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«Je ne suis pas Charlie, je suis Gaza !»

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Lyon Charlie HebdoIl faut lire la presse régionale. La PQR, en jargon de la corporation. Cette terre canardière, elle, ne ment pas. Non parce que les humbles correspondants locaux (CLP), payés une misère, seraient plus vertueux que les « stars » de la profession, mais parce qu’ils sont amenés à rencontrer chaque jour, chez le boulanger, au bistrot ou à la sortie de l’école, les gens dont ils ont parlé, et qui ont vu les mêmes choses qu’eux. Les CLP couvrant les communes de l’est lyonnais pour le quotidien Le Progrès ont été sollicités par la rédaction en chef de ce vénérable journal, fondé en 1859,  déjà républicain sous l’Empire, pour enquêter sur les causes de l’absence remarquée des citoyens de l’équivalent rhodanien du 9-3 à la marche du 11 janvier, qui avait réuni 300.000 personnes, du jamais vu dans la capitale des Gaules.

Ce qu’ils ont découvert, et rapporté sans fard ni concessions à la pensée « padamalgam » est édifiant.

D’abord cette photo d’un immense tag sur le mur d’un immeuble du quartier Terraillon, à Bron, où l’on peut lire : « Voilà le dernier dessin de Charlie » illustré d’un bonhomme stylisé tirant des balles sur un homme à terre, sous lequel est inscrit « police ». Le sentiment des tagueurs envers les gens de Charlie se traduit graphiquement par un « bande de putes ! » en lettres capitales. L’orthographe de cette intervention graphique est impeccable, à la différence de celle des graffitis « apolitiques » qui agrémentent en permanence les murs du secteur.

Contrairement à ce que nous serinent les Askolovitch, Joffrin et consorts, nos amis « de la diversité » ne sont pas tous restés, dimanche, cloitrés chez eux parce qu’il auraient été morts de peur, ou terrassés par la honte. Certains d’entre eux, les plus déterminés, sont sortis pour dire ce qu’ils avaient à dire, insulter les policiers des quartiers, et crier leur haine des « insulteurs du Prophète ». Des incidents ont été signalés à Vénissieux, Vaulx-en-Velin, Villeurbanne, Lyon 1er, la Part-Dieu, qui ont donné lieu à une dizaine d’interpellations, et à des convocations au tribunal pour y répondre « d’apologie du crime ». L’agitation a même franchi les murs de la maison d’arrêt de Corbas, où l’administration pénitentiaire a dû intervenir pour mettre fin au chahut d’allégresse organisé par les détenus pour saluer les « exploits » des frères Kouachi et d’Amédy Coulibaly.

Le lendemain, dans les établissements scolaires du secteur, l’organisation de la minute de silence a été un casse-tête pour les chefs d’établissements, pour éviter que les inévitables incidents ne sortent des murs de l’école. Un prof de Vénissieux rapporte que des gamins hurlent « Je tue Charlie ! » dans les couloirs. Au lycée Albert-Camus (!) de Rilleux, quelques élèves ont été « autorisés à ne pas participer à ce moment de recueillement », organisé classe par classe. Le proviseur avait sans doute déjà lu le dernier opus de Michel Houellebecq…

Dans un lycée professionnel d’une commune de l’est lyonnais, que la journaliste Laurence Loison ne nomme pas, sans doute pour ne pas la stigmatiser, le proviseur concède : « C’est vrai que l’on a eu un peu de peine à imposer le silence… », mais se déclare fier « d’avoir réuni 350 élèves dans la cour sans raffut idéologique ». Une jeune fille aurait crié « Allah Akbar ! » pendant la cérémonie, dit la rumeur entendue par la journaliste, qui la rapporte au proviseur. Ce dernier ne dément pas, mais minimise, indiquant qu’elle n’a pas dit cela à la cantonade, mais en parlant à sa voisine… D’ailleurs, il l’a convoquée avec sa mère dès l’après midi dans son bureau. Quelle fermeté !

De l’autre côté de la grille, on peut constater que les élèves qui sortent du collège ont bien compris la leçon de monsieur le proviseur. Un porte parole de ce groupe, soutenu par ses camarades garçons et filles, explique : « Ils l’ont cherché ! Ils ont insulté le Prophète ! Je ne suis pas Charlie, je suis Gaza. » Les thèses complotistes fusent : « C’est un coup monté ! Depuis quand traverse-t-on Paris en trois minutes sans pouvoir être arrêté ? Et cette carte d’identité oubliée par hasard ? »

Selon le ministère de l’Education nationale,  les incidents  relatifs  à ce « moment de recueillement » général n’auraient concerné que 70 établissements sur les 60.000 que compte notre pays.

Alors, madame Najat Vallaud-Belkacem, un conseil : à Villeurbanne, cette charmante cité dont vous avez décidé de faire votre patrie politique, on trouve une multitude de boutiques proposant aux déficients auditifs des appareils performants, quoiqu’onéreux, pour mieux entendre. Comme la plupart d’entre elles sont tenues par des commerçants appartenant à la communauté juive, vous feriez d’une pierre deux coups en allant faire l’acquisition d’une de ces merveilles de la technologie moderne. La PQR ne manquerait pas alors de tresser vos louanges…

Photo : Pascal Fayolle/SIPA/1501112040.

La liberté d’expression, pour quoi faire ?

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Charlie Hebdo caricature Mahomet laïcité42% des Français se disent pour « éviter de publier des caricatures de Mahomet », selon un sondage du Journal du dimanche paru dimanche dernier. Scandale, opprobre, consternation de la part des élites éclairées, encore une fois navrées de constater qu’une partie de la population française, après 300 ans de Lumières, adhère encore aux thèses les plus obscurantistes.

Pourtant, on a tout à fait le droit de condamner ces caricatures, sans être pour autant un lâche, un « collabo » ou un idiot utile. Oui, on a le droit de vouloir «  éviter » – car telle était la question posée par le JDD – qu’on publie le prophète avec une tête faisant clairement et cyniquement allusion à un sexe masculin (pour le dire poliment). On a le droit de comprendre l’insulte qui est faite à ceux qui croient au ciel par ceux pour qui rien n’est sacré, sans pour autant avoir la moindre excuse pour l’usage de la kalachnikov par les offensés. On peut même critiquer l’islam en tant que religion, sans penser que l’insulte soit la solution pour réformer cette religion. Certains voudraient interdire le « oui mais », au nom des circonstances. Pourtant, le « oui, mais » n’a jamais été aussi nécessaire. Compassion n’est pas soumission, et, entre « crucifier les laïcards » et faire l’apologie de Charlie Hebdo, il y a de la marge…  La liberté d’expression et la laïcité ne sont pas les seules valeurs de notre société. Le respect, la décence, le bien commun en sont aussi. S’il n’est pas question de promouvoir une laïcité positive qui fraierait le chemin à la société multiculturelle, pas question non plus de nous agenouiller devant une laïcité agressive qui promeut la dérision systématique et méprise ouvertement les croyants. Rien ne justifiera jamais qu’on renonce à la liberté d’expression, telle qu’elle est encadrée dans la loi. Mais celle-ci permet justement qu’on puisse en critiquer l’usage. Il y a des choses qui sont légales mais ne sont pas justes.

On moque l’expression « jeter de l’huile sur le feu », déresponsabilisant l’huile pour reporter la faute entière sur le feu. Mais jamais expression ne m’a paru aussi juste. Car le feu est là, c’est une réalité concrète, qui embrase les quatre coins du monde, de Boko Haram à Daesh, des zones tribales afghanes aux banlieues françaises. Nous n’avons aucun devoir de respecter « l’huile sainte » de Charlie Hebdo. Notre seul devoir est de combattre, implacablement, inlassablement ce feu. Et nous avons aussi le « devoir » de « tenir compte de ces réactions », car pendant que les Français font la queue devant leurs kiosques, ce sont des hommes musulmans ou chrétiens qui sont abattus au Niger, ce sont des églises que l’on brûle, ce sont des expatriés que l’on menace.

« Le désert des valeurs fait sortir les couteaux », résumait dans une admirable formule Régis Debray dans une interview à l’Obs. Le désert des valeurs, ce sont les libertaires, hédonistes et profanateurs de Charlie Hebdo qui l’ont, en partie, défriché, année après année. La liberté d’expression comme expression du jouir sans entraves aboutit au déversement scatologique de haine sur les réseaux sociaux. Dans un monde où on a impitoyablement détruit les ressorts de la décence commune, bafoué les valeurs de respect et d’autorité, comment s’étonner que des jeunes brandissent sans vergogne #JesuisKouachi en étendard de leur nihilisme ?

Ces tragiques évènements nous forcent à nous définir, à remplir ce « désert des valeurs ». Si les Français sont descendus en masse dans la rue dans un élan fraternel et solidaire, s’ils ont applaudi la police, s’ils se cherchent des héros, c’est parce qu’ils sont lassés de la médiocrité de leur destins de consommateurs, fatigués par le vide idéologique de la politique française, usés par le cynisme du jeu médiatique. C’est parce qu’ils ont soif d’épique, de mythes et de convivialité, pas parce qu’ils sont attachés au droit de dessiner des curés en train de s’enculer.

Dans une de ses chroniques de l’Empire du Bien, Philippe Muray écrivait  « On a bien vu, en février dernier, dans le désert du Koweit, des soldats irakiens qui se rendaient drapeau blanc dans une main, Coran dans l’autre. Un soldat occidental, il se serait rendu avec quoi ? En brandissant quoi de consensuel, donc de religieux ? Son numéro de Sécu ? Une cassette vidéo ? Son thème astral ? ».

Si nous n’avons que Charlie Hebdo à brandir, autant nous rendre tout de suite.

Photo : Gyrostat (Wikimedia, CC-BY-SA 4.0)

Créteil, la barbarie à visage urbain

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Créteil antisémitismeL’historien Michel Abitbol, dans son ouvrage de référence Le Passé d’une discorde – Juifs et Arabes du VIIe siècle à nos jours[1. Éditions Perrin. En poche dans la collection « Tempus ».], faisait litière du mythe de « l’âge d’or andalou », qui  aurait vu une cohabitation harmonieuse entre juifs et musulmans en terre d’islam jusqu’à l’irruption du colonialisme et du sionisme. La réalité est plus contrastée, notamment au Maghreb, où l’on observe des déchaînements pogromistes environ tous les demi-siècles, lorsque les dettes accumulées auprès des prêteurs juifs devenaient si lourdes que seule l’élimination physique des créanciers permettait de remettre les compteurs à zéro…

Bien entendu, cet objectif bassement matériel s’habillait de justifications complotistes, dont la plus fréquente était l’accusation de meurtre rituel pratiqué par les rabbins au moment de Pessah…

L’idée d’une violence légitime contre des juifs supposés s’être enrichis sur le dos du pauvre fellah a continué à cheminer dans la conscience des « dominés », qu’ils vivent dans le monde arabo-musulman sous le joug de despotes corrompus, ou dans les cités-ghettos des métropoles occidentales.
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D’après un récent rapport de la Fondapol, dirigé par le sociologue Dominique Reynié, l’affirmation selon laquelle « les juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et la finance » est approuvée par 67 % des musulmans interrogés[2. Les habituels « sociologues de l’excuse » ont tenté de remettre en question cette étude réalisée par l’IFOP sur un échantillon significatif sélectionné selon la méthode des quotas. Ses résultats sont donc aussi fiables (ou peu fiables) que les habituels sondages électoraux.], alors qu’elle ne suscite l’approbation que de 22 % de la population française dans son ensemble.

Conséquence ou concomitance, les agressions contre les juifs ou les institutions juives ont quadruplé au cours des dix dernières années, commises dans la quasi-totalité des cas par des individus relevant de la culture arabo-musulmane. Comme il n’y a plus de lien direct entre le prêteur juif et le débiteur non juif, c’est en tant qu’appartenant à une catégorie de la population économiquement mieux lotie et supposée s’être enrichie au détriment du pauvre musulman qu’il serait juste de procéder contre eux à ce que, jadis, les anarchistes glorifiaient sous le nom de « récupération individuelle ». Dans les cas extrêmes, cela aboutit à des crimes barbares, comme celui d’Ilan Halimi par le gang du même nom, et la toute récente agression d’un jeune couple de Créteil, composé d’un juif et de sa compagne non juive, aggravé du viol de la jeune femme, âgée de 19 ans. Si les hésitations des pouvoirs publics relatives à la nature du crime (crapuleux ou raciste ?) avaient sans doute contribué à égarer l’enquête de la PJ dans l’affaire Halimi, dans celle de Créteil, le gouvernement et le président de la République ont très vite désigné ce crime par son nom : un acte barbare et antisémite.

J’ajouterai, pour ma part, qu’il s’agit d’une sorte de privatisation du pogrom, que l’on adapte à l’esprit du temps. L’accusation de « crime rituel » n’étant plus opératoire, un antisionisme de base, tel qu’il se manifeste en slogans dans les manifestations pro-Hamas, fera l’affaire : on glisse rapidement du «  Israël assassin ! » à «  Mort aux juifs ! », traduction en français des imprécations en arabe diffusées par les chaînes satellitaires et le Web djihadiste.

Les auteurs de cette agression, rapidement arrêtés, vont subir les foudres de la loi, qui considère la motivation raciste comme une circonstance aggravante. Fort bien.

Mais qu’un tel acte puisse être commis après le meurtre d’Ilan Halimi, les lourdes condamnations de ses principaux auteurs et la publicité donnée à cette affaire, montre bien les limites de la dissuasion judiciaire et de l’opprobre public dans la lutte contre les criminels. Décréter « grande cause nationale » la lutte contre l’antisémitisme, comme l’ont fait le Premier ministre Manuel Valls et le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve est réconfortant, mais largement insuffisant si on en reste là.

Il serait temps d’utiliser un langage susceptible d’être compris par les pogromistes, qui reconnaisse aux victimes potentielles leur droit à l’autodéfense dans le cadre de la légalité républicaine. Celle-ci  autorise la détention d’armes par des personnes ayant apporté la preuve qu’elles courent un danger réel, comme des menaces de mort. Bien sûr, il n’est pas question d’armer tous les juifs de France et de Navarre. Mais la dissuasion, tous les experts en stratégie le savent, se fonde d’abord sur la psychologie : ce juif que je me propose d’agresser a peut-être les moyens de se défendre, ou peut-être pas…

 

C’est à l’État de défendre les citoyens

À Causeur, plutôt qu’éluder les désaccords, nous les exposons. Face à la montée d’agressions où la violence est aggravée par l’antisémitisme, notre ami Luc Rosenzweig suggère d’autoriser les juifs vivant dans les zones à risques à s’armer. En toute légalité, bien sûr. Tout d’abord, la situation est préoccupante, mais pas grave au point d’en arriver à cette extrémité. Surtout, nous pensons au contraire que le monopole de la violence légale doit rester à l’État. Que l’on fasse pression sur lui, et d’abord par la voie des urnes, pour que force reste à la loi, fort bien. Que des citoyens, juifs ou non, s’organisent pour alerter la police, d’accord, puisque ça marche. Enfin, et c’est l’essentiel, il ne s’agit pas de s’improviser justiciers mais de réclamer que la justice juge et sanctionne, c’est-à-dire emprisonne au lieu de voir en chaque délinquant une victime du racisme ou du colonialisme. On ne luttera pas plus contre la violence, antisémite ou non, en prenant les armes qu’avec des proclamations indignées. Que la loi soit appliquée, ce serait un bon début.

Élisabeth Lévy et Gil Mihaely
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Photo : Erez Lichtfeld/SIPA/1412071730

Finkielkraut analyse la Marche du 11 janvier et ses suites

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Interrogé par Elisabeth Lévy, Alain Finkielkraut revient sur le succès « inattendu » de la marche républicaine du 11 janvier, mais se demande encore si « le camp de la lucidité » finira par l’emporter contre « la philosophie de l’excuse ».

Marx ou pas Marx ? Débat entre Marcel Gauchet et André Senik à l’IHS

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A droite comme à gauche (principalement à gauche, en vrai), on adore les débats contradictoires, surtout quand les invités sont d’accord sur tout ou presque. Si vous ne me croyez pas, remember Blois, et l’invraisemblable tentative de mise à l’index de Marcel Gauchet par quelques « nourrissons de la théorie critique » (Gérard Lebovici).

Il existe une poignée d’irréductibles, pour qui on ne peut débattre qu’entre gens bien élevés et en franche opposition.

Ce sera indubitablement le cas ce jeudi 22 janvier dans les locaux de l’Institut d’Histoire sociale, où l’on débattra d’un sujet chaud bouillant, in my opinion : Le totalitarisme communiste vient-il de Marx ou de Lénine ?

On y retrouvera, tiens, tiens, l’infréquentable Marcel Gauchet. Le philosophe, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, et rédacteur en chef de la revue Le Débat, a récemment écrit : « Je considère le léninisme comme une trahison pure et simple du marxisme. (…) Lénine, c’est le contraire même du marxisme, mais incorporé au marxisme lui-même. »[1. Alain Badiou et Marcel Gauchet, Que faire ? Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de la démocratie. Philosophie éditions 2014]

Face à lui, le sémillant anticommuniste André Senik, agrégé de philosophie et membre du comité de rédaction d’Histoire et Liberté. Contrairement à son ami Marcel Gauchet, il soutient pour sa part que Marx est le penseur du totalitarisme communiste dont Lénine a été l’héritier fidèle[2. André Senik, Le premier coupable ? in  Histoire et Liberté n° 55, p.87].

De quoi réjouir les amis du dissensus, donc.

Renseignements pratiques sur le site de l’IHS.

Caricatures de Mahomet: 42 pour sang?

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Charlie Hebdo sondageVivons nous dans un pays schizophrène dont la schizophrénie apparaîtrait au grand jour depuis les carnages des 7 et 9 janvier ?  Alors que le dernier numéro de Charlie Hebdo se vend par millions d’exemplaires et que l’on voit des queues soviétiques devant des kiosques d’habitude désertés et des kiosquiers tout heureux de vendre autre chose que la presse people, un sondage du Journal du Dimanche nous annonce comme ça, l’air de rien, que 42 %  des français s’opposent à la publication des caricatures de Mahomet.

On a du mal à ne pas voir là une contradiction assez douloureuse, surtout qu’il n’est pas impossible, finalement, que la même personne ait acheté un numéro collector de Charlie, voire plusieurs pour les léguer à ses petits enfants, et trouve quand même qu’ils vont un peu loin, les caricaturistes. On connaît ce genre d’hypocrisie, que ce soit dans la consommation  de la pornographie, de la culture ou même de la politique. La France entière jure ses grands dieux qu’elle ne surfe pas sur les sites pornos qui sont malgré tout les plus fréquentés et de très loin. Il y a bien Wauquiez qui avait confié sa dilection, sans doute inventée, pour Youporn. Mais il s’est assez vite aperçu qu’en matière de démagogie, il pouvait faire beaucoup mieux et moins risqué pour flatter l’électeur et montrer qu’il était un homme comme les autres en réclamant régulièrement la suppression des allocations familiales, à la façon de Ciotti, qui la veut pour les familles des enfants qui n’avaient pas respecté la minute de silence. En matière de culture, idem : tout le monde trouve qu’il n’y a pas assez d’émissions sur les livres, l’histoire, pas assez d’opéras ou de pièces de théâtre mais l’encéphalogramme audimatesque d’Arte reste désespérément plat. Quant à la politique, comment croire que cette union nationale est autre chose qu’un moment imposé par la décence ? Et que les couteaux ne sont pas déjà sortis en même temps que les plans de bataille où tous les coups seront permis : après tout un homme politique, c’est fait pour faire de la politique et même si on l’a complètement oublié, il y a des élections dans deux mois.

Mais tout de même, 42% des Français qui trouvent qu’il ne fallait pas publier les caricatures, ça fait tout de même un peu peur. Si on admet, ce qui n’est pas dit, que tous les Musulmans  se sentent offensés, ce ne peut pas être 42 % de la population qui serait musulmane. Même les angoissés du Grand remplacement n’osent avancer un tel chiffre pas plus que Houellebecq dans Soumission, alors qu’il pourrait tout se permettre puisqu’il s’agit d’un roman.

Alors qui sont-ils, ces 42 % ? Le JDD nous apprend que si le Front de gauche est le moins allergique, l’UMP et en particulier les anciens électeurs de Sarkozy seraient les moins tolérants. Mais cela veut-il dire grand chose ? On nous explique à longueur de temps qu’une fraction importante de la gauche de la gauche est islamogauchiste alors que l’UMP ferait partie des durs, ceux qui veulent carrément renouer, pour les djihadistes, avec la déchéance de la nationalité ou l’indignité nationale dont fut frappé (souvenirs, souvenirs) Louis-Ferdinand Céline après la guerre, ce qui ne nous rajeunit pas.

Non, on peut hélas plus banalement penser, et ce sera équitablement partagé entre les appartenances politiques, sociales, professionnelles, les tranches d’âge et les origines géographiques, qu’il s’agit là d’une bonne vieille trouille. L’émotion rend belliqueux, on est plein d’une mâle assurance. On se sent grand et beau, on cite Voltaire sans l’avoir lu, on est prêt à mourir en martyr pour la Patrie et la Liberté d’expression, on est plus Charlie que Charlie et puis tout d’un coup, on s’aperçoit que ça a un prix : une partie de notre propre jeunesse a fait sécession devant une République dont elle n’attend plus rien et trouve dans l’islamisme cette identité vacillante qui est celle du « perdant radical » telle que la définissait Enzensberger dans un livre qu’il faut relire d’urgence[1. Hans-Magnus Enzensberger, Le perdant radical (Gallimard, 2006)]. On s’aperçoit aussi que l’on commence à brûler et attaquer nos bâtiments officiels à l’étranger, on s’aperçoit qu’il va falloir vivre avec la possibilité de voir des dingues ouvrir le feu dans la foule à n’importe quel moment, bref que la liberté d’expression, et sa défense, ont un prix concret et quotidien, depuis le 7 janvier.

Alors, finalement, comme Brassens, nos 42 % veulent bien mourir pour des idées, mais de mort lente.

Le service militaire nous protègerait du djihadisme

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armée service militaireGuillaume Bigot est notamment l’auteur des livres Le Zombie et le Fanatique  (Flammarion, 2002) et Le jour où la France tremblera (Ramsay, 2004). Il a aussi publié plus récemment La trahison des Chefs (Fayard) et dirige actuellement un groupe d’écoles de commerce.

Comment faire en sorte que les promesses d’unité et de redressement de la grande manifestation du 11 janvier soient tenues ?  

Avant de proposer une mesure concrète et décisive,  rappelons une vérité  rassurante : 20 % des militaires et des policiers français sont de confession musulmane. Pas un seul ne s’est tourné vers le djihad. Des hommes en uniforme et en armes possèdent nécessairement un esprit de corps, se considérant comme des égaux (l’égalité) et comme des frères d’arme (la fraternité). Sous les drapeaux, ils appartiennent tous à une communauté, fière et pleine de traditions. Pour bien comprendre le sens et l’efficacité de la mesure que l’on va proposer, il faut que l’on regarde une autre réalité en face. Et celle-ci est terrifiante : 22 % de ceux qui font le voyage pour grossir les rangs de Daech sont des convertis.

Quelles conséquences tirez-vous de ces deux réalités ?

La preuve irréfutable que le djihadisme séduit, qu’il répond à un besoin. C’est en fait un patriotisme de substitution. L’aboulie post-moderne, doublée d’une fascination pour la violence, peut déboucher sur un vide que seul le fanatisme le plus pur sait pour l’instant combler. Une dialectique mortifère entre un zombie qui doute et a peur de tout (nous, les agressés) et un fanatique qui ne doute et n’a peur de rien (eux, les agresseurs) s’est bel et bien enclenchée. Ce n’est pas un choc de civilisation, c’est un clash entre vide et trop plein, entre « néantisme » et totalitarisme.

Une cause à servir, fondée sur des certitudes inébranlables, dans un cadre strict, qui  transcende le matérialisme et l’individualisme, en exaltant l’héroïsme, voilà ce qui séduit dans le poison islamiste.

Quel serait l’antidote au poison djihadiste ?

Le service militaire a été suspendu en 2002. Un décret suffirait à le rétablir. La jeunesse se retrouverait, sans distinction de race, ni de religion, sous un même drapeau. Jeunes banlieusards et enfants des beaux quartiers porteraient le même uniforme et seraient placés dans un même cadre. Nous préconisions déjà ce rétablissement avec Stéphane Berthomet en 2005. Dans identité, il y a identique. Dans notre devise, il y a aussi égalité et fraternité. Il faudrait aussi appeler les femmes sous les drapeaux. Certaines jeunes filles des cités devront ainsi retirer leur voile, au moins pendant quelques mois.

Pour l’adapter aux exigences de l’heure, il faudrait donc que ce service exclue tout passe-droit. Il pourrait également être plus court. La fascination exercée par les armes et la discipline qui est celle de l’armée sont telles que quelques mois de « classes » suffiraient à transformer nos jeunes en soldats. Cette décision audacieuse mais réaliste réduirait le risque djihadiste, casserait la dynamique communautariste et ressouderait la jeunesse.

Le rétablissement du service militaire sera-t-il réellement efficace contre l’embrigadement des jeunes par l’islamisme radical ?

Nombre d’études en attestent : là où le service militaire a été maintenu, les djihadistes sont proportionnellement moins nombreux (ils l’étaient moins en France avant son abolition et plus nombreux en Belgique, ils le sont désormais plus en France qu’en Allemagne). Un autre phénomène est également très documenté : depuis la suspension du service militaire en France, les violences physiques contre les personnes ont augmenté de manière exponentielle. En initiant la jeunesse  au maniement des armes, on fera baisser le niveau de violence dans notre société. Le rétablissement du service national, militaire ou policier, est donc aussi fondé sur le plan de la sécurité. Car nous n’en avons pas fini avec les troubles intérieurs et extérieurs. Des barbares s’en sont déjà pris à des synagogues ou à des journaux. Des salauds commencent à s’en prendre à des mosquées. Disposer de troupes en nombre ne sera pas inutile pour prévenir et, si besoin, contenir des troubles.

Mais l’armée crie famine et les budgets de la Défense sont coupés…

« Nous n’avons plus les moyens », crieront les militaires. Eh bien, qu’on les leur redonne. La paix civile vaut bien une dette.  Il n’y a pas que la paix intérieure, d’ailleurs. Daech n’est pas très loin des lieux saints et l’Arabie Saoudite est un fruit mûr. L’arc de crise djihadiste débute au nord de la Chine et plonge profondément dans l’Afrique de l’ouest.

La population est-elle prête à accepter le retour du service national ?

Le glissement de terrain historique qui s’est opéré le 11 janvier a restauré le patriotisme. Les plus rétifs à l’égard du roman national, les derniers Mohicans de 68 ont fini, eux aussi, par chanter la Marseillaise. Face à cette agression, les partisans du « il est interdit d’interdire » se sont aperçus qu’il y avait des limites à tout. Le peuple a applaudi les forces de l’ordre. Mai 68 est donc dépassé au sens hégélien. La liberté sous sa version la plus excessive, qui s’était opposée à l’idée de patrie, ne l’est plus. Une certaine idée de l’ordre et de l’identité s’est réconciliée avec la liberté et c’est une avancée extraordinaire. Il reste cependant à restaurer l’égalité et la fraternité. En une journée, les Français ont compris qu’ils n’étaient pas ce peuple de beaufs ou de sous-Américains mal adaptés à la mondialisation dépeints par leurs élites. C’est une première étape.

Quid de la jeunesse ? Une certaine frange des jeunes donne l’impression de ne plus se sentir française…

Les jeunes qui ont grandi dans la raillerie des frontières et dans une identité fleurant la haine de soi vont devoir réapprendre le patriotisme. Mais nous sommes aussi face à des jeunes qui se sont trouvé une patrie de substitution. Il faudra reconquérir les esprits. Un acte patriote et non un « Patriot act ». Voilà ce que serait le rétablissement du service militaire.

Photo : Wikipedia

Muray : l’art d’être seul

Philippe Muray Journal Ultima NecatPendant près de trente ans, vous avez été la compagne puis l’épouse de Philippe Muray. Malgré de nombreuses sollicitations depuis sa mort, en 2006, vous vous êtes très rarement exprimée. À l’occasion de la parution de ce premier volume du Journal, vous nous faites l’amitié et l’honneur de rompre ce quasi-silence dans Causeur. Soyez-en remerciée.

Vous êtes donc à la fois la veuve de l’auteur, par conséquent la propriétaire légale des droits sur son œuvre, et aussi l’éditrice du Journal. Est-ce que ce n’est pas une position un peu délicate ?

Anne Muray-Sefrioui. Le plus difficile, c’était la décision de publication. Mais une fois qu’elle a été prise, j’ai agi en éditrice, en laissant les affects de côté. Du reste, c’était ma profession, je sais donc ce qu’est un livre ou une phrase. Je me sentais d’autant plus légitimée à m’en occuper moi-même que Philippe m’a toujours impliquée très étroitement dans la publication de ses livres : je relisais les manuscrits, les épreuves, et j’en suivais toutes les étapes. Comme je fais partie des éditrices old school, je respecte les auteurs, je ne cherche pas à les enfermer dans mes propres grilles. A fortiori s’agissant de Muray ! Il n’était donc pas question pour moi d’intervenir en quoi que ce soit dans le texte du Journal ni de changer la moindre virgule. En revanche, je ne m’en cache pas, j’ai supprimé quelques passages qui exposaient trop ma vie privée et celle de mes enfants : comme je l’ai écrit dans ma postface, « mon immolation à la littérature a ses limites ». Mais ces coupures ne représentent qu’une dizaine de pages sur ce volume, et il n’y en aura pas davantage dans les volumes suivants – dans le deuxième, sur lequel je travaille actuellement, il n’y en a quasiment pas.

Vous y apparaissez sous le surnom de Nanouk…

C’est le nom qu’utilisent ma famille et certains de mes amis. D’une certaine façon, c’est le nom de mon personnage dans ce grand roman qu’est le Journal.

Ce sera donc celui sous lequel vous passerez à la postérité ! Vous avez choisi d’écrire une postface parce que, dites-vous en riant, « on ne préface pas Muray » ! On préface Balzac et Chateaubriand, mais pas Muray ?

C’est lui-même qui le disait ! Il n’aurait jamais laissé qui que ce soit le surplomber par une introduction. Moi encore moins…

Quoi qu’il en soit, c’est un très beau texte, à la fois personnel et pudique, peut-être un peu court…

Comme je m’étais toujours refusée à écrire la moindre ligne sur Muray, mon projet, à l’origine, était d’écrire un texte assez long pour régler cette question. J’en avais même trouvé le titre : « Seul comme Muray ». Mais cela m’aurait entraînée trop loin, il aurait fallu livrer une part de mon intimité, et je n’y tiens pas. J’ai préféré m’en tenir à mon rôle d’éditrice, raconter le chantier énorme que représentait cette publication, puisqu’une grande partie du Journal était restée à l’état de cahiers manuscrits, et qu’il fallait aussi saisir de nombreuses années dactylographiées.

Ce premier volume couvre les années 1978-1985 : quand aurons-nous droit à la suite ?

Il est entendu avec Les Belles Lettres que le deuxième volume paraîtra en septembre 2015, nous verrons ensuite. Ce qui est intéressant à noter, c’est que ce premier tome réunit huit ans de Journal, alors que les suivants n’en contiendront que deux, avec le même nombre de pages : c’est dire à quel point il enfle considérablement d’année en année, et la place qu’il occupe dans l’ensemble de l’œuvre de Muray, puisqu’il l’a tenu pendant vingt-six ans… Il me semble d’ailleurs que ce Journal est l’un des plus copieux du xxe siècle !
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Sans vous entraîner dans l’intime, avez-vous été surprise par ces textes écrits à vos côtés ?

Par rapport à mes souvenirs, j’ai noté quelquefois des décalages, des distorsions, des interprétations divergentes des mêmes faits. Parfois, des détails qui me paraissaient insignifiants sont développés très longuement. Ce qui m’a le plus frappée, dans ce premier volume surtout, ce sont des événements qui m’avaient paru importants et qui sont complètement passés sous silence. Mais si j’ai eu la révélation de faits que j’ignorais, je n’ai pas découvert d’aspects nouveaux de la personnalité de Philippe.

Autorisez-nous une question de midinette : quand on lit le Journal (et quand on a connu Philippe), on se dit que ça n’a pas dû être facile de vivre avec lui !

Non, cela n’a pas été facile. Vivre avec un artiste, c’est exigeant. Mais il n’a pas réussi à me tuer, ce n’est pas si mal !

S’agissant de la paternité, thème central de Postérité, il avait, en somme, fait sienne la maxime « Aut libri aut liberi » – « Ou bien les livres ou bien les enfants »…

En effet, il avait fait un choix, celui de l’œuvre. Ce premier volume rend très bien compte, justement, des contraintes auxquelles le soumet sa vocation d’écrivain.

Entrons dans le Journal : on a le sentiment que le carburant, ce qui faisait vivre et écrire Muray, c’était l’orgueil.

Si l’orgueil est le sentiment de sa propre valeur, vous avez sans doute raison. « J’ai toujours pensé que j’étais célèbre », disait-il. Envisager un roman intitulé Le Genre humain – qui n’a pas été publié –, ce n’était pas modeste comme ambition ! C’est d’autant plus curieux qu’en même temps – et le phénomène est très frappant dans ce premier volume – il est totalement habité par le doute. Il ne cesse d’écrire qu’il n’y arrivera jamais. Et malgré tout, malgré les échecs et les tâtonnements, il continue, il recommence, avec une espèce d’acharnement incroyable, ce qui suppose une foi en soi exceptionnelle.

Il commence à écrire son Journal à 33 ans et, dès les toutes premières pages, il parle du Christ. Est-ce une coïncidence ?

Il y a très peu de hasards dans l’œuvre de Philippe, cette « coïncidence » n’en est certainement pas une. S’il ne s’est jamais proclamé catholique, s’il n’était pas pratiquant, son œuvre s’inscrit ouvertement dans la catholicité. Toute sa pensée s’y enracine, elle fait jouer notamment la notion de péché originel, de faute et, plus que tout, de séparation. Par ailleurs, son rapport à la foi est complexe, il écrit ainsi cette phrase très saisissante en 1983 : « J’ai toujours considéré comme une preuve de ma médiocrité morale et intellectuelle mon incapacité à m’intéresser à mon propre rapport “avec Dieu”… Si j’y crois ou pas… Et les raisons… »

Dans la période où il s’interroge sur la culture américaine, en 1983, c’est-à-dire à l’époque où le Muray que nous connaissons commence à percer, il parle du protestantisme comme d’un véritable repoussoir.

Il a toujours établi une distinction – qui est en effet devenue plus claire au fil des années – entre les pays protestants et le monde catholique. Pour lui, ce sont deux visions antinomiques, et il avait choisi son camp. Il avait compris que le péché, la rémission, le plaisir ne sont nullement incompatibles dans le catholicisme – quoi qu’en pensent ceux qui n’y connaissent rien. Pour Muray, comme pour Baudelaire, la faute et le goût de la faute vont de pair. Par ailleurs, il considérait que par essence l’art est catholique : il ne cesse de le marteler, par exemple, dans son livre sur Rubens.

Au début du Journal, il est aussi très travaillé par la question du multiple, par la « prolifération démographique », qu’il met en rapport avec l’effacement du religieux. « Avec la disparition du contrat social-religieux a disparu “le père de multitude”, remplacé par la mère démographique, il faut tout recommencer », écrit-il le 9 septembre 1979 dans un article sur Gertrude Stein.

Oui, ce thème de l’Un et du multiple est déjà présent dans ses tout premiers livres, Chant pluriel, publié en 1972, et Jubila, en 1976 : le personnage de ces deux récits, ou « romans », c’est la foule, la masse, le nombre. Il est aussi question dans le Journal d’un autre roman dont le titre, Multiplicande, suggère également l’idée de nombre, qui est centrale chez lui. Cet ouvrage n’a pas vu le jour. Et comme Philippe ne gardait pas ses manuscrits, je n’en ai aucune trace. Cela dit, cette question du multiple n’a pas disparu, elle s’est déplacée ensuite vers celle du « socialisme généralisé ».

Le Journal a une fin, qui n’est pas la mort de Muray. Le 31 décembre 2004, vingt-six ans après avoir commencé Ultima necat, il écrit ces mots – que vous citez dans la postface : « Ici se termine non seulement l’année mais aussi, et pour des raisons que je n’ai pas le temps de déployer, la rédaction de mon Journal. Disons que, d’une part, il commençait à m’ennuyer, comme ma vie, comme la vie en général, et que, d’autre part, il était devenu ce qui m’occupait suffisamment pour que je n’aie pas le temps d’écrire autre chose… » Vous en a-t-il parlé ?

Je me souviens qu’il m’a fait part de cette décision. Pourtant, les mois suivants, il lui arrivait d’évoquer telle ou telle chose qu’il avait notée. « Alors, tu continues », disais-je. « Non, ce n’est plus mon Journal », répondait-il. Et, en effet, ce sont des notes, sans presque de commentaires, des copies de correspondances ou d’articles, on n’y trouve plus du tout la même ambition. Mais c’est déjà un peu vrai pour les années précédentes, on a le sentiment qu’il en était fatigué.

On pense à la fin d’une psychanalyse. Était-ce la fonction du Journal ?  

Il me semble que sa fonction a évolué. Au début, il s’agit d’un outil de travail, d’une manière pour Muray de réfléchir sur son activité d’écrivain, de commenter la littérature des autres, c’est une sorte de réservoir à idées. Puis, à mesure que le temps passe, l’observation et la critique du monde occupent une place de plus en plus grande. Le Journal devient une œuvre littéraire en soi, ce dont Muray a parfaitement conscience, et il la revendique comme telle. Je ne crois pas qu’il faille lui attribuer une fonction « psychanalytique ». En 1995, il a rédigé une préface à son Journal, dans laquelle il définit très précisément son activité de diariste. Je vous la livre : « Qu’est-ce que tenir son Journal ? Multiplier les pensées clandestines, les actes négatifs, traverser la vie en fraude, tromper tout le monde. La société est devenue une mégère si répugnante, une poufiasse si épouvantable qu’on ne peut qu’avoir envie de la cocufier, tout le temps, dans toutes les occasions. »

Ce qui explique cette publication posthume ?

C’est Muray lui-même qui l’a écrit : « Un Journal qui se respecte ne peut être que d’outre-tombe. » Il entendait s’exprimer avec une liberté totale, et il avait parfaitement conscience que son Journal était impubliable de son vivant. Il n’avait pas envie de se faire un ennemi à chaque coin de rue…

Vous avez choisi d’interrompre ce premier volume à la fin de 1985. Pourquoi ?

D’abord, la dernière phrase est admirable : « Tout ce que j’écris s’efface. » Il était difficile de résister à une chute pareille ! C’est aussi le moment où Muray tourne la page des essais, après Le xix e Siècle à travers les âges, pour revenir au roman. Mais, surtout, ces huit ans représentent son passage à la maturité, on y voit toute la cohérence du cheminement de sa pensée. En réalité, le Muray de la fin est en germe, celui qui réfléchit à la disparition du réel, au grégarisme, à l’emprise grandissante des femmes ou aux injonctions terroristes du « Bien ». Tout est en place.

Son séjour aux États-Unis, en 1983, semble avoir été riche d’enseignements. Comme s’il y avait déchiffré notre avenir… 

En Amérique, il observe un monde qu’il ne connaissait pas et il pressent immédiatement qu’il va être le nôtre. À son retour, il écrit Le xixe Siècle à travers les âges et, dès que le livre paraît, il cesse de s’y intéresser, alors qu’il avait prévu à l’origine de lui donner une suite. Comme si, ayant réglé un problème, il pouvait passer à autre chose. Mais bien avant, dès 1981, il comprend que le monde est en train de changer de bases, que l’ennemi est là.

N’a-t-il jamais eu, même dans sa prime jeunesse, de période gauchiste, si on ose lui appliquer ce terme ?

Il a lu les grands penseurs de la gauche, Marx, Althusser, etc., et certainement beaucoup plus attentivement que ceux qui s’en réclamaient. Ce sont ces lectures qui lui ont permis d’analyser les événements avec une réelle hauteur. Un de ses amis de lycée m’a confié des lettres de Philippe qui couvrent notamment Mai 68 – il faudra que je les publie un jour –, c’est très drôle. Il observe ce qui se passe avec une acuité surprenante, c’est sans doute l’une des rares personnes à avoir compris ce qui se jouait. Mais, en même temps, il est parfaitement étranger au mouvement.

Le Muray de la maturité est un opposant, il était en guerre contre le monde. L’a-t-il toujours été ?

Par définition, un artiste est un homme seul qui s’oppose à tous les autres. Oui, il était en guerre, et d’ailleurs, dans les dernières années, quand il partait à son bureau, je lui demandais chaque matin en riant : « Tu as bien mis ton heaume ? » Plus sérieusement, il disait s’inspirer de la « pratique de la guerre » de Nietzsche : n’attaquer que ce qui est victorieux, n’attaquer que des choses pour lesquelles on ne trouvera pas d’allié, ne jamais attaquer les personnes, qui ne sont que les verres grossissants qui permettent de rendre visible une calamité publique encore cachée. C’est une attitude qui implique évidemment la solitude. Et Philippe était très seul. Il a une très belle phrase, à ce propos, en 1984 : « Le seul infini que je connaisse, d’ailleurs, c’est la solitude. Le seul infini en acte… » Du reste, il n’a jamais été mondain, sauf s’il y était vraiment contraint, et il ne se laissait pas facilement contraindre. Il évitait autant que possible les cocktails, les soirées littéraires, les débats. S’il a participé à quelques colloques, c’était uniquement dans l’objectif de republier ailleurs ses interventions. Il rencontrait les gens individuellement, et encore assez peu dans les années 1980. Muray savait très bien se protéger, protéger son travail et ses secrets.

Dans les premières années du Journal, il n’est pas franchement hilarant, il a plutôt un côté sombre, une tendance au ressassement. L’homme que vous avez connu a-t-il toujours été habité par cette rage drolatique qui rendait sa compagnie si savoureuse ?

Au début de notre vie commune, c’était surtout quelqu’un de très anxieux, mais un homme intelligent a toujours de l’humour. Évidemment, ce n’était pas du même ordre qu’à la fin de sa vie, où l’on avait l’impression de vivre avec lui dans une farce perpétuelle. Oui, nous avons tous beaucoup ri ! Il avait un tel talent pour pointer les ridicules de l’époque…

Le Journal est passionnant à cet égard, puisqu’on voit un jeune homme, puis un homme mûr, observer les mutations majeures de son époque. Muray restera-t-il, selon vous, comme l’écrivain du basculement du monde ?

Sans aucun doute. Comme on le voit dans le Journal, il est l’un des premiers à pressentir la mutation qu’il décrira sous les espèces de la fin de l’Histoire. Mais je ne parlerais pas de prescience, encore moins de prophétisme. En réalité, il arrive à cette vision du monde à travers un procédé littéraire qu’il qualifiait lui-même de « dilatation ». En poussant à l’extrême un détail qui pourrait sembler dérisoire, déniché dans la presse, la télé ou les faits divers – qu’il adorait –, il a décrit notre réalité d’aujourd’hui. C’est le procédé qu’il a utilisé dès Le xixe Siècle, en partant du déménagement du cimetière des Innocents pour saisir la vérité profonde d’une époque.

Sa difficulté avec le genre romanesque a été pour lui une terrible source de souffrance, on le voit avec l’échec du Genre humain dont il est question dans ce volume. Reste qu’il est surtout connu par un genre dont il aura peut-être été le seul représentant, la chronique d’époque, qu’il dresse dès L’Empire du Bien, et surtout avec Après l’Histoire, où l’on voit apparaître Homo festivus. N’est-ce pas la preuve qu’on peut être écrivain sans être romancier ? 

La question du genre littéraire est toujours délicate. En effet, dans ce premier volume, l’expression de son tourment à propos de la forme romanesque occupe une place considérable. Et pourtant, on peut considérer l’ensemble de ce Journal comme un roman – un roman malgré lui. Dans les tomes suivants, vous verrez, il fait d’éblouissantes peintures de personnages, de situations, de décors. Si elles se trouvaient dans un roman, au sens classique du terme, on crierait au génie. Ses derniers écrits peuvent donner l’impression trompeuse qu’il ne s’intéressait qu’aux problèmes de société, mais c’est faux. Au contraire, il savait comme personne regarder les gens, un paysage, un tableau… Il voyait tout, il avait un œil terrifiant.

Il a néanmoins publié dans sa maturité au moins deux romans qui resteront, On ferme et Postérité.

Ils n’ont pas eu le succès que Muray espérait, malheureusement. On ferme, en 1997, a marché très modestement, il s’y attendait un peu d’ailleurs. Mais Postérité avait été un four monumental dont il a énormément souffert. Il a eu du mal à se remettre ensuite au travail romanesque. Si on analyse On ferme de près, on voit qu’il y a deux parties bien distinctes. Les deux cents premières pages sont en quelque sorte la suite de Postérité, puis cela devient tout autre chose. Je pense que c’est dans cette veine-là qu’il aurait continué. Puis il a été pris par d’autres activités, c’est l’époque où il a commencé à être très sollicité. Mais il ne s’est jamais vraiment guéri de ne pas avoir écrit « le » roman. Vous savez, Muray était très drôle mais il n’était pas gai, et même quelquefois un peu dépressif. Il était régulièrement happé par le sentiment d’être arrivé au bout de ce qu’il avait à dire. Tout de même, les dernières années de sa vie, il avait bien l’intention de revenir à la fiction. Il avait commencé à écrire des nouvelles dont j’ai retrouvé les ébauches.

Il y a un grand absent dans ce Journal, c’est l’argent. Muray parle peu des problèmes matériels.

C’est vrai que le mot « argent » apparaît rarement. En revanche, il parle souvent de ses travaux alimentaires, dont il souffre énormément parce qu’il est contraint de se couper de son œuvre littéraire. Mais il voulait être à l’aise, il aimait le confort qu’apporte l’argent, les bons restaurants, les bons hôtels, la possibilité de louer une maison dans le Midi pour travailler tranquillement. Cela avait un prix, et il l’a payé en y mettant une énergie inouïe.

C’était la condition de sa liberté, non ?

Absolument. Il ne voulait dépendre d’aucune institution, qu’elle soit publique ou privée, c’est pourquoi il n’a jamais voulu enseigner ni intégrer une rédaction. Il souhaitait jouir d’une liberté de pensée absolue, ne subir aucune pression. Et puis, on ne l’imagine pas travailler en collaboration ! Faire le « nègre », ça préservait sa tranquillité, à tous les égards.

Venons-en un peu au côté vachard du Journal. On y voit des personnages, en particulier Philipe Sollers qui, dans ce premier volume, est encore, sinon un ami, du moins un allié. Mais on devine, au vu des textes qu’il lui a consacrés et des extraits que vous avez déjà dévoilés, qu’il en prend pour son grade dans les suivants…

Les gens qui tentent de résumer, sans le connaître, l’itinéraire de Muray pensent généralement qu’il a été « sollersien ». En réalité, ce qu’il en dit dès les années 1980 est très clair : il comprend qu’il a affaire à un renard et qu’il ne faut pas se laisser avoir. Il était évidemment sensible à la séduction qui se dégageait de Sollers à l’époque – après, ça s’est gâté. Mais il n’est pas dupe, il se méfie absolument tout le temps.

Il est aussi beaucoup question de Catherine Millet et Jacques Henric. À l’époque, vous paraissiez amis, vous avez passé des vacances ensemble. Était-il à ce moment-là sensible à l’avant-garde ?

Il s’intéressait encore un peu à l’avant-garde littéraire, et il a beaucoup publié dans Art Press. Avec Henric et Millet, il était surtout question de littérature, même si nous sommes allés ensemble voir des Vermeer et des Rubens en Hollande. L’art contemporain n’intéressait pas Philippe. Celui qu’il a aimé, adoré même, c’était Picasso. Pour lui, c’était l’artiste absolu : son itinéraire, sa personnalité, son énergie, son rapport avec les femmes, tout le passionnait chez lui. En gros, c’était à ses yeux le dernier génie de l’art.

En 2000, au moment de notre rencontre, Muray était encore un écrivain assez confidentiel, un plaisir pour initiés. Comment vivez-vous le fait qu’il soit quasiment « à la mode » ?

Il est certain que l’audience de Muray a véritablement explosé grâce aux lectures de Luchini. À vrai dire, quand j’ai pris contact avec lui, personne n’aurait imaginé un succès pareil. Au départ, trois dates seulement étaient fixées, et nous nous inquiétions de savoir s’il y aurait un public ! Je comptais bien sur les fans murayens, car je connaissais l’existence de ces lecteurs discrets et fidèles, mais je n’avais pas mesuré la popularité de Luchini. Je ne peux que me réjouir qu’il ait fait connaître Muray davantage… même s’il y a sans doute quelque part un quiproquo. Car ce n’est pas qu’un chroniqueur rigolo ! Justement, le Journal vient à propos pour rappeler qu’il s’agit d’abord d’un écrivain, et d’un écrivain au sens le plus puissant du terme. Ces textes qui ont tant fait rire, et qui ont permis à beaucoup de découvrir Muray, sont un point d’orgue après un très long cheminement.

Finalement, quelle place le Journal occupe-t-il dans l’œuvre de Muray ? Peut-on dire que c’est la matrice ?

À mes yeux, c’est un objet littéraire exceptionnel, qui met en lumière une pensée qui se construit et s’épanouit. J’ai du mal à admettre qu’on emploie le même terme pour les petites confessions que tant de gens se sentent obligés de publier aujourd’hui. Le Journal est non seulement central dans l’œuvre de Muray, mais il a aussi été le pivot autour duquel s’organisait son temps d’écrivain. J’irais même plus loin : dans un sens, il vivait pour écrire le Journal. Je vous ai dit à quel point il détestait les mondanités. Mais, à un moment donné, il s’est mis à accepter de sortir de temps en temps pour l’alimenter. J’ai même trouvé, en 1992 il me semble, une phrase dans laquelle il s’adresse à son Journal et lui dit en substance : « Je te dois ça, il faut que j’y aille pour te donner à manger. » Le Journal devient l’objectif, une entité envers laquelle il se sent des devoirs.
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Ultima necat: Journal intime Tome 1, 1978-1985

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Apologie des attentats : les punir tous, mais pas n’importe comment

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Mon ami Marc Cohen avait dans ces colonnes, et parmi les premiers, appelé à la mise en œuvre d’une répression à l’encontre des crétins qui se permettaient d’applaudir aux massacres de la semaine dernière ou de les justifier sur les réseaux sociaux. J’étais complètement d’accord avec lui. Y compris sur la nécessité d’être mesuré dans les sanctions en se dispensant de la prison ferme, trop souvent école du djihadisme. Mais en n’hésitant pas à frapper à la caisse parce que ça aussi, ça peut faire mal. Il n’a pas été le seul à le demander. Jusqu’à Christiane Taubira avec une circulaire particulièrement sévère en direction des parquets. Notre chère justice indépendante s’est mise immédiatement au garde-à-vous. Et ça commence à tomber comme à Gravelotte. Aux dernières nouvelles, ce sont près de 80 procédures correctionnelles qui ont été lancées et les premières condamnations sont tombées. La presse les annonce triomphalement, n’hésitant pas d’ailleurs à tronquer la réalité. Ainsi pour l’ivrogne qui, sévèrement bourré, avait provoqué un accident, pris la fuite et disposait d’un casier judiciaire copieusement garni pour des faits similaires (16 condamnations) avait trouvé utile de proférer un chapelet de conneries au moment de son arrestation. Il a pris quatre ans ferme, les médias nous affirmant que c’était pour ses propos stupides qu’il avait bénéficié de ce tarif. « Mensonge patriotique » vous dira-t-on, il faut faire peur aux imbéciles.

Le reste à l’avenant. Je ne suis pas opposé à ces rappels à l’ordre, encore ne faudrait-il pas se donner bonne conscience facilement et oublier qu’il y a certaines priorités. Par exemple de réinvestir les « quartiers », commencer à démanteler les mafias et récupérer les armes.

Petite perle trouvées dans notre chère PQR : « 6 mois ferme pour un homme qui avait « rigolé«  de l’attentat contre Charlie Hebdo ». Bigre. Le jeune homme de 28 ans souffrant depuis l’enfance d’une déficience mentale (légère ?) manifestement sous l’emprise d’un état alcoolique (bonjour le djihadiste), a fourni à l’audience de comparution immédiate quelques explications confuses auxquelles personne n’a rien compris. Maintien en détention quand même…

Il faut terroriser les terroristes, je suis bien d’accord. Mais sans se dispenser d’un peu de discernement. Le procureur qui avait requis un an ferme pour des « propos blessants », s’appelle Cabut. Ça ne s’invente pas…

Du bon usage de l’amalgame

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islam terrorisme amalgameDeuil en fête. La France a vécu une journée mémorable le 11 janvier. Elle est devenue l’emblème mondial de la lutte contre l’islamisme barbare.

Le sang versé à Charlie Hebdo, celui des fonctionnaires et des policiers tués en service, et celui des Juifs assassinés dans l’Hyper Cacher de Vincennes, ne l’aurait pas été en vain.

Il n’est pourtant pas sûr que tous auraient goûté la présence de Mahmoud Abbas qui, il y a peu, saluait les auteurs d’attentats perpétrés en Israël ; des princes du Golfe et du représentant d’Erdogan parmi les invités de l’Élysée à cette grande communion, bien que le Hezbollah en fût absent. « Amalgame » un peu détonnant tout de même, pour reprendre ce mot qui ponctua les discours avec une insistance si remarquable.

« Pas d’amalgame » entre les musulmans et les assassins qui se réclamaient de l’islam.

Et ceci tellement répété qu’il n’était pas difficile d’y entendre une injonction conjuratoire.

Clin d’œil malicieux de la langue : le mot amalgame aurait pour origine  l’expression arabe ‘amal al-djam’a « œuvre de l’union charnelle », d’après le Dictionnaire étymologique de la langue française de Bloch & Wartburg qui fait autorité.

Le terme « amalgame » doit-il s’appliquer comme le fait le Conseil français du culte musulman (CFCM) à la cinquantaine d’actes d’intimidation  visant des mosquées depuis les massacres du 11 janvier ? Ne s’agirait-il pas plutôt du délétère effet boomerang de la mise sous le boisseau de toute critique de l’islam et de ses exigences ? De l’abandon sournois des principes de la laïcité, de leur recul devant les accusations d’islamophobie ? Comme l’exprime Mezri Haddad, ancien ambassadeur de Tunisie à l’UNESCO, faisant le lien entre les « scènes de guerre » qui viennent de se produire et les « concessions » aux tenants de l’islam identitaire, holistique et totalitaire, au nom de la démocratie et de la tolérance républicaine[1. Le Figaro du 10-11 janvier 2015, p. 16.] ?

La crainte de cette « union charnelle » entre les musulmans et les criminels ne pourrait se justifier que si un nombre important de musulmans épousait la thèse génocidaire des meurtriers affiliés aux groupes islamistes. Alors, en effet, la majorité des musulmans deviendrait suspecte et représenterait un grave danger pour la population, juive, chrétienne, « souchienne », laïque, ainsi que pour les résistants d’origine  musulmane, croyants ou non.

L’ « amalgame » ainsi entendu, dont on nous rebat les oreilles, ne pourrait donc se produire que si, et seulement si, l’idéologie islamiste en venait à une telle diffusion — par le wahhabisme saoudien ou le salafisme qatari, importés en sus de nos fructueux échanges économiques avec ces pays — qu’elle contaminerait les musulmans de France au point de faire de ces derniers le cheval de Troie de l’islam conquérant.

Pur fantasme, me direz-vous. Sous nos latitudes en tout cas, à part quelques petites exceptions d’individus ayant mal tourné, les musulmans sont pacifistes et ne demandent qu’à vivre tranquillement. Il s’agit des pratiquants d’un islam « modéré », qui auraient définitivement biffé du Coran le devoir de guerre contre les infidèles, le petit djihad, où les fanatiques de Daesh et ceux d’Al-Qaïda trouvent leur inspiration.

Certes, on a pu célébrer ces assassinats par un feu d’artifice, comme ce fut le cas au soir du mercredi fatal près de Besançon ; certes, on a pu menacer son professeur de le « buter à la kalach » (Lille) ; certes  on a pu, comme dans plusieurs collèges, notamment en Seine-Saint-Denis (80 % d’une classe élémentaire, rapporte Le Figaro), refuser d’observer la minute de silence requise, et j’en passe, ce ne sont là que des expressions marginales d’enfants influencés par ce qu’ils entendent autour d’eux ou comme le déclarait une élève « moi, ma mère m’a dit qu’ils l’avaient bien cherché ». Et ces débordements, qui ne sont pas nouveaux — comme on a pu entendre saluer Mohammed Merah — ne suscitent que de discrètes réprobations publiques de la part de la communauté musulmane à quelques exceptions près.

La mondialisation des idées et la terrifiante caisse de résonance d’Internet radicalisent pour nombre de musulmans les positions extrémistes où l’esprit de revanche contre l’Occident emboîte le pas au fanatisme religieux. « Gouverner au nom d’Allah[2. Boualem Sansal, Hors série Connaissance Gallimard, 02013.] » devient alors le projet actif d’une revanche identitaire. Les jeunes en mal d’identité, comme le déclarait  Boualem Sansal dans une interview à Jeune Afrique (18/12/2013), « peuvent même se prendre pour des Che Guevara de l’islam. Ils se voient offrir des rêves extraordinaires, des rêves de paradis. Ils trouvent des frères en islam, voire des compagnons d’armes. C’est exaltant ».

Qui pourrait douter de la puissance de cette « union charnelle » dans notre monde dérisoire du marché des objets aussi envahissants que vite caduques ?

Qui pourrait douter qu’une Education nationale qui tremble, au nom du multiculturalisme, à enseigner l’Histoire et fractionne cette dernière en vignettes non chronologiques et en célébrations, prive en fait ses élèves du moindre recours pour la traversée de leur temps ?

On se trompe dans la mise en garde contre un « amalgame » conçu comme le produit d’une réaction simpliste d’étrangers à l’islam. Cet « amalgame », cette union faite d’un désir de mort dévorant les forces de vie, ne peut surgir que de l’islam lui-même tant qu’il sera aux prises avec ses contradictions face à la modernité.

Photo : B.K. Bangash/AP/SIPA/BKB102/443574992716/1501161245

«Je ne suis pas Charlie, je suis Gaza !»

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Lyon Charlie Hebdo

Lyon Charlie HebdoIl faut lire la presse régionale. La PQR, en jargon de la corporation. Cette terre canardière, elle, ne ment pas. Non parce que les humbles correspondants locaux (CLP), payés une misère, seraient plus vertueux que les « stars » de la profession, mais parce qu’ils sont amenés à rencontrer chaque jour, chez le boulanger, au bistrot ou à la sortie de l’école, les gens dont ils ont parlé, et qui ont vu les mêmes choses qu’eux. Les CLP couvrant les communes de l’est lyonnais pour le quotidien Le Progrès ont été sollicités par la rédaction en chef de ce vénérable journal, fondé en 1859,  déjà républicain sous l’Empire, pour enquêter sur les causes de l’absence remarquée des citoyens de l’équivalent rhodanien du 9-3 à la marche du 11 janvier, qui avait réuni 300.000 personnes, du jamais vu dans la capitale des Gaules.

Ce qu’ils ont découvert, et rapporté sans fard ni concessions à la pensée « padamalgam » est édifiant.

D’abord cette photo d’un immense tag sur le mur d’un immeuble du quartier Terraillon, à Bron, où l’on peut lire : « Voilà le dernier dessin de Charlie » illustré d’un bonhomme stylisé tirant des balles sur un homme à terre, sous lequel est inscrit « police ». Le sentiment des tagueurs envers les gens de Charlie se traduit graphiquement par un « bande de putes ! » en lettres capitales. L’orthographe de cette intervention graphique est impeccable, à la différence de celle des graffitis « apolitiques » qui agrémentent en permanence les murs du secteur.

Contrairement à ce que nous serinent les Askolovitch, Joffrin et consorts, nos amis « de la diversité » ne sont pas tous restés, dimanche, cloitrés chez eux parce qu’il auraient été morts de peur, ou terrassés par la honte. Certains d’entre eux, les plus déterminés, sont sortis pour dire ce qu’ils avaient à dire, insulter les policiers des quartiers, et crier leur haine des « insulteurs du Prophète ». Des incidents ont été signalés à Vénissieux, Vaulx-en-Velin, Villeurbanne, Lyon 1er, la Part-Dieu, qui ont donné lieu à une dizaine d’interpellations, et à des convocations au tribunal pour y répondre « d’apologie du crime ». L’agitation a même franchi les murs de la maison d’arrêt de Corbas, où l’administration pénitentiaire a dû intervenir pour mettre fin au chahut d’allégresse organisé par les détenus pour saluer les « exploits » des frères Kouachi et d’Amédy Coulibaly.

Le lendemain, dans les établissements scolaires du secteur, l’organisation de la minute de silence a été un casse-tête pour les chefs d’établissements, pour éviter que les inévitables incidents ne sortent des murs de l’école. Un prof de Vénissieux rapporte que des gamins hurlent « Je tue Charlie ! » dans les couloirs. Au lycée Albert-Camus (!) de Rilleux, quelques élèves ont été « autorisés à ne pas participer à ce moment de recueillement », organisé classe par classe. Le proviseur avait sans doute déjà lu le dernier opus de Michel Houellebecq…

Dans un lycée professionnel d’une commune de l’est lyonnais, que la journaliste Laurence Loison ne nomme pas, sans doute pour ne pas la stigmatiser, le proviseur concède : « C’est vrai que l’on a eu un peu de peine à imposer le silence… », mais se déclare fier « d’avoir réuni 350 élèves dans la cour sans raffut idéologique ». Une jeune fille aurait crié « Allah Akbar ! » pendant la cérémonie, dit la rumeur entendue par la journaliste, qui la rapporte au proviseur. Ce dernier ne dément pas, mais minimise, indiquant qu’elle n’a pas dit cela à la cantonade, mais en parlant à sa voisine… D’ailleurs, il l’a convoquée avec sa mère dès l’après midi dans son bureau. Quelle fermeté !

De l’autre côté de la grille, on peut constater que les élèves qui sortent du collège ont bien compris la leçon de monsieur le proviseur. Un porte parole de ce groupe, soutenu par ses camarades garçons et filles, explique : « Ils l’ont cherché ! Ils ont insulté le Prophète ! Je ne suis pas Charlie, je suis Gaza. » Les thèses complotistes fusent : « C’est un coup monté ! Depuis quand traverse-t-on Paris en trois minutes sans pouvoir être arrêté ? Et cette carte d’identité oubliée par hasard ? »

Selon le ministère de l’Education nationale,  les incidents  relatifs  à ce « moment de recueillement » général n’auraient concerné que 70 établissements sur les 60.000 que compte notre pays.

Alors, madame Najat Vallaud-Belkacem, un conseil : à Villeurbanne, cette charmante cité dont vous avez décidé de faire votre patrie politique, on trouve une multitude de boutiques proposant aux déficients auditifs des appareils performants, quoiqu’onéreux, pour mieux entendre. Comme la plupart d’entre elles sont tenues par des commerçants appartenant à la communauté juive, vous feriez d’une pierre deux coups en allant faire l’acquisition d’une de ces merveilles de la technologie moderne. La PQR ne manquerait pas alors de tresser vos louanges…

Photo : Pascal Fayolle/SIPA/1501112040.

La liberté d’expression, pour quoi faire ?

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Charlie Hebdo caricature Mahomet laïcité

Charlie Hebdo caricature Mahomet laïcité42% des Français se disent pour « éviter de publier des caricatures de Mahomet », selon un sondage du Journal du dimanche paru dimanche dernier. Scandale, opprobre, consternation de la part des élites éclairées, encore une fois navrées de constater qu’une partie de la population française, après 300 ans de Lumières, adhère encore aux thèses les plus obscurantistes.

Pourtant, on a tout à fait le droit de condamner ces caricatures, sans être pour autant un lâche, un « collabo » ou un idiot utile. Oui, on a le droit de vouloir «  éviter » – car telle était la question posée par le JDD – qu’on publie le prophète avec une tête faisant clairement et cyniquement allusion à un sexe masculin (pour le dire poliment). On a le droit de comprendre l’insulte qui est faite à ceux qui croient au ciel par ceux pour qui rien n’est sacré, sans pour autant avoir la moindre excuse pour l’usage de la kalachnikov par les offensés. On peut même critiquer l’islam en tant que religion, sans penser que l’insulte soit la solution pour réformer cette religion. Certains voudraient interdire le « oui mais », au nom des circonstances. Pourtant, le « oui, mais » n’a jamais été aussi nécessaire. Compassion n’est pas soumission, et, entre « crucifier les laïcards » et faire l’apologie de Charlie Hebdo, il y a de la marge…  La liberté d’expression et la laïcité ne sont pas les seules valeurs de notre société. Le respect, la décence, le bien commun en sont aussi. S’il n’est pas question de promouvoir une laïcité positive qui fraierait le chemin à la société multiculturelle, pas question non plus de nous agenouiller devant une laïcité agressive qui promeut la dérision systématique et méprise ouvertement les croyants. Rien ne justifiera jamais qu’on renonce à la liberté d’expression, telle qu’elle est encadrée dans la loi. Mais celle-ci permet justement qu’on puisse en critiquer l’usage. Il y a des choses qui sont légales mais ne sont pas justes.

On moque l’expression « jeter de l’huile sur le feu », déresponsabilisant l’huile pour reporter la faute entière sur le feu. Mais jamais expression ne m’a paru aussi juste. Car le feu est là, c’est une réalité concrète, qui embrase les quatre coins du monde, de Boko Haram à Daesh, des zones tribales afghanes aux banlieues françaises. Nous n’avons aucun devoir de respecter « l’huile sainte » de Charlie Hebdo. Notre seul devoir est de combattre, implacablement, inlassablement ce feu. Et nous avons aussi le « devoir » de « tenir compte de ces réactions », car pendant que les Français font la queue devant leurs kiosques, ce sont des hommes musulmans ou chrétiens qui sont abattus au Niger, ce sont des églises que l’on brûle, ce sont des expatriés que l’on menace.

« Le désert des valeurs fait sortir les couteaux », résumait dans une admirable formule Régis Debray dans une interview à l’Obs. Le désert des valeurs, ce sont les libertaires, hédonistes et profanateurs de Charlie Hebdo qui l’ont, en partie, défriché, année après année. La liberté d’expression comme expression du jouir sans entraves aboutit au déversement scatologique de haine sur les réseaux sociaux. Dans un monde où on a impitoyablement détruit les ressorts de la décence commune, bafoué les valeurs de respect et d’autorité, comment s’étonner que des jeunes brandissent sans vergogne #JesuisKouachi en étendard de leur nihilisme ?

Ces tragiques évènements nous forcent à nous définir, à remplir ce « désert des valeurs ». Si les Français sont descendus en masse dans la rue dans un élan fraternel et solidaire, s’ils ont applaudi la police, s’ils se cherchent des héros, c’est parce qu’ils sont lassés de la médiocrité de leur destins de consommateurs, fatigués par le vide idéologique de la politique française, usés par le cynisme du jeu médiatique. C’est parce qu’ils ont soif d’épique, de mythes et de convivialité, pas parce qu’ils sont attachés au droit de dessiner des curés en train de s’enculer.

Dans une de ses chroniques de l’Empire du Bien, Philippe Muray écrivait  « On a bien vu, en février dernier, dans le désert du Koweit, des soldats irakiens qui se rendaient drapeau blanc dans une main, Coran dans l’autre. Un soldat occidental, il se serait rendu avec quoi ? En brandissant quoi de consensuel, donc de religieux ? Son numéro de Sécu ? Une cassette vidéo ? Son thème astral ? ».

Si nous n’avons que Charlie Hebdo à brandir, autant nous rendre tout de suite.

Photo : Gyrostat (Wikimedia, CC-BY-SA 4.0)

Créteil, la barbarie à visage urbain

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Créteil antisémitisme

Créteil antisémitismeL’historien Michel Abitbol, dans son ouvrage de référence Le Passé d’une discorde – Juifs et Arabes du VIIe siècle à nos jours[1. Éditions Perrin. En poche dans la collection « Tempus ».], faisait litière du mythe de « l’âge d’or andalou », qui  aurait vu une cohabitation harmonieuse entre juifs et musulmans en terre d’islam jusqu’à l’irruption du colonialisme et du sionisme. La réalité est plus contrastée, notamment au Maghreb, où l’on observe des déchaînements pogromistes environ tous les demi-siècles, lorsque les dettes accumulées auprès des prêteurs juifs devenaient si lourdes que seule l’élimination physique des créanciers permettait de remettre les compteurs à zéro…

Bien entendu, cet objectif bassement matériel s’habillait de justifications complotistes, dont la plus fréquente était l’accusation de meurtre rituel pratiqué par les rabbins au moment de Pessah…

L’idée d’une violence légitime contre des juifs supposés s’être enrichis sur le dos du pauvre fellah a continué à cheminer dans la conscience des « dominés », qu’ils vivent dans le monde arabo-musulman sous le joug de despotes corrompus, ou dans les cités-ghettos des métropoles occidentales.
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D’après un récent rapport de la Fondapol, dirigé par le sociologue Dominique Reynié, l’affirmation selon laquelle « les juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et la finance » est approuvée par 67 % des musulmans interrogés[2. Les habituels « sociologues de l’excuse » ont tenté de remettre en question cette étude réalisée par l’IFOP sur un échantillon significatif sélectionné selon la méthode des quotas. Ses résultats sont donc aussi fiables (ou peu fiables) que les habituels sondages électoraux.], alors qu’elle ne suscite l’approbation que de 22 % de la population française dans son ensemble.

Conséquence ou concomitance, les agressions contre les juifs ou les institutions juives ont quadruplé au cours des dix dernières années, commises dans la quasi-totalité des cas par des individus relevant de la culture arabo-musulmane. Comme il n’y a plus de lien direct entre le prêteur juif et le débiteur non juif, c’est en tant qu’appartenant à une catégorie de la population économiquement mieux lotie et supposée s’être enrichie au détriment du pauvre musulman qu’il serait juste de procéder contre eux à ce que, jadis, les anarchistes glorifiaient sous le nom de « récupération individuelle ». Dans les cas extrêmes, cela aboutit à des crimes barbares, comme celui d’Ilan Halimi par le gang du même nom, et la toute récente agression d’un jeune couple de Créteil, composé d’un juif et de sa compagne non juive, aggravé du viol de la jeune femme, âgée de 19 ans. Si les hésitations des pouvoirs publics relatives à la nature du crime (crapuleux ou raciste ?) avaient sans doute contribué à égarer l’enquête de la PJ dans l’affaire Halimi, dans celle de Créteil, le gouvernement et le président de la République ont très vite désigné ce crime par son nom : un acte barbare et antisémite.

J’ajouterai, pour ma part, qu’il s’agit d’une sorte de privatisation du pogrom, que l’on adapte à l’esprit du temps. L’accusation de « crime rituel » n’étant plus opératoire, un antisionisme de base, tel qu’il se manifeste en slogans dans les manifestations pro-Hamas, fera l’affaire : on glisse rapidement du «  Israël assassin ! » à «  Mort aux juifs ! », traduction en français des imprécations en arabe diffusées par les chaînes satellitaires et le Web djihadiste.

Les auteurs de cette agression, rapidement arrêtés, vont subir les foudres de la loi, qui considère la motivation raciste comme une circonstance aggravante. Fort bien.

Mais qu’un tel acte puisse être commis après le meurtre d’Ilan Halimi, les lourdes condamnations de ses principaux auteurs et la publicité donnée à cette affaire, montre bien les limites de la dissuasion judiciaire et de l’opprobre public dans la lutte contre les criminels. Décréter « grande cause nationale » la lutte contre l’antisémitisme, comme l’ont fait le Premier ministre Manuel Valls et le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve est réconfortant, mais largement insuffisant si on en reste là.

Il serait temps d’utiliser un langage susceptible d’être compris par les pogromistes, qui reconnaisse aux victimes potentielles leur droit à l’autodéfense dans le cadre de la légalité républicaine. Celle-ci  autorise la détention d’armes par des personnes ayant apporté la preuve qu’elles courent un danger réel, comme des menaces de mort. Bien sûr, il n’est pas question d’armer tous les juifs de France et de Navarre. Mais la dissuasion, tous les experts en stratégie le savent, se fonde d’abord sur la psychologie : ce juif que je me propose d’agresser a peut-être les moyens de se défendre, ou peut-être pas…

 

C’est à l’État de défendre les citoyens

À Causeur, plutôt qu’éluder les désaccords, nous les exposons. Face à la montée d’agressions où la violence est aggravée par l’antisémitisme, notre ami Luc Rosenzweig suggère d’autoriser les juifs vivant dans les zones à risques à s’armer. En toute légalité, bien sûr. Tout d’abord, la situation est préoccupante, mais pas grave au point d’en arriver à cette extrémité. Surtout, nous pensons au contraire que le monopole de la violence légale doit rester à l’État. Que l’on fasse pression sur lui, et d’abord par la voie des urnes, pour que force reste à la loi, fort bien. Que des citoyens, juifs ou non, s’organisent pour alerter la police, d’accord, puisque ça marche. Enfin, et c’est l’essentiel, il ne s’agit pas de s’improviser justiciers mais de réclamer que la justice juge et sanctionne, c’est-à-dire emprisonne au lieu de voir en chaque délinquant une victime du racisme ou du colonialisme. On ne luttera pas plus contre la violence, antisémite ou non, en prenant les armes qu’avec des proclamations indignées. Que la loi soit appliquée, ce serait un bon début.

Élisabeth Lévy et Gil Mihaely
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Photo : Erez Lichtfeld/SIPA/1412071730

Finkielkraut analyse la Marche du 11 janvier et ses suites

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alain finkielkraut academie

Interrogé par Elisabeth Lévy, Alain Finkielkraut revient sur le succès « inattendu » de la marche républicaine du 11 janvier, mais se demande encore si « le camp de la lucidité » finira par l’emporter contre « la philosophie de l’excuse ».

Marx ou pas Marx ? Débat entre Marcel Gauchet et André Senik à l’IHS

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A droite comme à gauche (principalement à gauche, en vrai), on adore les débats contradictoires, surtout quand les invités sont d’accord sur tout ou presque. Si vous ne me croyez pas, remember Blois, et l’invraisemblable tentative de mise à l’index de Marcel Gauchet par quelques « nourrissons de la théorie critique » (Gérard Lebovici).

Il existe une poignée d’irréductibles, pour qui on ne peut débattre qu’entre gens bien élevés et en franche opposition.

Ce sera indubitablement le cas ce jeudi 22 janvier dans les locaux de l’Institut d’Histoire sociale, où l’on débattra d’un sujet chaud bouillant, in my opinion : Le totalitarisme communiste vient-il de Marx ou de Lénine ?

On y retrouvera, tiens, tiens, l’infréquentable Marcel Gauchet. Le philosophe, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, et rédacteur en chef de la revue Le Débat, a récemment écrit : « Je considère le léninisme comme une trahison pure et simple du marxisme. (…) Lénine, c’est le contraire même du marxisme, mais incorporé au marxisme lui-même. »[1. Alain Badiou et Marcel Gauchet, Que faire ? Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de la démocratie. Philosophie éditions 2014]

Face à lui, le sémillant anticommuniste André Senik, agrégé de philosophie et membre du comité de rédaction d’Histoire et Liberté. Contrairement à son ami Marcel Gauchet, il soutient pour sa part que Marx est le penseur du totalitarisme communiste dont Lénine a été l’héritier fidèle[2. André Senik, Le premier coupable ? in  Histoire et Liberté n° 55, p.87].

De quoi réjouir les amis du dissensus, donc.

Renseignements pratiques sur le site de l’IHS.

Caricatures de Mahomet: 42 pour sang?

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Charlie Hebdo sondage

Charlie Hebdo sondageVivons nous dans un pays schizophrène dont la schizophrénie apparaîtrait au grand jour depuis les carnages des 7 et 9 janvier ?  Alors que le dernier numéro de Charlie Hebdo se vend par millions d’exemplaires et que l’on voit des queues soviétiques devant des kiosques d’habitude désertés et des kiosquiers tout heureux de vendre autre chose que la presse people, un sondage du Journal du Dimanche nous annonce comme ça, l’air de rien, que 42 %  des français s’opposent à la publication des caricatures de Mahomet.

On a du mal à ne pas voir là une contradiction assez douloureuse, surtout qu’il n’est pas impossible, finalement, que la même personne ait acheté un numéro collector de Charlie, voire plusieurs pour les léguer à ses petits enfants, et trouve quand même qu’ils vont un peu loin, les caricaturistes. On connaît ce genre d’hypocrisie, que ce soit dans la consommation  de la pornographie, de la culture ou même de la politique. La France entière jure ses grands dieux qu’elle ne surfe pas sur les sites pornos qui sont malgré tout les plus fréquentés et de très loin. Il y a bien Wauquiez qui avait confié sa dilection, sans doute inventée, pour Youporn. Mais il s’est assez vite aperçu qu’en matière de démagogie, il pouvait faire beaucoup mieux et moins risqué pour flatter l’électeur et montrer qu’il était un homme comme les autres en réclamant régulièrement la suppression des allocations familiales, à la façon de Ciotti, qui la veut pour les familles des enfants qui n’avaient pas respecté la minute de silence. En matière de culture, idem : tout le monde trouve qu’il n’y a pas assez d’émissions sur les livres, l’histoire, pas assez d’opéras ou de pièces de théâtre mais l’encéphalogramme audimatesque d’Arte reste désespérément plat. Quant à la politique, comment croire que cette union nationale est autre chose qu’un moment imposé par la décence ? Et que les couteaux ne sont pas déjà sortis en même temps que les plans de bataille où tous les coups seront permis : après tout un homme politique, c’est fait pour faire de la politique et même si on l’a complètement oublié, il y a des élections dans deux mois.

Mais tout de même, 42% des Français qui trouvent qu’il ne fallait pas publier les caricatures, ça fait tout de même un peu peur. Si on admet, ce qui n’est pas dit, que tous les Musulmans  se sentent offensés, ce ne peut pas être 42 % de la population qui serait musulmane. Même les angoissés du Grand remplacement n’osent avancer un tel chiffre pas plus que Houellebecq dans Soumission, alors qu’il pourrait tout se permettre puisqu’il s’agit d’un roman.

Alors qui sont-ils, ces 42 % ? Le JDD nous apprend que si le Front de gauche est le moins allergique, l’UMP et en particulier les anciens électeurs de Sarkozy seraient les moins tolérants. Mais cela veut-il dire grand chose ? On nous explique à longueur de temps qu’une fraction importante de la gauche de la gauche est islamogauchiste alors que l’UMP ferait partie des durs, ceux qui veulent carrément renouer, pour les djihadistes, avec la déchéance de la nationalité ou l’indignité nationale dont fut frappé (souvenirs, souvenirs) Louis-Ferdinand Céline après la guerre, ce qui ne nous rajeunit pas.

Non, on peut hélas plus banalement penser, et ce sera équitablement partagé entre les appartenances politiques, sociales, professionnelles, les tranches d’âge et les origines géographiques, qu’il s’agit là d’une bonne vieille trouille. L’émotion rend belliqueux, on est plein d’une mâle assurance. On se sent grand et beau, on cite Voltaire sans l’avoir lu, on est prêt à mourir en martyr pour la Patrie et la Liberté d’expression, on est plus Charlie que Charlie et puis tout d’un coup, on s’aperçoit que ça a un prix : une partie de notre propre jeunesse a fait sécession devant une République dont elle n’attend plus rien et trouve dans l’islamisme cette identité vacillante qui est celle du « perdant radical » telle que la définissait Enzensberger dans un livre qu’il faut relire d’urgence[1. Hans-Magnus Enzensberger, Le perdant radical (Gallimard, 2006)]. On s’aperçoit aussi que l’on commence à brûler et attaquer nos bâtiments officiels à l’étranger, on s’aperçoit qu’il va falloir vivre avec la possibilité de voir des dingues ouvrir le feu dans la foule à n’importe quel moment, bref que la liberté d’expression, et sa défense, ont un prix concret et quotidien, depuis le 7 janvier.

Alors, finalement, comme Brassens, nos 42 % veulent bien mourir pour des idées, mais de mort lente.

Le service militaire nous protègerait du djihadisme

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armée service militaire

armée service militaireGuillaume Bigot est notamment l’auteur des livres Le Zombie et le Fanatique  (Flammarion, 2002) et Le jour où la France tremblera (Ramsay, 2004). Il a aussi publié plus récemment La trahison des Chefs (Fayard) et dirige actuellement un groupe d’écoles de commerce.

Comment faire en sorte que les promesses d’unité et de redressement de la grande manifestation du 11 janvier soient tenues ?  

Avant de proposer une mesure concrète et décisive,  rappelons une vérité  rassurante : 20 % des militaires et des policiers français sont de confession musulmane. Pas un seul ne s’est tourné vers le djihad. Des hommes en uniforme et en armes possèdent nécessairement un esprit de corps, se considérant comme des égaux (l’égalité) et comme des frères d’arme (la fraternité). Sous les drapeaux, ils appartiennent tous à une communauté, fière et pleine de traditions. Pour bien comprendre le sens et l’efficacité de la mesure que l’on va proposer, il faut que l’on regarde une autre réalité en face. Et celle-ci est terrifiante : 22 % de ceux qui font le voyage pour grossir les rangs de Daech sont des convertis.

Quelles conséquences tirez-vous de ces deux réalités ?

La preuve irréfutable que le djihadisme séduit, qu’il répond à un besoin. C’est en fait un patriotisme de substitution. L’aboulie post-moderne, doublée d’une fascination pour la violence, peut déboucher sur un vide que seul le fanatisme le plus pur sait pour l’instant combler. Une dialectique mortifère entre un zombie qui doute et a peur de tout (nous, les agressés) et un fanatique qui ne doute et n’a peur de rien (eux, les agresseurs) s’est bel et bien enclenchée. Ce n’est pas un choc de civilisation, c’est un clash entre vide et trop plein, entre « néantisme » et totalitarisme.

Une cause à servir, fondée sur des certitudes inébranlables, dans un cadre strict, qui  transcende le matérialisme et l’individualisme, en exaltant l’héroïsme, voilà ce qui séduit dans le poison islamiste.

Quel serait l’antidote au poison djihadiste ?

Le service militaire a été suspendu en 2002. Un décret suffirait à le rétablir. La jeunesse se retrouverait, sans distinction de race, ni de religion, sous un même drapeau. Jeunes banlieusards et enfants des beaux quartiers porteraient le même uniforme et seraient placés dans un même cadre. Nous préconisions déjà ce rétablissement avec Stéphane Berthomet en 2005. Dans identité, il y a identique. Dans notre devise, il y a aussi égalité et fraternité. Il faudrait aussi appeler les femmes sous les drapeaux. Certaines jeunes filles des cités devront ainsi retirer leur voile, au moins pendant quelques mois.

Pour l’adapter aux exigences de l’heure, il faudrait donc que ce service exclue tout passe-droit. Il pourrait également être plus court. La fascination exercée par les armes et la discipline qui est celle de l’armée sont telles que quelques mois de « classes » suffiraient à transformer nos jeunes en soldats. Cette décision audacieuse mais réaliste réduirait le risque djihadiste, casserait la dynamique communautariste et ressouderait la jeunesse.

Le rétablissement du service militaire sera-t-il réellement efficace contre l’embrigadement des jeunes par l’islamisme radical ?

Nombre d’études en attestent : là où le service militaire a été maintenu, les djihadistes sont proportionnellement moins nombreux (ils l’étaient moins en France avant son abolition et plus nombreux en Belgique, ils le sont désormais plus en France qu’en Allemagne). Un autre phénomène est également très documenté : depuis la suspension du service militaire en France, les violences physiques contre les personnes ont augmenté de manière exponentielle. En initiant la jeunesse  au maniement des armes, on fera baisser le niveau de violence dans notre société. Le rétablissement du service national, militaire ou policier, est donc aussi fondé sur le plan de la sécurité. Car nous n’en avons pas fini avec les troubles intérieurs et extérieurs. Des barbares s’en sont déjà pris à des synagogues ou à des journaux. Des salauds commencent à s’en prendre à des mosquées. Disposer de troupes en nombre ne sera pas inutile pour prévenir et, si besoin, contenir des troubles.

Mais l’armée crie famine et les budgets de la Défense sont coupés…

« Nous n’avons plus les moyens », crieront les militaires. Eh bien, qu’on les leur redonne. La paix civile vaut bien une dette.  Il n’y a pas que la paix intérieure, d’ailleurs. Daech n’est pas très loin des lieux saints et l’Arabie Saoudite est un fruit mûr. L’arc de crise djihadiste débute au nord de la Chine et plonge profondément dans l’Afrique de l’ouest.

La population est-elle prête à accepter le retour du service national ?

Le glissement de terrain historique qui s’est opéré le 11 janvier a restauré le patriotisme. Les plus rétifs à l’égard du roman national, les derniers Mohicans de 68 ont fini, eux aussi, par chanter la Marseillaise. Face à cette agression, les partisans du « il est interdit d’interdire » se sont aperçus qu’il y avait des limites à tout. Le peuple a applaudi les forces de l’ordre. Mai 68 est donc dépassé au sens hégélien. La liberté sous sa version la plus excessive, qui s’était opposée à l’idée de patrie, ne l’est plus. Une certaine idée de l’ordre et de l’identité s’est réconciliée avec la liberté et c’est une avancée extraordinaire. Il reste cependant à restaurer l’égalité et la fraternité. En une journée, les Français ont compris qu’ils n’étaient pas ce peuple de beaufs ou de sous-Américains mal adaptés à la mondialisation dépeints par leurs élites. C’est une première étape.

Quid de la jeunesse ? Une certaine frange des jeunes donne l’impression de ne plus se sentir française…

Les jeunes qui ont grandi dans la raillerie des frontières et dans une identité fleurant la haine de soi vont devoir réapprendre le patriotisme. Mais nous sommes aussi face à des jeunes qui se sont trouvé une patrie de substitution. Il faudra reconquérir les esprits. Un acte patriote et non un « Patriot act ». Voilà ce que serait le rétablissement du service militaire.

Photo : Wikipedia

Muray : l’art d’être seul

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Philippe Muray Journal Ultima Necat

Philippe Muray Journal Ultima NecatPendant près de trente ans, vous avez été la compagne puis l’épouse de Philippe Muray. Malgré de nombreuses sollicitations depuis sa mort, en 2006, vous vous êtes très rarement exprimée. À l’occasion de la parution de ce premier volume du Journal, vous nous faites l’amitié et l’honneur de rompre ce quasi-silence dans Causeur. Soyez-en remerciée.

Vous êtes donc à la fois la veuve de l’auteur, par conséquent la propriétaire légale des droits sur son œuvre, et aussi l’éditrice du Journal. Est-ce que ce n’est pas une position un peu délicate ?

Anne Muray-Sefrioui. Le plus difficile, c’était la décision de publication. Mais une fois qu’elle a été prise, j’ai agi en éditrice, en laissant les affects de côté. Du reste, c’était ma profession, je sais donc ce qu’est un livre ou une phrase. Je me sentais d’autant plus légitimée à m’en occuper moi-même que Philippe m’a toujours impliquée très étroitement dans la publication de ses livres : je relisais les manuscrits, les épreuves, et j’en suivais toutes les étapes. Comme je fais partie des éditrices old school, je respecte les auteurs, je ne cherche pas à les enfermer dans mes propres grilles. A fortiori s’agissant de Muray ! Il n’était donc pas question pour moi d’intervenir en quoi que ce soit dans le texte du Journal ni de changer la moindre virgule. En revanche, je ne m’en cache pas, j’ai supprimé quelques passages qui exposaient trop ma vie privée et celle de mes enfants : comme je l’ai écrit dans ma postface, « mon immolation à la littérature a ses limites ». Mais ces coupures ne représentent qu’une dizaine de pages sur ce volume, et il n’y en aura pas davantage dans les volumes suivants – dans le deuxième, sur lequel je travaille actuellement, il n’y en a quasiment pas.

Vous y apparaissez sous le surnom de Nanouk…

C’est le nom qu’utilisent ma famille et certains de mes amis. D’une certaine façon, c’est le nom de mon personnage dans ce grand roman qu’est le Journal.

Ce sera donc celui sous lequel vous passerez à la postérité ! Vous avez choisi d’écrire une postface parce que, dites-vous en riant, « on ne préface pas Muray » ! On préface Balzac et Chateaubriand, mais pas Muray ?

C’est lui-même qui le disait ! Il n’aurait jamais laissé qui que ce soit le surplomber par une introduction. Moi encore moins…

Quoi qu’il en soit, c’est un très beau texte, à la fois personnel et pudique, peut-être un peu court…

Comme je m’étais toujours refusée à écrire la moindre ligne sur Muray, mon projet, à l’origine, était d’écrire un texte assez long pour régler cette question. J’en avais même trouvé le titre : « Seul comme Muray ». Mais cela m’aurait entraînée trop loin, il aurait fallu livrer une part de mon intimité, et je n’y tiens pas. J’ai préféré m’en tenir à mon rôle d’éditrice, raconter le chantier énorme que représentait cette publication, puisqu’une grande partie du Journal était restée à l’état de cahiers manuscrits, et qu’il fallait aussi saisir de nombreuses années dactylographiées.

Ce premier volume couvre les années 1978-1985 : quand aurons-nous droit à la suite ?

Il est entendu avec Les Belles Lettres que le deuxième volume paraîtra en septembre 2015, nous verrons ensuite. Ce qui est intéressant à noter, c’est que ce premier tome réunit huit ans de Journal, alors que les suivants n’en contiendront que deux, avec le même nombre de pages : c’est dire à quel point il enfle considérablement d’année en année, et la place qu’il occupe dans l’ensemble de l’œuvre de Muray, puisqu’il l’a tenu pendant vingt-six ans… Il me semble d’ailleurs que ce Journal est l’un des plus copieux du xxe siècle !
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Sans vous entraîner dans l’intime, avez-vous été surprise par ces textes écrits à vos côtés ?

Par rapport à mes souvenirs, j’ai noté quelquefois des décalages, des distorsions, des interprétations divergentes des mêmes faits. Parfois, des détails qui me paraissaient insignifiants sont développés très longuement. Ce qui m’a le plus frappée, dans ce premier volume surtout, ce sont des événements qui m’avaient paru importants et qui sont complètement passés sous silence. Mais si j’ai eu la révélation de faits que j’ignorais, je n’ai pas découvert d’aspects nouveaux de la personnalité de Philippe.

Autorisez-nous une question de midinette : quand on lit le Journal (et quand on a connu Philippe), on se dit que ça n’a pas dû être facile de vivre avec lui !

Non, cela n’a pas été facile. Vivre avec un artiste, c’est exigeant. Mais il n’a pas réussi à me tuer, ce n’est pas si mal !

S’agissant de la paternité, thème central de Postérité, il avait, en somme, fait sienne la maxime « Aut libri aut liberi » – « Ou bien les livres ou bien les enfants »…

En effet, il avait fait un choix, celui de l’œuvre. Ce premier volume rend très bien compte, justement, des contraintes auxquelles le soumet sa vocation d’écrivain.

Entrons dans le Journal : on a le sentiment que le carburant, ce qui faisait vivre et écrire Muray, c’était l’orgueil.

Si l’orgueil est le sentiment de sa propre valeur, vous avez sans doute raison. « J’ai toujours pensé que j’étais célèbre », disait-il. Envisager un roman intitulé Le Genre humain – qui n’a pas été publié –, ce n’était pas modeste comme ambition ! C’est d’autant plus curieux qu’en même temps – et le phénomène est très frappant dans ce premier volume – il est totalement habité par le doute. Il ne cesse d’écrire qu’il n’y arrivera jamais. Et malgré tout, malgré les échecs et les tâtonnements, il continue, il recommence, avec une espèce d’acharnement incroyable, ce qui suppose une foi en soi exceptionnelle.

Il commence à écrire son Journal à 33 ans et, dès les toutes premières pages, il parle du Christ. Est-ce une coïncidence ?

Il y a très peu de hasards dans l’œuvre de Philippe, cette « coïncidence » n’en est certainement pas une. S’il ne s’est jamais proclamé catholique, s’il n’était pas pratiquant, son œuvre s’inscrit ouvertement dans la catholicité. Toute sa pensée s’y enracine, elle fait jouer notamment la notion de péché originel, de faute et, plus que tout, de séparation. Par ailleurs, son rapport à la foi est complexe, il écrit ainsi cette phrase très saisissante en 1983 : « J’ai toujours considéré comme une preuve de ma médiocrité morale et intellectuelle mon incapacité à m’intéresser à mon propre rapport “avec Dieu”… Si j’y crois ou pas… Et les raisons… »

Dans la période où il s’interroge sur la culture américaine, en 1983, c’est-à-dire à l’époque où le Muray que nous connaissons commence à percer, il parle du protestantisme comme d’un véritable repoussoir.

Il a toujours établi une distinction – qui est en effet devenue plus claire au fil des années – entre les pays protestants et le monde catholique. Pour lui, ce sont deux visions antinomiques, et il avait choisi son camp. Il avait compris que le péché, la rémission, le plaisir ne sont nullement incompatibles dans le catholicisme – quoi qu’en pensent ceux qui n’y connaissent rien. Pour Muray, comme pour Baudelaire, la faute et le goût de la faute vont de pair. Par ailleurs, il considérait que par essence l’art est catholique : il ne cesse de le marteler, par exemple, dans son livre sur Rubens.

Au début du Journal, il est aussi très travaillé par la question du multiple, par la « prolifération démographique », qu’il met en rapport avec l’effacement du religieux. « Avec la disparition du contrat social-religieux a disparu “le père de multitude”, remplacé par la mère démographique, il faut tout recommencer », écrit-il le 9 septembre 1979 dans un article sur Gertrude Stein.

Oui, ce thème de l’Un et du multiple est déjà présent dans ses tout premiers livres, Chant pluriel, publié en 1972, et Jubila, en 1976 : le personnage de ces deux récits, ou « romans », c’est la foule, la masse, le nombre. Il est aussi question dans le Journal d’un autre roman dont le titre, Multiplicande, suggère également l’idée de nombre, qui est centrale chez lui. Cet ouvrage n’a pas vu le jour. Et comme Philippe ne gardait pas ses manuscrits, je n’en ai aucune trace. Cela dit, cette question du multiple n’a pas disparu, elle s’est déplacée ensuite vers celle du « socialisme généralisé ».

Le Journal a une fin, qui n’est pas la mort de Muray. Le 31 décembre 2004, vingt-six ans après avoir commencé Ultima necat, il écrit ces mots – que vous citez dans la postface : « Ici se termine non seulement l’année mais aussi, et pour des raisons que je n’ai pas le temps de déployer, la rédaction de mon Journal. Disons que, d’une part, il commençait à m’ennuyer, comme ma vie, comme la vie en général, et que, d’autre part, il était devenu ce qui m’occupait suffisamment pour que je n’aie pas le temps d’écrire autre chose… » Vous en a-t-il parlé ?

Je me souviens qu’il m’a fait part de cette décision. Pourtant, les mois suivants, il lui arrivait d’évoquer telle ou telle chose qu’il avait notée. « Alors, tu continues », disais-je. « Non, ce n’est plus mon Journal », répondait-il. Et, en effet, ce sont des notes, sans presque de commentaires, des copies de correspondances ou d’articles, on n’y trouve plus du tout la même ambition. Mais c’est déjà un peu vrai pour les années précédentes, on a le sentiment qu’il en était fatigué.

On pense à la fin d’une psychanalyse. Était-ce la fonction du Journal ?  

Il me semble que sa fonction a évolué. Au début, il s’agit d’un outil de travail, d’une manière pour Muray de réfléchir sur son activité d’écrivain, de commenter la littérature des autres, c’est une sorte de réservoir à idées. Puis, à mesure que le temps passe, l’observation et la critique du monde occupent une place de plus en plus grande. Le Journal devient une œuvre littéraire en soi, ce dont Muray a parfaitement conscience, et il la revendique comme telle. Je ne crois pas qu’il faille lui attribuer une fonction « psychanalytique ». En 1995, il a rédigé une préface à son Journal, dans laquelle il définit très précisément son activité de diariste. Je vous la livre : « Qu’est-ce que tenir son Journal ? Multiplier les pensées clandestines, les actes négatifs, traverser la vie en fraude, tromper tout le monde. La société est devenue une mégère si répugnante, une poufiasse si épouvantable qu’on ne peut qu’avoir envie de la cocufier, tout le temps, dans toutes les occasions. »

Ce qui explique cette publication posthume ?

C’est Muray lui-même qui l’a écrit : « Un Journal qui se respecte ne peut être que d’outre-tombe. » Il entendait s’exprimer avec une liberté totale, et il avait parfaitement conscience que son Journal était impubliable de son vivant. Il n’avait pas envie de se faire un ennemi à chaque coin de rue…

Vous avez choisi d’interrompre ce premier volume à la fin de 1985. Pourquoi ?

D’abord, la dernière phrase est admirable : « Tout ce que j’écris s’efface. » Il était difficile de résister à une chute pareille ! C’est aussi le moment où Muray tourne la page des essais, après Le xix e Siècle à travers les âges, pour revenir au roman. Mais, surtout, ces huit ans représentent son passage à la maturité, on y voit toute la cohérence du cheminement de sa pensée. En réalité, le Muray de la fin est en germe, celui qui réfléchit à la disparition du réel, au grégarisme, à l’emprise grandissante des femmes ou aux injonctions terroristes du « Bien ». Tout est en place.

Son séjour aux États-Unis, en 1983, semble avoir été riche d’enseignements. Comme s’il y avait déchiffré notre avenir… 

En Amérique, il observe un monde qu’il ne connaissait pas et il pressent immédiatement qu’il va être le nôtre. À son retour, il écrit Le xixe Siècle à travers les âges et, dès que le livre paraît, il cesse de s’y intéresser, alors qu’il avait prévu à l’origine de lui donner une suite. Comme si, ayant réglé un problème, il pouvait passer à autre chose. Mais bien avant, dès 1981, il comprend que le monde est en train de changer de bases, que l’ennemi est là.

N’a-t-il jamais eu, même dans sa prime jeunesse, de période gauchiste, si on ose lui appliquer ce terme ?

Il a lu les grands penseurs de la gauche, Marx, Althusser, etc., et certainement beaucoup plus attentivement que ceux qui s’en réclamaient. Ce sont ces lectures qui lui ont permis d’analyser les événements avec une réelle hauteur. Un de ses amis de lycée m’a confié des lettres de Philippe qui couvrent notamment Mai 68 – il faudra que je les publie un jour –, c’est très drôle. Il observe ce qui se passe avec une acuité surprenante, c’est sans doute l’une des rares personnes à avoir compris ce qui se jouait. Mais, en même temps, il est parfaitement étranger au mouvement.

Le Muray de la maturité est un opposant, il était en guerre contre le monde. L’a-t-il toujours été ?

Par définition, un artiste est un homme seul qui s’oppose à tous les autres. Oui, il était en guerre, et d’ailleurs, dans les dernières années, quand il partait à son bureau, je lui demandais chaque matin en riant : « Tu as bien mis ton heaume ? » Plus sérieusement, il disait s’inspirer de la « pratique de la guerre » de Nietzsche : n’attaquer que ce qui est victorieux, n’attaquer que des choses pour lesquelles on ne trouvera pas d’allié, ne jamais attaquer les personnes, qui ne sont que les verres grossissants qui permettent de rendre visible une calamité publique encore cachée. C’est une attitude qui implique évidemment la solitude. Et Philippe était très seul. Il a une très belle phrase, à ce propos, en 1984 : « Le seul infini que je connaisse, d’ailleurs, c’est la solitude. Le seul infini en acte… » Du reste, il n’a jamais été mondain, sauf s’il y était vraiment contraint, et il ne se laissait pas facilement contraindre. Il évitait autant que possible les cocktails, les soirées littéraires, les débats. S’il a participé à quelques colloques, c’était uniquement dans l’objectif de republier ailleurs ses interventions. Il rencontrait les gens individuellement, et encore assez peu dans les années 1980. Muray savait très bien se protéger, protéger son travail et ses secrets.

Dans les premières années du Journal, il n’est pas franchement hilarant, il a plutôt un côté sombre, une tendance au ressassement. L’homme que vous avez connu a-t-il toujours été habité par cette rage drolatique qui rendait sa compagnie si savoureuse ?

Au début de notre vie commune, c’était surtout quelqu’un de très anxieux, mais un homme intelligent a toujours de l’humour. Évidemment, ce n’était pas du même ordre qu’à la fin de sa vie, où l’on avait l’impression de vivre avec lui dans une farce perpétuelle. Oui, nous avons tous beaucoup ri ! Il avait un tel talent pour pointer les ridicules de l’époque…

Le Journal est passionnant à cet égard, puisqu’on voit un jeune homme, puis un homme mûr, observer les mutations majeures de son époque. Muray restera-t-il, selon vous, comme l’écrivain du basculement du monde ?

Sans aucun doute. Comme on le voit dans le Journal, il est l’un des premiers à pressentir la mutation qu’il décrira sous les espèces de la fin de l’Histoire. Mais je ne parlerais pas de prescience, encore moins de prophétisme. En réalité, il arrive à cette vision du monde à travers un procédé littéraire qu’il qualifiait lui-même de « dilatation ». En poussant à l’extrême un détail qui pourrait sembler dérisoire, déniché dans la presse, la télé ou les faits divers – qu’il adorait –, il a décrit notre réalité d’aujourd’hui. C’est le procédé qu’il a utilisé dès Le xixe Siècle, en partant du déménagement du cimetière des Innocents pour saisir la vérité profonde d’une époque.

Sa difficulté avec le genre romanesque a été pour lui une terrible source de souffrance, on le voit avec l’échec du Genre humain dont il est question dans ce volume. Reste qu’il est surtout connu par un genre dont il aura peut-être été le seul représentant, la chronique d’époque, qu’il dresse dès L’Empire du Bien, et surtout avec Après l’Histoire, où l’on voit apparaître Homo festivus. N’est-ce pas la preuve qu’on peut être écrivain sans être romancier ? 

La question du genre littéraire est toujours délicate. En effet, dans ce premier volume, l’expression de son tourment à propos de la forme romanesque occupe une place considérable. Et pourtant, on peut considérer l’ensemble de ce Journal comme un roman – un roman malgré lui. Dans les tomes suivants, vous verrez, il fait d’éblouissantes peintures de personnages, de situations, de décors. Si elles se trouvaient dans un roman, au sens classique du terme, on crierait au génie. Ses derniers écrits peuvent donner l’impression trompeuse qu’il ne s’intéressait qu’aux problèmes de société, mais c’est faux. Au contraire, il savait comme personne regarder les gens, un paysage, un tableau… Il voyait tout, il avait un œil terrifiant.

Il a néanmoins publié dans sa maturité au moins deux romans qui resteront, On ferme et Postérité.

Ils n’ont pas eu le succès que Muray espérait, malheureusement. On ferme, en 1997, a marché très modestement, il s’y attendait un peu d’ailleurs. Mais Postérité avait été un four monumental dont il a énormément souffert. Il a eu du mal à se remettre ensuite au travail romanesque. Si on analyse On ferme de près, on voit qu’il y a deux parties bien distinctes. Les deux cents premières pages sont en quelque sorte la suite de Postérité, puis cela devient tout autre chose. Je pense que c’est dans cette veine-là qu’il aurait continué. Puis il a été pris par d’autres activités, c’est l’époque où il a commencé à être très sollicité. Mais il ne s’est jamais vraiment guéri de ne pas avoir écrit « le » roman. Vous savez, Muray était très drôle mais il n’était pas gai, et même quelquefois un peu dépressif. Il était régulièrement happé par le sentiment d’être arrivé au bout de ce qu’il avait à dire. Tout de même, les dernières années de sa vie, il avait bien l’intention de revenir à la fiction. Il avait commencé à écrire des nouvelles dont j’ai retrouvé les ébauches.

Il y a un grand absent dans ce Journal, c’est l’argent. Muray parle peu des problèmes matériels.

C’est vrai que le mot « argent » apparaît rarement. En revanche, il parle souvent de ses travaux alimentaires, dont il souffre énormément parce qu’il est contraint de se couper de son œuvre littéraire. Mais il voulait être à l’aise, il aimait le confort qu’apporte l’argent, les bons restaurants, les bons hôtels, la possibilité de louer une maison dans le Midi pour travailler tranquillement. Cela avait un prix, et il l’a payé en y mettant une énergie inouïe.

C’était la condition de sa liberté, non ?

Absolument. Il ne voulait dépendre d’aucune institution, qu’elle soit publique ou privée, c’est pourquoi il n’a jamais voulu enseigner ni intégrer une rédaction. Il souhaitait jouir d’une liberté de pensée absolue, ne subir aucune pression. Et puis, on ne l’imagine pas travailler en collaboration ! Faire le « nègre », ça préservait sa tranquillité, à tous les égards.

Venons-en un peu au côté vachard du Journal. On y voit des personnages, en particulier Philipe Sollers qui, dans ce premier volume, est encore, sinon un ami, du moins un allié. Mais on devine, au vu des textes qu’il lui a consacrés et des extraits que vous avez déjà dévoilés, qu’il en prend pour son grade dans les suivants…

Les gens qui tentent de résumer, sans le connaître, l’itinéraire de Muray pensent généralement qu’il a été « sollersien ». En réalité, ce qu’il en dit dès les années 1980 est très clair : il comprend qu’il a affaire à un renard et qu’il ne faut pas se laisser avoir. Il était évidemment sensible à la séduction qui se dégageait de Sollers à l’époque – après, ça s’est gâté. Mais il n’est pas dupe, il se méfie absolument tout le temps.

Il est aussi beaucoup question de Catherine Millet et Jacques Henric. À l’époque, vous paraissiez amis, vous avez passé des vacances ensemble. Était-il à ce moment-là sensible à l’avant-garde ?

Il s’intéressait encore un peu à l’avant-garde littéraire, et il a beaucoup publié dans Art Press. Avec Henric et Millet, il était surtout question de littérature, même si nous sommes allés ensemble voir des Vermeer et des Rubens en Hollande. L’art contemporain n’intéressait pas Philippe. Celui qu’il a aimé, adoré même, c’était Picasso. Pour lui, c’était l’artiste absolu : son itinéraire, sa personnalité, son énergie, son rapport avec les femmes, tout le passionnait chez lui. En gros, c’était à ses yeux le dernier génie de l’art.

En 2000, au moment de notre rencontre, Muray était encore un écrivain assez confidentiel, un plaisir pour initiés. Comment vivez-vous le fait qu’il soit quasiment « à la mode » ?

Il est certain que l’audience de Muray a véritablement explosé grâce aux lectures de Luchini. À vrai dire, quand j’ai pris contact avec lui, personne n’aurait imaginé un succès pareil. Au départ, trois dates seulement étaient fixées, et nous nous inquiétions de savoir s’il y aurait un public ! Je comptais bien sur les fans murayens, car je connaissais l’existence de ces lecteurs discrets et fidèles, mais je n’avais pas mesuré la popularité de Luchini. Je ne peux que me réjouir qu’il ait fait connaître Muray davantage… même s’il y a sans doute quelque part un quiproquo. Car ce n’est pas qu’un chroniqueur rigolo ! Justement, le Journal vient à propos pour rappeler qu’il s’agit d’abord d’un écrivain, et d’un écrivain au sens le plus puissant du terme. Ces textes qui ont tant fait rire, et qui ont permis à beaucoup de découvrir Muray, sont un point d’orgue après un très long cheminement.

Finalement, quelle place le Journal occupe-t-il dans l’œuvre de Muray ? Peut-on dire que c’est la matrice ?

À mes yeux, c’est un objet littéraire exceptionnel, qui met en lumière une pensée qui se construit et s’épanouit. J’ai du mal à admettre qu’on emploie le même terme pour les petites confessions que tant de gens se sentent obligés de publier aujourd’hui. Le Journal est non seulement central dans l’œuvre de Muray, mais il a aussi été le pivot autour duquel s’organisait son temps d’écrivain. J’irais même plus loin : dans un sens, il vivait pour écrire le Journal. Je vous ai dit à quel point il détestait les mondanités. Mais, à un moment donné, il s’est mis à accepter de sortir de temps en temps pour l’alimenter. J’ai même trouvé, en 1992 il me semble, une phrase dans laquelle il s’adresse à son Journal et lui dit en substance : « Je te dois ça, il faut que j’y aille pour te donner à manger. » Le Journal devient l’objectif, une entité envers laquelle il se sent des devoirs.
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Apologie des attentats : les punir tous, mais pas n’importe comment

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Mon ami Marc Cohen avait dans ces colonnes, et parmi les premiers, appelé à la mise en œuvre d’une répression à l’encontre des crétins qui se permettaient d’applaudir aux massacres de la semaine dernière ou de les justifier sur les réseaux sociaux. J’étais complètement d’accord avec lui. Y compris sur la nécessité d’être mesuré dans les sanctions en se dispensant de la prison ferme, trop souvent école du djihadisme. Mais en n’hésitant pas à frapper à la caisse parce que ça aussi, ça peut faire mal. Il n’a pas été le seul à le demander. Jusqu’à Christiane Taubira avec une circulaire particulièrement sévère en direction des parquets. Notre chère justice indépendante s’est mise immédiatement au garde-à-vous. Et ça commence à tomber comme à Gravelotte. Aux dernières nouvelles, ce sont près de 80 procédures correctionnelles qui ont été lancées et les premières condamnations sont tombées. La presse les annonce triomphalement, n’hésitant pas d’ailleurs à tronquer la réalité. Ainsi pour l’ivrogne qui, sévèrement bourré, avait provoqué un accident, pris la fuite et disposait d’un casier judiciaire copieusement garni pour des faits similaires (16 condamnations) avait trouvé utile de proférer un chapelet de conneries au moment de son arrestation. Il a pris quatre ans ferme, les médias nous affirmant que c’était pour ses propos stupides qu’il avait bénéficié de ce tarif. « Mensonge patriotique » vous dira-t-on, il faut faire peur aux imbéciles.

Le reste à l’avenant. Je ne suis pas opposé à ces rappels à l’ordre, encore ne faudrait-il pas se donner bonne conscience facilement et oublier qu’il y a certaines priorités. Par exemple de réinvestir les « quartiers », commencer à démanteler les mafias et récupérer les armes.

Petite perle trouvées dans notre chère PQR : « 6 mois ferme pour un homme qui avait « rigolé«  de l’attentat contre Charlie Hebdo ». Bigre. Le jeune homme de 28 ans souffrant depuis l’enfance d’une déficience mentale (légère ?) manifestement sous l’emprise d’un état alcoolique (bonjour le djihadiste), a fourni à l’audience de comparution immédiate quelques explications confuses auxquelles personne n’a rien compris. Maintien en détention quand même…

Il faut terroriser les terroristes, je suis bien d’accord. Mais sans se dispenser d’un peu de discernement. Le procureur qui avait requis un an ferme pour des « propos blessants », s’appelle Cabut. Ça ne s’invente pas…

Du bon usage de l’amalgame

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islam terrorisme amalgame

islam terrorisme amalgameDeuil en fête. La France a vécu une journée mémorable le 11 janvier. Elle est devenue l’emblème mondial de la lutte contre l’islamisme barbare.

Le sang versé à Charlie Hebdo, celui des fonctionnaires et des policiers tués en service, et celui des Juifs assassinés dans l’Hyper Cacher de Vincennes, ne l’aurait pas été en vain.

Il n’est pourtant pas sûr que tous auraient goûté la présence de Mahmoud Abbas qui, il y a peu, saluait les auteurs d’attentats perpétrés en Israël ; des princes du Golfe et du représentant d’Erdogan parmi les invités de l’Élysée à cette grande communion, bien que le Hezbollah en fût absent. « Amalgame » un peu détonnant tout de même, pour reprendre ce mot qui ponctua les discours avec une insistance si remarquable.

« Pas d’amalgame » entre les musulmans et les assassins qui se réclamaient de l’islam.

Et ceci tellement répété qu’il n’était pas difficile d’y entendre une injonction conjuratoire.

Clin d’œil malicieux de la langue : le mot amalgame aurait pour origine  l’expression arabe ‘amal al-djam’a « œuvre de l’union charnelle », d’après le Dictionnaire étymologique de la langue française de Bloch & Wartburg qui fait autorité.

Le terme « amalgame » doit-il s’appliquer comme le fait le Conseil français du culte musulman (CFCM) à la cinquantaine d’actes d’intimidation  visant des mosquées depuis les massacres du 11 janvier ? Ne s’agirait-il pas plutôt du délétère effet boomerang de la mise sous le boisseau de toute critique de l’islam et de ses exigences ? De l’abandon sournois des principes de la laïcité, de leur recul devant les accusations d’islamophobie ? Comme l’exprime Mezri Haddad, ancien ambassadeur de Tunisie à l’UNESCO, faisant le lien entre les « scènes de guerre » qui viennent de se produire et les « concessions » aux tenants de l’islam identitaire, holistique et totalitaire, au nom de la démocratie et de la tolérance républicaine[1. Le Figaro du 10-11 janvier 2015, p. 16.] ?

La crainte de cette « union charnelle » entre les musulmans et les criminels ne pourrait se justifier que si un nombre important de musulmans épousait la thèse génocidaire des meurtriers affiliés aux groupes islamistes. Alors, en effet, la majorité des musulmans deviendrait suspecte et représenterait un grave danger pour la population, juive, chrétienne, « souchienne », laïque, ainsi que pour les résistants d’origine  musulmane, croyants ou non.

L’ « amalgame » ainsi entendu, dont on nous rebat les oreilles, ne pourrait donc se produire que si, et seulement si, l’idéologie islamiste en venait à une telle diffusion — par le wahhabisme saoudien ou le salafisme qatari, importés en sus de nos fructueux échanges économiques avec ces pays — qu’elle contaminerait les musulmans de France au point de faire de ces derniers le cheval de Troie de l’islam conquérant.

Pur fantasme, me direz-vous. Sous nos latitudes en tout cas, à part quelques petites exceptions d’individus ayant mal tourné, les musulmans sont pacifistes et ne demandent qu’à vivre tranquillement. Il s’agit des pratiquants d’un islam « modéré », qui auraient définitivement biffé du Coran le devoir de guerre contre les infidèles, le petit djihad, où les fanatiques de Daesh et ceux d’Al-Qaïda trouvent leur inspiration.

Certes, on a pu célébrer ces assassinats par un feu d’artifice, comme ce fut le cas au soir du mercredi fatal près de Besançon ; certes, on a pu menacer son professeur de le « buter à la kalach » (Lille) ; certes  on a pu, comme dans plusieurs collèges, notamment en Seine-Saint-Denis (80 % d’une classe élémentaire, rapporte Le Figaro), refuser d’observer la minute de silence requise, et j’en passe, ce ne sont là que des expressions marginales d’enfants influencés par ce qu’ils entendent autour d’eux ou comme le déclarait une élève « moi, ma mère m’a dit qu’ils l’avaient bien cherché ». Et ces débordements, qui ne sont pas nouveaux — comme on a pu entendre saluer Mohammed Merah — ne suscitent que de discrètes réprobations publiques de la part de la communauté musulmane à quelques exceptions près.

La mondialisation des idées et la terrifiante caisse de résonance d’Internet radicalisent pour nombre de musulmans les positions extrémistes où l’esprit de revanche contre l’Occident emboîte le pas au fanatisme religieux. « Gouverner au nom d’Allah[2. Boualem Sansal, Hors série Connaissance Gallimard, 02013.] » devient alors le projet actif d’une revanche identitaire. Les jeunes en mal d’identité, comme le déclarait  Boualem Sansal dans une interview à Jeune Afrique (18/12/2013), « peuvent même se prendre pour des Che Guevara de l’islam. Ils se voient offrir des rêves extraordinaires, des rêves de paradis. Ils trouvent des frères en islam, voire des compagnons d’armes. C’est exaltant ».

Qui pourrait douter de la puissance de cette « union charnelle » dans notre monde dérisoire du marché des objets aussi envahissants que vite caduques ?

Qui pourrait douter qu’une Education nationale qui tremble, au nom du multiculturalisme, à enseigner l’Histoire et fractionne cette dernière en vignettes non chronologiques et en célébrations, prive en fait ses élèves du moindre recours pour la traversée de leur temps ?

On se trompe dans la mise en garde contre un « amalgame » conçu comme le produit d’une réaction simpliste d’étrangers à l’islam. Cet « amalgame », cette union faite d’un désir de mort dévorant les forces de vie, ne peut surgir que de l’islam lui-même tant qu’il sera aux prises avec ses contradictions face à la modernité.

Photo : B.K. Bangash/AP/SIPA/BKB102/443574992716/1501161245