphones portables… Il n’y pas d’explosion des ventes d’armes, mais il semble que des commerçants sont plus nombreux à se procurer des armes à feu.

Les ventes d’armes légales n’augmentent pas, mais les armes illégales, il y en a autant qu’on veut. Quant aux permis, on n’en donnera pas aux commerçants, exception faite des bijoutiers, et ils n’auront pas non plus d’armes illégales. Ils savent que s’ils font usage d’armes, ils n’auront pas le droit à l’indulgence : comme on est ici dans l’idéologie qui considère que le délinquant est un malheureux, victime de sa propre délinquance, le commerçant n’est pas délinquant, donc pas malheureux, et ne peut être victime de l’acte qu’il a commis. Donc il sera entièrement responsable et il n’aura droit à aucune compassion judiciaire.

La loi Taubira, qui instaure la « contrainte pénale », aggrave-t-elle les tendances que vous décrivez ?

Je crois qu’en pratique la contrainte pénale aura peu d’effet. Mais, symboliquement, comment pourrait-elle ne pas en avoir, puisqu’elle officialise la conception d’une justice non punitive ? On n’a plus à rendre compte de ce que l’on fait, on a toujours une excuse, et même quand on en n’a plus aucune, la société est toujours là pour vous aider à vous en sortir.

Est-ce ce que veulent les juges ou ce que veut le pouvoir ?

C’est ce que veut l’état d’esprit qui nous gouverne.[/access]

*Photo : VILLARD/SIPA.  00696146_000003.

Drame de Créteil : un jour en France…

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creteil antisemitisme racisme

creteil antisemitisme racisme

« Cette affaire, ce n’est pas Créteil ». Le député-maire, les clercs, les responsables associatifs l’auront répété sur tous les tons aux journalistes accourus dans le quartier du Port depuis une semaine. La séquestration d’un couple dans son appartement et le viol de la femme sur fond d’antisémitisme ont suscité une attention médiatique inédite autour de la ville. Attraction d’autant plus embarrassante que le film Les Héritiers tourné dans un lycée cristolien d’après une histoire vraie – sortait au même moment dans les salles de cinéma, reconstituant avec un entrain surjoué la communion d’élèves « difficiles » autour du souvenir de l’Holocauste. Pour les élites locales, il s’agissait surtout de ne pas laisser supposer l’existence d’un climat malsain dans la commune. De ne pas écailler un vernis si précieux. Et si fragile.

Avec ses 90 000  habitants, dont un cinquième d’israélites et une forte population afro-maghrébine, la préfecture du Val-de-Marne pouvait jusqu’alors se comparer avantageusement à Sarcelles – sa jumelle démographique du Val d’Oise dont les quasi-pogroms du mois de juillet dernier avaient fini par détruire l’image joyeusement bigarrée. Ici, c’était le « vivre-ensemble » claironné jusque dans le slogan municipal. Pas de chasse aux Juifs filmée par la télévision, pas de grenade lancée dans un supermarché casher, pas de descentes ostentatoires du Betar. A peine quelques tags malheureux. Quelques remarques belliqueuses. Quelques agressions connotées pendant les pics de tension proche-orientale. Des broutilles, disait-on à la mairie. Créteil est une « ville multiculturelle apaisée », répète Laurent Cathala – son édile depuis trente-huit ans. Une cité modèle de la France de demain, victime passagère des tourments de l’époque fomentés par « Zemmour, Dieudonné et Soral », pour reprendre l’énumération à peine confuse d’un président de la LICRA rompu à la traque des « responsabilités » fourre-tout.

Il se trouve que je connais un peu la question. Né à Créteil il y a une vingtaine d’années et y étant demeuré sans interruption, j’ai vécu dans plusieurs de ses quartiers « divers », fait le tour de ses écoles publiques et participé à tout ce que la municipalité a pu produire d’initiatives « citoyennes » pour le « respect de l’Autre ». Et figurez-vous que je ne suis pas surpris. Lorsqu’on a connu la seconde Intifada en classe de CE 2, avec le petit Azzedine qui disait vouloir se faire sauter dans un bus israélien (la mode n’était pas encore aux roquettes) et le petit Yoni qui criait « les Palestiniens sont des pédales » (la compréhension de ce dernier terme par un gosse de huit ans étant sujette à caution), les discours lénifiants sur l’enrichissement mutuel et le rassemblement dans la différence ne prennent pas facilement. Le conflit israélo-arabe, localement devenu judéo-islamique, constitua la toile de fond de toute ma scolarité.

À la nuance près que le nombre d’élèves juifs diminuait au fil du temps, ceux-ci rejoignant massivement l’établissement Ozar Hatorah du coin pour finir par disparaître complètement de mes années lycéennes. Ils constituaient déjà un gibier privilégié pour les petites frappes à capuche. Leur détroussage crapuleux pouvait se parer des oripeaux approximatifs de la lutte anticoloniale, la violence débridée se justifiait vaguement par la souffrance des enfants palestiniens et des musulmans opprimés à travers le monde. Ajoutez les considérations stratégiques fondées sur la double supposition richesse / solidarité tribale, et vous comprenez que le petit peuple séfarade fasse l’objet de fixations délinquantes spécifiques. En cela, ses membres partagent largement le sort des Français « de souche », éternels tributaires de la colonisation et du racisme aux yeux d’un certain nombre de descendants d’immigrés – une « responsabilité » quelconque à pointer, M. Jakubowicz ?

Ce rapprochement dans l’adversité semble paradoxal si l’on songe à l’extraordinaire travail de désassimilation ayant touché les Juifs de la ville, poussés à embrasser la cause sioniste sans retenue. L’Alyah est une perspective socialement valorisée. Les succès militaires de Tsahal sont ardemment célébrés. Le drapeau bleu et blanc est accroché dans les commerces confessionnels, où les récriminations contre la France et sa politique étrangère sont monnaie courante. Les barbares du 1er décembre n’ont pas lu Le Suicide français, n’en déplaise aux vautours de l’antiracisme officiel. On peut en revanche regretter que les Cristoliens israélites ne se fassent pas plus zemmouriens.

Tenter d’analyser l’horreur du Port uniquement à travers ce prisme serait illusoire. L’esprit de système trouve ses limites : au même titre que les obsédés de l’économie, ceux qui ne veulent voir que la dimension ethnique d’un tel crime se condamnent à ne pas comprendre. Chaque acte de ce genre comporte sa part de mystère, plongeant dans les tréfonds de l’abjection humaine. Mais la religion civile du « padamalgam » ne doit plus nous conduire à détourner le regard. À nier ce que cette sordide histoire révèle d’une ville de déracinés, devenue un patchwork de tribus et de communautés continuellement « enrichies » par l’immigration, chacune se délectant de ses aigreurs ressassées. Une ville où le référent français a disparu pour laisser s’épanouir mille nationalismes exotiques. Où ceux qui le revendiquent encore sont moqués, insultés, violentés – parole d’un « sale céfran ». Où le clientélisme ethnique de la municipalité est longtemps parvenu à assurer une paix de façade : une caresse à la synagogue, un terrain gratuit pour la grande mosquée, des « emplois aidés » distribués avec talent… Mais où toutes les habiletés politiciennes ne suffisent plus à proclamer le divin triomphe de la société multiculturelle.

Le « rassemblement républicain contre l’antisémitisme » a regroupé quelques centaines de personnes dimanche matin, en présence du ministre de l’Intérieur. Les kippas dominaient dans l’assistance masculine, au milieu de laquelle flottaient les drapeaux jaunes de la LDJ. On vous dit des bêtises : cette affaire, c’est bien Créteil. Et Créteil, c’est la France qui vient.

*Photo : EREZ LICHTFELD/SIPA. 00699516_000020.

Communautarismes

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exhibit b thuram racisme

exhibit b thuram racisme

Je n’ai pas vu Exhibit B (faut-il dire l’exposition ? la pièce ? le montage ? les tableaux d’une exposition ?) du Sud-Africain Brett Bailey, qui après Avignon en 2013 se retrouve ces derniers jours au théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, puis au 104, à Paris. J’l’ai pas vu, j’l’ai pas lu, mais j’en ai entendu parler — par Le Canard enchaîné de ce mercredi et par Marianne tout fraîchement sorti(e) dans les kiosques.  

De quoi s’agit-il ? De saynètes successives (le public se balade d’un tableau vivant à un autre) exposant les horreurs de la colonisation, qui n’a pas eu, c’est le moins que l’on puisse dire, que des effets positifs. « Chaque tableau rappelle une horreur, un crime colonial » : un esclave qui porte une muselière, sous le titre « l’Âge d’or néerlandais », ou un homme assis, un panier sur les genoux, plein de mains coupées, sous le titre « l’Offrande » — « les mains de villageois congolais qui ne récoltaient pas le caoutchouc assez vite » : lire sur le sujet le remarquable Albert Ier, roi des Belges de Jacques Willequet. Bref, rien que du politiquement correct.
Eh bien, pas même, à en croire les ayatollahs de l’antiracisme. Après Londres, où quelques abrutis se sont émus du spectacle de la Vénus hottentote comme en ses plus beaux jours d’exposition coloniale, c’est à Paris que des énergumènes ont forcé la porte du théâtre — au point que Jean-Luc Porquet, l’honorable correspondant du Canard, n’a pu entrer à Gérard-Philipe que sous escorte policière. « Zoo humain », disent les khmers noirs.

C’est que Brett Bailey est Blanc — quel culot, être blanc et parler des Noirs ! À ce titre, il faut récuser Montesquieu et son « esclavage des nègres » — déjà que de francs crétins parlent sur Wikipedia du « racisme » de Voltaire, qui pourtant dans Candide condamne sans réserve l’esclavage de son temps…
Faut-il rappeler que les grands westerns pro-indiens (Soldat bleu, ou Little Big Man, ou La Flèche brisée, ou Les Cheyennes — on n’en finirait pas) ont tous été filmés par des réalisateurs blancs et d’extraction européenne — et pas par des Sioux ni des Apaches ? Que Nuit et brouillard n’a pas été monté par un Juif — n’en déplaise à Lanzmann, qui croit lui aussi avoir un monopole de la Shoah parce qu’il a popularisé le terme ? Ou que Les Liaisons dangereuses, sans doute le plus grand texte féministe jamais publié, a été écrit par un homme, un vrai, équipé en conséquence ?
Comment ? Il avait des couilles et il parlait des femmes ? Horreur ! Horreur ! Horreur !

Jack Dion dans Marianne tire de cette affaire la conclusion qui s’impose : « Seuls les Noirs peuvent parler aux Noirs ; seuls les gays peuvent parler aux gays ; seuls les Corses peuvent parler des Corses… »
(Parenthèse : Colomba est écrit par un pinzuttu, Astérix en Corse aussi, et ce sont deux sommets de l’insularité. Quoi qu’en disent parfois des autonomistes plus cons que nature…)
« … C’est la négation de l’approche universaliste qui veut que les êtres humains, nonobstant leurs différences, soient égaux entre eux. C’est le comble de l’enfermement communautariste à l’anglo-saxonne où l’on est défini non par ce que l’on est mais par ses origines, qu’elles soient ethniques, raciales ou religieuses. »

« Communauté » : j’ai tendance à hurler chaque fois qu’un présentateur de journal télévisé — chaque jour, en fait — use de ce mot pour désigner les juifs, les musulmans ou les Zoulous. D’autant qu’à chaque fois, c’est de Français qu’il s’agit. On peut très bien avoir des racines et s’en moquer : j’attends avec une certaine impatience qu’il y ait un humour musulman aussi torride que l’humour juif — mais les Israélites, comme on disait autrefois, ont quelques longueurs d’avance —, parce que ce sera la preuve par neuf qu’il n’y aura plus de « communauté » musulmane, mais des Français à option musulmane, tout comme d’autres ont choisi l’option libre-penseur. Ce qui n’est pas tout à fait pareil.
J’avais il y a deux ans une élève maghrébine et lesbienne : à quelle communauté appartenait-elle ? Les femmes ? Les gouines ? Les Musulmans ? Ma foi, à aucune — elle était française, et ses goûts la regardaient. La Révolution a aboli les ghettos, mais il se trouve à nouveau des crétins pour les reconstruire, et s’y enfermer.
Allez, pour la route, une blague que la « communauté » africaine ou maghrébine pourrait revendiquer — quand ils en seront à avoir de l’humour.

Un type était au Paradis, et depuis si longtemps qu’il commençait à s’y ennuyer ferme. Au Paradis, on chante des cantiques, ad majorem dei gloriam — mais le « Dio vi salvi Regina » à tout bout d’éternité, ça gonfle rapidement. Il va donc voir Saint Pierre, lui explique que bon, rien de personnel, mais enfin, comment c’est, en bas — en Enfer ? « Pas de problème, dit le saint, je peux te faire une permission d’une semaine. » « C’est vrai, je peux ? » « Mais oui ! »
Notre homme s’engage donc dans une descente sans fin, arrive devant le portail bien connu au-dessus duquel Dante a écrit « Voi ch’entrate, lasciate ogni speranza », il frappe d’un index timide… Et la porte s’ouvre, et il est happé par les mains avides d’une quinzaine de houris admirablement roulées, qui une semaine durant, une semaine dupont, se vautrent avec lui dans un océan de délices.
Au bout de huit jours, il remonte — et c’est long. « Alleluhia forever » — là, cette fois, il n’en peut plus. Il retourne voir Saint Pierre : « Ecoutez… Ce n’est pas que je m’ennuie… mais est-ce que je peux résilier le bail ? » « Pas de problème : signe ici », dit le divin portier.
Il signe, et descend l’escalier, cette fois, à toute allure. Il frappe à la porte de l’Enfer — qui s’ouvre, et il est happé par des diables qui le jettent dans l’huile bouillante et la poix fondue et le harcèlent de leurs fourches…
Alors il se récrie, le malheureux. Il récrimine. Si bien qu’une ombre gigantesque apparaît, et que Satan en personne s’enquiert : « Eh bien, qu’as-tu à protester ? » « Mais… Je suis venu il y a tout juste huit jours, et ce n’étaient que caresses et voluptés… » « Eh bien, dit le Diable en ricanant, maintenant, tu sais la différence entre un touriste et un immigré. »

Mais ai-je bien le droit de raconter cette blague, moi qui ne suis plus immigré depuis déjà trois générations ?

PS. Lilian Thuram (le footballeur guadeloupéen à lunettes, ex-membre du Haut Conseil à l’Intégration auquel participait mon ami Alain Seksig, et qui dirige actuellement une Fondation Education contre le racisme, et Agnès Tricoire, de la Ligue des Droits de l’homme, se sont exprimés très favorablement sur Exhibit B. Cela leur a valu une volée de bois vert d’un certain Claude Ribbe, auteur, réalisateur, agrégé de philosophie et pauvre cloche, qui lance à Thuram : « Moi, je suis agrégé, lui, il est footballeur » qui est l’argument le plus nul que l’on puisse formuler. Mais bon, il écrit dans Mediapart

 

*Photo :  SIPANY/SIPA. SIPAUSA30118257_000012. 

Pour en finir avec le «complexe du colonisé»

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lydia guirous integration

lydia guirous integration

Partout en Occident, les questions connexes de l’immigration et de l’intégration sont devenues des sujets chauds bouillants. Et chez nous, encore un peu qu’ailleurs, ça ne vous aura pas échappé.  Le modèle français dit « républicain » exige, en théorie, une plus grande adaptation des arrivants que les modèles multiculturels en vigueur chez nos voisins.  La question des questions, à savoir quelles sont « les clés de d’une intégration  réussie en France » est celle que pose la militante du Parti radical valoisien Lydia Guirous, et à laquelle elle essaie de répondre dans son livre, à travers sa propre histoire.

Arrivée en France à l’âge de 6 ans depuis la Kabylie, Lydia Guirous s’installe, avec ses parents dans le Nord de la France, pour suivre les grands parents qui habitent la région depuis les années 1950. Après avoir décroché un baccalauréat Economie et social dans un « bon lycée de Roubaix », Lydia Guirous intègre une classe préparatoire. C’est aussi à cette époque que la famille quitte Roubaix pour s’installer à Bordeaux, ville à la sociologie plutôt bourgeoise et catholique.

Quand dix ans plus tard – c’est-à-dire il y a cinq-six ans – ses parents, pour des raisons professionnelles, reviennent vivre à Roubaix,  ils découvrent la ville aux milles Cheminées rongée par le communautarisme. Lydia en revanche, considérant, en bonne républicaine, la religion comme appartenant à la sphère intime, n’a fait le Ramadan que trois jours dans sa vie et encore, « par fantaisie »…   Si la religion – même en privé – n’est pas son « truc », la politique l’attire. Diplômée de l’université Paris Dauphine, cette enfant de l’immigration a choisi la voie du militantisme il y a quelques années devenant pendant un temps la présidente des Jeunes Sarkozystes des Hauts-de-Seine. Celle qui s’est mariée dans une église parisienne est aujourd’hui membre de l’UDI et défend les droits des femmes à travers notamment un club féministe.

En bref, la recette proposée par Lydia Guirous, peut être résumée en trois mots : il faut travailler. Pour elle, « celui qui travaille parvient tôt ou tard à s’en sortir » parce que la République offre « généreusement les moyens de la réussite à tous ses enfants. » L’égalité absolue n’existant pas admet-elle, il est donc évident que tout ne peut pas être possible pour tous. Après tout, rappelle-t-elle, même les enfants de Français dits de souche ne deviennent pas tous banquiers, médecins ou ministres. Cependant,  maintient Lydia Guirous, l’école républicaine permet toujours, même à l’enfant d’ouvrier ou d’immigré, de réussir socialement.

Si les enfants d’immigrés ne saisissent pas tous l’opportunité que leur offre la France, explique-t-elle, c’est surtout car bon nombre d’entre eux se considèrent créanciers d’une France anciennement coloniale, et ce, même s’ils n’ont pas connu cette période de l’histoire. Autrement dit, ils croient que la République leur est redevable plutôt que de considérer qu’il est de leur responsabilité de faire un effort, l’Etat ayant fait son devoir en mettant à leur disposition l’école républicaine française.

Lydia Guirous y voit un « complexe du colonisé », la colonisation devient alors l’alibi parfait des échecs scolaire et social. Mais l’auteur ne nie ni oublie les injustices profondes crées par la colonisation, mais, ajoute-elle, « cela est l’histoire et il faut l’accepter ». En revanche, s’il y a quelque chose à reprocher à la France, explique Lydia Guirous, c’est justement sa politique d’intégration c’est-à-dire la tentation de la discrimination positive et ses « passe-droits », ainsi que la faiblisse face aux revendications religieuses comme dans l’affaire Baby-loup, exemple récent d’un clientélisme pratiqué par certains élus.

Pour Lydia Guirous, la France souffre de défauts de ses qualités : le pays est extrêmement généreux, offre tout ce qu’il possède à chaque individu mais il doute de sa propre identité et ne fait pas preuve d’assez de fermeté vis-à-vis des revendications identitaires.

Il est rare – et agréable – de lire que tout n’est pas la faute à la République et le lecteur a très envie de la prendre au mot. Une lecture plus attentive révèle néanmoins une seconde histoire rendant la version de Lydia Guirous quelque peu « hagiographique » plus nuancée, et donc, plus intéressante.

En fait, en découvrant son histoire, on prend conscience que son commence bien avant son arrivée en France, et peut-être même, bien avant sa naissance. Lydia Guirous est fille et petitefille d’immigrés ; la France étant le pays d’adoption de sa famille depuis au moins deux générations. Mais ce n’est sa seule particularité : sa famille est kabyle. Lydia Guirous est donc née sur cette terre, qui a connu longtemps un certain pluralisme religieux et linguistique, et où la laïcité a pu se développer après à la colonisation et jusqu’aux années 60. Au même moment, les Kabyles deviennent un peuple de diaspora, ce qui leur a permis de développer des facultés d’adaptation dans leur nouveau pays d’accueil.

Avant même d’avoir foulé le vieux continent, la famille de Lydia Guirous était déjà francisée et francophone (rappelons que ses grands-parents étant installés en France plus de trente ans avant l’arrivée de Lydia et ses parents), ses parents intégraient  sans difficulté les valeurs républicaines. « Mon père, raconte-elle, me parlait de politique, de grandes écoles, de laïcité, de littérature française. » D’ailleurs, « Trop libre trop accro aux cigares », il ne faisait pas Ramadan. En clair, les parents de Lydia n’ont pas choisi la France uniquement pour résoudre des problèmes d’ordre matériel.

La dimension culturelle de l’immigration faisant clairement partie du projet familial. Les  parents de Lydia Guirous savaient qu’à Rome, on fait comme les Romains. Contrairement à d’autres immigrés qui ont pu devenir les victimes de désillusions en arrivant dans un pays occidental souvent fantasmé, Lydia Guirous précise que ses parents n’ont pas seulement adhéré aux valeurs françaises mais qu’ils « connaissaient le système. » autrement dit, ils étaient au courant des règles du jeu et savaient comment se débrouiller dans la nouvelle patrie.

Un autre élément entre en jeu, rarement mentionné dans ce contexte malgré son importance : le modèle familial. Lydia Guirous a grandi dans une famille nucléaire émancipée de tout contrôle extérieur clanique ou autre. La recherche d’indépendance amène très vite la famille à quitter le domicile des grands parents pour s’installer dans une ville voisine. Bref, la cellule familiale a été parfaitement adaptée à la vie en société occidentale. Si on ajoute à cela le poids considérable des femmes au sein de cette petite famille, on comprend aisément le caractère autonome et indépendant revendiqué par Lydia Guirous. En effet, sa tante a toujours refusé de porter le voile même pendant la guerre civile en Algérie – « Plutôt mourir ! » disait-elle à sa nièce – et sa grand-mère, veuve, était propriétaire de terres et de biens en Algérie.

Cette indépendance et le fonctionnement « occidental » de la famille affichée sans complexe explique notamment l’investissement des parents dans la vie scolaire de leurs enfants. Ainsi, son père est devenu trésorier de l’association des parents d’élèves du collège. En effet, l’autorité est déterminante à la maison, et les paroles de la mère valent celles du père. Même si l’école peut présenter des limites en matière d’orientation notamment explique Lydia Guirous, l’auteur reconnaît aujourd’hui le rôle prépondérant que peut jouer la famille dans la réussite sociale de l’enfant.

En résumé, les ingrédients permettant de réussir son intégration en France sont les suivants : il faut être issu d’une famille francisée et francophone depuis deux ou trois générations, avoir une mère émancipée et une fratrie où garçons et filles sont traités à égalité, et des parents qui ne sont pas soumis à un contrôle tribal ou clanique. Et évidemment il faut travailler, beaucoup travailler.

Alors que l’actualité donne à voir une myriade d’exemples d’intégrations ratées, le livre de Lydia Guirous a le mérite d’offrir au lecteur le portrait d’une réussite sociale sur fond d’immigration. L’auteur montre avant tout que le combat pour une République française à l’identité assurée peut être mené par un enfant de l’immigration. Allah est grand la République aussi ou comment les différentes mémoires d’un individu peuvent se compléter sans s’opposer.

Allah est grand la République aussi, Lydia Guirouséditions JC Lattès, 2014.


Les Fleshtones sont encore vivants

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Pas besoin d’être prévisionniste pour savoir où je serai ce soir : au Divan du Monde, of course, pour voir les Fleshtones !

Pour aller vite, on dira que les Fleshtones sont la preuve que le rock est mort, mais que c’est la plus vivante des musiques mortes. De fait, ces garçons jouent un rock à réveiller les morts.

Que le rock soit mort, c’est pas un scoop pour Pete Zaremba et sa bande : dès leurs débuts newyorkais circa 1976, l’année bénie où le rock n’roll redescendit sur Terre, les Fleshtones pratiquaient un genre officiellement enterré dix ans plus tôt, le garage rock.

De tous les groupes de la vraie punk explosion (celle des USA, donc, pas celle des marionnettes de Malcolm McLaren et autres fashion victims sous blister de Londres) , c’est le seul à s’être maintenu sans se séparer, se reformer et se reséparer/rereformer au gré des modes, de MTV, et des intronisations au grotesque Rock n’ roll Hall of Fame. Les seuls aussi à n’avoir pas payé un tribut trop lourd aux temps mauvais, qui ont ôté à notre affection Johnny Thunders, les Ramones ou Mink deVille. L’invariance, ça paye, sur ce point là au moins, Bordiga avait raison.

Très plaisamment, l’excellent DVD qui leur a été consacré par Goeffray Barbier pour Cold Cuts Productions est intitulé Pardon us for living but the graveyard is full : Pardonnez-nous d’être encore vivants, mais le cimetière était plein…

A tout à l’heure, donc !

Aéroport de Toulouse, la braderie de Noël

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aeroport toulouse macron

aeroport toulouse macron

Jeudi dernier, le ministre de l’Economie a annoncé la vente de 49,9 % du capital détenu par l’Etat à un consortium chinois pour 308 millions d’euros. Les collectivités locales et la CCI de Toulouse possèdent les autres 40 % et l’Etat en conserve 10,1%. M.Macron a beau arguer qu’il ne s’agit que d’une ouverture du capital, l’accord prévoit la possibilité d’une option sur trois ans sur les 10,1 % restants du capital détenu par l’Etat. Que bien sûr les chinois exerceront afin d’être totalement majoritaires et que M.Macron s’empressera d’accepter s’il est encore ministre de l’Economie d’ici là. Heureusement pour nous, il y a peu de chance que ce soit le cas.

Mais en attendant, le consortium chinois gèrera l’aéroport de Toulouse-Blagnac dans le cadre d’une concession courant jusqu’en 2046. Les chinois qui ne sont pas connus pour avoir les pratiques les plus respectueuses en matière de propriété intellectuelle et de copie industrielle, seront désormais chargés d’exploiter l’aéroport français sur lequel s’exerce une très large partie des activités d’Airbus (essais et exportations). On savait que les chinois avaient une vraie vision stratégique de leurs investissements. Ils le montrent encore une fois en étant prêts à surpayer le sixième aéroport français (leur offre était supérieure de 50 millions aux 2 offres françaises), pour se placer au cœur de la métropole toulousaine qui regroupe le plus formidable tissu industriel aéronautique européen.

Dans cet épisode, qui n’est pas sans rappeler la privatisation des autoroutes en 2006 par le gouvernement Villepin, le gouvernement socialiste, que l’on savait déjà piètre gestionnaire, est prêt à brader un aéroport quasiment neuf (le prix de vente n’est pas même pas celui d’un A380) et bénéficiaire (10 millions de résultat d’exploitation en 2013) pour donner des gages à la Commission européenne sur l’assainissement de ses finances publiques. Il montre aussi et surtout qu’il n’a plus aucun sens de l’intérêt national ni aucune stratégie économique et industrielle. Cette vente en est la parfaite illustration.

Cet abandon est d’autant plus intolérable que le peuple a compris les enjeux et sont désormais prêts à se mobiliser pour les relever. L’initiative de Wiseed, une plate-forme de financement collaborative, a permis de récolter plus de 18 millions d’euros de promesses d’investissement en 12 jours auprès de près de 8 000 personnes, de quoi racheter les 10,1% du capital de Toulouse-Blagnac restant à l’Etat, pour bloquer la majorité du capital en association avec les collectivités. A ce jour, cette proposition n’a reçu aucun retour de la part de l’Elysée. M. Macron va chercher des investisseurs jusqu’en Chine alors qu’il les a sous son nez ! Alors que le taux d’épargne des français a toujours été l’un des plus élevé au monde, 15% encore en 2013 malgré la politique économique catastrophique du gouvernement!

Cela fait des années que les Français souhaitent que leur épargne finance l’économie réelle plutôt que les obligations d’Etat ou la finance spéculative. Avec le crownfunding, s’il est bien encadré et orienté vers des projets rentables et réalistes, il existe une véritable opportunité pour associer les Français au développement, pour déverrouiller une partie de l’épargne non-productive au moment où nos entreprises manquent de fonds propre et où l’investissement est en chute libre plombant d’avance la croissance de demain. Cette nouvelle source de financement pour notre économie, basé sur un patriotisme économique et une véritable proximité avec l’économie réelle, tout le contraire de la politique actuelle du gouvernement qui n’est faite que pour rassurer la Commission de Bruxelles, permettra en plus de réconcilier les Français avec l’économie productive et les chefs d’entreprise, en créant un lien de participation et de responsabilité direct et gagnant-gagnant entre les millions d’épargnants et tous les créateurs et les entrepreneurs. Cela permettrait également de trouver des sources de financement stable pour les grandes infrastructures de notre pays, plutôt que de faire appel à ces PPP qui ruinent nos collectivités et créent de nouvelles rentes pour des grands groupes privés sur des monopoles publics.

Encore faut-il pour cela que l’Etat joue son rôle et créé un cadre attractif et sécurisé pour ce nouveau type d’investissement. Alors, plutôt que de vendre notre pays à la découpe à des intérêts étrangers, E.Macron devrait se pencher d’urgence sur les conditions fiscales de l’investissement dans les entreprises (la déduction fiscale est toujours bloquée depuis des années à 5 000 €) et dans les projets de développement économique basés sur l’investissement populaire. Il est possible de créer un grand système de participation populaire permettant à tous les Français, plutôt que de mettre leur argent dans un livret A à 1%, d’enfin investir dans du concret, dans leurs entreprises, dans des projets français et avoir la fierté de participer au développement de leur pays ! Les Français y sont prêts car ils ont compris que le XXIème siècle était une guerre économique, manque plus que des dirigeants qui soient à la hauteur et sortent des vieux schémas des années 80.

*Photo : LANCELOT FREDERIC/SIPA. 00699448_000015. 

Police nulle part, justice nulle part

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autodefense insecurite delinquance

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Les Français sont énervants. Chaque année, on leur annonce triomphalement, statistiques à l’appui, que l’insécurité régresse, et leur stupide sentiment d’insécurité, lui, ne cesse de progresser. On a beau leur expliquer que les prisons sont pleines et, qu’en plus, elles ont une très mauvaise influence sur les voyous, ils voudraient qu’on en mette toujours plus derrière les barreaux. Et quand leurs enfants défilent contre les brutalités policières, eux ne cachent pas qu’ils aimeraient une police un peu plus dure au crime, ou au moins un peu plus présente. « Police partout, justice nulle part ! », braillaient-ils il y a quarante ans. Beaucoup constatent avec désolation qu’aujourd’hui la police n’est nulle part et la justice non plus.

À vrai dire, s’empailler pour savoir si l’insécurité est une réalité ou un sentiment n’a pas grand intérêt. D’abord, parce qu’une réalité sociale n’existe qu’à travers la conscience qu’en ont les citoyens, ensuite parce qu’un sentiment (fondé ou pas) est une réalité. On me dira qu’il y a des chiffres, et les chiffres, c’est du sérieux. L’ennui, c’est que, comme chacun a les siens, ils disent tout et son contraire. Du reste, qu’ils soient ou non biaisés ou manipulés, les chiffres ne racontent pas la vie. Allez donc expliquer à Mme Michu, qui vient de se faire agresser, que les cambriolages ont diminué de 4,3 % et les vols à main armée de 14 % sur les dix premiers mois de l’année. Ce n’est pas ça qui fera disparaître l’anxiété qui la saisit désormais quand elle croise des silhouettes encapuchonnées dans une rue déserte. Il faudra penser à lui dire de ne pas stigmatiser les jeunes à capuche, à Mme Michu. En attendant, dès qu’on lui lance un regard vaguement hostile, elle a peur de voir surgir un couteau : le développement d’une violence gratuite, irrationnelle, dénuée de tout mobile, même crapuleux, ne contribue pas peu à répandre la peur.

Alors, on peut se contenter de dénoncer les « fantasmes sécuritaires » de petits Blancs apeurés à l’esprit étroit – même si les immigrés, en première ligne sur ce front, ne sont pas les derniers à réclamer de l’ordre. Reste qu’un fantasme aussi largement partagé constitue un fait à haute teneur politique. Peu importe que les Français aient ou non raison, le fait est qu’ils se sentent de moins en moins en sécurité. Si nos gouvernants s’obstinent à ignorer ce fait, les caves finiront par se rebiffer – et peut-être, par se charger eux-mêmes du sale boulot que l’État ne fait pas. Ce n’est pas encore une menace, ni même une tendance ; plutôt, comme nous l’annonçons en une, une tentation qui progresse à chaque fois que les institutions s’avèrent incapables de protéger les honnêtes gens. L’ardeur punitive qui anime un nombre croissant de nos concitoyens n’est peut-être pas une bonne nouvelle. On ne l’endiguera pas en leur prodiguant des leçons de maintien.

Il faut évidemment se réjouir de la diminution régulière du nombre d’homicides et, semble-t-il, des revers récemment infligés par la police au grand banditisme. Mais chacun sait que ce sont les délits pudiquement regroupés sous le vocable « incivilités » qui, dans certains quartiers – les plus déshérités évidemment –, pourrissent la vie des gens et entretiennent une peur latente. Or, pour des raisons essentiellement idéologiques – et sans doute aussi à cause du manque de moyens –, la justice semble plus soucieuse de la rédemption des coupables que de la réparation due aux victimes. Si Brassens revenait nous visiter, il aurait sans doute du mal à dénicher un « juge en bois brut » pour tenir compagnie à son gorille. Non seulement les magistrats ne font plus trancher de cous – et on ne s’en plaindra pas –, mais ils sont de plus en plus invités à jouer les assistantes sociales pour des délinquants considérés comme des victimes. Et ce n’est pas leur actuelle ministre de tutelle qui les incitera à se montrer plus sévères. En effet, Christiane Taubira ne cache pas la répulsion que lui inspire la prison, sans doute trop punitive et pas assez réparatrice à son goût. La récente loi pénale, qui élargit l’éventail des peines alternatives, confirme ce choix du rien-carcéral.

Dès lors que certains territoires prennent des allures de Far West, on pourrait s’attendre à ce que beaucoup se sentent une âme de shérif. On en est loin. À l’opposé des usages en vigueur aux États-Unis – où il est légal, et parfaitement admis, de tirer sur un intrus qui pénètre sur votre propriété –, la France est mal à l’aise avec l’autodéfense, assimilée, à tort d’ailleurs, à la loi de la jungle. Dans l’imaginaire national, Charlton Heston, qui fut jusqu’à sa mort le parrain de la puissante NRA (National Rifle Association), n’est pas un héros  mais le roi des beaufs. Il est vrai cependant que les Français adorent au cinéma les justiciers à grand cœur et gros bras qu’ils mépriseraient dans la vie – qui n’a pas ses petites contradictions… Quoi qu’il en soit, malgré quelques cas qui défraient la chronique, comme celui du bijoutier de Nice, l’autodéfense stricto sensu reste marginale. En revanche, le citoyen lambda apprécie peu que la justice frappe lourdement ceux qui y ont recours ou, pire encore, ceux qui, s’interposant contre un agresseur, sont condamnés pour les blessures qu’ils lui ont infligées. Ce n’est pas un hasard si l’UMP a déposé fin novembre une proposition de loi visant à préciser le cadre juridique de la légitime défense. Par ailleurs, on voit depuis quelques années fleurir les associations de vigilance et autres comités de quartier. Pour l’instant, ces citoyens auto-organisés s’efforcent de suppléer la police plutôt que de se substituer à elle – encore que le recours croissant aux « grands frères » pour dissuader ou calmer les fauteurs de troubles traduise déjà un embryon de privatisation du maintien de l’ordre. Reste que l’immense majorité des Français souhaite que le  monopole de la violence légale reste à l’Etat. Encore faut-il qu’il l’exerce. Car si force ne reste pas à la loi, c’est la force qui fera la loi.

Ce texte publié en accès libre est extrait de Causeur n°19. Pour acheter ce numéro, cliquez ici.

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*Image : Soleil.

Œdipe dans le Midwest

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price steven tesich

price steven tesich

Ça commence par une défaite. En finale du championnat de lutte d’Indiana de 1961, Daniel Boon Price, à un cheveu du triomphe, se laisse perdre. Son père : « C’est la vie, tu sais. On perd. » Le réel, c’est l’hérédité. C’est la répétition. Le réel, c’est le père.

Comment ne pas capituler, quand on vit à East Chicago, bourgade éteinte du Midwest, où les rêves de l’enfance vont s’asphyxier dans le ventre d’une raffinerie de pétrole; qu’on est un puceau de dix-huit ans coincé entre deux épaves, Larry et Freud, lesquels filent tout droit, comme vous, vers le néant ; qu’à la maison, un mur sépare votre mère, belle femme issue d’un Monténégro légendaire et archaïque, de votre père éteint, faisant la navette entre l’usine et sa grille de mots croisés.

Surgit Rachel, jeune fille sensuelle, inconstante, toute de mystères et d’éclipses : midinette fatale. L’horizon qui s’ouvre pour Daniel se ferme pour son père : cancer, phase terminale. « C’est la vie, tu sais. On perd. » Tandis que l’agonie fait peu à peu du père une sorte de goule, un nœud de haine rongé moins la tumeur que par un secret banal et crucifiant, le désir que connaît Daniel, si neuf, si violent, suscite en lui un égoïsme de fer : aucun cadavre en sursis, pas même paternel, ne le détournera de Rachel et de ses sortilèges.

« L’homme a des endroits de son pauvre cœur qui n’existent pas encore et où la douleur entre afin qu’ils soient » : cette phrase de Bloy (mais oui) figure en tête du livre. Le temps d’un été, la férocité du désir et l’espoir déçu feront un initié du jeune Price : alors que le père n’en finit plus de mourir, Rachel n’en finit plus de ne pas se donner ; place alors au finale, un peu prévisible, et qui paraitrait outré chez un autre écrivain que le saisissant Tesich.

Quand rien ne se rend, que tout suinte la mort, que faire ? Imaginer les journaux intimes de ses proches, à qui l’on fera dire et faire ce qu’ils ne font ni ne disent. L’imagination supplée ici à la souffrance, comme canal privilégié de la connaissance des êtres. Loin d’être un refuge, elle est une clé pour s’introduire, tant bien que mal, dans le coffre-fort humain.

Parmi les amis de Daniel, Freud a choisi la l’acceptation, Larry, la révolte incendiaire. Entre ces deux figures classiques de l’Américain moyen et du hors-la-loi, de la bête domptée et de la bête fauve, se glisse Jimmy Donovan, pseudonyme de plume du jeune Price, avatar à la puissance deux de Tesich. La vie peut bien reprendre ses tristes droits : Jimmy Donovan prend son envol. Adieu à toi ô pourriture.

L’allégresse avec laquelle Tesich donne vie aux schémas les plus rebattus a de quoi impressionner. Avec un art de la lenteur absent de Karoo, et une plume à la fois rudimentaire et capable de prodiges, Tesich se saisit de façon très personnelle des thèmes de l’hérédité malheureuse, de l’amour adolescent, de la mort et des relations incestueuses.

« Je veux faire entrer Steve Tesich dans la tête des gens », déclarait récemment Dominique Bordes, le capitaine des éditions Monsieur Toussaint Louverture. C’est fait.

Price, Steve Tesich, Monsieur Toussaint Louverture, 2014.

Walesa, the monument man

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lech walesa wajda

lech walesa wajda

Chers amis français, courez donc, et au plus vite, voir le dernier flop d’Andrzej Wajda, sorti en salles dans l’Hexagone sous le surprenant mais pardonnable titre L’Homme du peuple (dans l’original polonais aussi bien que dans la traduction anglaise le navet s’intitule Walesa. L’homme de l’espoir). Vous n’allez pas vous apercevoir que le film est mauvais – il faut être polonais pour le comprendre. Je vous dirai seulement que si le film de Wajda avait été bon, c’est-à-dire soucieux de rendre la complexité du personnage principal et les controverses qu’il suscite dans mon pays, à la fin de la projection je n’aurais pas été aussi fière d’être polonaise. Or les moments où je me sens fière (un peu) d’être polonaise sont trop rares pour que j’en gâche un quand il se présente. Je vais vous expliquer pourquoi vous devez aller voir ce mauvais film.

Tout d’abord, L’Homme du peuple rappelle qu’il n’y a rien de plus important pour une nation – surtout quand elle est au bout du rouleau comme la vôtre à présent et comme l’était la mienne autrefois – que d’avoir un leader charismatique. Cela pourrait même vous donner quelques idées pour la prochaine élection présidentielle. En outre, aucune nécessité pour le bonhomme de compter parmi les anciens élèves de l’ENA. Nous nous en sommes très bien sortis avec le titulaire d’un BTS en électronique. Certes, une fois élu à la tête de la République – non plus « populaire » mais, grâce à sa détermination, « démocratique » –, il a persisté à porter des chaussettes de tennis avec ses costumes de ville et à s’exprimer dans un polonais bancal. Qu’importe. L’essentiel, croyez-moi, c’est qu’il ait été suffisamment culotté pour dire haut et fort ce qu’il nous fallait entendre lorsque nous n’avions pas le courage de le dire, voire de le penser. Dans une scène du film, interviewé par la célébrissime Oriana Fallaci en mars 1981, Walesa répond à la question « Qu’est-ce qu’un grand chef ? ». « J’ai du nez, lance-t-il. Quand le peuple reste silencieux, je sais ce qu’il veut dire et je le dis ! » On en déduira aisément que notre tribun moustachu était un démagogue patenté et un fanfaron gonflé, ce qu’il a été avec une intensité variable tout au long de sa carrière politique. N’empêche qu’à l’époque personne de sérieux n’aurait pu prétendre être en mesure de vaincre le régime communiste. Dans la réalité, Walesa en était tellement convaincu qu’il n’hésita pas à déclarer à Fallaci qu’un jour il serait président. Peu séduite par le personnage mais néanmoins dévouée à la cause, la star du journalisme italien avait choisi de ne pas diffuser cette déclaration. Sans doute spéculait-elle, en anticommuniste farouche, que le reste du monde, à commencer par les Soviétiques, ne devait pas obligatoirement être mis au courant du fait que le porte-drapeau de l’opposition polonaise était un abruti prétentieux.

Il semble que Wajda ait adopté le même principe. Raison pour laquelle son film se termine par la scène qui montre Walesa au sommet, non pas du pouvoir, mais de la vertu morale, prononçant le fameux « We, the People… » devant le Congrès américain, en 1989. Sachez apprécier, chers amis français ![access capability= »lire_inedits »] Le grand réalisateur polonais vous offre le privilège de ne pas voir ce que nous, les Polonais, avons vu : la façon odieuse dont Walesa s’est conduit au début des années 1990 avec ses anciens compagnons de route, dont un certain Tadeusz Mazowiecki, le délabrement du mythe de Solidarnosc auquel il a amplement contribué, enfin la perte progressive de son autorité, due autant à son comportement à la tête de l’État qu’à l’attitude de la droite ultra, prête à tout pour le faire tomber. Que Wajda vous épargne l’image de la meute nationaliste brûlant des effigies de Walesa avec les fesses marquées d’une étoile rouge – allusion à sa prétendue collaboration avec les services secrets du régime – mériterait en soi un Oscar. Non moins louable paraît le choix de Wajda de ne pas s’attarder sur le fait, pourtant avéré, d’une faiblesse passagère de notre héros, qui aurait signé quelque chose lors d’une arrestation, ce qui lui aurait valu le pseudonyme de « Bolek » dans le fichier de la milice. Je vous entends protester : « Et la vérité ! Où est la vérité ?! » Eh bien, nous, les Polonais, nous la situons à l’endroit exact où la sensibilité politique et l’honnêteté élémentaire de chacun d’entre nous permettent de la situer.

J’ai commencé en avouant me sentir (un peu) fière d’être polonaise. Cela ne m’empêche pas, chers amis français, de vous envier (un peu) de ne pas l’être. S’il vous était arrivé une aventure aussi extraordinaire que Solidarnosc, vous auriez su la préserver, la breveter peut-être et l’exporter dans le monde entier. Nous, les Polonais, nous n’avons su que la démonter pour voir comment ça marchait de l’intérieur. Remarquez, c’est au nom de la vérité historique que nous l’avons fait. Le problème est que, depuis deux décennies, nous ne savons pas comment recoller les morceaux. Il semble qu’Andrzej Wajda soit victime du même mécanisme. Tout au long de sa carrière nous lui avons reproché de déconstruire nos mythes nationaux. Pour une fois qu’il a décidé d’en reconstruire un, celui de Walesa et de Solidarnosc, nous le critiquons non moins vigoureusement. C’est délicat comme affaire parce que nous avons (un peu) raison de ne pas aimer sa manière de reconstruire notre dernier grand mythe national et que lui a aussi (un peu) raison de le reconstruire, justement de cette manière-là.

Certes, Wajda confond une idée et un mouvement de masse – Solidarnosc – avec un seul homme – Walesa. Les syndicalistes des chantiers, les intellos du Comité de défense des ouvriers, même l’antisémite copain curé de Walesa sont traités en figurants. (C’est peu dire qu’ils n’ont pas apprécié !) Reste qu’en érigeant un monument à la gloire de son ami de longue date – ils se sont connus pendant les grèves de 1980 –, Wajda révèle habilement la recette magique qui a causé la mort du communisme. Vous croirez halluciner en voyant la scène où Walesa se fait arrêter avec son premier fils, encore tout bébé, dont la poussette a servi à transporter des samizdats (l’importance des poussettes dans la chute du régime mériterait une analyse à part). Debout dans sa cellule, Walesa tient l’enfant qui urine en abondance sur ses chaussures et sur le sol. Le policier demande à un sous-fifre d’apporter une couche. Le type revient, un torchon taché de sang à la main, la maison d’arrêt n’étant pas approvisionnée en couches-culottes. Son supérieur se met à gueuler : « T’as pas pu trouver mieux qu’un torchon qui a servi pendant l’interrogatoire ?! » Risible ? Burlesque ? Pas seulement. Vous le comprendrez grâce à la scène suivante, quand une femme-policier donne le sein à l’enfant (sic !). « Eux, confie-t-elle à Walesa, en parlant du pouvoir, ont plus peur que vous. » Il faut de l’audace pour soutenir, à raison, que la plus belle victoire de Solidarnosc n’a pas été remportée sur le communisme, mais sur la peur qui nous habitait tous à l’époque – ceux qui portaient les matraques comme ceux qui distribuaient la presse clandestine. En somme, Solidarnosc, ce fut cela : une brève période pendant laquelle les gens des deux côtés de la ligne de démarcation ont pris conscience de la fragilité du système, qui n’était basé sur rien d’autre que sur leur propre peur. Wajda parvient à le montrer sans tomber dans le pathos. Ensuite, il pose une question de taille : qu’est-ce que la solidarité à une époque post-héroïque ? Rassurez-vous, nous, les Polonais, n’en savons pas plus que vous sur le sujet. C’est un des paradoxes auxquels la liberté et la démocratie nous ont obligés à nous confronter. Dans le temps, tout semblait moins compliqué. Il y avait un système que nous jugions inhumain. Pour l’abolir, il ne nous restait qu’à créer un système alternatif d’entraide et d’autogestion. Mais comment générer la générosité et la bienveillance, comment rendre la société plus équitable, dans le meilleur des régimes connus ? 

Dommage que Wajda commette l’imprudence de présenter Walesa en statue de bronze –piètre finalisation pour ce qu’il convient, après L’Homme de marbre et L’Homme de fer, de considérer comme une trilogie. Au moins ne commet-il pas l’erreur de prétendre en avoir percé le secret. Parce que nous, les Polonais, ne comprenons toujours pas qui est, au fond, cet électricien moustachu qui refusa, lors de son internement, de lire l’encyclique de Jean-Paul II, en constatant bonnement : « Mais pourquoi la lirais-je ? Je suis d’accord sur tout avec le Saint Père ! » Et qui par ailleurs, chose curieuse pour quelqu’un qui fait preuve de si peu d’esprit critique, se révolte contre un empire et son idéologie. Nous savons seulement qu’il a eu l’intelligence de négocier pacifiquement notre liberté avec le Premier secrétaire du Parti, en lui agitant sous le nez un énorme stylo orné du portrait du pape.[/access]