Sibelius, Depardieu et moi


Sibelius, Depardieu et moi

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Certains, qui ne l’ont sans doute pas beaucoup lu, traitent Richard Millet de graphomane. Qu’il publie désormais ses livres par trois n’aidera pas à les faire changer d’avis. Peu importe. Car ce qui importe est l’œuvre et non pas le bruit qu’elle provoque et qui tente de l’étouffer. Or, Richard Millet lui-même s’interroge, dans un très beau texte sur Sibelius qui est aussi prétexte à une mise en abyme de son travail d’écrivain. Arrive-t-il un moment où l’écrivain, comme le compositeur, doit se taire et laisser place au silence, avant qu’il ne soit trop tard ? Avant que l’on puisse dire de lui, comme dit de Mozart le Glenn Gould de Thomas Bernhard, qu’il est mort trop tard ?

« Parvenu à la soixantaine, c’est-à-dire à l’âge où Sibelius a commencé de se taire, je suis plus que jamais tenté de muer en silence la fatalité de l’inachevable – soit ce qu’on appelle mon « œuvre » et dont le possessif qui le régit me semble de plus en plus étrange, et moi presque étranger au sentiment de responsabilité qu’un écrivain entretient avec le corps de ses livres », écrit Richard Millet dans Sibelius. Les cygnes et le silence. S’il consacre un livre au corps politique de Gérard Depardieu et un autre au silence de Sibelius, c’est que Richard Millet fait de l’un l’incarnation de la France depuis une quarantaine d’années, le corps même de la France, et « le grand miroir de notre déchéance, de notre absence au monde et à nous-mêmes », celui qui a le mieux incarné la France dans toute sa profondeur et ses contradictions en finissant par se perdre dans sa monstruosité et par renoncer à une nationalité qui ne semble plus avoir aucun sens et, de l’autre, le héros d’une nation finlandaise balbutiante. Or, Sibelius n’a jamais composé sa huitième symphonie et a passé les trente dernières années de sa vie dans un silence presque complet, ne composant plus que des pièces secondaires, tandis que Depardieu s’éloigne peu à peu de son rôle, de ce qui a fait de lui l’image d’un peuple dans toutes ses vicissitudes et ses contradictions.

« La question posée par Sibelius mérite d’être méditée : pourquoi s’obstiner à une œuvre qui ne compte pas, être un compositeur sans importance … » C’est en effet la question que tout écrivain et tout artiste devrait se poser et celle que semble se poser Richard Millet. Il arrive un moment où le silence vaut mieux que le plagiat de sa propre œuvre. Quel est ce moment ? « Je me dis que je suis peut-être arrivé au même point que lui et que le silence est mon salut – ce que je ne saurai qu’en continuant à écrire », note encore Millet qui s’en tire ainsi par une pirouette.

Le livre qu’il consacre à Sibelius nous paraît, quoi qu’il en soit, plus profond et essentiel que Le corps politique de Gérard Depardieu et Sous la nuée, publiés simultanément, car Millet s’y met à nu en ne cachant pas le doute qui l’assaille face à son œuvre et à la nécessité de la prolonger ou au devoir de se taire. C’est encore probablement le doute et l’humilité, bien plus que le snobisme, comme nous avons pu le lire, qui font citer à Millet plusieurs passages de sa correspondance privée avec les compositeurs Marc-André Dalbavie et Régis Campo qu’il semble appeler à son secours pour appuyer son interprétation de l’œuvre de Sibelius et de son silence final. Dans le fond, Richard Millet ne s’est jamais montré aussi cerné par le doute et aussi loin de la morgue qu’on lui prête, que dans ses livres sur Sibelius et Depardieu où il semble que le nombre impressionnant de noms d’artistes, de réalisateurs, de compositeurs, d’écrivains et d’œuvres qu’il cite aient bien davantage pour rôle de cacher le doute d’un écrivain qui s’aventure sur un terrain qu’il sait périlleux, que d’impressionner le lecteur par un étalage de culture qu’il sait n’avoir aucun sens. On n’attendait pas un Millet aussi désemparé. Il faut saluer la pudeur avec laquelle il dissimule ses doutes derrière deux figures massives qui incarnent deux idées de la nation : Sibelius et Depardieu, l’un se réduisant au silence, l’autre offrant son corps à sa patrie pour mieux s’en exiler.

Richard Millet, Sibelius. Les cygnes et le silence, Gallimard; Le corps politique de Gérard Depardieu, Pierre-Guillaume de Roux; Sous la nuée, Fata Morgana.



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