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Du terrorisme au burkini: l’inflation du commentaire

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Image : Pixabay.

Chaque jour, 500 millions de Tweets sont émis dans le monde et 50 milliards de commentaires rédigés sur Facebook. Ces gigantesques termitières ont parachevé l’ère de la multiplication du signe et réalisé l’esprit d’internet en y bâtissant deux immenses édifices herméneutiques, fourmillant d’avis, de propos, de partages, de J’aime. « Nous ne faisons que nous entre-gloser » écrivait Montaigne. Désormais, chaque utilisateur de réseau social est enclin à manifester son opinion illimitée, sans modération quantitative, sans mesure qualitative -la seule restriction étant d’ordre juridique. Comme pour la monnaie, cette inflation de la parole publique l’a mécaniquement dépréciée et frappée du sceau de la vanité la plus absolue.

La négation de l’agora athénienne

Certains se félicitent de cette réappropriation politique. Internet serait un formidable incubateur d’opinion publique, une machine démocratique inouïe. Pourtant, les réseaux et autres forums sont l’exacte négation de l’agora athénienne ou du Forum romain -dont l’étymologie latine Foris – « dehors »- implique une sortie de l’intimité vers la place décisionnelle. Ainsi, la rhétorique publique avait à Rome un dessein pratique: judiciaire, la parole produisait un jugement effectif; délibérative, elle prescrivait une décision efficace. Désormais, l’expression numérique n’a plus aucune incidence sur la réalité, et lui est comme étrangère, parallèle, investissant un espace inexistant, dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Si chacun a voix au chapitre, les mots se substituent dorénavant à l’action et se perdent en vain dans l’étrange temporalité de la toile, paradoxalement hypermnésique (puisque rien ne s’y efface) et totalement amnésique, écrasant ce qui a été dit par le flux sans cesse renouvelé de l’actualisation. Internet agirait à la manière d’un trou noir, engluant et broyant les trillions de commentaires, énergie probablement la plus puissante que la vie ait générée depuis qu’elle est sur terre, mais aussi la plus stérile. Ainsi, le succès triomphant du verbiage numérique semble inversement proportionnel à celui de la participation électorale -suffrage pressenti comme dérisoire mais qui reste cependant le seul geste politique efficient.

Sur Facebook, la résistance patriotique n’échappe pas à cette inanité. La conscience publique qui s’y répand en continu s’épuise et se noie dans l’immense maelstrom de la glose. « Rien ne demeurera sans être proféré » écrivait Mallarmé. Désormais, rien de ce qui sera proféré n’aura d’existence réelle. Ainsi, l’islamophobie virtuelle, par exemple, n’est-elle qu’une leurre agité par les chantres de l’antiracisme qui martèlent sans cesse les dangers d’un discours jugé « décomplexé ». Pourtant, en France les mosquées ne brûlent pas et infiniment rares sont les actes anti-musulmans sérieux que le contexte extrêmement lourd aurait pu provoquer. Parfaitement oiseuse, la parole numérique pourrait avoir le mérite de défouler et soulager ses auteurs -les réseaux devenant les latrines publiques de la logorrhée populaire. Pourtant, elle n’est pas même cathartique, puisque particulièrement réglementée et en permanence passible de la loi (d’une fermeture de compte jusqu’au procès le plus médiatique) comme l’exige le système politique contemporain dont l’activité favorite est la répression des délits imaginaires.

Mais la parole numérique n’est pas seulement improductive: elle est aliénante et virale.

L’islamisation est d’abord une victoire linguistique

Quasiment invisible sur les plages, le burkini, vocable conquérant de l’été 2016, est omniprésent sur les réseaux sociaux. En voie d’éradication sur les rivages de France, il prolifère dans la conversation publique. Presque inexistant en tant que signifié, il triomphe en tant que signifiant. Le véritable attentat à la pudeur qu’on peut lui imputer  n’est pas textile mais textuel: le burkini phonème a battu à plates coutures le burkini phénomène. Ainsi, la parole numérique devient-elle l’acte terminal de la grande érosion culturelle. Performative, elle enfle et produit par son pullulement même une rapide transformation civilisationnelle, prenant la place de tout, la seule valeur sur internet étant le nombre -de partages, de likes et de commentaires. L’islamisation est d’abord une victoire linguistique. Ses prosélytes comme ses détracteurs la servent de concert, volontairement ou non, en saturant les réseaux sociaux du champ lexical coranique.

Plus grave encore, depuis les attentats de Charlie, la toile a muté et dégénéré en une immense exégèse exponentielle se nourrissant du terrorisme avec gloutonnerie. En effet, tandis que l’assassin solitaire se sacrifie dans l’arène, les millions d’utilisateurs pianotent. L’unicité du meurtre trouve son écho dans l’infinité commentative: le criminel détruit, le citoyen bavarde, tissant, en guise de linceul, une toile linguistique sur la destruction de la vie réelle. Cette dialectique perverse s’est profondément inscrite dans notre conscience collective. La parole éclot puis se reproduit avec délectation sur les cadavres des victimes et sur le germe du djihadisme. Barbarie et numérique se nourrissent l’un l’autre et se donnent mutuellement leur raison d’être. Ainsi le crime de masse est devenu l’acte le plus haut et le plus sacré de la société numérique précisément parce qu’il produit la plus grande quantité verbale et qu’il génère une parole multipliée et partagée à l’infini. Tout à la fois impuissant et contagieux, l’internaute s’est changé en commentateur scrupuleux de la religion numérique, celle qui célèbre la mort.

Erdogan-Poutine : les noces de raison

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@Aleksey Nikolskyi

Dans la nouvelle donne géopolitique qui s’est imposée avec la montée en puissance du djihadisme radical, son expansion territoriale et son agressivité croissante, on observe deux types de comportements chez les dirigeants des puissances majeures de la planète. Une partie d’entre eux, principalement ceux qui sont aux commandes des grandes démocraties occidentales, tentent de répondre à ce défi en ripostant au coup par coup, par des interventions militaires dans des espaces où leurs intérêts leur semblent menacés (Afghanistan, Irak, Mali, Syrie). Ces ripostes sont menées dans le plus grand désordre diplomatique et militaire, sans la moindre vision stratégique commune des objectifs à atteindre, et sous la pression d’opinions publiques versatiles. Lesquelles s’enflamment un jour pour la défense des « droits de l’homme » dans les pays concernés, puis se mettent à douter peu après de la pertinence des actions entreprises lorsqu’il apparaît que le djihadisme ne se laisse pas facilement éradiquer avec la seule supériorité technologique des armées modernes. Ce doute s’accroît d’autant plus que l’usage du « hard power » contre Daesh et ses épigones n’empêche nullement ces derniers de semer la mort et la terreur au cœur des métropoles des pays qui les combattent.

Restaurations nationales

D’autres puissances, menées par des dirigeants moins entravés par les exigences légales et calendaires régissant les démocraties libérales, peuvent, au contraire, tirer avantage du désordre ambiant, profitant de la paralysie de ces démocraties pour pousser leurs pions dans le nouvel ordre mondial en construction. Les perdants du siècle dernier, les héritiers d’empires vaincus et dépecés par l’histoire récente, en l’occurrence la Russie et la Turquie, se sont dotés dans les deux dernières décennies de dirigeants visionnaires, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan, qui n’ont jamais fait mystère de leur objectif : effacer, à leur profit et celui de leur nation, les humiliations subies lors des catastrophes que furent, à leurs yeux, la chute de l’Empire ottoman au début du xxe siècle, et celle de l’URSS à la fin de ce même siècle.[access capability= »lire_inedits »]

Poutine comme Erdogan se sont imposés dans leurs fiefs respectifs à la même époque, au début de ce siècle, le premier en raison de la dégénérescence au sommet de la Russie postcommuniste, dominée par les corrompus et les mafieux gravitant autour de Boris Eltsine, le second grâce à la décomposition d’un kémalisme réduit à l’occupation du pouvoir à Ankara par des affairistes alliés à une hiérarchie militaire toute-puissante. Leur accession au pouvoir a, certes, respecté, en gros, les critères de la démocratie formelle, avec la tenue d’élections libres, selon des critères constitutionnels établis avant leur arrivée (dates des scrutins, et nombre limité à deux, pour la présidence de la Russie, habilement contourné par Poutine avec l’épisode Medvedev). Mais on aurait beaucoup à dire, et cela fut d’ailleurs dit, sur le respect des normes démocratiques entourant ces élections : mainmise totale sur les médias publics, intimidation des opposants de toutes tendances, des journalistes, des intellectuels critiques, élimination physique de concurrents potentiels, répression brutale dans les régions irrédentistes comme la Tchétchénie en Russie, et l’est de la Turquie majoritairement peuplé de Kurdes. On a inventé, pour qualifier ces régimes, le mot-valise « démocrature », mais nul ne peut contester aujourd’hui que les pouvoirs de Poutine et d’Erdogan bénéficient, dans leur pays respectif d’un large appui populaire, les deux hommes ayant réussi à incarner, dans un style charismatique, les aspirations collectives et subjectives de la majorité de la population. Le nationalisme et la religion qui lui est historiquement liée, l’islam sunnite pour la Turquie et l’orthodoxie du grand patriarcat de Moscou, brimés ou mis en tutelle par le pouvoir kémaliste et par le régime soviétique, sont devenus des piliers de l’ordre nouveau établi par Erdogan et Poutine.

Cependant, on ne se défait pas en un jour du poids de l’Histoire, et le contentieux entre la Russie, puis l’URSS, et l’Empire ottoman, puis la République turque, a provoqué, depuis au moins trois siècles, une multitude de conflits armés, auxquels les puissances occidentales ont parfois été mêlées, d’un côté ou de l’autre, en fonction de leurs intérêts du moment. L’antagonisme turco-russe était jusque-là une donnée de base de la géopolitique mondiale, et la perpétuation de l’ordre européen défini à Yalta, et conforté par la guerre froide, plaçait la Turquie au sein de la sphère occidentale, comme membre de l’OTAN, ce qui lui garantissait la protection de la superpuissance américaine contre les visées agressives de l’URSS.

Un nouveau grand jeu

La précipitation récente des événements au Proche- et au Moyen-Orient, la déstabilisation de la région par la montée en puissance de l’islamisme radical et les ambitions hégémoniques régionales de l’Iran ont totalement rebattu les cartes. La géographie, peu à peu, prend le pas sur l’Histoire, et Poutine comme Erdogan viennent d’en tirer les conséquences, après une période confuse où on a été à deux doigts du déclenchement d’un conflit armé majeur entre ces deux puissances, à la suite de la descente en flammes, par l’aviation turque, en novembre 2015, d’un chasseur bombardier russe engagé en Syrie en soutien de l’armée de Bachar el-Assad. Cependant, Vladimir Poutine s’est contenté d’exercer des représailles diplomatiques et économiques envers Ankara, pendant que, dans la coulisse, des intermédiaires s’affairaient fébrilement à désamorcer la crise et à préparer un rapprochement entre les deux dirigeants. Le quotidien turc Hürriyet (indépendant, proche de l’opposition kémaliste) révélait récemment, dans sa version anglaise, les détails de ces tractations, où un riche industriel turc bien introduit en Russie, Cavit Çağlar, et le président du Kazakhstan, Nursultan Nazarbayev ont joué un rôle clé. Elles ont abouti à la rédaction d’une lettre d’excuse d’Erdogan à Poutine pour l’incident de l’avion. On peut estimer aujourd’hui que ce retournement d’Erdogan a joué un rôle dans le déclenchement, le 15 juillet, du putsch militaire visant à le renverser, les militaires turcs s’estimant désavoués par un pouvoir qui n’avait cessé, depuis son instauration, de limiter le pouvoir d’une hiérarchie militaire attachée à l’ordre ancien et à la doxa otanienne érigeant Moscou en adversaire principal. L’échec du putsch du 15 juillet a précipité le rapprochement des ennemis d’hier. Erdogan en profite pour régler ses comptes, tous ses comptes : dans l’armée, il épure jusqu’au grade d’officier subalterne les militaires jugés insoumis au pouvoir politique, et dans la sphère civile (justice, enseignement, administration, diplomatie, économie) les adeptes de la confrérie Gülen, son ancien allié islamiste, une sorte d’Opus Dei version musulmane, influente dans les milieux cultivés, qui permit un temps à l’AKP, le parti islamo-conservateur d’Erdogan, de disposer de cadres capables de se substituer aux fonctionnaires issus du moule kémaliste.

Erdogan, devenu entre-temps héros national, rassemble ses opposants kémalistes du CHP et les nationalistes radicaux du MHP, excluant le parti pro-kurde DHP de l’union nationale anti-putschistes. Sa vindicte s’exerce également contre Washington, soupçonnée d’avoir fomenté la rébellion militaire, et contre l’Union européenne qui a, se plaint-il, trouvé plus urgent de critiquer la répression exercée contre les conjurés et leurs soutiens que de manifester sa solidarité avec un gouvernement démocratiquement élu…

En revanche, Poutine s’est montré le plus prompt à apporter son soutien à Erdogan, et à lui ouvrir grandes les portes des palais impériaux de Saint-Pétersbourg, Le moment était venu de la grande cérémonie scellant cette « nouvelle alliance » qui vient de changer la donne, à la surprise générale des chancelleries, toujours en retard d’un train.

L’événement diplomatique de l’année

Contrairement à ce qu’écrivent quelques commentateurs occidentaux, qui ne voient dans ce rapprochement qu’une péripétie conjoncturelle et éphémère bientôt effacée par le retour des antagonismes historiques, on peut prédire que la rencontre de Saint-Pétersbourg du 9 août restera l’événement diplomatique majeur de l’année 2016, dont les conséquences seront décisives sur l’évolution des crises régionales en cours, et même sur l’avenir, à moyen et long terme, de l’ensemble eurasiatique. Luc de Barochez, l’excellent éditorialiste de L’Opinion, n’a pas tort d’écrire que cette rencontre est l’équivalent du traité de Rapallo : conclu en 1922 entre l’Allemagne de Weimar et la Russie soviétique, les deux puissances perdantes du traité de Versailles, il allait permettre à l’Allemagne de reconstituer sa puissance militaire avec l’aide de l’Armée rouge, et à Moscou de rompre l’isolement imposé par les puissances occidentales.

Les effets du rapprochement russo-turc ne se sont pas fait attendre : les zones contrôlées par les Kurdes de Syrie, dont le parti dominant, le PYP, est proche du PKK, l’ennemi juré d’Erdogan, sont pour la première fois bombardées fin août par l’aviation de Bachar el-Assad, avec le feu vert et l’aide technique du corps expéditionnaire russe en Syrie. De son côté, Poutine fait monter la pression en Ukraine, laissant les séparatistes des « Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk » grignoter des territoires au mépris des accords de Minsk péniblement négociés avec les États-Unis et l’Union européenne. Il convoque un « Conseil de sécurité » du gouvernement russe en Crimée, et organise des manœuvres navales indiquant sa volonté de poursuivre son entreprise de déstabilisation du régime de Kiev.

Face à ces provocations délibérées, l’Europe et les États-Unis sont dans l’incapacité de mettre en œuvre une riposte adéquate, en Syrie comme en Ukraine. L’Europe est paralysée par l’accord calamiteux conclu avec Ankara sous l’égide d’Angela Merkel, par lequel Erdogan s’engage à réadmettre sur son territoire les réfugiés syriens parvenus en Grèce, contre une contribution de six milliards d’euros versés par l’UE et divers autres avantages, comme la suppression des visas imposés aux ressortissants turcs pour accéder à l’espace Schengen. Erdogan n’a qu’à brandir la menace d’ouvrir les vannes pour les migrants pour que les capitales de l’UE limitent leur action à des envolées verbales condamnant la méga purge de l’État et de la société, menée d’une main de fer par le pouvoir.

Poutine et Erdogan, contrairement aux dirigeants occidentaux auxquels ils sont aujourd’hui confrontés, peuvent entretenir un espoir réaliste de se maintenir au pouvoir pour une période, à leurs yeux, raisonnable, qui ne saurait être inférieure à une décennie s’ils ne commettent pas d’erreur majeure. Leur alliance n’est pas d’amour mais de raison, et ces dernières durent généralement plus longtemps. Poutine est obnubilé par les signes de montée de l’islamisme radical dans les ex-républiques soviétiques du Caucase et d’Asie centrale (Azerbaïdjan, Daguestan, Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan, Kirghizstan, Tadjikistan[1. Fin août, on apprenait qu’au Tadjikistan le gouvernement avait fait procéder au rasage forcé des barbes de 13 000 hommes soupçonnés de propager l’islam radical au sein de la population.]). Dans ces pays, l’islam radical gagne du terrain dans des populations soumises à l’arbitraire de satrapes corrompus, issus de l’ancienne nomenklatura soviétique. La déstabilisation de cette région, à l’image de ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient arabe, est le scénario d’horreur redouté par Moscou, d’autant plus que la Russie abrite sur son territoire plusieurs millions de travailleurs ressortissants de ces pays. Dans ce contexte, le pouvoir de nuisance d’un régime turc hostile serait d’autant plus grand que les populations concernées sont très majoritairement turcophones, et que Recep Tayyip Erdogan y dispose d’un certain prestige.

La manière dont Poutine avait réglé l’affaire de la rébellion islamiste tchétchène (« buter les rebelles jusque dans les chiottes » et installer à Grozny un régime à sa botte) n’est pas imaginable à l’échelle de l’immense espace centre-asiatique. Il lui faut donc composer avec Ankara. Pour Erdogan, s’imposer comme puissance dominante et stabilisatrice de son environnement immédiat n’est pas envisageable sans la bienveillance russe, ni la normalisation de ses relations avec Israël. C’est à cela que nous venons d’assister, en spectateurs.[/access]

Attentat déjoué: que visaient les femmes terroristes?

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Arrestation d'un homme à Boussy-Saint-Antoine, le 8 septembre 2016 © AFP GEOFFROY VAN DER HASSELT

Une Peugeot 607 stationnée deux heures durant jeudi au milieu de la rue de la Bûcherie avec une bonbonne de gaz bien visible sur le siège arrière sans attirer l’attention: vers 1h30 du matin, rien de plus normal, n’est-ce pas! D’ailleurs qui fréquente la rue de la Bûcherie à cette heure hors quelques fidèles attardés de la librairie Shakespeare &Company (ouverte jusqu’à 23h) et un ou deux cafés proches? Plusieurs appels téléphoniques  auraient  signalé le véhicule stationné au début de cette rue, en direction de la librairie. Peut-être n’était-il pas possible d’aller plus loin vu l’étroitesse de la voie et la panique des terroristes ayant provoqué une tentative de mise à feu intempestive.

Cibler les chrétiens d’Orient?

L’objectif véritable de ces dernières n’est pas très évident. On a parlé, comme cible initiale, de la Tour Eiffel et de leur fuite précipitée à la suite de l’apparition d’un policier en civil. Lieux un peu loin de la rue de la Bûcherie et de Notre-Dame… mais alors pourquoi, si la cathédrale était visée par défaut, ne pas s’être arrêtées rue du Cloître Notre-Dame, fort peu passante à cette heure ? Pourquoi rue de la Bûcherie?  La librairie américaine Shakespeare &Co pourrait-elle avoir été un des objectifs? C’est douteux bien que les penseurs de Daech, ayant fait leurs études avant que Vallaud-Belkacem y mette de l’ordre, puissent en vouloir à l’auteur d’Othello.

Reste une troisième hypothèse. À deux pas, se trouve l’Église Saint-Julien le Pauvre, au n° 1 de la rue du même nom, perpendiculaire à la rue de la Bûcherie. C’est une charmante petite église qui ne fait aucune ombre à son vis-à-vis Notre-Dame située à bonne distance de l’autre côté de la Seine et des quais. Il s’agit d’une église de rite grecque-melkite catholique.  Le chef de cette Église porte le titre de patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, d’Alexandrie et de Jérusalem. Il réside à Damas. Chrétiens d’Orient donc, à l’ombre jusque-là conciliante de Bachar Al-Assad.

Si la voiture des folles d’Allah —dont le public (et les journalistes ?) ne connaissait jusqu’à ce dimanche  que les prénoms[1. Leurs noms patronymiques n’ont été révélés que par le Journal du Dimanche. Sauf peut-être celui d’Inès Madani, ils n’ont rien d’oriental. Elles étaient toutes fichées S.] ­— avait explosé rue de la Bûcherie, la célèbre librairie américaine et la petite église des Chrétiens d’Orient auraient été aux premières loges. Aussi est-il remarquable que la presse n’ait parlé du lieu de stationnement de ce véhicule aux intentions criminelles que par rapport à sa proximité avec Notre-Dame, alors que cette dernière en est assez éloignée (entre les deux lieux: la voie sur berge, la Seine, le parvis de la cathédrale) : France 24, « Cinq femmes mises en cause dans la tentative d’attentat de Notre-Dame de Paris… » Le Monde, « Une Peugeot 607 abandonnée en plein Paris…. »,   Libération titre : « Des bonbonnes de gaz découvertes dans une voiture près de Notre-Dame-de-Paris ». Le Figaro : « L’enquête éclair déclenchée après la découverte dimanche à 3h30 du matin d’une Peugeot 607 piégée aux abords de Notre-Dame à Paris. »

Et il faut attendre dans le même journal une interview du criminologue Alain Bauer pour que soit nommée la rue de la Bûcherie, sans d’ailleurs que rien ne soit dit quant aux deux lieux précédemment évoqués. Ah, mystère quand tu nous tiens!

Christian Laborde: les femmes, les vaches, les platanes

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christian laborde vache
Christian Laborde. Sipa. Numéro de reportage : 10001137_000005.

Ce qui frappe chez Christian Laborde, troubadour de l’Adour, swingueur intempestif qui a su faire à l’occasion danser la langue avec ses compatriotes et amis du Sud-Ouest comme Nougaro ou le jazzman Bernard Lubat, c’est une forme de constance. Il est toujours en guerre, depuis presque trente ans, contre l’ennemi le plus dangereux qui soit: le désenchantement du monde. Il a ainsi passé les trois dernières décennies à vider ses chargeurs sur la grisaille clinquante d’une société qui a commencé à installer son cauchemar mal climatisé dans les fatidiques années 80. A l’époque, qui est aussi celle où il a collaboré à L’Idiot international, il pouvait paraître alarmiste. Aujourd’hui il est devenu le greffier lyrique de nos renoncements et nos amnésies. Attention, si Laborde regrette le monde d’avant, il n’est pas pour autant nostalgique : il y a trop d’énergie, d’électricité soyeuse dans ses romans, ses essais, ses nouvelles, ses poèmes. Il suffit de lire ses deux derniers livres pour s’en convaincre : La cause des vaches, un pamphlet qui a beaucoup fait parler de lui juste avant l’été et un roman qui sort pour la rentrée littéraire, Le sérieux bienveillant des platanes, dont le titre emprunté à Jean-Claude Pirotte, autre paysagiste vagabond disparu il y a deux ans, nous indique si besoin était que l’on est en bonne compagnie.

De quoi avons-nous fait le deuil ou plutôt de quoi doit-on refuser de faire le deuil, voilà la question qui forme la colonne vertébrale de cette œuvre qui a célébré et qui célèbre, dans le désordre, les femmes callipyges, les ours, les paysages, les vaches, les arbres ou encore le courage des coureurs cyclistes, les idoles de Laborde qui à l’instar d’Antoine Blondin, connaît les plaisirs des caravanes du tour de France où le dépassement héroïque de soi a pour décor les villages du vieux pays au lieu des remparts de Troie mais reste le même depuis plus de deux mille ans.

Laborde est entré en littérature par un scandale mais ce qui est important, sans le rechercher. C’était en 1987. Son premier roman, L’os de Dionysos, était publié par un petit éditeur du Sud-Ouest et a été interdit, presque aussitôt, par les tribunaux avec notamment, dans les attendus du jugement, une étonnante « incitation au paganisme. » Laborde, parce qu’il était aussi professeur dans un collège religieux, était devenu un railleur subversif, un pornographe vicieux et on imagine sans peine ce que durent être les conspirations mauriaciennes pour étouffer ce livre. Heureusement, en 1989, le titre était repris par Régine Deforges et connaissait un succès qui mit Laborde à l’abri. L’auteur se demande encore aujourd’hui s’il était l’ultime victime d’une censure old school de type pompidolien ou la première de ce néopuritanisme qui laisse la pornographie s’étaler sur Internet mais s’interroge gravement pour savoir s’il serait aujourd’hui opportun de publier Lolita.

Laborde était tout entier dans ce premier roman, c’est à dire un païen sensuel, ce qui prouve que les juges avaient vu juste. Comme le dieu qu’il prenait pour intercesseur, il montrait son goût pour la danse, la démesure, le plaisir. Son héros, professeur de français, luttait contre la bêtise et la médiocrité de ses collègues et de ses supérieurs. Il avait deux armes à sa disposition, les mêmes qu’il utilise encore aujourd’hui : l’écriture et la femme. Dans L’os de Dionysos, la femme s’appelait Laure d’Astarac. A la femme, il devait d’oublier son quotidien, à l’écriture d’échapper à un destin de mort vivant. Dans Le sérieux bienveillant des platanes qui raconte l’histoire d’un poète marginal, un peu rocker, un peu voleur revenant dans son village d’enfance en compagnie de Joy, une prostituée, pour aller enterrer son grand-père, un ancien de la Légion étrangère, on retrouve la même oscillation entre la chronique acide d’une société enlaidie et la joie panique, totale, d’être au monde et de le dire. Dans L’os de Dionysos, la célébration du cul de Laure succédait ainsi au portrait d’une principale frustrée tandis que dans Le sérieux bienveillant des platanes, ce sont les seins de Joy qui font oublier à l’enterrement la présence d’un père créatif, ex-soixante-huitard, chainon volontairement manquant de la transmission entre le grand-père et le petit fils.

Ce qu’on ne pardonne pas aux écrivains dont on condamne les livres, depuis Flaubert et Céline, c’est le style parce que le style, loin de toute codification porno, rend la sensualité vraie des corps dans l’amour comme l’explique Tom, le héros des Platanes : « Seul le frémissement des seins sous un chemisier peut rivaliser avec celui du feuillage quand le vent d’été s’égare dans les branches des arbres. C’est un truc que je sais et ne lis nulle part. Y a pas le corps dans les livres d’aujourd’hui bien que leurs auteurs prétendent le contraire. Ca exhibe, ça affiche, ça filme de près, mais le corps, ils le ratent, ils passent à côté, parce que le merveilleux, c’est pas leur truc. Ce sont des huissiers, des adeptes de l’inventaire. Et les poètes, les mecs qui marchent à l’imagination, ils les dénoncent aux flics. »

Il est vain d’essayer de classer politiquement Laborde. On se souvient de l’avoir croisé en 2002, dans les parages des soutiens à la candidature de Jean-Pierre Chevènement. Cela n’avait pas été une mince affaire de convaincre cet Occitan amoureux de son terroir de soutenir le candidat du jacobinisme retrouvé. Mais il y avait chez Chevènement une manière d’aimer la France d’avant et chez Laborde de ne pas concevoir son régionalisme autrement que comme un universalisme qui avait permis une synthèse.

On retrouve cette synthèse dans La cause des vaches où il nous parle de la manière concentrationnaire dont fonctionnent les néo-fermes de l’agrobusiness et où son indignation flamboyante s’appuie sur une vraie documentation. Déjà, il s’était fait connaître pour son opposition à la corrida et au tunnel du Somport qui allait mettre en danger nos amis les ours[1.  Danse avec les ours ! (Régine Deforges, 1992) et Corrida, basta ! (Robert Laffont,  2009)]. Et pourtant il n’y a  rien d’un végan antispéciste chez Laborde. Il n’aime pas les vaches comme des égales, il aime les vaches comme  il aime les platanes qui disparaissent le long des routes au nom du principe de précaution pour les automobilistes : parce que le monde est plus beau avec des vaches heureuses et des platanes ombreux que sans : « Quand je te parle des vaches, je te parle de toi, également de lenteur. C’est pas un truc de vieux, la lenteur. La lenteur, c’est un truc de gourmand. II s’agit d’écouter, de regarder, de savourer, de méditer, comme le faisaient les vaches. Je les ai vues faire, les vaches. Elles n’accéléraient jamais. Le sabot sur le champignon, jamais. »

Christian Laborde, La cause des vaches et Le sérieux bienveillant des platanes (Editions du Rocher, 2016)


Arnaud Imatz dynamite le clivage droite/gauche

arnaud imatz droite gauche

Basque de France, Arnaud Imatz est un spécialiste pointu des courants politiques non-conformistes qui fait sienne la fameuse sentence de son maître Ortega y Gasset : « Etre de gauche ou être de droite, c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile. Toutes deux sont en effet des formes d’hémiplégie morale ».

Déjà auteur d’une somme définitive sur un personnage tabou de l’histoire espagnole, le chef phalangiste José Antonio Primo de Rivera (fusillé en 36), Arnaud Imatz a beaucoup étudié l’histoire de la Guerre d’Espagne, qu’il a libérée des dogmes de l’historiographie marxiste. Il publie aujourd’hui une volumineuse synthèse sur le clivage droite/gauche, qui se révèle à la lecture une histoire bienvenue des idées dissidentes en Europe depuis 1945. Par clivage droite/gauche, Imatz entend un artifice créé pour renforcer l’idéologie dominante, mixte de matérialisme et de multiculturalisme dogmatiques, car répondant aux besoins d’une oligarchie techno-marchande qui hait d’instinct tout ce qui s’oppose à l’homogénéisation forcenée du monde et au règne sans partage de ce que le duc de Guise appelait en son temps « la fortune anonyme et vagabonde ».

Ce docteur en sciences politiques, naguère haut fonctionnaire international puis chef d’entreprise à Madrid, a pour ce faire enrichi et considérablement remanié un essai publié en 1996. Son nouveau livre constitue une riche source de réflexions sur les courants non-conformistes d’après-guerre, que l’on lira à la suite du célèbre essai de Jean-Louis Loubet del Bayle, Les Non-conformistes des années 30. Lui-même disciple de Simone Weil, il prône de manière cohérente l’enracinement contre le magma mondialiste, la souveraineté populaire contre l’utopie multiculturaliste, la justice sociale contre le Grand Marché. Catholique conservateur et gaulliste par tradition familiale, Imatz analyse les différents courants opposés au matérialisme égalitaire, des contre-révolutionnaires aux populistes, des nouvelles droites aux souverainistes. L’ensemble est érudit, profus même (80 pages de notes et 80 autres de bibliographie !) ; il permet une plongée transversale dans un corpus peu étudié (ou trop souvent avec des blocages épistémologiques induits par l’idéologie dominante d’une Université fort docile) et offre une histoire sur la longue durée d’une pensée organiciste, enracinée, ouverte à la dimension spirituelle et hiérarchisée – l’économie étant soumise au principe politique. Une somme bienvenue sur la pensée traditionnelle pour mieux comprendre une modernité à la fois pathogène, anxiogène et belligène.

Arnaud Imatz, Droite/Gauche : pour sortir de l’équivoque, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 2016.

Retrouvez la version initiale de cet article sur le blog de Christopher Gérard.

La paille, la poutre, le pape

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JMJ 2016. Benjamin Filarski.

C’est seulement le soir, quand nos curés en soutane ont pris la parole d’un ton grave et barrésien, que nous avons pris conscience de ce qui s’était passé : «Cela faisait des décennies qu’un prêtre n’était mort à cause de sa foi sur le sol français. Prions pour le père Jacques Hamel, mort en martyr, prions pour tous les chrétiens persécutés et prions pour la France. C’est toujours au creux du malheur qu’un pays réveille ses héros, sa capacité de communier et sa puissance de vie. C’est aux abîmes de la mort que la France réveille son âme dans une même douleur, dans cette fraternité profonde qui est celle du sang et des larmes que nous avons tant de fois connue dans notre histoire, qui est aussi celle du courage et de l’espérance comme un désespoir surmonté. »

De toutes les douches froides imposées par notre périple, celle-ci fut la plus désagréable. Et la gueule de bois d’autant plus forte et violente que la fête avait été longue et intense.

Arrivés dans la capitale polonaise le 26 juillet pour vivre quatre jours de rassemblement autour du pape François, la majorité des groupes de pèlerins en avait profité pour voyager dans les alentours. Les 550 jeunes de la paroisse de l’Ouest parisien que j’accompagne reviennent alors de trois jours de traversée de l’Allemagne, suivis de cinq jours dans la ville polonaise de Wroclaw. Habitués aux nuits d’insomnies passées dans le car ou entassés par terre dans des gymnases, à la toilette sommaire au tuyau d’arrosage, aux habits sales ou encore humides et moisis par une lessive rapide, aux heures de queue pour aller aux toilettes et aux éternels sandwichs-chips, on ne sent plus la fatigue ni l’inconfort.

Au contraire, jusqu’au choc de l’annonce de l’attentat de Saint-Étienne-du-Rouvray, ce rythme spartiate semble doper l’enthousiasme. En chaussures bateau, mocassins, Bensimon, New Balance ou rangeos, suivant leur degré d’allégeance aux codes du « bon catholique français des beaux quartiers », mes compagnons de voyage enchaînent les allers-retours de Cracovie à la banlieue où ils logent. Entre les laudes, la messe, l’adoration, le chapelet, le temps de réflexion en équipes, l’enseignement du curé, la confession, la louange, les vêpres, le chemin de croix… il reste quelques moments pour faire la sieste sous les ombrages d’un parc ou siroter un verre en terrasse. Dans cette ambiance catho-cool estivale et festive, même les plus réservés ont fini par laisser leur balai de côté : on les retrouve au premier rang des cortèges, levant les mains au ciel pour louer Dieu.[access capability= »lire_inedits »]

De la joie à l’exultation en passant par l’euphorie, c’est le crescendo traditionnel du bonheuromètre des JMJ. Dans les rues de Cracovie devenue une véritable fourmilière de jeunes en délires, des sourires du monde entier défilent en hurlant. Brandissant fièrement leurs drapeaux et distribuant à tout va des images pieuses, ils vont de point de rendez-vous en point de rendez-vous, essayant tant bien que mal de se frayer un chemin à travers le tintamarre de la nouvelle Babylone.

Le cocktail foule-fatigue aux effets « hystérisants » ne saurait suffire à expliquer la transe de ces deux millions et demi de catholiques. Qui peut ainsi gorger les âmes, les faire déborder et ruisseler en des flots de joie ? On s’est bien moqué de leur Dieu qui changeait l’eau en vin mais aujourd’hui on ne peut s’empêcher de constater que, sans une goutte d’alcool, l’allégresse est capable de se transformer en véritable ivresse.

Cependant, après la triste nouvelle de Saint-Étienne, ces JMJ ont pris une nouvelle tournure, se transformant en un réel tourbillon schizophrénique. Pendant la journée à Cracovie, nous continuons à rire avec les jeunes du monde entier. Et puis le soir, rassemblés entre nous dans l’église de notre lointaine banlieue, devenue une cellule de dégrisement, nous laissons place au deuil et au recueillement.

Imaginez. Quelques centaines de jeunes Français en marinières priant à genoux en silence, un chapelet à la main, serrés les uns contre les autres devant le saint sacrement. Sentez. Le doux parfum suranné de notre vieille France, fille aînée de l’Église. Écoutez. Leurs chants s’élever vers le ciel comme une plainte douloureuse. Vous aurez alors devant vous l’envers du décor des JMJ, la face cachée de la fête. C’est triste, et beau à la fois, de voir ainsi les Français se retirer du bruit de la foule. C’est révoltant, et sublime en même temps, de penser que cette ferveur redoublée sera leur seule réponse au drame de Saint-Étienne-du-Rouvray. Une réponse silencieuse et pacifique mais qui résonnera plus tard, d’une manière ou d’une autre, dans les décisions qu’ils seront amenés à prendre. En s’endormant pour toujours, le père Jacques Hamel a réveillé cette jeunesse.

Mais le jeune catholique français ne tape pas des mains et ne prie pas toute la journée. De retour au bercail, il retrouve son quotidien. Après s’être relaxé dans un bon bain chaud, prélassé dans un grand lit moelleux, délecté d’un savoureux bifteck, décontracté au petit coin et reposé du bruit de la masse, il lui reste du temps pour surfer sur le net et découvrir toutes ces déclarations, prises de position, articles et tribunes, qu’il a manqués pendant son voyage. Découvrant alors le discours du clergé à propos du drame de Saint-Étienne-du-Rouvray, aromatisé d’autoaccusation et de relativisme, il a toutes les peines du monde à faire marcher la double autocensure qu’on lui a inculquée. Celle de l’Église : sainte, il est malvenu de remettre en cause ses dires. Celle de notre dictature de la bien-pensance : padamalgame, tolérance et mêltwadeskiteregaard.

Quelques réflexions parviennent tout de même à se frayer un chemin. En écoutant par exemple l’homélie du 31 juillet de Mgr Lebrun à la mémoire du père Jacques Hamel : « Vu d’Afrique, de Chine ou du Moyen-Orient, notre société occidentale n’a-t-elle pas le visage de cet homme [l’homme riche de l’Évangile] ? Elle démolit ses greniers pour en construire de plus grands ; elle démolit ses voitures, ses maisons, ses magasins, pour en construire de plus grands ; elle passe de la 3 G à la 4 G, jette ses téléphones pour en acheter des plus sophistiqués ; elle ferme ses usines pour en construire de plus rentables ailleurs. N’en est-il pas de même vu de certains appartements de Saint-Étienne-du-Rouvray ? […] Le progrès et la richesse sont folies s’ils ne sont pas partagés. La soif de posséder est une idolâtrie, dit saint Paul. Qui peut nier qu’elle contribue à la guerre, entre les hommes, parfois d’une même famille, en tous les cas entre les peuples ? »

Et voilà, on nous frappe et c’est encore de notre faute. Que la gauche au pouvoir diffuse son idéologie masochiste et autodestructrice en faisant passer l’ennemi pour une victime, on s’y était habitué. Que l’Église s’y mette aussi, c’était moins attendu. OK, « si quelqu’un te frappe sur le joue droite, présente-lui aussi l’autre », mais cela ne veut pas dire « commence par te frapper la joue gauche ». Ne pas répondre à la violence par la violence, ce n’est pas nécessairement s’autoflageller. Dans les cours de cathé’, on nous a toujours et d’abord enseigné : « Aime ton prochain comme toi-même… » Pour aimer son prochain, il faut d’abord apprendre à s’aimer. La religion de l’amour ne peut rayonner si elle rumine la haine de soi.

« Reconnaissons que nous sommes de la même famille, la même famille humaine qui n’a qu’un seul cœur, une seule âme, une seule espérance, le bonheur de tous », continue Mgr Lebrun. À force d’être désincarnées, les belles paroles raisonnent de vacuité. Qu’est-ce que cela veut dire « le bonheur de tous » ? Si une communion est possible entre les hommes, comme l’ont montré les JMJ, nous ne pouvons cependant plus nous bercer de l’illusion d’une « même famille humaine ».

Je suis née en France et j’aime mon pays plus que celui du voisin. J’ai appris son histoire, j’ai été nourrie de ses racines chrétiennes et républicaines, et ce sont ces racines que je veux voir perdurer sur ma terre patrie. Ce n’est pas l’islam, ce ne sont pas les mosquées. Nous n’avons pas tous qu’une seule et même espérance, c’est faux. Il faut cesser de prêcher un christianisme hors sol. Les JMJ, avec leur défilé de drapeaux arborés fièrement et leur concert d’hymnes patriotiques, sont le meilleur lieu pour prendre conscience que mon identité nationale m’oblige, autant que ma foi catholique. « Notre cité se trouve dans les cieux » mais la vocation universelle du christianisme ne doit pas nous faire oublier le lien charnel et privilégié que nous entretenons avec notre pays ici-bas. Christianisme et patriotisme peuvent faire bon ménage. Le drame de Saint-Étienne-du-Rouvray nous oblige à regarder qui nous sommes et ce que nous voulons défendre et construire. La France a une histoire, un ADN, une identité, et ce n’est pas en y renonçant que nous renforcerons le vivre-ensemble. Moins nous sommes fermes sur nos valeurs, plus les radicaux considéreront avoir le champ libre pour répandre leur vision totalitaire du monde.

Le relativisme du « tout se vaut » noie notre essence dans un universalisme plat où aucune tête ne dépasse. En effet, Daech aura beau les couper, la violence terroriste sera encore et toujours relativisée dans la violence universelle. De retour des JMJ, le pape a été le premier à refuser le lien terrorisme-islam, révélant derrière le pontife, un de nos meilleurs pontes du politiquement correct. « Pourquoi ne nommez-vous jamais l’islam lorsque vous parlez de la violence terroriste ? », lui demande-t-on. Voici sa réponse : « Je n’aime pas parler de violence islamique, parce qu’en feuilletant les journaux je ne vois tous les jours que des violences, même en Italie : celui-là qui tue sa fiancée, tel autre qui tue sa belle-mère, et un autre… et ce sont des catholiques baptisés, hein ! Ce sont des catholiques violents. Si je parle de violence islamique, je dois parler de violence catholique. Non, les musulmans ne sont pas tous violents, les catholiques ne sont pas tous violents. C’est comme dans la macédoine, il y a de tout… Il y a des violents de cette religion… Une chose est vraie : je crois qu’il y a presque toujours dans toutes les religions un petit groupe de fondamentalistes. Nous en avons. […] Mais on ne peut pas dire, ce n’est pas vrai et ce n’est pas juste, que l’islam soit terroriste. »

Sans rire, comment peut-on avaler cette pilule ? Qu’un vulgaire apôtre du « pas d’amalgame » mette sur le même plan les violences commises au nom de l’islam et les faits divers imputables à des catholiques… Mais le pape ?! Désolée, nous n’avons pas encore vu de fondamentaliste catholique égorger un imam. Arrêtons avec cette surenchère du mal, car si on se lance dans ce petit jeu, entre l’Inquisition et les croisades, l’Église risquerait de gagner. « Hypocrite, ôte premièrement la poutre de ton œil, et alors tu verras comment ôter la paille de l’œil de ton frère », me dira-t-on. L’ennui, c’est qu’à dresser sans relâche notre examen de conscience, nous laissons la paille de nos frères prendre feu.

Au lieu d’un relativisme qui ne construit rien et ne fait qu’enfoncer les esprits dans une bien-pensance mensongère, nous avons besoin d’une réflexion de fond, honnête, qui ose dire ce que l’on voit et surtout, comme le disait Péguy, « voir ce que l’on voit ». Benoit XVI l’a engagée à Ratisbonne en 2006. Il citait le dialogue que le docte empereur byzantin Manuel II Paléologue entretint en 1391 avec un Persan cultivé sur le christianisme et l’islam. L’empereur explique les raisons pour lesquelles la diffusion de la foi à travers la violence est une chose déraisonnable : « Dieu n’apprécie pas le sang, dit-il, ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu. […] Celui, par conséquent, qui veut conduire quelqu’un à la foi a besoin de la capacité de bien parler et de raisonner correctement, et non de la violence et de la menace… »

En ces temps funestes minés par le terrorisme islamiste, les catholiques ont le devoir de mener un dialogue interreligieux poussé et médiatisé. Devoir envers eux-mêmes, afin de comprendre en quoi leur religion n’est comparable à aucune autre. Et devoir envers leurs frères musulmans, afin de les aider à se délivrer de leur paille, puisqu’ils nous ont maintenant bien assez montré nos poutres.[/access]

« Si je survis » de Moriz Scheyer, notre fragile mémoire

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moriz scheyer anschluss
Anschluss. WIkipedia. German Federal Archives.

La situation est archétypique. Un manuscrit trouvé dans un grenier de Dordogne, dans lequel Moriz Scheyer, intellectuel juif autrichien, évoque ses années d’exil en France après l’Anschluss. Au demeurant, le livre publié combine le récit principal, l’avertissement et l’épilogue de Scheyer avec une préface de l’inventeur du trésor, petit-fils de l’auteur, et, en postface, deux textes biobibliographiques. Le récit est riche d’enseignements sur ce qu’un émigré juif pouvait alors penser des Allemands (des cochons) et de bon nombre de Français (esprits cupides ou mesquins). Mais des éléments étranges viennent contrarier de temps à autre la lecture. Parmi les plus légers, évoquons les « charmes discrets de la Défense passive ». L’expression rappelle irrésistiblement le film de Buñuel (1972). C’est problématique pour un manuscrit achevé en juillet 1945. Peut-être est-ce un problème de traduction ?

« Comment tout cela fut-il possible ? »

Les incertitudes de Scheyer sont parfois mêlées de prophéties fulgurantes et contradictoires. Notamment quand, d’une part, il soutient que personne ne s’intéressera jamais à « ce qui est arrivé aux Juifs », d’autre part, affirme que « les plus célèbres centres de torture infernaux seront tôt ou tard un objet convoité par l’industrie touristique. » Par ailleurs, Scheyer manque singulièrement de clairvoyance lorsqu’il croit pouvoir prouver l’inexistence de la « question juive » par le seul fait qu’en Russie soviétique, elle a été « effacée d’un simple trait de plume ». « Si la question juive existe, dit-il, c’est qu’elle a été posée ». La formulation est astucieuse, mais affirmer, quelques années avant l’affaire des blouses blanches, que la Russie est devenue la « patrie des Juifs » démontre plus la force de l’espoir qu’un excès de lucidité. L’espoir, il est vrai, dans ces années, faisait vivre. Est-ce pourtant l’espoir ou le désespoir qui incita Scheyer à quitter l’Autriche en mars 1938 ? Est-ce l’espoir ou le désespoir qui le fit rester en France après la défaite, alors qu’il se trouvait à deux pas de la frontière espagnole ? Il est vrai qu’il tenta plus tard, sans succès, de passer en Suisse. Son parcours est une suite  douloureuse d’internements et de libérations plus ou moins liés à la mauvaise et à la bonne fortune.

Scheyer n’ignore pas qu’un jour la routine et la realpolitik reprendront leurs droits. Mais il serait selon lui avisé qu’entre temps, au moins, la justice soit faite sans clémence. Désolation et châtiment, l’ensemble est sinistre et contraste, par exemple, avec le récit picaresque de Philippe Erlanger (La France sans étoile), écrit, il est vrai, après un décalage de deux décennies (1974). Toutefois Scheyer termine sont manuscrit en offrant, en contrepartie aux passeurs véreux, aux chefs de camps cruels, aux indifférents de toute sorte, quelques pages sur quelque chose d’important qu’il a découvert, « noyé sous les progrès fantastiques de la science » : « la connaissance de l’amour ». Chez certaines personnes, il a trouvé « une quantité d’amour inestimable. » « Plus que je n’aurais pu en soupçonner dans les bons jours, dit-il. Plus que je n’en ai mérité. » À rebours, une belle leçon d’humilité.

L’amour, la vérité. Comme s’il devait conjurer ses doutes, le petit-fils de Scheyer écrit dans la préface que « travailler sur ce livre aura montré la fragilité de notre mémoire. » Aux souvenirs indécis glanés lors de ses discussions avec son père, il oppose l’immuabilité du « récit écrit » de son grand-père, « dont le point final remonte à 1945. »

D’ailleurs, plus efficace que l’ordinaire « plus jamais ça ! », Moriz Scheyer pose une question lancinante sur les persécutions : « Comment tout cela fut-il possible ? » Observons, a contrario, qu’il fut sauvé par les efforts conjugués d’un monastère catholique et d’une famille communiste.

Si je survis de Moriz Scheyer (Flammarion, 2016)

Vacance intellectuelle

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clint eastwood jeux olympiques
Ibtihaj Mohammed. @Sean M. Haffey

BARROSO RACHETÉ À LA BAISSE

 

Mardi 12 juillet

Pasticheur du Roy depuis 1793, j’apprécie en connoisseur l’exercice d’auto-parodie glacée et sophistiquée auquel se livre Le Monde dans son édito d’aujourd’hui.

Sous un titre accrocheur, « José Manuel Barroso, l’anti-européen », le quotidien de révérence explique à ses lecteurs ce qu’il faut penser du rachat du commissaire européen par Goldman Sachs. L’air de rien, Le Monde creuse ainsi l’écart avec ses concurrents dans une discipline très disputée : l’intelligence au service de la connerie.

Donc, l’ancien président de la Commission de Bruxelles, grand manitou de l’Europe de 2004 à 2014, a été racheté par une banque d’affaires dont la réputation n’est plus à faire. Et qu’est-ce qui choque Le Monde là-dedans ? Non pas ce « transfert » ni la porosité qu’il suggère entre Union européenne et finance mondiale. Non, le pire c’est « le coup bas, indigne » que le traître porte ainsi « sciemment » à l’idéal européen.

Comment ça, j’invente ? Ce qui est vraiment « révoltant », s’échauffe le journal, c’est qu’avec cette prébende Barroso « ait accepté de contribuer au discours des mouvements protestataires anti-européens d’ultra-droite qui menacent le caractère démocratique du continent ». Les faits en soi, on l’a vu, c’est pas si grave ; l’ennui, c’est quand ça risque de donner des arguments aux Méchants.

Par bonheur, apprend-on en bonus, il reste une solution pour éviter ce cataclysme annoncé : « La Commission doit changer ses règles », tout simplement, pour que ses anciens membres n’aillent plus « pantoufler » n’importe où.

Comme ça, tout ça se verra moins, et on pourra continuer comme devant. « Il en va de l’image de l’UE », conclut solennellement Le Monde. L’image, voilà bien l’essentiel ! Qui a parlé de changer le reste ?[access capability= »lire_inedits »]

  

L’INSPECTEUR HARRY CONTRE LES MAUVIETTES

                                                                                            

                                                         

Jeudi 4 août

Le petit bonhomme de Télérama fait la grimace : Clint Eastwood a encore déconné, et ce coup-ci il n’a même pas l’excuse de l’art. Dans une interview à Esquire, le vieux réac minimise cette fois les propos anti-migrants de Trump, fustigeant au passage « la génération mauviette » du « politiquement correct » – non sans confirmer son intention de voter Donald ! C’en est trop pour Télérama dont le verdict tombe aussitôt, en forme de citation vaguement éculée : « Pour l’acteur de 86 ans, la vieillesse est définitivement un naufrage. »

De son côté, selon Variety, Meryl Streep, fervent soutien d’Hillary, s’est déclarée « choquée » par les propos de son vieil ami : « J’aurais pensé qu’il était plus sensible que ça. » Si ça se trouve là aussi, c’est l’âge ! Meryl se voit encore sur la route de Madison, et Clint aime toujours autant jouer à « Go ahead, make my day ! »

 

 

 

LES  JEUX DU FOULARD

 

Lundi 8 août

Sur son compte Twitter, Hillary Clinton se fend d’un compliment à la sabreuse olympique Ibtihaj Muhammad. Non pas pour sa prestation à vrai dire (elle a été éliminée dès son second match), mais au titre de « première Américaine musulmane à concourir avec un hijab ».

Du coup, l’intéressée a pu profiter des caméras pour poser sous toutes les coutures avec son foulard noir, et des micros pour faire passer son « message de tolérance »« Sans avoir peur, admire Le Monde, de déplaire à ceux qui prétendent que l’on ne doit pas mélanger le sport et la politique. » Mais de quoi avoir peur, en vérité, quand le port du voile est autorisé par le CIO et encouragé par Mme Clinton en personne – suivant en cela l’exemple du président Obama himself ?

Non, décidément, une sabreuse voilée ça ne le fait pas. Ce que je demande à voir, moi, c’est de la vraie provoc’, du spectaculaire : à quand la première nageuse en burkini ?

 

COURTELINE CHEZ LES TERRORISTES

 

Samedi 13 août

Comment expulser un individu suspecté de menées terroristes, quand il fait déjà l’objet d’une interdiction de quitter le territoire ? C’est le cas d’école auquel ont été confrontées la justice et la police françaises ; pendant ce temps, l’intéressé, l’islamiste belgo-tunisien Farouk Ben Abbes, a dû bien rigoler.

En raison de sa dangerosité, cet habitant de Toulouse avait été assigné à résidence, sur ordre du ministère de l’Intérieur, dans un hôtel de Brienne-le-Château (Aube). Mais c’était compter sans le maire du lieu, qui a réclamé et obtenu de la justice l’expulsion de l’administré indésirable.

C’est là que ça se complique, selon La Dépêche : le 22 juillet à l’aube, Ben Abbes est interpellé par la gendarmerie, escorté jusqu’à Roissy et installé à bord d’un vol à destination de la Tunisie. Pour la suite, laissons la place à notre confrère, qui raconte bien : « L’avion s’apprête à quitter le tarmac, quand ordre est donné par le ministère de l’Intérieur de stopper la procédure de décollage et de débarquer Farouk Ben Abbes… »

Et le quotidien de conclure sans broncher : « Officiellement, la mesure d’expulsion est suspendue au motif de l’interdiction qui est faite au suspect de quitter le territoire. » On avait deviné ; mais expliqué « officiellement » comme ça, ça paraît tellement logique qu’on ne sait plus très bien pourquoi on vous a raconté tout ça…

                                                                                

SEVENTY AND HOLDING

 

Vendredi 26 août

À eux deux, les frères Mael (Ron et Russell) tutoient les cent quarante ans. Mais tandis que leurs collègues musiciens des 70’, même ceux qu’on a tant aimés, tournent depuis longtemps en rond (quand ils tournent encore), les Sparks continuent de créer des choses nouvelles sous le soleil du rock (au sens large, ta gueule).

Aujourd’hui, sur leur site, les frères de la côte ouest promettent donc à leurs « Loyal fans » un 24e  album. Et dans le teaser, sur fond de musique solennelle et d’images d’ouvriers sidérurgistes qui font des étincelles, on nous annonce un produit artisanal « roustonné » à l’ancienne :

 Manufactured in Los Angeles

Years in the making

Artisan crafted

Attention to detail 

The new album

SPARKS

Coming 2017

 

Quant au contenu, mystère et boule de shit ! Rien que depuis le nouveau millénaire, le duo fou a produit entre autres deux albums de musique classico-répétitive, un troisième touche-à-tout, un opéra rock et même un disque en commun avec Franz Ferdinand ! Autant dire que je m’attends à tout de leur part. Si seulement ils pouvaient m’éviter le hip-hop…[/access]

On n’en finit jamais avec Drieu

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drieu la rochelle guégan
Drieu La Rochelle. Image: Soleil.

Les mythologies littéraires continuent leur long travail de sape. La mondialisation n’y changera rien. Plus elle récure, nettoie, efface à la javel le moindre signe de vie, de dissidence, plus les réprouvés font de la résistance. Les écrivains bannis des lettres repoussent comme de la mauvaise herbe. Ils reviennent au galop piétiner nos « belles » valeurs, faire exploser notre « humanisme » en peau de lapin. Ce sont des salisseurs de mémoire. Avec eux, on respire enfin l’air de la discorde, des combats perdus, des âmes en peine. Ce parfum enivrant de la défaite. Les vainqueurs de l’Histoire nous débectent toujours un peu dans leur uniforme de bon samaritain. Le désespoir est plus salvateur que la victoire. Il y aura toujours dans une achélème mortifère ou dans une campagne désolée, un jeune homme qui lira dans le creux de la nuit, quelques auteurs couverts de déshonneur. Avec Drieu, Morand, Céline, Chardonne et consorts, les puritains s’étranglent. Leur prose fielleuse ravive les vieilles plaies. On ne se débarrasse pas si impunément des stylistes.

Les derniers jours de Drieu la Rochelle fascinent

Politiquement, ils eurent tort mais artistiquement raison. Lâches, fourbes, médiocres et sublimes à la fois. Les derniers jours de Drieu la Rochelle fascinent nos plumes actuelles fatiguées de se fader les mémoires des animateurs télé. Après Aude Terray chez Grasset, c’est Gérard Guégan qui s’y colle dans une fable éblouissante de références et de sincérité. Dans « Tout a une fin, Drieu » paru chez Gallimard, Guégan déploie son savoir-faire littéraire et il est grand. Ceux qui ont la chance de le lire chaque week-end dans les colonnes de Sud-Ouest, savent la pertinence et la profondeur de ses jugements. Ce procureur impitoyable qui a l’élégance d’écrire encore en français fait partie des derniers mohicans de la presse quotidienne régionale. Ecrivain, critique, inlassable passeur de livres qui perdure, surnage dans un océan de médiocrité. En Aquitaine, il garde le cap du style, seul aiguillon possible dans une société sous naphtaline. Sans se laisser émouvoir par les flonflons de la Libération, Guégan invente une autre fin pour Drieu et convoque ses maitres à penser dans un réquisitoire flamboyant. L’homme à femmes, passé du doriotisme au stalinisme, revenu à Paris, n’a plus que son pardessus de grosse laine anglaise pour donner le change. Il le portait lors du voyage d’octobre 1941 de la Propaganda Staffel. Durant cette nuit, Drieu est enlevé par un groupe de résistants en bordure de Parti. Il sera jugé devant ce drôle de tribunal populaire mené par un certain Marat, double de Roger Vailland. Il devra répondre de ses actes, en l’occurrence de ses écrits. Dans ce face à face, digne des meilleures pièces de théâtre (metteurs en scène, jetez-vous dès maintenant sur l’achat des droits !), Guégan met de la chair sur les mots, du vitriol sur les idées.

Drieu pitoyable se laisse porter, comme à son habitude, par les événements. Toujours spectateur de sa propre déchéance, il se complaît dans l’autodénigrement. « Mettez ça sur le compte de ma mollesse » lui fait dire Guégan qui exécute là, un portrait psychologique criant de vérité. On se régale des saillies, des mots d’esprit et de cette atmosphère de jugement dernier. « Les professeurs d’université, les officiers supérieurs, les académiciens, les critiques littéraires, toutes ces figures de papier mâché qui se sont pensées au-dessus de lui sans jamais faire preuve de savoir, d’audace, de créativité, Drieu les a vomies, et il les vomit encore davantage à l’approche de la mort » tonne-t-il d’une verve libératrice. Entre Marat et Drieu, une connivence s’installe, l’amertume des écorchés est un puissant rassembleur qui va bien au-delà des camps. A lire d’urgence !

Tout a une fin, Drieu, une fable de Gérard Guégan, Gallimard, 2016.

Du terrorisme au burkini: l’inflation du commentaire

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internet islam burkini twitter
Image : Pixabay.
internet islam burkini twitter
Image : Pixabay.

Chaque jour, 500 millions de Tweets sont émis dans le monde et 50 milliards de commentaires rédigés sur Facebook. Ces gigantesques termitières ont parachevé l’ère de la multiplication du signe et réalisé l’esprit d’internet en y bâtissant deux immenses édifices herméneutiques, fourmillant d’avis, de propos, de partages, de J’aime. « Nous ne faisons que nous entre-gloser » écrivait Montaigne. Désormais, chaque utilisateur de réseau social est enclin à manifester son opinion illimitée, sans modération quantitative, sans mesure qualitative -la seule restriction étant d’ordre juridique. Comme pour la monnaie, cette inflation de la parole publique l’a mécaniquement dépréciée et frappée du sceau de la vanité la plus absolue.

La négation de l’agora athénienne

Certains se félicitent de cette réappropriation politique. Internet serait un formidable incubateur d’opinion publique, une machine démocratique inouïe. Pourtant, les réseaux et autres forums sont l’exacte négation de l’agora athénienne ou du Forum romain -dont l’étymologie latine Foris – « dehors »- implique une sortie de l’intimité vers la place décisionnelle. Ainsi, la rhétorique publique avait à Rome un dessein pratique: judiciaire, la parole produisait un jugement effectif; délibérative, elle prescrivait une décision efficace. Désormais, l’expression numérique n’a plus aucune incidence sur la réalité, et lui est comme étrangère, parallèle, investissant un espace inexistant, dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Si chacun a voix au chapitre, les mots se substituent dorénavant à l’action et se perdent en vain dans l’étrange temporalité de la toile, paradoxalement hypermnésique (puisque rien ne s’y efface) et totalement amnésique, écrasant ce qui a été dit par le flux sans cesse renouvelé de l’actualisation. Internet agirait à la manière d’un trou noir, engluant et broyant les trillions de commentaires, énergie probablement la plus puissante que la vie ait générée depuis qu’elle est sur terre, mais aussi la plus stérile. Ainsi, le succès triomphant du verbiage numérique semble inversement proportionnel à celui de la participation électorale -suffrage pressenti comme dérisoire mais qui reste cependant le seul geste politique efficient.

Sur Facebook, la résistance patriotique n’échappe pas à cette inanité. La conscience publique qui s’y répand en continu s’épuise et se noie dans l’immense maelstrom de la glose. « Rien ne demeurera sans être proféré » écrivait Mallarmé. Désormais, rien de ce qui sera proféré n’aura d’existence réelle. Ainsi, l’islamophobie virtuelle, par exemple, n’est-elle qu’une leurre agité par les chantres de l’antiracisme qui martèlent sans cesse les dangers d’un discours jugé « décomplexé ». Pourtant, en France les mosquées ne brûlent pas et infiniment rares sont les actes anti-musulmans sérieux que le contexte extrêmement lourd aurait pu provoquer. Parfaitement oiseuse, la parole numérique pourrait avoir le mérite de défouler et soulager ses auteurs -les réseaux devenant les latrines publiques de la logorrhée populaire. Pourtant, elle n’est pas même cathartique, puisque particulièrement réglementée et en permanence passible de la loi (d’une fermeture de compte jusqu’au procès le plus médiatique) comme l’exige le système politique contemporain dont l’activité favorite est la répression des délits imaginaires.

Mais la parole numérique n’est pas seulement improductive: elle est aliénante et virale.

L’islamisation est d’abord une victoire linguistique

Quasiment invisible sur les plages, le burkini, vocable conquérant de l’été 2016, est omniprésent sur les réseaux sociaux. En voie d’éradication sur les rivages de France, il prolifère dans la conversation publique. Presque inexistant en tant que signifié, il triomphe en tant que signifiant. Le véritable attentat à la pudeur qu’on peut lui imputer  n’est pas textile mais textuel: le burkini phonème a battu à plates coutures le burkini phénomène. Ainsi, la parole numérique devient-elle l’acte terminal de la grande érosion culturelle. Performative, elle enfle et produit par son pullulement même une rapide transformation civilisationnelle, prenant la place de tout, la seule valeur sur internet étant le nombre -de partages, de likes et de commentaires. L’islamisation est d’abord une victoire linguistique. Ses prosélytes comme ses détracteurs la servent de concert, volontairement ou non, en saturant les réseaux sociaux du champ lexical coranique.

Plus grave encore, depuis les attentats de Charlie, la toile a muté et dégénéré en une immense exégèse exponentielle se nourrissant du terrorisme avec gloutonnerie. En effet, tandis que l’assassin solitaire se sacrifie dans l’arène, les millions d’utilisateurs pianotent. L’unicité du meurtre trouve son écho dans l’infinité commentative: le criminel détruit, le citoyen bavarde, tissant, en guise de linceul, une toile linguistique sur la destruction de la vie réelle. Cette dialectique perverse s’est profondément inscrite dans notre conscience collective. La parole éclot puis se reproduit avec délectation sur les cadavres des victimes et sur le germe du djihadisme. Barbarie et numérique se nourrissent l’un l’autre et se donnent mutuellement leur raison d’être. Ainsi le crime de masse est devenu l’acte le plus haut et le plus sacré de la société numérique précisément parce qu’il produit la plus grande quantité verbale et qu’il génère une parole multipliée et partagée à l’infini. Tout à la fois impuissant et contagieux, l’internaute s’est changé en commentateur scrupuleux de la religion numérique, celle qui célèbre la mort.

Erdogan-Poutine : les noces de raison

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erdogan poutine syrie russie turquie
@Aleksey Nikolskyi
erdogan poutine syrie russie turquie
@Aleksey Nikolskyi

Dans la nouvelle donne géopolitique qui s’est imposée avec la montée en puissance du djihadisme radical, son expansion territoriale et son agressivité croissante, on observe deux types de comportements chez les dirigeants des puissances majeures de la planète. Une partie d’entre eux, principalement ceux qui sont aux commandes des grandes démocraties occidentales, tentent de répondre à ce défi en ripostant au coup par coup, par des interventions militaires dans des espaces où leurs intérêts leur semblent menacés (Afghanistan, Irak, Mali, Syrie). Ces ripostes sont menées dans le plus grand désordre diplomatique et militaire, sans la moindre vision stratégique commune des objectifs à atteindre, et sous la pression d’opinions publiques versatiles. Lesquelles s’enflamment un jour pour la défense des « droits de l’homme » dans les pays concernés, puis se mettent à douter peu après de la pertinence des actions entreprises lorsqu’il apparaît que le djihadisme ne se laisse pas facilement éradiquer avec la seule supériorité technologique des armées modernes. Ce doute s’accroît d’autant plus que l’usage du « hard power » contre Daesh et ses épigones n’empêche nullement ces derniers de semer la mort et la terreur au cœur des métropoles des pays qui les combattent.

Restaurations nationales

D’autres puissances, menées par des dirigeants moins entravés par les exigences légales et calendaires régissant les démocraties libérales, peuvent, au contraire, tirer avantage du désordre ambiant, profitant de la paralysie de ces démocraties pour pousser leurs pions dans le nouvel ordre mondial en construction. Les perdants du siècle dernier, les héritiers d’empires vaincus et dépecés par l’histoire récente, en l’occurrence la Russie et la Turquie, se sont dotés dans les deux dernières décennies de dirigeants visionnaires, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan, qui n’ont jamais fait mystère de leur objectif : effacer, à leur profit et celui de leur nation, les humiliations subies lors des catastrophes que furent, à leurs yeux, la chute de l’Empire ottoman au début du xxe siècle, et celle de l’URSS à la fin de ce même siècle.[access capability= »lire_inedits »]

Poutine comme Erdogan se sont imposés dans leurs fiefs respectifs à la même époque, au début de ce siècle, le premier en raison de la dégénérescence au sommet de la Russie postcommuniste, dominée par les corrompus et les mafieux gravitant autour de Boris Eltsine, le second grâce à la décomposition d’un kémalisme réduit à l’occupation du pouvoir à Ankara par des affairistes alliés à une hiérarchie militaire toute-puissante. Leur accession au pouvoir a, certes, respecté, en gros, les critères de la démocratie formelle, avec la tenue d’élections libres, selon des critères constitutionnels établis avant leur arrivée (dates des scrutins, et nombre limité à deux, pour la présidence de la Russie, habilement contourné par Poutine avec l’épisode Medvedev). Mais on aurait beaucoup à dire, et cela fut d’ailleurs dit, sur le respect des normes démocratiques entourant ces élections : mainmise totale sur les médias publics, intimidation des opposants de toutes tendances, des journalistes, des intellectuels critiques, élimination physique de concurrents potentiels, répression brutale dans les régions irrédentistes comme la Tchétchénie en Russie, et l’est de la Turquie majoritairement peuplé de Kurdes. On a inventé, pour qualifier ces régimes, le mot-valise « démocrature », mais nul ne peut contester aujourd’hui que les pouvoirs de Poutine et d’Erdogan bénéficient, dans leur pays respectif d’un large appui populaire, les deux hommes ayant réussi à incarner, dans un style charismatique, les aspirations collectives et subjectives de la majorité de la population. Le nationalisme et la religion qui lui est historiquement liée, l’islam sunnite pour la Turquie et l’orthodoxie du grand patriarcat de Moscou, brimés ou mis en tutelle par le pouvoir kémaliste et par le régime soviétique, sont devenus des piliers de l’ordre nouveau établi par Erdogan et Poutine.

Cependant, on ne se défait pas en un jour du poids de l’Histoire, et le contentieux entre la Russie, puis l’URSS, et l’Empire ottoman, puis la République turque, a provoqué, depuis au moins trois siècles, une multitude de conflits armés, auxquels les puissances occidentales ont parfois été mêlées, d’un côté ou de l’autre, en fonction de leurs intérêts du moment. L’antagonisme turco-russe était jusque-là une donnée de base de la géopolitique mondiale, et la perpétuation de l’ordre européen défini à Yalta, et conforté par la guerre froide, plaçait la Turquie au sein de la sphère occidentale, comme membre de l’OTAN, ce qui lui garantissait la protection de la superpuissance américaine contre les visées agressives de l’URSS.

Un nouveau grand jeu

La précipitation récente des événements au Proche- et au Moyen-Orient, la déstabilisation de la région par la montée en puissance de l’islamisme radical et les ambitions hégémoniques régionales de l’Iran ont totalement rebattu les cartes. La géographie, peu à peu, prend le pas sur l’Histoire, et Poutine comme Erdogan viennent d’en tirer les conséquences, après une période confuse où on a été à deux doigts du déclenchement d’un conflit armé majeur entre ces deux puissances, à la suite de la descente en flammes, par l’aviation turque, en novembre 2015, d’un chasseur bombardier russe engagé en Syrie en soutien de l’armée de Bachar el-Assad. Cependant, Vladimir Poutine s’est contenté d’exercer des représailles diplomatiques et économiques envers Ankara, pendant que, dans la coulisse, des intermédiaires s’affairaient fébrilement à désamorcer la crise et à préparer un rapprochement entre les deux dirigeants. Le quotidien turc Hürriyet (indépendant, proche de l’opposition kémaliste) révélait récemment, dans sa version anglaise, les détails de ces tractations, où un riche industriel turc bien introduit en Russie, Cavit Çağlar, et le président du Kazakhstan, Nursultan Nazarbayev ont joué un rôle clé. Elles ont abouti à la rédaction d’une lettre d’excuse d’Erdogan à Poutine pour l’incident de l’avion. On peut estimer aujourd’hui que ce retournement d’Erdogan a joué un rôle dans le déclenchement, le 15 juillet, du putsch militaire visant à le renverser, les militaires turcs s’estimant désavoués par un pouvoir qui n’avait cessé, depuis son instauration, de limiter le pouvoir d’une hiérarchie militaire attachée à l’ordre ancien et à la doxa otanienne érigeant Moscou en adversaire principal. L’échec du putsch du 15 juillet a précipité le rapprochement des ennemis d’hier. Erdogan en profite pour régler ses comptes, tous ses comptes : dans l’armée, il épure jusqu’au grade d’officier subalterne les militaires jugés insoumis au pouvoir politique, et dans la sphère civile (justice, enseignement, administration, diplomatie, économie) les adeptes de la confrérie Gülen, son ancien allié islamiste, une sorte d’Opus Dei version musulmane, influente dans les milieux cultivés, qui permit un temps à l’AKP, le parti islamo-conservateur d’Erdogan, de disposer de cadres capables de se substituer aux fonctionnaires issus du moule kémaliste.

Erdogan, devenu entre-temps héros national, rassemble ses opposants kémalistes du CHP et les nationalistes radicaux du MHP, excluant le parti pro-kurde DHP de l’union nationale anti-putschistes. Sa vindicte s’exerce également contre Washington, soupçonnée d’avoir fomenté la rébellion militaire, et contre l’Union européenne qui a, se plaint-il, trouvé plus urgent de critiquer la répression exercée contre les conjurés et leurs soutiens que de manifester sa solidarité avec un gouvernement démocratiquement élu…

En revanche, Poutine s’est montré le plus prompt à apporter son soutien à Erdogan, et à lui ouvrir grandes les portes des palais impériaux de Saint-Pétersbourg, Le moment était venu de la grande cérémonie scellant cette « nouvelle alliance » qui vient de changer la donne, à la surprise générale des chancelleries, toujours en retard d’un train.

L’événement diplomatique de l’année

Contrairement à ce qu’écrivent quelques commentateurs occidentaux, qui ne voient dans ce rapprochement qu’une péripétie conjoncturelle et éphémère bientôt effacée par le retour des antagonismes historiques, on peut prédire que la rencontre de Saint-Pétersbourg du 9 août restera l’événement diplomatique majeur de l’année 2016, dont les conséquences seront décisives sur l’évolution des crises régionales en cours, et même sur l’avenir, à moyen et long terme, de l’ensemble eurasiatique. Luc de Barochez, l’excellent éditorialiste de L’Opinion, n’a pas tort d’écrire que cette rencontre est l’équivalent du traité de Rapallo : conclu en 1922 entre l’Allemagne de Weimar et la Russie soviétique, les deux puissances perdantes du traité de Versailles, il allait permettre à l’Allemagne de reconstituer sa puissance militaire avec l’aide de l’Armée rouge, et à Moscou de rompre l’isolement imposé par les puissances occidentales.

Les effets du rapprochement russo-turc ne se sont pas fait attendre : les zones contrôlées par les Kurdes de Syrie, dont le parti dominant, le PYP, est proche du PKK, l’ennemi juré d’Erdogan, sont pour la première fois bombardées fin août par l’aviation de Bachar el-Assad, avec le feu vert et l’aide technique du corps expéditionnaire russe en Syrie. De son côté, Poutine fait monter la pression en Ukraine, laissant les séparatistes des « Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk » grignoter des territoires au mépris des accords de Minsk péniblement négociés avec les États-Unis et l’Union européenne. Il convoque un « Conseil de sécurité » du gouvernement russe en Crimée, et organise des manœuvres navales indiquant sa volonté de poursuivre son entreprise de déstabilisation du régime de Kiev.

Face à ces provocations délibérées, l’Europe et les États-Unis sont dans l’incapacité de mettre en œuvre une riposte adéquate, en Syrie comme en Ukraine. L’Europe est paralysée par l’accord calamiteux conclu avec Ankara sous l’égide d’Angela Merkel, par lequel Erdogan s’engage à réadmettre sur son territoire les réfugiés syriens parvenus en Grèce, contre une contribution de six milliards d’euros versés par l’UE et divers autres avantages, comme la suppression des visas imposés aux ressortissants turcs pour accéder à l’espace Schengen. Erdogan n’a qu’à brandir la menace d’ouvrir les vannes pour les migrants pour que les capitales de l’UE limitent leur action à des envolées verbales condamnant la méga purge de l’État et de la société, menée d’une main de fer par le pouvoir.

Poutine et Erdogan, contrairement aux dirigeants occidentaux auxquels ils sont aujourd’hui confrontés, peuvent entretenir un espoir réaliste de se maintenir au pouvoir pour une période, à leurs yeux, raisonnable, qui ne saurait être inférieure à une décennie s’ils ne commettent pas d’erreur majeure. Leur alliance n’est pas d’amour mais de raison, et ces dernières durent généralement plus longtemps. Poutine est obnubilé par les signes de montée de l’islamisme radical dans les ex-républiques soviétiques du Caucase et d’Asie centrale (Azerbaïdjan, Daguestan, Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan, Kirghizstan, Tadjikistan[1. Fin août, on apprenait qu’au Tadjikistan le gouvernement avait fait procéder au rasage forcé des barbes de 13 000 hommes soupçonnés de propager l’islam radical au sein de la population.]). Dans ces pays, l’islam radical gagne du terrain dans des populations soumises à l’arbitraire de satrapes corrompus, issus de l’ancienne nomenklatura soviétique. La déstabilisation de cette région, à l’image de ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient arabe, est le scénario d’horreur redouté par Moscou, d’autant plus que la Russie abrite sur son territoire plusieurs millions de travailleurs ressortissants de ces pays. Dans ce contexte, le pouvoir de nuisance d’un régime turc hostile serait d’autant plus grand que les populations concernées sont très majoritairement turcophones, et que Recep Tayyip Erdogan y dispose d’un certain prestige.

La manière dont Poutine avait réglé l’affaire de la rébellion islamiste tchétchène (« buter les rebelles jusque dans les chiottes » et installer à Grozny un régime à sa botte) n’est pas imaginable à l’échelle de l’immense espace centre-asiatique. Il lui faut donc composer avec Ankara. Pour Erdogan, s’imposer comme puissance dominante et stabilisatrice de son environnement immédiat n’est pas envisageable sans la bienveillance russe, ni la normalisation de ses relations avec Israël. C’est à cela que nous venons d’assister, en spectateurs.[/access]

Attentat déjoué: que visaient les femmes terroristes?

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terrorisme paris daech
Arrestation d'un homme à Boussy-Saint-Antoine, le 8 septembre 2016 © AFP GEOFFROY VAN DER HASSELT
terrorisme paris daech
Arrestation d'un homme à Boussy-Saint-Antoine, le 8 septembre 2016 © AFP GEOFFROY VAN DER HASSELT

Une Peugeot 607 stationnée deux heures durant jeudi au milieu de la rue de la Bûcherie avec une bonbonne de gaz bien visible sur le siège arrière sans attirer l’attention: vers 1h30 du matin, rien de plus normal, n’est-ce pas! D’ailleurs qui fréquente la rue de la Bûcherie à cette heure hors quelques fidèles attardés de la librairie Shakespeare &Company (ouverte jusqu’à 23h) et un ou deux cafés proches? Plusieurs appels téléphoniques  auraient  signalé le véhicule stationné au début de cette rue, en direction de la librairie. Peut-être n’était-il pas possible d’aller plus loin vu l’étroitesse de la voie et la panique des terroristes ayant provoqué une tentative de mise à feu intempestive.

Cibler les chrétiens d’Orient?

L’objectif véritable de ces dernières n’est pas très évident. On a parlé, comme cible initiale, de la Tour Eiffel et de leur fuite précipitée à la suite de l’apparition d’un policier en civil. Lieux un peu loin de la rue de la Bûcherie et de Notre-Dame… mais alors pourquoi, si la cathédrale était visée par défaut, ne pas s’être arrêtées rue du Cloître Notre-Dame, fort peu passante à cette heure ? Pourquoi rue de la Bûcherie?  La librairie américaine Shakespeare &Co pourrait-elle avoir été un des objectifs? C’est douteux bien que les penseurs de Daech, ayant fait leurs études avant que Vallaud-Belkacem y mette de l’ordre, puissent en vouloir à l’auteur d’Othello.

Reste une troisième hypothèse. À deux pas, se trouve l’Église Saint-Julien le Pauvre, au n° 1 de la rue du même nom, perpendiculaire à la rue de la Bûcherie. C’est une charmante petite église qui ne fait aucune ombre à son vis-à-vis Notre-Dame située à bonne distance de l’autre côté de la Seine et des quais. Il s’agit d’une église de rite grecque-melkite catholique.  Le chef de cette Église porte le titre de patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, d’Alexandrie et de Jérusalem. Il réside à Damas. Chrétiens d’Orient donc, à l’ombre jusque-là conciliante de Bachar Al-Assad.

Si la voiture des folles d’Allah —dont le public (et les journalistes ?) ne connaissait jusqu’à ce dimanche  que les prénoms[1. Leurs noms patronymiques n’ont été révélés que par le Journal du Dimanche. Sauf peut-être celui d’Inès Madani, ils n’ont rien d’oriental. Elles étaient toutes fichées S.] ­— avait explosé rue de la Bûcherie, la célèbre librairie américaine et la petite église des Chrétiens d’Orient auraient été aux premières loges. Aussi est-il remarquable que la presse n’ait parlé du lieu de stationnement de ce véhicule aux intentions criminelles que par rapport à sa proximité avec Notre-Dame, alors que cette dernière en est assez éloignée (entre les deux lieux: la voie sur berge, la Seine, le parvis de la cathédrale) : France 24, « Cinq femmes mises en cause dans la tentative d’attentat de Notre-Dame de Paris… » Le Monde, « Une Peugeot 607 abandonnée en plein Paris…. »,   Libération titre : « Des bonbonnes de gaz découvertes dans une voiture près de Notre-Dame-de-Paris ». Le Figaro : « L’enquête éclair déclenchée après la découverte dimanche à 3h30 du matin d’une Peugeot 607 piégée aux abords de Notre-Dame à Paris. »

Et il faut attendre dans le même journal une interview du criminologue Alain Bauer pour que soit nommée la rue de la Bûcherie, sans d’ailleurs que rien ne soit dit quant aux deux lieux précédemment évoqués. Ah, mystère quand tu nous tiens!

Christian Laborde: les femmes, les vaches, les platanes

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christian laborde vache
Christian Laborde. Sipa. Numéro de reportage : 10001137_000005.
christian laborde vache
Christian Laborde. Sipa. Numéro de reportage : 10001137_000005.

Ce qui frappe chez Christian Laborde, troubadour de l’Adour, swingueur intempestif qui a su faire à l’occasion danser la langue avec ses compatriotes et amis du Sud-Ouest comme Nougaro ou le jazzman Bernard Lubat, c’est une forme de constance. Il est toujours en guerre, depuis presque trente ans, contre l’ennemi le plus dangereux qui soit: le désenchantement du monde. Il a ainsi passé les trois dernières décennies à vider ses chargeurs sur la grisaille clinquante d’une société qui a commencé à installer son cauchemar mal climatisé dans les fatidiques années 80. A l’époque, qui est aussi celle où il a collaboré à L’Idiot international, il pouvait paraître alarmiste. Aujourd’hui il est devenu le greffier lyrique de nos renoncements et nos amnésies. Attention, si Laborde regrette le monde d’avant, il n’est pas pour autant nostalgique : il y a trop d’énergie, d’électricité soyeuse dans ses romans, ses essais, ses nouvelles, ses poèmes. Il suffit de lire ses deux derniers livres pour s’en convaincre : La cause des vaches, un pamphlet qui a beaucoup fait parler de lui juste avant l’été et un roman qui sort pour la rentrée littéraire, Le sérieux bienveillant des platanes, dont le titre emprunté à Jean-Claude Pirotte, autre paysagiste vagabond disparu il y a deux ans, nous indique si besoin était que l’on est en bonne compagnie.

De quoi avons-nous fait le deuil ou plutôt de quoi doit-on refuser de faire le deuil, voilà la question qui forme la colonne vertébrale de cette œuvre qui a célébré et qui célèbre, dans le désordre, les femmes callipyges, les ours, les paysages, les vaches, les arbres ou encore le courage des coureurs cyclistes, les idoles de Laborde qui à l’instar d’Antoine Blondin, connaît les plaisirs des caravanes du tour de France où le dépassement héroïque de soi a pour décor les villages du vieux pays au lieu des remparts de Troie mais reste le même depuis plus de deux mille ans.

Laborde est entré en littérature par un scandale mais ce qui est important, sans le rechercher. C’était en 1987. Son premier roman, L’os de Dionysos, était publié par un petit éditeur du Sud-Ouest et a été interdit, presque aussitôt, par les tribunaux avec notamment, dans les attendus du jugement, une étonnante « incitation au paganisme. » Laborde, parce qu’il était aussi professeur dans un collège religieux, était devenu un railleur subversif, un pornographe vicieux et on imagine sans peine ce que durent être les conspirations mauriaciennes pour étouffer ce livre. Heureusement, en 1989, le titre était repris par Régine Deforges et connaissait un succès qui mit Laborde à l’abri. L’auteur se demande encore aujourd’hui s’il était l’ultime victime d’une censure old school de type pompidolien ou la première de ce néopuritanisme qui laisse la pornographie s’étaler sur Internet mais s’interroge gravement pour savoir s’il serait aujourd’hui opportun de publier Lolita.

Laborde était tout entier dans ce premier roman, c’est à dire un païen sensuel, ce qui prouve que les juges avaient vu juste. Comme le dieu qu’il prenait pour intercesseur, il montrait son goût pour la danse, la démesure, le plaisir. Son héros, professeur de français, luttait contre la bêtise et la médiocrité de ses collègues et de ses supérieurs. Il avait deux armes à sa disposition, les mêmes qu’il utilise encore aujourd’hui : l’écriture et la femme. Dans L’os de Dionysos, la femme s’appelait Laure d’Astarac. A la femme, il devait d’oublier son quotidien, à l’écriture d’échapper à un destin de mort vivant. Dans Le sérieux bienveillant des platanes qui raconte l’histoire d’un poète marginal, un peu rocker, un peu voleur revenant dans son village d’enfance en compagnie de Joy, une prostituée, pour aller enterrer son grand-père, un ancien de la Légion étrangère, on retrouve la même oscillation entre la chronique acide d’une société enlaidie et la joie panique, totale, d’être au monde et de le dire. Dans L’os de Dionysos, la célébration du cul de Laure succédait ainsi au portrait d’une principale frustrée tandis que dans Le sérieux bienveillant des platanes, ce sont les seins de Joy qui font oublier à l’enterrement la présence d’un père créatif, ex-soixante-huitard, chainon volontairement manquant de la transmission entre le grand-père et le petit fils.

Ce qu’on ne pardonne pas aux écrivains dont on condamne les livres, depuis Flaubert et Céline, c’est le style parce que le style, loin de toute codification porno, rend la sensualité vraie des corps dans l’amour comme l’explique Tom, le héros des Platanes : « Seul le frémissement des seins sous un chemisier peut rivaliser avec celui du feuillage quand le vent d’été s’égare dans les branches des arbres. C’est un truc que je sais et ne lis nulle part. Y a pas le corps dans les livres d’aujourd’hui bien que leurs auteurs prétendent le contraire. Ca exhibe, ça affiche, ça filme de près, mais le corps, ils le ratent, ils passent à côté, parce que le merveilleux, c’est pas leur truc. Ce sont des huissiers, des adeptes de l’inventaire. Et les poètes, les mecs qui marchent à l’imagination, ils les dénoncent aux flics. »

Il est vain d’essayer de classer politiquement Laborde. On se souvient de l’avoir croisé en 2002, dans les parages des soutiens à la candidature de Jean-Pierre Chevènement. Cela n’avait pas été une mince affaire de convaincre cet Occitan amoureux de son terroir de soutenir le candidat du jacobinisme retrouvé. Mais il y avait chez Chevènement une manière d’aimer la France d’avant et chez Laborde de ne pas concevoir son régionalisme autrement que comme un universalisme qui avait permis une synthèse.

On retrouve cette synthèse dans La cause des vaches où il nous parle de la manière concentrationnaire dont fonctionnent les néo-fermes de l’agrobusiness et où son indignation flamboyante s’appuie sur une vraie documentation. Déjà, il s’était fait connaître pour son opposition à la corrida et au tunnel du Somport qui allait mettre en danger nos amis les ours[1.  Danse avec les ours ! (Régine Deforges, 1992) et Corrida, basta ! (Robert Laffont,  2009)]. Et pourtant il n’y a  rien d’un végan antispéciste chez Laborde. Il n’aime pas les vaches comme des égales, il aime les vaches comme  il aime les platanes qui disparaissent le long des routes au nom du principe de précaution pour les automobilistes : parce que le monde est plus beau avec des vaches heureuses et des platanes ombreux que sans : « Quand je te parle des vaches, je te parle de toi, également de lenteur. C’est pas un truc de vieux, la lenteur. La lenteur, c’est un truc de gourmand. II s’agit d’écouter, de regarder, de savourer, de méditer, comme le faisaient les vaches. Je les ai vues faire, les vaches. Elles n’accéléraient jamais. Le sabot sur le champignon, jamais. »

Christian Laborde, La cause des vaches et Le sérieux bienveillant des platanes (Editions du Rocher, 2016)


Arnaud Imatz dynamite le clivage droite/gauche

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arnaud imatz droite gauche

arnaud imatz droite gauche

Basque de France, Arnaud Imatz est un spécialiste pointu des courants politiques non-conformistes qui fait sienne la fameuse sentence de son maître Ortega y Gasset : « Etre de gauche ou être de droite, c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile. Toutes deux sont en effet des formes d’hémiplégie morale ».

Déjà auteur d’une somme définitive sur un personnage tabou de l’histoire espagnole, le chef phalangiste José Antonio Primo de Rivera (fusillé en 36), Arnaud Imatz a beaucoup étudié l’histoire de la Guerre d’Espagne, qu’il a libérée des dogmes de l’historiographie marxiste. Il publie aujourd’hui une volumineuse synthèse sur le clivage droite/gauche, qui se révèle à la lecture une histoire bienvenue des idées dissidentes en Europe depuis 1945. Par clivage droite/gauche, Imatz entend un artifice créé pour renforcer l’idéologie dominante, mixte de matérialisme et de multiculturalisme dogmatiques, car répondant aux besoins d’une oligarchie techno-marchande qui hait d’instinct tout ce qui s’oppose à l’homogénéisation forcenée du monde et au règne sans partage de ce que le duc de Guise appelait en son temps « la fortune anonyme et vagabonde ».

Ce docteur en sciences politiques, naguère haut fonctionnaire international puis chef d’entreprise à Madrid, a pour ce faire enrichi et considérablement remanié un essai publié en 1996. Son nouveau livre constitue une riche source de réflexions sur les courants non-conformistes d’après-guerre, que l’on lira à la suite du célèbre essai de Jean-Louis Loubet del Bayle, Les Non-conformistes des années 30. Lui-même disciple de Simone Weil, il prône de manière cohérente l’enracinement contre le magma mondialiste, la souveraineté populaire contre l’utopie multiculturaliste, la justice sociale contre le Grand Marché. Catholique conservateur et gaulliste par tradition familiale, Imatz analyse les différents courants opposés au matérialisme égalitaire, des contre-révolutionnaires aux populistes, des nouvelles droites aux souverainistes. L’ensemble est érudit, profus même (80 pages de notes et 80 autres de bibliographie !) ; il permet une plongée transversale dans un corpus peu étudié (ou trop souvent avec des blocages épistémologiques induits par l’idéologie dominante d’une Université fort docile) et offre une histoire sur la longue durée d’une pensée organiciste, enracinée, ouverte à la dimension spirituelle et hiérarchisée – l’économie étant soumise au principe politique. Une somme bienvenue sur la pensée traditionnelle pour mieux comprendre une modernité à la fois pathogène, anxiogène et belligène.

Arnaud Imatz, Droite/Gauche : pour sortir de l’équivoque, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 2016.

Retrouvez la version initiale de cet article sur le blog de Christopher Gérard.

La paille, la poutre, le pape

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jmj eglise cracovie islam
JMJ 2016. Benjamin Filarski.
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JMJ 2016. Benjamin Filarski.

C’est seulement le soir, quand nos curés en soutane ont pris la parole d’un ton grave et barrésien, que nous avons pris conscience de ce qui s’était passé : «Cela faisait des décennies qu’un prêtre n’était mort à cause de sa foi sur le sol français. Prions pour le père Jacques Hamel, mort en martyr, prions pour tous les chrétiens persécutés et prions pour la France. C’est toujours au creux du malheur qu’un pays réveille ses héros, sa capacité de communier et sa puissance de vie. C’est aux abîmes de la mort que la France réveille son âme dans une même douleur, dans cette fraternité profonde qui est celle du sang et des larmes que nous avons tant de fois connue dans notre histoire, qui est aussi celle du courage et de l’espérance comme un désespoir surmonté. »

De toutes les douches froides imposées par notre périple, celle-ci fut la plus désagréable. Et la gueule de bois d’autant plus forte et violente que la fête avait été longue et intense.

Arrivés dans la capitale polonaise le 26 juillet pour vivre quatre jours de rassemblement autour du pape François, la majorité des groupes de pèlerins en avait profité pour voyager dans les alentours. Les 550 jeunes de la paroisse de l’Ouest parisien que j’accompagne reviennent alors de trois jours de traversée de l’Allemagne, suivis de cinq jours dans la ville polonaise de Wroclaw. Habitués aux nuits d’insomnies passées dans le car ou entassés par terre dans des gymnases, à la toilette sommaire au tuyau d’arrosage, aux habits sales ou encore humides et moisis par une lessive rapide, aux heures de queue pour aller aux toilettes et aux éternels sandwichs-chips, on ne sent plus la fatigue ni l’inconfort.

Au contraire, jusqu’au choc de l’annonce de l’attentat de Saint-Étienne-du-Rouvray, ce rythme spartiate semble doper l’enthousiasme. En chaussures bateau, mocassins, Bensimon, New Balance ou rangeos, suivant leur degré d’allégeance aux codes du « bon catholique français des beaux quartiers », mes compagnons de voyage enchaînent les allers-retours de Cracovie à la banlieue où ils logent. Entre les laudes, la messe, l’adoration, le chapelet, le temps de réflexion en équipes, l’enseignement du curé, la confession, la louange, les vêpres, le chemin de croix… il reste quelques moments pour faire la sieste sous les ombrages d’un parc ou siroter un verre en terrasse. Dans cette ambiance catho-cool estivale et festive, même les plus réservés ont fini par laisser leur balai de côté : on les retrouve au premier rang des cortèges, levant les mains au ciel pour louer Dieu.[access capability= »lire_inedits »]

De la joie à l’exultation en passant par l’euphorie, c’est le crescendo traditionnel du bonheuromètre des JMJ. Dans les rues de Cracovie devenue une véritable fourmilière de jeunes en délires, des sourires du monde entier défilent en hurlant. Brandissant fièrement leurs drapeaux et distribuant à tout va des images pieuses, ils vont de point de rendez-vous en point de rendez-vous, essayant tant bien que mal de se frayer un chemin à travers le tintamarre de la nouvelle Babylone.

Le cocktail foule-fatigue aux effets « hystérisants » ne saurait suffire à expliquer la transe de ces deux millions et demi de catholiques. Qui peut ainsi gorger les âmes, les faire déborder et ruisseler en des flots de joie ? On s’est bien moqué de leur Dieu qui changeait l’eau en vin mais aujourd’hui on ne peut s’empêcher de constater que, sans une goutte d’alcool, l’allégresse est capable de se transformer en véritable ivresse.

Cependant, après la triste nouvelle de Saint-Étienne, ces JMJ ont pris une nouvelle tournure, se transformant en un réel tourbillon schizophrénique. Pendant la journée à Cracovie, nous continuons à rire avec les jeunes du monde entier. Et puis le soir, rassemblés entre nous dans l’église de notre lointaine banlieue, devenue une cellule de dégrisement, nous laissons place au deuil et au recueillement.

Imaginez. Quelques centaines de jeunes Français en marinières priant à genoux en silence, un chapelet à la main, serrés les uns contre les autres devant le saint sacrement. Sentez. Le doux parfum suranné de notre vieille France, fille aînée de l’Église. Écoutez. Leurs chants s’élever vers le ciel comme une plainte douloureuse. Vous aurez alors devant vous l’envers du décor des JMJ, la face cachée de la fête. C’est triste, et beau à la fois, de voir ainsi les Français se retirer du bruit de la foule. C’est révoltant, et sublime en même temps, de penser que cette ferveur redoublée sera leur seule réponse au drame de Saint-Étienne-du-Rouvray. Une réponse silencieuse et pacifique mais qui résonnera plus tard, d’une manière ou d’une autre, dans les décisions qu’ils seront amenés à prendre. En s’endormant pour toujours, le père Jacques Hamel a réveillé cette jeunesse.

Mais le jeune catholique français ne tape pas des mains et ne prie pas toute la journée. De retour au bercail, il retrouve son quotidien. Après s’être relaxé dans un bon bain chaud, prélassé dans un grand lit moelleux, délecté d’un savoureux bifteck, décontracté au petit coin et reposé du bruit de la masse, il lui reste du temps pour surfer sur le net et découvrir toutes ces déclarations, prises de position, articles et tribunes, qu’il a manqués pendant son voyage. Découvrant alors le discours du clergé à propos du drame de Saint-Étienne-du-Rouvray, aromatisé d’autoaccusation et de relativisme, il a toutes les peines du monde à faire marcher la double autocensure qu’on lui a inculquée. Celle de l’Église : sainte, il est malvenu de remettre en cause ses dires. Celle de notre dictature de la bien-pensance : padamalgame, tolérance et mêltwadeskiteregaard.

Quelques réflexions parviennent tout de même à se frayer un chemin. En écoutant par exemple l’homélie du 31 juillet de Mgr Lebrun à la mémoire du père Jacques Hamel : « Vu d’Afrique, de Chine ou du Moyen-Orient, notre société occidentale n’a-t-elle pas le visage de cet homme [l’homme riche de l’Évangile] ? Elle démolit ses greniers pour en construire de plus grands ; elle démolit ses voitures, ses maisons, ses magasins, pour en construire de plus grands ; elle passe de la 3 G à la 4 G, jette ses téléphones pour en acheter des plus sophistiqués ; elle ferme ses usines pour en construire de plus rentables ailleurs. N’en est-il pas de même vu de certains appartements de Saint-Étienne-du-Rouvray ? […] Le progrès et la richesse sont folies s’ils ne sont pas partagés. La soif de posséder est une idolâtrie, dit saint Paul. Qui peut nier qu’elle contribue à la guerre, entre les hommes, parfois d’une même famille, en tous les cas entre les peuples ? »

Et voilà, on nous frappe et c’est encore de notre faute. Que la gauche au pouvoir diffuse son idéologie masochiste et autodestructrice en faisant passer l’ennemi pour une victime, on s’y était habitué. Que l’Église s’y mette aussi, c’était moins attendu. OK, « si quelqu’un te frappe sur le joue droite, présente-lui aussi l’autre », mais cela ne veut pas dire « commence par te frapper la joue gauche ». Ne pas répondre à la violence par la violence, ce n’est pas nécessairement s’autoflageller. Dans les cours de cathé’, on nous a toujours et d’abord enseigné : « Aime ton prochain comme toi-même… » Pour aimer son prochain, il faut d’abord apprendre à s’aimer. La religion de l’amour ne peut rayonner si elle rumine la haine de soi.

« Reconnaissons que nous sommes de la même famille, la même famille humaine qui n’a qu’un seul cœur, une seule âme, une seule espérance, le bonheur de tous », continue Mgr Lebrun. À force d’être désincarnées, les belles paroles raisonnent de vacuité. Qu’est-ce que cela veut dire « le bonheur de tous » ? Si une communion est possible entre les hommes, comme l’ont montré les JMJ, nous ne pouvons cependant plus nous bercer de l’illusion d’une « même famille humaine ».

Je suis née en France et j’aime mon pays plus que celui du voisin. J’ai appris son histoire, j’ai été nourrie de ses racines chrétiennes et républicaines, et ce sont ces racines que je veux voir perdurer sur ma terre patrie. Ce n’est pas l’islam, ce ne sont pas les mosquées. Nous n’avons pas tous qu’une seule et même espérance, c’est faux. Il faut cesser de prêcher un christianisme hors sol. Les JMJ, avec leur défilé de drapeaux arborés fièrement et leur concert d’hymnes patriotiques, sont le meilleur lieu pour prendre conscience que mon identité nationale m’oblige, autant que ma foi catholique. « Notre cité se trouve dans les cieux » mais la vocation universelle du christianisme ne doit pas nous faire oublier le lien charnel et privilégié que nous entretenons avec notre pays ici-bas. Christianisme et patriotisme peuvent faire bon ménage. Le drame de Saint-Étienne-du-Rouvray nous oblige à regarder qui nous sommes et ce que nous voulons défendre et construire. La France a une histoire, un ADN, une identité, et ce n’est pas en y renonçant que nous renforcerons le vivre-ensemble. Moins nous sommes fermes sur nos valeurs, plus les radicaux considéreront avoir le champ libre pour répandre leur vision totalitaire du monde.

Le relativisme du « tout se vaut » noie notre essence dans un universalisme plat où aucune tête ne dépasse. En effet, Daech aura beau les couper, la violence terroriste sera encore et toujours relativisée dans la violence universelle. De retour des JMJ, le pape a été le premier à refuser le lien terrorisme-islam, révélant derrière le pontife, un de nos meilleurs pontes du politiquement correct. « Pourquoi ne nommez-vous jamais l’islam lorsque vous parlez de la violence terroriste ? », lui demande-t-on. Voici sa réponse : « Je n’aime pas parler de violence islamique, parce qu’en feuilletant les journaux je ne vois tous les jours que des violences, même en Italie : celui-là qui tue sa fiancée, tel autre qui tue sa belle-mère, et un autre… et ce sont des catholiques baptisés, hein ! Ce sont des catholiques violents. Si je parle de violence islamique, je dois parler de violence catholique. Non, les musulmans ne sont pas tous violents, les catholiques ne sont pas tous violents. C’est comme dans la macédoine, il y a de tout… Il y a des violents de cette religion… Une chose est vraie : je crois qu’il y a presque toujours dans toutes les religions un petit groupe de fondamentalistes. Nous en avons. […] Mais on ne peut pas dire, ce n’est pas vrai et ce n’est pas juste, que l’islam soit terroriste. »

Sans rire, comment peut-on avaler cette pilule ? Qu’un vulgaire apôtre du « pas d’amalgame » mette sur le même plan les violences commises au nom de l’islam et les faits divers imputables à des catholiques… Mais le pape ?! Désolée, nous n’avons pas encore vu de fondamentaliste catholique égorger un imam. Arrêtons avec cette surenchère du mal, car si on se lance dans ce petit jeu, entre l’Inquisition et les croisades, l’Église risquerait de gagner. « Hypocrite, ôte premièrement la poutre de ton œil, et alors tu verras comment ôter la paille de l’œil de ton frère », me dira-t-on. L’ennui, c’est qu’à dresser sans relâche notre examen de conscience, nous laissons la paille de nos frères prendre feu.

Au lieu d’un relativisme qui ne construit rien et ne fait qu’enfoncer les esprits dans une bien-pensance mensongère, nous avons besoin d’une réflexion de fond, honnête, qui ose dire ce que l’on voit et surtout, comme le disait Péguy, « voir ce que l’on voit ». Benoit XVI l’a engagée à Ratisbonne en 2006. Il citait le dialogue que le docte empereur byzantin Manuel II Paléologue entretint en 1391 avec un Persan cultivé sur le christianisme et l’islam. L’empereur explique les raisons pour lesquelles la diffusion de la foi à travers la violence est une chose déraisonnable : « Dieu n’apprécie pas le sang, dit-il, ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu. […] Celui, par conséquent, qui veut conduire quelqu’un à la foi a besoin de la capacité de bien parler et de raisonner correctement, et non de la violence et de la menace… »

En ces temps funestes minés par le terrorisme islamiste, les catholiques ont le devoir de mener un dialogue interreligieux poussé et médiatisé. Devoir envers eux-mêmes, afin de comprendre en quoi leur religion n’est comparable à aucune autre. Et devoir envers leurs frères musulmans, afin de les aider à se délivrer de leur paille, puisqu’ils nous ont maintenant bien assez montré nos poutres.[/access]

« Si je survis » de Moriz Scheyer, notre fragile mémoire

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moriz scheyer anschluss
Anschluss. WIkipedia. German Federal Archives.
moriz scheyer anschluss
Anschluss. WIkipedia. German Federal Archives.

La situation est archétypique. Un manuscrit trouvé dans un grenier de Dordogne, dans lequel Moriz Scheyer, intellectuel juif autrichien, évoque ses années d’exil en France après l’Anschluss. Au demeurant, le livre publié combine le récit principal, l’avertissement et l’épilogue de Scheyer avec une préface de l’inventeur du trésor, petit-fils de l’auteur, et, en postface, deux textes biobibliographiques. Le récit est riche d’enseignements sur ce qu’un émigré juif pouvait alors penser des Allemands (des cochons) et de bon nombre de Français (esprits cupides ou mesquins). Mais des éléments étranges viennent contrarier de temps à autre la lecture. Parmi les plus légers, évoquons les « charmes discrets de la Défense passive ». L’expression rappelle irrésistiblement le film de Buñuel (1972). C’est problématique pour un manuscrit achevé en juillet 1945. Peut-être est-ce un problème de traduction ?

« Comment tout cela fut-il possible ? »

Les incertitudes de Scheyer sont parfois mêlées de prophéties fulgurantes et contradictoires. Notamment quand, d’une part, il soutient que personne ne s’intéressera jamais à « ce qui est arrivé aux Juifs », d’autre part, affirme que « les plus célèbres centres de torture infernaux seront tôt ou tard un objet convoité par l’industrie touristique. » Par ailleurs, Scheyer manque singulièrement de clairvoyance lorsqu’il croit pouvoir prouver l’inexistence de la « question juive » par le seul fait qu’en Russie soviétique, elle a été « effacée d’un simple trait de plume ». « Si la question juive existe, dit-il, c’est qu’elle a été posée ». La formulation est astucieuse, mais affirmer, quelques années avant l’affaire des blouses blanches, que la Russie est devenue la « patrie des Juifs » démontre plus la force de l’espoir qu’un excès de lucidité. L’espoir, il est vrai, dans ces années, faisait vivre. Est-ce pourtant l’espoir ou le désespoir qui incita Scheyer à quitter l’Autriche en mars 1938 ? Est-ce l’espoir ou le désespoir qui le fit rester en France après la défaite, alors qu’il se trouvait à deux pas de la frontière espagnole ? Il est vrai qu’il tenta plus tard, sans succès, de passer en Suisse. Son parcours est une suite  douloureuse d’internements et de libérations plus ou moins liés à la mauvaise et à la bonne fortune.

Scheyer n’ignore pas qu’un jour la routine et la realpolitik reprendront leurs droits. Mais il serait selon lui avisé qu’entre temps, au moins, la justice soit faite sans clémence. Désolation et châtiment, l’ensemble est sinistre et contraste, par exemple, avec le récit picaresque de Philippe Erlanger (La France sans étoile), écrit, il est vrai, après un décalage de deux décennies (1974). Toutefois Scheyer termine sont manuscrit en offrant, en contrepartie aux passeurs véreux, aux chefs de camps cruels, aux indifférents de toute sorte, quelques pages sur quelque chose d’important qu’il a découvert, « noyé sous les progrès fantastiques de la science » : « la connaissance de l’amour ». Chez certaines personnes, il a trouvé « une quantité d’amour inestimable. » « Plus que je n’aurais pu en soupçonner dans les bons jours, dit-il. Plus que je n’en ai mérité. » À rebours, une belle leçon d’humilité.

L’amour, la vérité. Comme s’il devait conjurer ses doutes, le petit-fils de Scheyer écrit dans la préface que « travailler sur ce livre aura montré la fragilité de notre mémoire. » Aux souvenirs indécis glanés lors de ses discussions avec son père, il oppose l’immuabilité du « récit écrit » de son grand-père, « dont le point final remonte à 1945. »

D’ailleurs, plus efficace que l’ordinaire « plus jamais ça ! », Moriz Scheyer pose une question lancinante sur les persécutions : « Comment tout cela fut-il possible ? » Observons, a contrario, qu’il fut sauvé par les efforts conjugués d’un monastère catholique et d’une famille communiste.

Si je survis de Moriz Scheyer (Flammarion, 2016)

Vacance intellectuelle

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clint eastwood jeux olympiques
Ibtihaj Mohammed. @Sean M. Haffey
clint eastwood jeux olympiques
Ibtihaj Mohammed. @Sean M. Haffey

BARROSO RACHETÉ À LA BAISSE

 

Mardi 12 juillet

Pasticheur du Roy depuis 1793, j’apprécie en connoisseur l’exercice d’auto-parodie glacée et sophistiquée auquel se livre Le Monde dans son édito d’aujourd’hui.

Sous un titre accrocheur, « José Manuel Barroso, l’anti-européen », le quotidien de révérence explique à ses lecteurs ce qu’il faut penser du rachat du commissaire européen par Goldman Sachs. L’air de rien, Le Monde creuse ainsi l’écart avec ses concurrents dans une discipline très disputée : l’intelligence au service de la connerie.

Donc, l’ancien président de la Commission de Bruxelles, grand manitou de l’Europe de 2004 à 2014, a été racheté par une banque d’affaires dont la réputation n’est plus à faire. Et qu’est-ce qui choque Le Monde là-dedans ? Non pas ce « transfert » ni la porosité qu’il suggère entre Union européenne et finance mondiale. Non, le pire c’est « le coup bas, indigne » que le traître porte ainsi « sciemment » à l’idéal européen.

Comment ça, j’invente ? Ce qui est vraiment « révoltant », s’échauffe le journal, c’est qu’avec cette prébende Barroso « ait accepté de contribuer au discours des mouvements protestataires anti-européens d’ultra-droite qui menacent le caractère démocratique du continent ». Les faits en soi, on l’a vu, c’est pas si grave ; l’ennui, c’est quand ça risque de donner des arguments aux Méchants.

Par bonheur, apprend-on en bonus, il reste une solution pour éviter ce cataclysme annoncé : « La Commission doit changer ses règles », tout simplement, pour que ses anciens membres n’aillent plus « pantoufler » n’importe où.

Comme ça, tout ça se verra moins, et on pourra continuer comme devant. « Il en va de l’image de l’UE », conclut solennellement Le Monde. L’image, voilà bien l’essentiel ! Qui a parlé de changer le reste ?[access capability= »lire_inedits »]

  

L’INSPECTEUR HARRY CONTRE LES MAUVIETTES

                                                                                            

                                                         

Jeudi 4 août

Le petit bonhomme de Télérama fait la grimace : Clint Eastwood a encore déconné, et ce coup-ci il n’a même pas l’excuse de l’art. Dans une interview à Esquire, le vieux réac minimise cette fois les propos anti-migrants de Trump, fustigeant au passage « la génération mauviette » du « politiquement correct » – non sans confirmer son intention de voter Donald ! C’en est trop pour Télérama dont le verdict tombe aussitôt, en forme de citation vaguement éculée : « Pour l’acteur de 86 ans, la vieillesse est définitivement un naufrage. »

De son côté, selon Variety, Meryl Streep, fervent soutien d’Hillary, s’est déclarée « choquée » par les propos de son vieil ami : « J’aurais pensé qu’il était plus sensible que ça. » Si ça se trouve là aussi, c’est l’âge ! Meryl se voit encore sur la route de Madison, et Clint aime toujours autant jouer à « Go ahead, make my day ! »

 

 

 

LES  JEUX DU FOULARD

 

Lundi 8 août

Sur son compte Twitter, Hillary Clinton se fend d’un compliment à la sabreuse olympique Ibtihaj Muhammad. Non pas pour sa prestation à vrai dire (elle a été éliminée dès son second match), mais au titre de « première Américaine musulmane à concourir avec un hijab ».

Du coup, l’intéressée a pu profiter des caméras pour poser sous toutes les coutures avec son foulard noir, et des micros pour faire passer son « message de tolérance »« Sans avoir peur, admire Le Monde, de déplaire à ceux qui prétendent que l’on ne doit pas mélanger le sport et la politique. » Mais de quoi avoir peur, en vérité, quand le port du voile est autorisé par le CIO et encouragé par Mme Clinton en personne – suivant en cela l’exemple du président Obama himself ?

Non, décidément, une sabreuse voilée ça ne le fait pas. Ce que je demande à voir, moi, c’est de la vraie provoc’, du spectaculaire : à quand la première nageuse en burkini ?

 

COURTELINE CHEZ LES TERRORISTES

 

Samedi 13 août

Comment expulser un individu suspecté de menées terroristes, quand il fait déjà l’objet d’une interdiction de quitter le territoire ? C’est le cas d’école auquel ont été confrontées la justice et la police françaises ; pendant ce temps, l’intéressé, l’islamiste belgo-tunisien Farouk Ben Abbes, a dû bien rigoler.

En raison de sa dangerosité, cet habitant de Toulouse avait été assigné à résidence, sur ordre du ministère de l’Intérieur, dans un hôtel de Brienne-le-Château (Aube). Mais c’était compter sans le maire du lieu, qui a réclamé et obtenu de la justice l’expulsion de l’administré indésirable.

C’est là que ça se complique, selon La Dépêche : le 22 juillet à l’aube, Ben Abbes est interpellé par la gendarmerie, escorté jusqu’à Roissy et installé à bord d’un vol à destination de la Tunisie. Pour la suite, laissons la place à notre confrère, qui raconte bien : « L’avion s’apprête à quitter le tarmac, quand ordre est donné par le ministère de l’Intérieur de stopper la procédure de décollage et de débarquer Farouk Ben Abbes… »

Et le quotidien de conclure sans broncher : « Officiellement, la mesure d’expulsion est suspendue au motif de l’interdiction qui est faite au suspect de quitter le territoire. » On avait deviné ; mais expliqué « officiellement » comme ça, ça paraît tellement logique qu’on ne sait plus très bien pourquoi on vous a raconté tout ça…

                                                                                

SEVENTY AND HOLDING

 

Vendredi 26 août

À eux deux, les frères Mael (Ron et Russell) tutoient les cent quarante ans. Mais tandis que leurs collègues musiciens des 70’, même ceux qu’on a tant aimés, tournent depuis longtemps en rond (quand ils tournent encore), les Sparks continuent de créer des choses nouvelles sous le soleil du rock (au sens large, ta gueule).

Aujourd’hui, sur leur site, les frères de la côte ouest promettent donc à leurs « Loyal fans » un 24e  album. Et dans le teaser, sur fond de musique solennelle et d’images d’ouvriers sidérurgistes qui font des étincelles, on nous annonce un produit artisanal « roustonné » à l’ancienne :

 Manufactured in Los Angeles

Years in the making

Artisan crafted

Attention to detail 

The new album

SPARKS

Coming 2017

 

Quant au contenu, mystère et boule de shit ! Rien que depuis le nouveau millénaire, le duo fou a produit entre autres deux albums de musique classico-répétitive, un troisième touche-à-tout, un opéra rock et même un disque en commun avec Franz Ferdinand ! Autant dire que je m’attends à tout de leur part. Si seulement ils pouvaient m’éviter le hip-hop…[/access]

On n’en finit jamais avec Drieu

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drieu la rochelle guégan
Drieu La Rochelle. Image: Soleil.
drieu la rochelle guégan
Drieu La Rochelle. Image: Soleil.

Les mythologies littéraires continuent leur long travail de sape. La mondialisation n’y changera rien. Plus elle récure, nettoie, efface à la javel le moindre signe de vie, de dissidence, plus les réprouvés font de la résistance. Les écrivains bannis des lettres repoussent comme de la mauvaise herbe. Ils reviennent au galop piétiner nos « belles » valeurs, faire exploser notre « humanisme » en peau de lapin. Ce sont des salisseurs de mémoire. Avec eux, on respire enfin l’air de la discorde, des combats perdus, des âmes en peine. Ce parfum enivrant de la défaite. Les vainqueurs de l’Histoire nous débectent toujours un peu dans leur uniforme de bon samaritain. Le désespoir est plus salvateur que la victoire. Il y aura toujours dans une achélème mortifère ou dans une campagne désolée, un jeune homme qui lira dans le creux de la nuit, quelques auteurs couverts de déshonneur. Avec Drieu, Morand, Céline, Chardonne et consorts, les puritains s’étranglent. Leur prose fielleuse ravive les vieilles plaies. On ne se débarrasse pas si impunément des stylistes.

Les derniers jours de Drieu la Rochelle fascinent

Politiquement, ils eurent tort mais artistiquement raison. Lâches, fourbes, médiocres et sublimes à la fois. Les derniers jours de Drieu la Rochelle fascinent nos plumes actuelles fatiguées de se fader les mémoires des animateurs télé. Après Aude Terray chez Grasset, c’est Gérard Guégan qui s’y colle dans une fable éblouissante de références et de sincérité. Dans « Tout a une fin, Drieu » paru chez Gallimard, Guégan déploie son savoir-faire littéraire et il est grand. Ceux qui ont la chance de le lire chaque week-end dans les colonnes de Sud-Ouest, savent la pertinence et la profondeur de ses jugements. Ce procureur impitoyable qui a l’élégance d’écrire encore en français fait partie des derniers mohicans de la presse quotidienne régionale. Ecrivain, critique, inlassable passeur de livres qui perdure, surnage dans un océan de médiocrité. En Aquitaine, il garde le cap du style, seul aiguillon possible dans une société sous naphtaline. Sans se laisser émouvoir par les flonflons de la Libération, Guégan invente une autre fin pour Drieu et convoque ses maitres à penser dans un réquisitoire flamboyant. L’homme à femmes, passé du doriotisme au stalinisme, revenu à Paris, n’a plus que son pardessus de grosse laine anglaise pour donner le change. Il le portait lors du voyage d’octobre 1941 de la Propaganda Staffel. Durant cette nuit, Drieu est enlevé par un groupe de résistants en bordure de Parti. Il sera jugé devant ce drôle de tribunal populaire mené par un certain Marat, double de Roger Vailland. Il devra répondre de ses actes, en l’occurrence de ses écrits. Dans ce face à face, digne des meilleures pièces de théâtre (metteurs en scène, jetez-vous dès maintenant sur l’achat des droits !), Guégan met de la chair sur les mots, du vitriol sur les idées.

Drieu pitoyable se laisse porter, comme à son habitude, par les événements. Toujours spectateur de sa propre déchéance, il se complaît dans l’autodénigrement. « Mettez ça sur le compte de ma mollesse » lui fait dire Guégan qui exécute là, un portrait psychologique criant de vérité. On se régale des saillies, des mots d’esprit et de cette atmosphère de jugement dernier. « Les professeurs d’université, les officiers supérieurs, les académiciens, les critiques littéraires, toutes ces figures de papier mâché qui se sont pensées au-dessus de lui sans jamais faire preuve de savoir, d’audace, de créativité, Drieu les a vomies, et il les vomit encore davantage à l’approche de la mort » tonne-t-il d’une verve libératrice. Entre Marat et Drieu, une connivence s’installe, l’amertume des écorchés est un puissant rassembleur qui va bien au-delà des camps. A lire d’urgence !

Tout a une fin, Drieu, une fable de Gérard Guégan, Gallimard, 2016.

Tout a une fin, Drieu: Fable

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