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Erdogan-Poutine : les noces de raison


Erdogan-Poutine : les noces de raison
@Aleksey Nikolskyi
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@Aleksey Nikolskyi

Dans la nouvelle donne géopolitique qui s’est imposée avec la montée en puissance du djihadisme radical, son expansion territoriale et son agressivité croissante, on observe deux types de comportements chez les dirigeants des puissances majeures de la planète. Une partie d’entre eux, principalement ceux qui sont aux commandes des grandes démocraties occidentales, tentent de répondre à ce défi en ripostant au coup par coup, par des interventions militaires dans des espaces où leurs intérêts leur semblent menacés (Afghanistan, Irak, Mali, Syrie). Ces ripostes sont menées dans le plus grand désordre diplomatique et militaire, sans la moindre vision stratégique commune des objectifs à atteindre, et sous la pression d’opinions publiques versatiles. Lesquelles s’enflamment un jour pour la défense des « droits de l’homme » dans les pays concernés, puis se mettent à douter peu après de la pertinence des actions entreprises lorsqu’il apparaît que le djihadisme ne se laisse pas facilement éradiquer avec la seule supériorité technologique des armées modernes. Ce doute s’accroît d’autant plus que l’usage du « hard power » contre Daesh et ses épigones n’empêche nullement ces derniers de semer la mort et la terreur au cœur des métropoles des pays qui les combattent.

Restaurations nationales

D’autres puissances, menées par des dirigeants moins entravés par les exigences légales et calendaires régissant les démocraties libérales, peuvent, au contraire, tirer avantage du désordre ambiant, profitant de la paralysie de ces démocraties pour pousser leurs pions dans le nouvel ordre mondial en construction. Les perdants du siècle dernier, les héritiers d’empires vaincus et dépecés par l’histoire récente, en l’occurrence la Russie et la Turquie, se sont dotés dans les deux dernières décennies de dirigeants visionnaires, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan, qui n’ont jamais fait mystère de leur objectif : effacer, à leur profit et celui de leur nation, les humiliations subies lors des catastrophes que furent, à leurs yeux, la chute de l’Empire ottoman au début du xxe siècle, et celle de l’URSS à la fin de ce même siècle.[access capability= »lire_inedits »]

Poutine comme Erdogan se sont imposés dans leurs fiefs respectifs à la même époque, au début de ce siècle, le premier en raison de la dégénérescence au sommet de la Russie postcommuniste, dominée par les corrompus et les mafieux gravitant autour de Boris Eltsine, le second grâce à la décomposition d’un kémalisme réduit à l’occupation du pouvoir à Ankara par des affairistes alliés à une hiérarchie militaire toute-puissante. Leur accession au pouvoir a, certes, respecté, en gros, les critères de la démocratie formelle, avec la tenue d’élections libres, selon des critères constitutionnels établis avant leur arrivée (dates des scrutins, et nombre limité à deux, pour la présidence de la Russie, habilement contourné par Poutine avec l’épisode Medvedev). Mais on aurait beaucoup à dire, et cela fut d’ailleurs dit, sur le respect des normes démocratiques entourant ces élections : mainmise totale sur les médias publics, intimidation des opposants de toutes tendances, des journalistes, des intellectuels critiques, élimination physique de concurrents potentiels, répression brutale dans les régions irrédentistes comme la Tchétchénie en Russie, et l’est de la Turquie majoritairement peuplé de Kurdes. On a inventé, pour qualifier ces régimes, le mot-valise « démocrature », mais nul ne peut contester aujourd’hui que les pouvoirs de Poutine et d’Erdogan bénéficient, dans leur pays respectif d’un large appui populaire, les deux hommes ayant réussi à incarner, dans un style charismatique, les aspirations collectives et subjectives de la majorité de la population. Le nationalisme et la religion qui lui est historiquement liée, l’islam sunnite pour la Turquie et l’orthodoxie du grand patriarcat de Moscou, brimés ou mis en tutelle par le pouvoir kémaliste et par le régime soviétique, sont devenus des piliers de l’ordre nouveau établi par Erdogan et Poutine.

Cependant, on ne se défait pas en un jour du poids de l’Histoire, et le contentieux entre la Russie, puis l’URSS, et l’Empire ottoman, puis la République turque, a provoqué, depuis au moins trois siècles, une multitude de conflits armés, auxquels les puissances occidentales ont parfois été mêlées, d’un côté ou de l’autre, en fonction de leurs intérêts du moment. L’antagonisme turco-russe était jusque-là une donnée de base de la géopolitique mondiale, et la perpétuation de l’ordre européen défini à Yalta, et conforté par la guerre froide, plaçait la Turquie au sein de la sphère occidentale, comme membre de l’OTAN, ce qui lui garantissait la protection de la superpuissance américaine contre les visées agressives de l’URSS.

Un nouveau grand jeu

La précipitation récente des événements au Proche- et au Moyen-Orient, la déstabilisation de la région par la montée en puissance de l’islamisme radical et les ambitions hégémoniques régionales de l’Iran ont totalement rebattu les cartes. La géographie, peu à peu, prend le pas sur l’Histoire, et Poutine comme Erdogan viennent d’en tirer les conséquences, après une période confuse où on a été à deux doigts du déclenchement d’un conflit armé majeur entre ces deux puissances, à la suite de la descente en flammes, par l’aviation turque, en novembre 2015, d’un chasseur bombardier russe engagé en Syrie en soutien de l’armée de Bachar el-Assad. Cependant, Vladimir Poutine s’est contenté d’exercer des représailles diplomatiques et économiques envers Ankara, pendant que, dans la coulisse, des intermédiaires s’affairaient fébrilement à désamorcer la crise et à préparer un rapprochement entre les deux dirigeants. Le quotidien turc Hürriyet (indépendant, proche de l’opposition kémaliste) révélait récemment, dans sa version anglaise, les détails de ces tractations, où un riche industriel turc bien introduit en Russie, Cavit Çağlar, et le président du Kazakhstan, Nursultan Nazarbayev ont joué un rôle clé. Elles ont abouti à la rédaction d’une lettre d’excuse d’Erdogan à Poutine pour l’incident de l’avion. On peut estimer aujourd’hui que ce retournement d’Erdogan a joué un rôle dans le déclenchement, le 15 juillet, du putsch militaire visant à le renverser, les militaires turcs s’estimant désavoués par un pouvoir qui n’avait cessé, depuis son instauration, de limiter le pouvoir d’une hiérarchie militaire attachée à l’ordre ancien et à la doxa otanienne érigeant Moscou en adversaire principal. L’échec du putsch du 15 juillet a précipité le rapprochement des ennemis d’hier. Erdogan en profite pour régler ses comptes, tous ses comptes : dans l’armée, il épure jusqu’au grade d’officier subalterne les militaires jugés insoumis au pouvoir politique, et dans la sphère civile (justice, enseignement, administration, diplomatie, économie) les adeptes de la confrérie Gülen, son ancien allié islamiste, une sorte d’Opus Dei version musulmane, influente dans les milieux cultivés, qui permit un temps à l’AKP, le parti islamo-conservateur d’Erdogan, de disposer de cadres capables de se substituer aux fonctionnaires issus du moule kémaliste.

Erdogan, devenu entre-temps héros national, rassemble ses opposants kémalistes du CHP et les nationalistes radicaux du MHP, excluant le parti pro-kurde DHP de l’union nationale anti-putschistes. Sa vindicte s’exerce également contre Washington, soupçonnée d’avoir fomenté la rébellion militaire, et contre l’Union européenne qui a, se plaint-il, trouvé plus urgent de critiquer la répression exercée contre les conjurés et leurs soutiens que de manifester sa solidarité avec un gouvernement démocratiquement élu…

En revanche, Poutine s’est montré le plus prompt à apporter son soutien à Erdogan, et à lui ouvrir grandes les portes des palais impériaux de Saint-Pétersbourg, Le moment était venu de la grande cérémonie scellant cette « nouvelle alliance » qui vient de changer la donne, à la surprise générale des chancelleries, toujours en retard d’un train.

L’événement diplomatique de l’année

Contrairement à ce qu’écrivent quelques commentateurs occidentaux, qui ne voient dans ce rapprochement qu’une péripétie conjoncturelle et éphémère bientôt effacée par le retour des antagonismes historiques, on peut prédire que la rencontre de Saint-Pétersbourg du 9 août restera l’événement diplomatique majeur de l’année 2016, dont les conséquences seront décisives sur l’évolution des crises régionales en cours, et même sur l’avenir, à moyen et long terme, de l’ensemble eurasiatique. Luc de Barochez, l’excellent éditorialiste de L’Opinion, n’a pas tort d’écrire que cette rencontre est l’équivalent du traité de Rapallo : conclu en 1922 entre l’Allemagne de Weimar et la Russie soviétique, les deux puissances perdantes du traité de Versailles, il allait permettre à l’Allemagne de reconstituer sa puissance militaire avec l’aide de l’Armée rouge, et à Moscou de rompre l’isolement imposé par les puissances occidentales.

Les effets du rapprochement russo-turc ne se sont pas fait attendre : les zones contrôlées par les Kurdes de Syrie, dont le parti dominant, le PYP, est proche du PKK, l’ennemi juré d’Erdogan, sont pour la première fois bombardées fin août par l’aviation de Bachar el-Assad, avec le feu vert et l’aide technique du corps expéditionnaire russe en Syrie. De son côté, Poutine fait monter la pression en Ukraine, laissant les séparatistes des « Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk » grignoter des territoires au mépris des accords de Minsk péniblement négociés avec les États-Unis et l’Union européenne. Il convoque un « Conseil de sécurité » du gouvernement russe en Crimée, et organise des manœuvres navales indiquant sa volonté de poursuivre son entreprise de déstabilisation du régime de Kiev.

Face à ces provocations délibérées, l’Europe et les États-Unis sont dans l’incapacité de mettre en œuvre une riposte adéquate, en Syrie comme en Ukraine. L’Europe est paralysée par l’accord calamiteux conclu avec Ankara sous l’égide d’Angela Merkel, par lequel Erdogan s’engage à réadmettre sur son territoire les réfugiés syriens parvenus en Grèce, contre une contribution de six milliards d’euros versés par l’UE et divers autres avantages, comme la suppression des visas imposés aux ressortissants turcs pour accéder à l’espace Schengen. Erdogan n’a qu’à brandir la menace d’ouvrir les vannes pour les migrants pour que les capitales de l’UE limitent leur action à des envolées verbales condamnant la méga purge de l’État et de la société, menée d’une main de fer par le pouvoir.

Poutine et Erdogan, contrairement aux dirigeants occidentaux auxquels ils sont aujourd’hui confrontés, peuvent entretenir un espoir réaliste de se maintenir au pouvoir pour une période, à leurs yeux, raisonnable, qui ne saurait être inférieure à une décennie s’ils ne commettent pas d’erreur majeure. Leur alliance n’est pas d’amour mais de raison, et ces dernières durent généralement plus longtemps. Poutine est obnubilé par les signes de montée de l’islamisme radical dans les ex-républiques soviétiques du Caucase et d’Asie centrale (Azerbaïdjan, Daguestan, Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan, Kirghizstan, Tadjikistan[1. Fin août, on apprenait qu’au Tadjikistan le gouvernement avait fait procéder au rasage forcé des barbes de 13 000 hommes soupçonnés de propager l’islam radical au sein de la population.]). Dans ces pays, l’islam radical gagne du terrain dans des populations soumises à l’arbitraire de satrapes corrompus, issus de l’ancienne nomenklatura soviétique. La déstabilisation de cette région, à l’image de ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient arabe, est le scénario d’horreur redouté par Moscou, d’autant plus que la Russie abrite sur son territoire plusieurs millions de travailleurs ressortissants de ces pays. Dans ce contexte, le pouvoir de nuisance d’un régime turc hostile serait d’autant plus grand que les populations concernées sont très majoritairement turcophones, et que Recep Tayyip Erdogan y dispose d’un certain prestige.

La manière dont Poutine avait réglé l’affaire de la rébellion islamiste tchétchène (« buter les rebelles jusque dans les chiottes » et installer à Grozny un régime à sa botte) n’est pas imaginable à l’échelle de l’immense espace centre-asiatique. Il lui faut donc composer avec Ankara. Pour Erdogan, s’imposer comme puissance dominante et stabilisatrice de son environnement immédiat n’est pas envisageable sans la bienveillance russe, ni la normalisation de ses relations avec Israël. C’est à cela que nous venons d’assister, en spectateurs.[/access]

Septembre 2016 - #38

Article extrait du Magazine Causeur



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