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Droit au blasphème : la possibilité d’une île catholique

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La réaction du Pape François sur les tueries françaises était triplement attendue. On s’attendait à ce qu’il s’exprime sur ce drame, on s’attendait à ce qu’il nous surprenne par sa prose simple et percutante et on s’attendait à la teneur de ses propos.

Concernant le style, les Papimanes  – aussi nombreux que les Papefigues du temps du Benoît XVI – n’ont pas été déçu : « Si M. Gasbarri (responsable des voyages pontificaux, assis à côté du Pape pendant l’interview), qui est un grand ami, dit un gros mot sur ma mère, il doit s’attendre à recevoir un coup de poing! C’est normal… On ne peut pas provoquer, on ne peut pas insulter la foi des autres, on ne peut pas se moquer de la foi! ». La métaphore, à la portée de n’importe quel journaliste, a le mérite de la clarté et nulle explication de texte ne semble nécessaire. Et le Pape de rajouter : « J’ai pris exemple de la limite pour dire qu’en matière de liberté d’expression, il y a des limites, d’où l’exemple choisi de ma mère».

De nombreux catholiques français n’ont pas attendu le style inimitable du souverain pontife pour exprimer le point de vue de la « responsabilité » en matière de liberté d’expression. Elle est devenue le maître mot des e-curés ou autres blogueurs rendus célèbres par ces grandes cousinades en pull en capuche rose et bleu. Leurs billets d’humeur oscillaient avec justesse entre une belle et émouvante compassion envers les victimes et d’autre part, un appel au respect des croyances d’autrui pour apporter la paix. Nos commentateurs en col romain « pleurent ceux qui ne les faisaient pas rire » et déclarent de concert qu’ils « ne sont pas Charlie ». C’est d’ailleurs devenu le mot d’ordre de twittos moins subtils que les blogueurs susnommés et  pour qui la formule souvent remplace la pensée.

Mais que signifient ces réactions ou, pour employer une expression bien trop galvaudée, de quoi sont-elles le nom ? Commençons avec nos twittos imbéciles, qui répètent inlassablement : « Je ne suis pas Charlie ». Bienvenue dans le monde d’un nouveau panurgisme réactionnaire. Ulcérés à juste titre par la guimauve émotionnelle des soi-disant 60 millions « de Charlies » – sensiblerie touchante mais inappropriée à mon sens à l’horreur de ces tueries – ils s’engouffrent comme un seul homme dans la posture réactionnaire, qui devient ici pavlovienne. En se croyant plus malins que leurs compatriotes, voulant affirmer leur singularité revendiquée, ils prennent le parti de la marge, sans comprendre que la réaction pour la réaction n’a aucun sens et surtout qui n’est plus si marginale. Crise d’adolescence tardive pour certains, aussi subversive que le port d’un t-shirt du Che. Tout devient kitsch, insignifiant. Kundera triomphe d’un Muray récupéré à son insu (à ce sujet voir l’excellente saillie d’Alexandre de Vitry dans son article « Muray, moderne contre moderne » dans le Causeur de janvier).

Parlons maintenant, et cela se révèle beaucoup intéressant, de ceux qui formulent un raisonnement qui utilise mais dépasse l’étroitesse du slogan « Je ne suis pas Charlie ». Ils appellent au respect des croyances, à la « responsabilité », nous l’avons dit, et à « ne pas jeter de l’huile sur le feu ». Huile – la caricature du prophète avec la mention « Tout est pardonné », qui attise le feu – les horreurs de ces derniers jours au Pakistan et au Niger. Or, c’est exactement le même vocabulaire qu’utilisent les dignitaires musulmans en France et à travers le monde. Même son de cloche – de muezzin ? – chez Abdallah Zekri, haut responsable du CFCM, président de l’Observatoire contre l’islamophobie, chez le bien moins modéré Amar Lasfar, Président du l’UOIF (proche des frères musulmans) ou encore de la part de l’instance musulmane égyptienne Dar al-Ifta, qui adresse une « mise en garde » à Charlie Hebdo. Plus inattendu, du moins pour les esprits peu avertis, la règle de la responsabilité sévit consciencieusement du côté de certains médias anglo-saxons. Le 15 janvier, la chaine britannique Skynews censure Caroline Fourest alors qu’elle montrait à l’écran la une de Charlie Hebdo. Si la décision de la chaine est ridicule – car il suffit d’un clic pour découvrir cette une désormais mondialement connue – elle révèle d’une manière criante la puritanisme anglo-saxon qui veille à ne pas heurter ses nombreuses communautés.

Et voici précisément ce qui me gêne dans la réaction de ces nombreux catholiques réfléchis. Ils se trompent de pays.  En appelant à cet esprit de responsabilité qui règne dans les pays anglo-saxons, ils souscrivent au caractère multi-culturel de nos sociétés. Les « accommodements raisonnables » au Canada ou le « politiquement correct » américain (le vrai, pas la formule fourre-tout des zemmouriens de bas étage) constituent les outils d’une société qui reconnaît l’existence de plusieurs communautés et qui veille à ménager leur susceptibilité. Trop peu pour moi ! La France a une longue tradition blasphématrice et je ne vois pas pourquoi la présence de musulmans devrait changer la donne. Les catholiques ont pris le temps de s’y habituer – et Voltaire était bien plus violent (et plus drôle) que les dessinateurs de Charlie – s’y sont fort bien accommodé et parfois ont ri avec leur compatriotes laïcards. Depuis bien longtemps, aucun catholique ne s’offusquait des dessins parfois injurieux de Charlie, et l’ignorance prévalait le plus souvent à l’égard d’un tirage presque anecdotique. Nous autres catholiques ne pouvons jouer les vierges effarouchées, il y a bien longtemps que Charlie ne nous choquait plus. Historiquement, les querelles entre l’Eglise et la République sont apaisées  depuis l’Union sacrée de 1914 et institutionnellement réglées depuis les accords Poincaré-Cerretti de 1924. Comme le chante Sardou dans Les Deux Ecoles, la France vivait sereinement son double héritage: « Fille aînée de l’Eglise et de la Convention ». J’aime cette France pacifique bien que contradictoire, fidèle de la messe ou du bistrot, dévote et libertaire. Par leur histoire, les catholiques français « sont Charlie », qu’ils le veuillent ou non. Et si le slogan est réducteur – les dessinateurs ne constituent pas l’ensemble des victimes – il a le mérite de rappeler une part de notre identité qui a été lâchement assassinée.

De manière plus spéculative, je décèle chez certains catholiques une certaine tentation communautaire. Les manifs pour tous ont révélé la béance philosophique entre plusieurs franges de la société et dans bien des cas, l’absence de dialogue possible. Cette crise de l’ « en-commun » participe de notre crise identitaire française et naturellement, nous nous tournons davantage vers ceux qui nous ressemblent. Banalité sociologique mais j’estime que beaucoup de catholiques en ont assez de cette France moribonde incapable de proposer un socle de valeurs communes fidèle à son histoire. Leurs raisonnements intellectuels font moins appel à leur attachement à l’Occident chrétien qu’à l’universalisme catholique. De là à faire sécession ? C’est absurde de le penser mais il y a des sécessions intérieures, l’envie de prendre le large. Je perçois, malheureusement, la possibilité d’une île.

*Photo : wikipedia.

Le FN, parti gay friendly?

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marine pen fn gay

On est au soir du premier tour de l’élection présidentielle de 2012. Ce dimanche 22 avril, salle de l’Équinoxe, dans le 15e arrondissement de Paris, la famille FN est aux anges. Marine Le Pen, présidente du parti depuis quinze mois, n’est pourtant que troisième et, par conséquent, ne sera pas présente au second tour. Mais avec cette place d’honneur elle fait mieux, en pourcentage, que son père dix ans plus tôt. Rien que cela, c’est une victoire, et pas qu’une petite. Assis à une table, tel qu’au café du village, le patriarche contemple, heureux, son œuvre et celle qui désormais en dispose. Dans la salle sous perfusion de funk, c’est l’éclate. Documentariste régulier des soirées frontistes, Serge Moati en prend plein la bobine. Julien Rochedy, à l’époque patron du FNJ, le Front national de la jeunesse, affiche un sourire gin to’ sur sa belle gueule proprette. Debout l’un près de l’autre, deux garçons regardent le spectacle de la foule en fête. Ils se tiennent par la main dans l’intimité des lumières syncopées.

Vincent, 21 ans, et Adrien, 17 ans, habitent le Val-de-Marne. Ils sont en couple, comme on dit quand c’est du sérieux – cependant Adrien n’est pas tout à fait certain d’être « gay », alors que Vincent, le plus grand, n’a semble-t-il plus de doute à ce sujet. Le Front national ne les effraie manifestement pas. Ils se sentent là en terrain hospitalier. Pour eux, les « casseurs de pédés » ne sont pas, comme on serait enclin à le penser, à l’extrême droite, du moins pas au FN, au sujet duquel ils ont quelque idée qui les met d’autant plus en confiance : « Il y a beaucoup de gays dans la direction du parti », croient-ils savoir. Rien à craindre, donc. Leur « histoire », avec le FN, est celle de « petits Blancs » vivant en banlieue parisienne et s’y sentant « minoritaires ».[access capability= »lire_inedits »] « Dans ma classe, au collège, on n’était que trois Blancs, j’ai été traumatisé », raconte Adrien, dont les parents sont séparés et pas du tout adeptes des théories du Front national. « La prof d’histoire n’arrivait pas à donner ses cours, poursuit-il. Les autres refusaient qu’elle parle de l’histoire de France, ils voulaient qu’elle leur parle de la guerre d’Algérie. Il y en avait qui essayaient de s’intégrer, j’avais une copine parmi eux, mais elle se faisait  traiter de “collabo”. » Quant à Vincent, il avait à l’époque changé de filière de formation afin de ne plus être entouré « que de Noirs ». Il avait opté pour un apprentissage d’agriculteur, à la campagne, à la ferme, « avec les cochons ». Pour ces deux garçons, le Front national était comme un refuge, un foyer d’accueil où leur sexualité, qui plus est, pensaient-ils, espéraient-ils, ne ferait pas débat, quand l’homosexualité continuait d’être mal vue « en banlieue », leur aire de provenance – mais pas que là, c’est évident.

Pour les garçons perdus, Marine Le Pen c’est un peu « maman ». Elle est, pour coller à cette image maternelle, la Louve romaine davantage que la Liberté dépoitraillée guidant le peuple. La présidente du Front national donne la tétée à plein de petits Remus et Romulus, et certains parmi eux sont homosexuels. Le Refuge, à propos, est le nom d’une structure associative venant en aide aux jeunes gays et lesbiennes rejetés par leur entourage familial. Le parallèle avec le FN est moins osé qu’il n’y paraît : sans doute, pas mal de jeunes gens, et qui sait, de jeunes filles, rejoignent-ils le FN, soit parce qu’ils souffrent d’un sentiment d’inversion – politique ou sexuelle – dont ils espèrent qu’il disparaîtra une fois le pas franchi, soit parce qu’ils fuient l’image d’invertis que la société leur renvoie, alors qu’ils se savent « sains », dans leur tête et dans leur corps.

Certes, on peut penser que c’est d’abord pour les idées qu’il défend qu’on adhère au Front national. Il n’y a pas, à ce que l’on sache, de déterminisme politique lié à l’orientation sexuelle, et inversement. Mais comment expliquer que le FN, qui ne produit aucun discours « LGBT » (Lesbiennes, gays, bi, trans) et dont on ne s’attend pas à ce qu’il tende une main particulièrement charitable aux homosexuels, exerce sur une partie d’entre eux un pouvoir d’attraction somme toute assez fort ? Pourquoi les « petits Blancs » gays mal dans leur peau, « en recherche », ne se précipitent-ils tous pas dans les bras du Parti socialiste, a priori conçu pour les comprendre et les accepter « tels qu’ils sont » ? Est-ce seulement affaire de « fausse conscience », de fâcheuse erreur d’aiguillage ?

La dialectique sexualité-idéologie tourne ici à plein régime. De quoi, en effet, le « petit Blanc » gay – la question peut être élargie au « petit Blanc » hétéro – est-il demandeur ? Il veut se sentir valorisé et fort, alors qu’il ne se perçoit pas ainsi « à la base ». Les « années collège » – où l’on se jauge et se compare, où naissent les rapports furieux de domination – sont souvent déterminantes. Vincent et Adrien auront sans doute estimé qu’ils n’avaient pas leur place parmi leurs contemporains « blacks-beurs » immédiats, soit qu’ils les jugeaient trop forts pour eux, soit qu’ils se jugeaient supérieurs à eux – ces deux raisons n’étant pas exclusives l’une de l’autre. Que seraient-ils donc allés faire dans la galère PS, où prévaut une idéologie de fraternité fondée sur l’indifférenciation des origines, à leurs yeux une supercherie qui les condamne, pensent-ils, à tenir éternellement le rôle de « lope » (de salope) du « black-beur » dominant ou supposé tel ? Si on quitte le terrain idéologique pour celui, mouvant mais instructif, de l’inconscient, adhérer au FN, c’est dès lors prendre une revanche sur la vie, c’est vouloir renverser le schéma de domination, non tant sexuel que politique. Si l’on préfère, plutôt que de se donner à la puissance « black-beur », ils se donnent à la puissance FN. Ils auraient pu être Jean Genet succombant à l’appel de Tanger, ils seront Renaud Camus répondant à celui de Marine – on sait ce que les désillusions amoureuses peuvent produire en termes de retournement idéologique.

À ce stade, ce n’est pas tant l’orientation sexuelle qui préside au « choix », que l’idée que l’on se fait de sa propre valeur – une homosexualité mal vécue, elle l’est souvent à l’adolescence,  n’arrangeant toutefois rien à la situation. Dans le film Les Garçons et Guillaume, à table !, Guillaume (Gallienne) se rend à un « plan cul » sans trop imaginer, ou au contraire en fantasmant cet instant, qu’il se retrouvera face à deux Franco-Maghrébins. Mais il y a maldonne : les deux « Arabes » pensaient avoir affaire à un « cousin », un « rebeu » comme eux, or non, Guillaume est un « céfran », un « Blanc », un mets qu’ils ne goûtent pas et qu’ils renvoient comme une nourriture avariée – le personnage joué par Guillaume Gallienne n’adhère pas pour autant ensuite au Front national. Cela pour dire que ce qu’un homosexuel fuit en prenant sa carte au FN, c’est autant sa « condition première », s’il y a lieu, que son statut de dominé ou de prétendu tel dans la hiérarchie politico-sexuelle.

Et puis, au-delà des questions ethno-identitaires françaises, il y a l’attrait physique et psychique qu’exerce la « force » sur une partie des homosexuels (et des hétérosexuels bien entendu, mais c’est moins notre sujet), une force en l’occurrence et si

possible sans autre loi que celle, justement, de la force. Tout cela peut en rester au fantasme et à la pratique assistée par ordinateur ou réalisée avec la ou les personnes de son choix, quelle que soit d’ailleurs l’obédience politique à laquelle on appartient : droite, gauche, centre, la liste est longue. Ce fort penchant, cette pulsion pour ainsi dire, peut aussi s’incarner politiquement, de préférence à l’extrémité droite du champ politique, où prévaut le culte de la « force pure », qu’à son extrémité gauche, égalitaire et fraternelle en diable, laquelle, à la période soviétique, ne manquait cependant pas d’images crypto-érotiques glorifiant l’« homme nouveau ».

Mais, malheur, il arrive, c’est même assez fréquent, que l’homosexualité soit jugée contre-révolutionnaire par ceux-là mêmes qui, au début, n’y trouvaient rien ou pas grand-chose à redire. Dans Les Bienveillantes, le roman de Jonathan Littell, le « héros », Maximilien Aue, un nazi, homosexuel, surpris par la police dans Tiergarten, à Berlin, au moment où il s’adonne à une gâterie, ne doit la vie sauve qu’au calcul politique du fonctionnaire de police qui l’interroge cette nuit-là et qui se garde bien de transférer le dossier du suspect que voilà au Bureau central du Reich pour le combat contre l’homosexualité et l’avortement. Vérité révolutionnaire, mais aussi vérité biblique et vérité freudienne d’une certaine manière : l’individu qui ne pense qu’à jouir – l’image accolée parfois aux homosexuels – est improductif, donc contraire aux intérêts de la révolution et plus généralement à ceux de l’espèce humaine.

L’entendez-vous venir, le point Godwin  ? Pour l’heure, les « gays » sont les bienvenus au Front national ou à son avatar le Rassemblement bleu marine, comme l’atteste le « ralliement » à celui-ci, début décembre, d’un des fondateurs de GayLib, l’ex-« branche gay » de l’UMP, aujourd’hui associé aux centristes de l’UDI. L’« outing », dans le magazine Closer du 12 décembre du vice-président du FN Florian Philippot, qu’il soit dû à la seule « sagacité » du magazine ou qu’il lui ait été aimablement servi par un ennemi de l’« outé », peut toutefois fournir des arguments aux « conservateurs » du Front, emmenés par Marion Maréchal-Le Pen. Ces conservateurs-là, proches des catholiques de La Manif pour tous, en ont peut-être assez d’entendre en boucle « It’s Raining Men », le tube disco de 1979 devenu hymne gay, accompagné dans le refrain d’un joyeux « Hallelujah ». De là à bazarder la playlist du parti à la flamme… On ne va quand même pas, dans les congrès, danser toute la nuit sur de la bourrée auvergnate. Là-dessus, progressistes et conservateurs s’accordent, même au FN. Car si l’orientation sexuelle ne détermine pas un engagement politique d’un type particulier, l’appartenance à un « courant » plutôt qu’à un autre ne fait pas de vous obligatoirement un homophobe, ni automatiquement, à l’inverse, un ami des homos.[/access]

*Photo : LCHAM/SIPA. 00656784_000026.

Apartheid et éléments de langage

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valls apartheid terrorisme

Adressant ses vœux à la presse, le 20 janvier, le Premier ministre a pris l’apparence du responsable sérieux et de l’analyste objectif de la société française. Pour cela, il a accablé notre pays en l’assimilant à l’Afrique du sud sous le pouvoir blanc, et à l’Amérique de la ségrégation. C’est honteux, c’est dégueulasse, mais ça peut marcher : « Ces derniers jours ont souligné beaucoup des maux qui rongent notre pays ou des défis que nous avons à relever. À cela, il faut ajouter les fractures, les tensions, qui couvent depuis trop longtemps, et dont on parle uniquement par intermittence, et après on oublie, c’est ainsi ! Les émeutes de 2005, qui aujourd’hui s’en rappelle ? Et pourtant les stigmates sont toujours présents : la relégation périurbaine, les ghettos, que j’évoquais en 2005 déjà. Un apartheid territorial, social, ethnique s’est imposé à notre pays. La misère sociale à laquelle s’additionnent les discriminations quotidiennes, parce qu’on n’a pas le bon nom de famille, la bonne couleur de peau, ou bien parce qu’on est une femme. Il ne s’agit en aucun cas, et vous me connaissez, de chercher la moindre excuse, mais il faut aussi regarder la réalité de notre pays. »

Il n’y a pas d’apartheid en France. M. Valls, Premier ministre qui voudrait avoir l’habileté de son ambition, ne saurait, sans se ruiner de réputation, demeurer à la tête d’un gouvernement qui prônerait officiellement et par la loi le développement séparé des races. Mais, dans la bouche du chef du gouvernement, l’emploi de ce terme est loin d’être innocent, et bien près d’être répugnant.

Manuel Valls doit pourtant avoir le souvenir d’un incident, qui lui fut cuisant. Le 10 juin 2009, il s’était fait remarquer par une observation à voix haute, dans une brève séquence filmée qui le montrait en maire d’Evry pressé, satisfait, un peu arrogant, et surtout oublieux – apparemment ou volontairement – d’un indiscret micro-cravate, alors qu’il était filmé par la chaîne Direct 8 pour l’émission Politiquement parlant, qu’animait avec entrain une journaliste nommée Valérie Trierweiler. Circulant au milieu des stands de ce qui semblait être un marché ou une brocante, et considérant la surreprésentation des minorités ethniques, il avait lancé au factotum qui le suivait : « Belle image de la ville d’Evry ! Tu me mets quelques Blancs, quelques Whites, quelques Blancos. »

Concert de cris d’orfraie ! Le fringant socialiste de pouvoir fut accablé du soupçon de racisme, vilipendé, condamné. M. Valls montrait son vrai visage, arrachant ainsi son beau masque d’hidalgo cambré ! Il se défendit sur le plateau de Direct 8 avec des « éléments de langage », dont ne furent pas dupes les moralisateurs de la chose publique : « Evidemment avec les stands qu’il y avait là, [j’ai eu] le sentiment que la ville, tout à coup, ça n’est que cela, (…) alors que j’ai l’idée au fond d’une diversité, d’un mélange, qui ne peut pas être uniquement le ghetto. On peut le dire, ça ? (…) On a besoin d’un mélange. Ce qui a tué une partie de la République, c’est évidemment la ghettoïsation, la ségrégation territoriale, sociale, ethnique, qui sont une réalité. Un véritable apartheid s’est construit, que les gens bien-pensants voient de temps en temps leur éclater à la figure, comme ça a été le cas en 2005, à l’occasion des émeutes dans les banlieues. »

Apartheid ! Ce mot infâme était déjà prononcé par le jeune politicien, afin de se tirer d’un mauvais pas. Ah les bien-pensants, ces cousins en ligne directe des « mieux-disants culturels », comme ils sont utiles aux socialistes de pouvoir, lorsqu’il s’agit pour eux de s’affranchir de la « banalité du mal » français ! Le socialiste de pouvoir ne saurait être un bien-pensant. Au contraire, le socialiste de pouvoir est un affranchi, un être de la rupture et du combat contre toutes les injustices. Il démontre une vivacité d’adaptation, augmentée d’un altruisme totalement étranger à un conservateur, lequel est par nature et destination crispé, replié sur ses privilèges. C’est pour ces raisons que les riches socialistes de pouvoir ont mérité leur prospérité, et que les conservateurs l’ont usurpée. Les premiers sont légitimes, les seconds intolérables. Il est sain de vilipender un conservateur, il est vilain d’accuser un socialiste de pouvoir. Derrière un conservateur, il y a une femme arrogante, des enfants capricieux, une maîtresse cupide en bas de soie noirs, des relations de mondanité froide ; derrière un socialiste de pouvoir, il y a une femme digne, des enfants solidaires, une maîtresse aimante, des amitiés solides. Il arrive que les choses ne se passent pas précisément comme l’ordre de la morale laïque et obligatoire l’exigerait, alors un chœur s’élève et reprend la formule : « Cela ne lui ressemble pas, ce n’est pas l’homme que je connais ! » Le socialiste de pouvoir n’est d’ailleurs pas un homme que l’on connaît mais un homme que l’on imagine.

Manuel Vals, par son discours à la presse, a émis un signal en direction des banlieues, des pauvres, des femmes, des émigrés, de l’ultra-gauche, enfin de tous ceux qui constituaient les réserves électorales du Parti socialiste, et qui lui permettaient de gagner quelques précieux points en cas de ballotage. À ces franges utiles, à ces masses d’appoint, détournées de leur fonction de vote utilitaire, il désigne le crime suprême de la France, prétendue patrie des droits de l’homme, mais en réalité l’autre pays de l’apartheid.

Il faut voir dans cette calomnie d’État un vrai programme politique, qui déploiera ses sortilèges dans les deux années à venir. Qu’importe à M. Valls que la France, généreuse, méthodique, supérieurement organisée, hantée par son devoir social et moral, ait courageusement affronté la très délicate question de l’exclusion : son programme de rénovation urbanistique est sans équivalent en Europe et peut-être dans le monde. L’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) a versé 1 milliard d’Euros en 2014 (7,6 milliards depuis les débuts opérationnels de l’Agence, soit une quinzaine d’année). Cet argent a largement contribué à l’amélioration de conditions de vie dans les « quartiers ».

Mais cela est balayé d’un revers de communication. La déclaration de M. Valls a valeur de programme. Nous n’en avons pas fini avec le péché d’apartheid. Il faut absolument maintenir la fiction d’une France aigrie, peureuse, repliée, et de ses « souchiens » racistes, antisémites, prêts à toutes les compromissions pétainistes, à toutes les soumissions coraniques. Rokhaya Diallo s’en réjouira, qui s’oppose à la loi contre le voile. À Télérama.fr, le 14 janvier, elle tenait ces propos : « Notre pays est malade : la France est une mère-patrie qui ne reconnaît pas une partie de ses enfants. Dans ces cas-là, quand on n’a pas l’attention de ses parents, on va se chercher d’autres parents… Et parfois ces parents, ce sont des extrémistes qui encouragent des actes abominables. C’est ce qui s’est produit. […] La France s’est toujours vendue comme un pays qui vit en harmonie avec ses minorités. Mais je suis désolée, il y a eu une marche pour l’égalité en 1983 : il ne s’est rien passé après. Il y a eu des émeutes au début des années 90 : il ne s’est rien passé après. Puis des révoltes en 2005, en 2007, en 2009… Toujours rien. Il n’y a pas eu de réponse politique à toutes ces expressions de colère, de rage parfois, qui ont été manifestées par les habitants des quartiers populaires. De façon concrète, je pense qu’il faut vraiment adopter aujourd’hui une vraie politique d’égalité. La crise économique creuse les inégalités entre les citoyens. François Hollande a été élu sur un programme de gauche mais il ne montre aucun signe d’intérêt pour les populations les plus fragiles, or la pauvreté est l’un des terreaux de ce type de comportement. Tant qu’il y aura des inégalités criantes, l’existence de discriminations économiques et politiques, on donnera des arguments pour séduire les personnes les plus instables psychologiquement, les plus fragiles et les plus enragées. »

Pourtant, la France  a parfaitement « reconnu ses enfants Kouachi », lesquels, orphelins de père, sans ressources, ont été placés à la Fondation Claude Pompidou des Monédières, magnifique région de Haute-Corrèze. Ils y ont suivi une scolarité normale de 1994 à 2000 : « Ils ont bénéficié d’un encadrement adapté. Ils ont été scolarisés au collège […], ont fait des efforts à ce niveau-là […], n’ont posé aucun problème de comportement. Ils étaient passionnés de football […], totalement intégrés à l’établissement » (Patrick Fournier, chef du service éducatif  de l’établissement, directeur adjoint du centre).

Mais je crains que cet argumentaire laisse de marbre Rokhaya Diallo, qui déclarait sans rire dans l’émission L’Info.com du 11 mars 2011, que la France avait « beaucoup de choses à apprendre des États-Unis [pour tout ce qui est relatif aux minorités et] pour protester contre les discriminations » !

*Photo : Philippe Wojazer/AP/SIPA. AP21681268_000008.

Charlie Hebdo : boulevard du ressentiment

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charlie hebdo islamophobie fabius

Evidemment, on pourrait commencer par souligner le scandale que constitue l’absence de Cabu et Wolinski à la grande marche républicaine du dimanche 11 janvier (Une absence qui ne fait pas honneur à la corporation des dessinateurs de presse…) Evidemment, on pourrait aussi se féliciter, en liminaire, que dans leur rage meurtrière les assassins de Charlie Hebdo aient miraculeusement épargné Reiser et le Professeur Choron… On aurait pu tenter de plaisanter. J’ai personnellement tendance à chercher à rire pour me rassurer, comme les enfants chantent dans le noir pour chasser les fantômes. Avant de prendre la plume sur le drame on est saisi d’un vertige : à quoi bon rajouter une larme dans l’océan des commentaires ?  À quoi bon prendre la parole après Robert Badinter, Mickaël Youn et Francis Lalanne ? (Dont la chanson-hommage « Je suis Charlie » constitue le second attentat contre l’hebdo en moins de dix jours…) Autorisons-nous quelques notules.

Sans surprise les hommes politiques ont été prompts à récupérer le drame et capitaliser sur l’émotion collective. On a vu le premier secrétaire du PS M. Cambadélis batailler tout seul, avec un sens éprouvé du ridicule, contre la présence du Front national dans la grande alliance républicaine contre la barbarie islamiste. On a vu de spectaculaires retournements de vestes, qui ont du faire frémir tous les amateurs de beau linge, tant les coutures ont craqué. On a entendu le militant Besancenot, ancien cycliste d’extrême gauche, dénoncer à la télévision l’innommable crime, alors qu’il condamnait il y a encore deux ans les « Unes » mahométanes de l’hebdomadaire satirique qu’il jugeait « non appropriées ». On a vu, bien trop vu, M. Cohn-Bendit depuis l’attentat, lui le symbole momifié de Mai 68, pleurer partout Charb, Cabu, Wolinski et consorts, alors qu’il qualifiait de « cons » et « masos » les joyeux drilles de Charlie après leurs Unes sur les caricatures du prophète. Il déclarait à l’AFP en 2012 : « J’ai toujours compris la provocation : c’est taper sur ceux qui ont le pouvoir. Autant que je sache, ce ne sont pas les salafistes qui ont le pouvoir ». Il faut dire qu’à l’époque on est allé très loin à gauche, et à la gauche de la gauche, pour dénoncer les gens de Charlie et leur propension – entre deux caricatures du pape – à se foutre de la gueule de l’Islam, perçue comme la religion des « damnés de la terre », par-là même intouchables… Parmi les réactions, signalons celle de l’économiste iconoclaste autorisé, Frédéric Lordon, qui dans une longue charge contre le slogan « Je suis Charlie » (gimmick selon lui dangereux par l’unanimisme qu’il a instauré, et les « injonctions » diverses qu’il a induit) croit utile d’écrire : « On pouvait donc sans doute se sentir Charlie pour l’hommage aux personnes tuées – à la condition toutefois de se souvenir que, des personnes tuées il y en a régulièrement, Zied et Bouna il y a quelque temps, Rémi Fraisse il y a peu ». Tout est dans le « sans doute », évidemment. On signale aussi un fascinant communiqué d’Attac, qui fait bien attention de ne surtout jamais appeler un chat un chat, et noie le poisson dans un océan de relativisme, mettant presque sur le même plan terrorisme et chômage… « Attac a également le devoir de déconstruire le discours des responsables politiques et des médias dominants qui omet totalement d’expliquer que les tueries de Charlie et de Vincennes ont des causes sociales et politiques. Il nous faut combattre avec la même force l’islamophobie, l’antisémitisme, la xénophobie et les politiques d’austérité qui fournissent le terreau des inégalités, des fractures et de la désespérance sociales ». Car il est vrai, ma brave Dame, c’est la société qui est violente ! On a entendu des voix pour accuser le racisme supposé de la société française avoir inspiré les assassins de Charlie ! On a peu entendu le terme « islamistes » dans la bouche des commentateurs et des politiques, ils ont préféré (et de loin) parler de fondamentalistes, de fanatiques, d’intégristes… Il ne faut pas stigmatiser. Padamalgam. Le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, qui n’est pas à un gag près, a même vendu la mèche sur Europe 1 : « Je ne veux pas faire le censeur, mais je pense que l’expression islamiste est probablement pas celle qu’il faut utiliser. J’appelle ça des terroristes. » Une précaution de langage visant à ne pas heurter la sensibilité (que l’on sait immense) des « islamistes » ?

Si dans les hautes sphères on a tenté de contraindre la parole, cette dernière semble s’être libérée partout ailleurs… Lors de la grande marche républicaine du 11 janvier il y avait un peu moins de 4 millions de personnes dans les rues, sachant que le pays comporte 66 millions d’habitants, calculer le nombre de personnes qui n’y étaient pas, ainsi que l’âge du capitaine ! On a eu beau mobiliser le tissus associatif, éditer des pin’s, imprimer des autocollants et évoquer l’épisode tragique dans le feuilleton Plus belle la vie (de France 3), rien n’y a fait… certains n’ont montré aucune compassion pour les victimes (qu’ils s’agissent des policiers, des punks de Charlie ou des clients de l’Hypercasher), aucun dégoût pour la violence islamiste, ou si peu, aucun sentiment d’appartenance collective face au drame… La grande vomissure de haine s’est déversée sur les réseaux sociaux, dans les forums internet, sur les zincs des troquets … Plus grave, depuis la tuerie, on a enregistré une cinquantaine d’interpellations pour apologie du terrorisme, et déjà une dizaine de condamnation a été prononcée. Le vivre-ensemble a pris un sacré coup dans l’aile ! L’attentat à la rédaction de Charlie a révélé cruellement une école de la République impuissante face aux provocations et aux violences – des centaines d’incidents ont été signalés à travers le pays lors de la minute de silence organisée en mémoire des victimes. À Senlis, dans l’Oise, un lycéen a été passé à tabac par des élèves d’un établissement voisin, qui lui reprochaient d’avoir exprimé sa tristesse face au drame. La victime est issue du lycée général de la ville. Les agresseurs d’un établissement professionnel. Le Parisien parle de « guerre des lycées », et indique que les caïds heurtés dans leurs convictions (Wesh su’l’Coran !) prétendent vouloir continuer à « buter du Charlie Hebdo ». Presque simultanément à Châteauroux dans l’Indre un lycéen était tabassé par trois camarades pour avoir affiché son soutien au mouvement «Je suis Charlie». Une élève justifie l’extrême violence au Figaro : «Faut comprendre aussi, toucher à la religion, c’est plus que limite» ; quant au chef d’établissement il semble avoir pris toute la mesure du problème : « C’est de leur âge » déclare t-il. La crispation religieuse et communautaire semble être à son comble. Bravades adolescentes ? Pas que… Réponse du Ministère ? Le déploiement en grande pompe de « référents laïcité »… On serait presque tentés d’en rire.

Au-delà des débats sur le sexe des anges, sur la formule chimique exacte qui fabrique les terroristes (Responsabilité des prisons ? Responsabilité des autorités laissant les coudées franches à des imams intégristes dans certains territoires, etc. ?) il faut s’interroger sur toute cette France qui non seulement « n’est pas Charlie » (c’est son droit), mais exprime – à travers une insensée sympathie envers les assassins du 7 janvier – sa haine de la France, sa haine de la liberté d’expression, sa haine de l’autre… Et ce que le drame de Charlie nous révèle, à travers les diverses prises de paroles et actes qui ont suivi, c’est le terrible ressentiment qui semble animer une partie de nos compatriotes, tentés par un repli communautaire tragique, et par un obscurantisme qui nous conduit droit à l’affrontement.

En cela les pathétiques portes-flingues du 7 janvier ont déjà réussi leur coup : accélérer encore le clash entre les communautés, les religions, les « cultures »… S’il est urgent de réformer les services de renseignement, il l’est tout autant de prendre acte de ce ressentiment qui gonfle comme une voile, et d’en souligner inlassablement la bêtise. La bêtise-beauf, qui est la chose du monde la mieux partagée. Mais comme le déclarait Cabu à nos confrères du Parisien en octobre dernier : « Bien sûr, on vise à dénoncer la bêtise. Mais comme le beauf a rarement conscience d’être beauf, cela ne sert pas à grand-chose… »

*Photo : B.K. Bangash/AP/SIPA. AP21679221_000006.

Viva la muerte!

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islam charia ben jelloun

En dehors des hispanisants, qui se soucie encore de José Millán-Astray ? Cet aimable garçon a inventé le cri de ralliement franquiste, « Viva la Muerte », et a lancé en outre à Unamuno un « Mort à l’intelligence » mémorable (en fait, « Muera la intelectualidad traidora », « Mort à l’intellectualité traîtresse » — mais c’est du pareil au même).

Tous les totalitarismes procèdent à de telles inversions. « L’ignorance, c’est la force », « la liberté, c’est l’esclavage », disent conjointement Big Brother et la superstition.
Oui, je crois que l’Islam se nourrit aujourd’hui, globalement, de ces inversions mortifères. Globalement, et pas « l’Islam intégriste », ni « le wahhabisme », ni « l’Islam fondamentaliste ». Comme l’explique Wafa Sultan avec la véhémence de ceux qui ont vu la mort de près, ces distinctions byzantines n’existent pas en pays musulmans. L’Islam est un.

Dans un remarquable article paru dans le New York Times, Tahar Ben Jelloun, qui lui aussi en connaît un bout sur la question, écrit : « Islam has become more than a religion: To many French youths of immigrant origin, it now provides a culture that France itself has not managed to instill. For some, a desire for life has been replaced by a desire for death: the death of others, of infidels, and one’s own death as a martyr bound for paradise.(…) The French government has not paid serious and sustained attention to the situation in its often dreary suburbs, a neglected zone where unsocialized youths live — or merely survive. Islamist recruiters target this empty space, abandoned by the state. »

Par égard pour quelqu’un que je connais et qui après dix ans d’anglais le parle moins bien qu’une vache auvergnate, traduisons : « L’Islam est bien plus qu’une religion : pour nombre de jeunes Français d’origine immigrée, il est désormais une culture qui se glisse à la place de celle que la France a négligé d’instaurer en eux. Pour certains, le désir de mourir s’est substitué au désir de vivre : la mort des « infidèles », ou sa propre mort en martyr accédant au Paradis (…) Le gouvernement français n’a accordé aucune attention sérieuse ni durable à la situation qui s’est instaurée dans les banlieues abandonnées, ces zones grises où vit — ou survit — une jeunesse déshéritée. Les recruteurs islamistes ciblent ces territoires vides, abandonnés par l’Etat. »

Je ne suis pas un grand lecteur du Monde, depuis qu’il a quitté la rue des Italiens. Il a un côté « journal officiel du libéralisme de gauche » qui me défrise. Mais bon, parfois, je vérifie mes préjugés, en espérant qu’ils ne se vérifieront pas. Mais Le Monde en général ne donne aucun démenti à mon sentiment.

Sauf vendredi dernier. Dans Le Monde des livres conjoint ce jour-là au quotidien, plusieurs écrivains d’importances variables donnaient leur avis sur les événements en cours. Passons sur la lettre filandreuse écrite par Le Clézio, décidément embaumé de son vivant depuis son prix Nobel. Kamel Daoud, Lydie Salvayre ou Amélie Nothomb disent des choses intelligentes. Mais Olivier Rolin, qui a lui aussi fait un crochet par l’ENS et le maoïsme, comme un que je connais, et dont je ne saurais trop recommander Tigre en papier, le seul roman vrai des années 68 et suivantes, m’a agréablement surpris.
Au fait, pourquoi suis-je surpris ? Les maoïstes ont toujours eu un côté intelligemment nationaliste — c’est ce qui les distingue des trotskystes béats.
Qu’écrit cet aimable garçon ? En homme de culture, il fait l’étymologie de la « phobie » que l’on accole ces temps-ci à l’Islam : non pas haine, explique-t-il, mais crainte. Et il poursuit : « Si ce mot a un sens, ce n’est donc pas celui de « haine des Musulmans », qui serait déplorable en effet, mais celui de « crainte de l’Islam ». Alors, ce serait une grande faute d’avoir peur de l’Islam ? J’aimerais qu’on m’explique pourquoi. Au nom de « nos valeurs », justement. J’entends, je lis partout que les Kouachi, les Coulibaly, « n’ont rien à voir avec l’Islam ». Et Boko Haram, qui répand une ignoble terreur dans le nord du Nigéria, non plus ? Ni les égorgeurs du « califat » de Mossoul, ni leurs sinistres rivaux d’Al-Qaïda, ni les talibans, qui tirent sur les petites filles pour leur interdire l’école ? Ni les juges mauritaniens qui viennent de condamner à mort pour blasphème et apostasie un homme coupable d’avoir critiqué une décision de Mahomet ? Ni les assassins par lapidation d’un couple d’amoureux, crime qui a décidé Abderrahmane Sissako à faire son beau film, Timbuktu ? J’aimerais qu’on me dise où, dans quel pays, l’Islam établi respecte les libertés d’opinion, d’expression, de croyance, où il admet qu’une femme est l’égale d’un homme. La charia n’a rien à voir avec l’Islam ? »
Il faudra que je pense à citer ce passage le jour où j’expliquerai en cours ce que sont des interrogations rhétoriques…

L’Inspection générale a mis Les Perses d’Eschyle au programme des prépas scientifiques. J’expliquais l’autre jour les sous-entendus de l’une des premières phrases du Messager, 17mn54 après le début : « L’armée barbare tout entière a péri. »

Barbare, pour les Grecs, est celui qui ne parle pas grec. Ni Eschyle, ni Hérodote ou Thucydide, ne supposent un instant que les Perses, tout barbares qu’ils soient, n’ont pas de civilisation. Ils n’écrivent d’ailleurs que pour rendre compte de cette différence — même s’ils supposent in petto que le monde grec a quelques longueurs d’avance, ne serait-ce que dans l’absence d’hubris.
Le sens du mot a dérivé ensuite. Pour les Romains, le barbarus, outre le fait qu’il accumule les barbarismes linguistiques, habite de l’autre côté du limen, hors des frontières de l’Empire. De linguistique qu’elle était, la notion est devenue géographique. Et comme les Vandales méritaient bien leur nom, elle s’est généralisée : le barbare, c’est celui qui prend Rome et qui la pille. Le destructeur de civilisations. L’homme des ruines.
Bien sûr, la réalité fut moins simpliste. Quand les grandes invasions ont commencé, les barbares étaient déjà là, par millions, dans l’armée ou dans les services. Travailleurs immigrés de Romains enfainéantisés. Toute coïncidence… etc.

L’un des rares films qui continue, à la dixième projection, de me détruire sur place s’intitule Les Invasions barbares. Un vieux prof d’Histoire y meurt d’un cancer, au milieu de ses amis, certes, mais conscient que le monde qu’il laisse derrière lui n’est plus que l’ombre des mondes qu’il a aimés — la Grèce de Périclès, la Florence de Machiavel, le Paris de Diderot. Ou la Cordoue d’Averroès. Il y a dans les civilisations des moments de lumière, et des zones d’ombre. Ma foi, j’ai parfois l’impression qu’une burqa immense est en train de s’abattre sur l’Europe, et que le gang des barbares ne se contente plus du malheureux Ilan Halimi : il est là, parmi nous, derrière chaque voile, et dans chaque déni. « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.»

*Photo : Dying regime.

Travailleurs détachés : quand le bâtiment s’en va

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btp ue travailleurs detaches

Sam, aimable jeune homme d’origine africaine, est chauffeur pour Uber, la compagnie de VTC à laquelle on a fait appel pour rentrer au bercail. En bavardant avec lui, on apprend qu’il était jusqu’à récemment ouvrier en bâtiment. Pourquoi cette reconversion ? « Je ne pouvais pas m’en sortir, face à la concurrence de tous les ouvriers étrangers qui cassent les prix », confie-t-il. Lorsqu’on lui fait remarquer que l’arrivée d’Uber sur le marché français menace quant à elle les chauffeurs de taxi, il l’admet volontiers : « C’est vrai, mais il ne faut pas lutter contre la marée qui monte. » Sam n’a donc pas voulu s’épuiser à nager contre le courant. Il a simplement pris acte d’un phénomène contre lequel il ne pouvait rien, et s’est adapté en cherchant lui aussi à tirer profit du changement en cours. En l’occurrence, la libéralisation de la concurrence à l’échelle internationale, et d’abord européenne. Arrivé à destination, on songe à cet effet domino et à la meilleure manière de faire face aux grandes « marées » actuelles et à venir.

En réalité, le problème qui a poussé notre chauffeur à se reconvertir porte un nom précis : « travailleurs détachés ». Une expression qui rappelle ironiquement celle de « pièce détachée », et pour cause : des centaines d’entreprises étrangères fournissent désormais le secteur français du BTP non seulement en matériaux de construction mais aussi en ouvriers qualifiés, à la demande.[access capability= »lire_inedits »] Ces petites sociétés de sous-traitance et autres agences d’intérim pullulent dans les pays du sud ou de l’est de l’Europe, car elles ne sont pas soumises aux mêmes charges sociales, entre autres, que leurs équivalents français. Résultat : une telle concurrence déloyale, fondée sur les différences de législation d’un pays à l’autre, fait des ravages dans notre économie nationale. On estime que ce « dumping social » (en partie légal du reste) représente un manque à gagner annuel de 380 millions d’euros pour la Sécu. Et des dizaines de milliers d’emplois sont directement menacés, dans un secteur déjà violemment touché par la crise.

Comme de juste, l’expression « travailleur détaché » est une invention de notre très littéraire technocratie européenne. Elle est née d’une directive du Parlement européen et du Conseil datée du 16 décembre 1996 – nom de code 96/71/CE – adoptée dans le cadre de « l’abolition, entre les États membres, des obstacles à la libre circulation des personnes et des services ». Et à ce titre, selon Laurent Neumann, ancien directeur de la rédaction de Marianne, qui s’exprimait dans le cadre d’un débat récemment consacré à la question sur RMC : « C’est le sujet par excellence qui donne envie, ou de bonnes raisons, de détester l’Europe, et même qui explique le vote Front national. » Ce à quoi son adversaire attitré, le journaliste Éric « de droite » Brunet lui répondait par une pirouette : « Moi, je suis un type sympa, de gauche, pro-européen, je suis pour qu’il y ait des Polonais qui viennent en France ! » Avant de rappeler plus sérieusement que 300 000 Français bénéficient aussi de ce statut à l’étranger, et d’affirmer que « s’ils n’étaient pas en train de travailler dans d’autres pays, comme l’Allemagne, ils seraient à Pôle emploi ».

Comme toujours, le débat ne saurait se limiter à des positions aussi caricaturales. Officiellement, la directive européenne avait aussi pour objectif de fixer un cadre garantissant une « concurrence libre et non faussée » : limiter le détachement à une durée de deux ans, durant lesquels les travailleurs concernés sont soumis au droit du travail en vigueur dans le pays où ils sont envoyés. A première vue, il d’agit bien d’une concurrence loyale. Sauf que, primo, ce souci d’équité ne concerne que le travailleur, et pas son entreprise, qui reste soumise aux charges sociales en vigueur chez elle. Et que, deusio, ces clauses elles-mêmes demeurent bien souvent théoriques. Depuis une dizaine d’années, suite à l’élargissement de l’Union européenne à partir de 2004, et avec l’adoption de la « directive Bolkenstein » sur la libre prestation de services en 2006, le nombre d’étrangers détachés en France explose. Si la direction générale du travail dénombrait 210 000 travailleurs détachés légalement en France en 2013, Michel Sapin affirmait quant à lui que leur nombre serait « plus proche de 350 000 ». Il y en aurait donc environ 140 000 qui ne sont pas déclarés. Et qui, en conséquence, travaillent dans des conditions – de sécurité ou d’hygiène notamment – et à des tarifs défiant, littéralement, toute concurrence.

Raison de cette dérive ? Le patriotisme économique, c’est chic comme une marinière d’Arnaud Montebourg et choc comme une petite phrase de Marine Le Pen, mais ça a un prix. Une architecte parisienne qui fait régulièrement appel à de petits entrepreneurs du bâtiment nous l’assure : « Je ne fais bosser que des Français. Dans mes devis, pour une journée de travail d’un ouvrier, je compte 150 euros. » Chapeau bas. Parce qu’une entreprise étrangère paie jusqu’à 20 % de charges sociales de moins que ses concurrentes françaises, et peut donc facturer d’autant moins cher. Sans compter, lâche pour sa part un patron de PME du secteur, qu’en France « le salaire horaire minimum d’un ouvrier est d’environ 10 euros et le temps de travail hebdomadaire maximum de quarante-huit heures, alors que des Bulgares ou des Roumains acceptent de travailler pour moins de 4 euros de l’heure, de 5 heures du matin à minuit s’il le faut ». Et d’avouer, désabusé : « Quand le voisin cède à la tentation, comment vous croyez qu’on s’en sort ? On est obligé d’en faire autant, ou de déposer le bilan. »

Vu la santé du BTP français, qui a dû supprimer 25 000 emplois en 2013, et prévoit d’en sacrifier 7 000 de plus en 2014, on comprend que certains finissent par envisager de trahir la patrie des droits du travailleur. Ce sont les chiffres avancés par la Fédération française du bâtiment, puissante organisation professionnelle qui regroupe la plupart des grandes entreprises du secteur. Mais son président, Jacques Chanut, est particulièrement remonté contre les maîtres d’ouvrage qui basculent dans l’illégalité, qu’il qualifie de « receleurs » : « Les travailleurs détachés, c’était la possibilité de faire appel à une main-d’œuvre complémentaire, qui est devenue un modèle économique fondé sur la fraude au détachement. » Lui-même chef d’entreprise, il témoigne : « Tous les jours, on reçoit des mails ou des fax qui proposent des prestations de sous-traitance à des tarifs inaccessibles. Ça déstructure notre secteur et ça engendre des situations humaines inacceptables : tous ces pauvres mecs qui dorment dans leur camionnette, je ne peux plus le supporter ! »

Lorsqu’on s’adresse à des organisations professionnelles dont aucune des entreprises membres n’est cotée en Bourse, on obtient un autre son de cloche. Une représentante de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb), par exemple, rappelle que « les artisans n’ont pas inventé le libéralisme, ce sont les grosses boîtes qui l’ont voulu ». Et s’indigne : « Avant, vous aviez la possibilité de travailler au noir. Alors les ultralibéraux ont inventé les statuts de travailleur détaché et d’auto-entrepreneur. Maintenant, on ne fait pas du noir, on applique la règle ! Et tout le monde est d’accord. » La règle, fait-on remarquer, n’étant elle-même pas toujours respectée, y compris par les petits patrons du secteur… « Tout le monde sait que le travail est trop cher en France. Il y a de plus en plus de contraintes réglementaires, de normes de sécurité, et les charges sont de plus en plus lourdes. Alors soit on abaisse le coût du travail pour tout le monde, soit on devra faire avec ça », tonne la chargée de communication. Ça ? « Chaque fois que vous voyez un ouvrier sans harnais sur un échafaudage, c’est un travailleur détaché ou un auto-entrepreneur. » 

À ce stade, on réalise qu’il serait malhonnête de s’arrêter à un cliché facile : si les petites sociétés locales qui déposent le bilan par centaines dénoncent un « coût du travail » exorbitant en France, les grands groupes qui bénéficient davantage de l’élargissement des marchés ne sont pas tous pour autant des ravis de la crèche aux 28 étoiles. En réalité, tout le monde s’accorde sur ce que le président de la FFB lui-même appelle « la complexification de la vie des entreprises ». Jacques Chanut partage en partie le constat des plus petits acteurs du secteur : « Déjà, les trente-cinq heures ont entraîné un surcoût important, mais à l’époque l’Europe n’était pas ouverte à ce point. Si l’on y ajoute le critère de pénibilité et d’autres mesures encore, les rapports avec les salariés sont de plus en plus complexes. » En revanche, que la concurrence soit plus « libre », il s’en félicite comme tout bon libéral. Simplement, il n’oublie pas la nécessité qu’elle demeure alors « non faussée ». Et ne veut pas excuser la fraude, pointant « une vraie hypocrisie » de nos dirigeants politiques, qu’il accuse de ne pas prendre le taureau par les cornes. « Quand on a bien pleuré, dit-il, rien ne se passe. »

Le député socialiste Gilles Savary l’affirme pourtant : « Seule une réponse nationale permet d’enrayer ces fraudes jugées complexes. » Dès juillet 2013, il s’était attelé à une proposition de loi « visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale », finalement votée un an plus tard, le 10 juillet dernier. Entre-temps, les ministres du travail européens ont signé un accord sur la question du détachement dans le seul secteur du BTP, le 9 décembre 2013. Celui-ci, obtenu à l’arraché grâce au ralliement de la Pologne à la position française sur le sujet, maintient l’obligation de déclaration préalable de détachement par l’entreprise étrangère. Et la loi française, quant à elle, rend dorénavant le maître d’ouvrage responsable de l’obtention de ce document, nécessaire au contrôle. Le non-respect de cette formalité – dont une entreprise sur deux ne s’embarrassait pas jusque-là – est désormais passible de 2 000 euros d’amende par salarié. Et si ceux-ci n’ont pas été payés au SMIC par l’entreprise étrangère, c’est le commanditaire qui devra payer la différence.

Seulement voilà, encore faudrait-il que l’inspection du travail contrôle effectivement ces donneurs d’ordres, qui risquent désormais d’être privés d’aides publiques pour une durée allant jusqu’à cinq ans en cas de fraude. Or ses agents sont littéralement débordés, et un certain nombre de chantiers se déroulent en partie la nuit. Le 27 octobre dernier, François Rebsamen a donc annoncé le « redéploiement » de 175 inspecteurs dans des équipes régionales spécifiquement chargées de ces contrôles. Sous la pression des organisations professionnelles du secteur, il a également annoncé qu’une « carte d’identité professionnelle » obligatoire serait attribuée à chaque travailleur détaché dans le BTP. Ce durcissement accéléré aura-t-il l’effet dissuasif escompté ? En attendant, le 12 novembre dernier, à Bordeaux, les ouvriers du groupe Eiffage, géant français du BTP, manifestaient contre la concurrence déloyale des travailleurs détachés. Motif de leur colère : pour éviter de licencier 700 d’entre eux, la direction leur proposait de travailler quarante-deux heures par semaine au lieu de trente-cinq, sans augmentation de salaire, afin de rester concurrentiels…

On aura beau rafistoler feu nos frontières nationales en réglementant à tout va, le spectre du « plombier polonais » n’a que peu de chances de disparaître sans une harmonisation sociale européenne, elle-même hautement improbable à court terme. Les premiers pays « détacheurs » de salariés en France sont, dans l’ordre, la Pologne, le Portugal et la Roumanie, dont les systèmes de sécurité sociale ne risquent pas d’égaler demain matin le mondialement célèbre « mieux-disant » français. Reste un seul dernier véritable frein au libre-échange frénétique de maçons, de plaquistes et de carreleurs. En dépit de « l’abolition des obstacles » que constituaient jadis nos barrières douanières, un petit entrepreneur toulousain du BTP explique qu’il ne fait pas appel à des travailleurs détachés pour une raison principale : « Les ouvriers espagnols ou portugais arrivent parfois à n’importe quelle heure en vous disant qu’ils n’avaient pas compris, et il est impossible de leur demander comment avancent les travaux ou si un problème s’est posé. C’est ingérable. »

Car dans le secteur du bâtiment comme dans celui de l’hôtellerie ou de l’agriculture, particulièrement touchés par la concurrence de la main-d’œuvre étrangère, une barrière résiste encore et toujours : celle de la langue. Une limite qui n’est ni économique ni politique, mais culturelle ! Attention cependant, en la matière aussi, « l’harmonisation » est déjà en cours. Sur les forums de discussion de sites Internet spécialisés, on trouve quantité d’annonces louches rédigées dans la langue de Molière, ou presque, par des entreprises polonaises ou espagnoles proposant notamment : « Tous travaux de maçonnerie, de coffrage, de menuiserie, pose de chapes, construction de pierre, charpente, plâtrerie, peinture en bâtiment, travaux de finition… » Un effort logique puisque la plupart des annonces de Français précisent, comme celle d’un utilisateur prénommé Anthony : « Je cherche des ouvriers du bâtiment de tous corps d’état, polonais ou espagnols, mais avec un responsable qui parle français. » À défaut de salaires élevés, de conditions de travail supportables et d’une prise en charge de tous nos frais de santé, nous pourrons au moins nous vanter de l’extension de la francophonie !

Travail détaché : légal ou illégal, mais pas loyal

L’Union européenne prévoit depuis 1996 qu’une entreprise peut « détacher » une partie de ses employés, afin de répondre à une commande nécessitant leur présence dans un autre pays membre pour une durée limitée. Dans ce cadre, les « travailleurs détachés » doivent être déclarés par l’entreprise étrangère qui fait appel à eux. Ils bénéficient des mêmes droits et sont soumis aux mêmes obligations que les salariés du pays où ils sont détachés, notamment en termes de : salaire minimum, temps de travail, défraiement, règles d’hygiène et de sécurité… Premier problème posé par ce système : les entreprises qui les détachent, elles, continuent de payer leurs charges sociales dans le pays où elles sont domiciliées. Celles-ci étant plus faibles qu’en France, des entreprises peuvent ainsi facturer moins cher leurs prestations de service. Le détachement de travailleurs venus des pays de l’est et du sud de l’Europe a donc explosé dans certains secteurs, comme la construction, menaçant nos propres entreprises. Second problème : la difficulté de contrôler que les critères prévus par la législation européenne sont respectés a provoqué une importante fraude au détachement : emploi d’étrangers sans déclaration préalable, rémunération au rabais, mépris des règles d’hygiène et de sécurité… La France cherche actuellement à limiter les dégâts de cet appel d’air, alors même qu’elle détache aussi des centaines de milliers de travailleurs à l’étranger.[/access]

*Image : Soleil.

Terrorisme : les assassins ne sont pas des victimes

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terrorisme clezio islamophobie

Je l’avoue, j’ai tout de suite pensé que l’angélisme et le déni avaient pris un sale coup, et avec la réconfortante foule du 11 janvier, c’étaient bien les deux seules choses qui me consolaient. Le discours du Premier ministre m’a fait du bien aussi, et la belle Marseillaise des députés debout. J’ai voulu y croire… J’y ai cru.

Puis il a bien fallu retourner à nos vies « normales », et reprendre le chemin de la salle des profs, où se pressent, comme chacun sait, de beaux esprits « à qui on ne la fait pas ». Et là, quelle claque !

Comment lire, sous la plume de Le Clézio, dans un article affiché en salle des profs, que ces meurtriers « ont été mis en échec (sic) à l’école », sans ressentir l’insulte faite à tous les professeurs qui, en dépit de conditions si difficiles, s’obstinent à essayer de créer chez ces enfants le goût de l’effort, de la découverte, du savoir, de la tolérance ? Dont le discours est si souvent immédiatement invalidé, à la maison, par les prêches fondamentalistes sur satellite ou les sites web délirants, quand ce n’est pas les grands frères, voire les parents ? Qui sont si rarement soutenus par leur hiérarchie, dont la devise est trop souvent de ne « surtout pas faire de vagues » ? Qui essuient quotidiennement les insultes, les incivilités, la violence de certains élèves, et qui en sortent parfois brisés, désespérés ?

Comment accepter d’entendre, de la bouche d’enseignants censés transmettre et s’efforcer d’incarner les valeurs de la République, que « Charlie est islamophobe », qu’il faut « libérer des espaces de parole » pour les pauvres petits qui refusent la minute de silence, qui se sentent « contraints », que « quand on voit comment les israéliens traitent les palestiniens… »

Que cachent vraiment ces points de suspension ? Les victimes de l’Hypercasher, eux aussi, « l’ont bien cherché « ? Fallait pas être juif ? Allez, dites-le clairement, ça fera du bien. Il y a les bonnes victimes …et les moins bonnes. Rappelez-vous Merah, autre exclu, issu de cités presque aussi dures que Gaza….Une petite larme pour lui ? Je vous en prie, mais vous me permettrez de ne pas me joindre à vous.

Comment accepter enfin d’entendre constamment que « les premières victimes de tout cela, finalement, ce sont les musulmans de France » ?  lls sont des victimes collatérales si l’on veut, et l’on se doit de les défendre, mais non, en France, en tant que musulmans, ils ne sont pas les premières victimes. Allez, un petit effort, rappelez-vous qui étaient ces morts, je parle des sanglants, des définitifs, des pas métaphoriques du tout. Vous leur devez au moins ça, vous ne croyez pas ? Ceux qui ont été tués l’ont été parce qu’athées et blasphémateurs, policiers, ou juifs.

Belles âmes si soucieuses de « prendre de la hauteur », de ne pas réagir « à chaud »… vous êtes montées trop loin, et dispensez vos perles de sagesse depuis des hauteurs où même la morale la plus élémentaire n’a plus d’oxygène. Même si cela risque de bousculer vos certitudes, forcez-vous un peu et regardez ces morts, les larmes de leurs familles chrétiennes, athées, juives ou musulmanes, les blessures des victimes de l’intolérance religieuse, la douleur des juifs qui ont désormais peur de vivre en France.

Et quand vous aurez fini de répandre votre compassion sur les meurtriers… s’il en reste un peu, pensez aux victimes ! Certes, c’est d’un commun… mais cela vous rendra un peu d’humanité.

*Photo : Pixabay.

Arno Klarsfeld convoqué par un juge pour anti-antisémitisme

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Arno Klarsfeld antisémitisme convocation

C’est fou ce qu’on apprend ces jours-ci. Par exemple, j’ai découvert hier, soit l’avant-veille de mon anniversaire de 38 ans, que j’étais encore considéré comme un « jeune ». En tout cas par la justice. Dingue aussi le nombre d’occasions qu’on a, depuis une quinzaine de jours, de défendre des gens qu’on ne portait pas spécialement dans son cœur jusqu’alors. Arno Klarsfeld, par exemple.

Pour avoir rappelé le plus précisément possible ce qu’est l’antisémitisme actuel sur un plateau d’iTélé il y a un an, l’avocat a été entendu deux fois par la police, avant d’apprendre hier qu’il était convoqué le 3 février par un juge d’instruction. Motif ? Notre Inglorious Basterd national aurait « porté des allégations ou imputations d’un fait portant atteinte à l’honneur et à la considération des « jeunes de banlieue » ». Qualification fumeuse, sans doute traduisible en droit par le terme « diffamation ».

Voyons ça de plus près, en commençant par la phrase incriminée : « Non la France n’est pas antisémite, il y a le noyau dur de l’extrême droite qui l’est vigoureusement, une partie de l’ultra gauche et les islamistes, et une partie des jeunes de banlieue. » Suprise, donc : parmi tous ceux qui insultent ou s’en prennent physiquement aux Juifs, seules les personnes d’âge mûr vivant au cœur d’un centre urbain seraient désormais susceptibles d’être qualifiées d’antisémites. Les autres, ceux qui ne sont ni d’extrême-droite ni d’ultra-gauche, ne pourraient qu’être blessés dans leur « honneur » et leur « considération » si on s’avisait d’appeler par son nom leur haine des Juifs.

Joint par téléphone Arno Klarsfeld m’a confié avoir pu consulter la plainte, déposée par « une personne de 37 ans » qui aurait dit aux policiers : « Je suis un jeune de banlieue. » Moralité : la banlieue, ça conserve ! On y reste jeune jusqu’à la quarantaine… Face à un procès-verbal aussi cocasse, « le procureur aurait dû s’asseoir sur la plainte, la mettre au panier, mais il l’a transmise au juge d’instruction, s’étonne simplement Klarsfeld. Ça m’attriste que le représentant de l’Etat ait choisi de poursuivre ».

Car si le procureur a la possibilité de ne pas saisir le juge d’instruction, ce dernier est quant à lui obligé d’instruire une telle affaire lorsqu’il en est saisi. Bien sûr, pour l’avocat qui estime qu’il n’y a « pas de constitution de diffamation », la plainte n’a a priori aucune chance d’aboutir à une condamnation. Ou alors, « si je dis que les ours blancs sont beaux, un dromadaire peut porter plainte parce qu’il s’est senti offensé », résume Arno Klarsfeld.

Comme le rappelait Manuel Valls le 13 janvier dans son mémorable discours à l’Assemblée : « Il y a un antisémitisme dit historique, remontant du fond des siècles. Mais il y a surtout ce nouvel antisémitisme qui est né dans nos quartiers (…). Sur fond de détestation de l’Etat d’Israël. Et qui prône la haine du juif et de tous les juifs. » Le Premier Ministre, qui aurait sans doute dû en avertir le garde des Sceaux, ajoutait même : « Il faut le dire, il faut poser les mots pour combattre cet antisémitisme inacceptable. »

Photo : Baziz Chibane/SIPA/1110271552

L’Apôtre déprogrammé

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La résistance, oui, mais pas trop longtemps non plus. La liberté d’expression, oui, mais ça dépend pour qui. Nous sommes tous Charlie, mais nous ne sommes pas tous L’Apôtre. Le film de Cheyenne Carron, que nous avions interviewée il y a quelques mois, vient en effet d’être déprogrammé dans deux salles pour « prévenir des risques d’attentats » : au cinéma Le Village de Neuilly, où il devait être diffusé le 12 janvier, sur demande de la préfecture de police ; à Nantes, où les AFC (Associations familiales catholiques) avaient prévu de le passer le 23 janvier, sur les « vifs conseils » de la DGSI. Le motif invoqué par les services français est on ne peut plus attendu : la communauté musulmane risquerait de « se sentir provoquée » par L’Apôtre, film au demeurant profond et parfaitement équilibré, qui raconte simplement la conversion d’un jeune Français de tradition musulmane au catholicisme. Les fidèles d’ Allah y sont représentés comme généralement bien intégrés et sains d’esprit, fors deux fous qui cognent l’apostat pour lui apprendre à trahir sa religion.

Concluons donc : quand, comme Houellebecq, on raconte une conversion à l’islam, on fait monter l’islamophobie ; quand, comme Cheyenne Carron, on raconte une conversion au catholicisme, par contre on fait monter l’islamophobie.

Chrétiens donc martyrs

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Chrétiens d'orient persécution Livre noir

À l’entrée « Chrétiens » du nouveau dictionnaire des idées reçues, on pourrait écrire avec la concision flaubertienne : « Persécutés ». Voilà bien quinze ans en effet que rapports, discours, livres, enquêtes, documentaires se succèdent et s’empilent pour tenter de cerner le sujet. Le malheur veut que ce sujet soit vaste comme le monde et que, pour traîner ci et là dans les esprits comme un lieu commun, il n’en désigne pas moins une réalité. Malgré son titre bâtard comme une circonlocution qui n’arriverait pas à désigner réellement son objet, Le Livre noir de la condition des chrétiens dans le monde, très gros ouvrage qu’ont dirigé trois pontes du catholicisme européen – Mgr di Falco, évêque médiatique français, Timothy Radcliffe, sujet britannique anciennement général des dominicains, et Andrea Riccardi, fondateur de la Communauté de Sant’Egidio, très influente en Italie dans le service des pauvres et le dialogue interreligieux – en renouvelle cependant l’approche. Les 70 spécialistes qui traitent la question ne sont pas d’abord des analystes en chambre, mais des hommes de terrain, clercs ou laïcs, qui témoignent de ce qu’ils ont vu, ou même de ce qu’ils ont subi directement.
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Si l’on regarde la carte éditée par l’AED (Aide à l’Église en détresse), qui publie elle aussi son substantiel rapport annuel sur la « liberté religieuse dans le monde », il apparaît bien vite ce que l’on redoutait : une large bande rouge sang inonde le globe un peu au nord du tropique du Cancer, de la Libye à la Corée du Nord. Cette ceinture purpurine n’est certes pas constituée de la seule hémoglobine des chrétiens : sous les régimes tyranniques, totalitaires ou « fondamentalistes » qui peuplent encore la terre de fantômes quotidiens, chaque confession religieuse et parfois chaque athée ou considéré comme tel risque la persécution. Pourtant, le christianisme contemporain souffre de caractéristiques propres qui de plus sont apparemment contradictoires. Première religion du monde, le christianisme dans son ensemble représente la foi et/ou la culture d’un tiers de l’humanité. Son universalité – son oikouménè, comme on dit, c’est-à-dire sa vocation diffusive, jusqu’aux quatre coins de la terre habitée – promet évidemment que partout où il y a matière à persécuter, il y a chrétien, au Vietnam comme au Nigeria. L’autre attribut éminent de ce christianisme, c’est qu’il n’est pas une armée. Depuis le bon mot de Staline, rien n’a changé : le pape n’a toujours pas de divisions. Et, malgré la doxa qui court dans un certain monde, on n’a jamais vu le judéo-croisé George Bush ériger des cathédrales en Irak ou pratiquer la conversion forcée des populations sunnites. Que les premières nations du monde soient fondées sur une culture chrétienne ne change rien au sort des humiliés. Au contraire, même, pourrait-on dire, leur erreurs géopolitiques ont singulièrement accru « le prix à payer » par ces véritables damnés de la terre que sont les chrétiens des pays pauvres.

Il est si pénible de redonner une fois encore le nom de la religion que professent les principaux bourreaux de chrétiens aujourd’hui qu’on hésite même, de guerre lasse, à l’écrire. Tout le monde le sait bien dans le fond. Et dans l’éternel débat que l’on n’a toujours pas réussi à trancher, savoir si cette confession est en elle-même homicide ou si ce sont ses surgeons contemporains seulement qui aiment le goût du sang, on risque de manquer encore le sujet. On se dit que ce n’est pas en faisant de la théologie musulmane que l’on comprendra la raison du sort des chrétiens. Il est pourtant glaçant de constater que, malgré la volonté des auteurs du livre de ne pas « stigmatiser », les deux tiers de ses pages d’horreur concernent les pays de culture ou de religion musulmane. Peut-on ne pas lire des témoignages comme celui du père Dominique Rézeau, dernier prêtre français officiant en Libye, qui parle de ce Noir chrétien, « pensez donc, presque un “non-être” ici », qui, roué de coups dans la rue jusqu’à en perdre un œil, est ensuite dépouillé par les passants de ses maigres possessions et qui, lorsqu’il va porter plainte, est jeté en prison par la police ? Ou encore qui parle de ces trois religieuses, françaises et italienne, broyées dans leur voiture à Tripoli par un camion. Comment ne pas songer au million de chrétiens qui vivent en Arabie saoudite, pour la plupart philippins, et qui, au nom du wahhabisme, non seulement n’ont pas le droit au moindre office religieux ni de mettre une guirlande sur un sapin de Noël, mais non plus d’enterrer leurs morts ?

Dieu merci, les raisons de persécuter les chrétiens dans le monde sont variées, et il n’y a pas que les adeptes de Mahomet, dégénérés ou pas, qui s’y mettent. Il y a aussi ces jeunes filles congolaises que raconte la journaliste italienne féministe-catholique Lucetta Scaraffia, victimes de soudards que leur animisme a persuadés que le viol d’une vierge les rendrait plus virils. Il y a encore ces Indiens de sous-castes que les hindous nationalistes et fiers de l’être méprisent et oppriment avec parfois l’accord de leur gouvernement local. Il y a, toujours en Asie, ces bons bonzes du Sri Lanka qui, loin de l’imagerie d’Épinal du bouddhisme dalaï-lama, traitent les religieuses catholiques cinghalaises de « prostituées de Jésus » ou encore de « démons envoyés par leur Dieu », attaquent des églises et parfois tuent des chrétiens. Il y a toujours la Chine, où le développement vertigineux du protestantisme évangélique, notamment dans le nord du pays, inquiète un pouvoir que l’on sait de manière générale assez peu rompu à la tolérance à l’égard de qui que ce soit. La Chine qui, soit dit en passant, devrait devenir en 2030 le premier pays protestant du monde, pour le nombre d’individus, phénomène dont feraient bien de se soucier les observateurs géopolitiques.

Mais il y a aussi ces chrétiens que persécutent d’autres chrétiens, comme les catholiques et protestants de Russie qui pour ne représenter que 2 % de la population subissent pourtant les foudres de la puissante Église orthodoxe. Plus étonnant au premier abord, les catholiques conscients et engagés d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale qui, lorsqu’ils défendent les pauvres et les sans-terre, comme au Brésil, sont menacés de mort par les grands propriétaires sans que l’État central n’intervienne ; ou comme cet évêque mexicain qui, ayant voué sa vie à la cause des opprimés en tout genre, notamment des homosexuels et transsexuels, vit sous la menace des cartels et des paramilitaires qui réclament qu’on le remplace par un prélat « vraiment catholique »

Bref, en quittant cette littérature éprouvante, on se dit que si Tertullien avait raison et que « le sang des martyrs est semence de chrétiens », le xxiie siècle sera chrétien ou ne sera pas.
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Le Livre noir de la condition des chrétiens dans le monde, dir. Jean-Michel di Falco, Timothy Radcliffe, Andrea Riccardi, XO, 2014.

Photo : Vianney Le Caer/SIPA/1408160944

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Droit au blasphème : la possibilité d’une île catholique

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pape francois charlie hebdo blaspheme

pape francois charlie hebdo blaspheme

La réaction du Pape François sur les tueries françaises était triplement attendue. On s’attendait à ce qu’il s’exprime sur ce drame, on s’attendait à ce qu’il nous surprenne par sa prose simple et percutante et on s’attendait à la teneur de ses propos.

Concernant le style, les Papimanes  – aussi nombreux que les Papefigues du temps du Benoît XVI – n’ont pas été déçu : « Si M. Gasbarri (responsable des voyages pontificaux, assis à côté du Pape pendant l’interview), qui est un grand ami, dit un gros mot sur ma mère, il doit s’attendre à recevoir un coup de poing! C’est normal… On ne peut pas provoquer, on ne peut pas insulter la foi des autres, on ne peut pas se moquer de la foi! ». La métaphore, à la portée de n’importe quel journaliste, a le mérite de la clarté et nulle explication de texte ne semble nécessaire. Et le Pape de rajouter : « J’ai pris exemple de la limite pour dire qu’en matière de liberté d’expression, il y a des limites, d’où l’exemple choisi de ma mère».

De nombreux catholiques français n’ont pas attendu le style inimitable du souverain pontife pour exprimer le point de vue de la « responsabilité » en matière de liberté d’expression. Elle est devenue le maître mot des e-curés ou autres blogueurs rendus célèbres par ces grandes cousinades en pull en capuche rose et bleu. Leurs billets d’humeur oscillaient avec justesse entre une belle et émouvante compassion envers les victimes et d’autre part, un appel au respect des croyances d’autrui pour apporter la paix. Nos commentateurs en col romain « pleurent ceux qui ne les faisaient pas rire » et déclarent de concert qu’ils « ne sont pas Charlie ». C’est d’ailleurs devenu le mot d’ordre de twittos moins subtils que les blogueurs susnommés et  pour qui la formule souvent remplace la pensée.

Mais que signifient ces réactions ou, pour employer une expression bien trop galvaudée, de quoi sont-elles le nom ? Commençons avec nos twittos imbéciles, qui répètent inlassablement : « Je ne suis pas Charlie ». Bienvenue dans le monde d’un nouveau panurgisme réactionnaire. Ulcérés à juste titre par la guimauve émotionnelle des soi-disant 60 millions « de Charlies » – sensiblerie touchante mais inappropriée à mon sens à l’horreur de ces tueries – ils s’engouffrent comme un seul homme dans la posture réactionnaire, qui devient ici pavlovienne. En se croyant plus malins que leurs compatriotes, voulant affirmer leur singularité revendiquée, ils prennent le parti de la marge, sans comprendre que la réaction pour la réaction n’a aucun sens et surtout qui n’est plus si marginale. Crise d’adolescence tardive pour certains, aussi subversive que le port d’un t-shirt du Che. Tout devient kitsch, insignifiant. Kundera triomphe d’un Muray récupéré à son insu (à ce sujet voir l’excellente saillie d’Alexandre de Vitry dans son article « Muray, moderne contre moderne » dans le Causeur de janvier).

Parlons maintenant, et cela se révèle beaucoup intéressant, de ceux qui formulent un raisonnement qui utilise mais dépasse l’étroitesse du slogan « Je ne suis pas Charlie ». Ils appellent au respect des croyances, à la « responsabilité », nous l’avons dit, et à « ne pas jeter de l’huile sur le feu ». Huile – la caricature du prophète avec la mention « Tout est pardonné », qui attise le feu – les horreurs de ces derniers jours au Pakistan et au Niger. Or, c’est exactement le même vocabulaire qu’utilisent les dignitaires musulmans en France et à travers le monde. Même son de cloche – de muezzin ? – chez Abdallah Zekri, haut responsable du CFCM, président de l’Observatoire contre l’islamophobie, chez le bien moins modéré Amar Lasfar, Président du l’UOIF (proche des frères musulmans) ou encore de la part de l’instance musulmane égyptienne Dar al-Ifta, qui adresse une « mise en garde » à Charlie Hebdo. Plus inattendu, du moins pour les esprits peu avertis, la règle de la responsabilité sévit consciencieusement du côté de certains médias anglo-saxons. Le 15 janvier, la chaine britannique Skynews censure Caroline Fourest alors qu’elle montrait à l’écran la une de Charlie Hebdo. Si la décision de la chaine est ridicule – car il suffit d’un clic pour découvrir cette une désormais mondialement connue – elle révèle d’une manière criante la puritanisme anglo-saxon qui veille à ne pas heurter ses nombreuses communautés.

Et voici précisément ce qui me gêne dans la réaction de ces nombreux catholiques réfléchis. Ils se trompent de pays.  En appelant à cet esprit de responsabilité qui règne dans les pays anglo-saxons, ils souscrivent au caractère multi-culturel de nos sociétés. Les « accommodements raisonnables » au Canada ou le « politiquement correct » américain (le vrai, pas la formule fourre-tout des zemmouriens de bas étage) constituent les outils d’une société qui reconnaît l’existence de plusieurs communautés et qui veille à ménager leur susceptibilité. Trop peu pour moi ! La France a une longue tradition blasphématrice et je ne vois pas pourquoi la présence de musulmans devrait changer la donne. Les catholiques ont pris le temps de s’y habituer – et Voltaire était bien plus violent (et plus drôle) que les dessinateurs de Charlie – s’y sont fort bien accommodé et parfois ont ri avec leur compatriotes laïcards. Depuis bien longtemps, aucun catholique ne s’offusquait des dessins parfois injurieux de Charlie, et l’ignorance prévalait le plus souvent à l’égard d’un tirage presque anecdotique. Nous autres catholiques ne pouvons jouer les vierges effarouchées, il y a bien longtemps que Charlie ne nous choquait plus. Historiquement, les querelles entre l’Eglise et la République sont apaisées  depuis l’Union sacrée de 1914 et institutionnellement réglées depuis les accords Poincaré-Cerretti de 1924. Comme le chante Sardou dans Les Deux Ecoles, la France vivait sereinement son double héritage: « Fille aînée de l’Eglise et de la Convention ». J’aime cette France pacifique bien que contradictoire, fidèle de la messe ou du bistrot, dévote et libertaire. Par leur histoire, les catholiques français « sont Charlie », qu’ils le veuillent ou non. Et si le slogan est réducteur – les dessinateurs ne constituent pas l’ensemble des victimes – il a le mérite de rappeler une part de notre identité qui a été lâchement assassinée.

De manière plus spéculative, je décèle chez certains catholiques une certaine tentation communautaire. Les manifs pour tous ont révélé la béance philosophique entre plusieurs franges de la société et dans bien des cas, l’absence de dialogue possible. Cette crise de l’ « en-commun » participe de notre crise identitaire française et naturellement, nous nous tournons davantage vers ceux qui nous ressemblent. Banalité sociologique mais j’estime que beaucoup de catholiques en ont assez de cette France moribonde incapable de proposer un socle de valeurs communes fidèle à son histoire. Leurs raisonnements intellectuels font moins appel à leur attachement à l’Occident chrétien qu’à l’universalisme catholique. De là à faire sécession ? C’est absurde de le penser mais il y a des sécessions intérieures, l’envie de prendre le large. Je perçois, malheureusement, la possibilité d’une île.

*Photo : wikipedia.

Le FN, parti gay friendly?

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marine pen fn gay

marine pen fn gay

On est au soir du premier tour de l’élection présidentielle de 2012. Ce dimanche 22 avril, salle de l’Équinoxe, dans le 15e arrondissement de Paris, la famille FN est aux anges. Marine Le Pen, présidente du parti depuis quinze mois, n’est pourtant que troisième et, par conséquent, ne sera pas présente au second tour. Mais avec cette place d’honneur elle fait mieux, en pourcentage, que son père dix ans plus tôt. Rien que cela, c’est une victoire, et pas qu’une petite. Assis à une table, tel qu’au café du village, le patriarche contemple, heureux, son œuvre et celle qui désormais en dispose. Dans la salle sous perfusion de funk, c’est l’éclate. Documentariste régulier des soirées frontistes, Serge Moati en prend plein la bobine. Julien Rochedy, à l’époque patron du FNJ, le Front national de la jeunesse, affiche un sourire gin to’ sur sa belle gueule proprette. Debout l’un près de l’autre, deux garçons regardent le spectacle de la foule en fête. Ils se tiennent par la main dans l’intimité des lumières syncopées.

Vincent, 21 ans, et Adrien, 17 ans, habitent le Val-de-Marne. Ils sont en couple, comme on dit quand c’est du sérieux – cependant Adrien n’est pas tout à fait certain d’être « gay », alors que Vincent, le plus grand, n’a semble-t-il plus de doute à ce sujet. Le Front national ne les effraie manifestement pas. Ils se sentent là en terrain hospitalier. Pour eux, les « casseurs de pédés » ne sont pas, comme on serait enclin à le penser, à l’extrême droite, du moins pas au FN, au sujet duquel ils ont quelque idée qui les met d’autant plus en confiance : « Il y a beaucoup de gays dans la direction du parti », croient-ils savoir. Rien à craindre, donc. Leur « histoire », avec le FN, est celle de « petits Blancs » vivant en banlieue parisienne et s’y sentant « minoritaires ».[access capability= »lire_inedits »] « Dans ma classe, au collège, on n’était que trois Blancs, j’ai été traumatisé », raconte Adrien, dont les parents sont séparés et pas du tout adeptes des théories du Front national. « La prof d’histoire n’arrivait pas à donner ses cours, poursuit-il. Les autres refusaient qu’elle parle de l’histoire de France, ils voulaient qu’elle leur parle de la guerre d’Algérie. Il y en avait qui essayaient de s’intégrer, j’avais une copine parmi eux, mais elle se faisait  traiter de “collabo”. » Quant à Vincent, il avait à l’époque changé de filière de formation afin de ne plus être entouré « que de Noirs ». Il avait opté pour un apprentissage d’agriculteur, à la campagne, à la ferme, « avec les cochons ». Pour ces deux garçons, le Front national était comme un refuge, un foyer d’accueil où leur sexualité, qui plus est, pensaient-ils, espéraient-ils, ne ferait pas débat, quand l’homosexualité continuait d’être mal vue « en banlieue », leur aire de provenance – mais pas que là, c’est évident.

Pour les garçons perdus, Marine Le Pen c’est un peu « maman ». Elle est, pour coller à cette image maternelle, la Louve romaine davantage que la Liberté dépoitraillée guidant le peuple. La présidente du Front national donne la tétée à plein de petits Remus et Romulus, et certains parmi eux sont homosexuels. Le Refuge, à propos, est le nom d’une structure associative venant en aide aux jeunes gays et lesbiennes rejetés par leur entourage familial. Le parallèle avec le FN est moins osé qu’il n’y paraît : sans doute, pas mal de jeunes gens, et qui sait, de jeunes filles, rejoignent-ils le FN, soit parce qu’ils souffrent d’un sentiment d’inversion – politique ou sexuelle – dont ils espèrent qu’il disparaîtra une fois le pas franchi, soit parce qu’ils fuient l’image d’invertis que la société leur renvoie, alors qu’ils se savent « sains », dans leur tête et dans leur corps.

Certes, on peut penser que c’est d’abord pour les idées qu’il défend qu’on adhère au Front national. Il n’y a pas, à ce que l’on sache, de déterminisme politique lié à l’orientation sexuelle, et inversement. Mais comment expliquer que le FN, qui ne produit aucun discours « LGBT » (Lesbiennes, gays, bi, trans) et dont on ne s’attend pas à ce qu’il tende une main particulièrement charitable aux homosexuels, exerce sur une partie d’entre eux un pouvoir d’attraction somme toute assez fort ? Pourquoi les « petits Blancs » gays mal dans leur peau, « en recherche », ne se précipitent-ils tous pas dans les bras du Parti socialiste, a priori conçu pour les comprendre et les accepter « tels qu’ils sont » ? Est-ce seulement affaire de « fausse conscience », de fâcheuse erreur d’aiguillage ?

La dialectique sexualité-idéologie tourne ici à plein régime. De quoi, en effet, le « petit Blanc » gay – la question peut être élargie au « petit Blanc » hétéro – est-il demandeur ? Il veut se sentir valorisé et fort, alors qu’il ne se perçoit pas ainsi « à la base ». Les « années collège » – où l’on se jauge et se compare, où naissent les rapports furieux de domination – sont souvent déterminantes. Vincent et Adrien auront sans doute estimé qu’ils n’avaient pas leur place parmi leurs contemporains « blacks-beurs » immédiats, soit qu’ils les jugeaient trop forts pour eux, soit qu’ils se jugeaient supérieurs à eux – ces deux raisons n’étant pas exclusives l’une de l’autre. Que seraient-ils donc allés faire dans la galère PS, où prévaut une idéologie de fraternité fondée sur l’indifférenciation des origines, à leurs yeux une supercherie qui les condamne, pensent-ils, à tenir éternellement le rôle de « lope » (de salope) du « black-beur » dominant ou supposé tel ? Si on quitte le terrain idéologique pour celui, mouvant mais instructif, de l’inconscient, adhérer au FN, c’est dès lors prendre une revanche sur la vie, c’est vouloir renverser le schéma de domination, non tant sexuel que politique. Si l’on préfère, plutôt que de se donner à la puissance « black-beur », ils se donnent à la puissance FN. Ils auraient pu être Jean Genet succombant à l’appel de Tanger, ils seront Renaud Camus répondant à celui de Marine – on sait ce que les désillusions amoureuses peuvent produire en termes de retournement idéologique.

À ce stade, ce n’est pas tant l’orientation sexuelle qui préside au « choix », que l’idée que l’on se fait de sa propre valeur – une homosexualité mal vécue, elle l’est souvent à l’adolescence,  n’arrangeant toutefois rien à la situation. Dans le film Les Garçons et Guillaume, à table !, Guillaume (Gallienne) se rend à un « plan cul » sans trop imaginer, ou au contraire en fantasmant cet instant, qu’il se retrouvera face à deux Franco-Maghrébins. Mais il y a maldonne : les deux « Arabes » pensaient avoir affaire à un « cousin », un « rebeu » comme eux, or non, Guillaume est un « céfran », un « Blanc », un mets qu’ils ne goûtent pas et qu’ils renvoient comme une nourriture avariée – le personnage joué par Guillaume Gallienne n’adhère pas pour autant ensuite au Front national. Cela pour dire que ce qu’un homosexuel fuit en prenant sa carte au FN, c’est autant sa « condition première », s’il y a lieu, que son statut de dominé ou de prétendu tel dans la hiérarchie politico-sexuelle.

Et puis, au-delà des questions ethno-identitaires françaises, il y a l’attrait physique et psychique qu’exerce la « force » sur une partie des homosexuels (et des hétérosexuels bien entendu, mais c’est moins notre sujet), une force en l’occurrence et si

possible sans autre loi que celle, justement, de la force. Tout cela peut en rester au fantasme et à la pratique assistée par ordinateur ou réalisée avec la ou les personnes de son choix, quelle que soit d’ailleurs l’obédience politique à laquelle on appartient : droite, gauche, centre, la liste est longue. Ce fort penchant, cette pulsion pour ainsi dire, peut aussi s’incarner politiquement, de préférence à l’extrémité droite du champ politique, où prévaut le culte de la « force pure », qu’à son extrémité gauche, égalitaire et fraternelle en diable, laquelle, à la période soviétique, ne manquait cependant pas d’images crypto-érotiques glorifiant l’« homme nouveau ».

Mais, malheur, il arrive, c’est même assez fréquent, que l’homosexualité soit jugée contre-révolutionnaire par ceux-là mêmes qui, au début, n’y trouvaient rien ou pas grand-chose à redire. Dans Les Bienveillantes, le roman de Jonathan Littell, le « héros », Maximilien Aue, un nazi, homosexuel, surpris par la police dans Tiergarten, à Berlin, au moment où il s’adonne à une gâterie, ne doit la vie sauve qu’au calcul politique du fonctionnaire de police qui l’interroge cette nuit-là et qui se garde bien de transférer le dossier du suspect que voilà au Bureau central du Reich pour le combat contre l’homosexualité et l’avortement. Vérité révolutionnaire, mais aussi vérité biblique et vérité freudienne d’une certaine manière : l’individu qui ne pense qu’à jouir – l’image accolée parfois aux homosexuels – est improductif, donc contraire aux intérêts de la révolution et plus généralement à ceux de l’espèce humaine.

L’entendez-vous venir, le point Godwin  ? Pour l’heure, les « gays » sont les bienvenus au Front national ou à son avatar le Rassemblement bleu marine, comme l’atteste le « ralliement » à celui-ci, début décembre, d’un des fondateurs de GayLib, l’ex-« branche gay » de l’UMP, aujourd’hui associé aux centristes de l’UDI. L’« outing », dans le magazine Closer du 12 décembre du vice-président du FN Florian Philippot, qu’il soit dû à la seule « sagacité » du magazine ou qu’il lui ait été aimablement servi par un ennemi de l’« outé », peut toutefois fournir des arguments aux « conservateurs » du Front, emmenés par Marion Maréchal-Le Pen. Ces conservateurs-là, proches des catholiques de La Manif pour tous, en ont peut-être assez d’entendre en boucle « It’s Raining Men », le tube disco de 1979 devenu hymne gay, accompagné dans le refrain d’un joyeux « Hallelujah ». De là à bazarder la playlist du parti à la flamme… On ne va quand même pas, dans les congrès, danser toute la nuit sur de la bourrée auvergnate. Là-dessus, progressistes et conservateurs s’accordent, même au FN. Car si l’orientation sexuelle ne détermine pas un engagement politique d’un type particulier, l’appartenance à un « courant » plutôt qu’à un autre ne fait pas de vous obligatoirement un homophobe, ni automatiquement, à l’inverse, un ami des homos.[/access]

*Photo : LCHAM/SIPA. 00656784_000026.

Apartheid et éléments de langage

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valls apartheid terrorisme

valls apartheid terrorisme

Adressant ses vœux à la presse, le 20 janvier, le Premier ministre a pris l’apparence du responsable sérieux et de l’analyste objectif de la société française. Pour cela, il a accablé notre pays en l’assimilant à l’Afrique du sud sous le pouvoir blanc, et à l’Amérique de la ségrégation. C’est honteux, c’est dégueulasse, mais ça peut marcher : « Ces derniers jours ont souligné beaucoup des maux qui rongent notre pays ou des défis que nous avons à relever. À cela, il faut ajouter les fractures, les tensions, qui couvent depuis trop longtemps, et dont on parle uniquement par intermittence, et après on oublie, c’est ainsi ! Les émeutes de 2005, qui aujourd’hui s’en rappelle ? Et pourtant les stigmates sont toujours présents : la relégation périurbaine, les ghettos, que j’évoquais en 2005 déjà. Un apartheid territorial, social, ethnique s’est imposé à notre pays. La misère sociale à laquelle s’additionnent les discriminations quotidiennes, parce qu’on n’a pas le bon nom de famille, la bonne couleur de peau, ou bien parce qu’on est une femme. Il ne s’agit en aucun cas, et vous me connaissez, de chercher la moindre excuse, mais il faut aussi regarder la réalité de notre pays. »

Il n’y a pas d’apartheid en France. M. Valls, Premier ministre qui voudrait avoir l’habileté de son ambition, ne saurait, sans se ruiner de réputation, demeurer à la tête d’un gouvernement qui prônerait officiellement et par la loi le développement séparé des races. Mais, dans la bouche du chef du gouvernement, l’emploi de ce terme est loin d’être innocent, et bien près d’être répugnant.

Manuel Valls doit pourtant avoir le souvenir d’un incident, qui lui fut cuisant. Le 10 juin 2009, il s’était fait remarquer par une observation à voix haute, dans une brève séquence filmée qui le montrait en maire d’Evry pressé, satisfait, un peu arrogant, et surtout oublieux – apparemment ou volontairement – d’un indiscret micro-cravate, alors qu’il était filmé par la chaîne Direct 8 pour l’émission Politiquement parlant, qu’animait avec entrain une journaliste nommée Valérie Trierweiler. Circulant au milieu des stands de ce qui semblait être un marché ou une brocante, et considérant la surreprésentation des minorités ethniques, il avait lancé au factotum qui le suivait : « Belle image de la ville d’Evry ! Tu me mets quelques Blancs, quelques Whites, quelques Blancos. »

Concert de cris d’orfraie ! Le fringant socialiste de pouvoir fut accablé du soupçon de racisme, vilipendé, condamné. M. Valls montrait son vrai visage, arrachant ainsi son beau masque d’hidalgo cambré ! Il se défendit sur le plateau de Direct 8 avec des « éléments de langage », dont ne furent pas dupes les moralisateurs de la chose publique : « Evidemment avec les stands qu’il y avait là, [j’ai eu] le sentiment que la ville, tout à coup, ça n’est que cela, (…) alors que j’ai l’idée au fond d’une diversité, d’un mélange, qui ne peut pas être uniquement le ghetto. On peut le dire, ça ? (…) On a besoin d’un mélange. Ce qui a tué une partie de la République, c’est évidemment la ghettoïsation, la ségrégation territoriale, sociale, ethnique, qui sont une réalité. Un véritable apartheid s’est construit, que les gens bien-pensants voient de temps en temps leur éclater à la figure, comme ça a été le cas en 2005, à l’occasion des émeutes dans les banlieues. »

Apartheid ! Ce mot infâme était déjà prononcé par le jeune politicien, afin de se tirer d’un mauvais pas. Ah les bien-pensants, ces cousins en ligne directe des « mieux-disants culturels », comme ils sont utiles aux socialistes de pouvoir, lorsqu’il s’agit pour eux de s’affranchir de la « banalité du mal » français ! Le socialiste de pouvoir ne saurait être un bien-pensant. Au contraire, le socialiste de pouvoir est un affranchi, un être de la rupture et du combat contre toutes les injustices. Il démontre une vivacité d’adaptation, augmentée d’un altruisme totalement étranger à un conservateur, lequel est par nature et destination crispé, replié sur ses privilèges. C’est pour ces raisons que les riches socialistes de pouvoir ont mérité leur prospérité, et que les conservateurs l’ont usurpée. Les premiers sont légitimes, les seconds intolérables. Il est sain de vilipender un conservateur, il est vilain d’accuser un socialiste de pouvoir. Derrière un conservateur, il y a une femme arrogante, des enfants capricieux, une maîtresse cupide en bas de soie noirs, des relations de mondanité froide ; derrière un socialiste de pouvoir, il y a une femme digne, des enfants solidaires, une maîtresse aimante, des amitiés solides. Il arrive que les choses ne se passent pas précisément comme l’ordre de la morale laïque et obligatoire l’exigerait, alors un chœur s’élève et reprend la formule : « Cela ne lui ressemble pas, ce n’est pas l’homme que je connais ! » Le socialiste de pouvoir n’est d’ailleurs pas un homme que l’on connaît mais un homme que l’on imagine.

Manuel Vals, par son discours à la presse, a émis un signal en direction des banlieues, des pauvres, des femmes, des émigrés, de l’ultra-gauche, enfin de tous ceux qui constituaient les réserves électorales du Parti socialiste, et qui lui permettaient de gagner quelques précieux points en cas de ballotage. À ces franges utiles, à ces masses d’appoint, détournées de leur fonction de vote utilitaire, il désigne le crime suprême de la France, prétendue patrie des droits de l’homme, mais en réalité l’autre pays de l’apartheid.

Il faut voir dans cette calomnie d’État un vrai programme politique, qui déploiera ses sortilèges dans les deux années à venir. Qu’importe à M. Valls que la France, généreuse, méthodique, supérieurement organisée, hantée par son devoir social et moral, ait courageusement affronté la très délicate question de l’exclusion : son programme de rénovation urbanistique est sans équivalent en Europe et peut-être dans le monde. L’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) a versé 1 milliard d’Euros en 2014 (7,6 milliards depuis les débuts opérationnels de l’Agence, soit une quinzaine d’année). Cet argent a largement contribué à l’amélioration de conditions de vie dans les « quartiers ».

Mais cela est balayé d’un revers de communication. La déclaration de M. Valls a valeur de programme. Nous n’en avons pas fini avec le péché d’apartheid. Il faut absolument maintenir la fiction d’une France aigrie, peureuse, repliée, et de ses « souchiens » racistes, antisémites, prêts à toutes les compromissions pétainistes, à toutes les soumissions coraniques. Rokhaya Diallo s’en réjouira, qui s’oppose à la loi contre le voile. À Télérama.fr, le 14 janvier, elle tenait ces propos : « Notre pays est malade : la France est une mère-patrie qui ne reconnaît pas une partie de ses enfants. Dans ces cas-là, quand on n’a pas l’attention de ses parents, on va se chercher d’autres parents… Et parfois ces parents, ce sont des extrémistes qui encouragent des actes abominables. C’est ce qui s’est produit. […] La France s’est toujours vendue comme un pays qui vit en harmonie avec ses minorités. Mais je suis désolée, il y a eu une marche pour l’égalité en 1983 : il ne s’est rien passé après. Il y a eu des émeutes au début des années 90 : il ne s’est rien passé après. Puis des révoltes en 2005, en 2007, en 2009… Toujours rien. Il n’y a pas eu de réponse politique à toutes ces expressions de colère, de rage parfois, qui ont été manifestées par les habitants des quartiers populaires. De façon concrète, je pense qu’il faut vraiment adopter aujourd’hui une vraie politique d’égalité. La crise économique creuse les inégalités entre les citoyens. François Hollande a été élu sur un programme de gauche mais il ne montre aucun signe d’intérêt pour les populations les plus fragiles, or la pauvreté est l’un des terreaux de ce type de comportement. Tant qu’il y aura des inégalités criantes, l’existence de discriminations économiques et politiques, on donnera des arguments pour séduire les personnes les plus instables psychologiquement, les plus fragiles et les plus enragées. »

Pourtant, la France  a parfaitement « reconnu ses enfants Kouachi », lesquels, orphelins de père, sans ressources, ont été placés à la Fondation Claude Pompidou des Monédières, magnifique région de Haute-Corrèze. Ils y ont suivi une scolarité normale de 1994 à 2000 : « Ils ont bénéficié d’un encadrement adapté. Ils ont été scolarisés au collège […], ont fait des efforts à ce niveau-là […], n’ont posé aucun problème de comportement. Ils étaient passionnés de football […], totalement intégrés à l’établissement » (Patrick Fournier, chef du service éducatif  de l’établissement, directeur adjoint du centre).

Mais je crains que cet argumentaire laisse de marbre Rokhaya Diallo, qui déclarait sans rire dans l’émission L’Info.com du 11 mars 2011, que la France avait « beaucoup de choses à apprendre des États-Unis [pour tout ce qui est relatif aux minorités et] pour protester contre les discriminations » !

*Photo : Philippe Wojazer/AP/SIPA. AP21681268_000008.

Charlie Hebdo : boulevard du ressentiment

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charlie hebdo islamophobie fabius

charlie hebdo islamophobie fabius

Evidemment, on pourrait commencer par souligner le scandale que constitue l’absence de Cabu et Wolinski à la grande marche républicaine du dimanche 11 janvier (Une absence qui ne fait pas honneur à la corporation des dessinateurs de presse…) Evidemment, on pourrait aussi se féliciter, en liminaire, que dans leur rage meurtrière les assassins de Charlie Hebdo aient miraculeusement épargné Reiser et le Professeur Choron… On aurait pu tenter de plaisanter. J’ai personnellement tendance à chercher à rire pour me rassurer, comme les enfants chantent dans le noir pour chasser les fantômes. Avant de prendre la plume sur le drame on est saisi d’un vertige : à quoi bon rajouter une larme dans l’océan des commentaires ?  À quoi bon prendre la parole après Robert Badinter, Mickaël Youn et Francis Lalanne ? (Dont la chanson-hommage « Je suis Charlie » constitue le second attentat contre l’hebdo en moins de dix jours…) Autorisons-nous quelques notules.

Sans surprise les hommes politiques ont été prompts à récupérer le drame et capitaliser sur l’émotion collective. On a vu le premier secrétaire du PS M. Cambadélis batailler tout seul, avec un sens éprouvé du ridicule, contre la présence du Front national dans la grande alliance républicaine contre la barbarie islamiste. On a vu de spectaculaires retournements de vestes, qui ont du faire frémir tous les amateurs de beau linge, tant les coutures ont craqué. On a entendu le militant Besancenot, ancien cycliste d’extrême gauche, dénoncer à la télévision l’innommable crime, alors qu’il condamnait il y a encore deux ans les « Unes » mahométanes de l’hebdomadaire satirique qu’il jugeait « non appropriées ». On a vu, bien trop vu, M. Cohn-Bendit depuis l’attentat, lui le symbole momifié de Mai 68, pleurer partout Charb, Cabu, Wolinski et consorts, alors qu’il qualifiait de « cons » et « masos » les joyeux drilles de Charlie après leurs Unes sur les caricatures du prophète. Il déclarait à l’AFP en 2012 : « J’ai toujours compris la provocation : c’est taper sur ceux qui ont le pouvoir. Autant que je sache, ce ne sont pas les salafistes qui ont le pouvoir ». Il faut dire qu’à l’époque on est allé très loin à gauche, et à la gauche de la gauche, pour dénoncer les gens de Charlie et leur propension – entre deux caricatures du pape – à se foutre de la gueule de l’Islam, perçue comme la religion des « damnés de la terre », par-là même intouchables… Parmi les réactions, signalons celle de l’économiste iconoclaste autorisé, Frédéric Lordon, qui dans une longue charge contre le slogan « Je suis Charlie » (gimmick selon lui dangereux par l’unanimisme qu’il a instauré, et les « injonctions » diverses qu’il a induit) croit utile d’écrire : « On pouvait donc sans doute se sentir Charlie pour l’hommage aux personnes tuées – à la condition toutefois de se souvenir que, des personnes tuées il y en a régulièrement, Zied et Bouna il y a quelque temps, Rémi Fraisse il y a peu ». Tout est dans le « sans doute », évidemment. On signale aussi un fascinant communiqué d’Attac, qui fait bien attention de ne surtout jamais appeler un chat un chat, et noie le poisson dans un océan de relativisme, mettant presque sur le même plan terrorisme et chômage… « Attac a également le devoir de déconstruire le discours des responsables politiques et des médias dominants qui omet totalement d’expliquer que les tueries de Charlie et de Vincennes ont des causes sociales et politiques. Il nous faut combattre avec la même force l’islamophobie, l’antisémitisme, la xénophobie et les politiques d’austérité qui fournissent le terreau des inégalités, des fractures et de la désespérance sociales ». Car il est vrai, ma brave Dame, c’est la société qui est violente ! On a entendu des voix pour accuser le racisme supposé de la société française avoir inspiré les assassins de Charlie ! On a peu entendu le terme « islamistes » dans la bouche des commentateurs et des politiques, ils ont préféré (et de loin) parler de fondamentalistes, de fanatiques, d’intégristes… Il ne faut pas stigmatiser. Padamalgam. Le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, qui n’est pas à un gag près, a même vendu la mèche sur Europe 1 : « Je ne veux pas faire le censeur, mais je pense que l’expression islamiste est probablement pas celle qu’il faut utiliser. J’appelle ça des terroristes. » Une précaution de langage visant à ne pas heurter la sensibilité (que l’on sait immense) des « islamistes » ?

Si dans les hautes sphères on a tenté de contraindre la parole, cette dernière semble s’être libérée partout ailleurs… Lors de la grande marche républicaine du 11 janvier il y avait un peu moins de 4 millions de personnes dans les rues, sachant que le pays comporte 66 millions d’habitants, calculer le nombre de personnes qui n’y étaient pas, ainsi que l’âge du capitaine ! On a eu beau mobiliser le tissus associatif, éditer des pin’s, imprimer des autocollants et évoquer l’épisode tragique dans le feuilleton Plus belle la vie (de France 3), rien n’y a fait… certains n’ont montré aucune compassion pour les victimes (qu’ils s’agissent des policiers, des punks de Charlie ou des clients de l’Hypercasher), aucun dégoût pour la violence islamiste, ou si peu, aucun sentiment d’appartenance collective face au drame… La grande vomissure de haine s’est déversée sur les réseaux sociaux, dans les forums internet, sur les zincs des troquets … Plus grave, depuis la tuerie, on a enregistré une cinquantaine d’interpellations pour apologie du terrorisme, et déjà une dizaine de condamnation a été prononcée. Le vivre-ensemble a pris un sacré coup dans l’aile ! L’attentat à la rédaction de Charlie a révélé cruellement une école de la République impuissante face aux provocations et aux violences – des centaines d’incidents ont été signalés à travers le pays lors de la minute de silence organisée en mémoire des victimes. À Senlis, dans l’Oise, un lycéen a été passé à tabac par des élèves d’un établissement voisin, qui lui reprochaient d’avoir exprimé sa tristesse face au drame. La victime est issue du lycée général de la ville. Les agresseurs d’un établissement professionnel. Le Parisien parle de « guerre des lycées », et indique que les caïds heurtés dans leurs convictions (Wesh su’l’Coran !) prétendent vouloir continuer à « buter du Charlie Hebdo ». Presque simultanément à Châteauroux dans l’Indre un lycéen était tabassé par trois camarades pour avoir affiché son soutien au mouvement «Je suis Charlie». Une élève justifie l’extrême violence au Figaro : «Faut comprendre aussi, toucher à la religion, c’est plus que limite» ; quant au chef d’établissement il semble avoir pris toute la mesure du problème : « C’est de leur âge » déclare t-il. La crispation religieuse et communautaire semble être à son comble. Bravades adolescentes ? Pas que… Réponse du Ministère ? Le déploiement en grande pompe de « référents laïcité »… On serait presque tentés d’en rire.

Au-delà des débats sur le sexe des anges, sur la formule chimique exacte qui fabrique les terroristes (Responsabilité des prisons ? Responsabilité des autorités laissant les coudées franches à des imams intégristes dans certains territoires, etc. ?) il faut s’interroger sur toute cette France qui non seulement « n’est pas Charlie » (c’est son droit), mais exprime – à travers une insensée sympathie envers les assassins du 7 janvier – sa haine de la France, sa haine de la liberté d’expression, sa haine de l’autre… Et ce que le drame de Charlie nous révèle, à travers les diverses prises de paroles et actes qui ont suivi, c’est le terrible ressentiment qui semble animer une partie de nos compatriotes, tentés par un repli communautaire tragique, et par un obscurantisme qui nous conduit droit à l’affrontement.

En cela les pathétiques portes-flingues du 7 janvier ont déjà réussi leur coup : accélérer encore le clash entre les communautés, les religions, les « cultures »… S’il est urgent de réformer les services de renseignement, il l’est tout autant de prendre acte de ce ressentiment qui gonfle comme une voile, et d’en souligner inlassablement la bêtise. La bêtise-beauf, qui est la chose du monde la mieux partagée. Mais comme le déclarait Cabu à nos confrères du Parisien en octobre dernier : « Bien sûr, on vise à dénoncer la bêtise. Mais comme le beauf a rarement conscience d’être beauf, cela ne sert pas à grand-chose… »

*Photo : B.K. Bangash/AP/SIPA. AP21679221_000006.

Viva la muerte!

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islam charia ben jelloun

islam charia ben jelloun

En dehors des hispanisants, qui se soucie encore de José Millán-Astray ? Cet aimable garçon a inventé le cri de ralliement franquiste, « Viva la Muerte », et a lancé en outre à Unamuno un « Mort à l’intelligence » mémorable (en fait, « Muera la intelectualidad traidora », « Mort à l’intellectualité traîtresse » — mais c’est du pareil au même).

Tous les totalitarismes procèdent à de telles inversions. « L’ignorance, c’est la force », « la liberté, c’est l’esclavage », disent conjointement Big Brother et la superstition.
Oui, je crois que l’Islam se nourrit aujourd’hui, globalement, de ces inversions mortifères. Globalement, et pas « l’Islam intégriste », ni « le wahhabisme », ni « l’Islam fondamentaliste ». Comme l’explique Wafa Sultan avec la véhémence de ceux qui ont vu la mort de près, ces distinctions byzantines n’existent pas en pays musulmans. L’Islam est un.

Dans un remarquable article paru dans le New York Times, Tahar Ben Jelloun, qui lui aussi en connaît un bout sur la question, écrit : « Islam has become more than a religion: To many French youths of immigrant origin, it now provides a culture that France itself has not managed to instill. For some, a desire for life has been replaced by a desire for death: the death of others, of infidels, and one’s own death as a martyr bound for paradise.(…) The French government has not paid serious and sustained attention to the situation in its often dreary suburbs, a neglected zone where unsocialized youths live — or merely survive. Islamist recruiters target this empty space, abandoned by the state. »

Par égard pour quelqu’un que je connais et qui après dix ans d’anglais le parle moins bien qu’une vache auvergnate, traduisons : « L’Islam est bien plus qu’une religion : pour nombre de jeunes Français d’origine immigrée, il est désormais une culture qui se glisse à la place de celle que la France a négligé d’instaurer en eux. Pour certains, le désir de mourir s’est substitué au désir de vivre : la mort des « infidèles », ou sa propre mort en martyr accédant au Paradis (…) Le gouvernement français n’a accordé aucune attention sérieuse ni durable à la situation qui s’est instaurée dans les banlieues abandonnées, ces zones grises où vit — ou survit — une jeunesse déshéritée. Les recruteurs islamistes ciblent ces territoires vides, abandonnés par l’Etat. »

Je ne suis pas un grand lecteur du Monde, depuis qu’il a quitté la rue des Italiens. Il a un côté « journal officiel du libéralisme de gauche » qui me défrise. Mais bon, parfois, je vérifie mes préjugés, en espérant qu’ils ne se vérifieront pas. Mais Le Monde en général ne donne aucun démenti à mon sentiment.

Sauf vendredi dernier. Dans Le Monde des livres conjoint ce jour-là au quotidien, plusieurs écrivains d’importances variables donnaient leur avis sur les événements en cours. Passons sur la lettre filandreuse écrite par Le Clézio, décidément embaumé de son vivant depuis son prix Nobel. Kamel Daoud, Lydie Salvayre ou Amélie Nothomb disent des choses intelligentes. Mais Olivier Rolin, qui a lui aussi fait un crochet par l’ENS et le maoïsme, comme un que je connais, et dont je ne saurais trop recommander Tigre en papier, le seul roman vrai des années 68 et suivantes, m’a agréablement surpris.
Au fait, pourquoi suis-je surpris ? Les maoïstes ont toujours eu un côté intelligemment nationaliste — c’est ce qui les distingue des trotskystes béats.
Qu’écrit cet aimable garçon ? En homme de culture, il fait l’étymologie de la « phobie » que l’on accole ces temps-ci à l’Islam : non pas haine, explique-t-il, mais crainte. Et il poursuit : « Si ce mot a un sens, ce n’est donc pas celui de « haine des Musulmans », qui serait déplorable en effet, mais celui de « crainte de l’Islam ». Alors, ce serait une grande faute d’avoir peur de l’Islam ? J’aimerais qu’on m’explique pourquoi. Au nom de « nos valeurs », justement. J’entends, je lis partout que les Kouachi, les Coulibaly, « n’ont rien à voir avec l’Islam ». Et Boko Haram, qui répand une ignoble terreur dans le nord du Nigéria, non plus ? Ni les égorgeurs du « califat » de Mossoul, ni leurs sinistres rivaux d’Al-Qaïda, ni les talibans, qui tirent sur les petites filles pour leur interdire l’école ? Ni les juges mauritaniens qui viennent de condamner à mort pour blasphème et apostasie un homme coupable d’avoir critiqué une décision de Mahomet ? Ni les assassins par lapidation d’un couple d’amoureux, crime qui a décidé Abderrahmane Sissako à faire son beau film, Timbuktu ? J’aimerais qu’on me dise où, dans quel pays, l’Islam établi respecte les libertés d’opinion, d’expression, de croyance, où il admet qu’une femme est l’égale d’un homme. La charia n’a rien à voir avec l’Islam ? »
Il faudra que je pense à citer ce passage le jour où j’expliquerai en cours ce que sont des interrogations rhétoriques…

L’Inspection générale a mis Les Perses d’Eschyle au programme des prépas scientifiques. J’expliquais l’autre jour les sous-entendus de l’une des premières phrases du Messager, 17mn54 après le début : « L’armée barbare tout entière a péri. »

Barbare, pour les Grecs, est celui qui ne parle pas grec. Ni Eschyle, ni Hérodote ou Thucydide, ne supposent un instant que les Perses, tout barbares qu’ils soient, n’ont pas de civilisation. Ils n’écrivent d’ailleurs que pour rendre compte de cette différence — même s’ils supposent in petto que le monde grec a quelques longueurs d’avance, ne serait-ce que dans l’absence d’hubris.
Le sens du mot a dérivé ensuite. Pour les Romains, le barbarus, outre le fait qu’il accumule les barbarismes linguistiques, habite de l’autre côté du limen, hors des frontières de l’Empire. De linguistique qu’elle était, la notion est devenue géographique. Et comme les Vandales méritaient bien leur nom, elle s’est généralisée : le barbare, c’est celui qui prend Rome et qui la pille. Le destructeur de civilisations. L’homme des ruines.
Bien sûr, la réalité fut moins simpliste. Quand les grandes invasions ont commencé, les barbares étaient déjà là, par millions, dans l’armée ou dans les services. Travailleurs immigrés de Romains enfainéantisés. Toute coïncidence… etc.

L’un des rares films qui continue, à la dixième projection, de me détruire sur place s’intitule Les Invasions barbares. Un vieux prof d’Histoire y meurt d’un cancer, au milieu de ses amis, certes, mais conscient que le monde qu’il laisse derrière lui n’est plus que l’ombre des mondes qu’il a aimés — la Grèce de Périclès, la Florence de Machiavel, le Paris de Diderot. Ou la Cordoue d’Averroès. Il y a dans les civilisations des moments de lumière, et des zones d’ombre. Ma foi, j’ai parfois l’impression qu’une burqa immense est en train de s’abattre sur l’Europe, et que le gang des barbares ne se contente plus du malheureux Ilan Halimi : il est là, parmi nous, derrière chaque voile, et dans chaque déni. « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.»

*Photo : Dying regime.

Travailleurs détachés : quand le bâtiment s’en va

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btp ue travailleurs detaches

btp ue travailleurs detaches

Sam, aimable jeune homme d’origine africaine, est chauffeur pour Uber, la compagnie de VTC à laquelle on a fait appel pour rentrer au bercail. En bavardant avec lui, on apprend qu’il était jusqu’à récemment ouvrier en bâtiment. Pourquoi cette reconversion ? « Je ne pouvais pas m’en sortir, face à la concurrence de tous les ouvriers étrangers qui cassent les prix », confie-t-il. Lorsqu’on lui fait remarquer que l’arrivée d’Uber sur le marché français menace quant à elle les chauffeurs de taxi, il l’admet volontiers : « C’est vrai, mais il ne faut pas lutter contre la marée qui monte. » Sam n’a donc pas voulu s’épuiser à nager contre le courant. Il a simplement pris acte d’un phénomène contre lequel il ne pouvait rien, et s’est adapté en cherchant lui aussi à tirer profit du changement en cours. En l’occurrence, la libéralisation de la concurrence à l’échelle internationale, et d’abord européenne. Arrivé à destination, on songe à cet effet domino et à la meilleure manière de faire face aux grandes « marées » actuelles et à venir.

En réalité, le problème qui a poussé notre chauffeur à se reconvertir porte un nom précis : « travailleurs détachés ». Une expression qui rappelle ironiquement celle de « pièce détachée », et pour cause : des centaines d’entreprises étrangères fournissent désormais le secteur français du BTP non seulement en matériaux de construction mais aussi en ouvriers qualifiés, à la demande.[access capability= »lire_inedits »] Ces petites sociétés de sous-traitance et autres agences d’intérim pullulent dans les pays du sud ou de l’est de l’Europe, car elles ne sont pas soumises aux mêmes charges sociales, entre autres, que leurs équivalents français. Résultat : une telle concurrence déloyale, fondée sur les différences de législation d’un pays à l’autre, fait des ravages dans notre économie nationale. On estime que ce « dumping social » (en partie légal du reste) représente un manque à gagner annuel de 380 millions d’euros pour la Sécu. Et des dizaines de milliers d’emplois sont directement menacés, dans un secteur déjà violemment touché par la crise.

Comme de juste, l’expression « travailleur détaché » est une invention de notre très littéraire technocratie européenne. Elle est née d’une directive du Parlement européen et du Conseil datée du 16 décembre 1996 – nom de code 96/71/CE – adoptée dans le cadre de « l’abolition, entre les États membres, des obstacles à la libre circulation des personnes et des services ». Et à ce titre, selon Laurent Neumann, ancien directeur de la rédaction de Marianne, qui s’exprimait dans le cadre d’un débat récemment consacré à la question sur RMC : « C’est le sujet par excellence qui donne envie, ou de bonnes raisons, de détester l’Europe, et même qui explique le vote Front national. » Ce à quoi son adversaire attitré, le journaliste Éric « de droite » Brunet lui répondait par une pirouette : « Moi, je suis un type sympa, de gauche, pro-européen, je suis pour qu’il y ait des Polonais qui viennent en France ! » Avant de rappeler plus sérieusement que 300 000 Français bénéficient aussi de ce statut à l’étranger, et d’affirmer que « s’ils n’étaient pas en train de travailler dans d’autres pays, comme l’Allemagne, ils seraient à Pôle emploi ».

Comme toujours, le débat ne saurait se limiter à des positions aussi caricaturales. Officiellement, la directive européenne avait aussi pour objectif de fixer un cadre garantissant une « concurrence libre et non faussée » : limiter le détachement à une durée de deux ans, durant lesquels les travailleurs concernés sont soumis au droit du travail en vigueur dans le pays où ils sont envoyés. A première vue, il d’agit bien d’une concurrence loyale. Sauf que, primo, ce souci d’équité ne concerne que le travailleur, et pas son entreprise, qui reste soumise aux charges sociales en vigueur chez elle. Et que, deusio, ces clauses elles-mêmes demeurent bien souvent théoriques. Depuis une dizaine d’années, suite à l’élargissement de l’Union européenne à partir de 2004, et avec l’adoption de la « directive Bolkenstein » sur la libre prestation de services en 2006, le nombre d’étrangers détachés en France explose. Si la direction générale du travail dénombrait 210 000 travailleurs détachés légalement en France en 2013, Michel Sapin affirmait quant à lui que leur nombre serait « plus proche de 350 000 ». Il y en aurait donc environ 140 000 qui ne sont pas déclarés. Et qui, en conséquence, travaillent dans des conditions – de sécurité ou d’hygiène notamment – et à des tarifs défiant, littéralement, toute concurrence.

Raison de cette dérive ? Le patriotisme économique, c’est chic comme une marinière d’Arnaud Montebourg et choc comme une petite phrase de Marine Le Pen, mais ça a un prix. Une architecte parisienne qui fait régulièrement appel à de petits entrepreneurs du bâtiment nous l’assure : « Je ne fais bosser que des Français. Dans mes devis, pour une journée de travail d’un ouvrier, je compte 150 euros. » Chapeau bas. Parce qu’une entreprise étrangère paie jusqu’à 20 % de charges sociales de moins que ses concurrentes françaises, et peut donc facturer d’autant moins cher. Sans compter, lâche pour sa part un patron de PME du secteur, qu’en France « le salaire horaire minimum d’un ouvrier est d’environ 10 euros et le temps de travail hebdomadaire maximum de quarante-huit heures, alors que des Bulgares ou des Roumains acceptent de travailler pour moins de 4 euros de l’heure, de 5 heures du matin à minuit s’il le faut ». Et d’avouer, désabusé : « Quand le voisin cède à la tentation, comment vous croyez qu’on s’en sort ? On est obligé d’en faire autant, ou de déposer le bilan. »

Vu la santé du BTP français, qui a dû supprimer 25 000 emplois en 2013, et prévoit d’en sacrifier 7 000 de plus en 2014, on comprend que certains finissent par envisager de trahir la patrie des droits du travailleur. Ce sont les chiffres avancés par la Fédération française du bâtiment, puissante organisation professionnelle qui regroupe la plupart des grandes entreprises du secteur. Mais son président, Jacques Chanut, est particulièrement remonté contre les maîtres d’ouvrage qui basculent dans l’illégalité, qu’il qualifie de « receleurs » : « Les travailleurs détachés, c’était la possibilité de faire appel à une main-d’œuvre complémentaire, qui est devenue un modèle économique fondé sur la fraude au détachement. » Lui-même chef d’entreprise, il témoigne : « Tous les jours, on reçoit des mails ou des fax qui proposent des prestations de sous-traitance à des tarifs inaccessibles. Ça déstructure notre secteur et ça engendre des situations humaines inacceptables : tous ces pauvres mecs qui dorment dans leur camionnette, je ne peux plus le supporter ! »

Lorsqu’on s’adresse à des organisations professionnelles dont aucune des entreprises membres n’est cotée en Bourse, on obtient un autre son de cloche. Une représentante de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb), par exemple, rappelle que « les artisans n’ont pas inventé le libéralisme, ce sont les grosses boîtes qui l’ont voulu ». Et s’indigne : « Avant, vous aviez la possibilité de travailler au noir. Alors les ultralibéraux ont inventé les statuts de travailleur détaché et d’auto-entrepreneur. Maintenant, on ne fait pas du noir, on applique la règle ! Et tout le monde est d’accord. » La règle, fait-on remarquer, n’étant elle-même pas toujours respectée, y compris par les petits patrons du secteur… « Tout le monde sait que le travail est trop cher en France. Il y a de plus en plus de contraintes réglementaires, de normes de sécurité, et les charges sont de plus en plus lourdes. Alors soit on abaisse le coût du travail pour tout le monde, soit on devra faire avec ça », tonne la chargée de communication. Ça ? « Chaque fois que vous voyez un ouvrier sans harnais sur un échafaudage, c’est un travailleur détaché ou un auto-entrepreneur. » 

À ce stade, on réalise qu’il serait malhonnête de s’arrêter à un cliché facile : si les petites sociétés locales qui déposent le bilan par centaines dénoncent un « coût du travail » exorbitant en France, les grands groupes qui bénéficient davantage de l’élargissement des marchés ne sont pas tous pour autant des ravis de la crèche aux 28 étoiles. En réalité, tout le monde s’accorde sur ce que le président de la FFB lui-même appelle « la complexification de la vie des entreprises ». Jacques Chanut partage en partie le constat des plus petits acteurs du secteur : « Déjà, les trente-cinq heures ont entraîné un surcoût important, mais à l’époque l’Europe n’était pas ouverte à ce point. Si l’on y ajoute le critère de pénibilité et d’autres mesures encore, les rapports avec les salariés sont de plus en plus complexes. » En revanche, que la concurrence soit plus « libre », il s’en félicite comme tout bon libéral. Simplement, il n’oublie pas la nécessité qu’elle demeure alors « non faussée ». Et ne veut pas excuser la fraude, pointant « une vraie hypocrisie » de nos dirigeants politiques, qu’il accuse de ne pas prendre le taureau par les cornes. « Quand on a bien pleuré, dit-il, rien ne se passe. »

Le député socialiste Gilles Savary l’affirme pourtant : « Seule une réponse nationale permet d’enrayer ces fraudes jugées complexes. » Dès juillet 2013, il s’était attelé à une proposition de loi « visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale », finalement votée un an plus tard, le 10 juillet dernier. Entre-temps, les ministres du travail européens ont signé un accord sur la question du détachement dans le seul secteur du BTP, le 9 décembre 2013. Celui-ci, obtenu à l’arraché grâce au ralliement de la Pologne à la position française sur le sujet, maintient l’obligation de déclaration préalable de détachement par l’entreprise étrangère. Et la loi française, quant à elle, rend dorénavant le maître d’ouvrage responsable de l’obtention de ce document, nécessaire au contrôle. Le non-respect de cette formalité – dont une entreprise sur deux ne s’embarrassait pas jusque-là – est désormais passible de 2 000 euros d’amende par salarié. Et si ceux-ci n’ont pas été payés au SMIC par l’entreprise étrangère, c’est le commanditaire qui devra payer la différence.

Seulement voilà, encore faudrait-il que l’inspection du travail contrôle effectivement ces donneurs d’ordres, qui risquent désormais d’être privés d’aides publiques pour une durée allant jusqu’à cinq ans en cas de fraude. Or ses agents sont littéralement débordés, et un certain nombre de chantiers se déroulent en partie la nuit. Le 27 octobre dernier, François Rebsamen a donc annoncé le « redéploiement » de 175 inspecteurs dans des équipes régionales spécifiquement chargées de ces contrôles. Sous la pression des organisations professionnelles du secteur, il a également annoncé qu’une « carte d’identité professionnelle » obligatoire serait attribuée à chaque travailleur détaché dans le BTP. Ce durcissement accéléré aura-t-il l’effet dissuasif escompté ? En attendant, le 12 novembre dernier, à Bordeaux, les ouvriers du groupe Eiffage, géant français du BTP, manifestaient contre la concurrence déloyale des travailleurs détachés. Motif de leur colère : pour éviter de licencier 700 d’entre eux, la direction leur proposait de travailler quarante-deux heures par semaine au lieu de trente-cinq, sans augmentation de salaire, afin de rester concurrentiels…

On aura beau rafistoler feu nos frontières nationales en réglementant à tout va, le spectre du « plombier polonais » n’a que peu de chances de disparaître sans une harmonisation sociale européenne, elle-même hautement improbable à court terme. Les premiers pays « détacheurs » de salariés en France sont, dans l’ordre, la Pologne, le Portugal et la Roumanie, dont les systèmes de sécurité sociale ne risquent pas d’égaler demain matin le mondialement célèbre « mieux-disant » français. Reste un seul dernier véritable frein au libre-échange frénétique de maçons, de plaquistes et de carreleurs. En dépit de « l’abolition des obstacles » que constituaient jadis nos barrières douanières, un petit entrepreneur toulousain du BTP explique qu’il ne fait pas appel à des travailleurs détachés pour une raison principale : « Les ouvriers espagnols ou portugais arrivent parfois à n’importe quelle heure en vous disant qu’ils n’avaient pas compris, et il est impossible de leur demander comment avancent les travaux ou si un problème s’est posé. C’est ingérable. »

Car dans le secteur du bâtiment comme dans celui de l’hôtellerie ou de l’agriculture, particulièrement touchés par la concurrence de la main-d’œuvre étrangère, une barrière résiste encore et toujours : celle de la langue. Une limite qui n’est ni économique ni politique, mais culturelle ! Attention cependant, en la matière aussi, « l’harmonisation » est déjà en cours. Sur les forums de discussion de sites Internet spécialisés, on trouve quantité d’annonces louches rédigées dans la langue de Molière, ou presque, par des entreprises polonaises ou espagnoles proposant notamment : « Tous travaux de maçonnerie, de coffrage, de menuiserie, pose de chapes, construction de pierre, charpente, plâtrerie, peinture en bâtiment, travaux de finition… » Un effort logique puisque la plupart des annonces de Français précisent, comme celle d’un utilisateur prénommé Anthony : « Je cherche des ouvriers du bâtiment de tous corps d’état, polonais ou espagnols, mais avec un responsable qui parle français. » À défaut de salaires élevés, de conditions de travail supportables et d’une prise en charge de tous nos frais de santé, nous pourrons au moins nous vanter de l’extension de la francophonie !

Travail détaché : légal ou illégal, mais pas loyal

L’Union européenne prévoit depuis 1996 qu’une entreprise peut « détacher » une partie de ses employés, afin de répondre à une commande nécessitant leur présence dans un autre pays membre pour une durée limitée. Dans ce cadre, les « travailleurs détachés » doivent être déclarés par l’entreprise étrangère qui fait appel à eux. Ils bénéficient des mêmes droits et sont soumis aux mêmes obligations que les salariés du pays où ils sont détachés, notamment en termes de : salaire minimum, temps de travail, défraiement, règles d’hygiène et de sécurité… Premier problème posé par ce système : les entreprises qui les détachent, elles, continuent de payer leurs charges sociales dans le pays où elles sont domiciliées. Celles-ci étant plus faibles qu’en France, des entreprises peuvent ainsi facturer moins cher leurs prestations de service. Le détachement de travailleurs venus des pays de l’est et du sud de l’Europe a donc explosé dans certains secteurs, comme la construction, menaçant nos propres entreprises. Second problème : la difficulté de contrôler que les critères prévus par la législation européenne sont respectés a provoqué une importante fraude au détachement : emploi d’étrangers sans déclaration préalable, rémunération au rabais, mépris des règles d’hygiène et de sécurité… La France cherche actuellement à limiter les dégâts de cet appel d’air, alors même qu’elle détache aussi des centaines de milliers de travailleurs à l’étranger.[/access]

*Image : Soleil.

Terrorisme : les assassins ne sont pas des victimes

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terrorisme clezio islamophobie

terrorisme clezio islamophobie

Je l’avoue, j’ai tout de suite pensé que l’angélisme et le déni avaient pris un sale coup, et avec la réconfortante foule du 11 janvier, c’étaient bien les deux seules choses qui me consolaient. Le discours du Premier ministre m’a fait du bien aussi, et la belle Marseillaise des députés debout. J’ai voulu y croire… J’y ai cru.

Puis il a bien fallu retourner à nos vies « normales », et reprendre le chemin de la salle des profs, où se pressent, comme chacun sait, de beaux esprits « à qui on ne la fait pas ». Et là, quelle claque !

Comment lire, sous la plume de Le Clézio, dans un article affiché en salle des profs, que ces meurtriers « ont été mis en échec (sic) à l’école », sans ressentir l’insulte faite à tous les professeurs qui, en dépit de conditions si difficiles, s’obstinent à essayer de créer chez ces enfants le goût de l’effort, de la découverte, du savoir, de la tolérance ? Dont le discours est si souvent immédiatement invalidé, à la maison, par les prêches fondamentalistes sur satellite ou les sites web délirants, quand ce n’est pas les grands frères, voire les parents ? Qui sont si rarement soutenus par leur hiérarchie, dont la devise est trop souvent de ne « surtout pas faire de vagues » ? Qui essuient quotidiennement les insultes, les incivilités, la violence de certains élèves, et qui en sortent parfois brisés, désespérés ?

Comment accepter d’entendre, de la bouche d’enseignants censés transmettre et s’efforcer d’incarner les valeurs de la République, que « Charlie est islamophobe », qu’il faut « libérer des espaces de parole » pour les pauvres petits qui refusent la minute de silence, qui se sentent « contraints », que « quand on voit comment les israéliens traitent les palestiniens… »

Que cachent vraiment ces points de suspension ? Les victimes de l’Hypercasher, eux aussi, « l’ont bien cherché « ? Fallait pas être juif ? Allez, dites-le clairement, ça fera du bien. Il y a les bonnes victimes …et les moins bonnes. Rappelez-vous Merah, autre exclu, issu de cités presque aussi dures que Gaza….Une petite larme pour lui ? Je vous en prie, mais vous me permettrez de ne pas me joindre à vous.

Comment accepter enfin d’entendre constamment que « les premières victimes de tout cela, finalement, ce sont les musulmans de France » ?  lls sont des victimes collatérales si l’on veut, et l’on se doit de les défendre, mais non, en France, en tant que musulmans, ils ne sont pas les premières victimes. Allez, un petit effort, rappelez-vous qui étaient ces morts, je parle des sanglants, des définitifs, des pas métaphoriques du tout. Vous leur devez au moins ça, vous ne croyez pas ? Ceux qui ont été tués l’ont été parce qu’athées et blasphémateurs, policiers, ou juifs.

Belles âmes si soucieuses de « prendre de la hauteur », de ne pas réagir « à chaud »… vous êtes montées trop loin, et dispensez vos perles de sagesse depuis des hauteurs où même la morale la plus élémentaire n’a plus d’oxygène. Même si cela risque de bousculer vos certitudes, forcez-vous un peu et regardez ces morts, les larmes de leurs familles chrétiennes, athées, juives ou musulmanes, les blessures des victimes de l’intolérance religieuse, la douleur des juifs qui ont désormais peur de vivre en France.

Et quand vous aurez fini de répandre votre compassion sur les meurtriers… s’il en reste un peu, pensez aux victimes ! Certes, c’est d’un commun… mais cela vous rendra un peu d’humanité.

*Photo : Pixabay.

Arno Klarsfeld convoqué par un juge pour anti-antisémitisme

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Arno Klarsfeld antisémitisme convocation

Arno Klarsfeld antisémitisme convocation

C’est fou ce qu’on apprend ces jours-ci. Par exemple, j’ai découvert hier, soit l’avant-veille de mon anniversaire de 38 ans, que j’étais encore considéré comme un « jeune ». En tout cas par la justice. Dingue aussi le nombre d’occasions qu’on a, depuis une quinzaine de jours, de défendre des gens qu’on ne portait pas spécialement dans son cœur jusqu’alors. Arno Klarsfeld, par exemple.

Pour avoir rappelé le plus précisément possible ce qu’est l’antisémitisme actuel sur un plateau d’iTélé il y a un an, l’avocat a été entendu deux fois par la police, avant d’apprendre hier qu’il était convoqué le 3 février par un juge d’instruction. Motif ? Notre Inglorious Basterd national aurait « porté des allégations ou imputations d’un fait portant atteinte à l’honneur et à la considération des « jeunes de banlieue » ». Qualification fumeuse, sans doute traduisible en droit par le terme « diffamation ».

Voyons ça de plus près, en commençant par la phrase incriminée : « Non la France n’est pas antisémite, il y a le noyau dur de l’extrême droite qui l’est vigoureusement, une partie de l’ultra gauche et les islamistes, et une partie des jeunes de banlieue. » Suprise, donc : parmi tous ceux qui insultent ou s’en prennent physiquement aux Juifs, seules les personnes d’âge mûr vivant au cœur d’un centre urbain seraient désormais susceptibles d’être qualifiées d’antisémites. Les autres, ceux qui ne sont ni d’extrême-droite ni d’ultra-gauche, ne pourraient qu’être blessés dans leur « honneur » et leur « considération » si on s’avisait d’appeler par son nom leur haine des Juifs.

Joint par téléphone Arno Klarsfeld m’a confié avoir pu consulter la plainte, déposée par « une personne de 37 ans » qui aurait dit aux policiers : « Je suis un jeune de banlieue. » Moralité : la banlieue, ça conserve ! On y reste jeune jusqu’à la quarantaine… Face à un procès-verbal aussi cocasse, « le procureur aurait dû s’asseoir sur la plainte, la mettre au panier, mais il l’a transmise au juge d’instruction, s’étonne simplement Klarsfeld. Ça m’attriste que le représentant de l’Etat ait choisi de poursuivre ».

Car si le procureur a la possibilité de ne pas saisir le juge d’instruction, ce dernier est quant à lui obligé d’instruire une telle affaire lorsqu’il en est saisi. Bien sûr, pour l’avocat qui estime qu’il n’y a « pas de constitution de diffamation », la plainte n’a a priori aucune chance d’aboutir à une condamnation. Ou alors, « si je dis que les ours blancs sont beaux, un dromadaire peut porter plainte parce qu’il s’est senti offensé », résume Arno Klarsfeld.

Comme le rappelait Manuel Valls le 13 janvier dans son mémorable discours à l’Assemblée : « Il y a un antisémitisme dit historique, remontant du fond des siècles. Mais il y a surtout ce nouvel antisémitisme qui est né dans nos quartiers (…). Sur fond de détestation de l’Etat d’Israël. Et qui prône la haine du juif et de tous les juifs. » Le Premier Ministre, qui aurait sans doute dû en avertir le garde des Sceaux, ajoutait même : « Il faut le dire, il faut poser les mots pour combattre cet antisémitisme inacceptable. »

Photo : Baziz Chibane/SIPA/1110271552

L’Apôtre déprogrammé

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La résistance, oui, mais pas trop longtemps non plus. La liberté d’expression, oui, mais ça dépend pour qui. Nous sommes tous Charlie, mais nous ne sommes pas tous L’Apôtre. Le film de Cheyenne Carron, que nous avions interviewée il y a quelques mois, vient en effet d’être déprogrammé dans deux salles pour « prévenir des risques d’attentats » : au cinéma Le Village de Neuilly, où il devait être diffusé le 12 janvier, sur demande de la préfecture de police ; à Nantes, où les AFC (Associations familiales catholiques) avaient prévu de le passer le 23 janvier, sur les « vifs conseils » de la DGSI. Le motif invoqué par les services français est on ne peut plus attendu : la communauté musulmane risquerait de « se sentir provoquée » par L’Apôtre, film au demeurant profond et parfaitement équilibré, qui raconte simplement la conversion d’un jeune Français de tradition musulmane au catholicisme. Les fidèles d’ Allah y sont représentés comme généralement bien intégrés et sains d’esprit, fors deux fous qui cognent l’apostat pour lui apprendre à trahir sa religion.

Concluons donc : quand, comme Houellebecq, on raconte une conversion à l’islam, on fait monter l’islamophobie ; quand, comme Cheyenne Carron, on raconte une conversion au catholicisme, par contre on fait monter l’islamophobie.

Chrétiens donc martyrs

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Chrétiens d'orient persécution Livre noir

Chrétiens d'orient persécution Livre noir

À l’entrée « Chrétiens » du nouveau dictionnaire des idées reçues, on pourrait écrire avec la concision flaubertienne : « Persécutés ». Voilà bien quinze ans en effet que rapports, discours, livres, enquêtes, documentaires se succèdent et s’empilent pour tenter de cerner le sujet. Le malheur veut que ce sujet soit vaste comme le monde et que, pour traîner ci et là dans les esprits comme un lieu commun, il n’en désigne pas moins une réalité. Malgré son titre bâtard comme une circonlocution qui n’arriverait pas à désigner réellement son objet, Le Livre noir de la condition des chrétiens dans le monde, très gros ouvrage qu’ont dirigé trois pontes du catholicisme européen – Mgr di Falco, évêque médiatique français, Timothy Radcliffe, sujet britannique anciennement général des dominicains, et Andrea Riccardi, fondateur de la Communauté de Sant’Egidio, très influente en Italie dans le service des pauvres et le dialogue interreligieux – en renouvelle cependant l’approche. Les 70 spécialistes qui traitent la question ne sont pas d’abord des analystes en chambre, mais des hommes de terrain, clercs ou laïcs, qui témoignent de ce qu’ils ont vu, ou même de ce qu’ils ont subi directement.
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Si l’on regarde la carte éditée par l’AED (Aide à l’Église en détresse), qui publie elle aussi son substantiel rapport annuel sur la « liberté religieuse dans le monde », il apparaît bien vite ce que l’on redoutait : une large bande rouge sang inonde le globe un peu au nord du tropique du Cancer, de la Libye à la Corée du Nord. Cette ceinture purpurine n’est certes pas constituée de la seule hémoglobine des chrétiens : sous les régimes tyranniques, totalitaires ou « fondamentalistes » qui peuplent encore la terre de fantômes quotidiens, chaque confession religieuse et parfois chaque athée ou considéré comme tel risque la persécution. Pourtant, le christianisme contemporain souffre de caractéristiques propres qui de plus sont apparemment contradictoires. Première religion du monde, le christianisme dans son ensemble représente la foi et/ou la culture d’un tiers de l’humanité. Son universalité – son oikouménè, comme on dit, c’est-à-dire sa vocation diffusive, jusqu’aux quatre coins de la terre habitée – promet évidemment que partout où il y a matière à persécuter, il y a chrétien, au Vietnam comme au Nigeria. L’autre attribut éminent de ce christianisme, c’est qu’il n’est pas une armée. Depuis le bon mot de Staline, rien n’a changé : le pape n’a toujours pas de divisions. Et, malgré la doxa qui court dans un certain monde, on n’a jamais vu le judéo-croisé George Bush ériger des cathédrales en Irak ou pratiquer la conversion forcée des populations sunnites. Que les premières nations du monde soient fondées sur une culture chrétienne ne change rien au sort des humiliés. Au contraire, même, pourrait-on dire, leur erreurs géopolitiques ont singulièrement accru « le prix à payer » par ces véritables damnés de la terre que sont les chrétiens des pays pauvres.

Il est si pénible de redonner une fois encore le nom de la religion que professent les principaux bourreaux de chrétiens aujourd’hui qu’on hésite même, de guerre lasse, à l’écrire. Tout le monde le sait bien dans le fond. Et dans l’éternel débat que l’on n’a toujours pas réussi à trancher, savoir si cette confession est en elle-même homicide ou si ce sont ses surgeons contemporains seulement qui aiment le goût du sang, on risque de manquer encore le sujet. On se dit que ce n’est pas en faisant de la théologie musulmane que l’on comprendra la raison du sort des chrétiens. Il est pourtant glaçant de constater que, malgré la volonté des auteurs du livre de ne pas « stigmatiser », les deux tiers de ses pages d’horreur concernent les pays de culture ou de religion musulmane. Peut-on ne pas lire des témoignages comme celui du père Dominique Rézeau, dernier prêtre français officiant en Libye, qui parle de ce Noir chrétien, « pensez donc, presque un “non-être” ici », qui, roué de coups dans la rue jusqu’à en perdre un œil, est ensuite dépouillé par les passants de ses maigres possessions et qui, lorsqu’il va porter plainte, est jeté en prison par la police ? Ou encore qui parle de ces trois religieuses, françaises et italienne, broyées dans leur voiture à Tripoli par un camion. Comment ne pas songer au million de chrétiens qui vivent en Arabie saoudite, pour la plupart philippins, et qui, au nom du wahhabisme, non seulement n’ont pas le droit au moindre office religieux ni de mettre une guirlande sur un sapin de Noël, mais non plus d’enterrer leurs morts ?

Dieu merci, les raisons de persécuter les chrétiens dans le monde sont variées, et il n’y a pas que les adeptes de Mahomet, dégénérés ou pas, qui s’y mettent. Il y a aussi ces jeunes filles congolaises que raconte la journaliste italienne féministe-catholique Lucetta Scaraffia, victimes de soudards que leur animisme a persuadés que le viol d’une vierge les rendrait plus virils. Il y a encore ces Indiens de sous-castes que les hindous nationalistes et fiers de l’être méprisent et oppriment avec parfois l’accord de leur gouvernement local. Il y a, toujours en Asie, ces bons bonzes du Sri Lanka qui, loin de l’imagerie d’Épinal du bouddhisme dalaï-lama, traitent les religieuses catholiques cinghalaises de « prostituées de Jésus » ou encore de « démons envoyés par leur Dieu », attaquent des églises et parfois tuent des chrétiens. Il y a toujours la Chine, où le développement vertigineux du protestantisme évangélique, notamment dans le nord du pays, inquiète un pouvoir que l’on sait de manière générale assez peu rompu à la tolérance à l’égard de qui que ce soit. La Chine qui, soit dit en passant, devrait devenir en 2030 le premier pays protestant du monde, pour le nombre d’individus, phénomène dont feraient bien de se soucier les observateurs géopolitiques.

Mais il y a aussi ces chrétiens que persécutent d’autres chrétiens, comme les catholiques et protestants de Russie qui pour ne représenter que 2 % de la population subissent pourtant les foudres de la puissante Église orthodoxe. Plus étonnant au premier abord, les catholiques conscients et engagés d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale qui, lorsqu’ils défendent les pauvres et les sans-terre, comme au Brésil, sont menacés de mort par les grands propriétaires sans que l’État central n’intervienne ; ou comme cet évêque mexicain qui, ayant voué sa vie à la cause des opprimés en tout genre, notamment des homosexuels et transsexuels, vit sous la menace des cartels et des paramilitaires qui réclament qu’on le remplace par un prélat « vraiment catholique »

Bref, en quittant cette littérature éprouvante, on se dit que si Tertullien avait raison et que « le sang des martyrs est semence de chrétiens », le xxiie siècle sera chrétien ou ne sera pas.
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Le Livre noir de la condition des chrétiens dans le monde, dir. Jean-Michel di Falco, Timothy Radcliffe, Andrea Riccardi, XO, 2014.

Photo : Vianney Le Caer/SIPA/1408160944

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