Parce qu’elle fait l’objet d’une sélection, parce que sa réception est soigneusement encadrée par un discours homogène, parce que le moment même de sa diffusion lui confère le statut d’argument au sein d’un débat, la photo d’un enfant mort ou ensanglanté n’est pas une information, c’est une injonction abêtissante et culpabilisante à prendre un certain parti.
Autres, par rapport à quoi ? Par rapport aux victimes-stars, aux petits corps iconisés pour la bonne cause — pendant que d’autres agonisent dans le silence. Par rapport aux Kim Phuc de notre temps. En effet, des Aylan et des Omran, l’auteur de l’article rappelle qu’il en photographie tous les jours.
Or, on ne nous en montre pas tous les jours.
Il est évident que si c’était le cas, cela n’aurait plus le même impact. Aussi, il faut dire les choses de manière claire et crue :
On nous sort un enfant quand cela paraît opportun. Aylan envahit les unes en pleine polémique sur l’accueil des réfugiés. Le discours qui accompagne l’image nous aide charitablement à ne pas mal l’interpréter (ce serait dommage) : Aylan, rappelez-vous, était « victime de la forteresse Europe » et du Canada. Si, si. Omran surgit quand les médias commençaient enfin à nous parler un peu de ce qui se passe au Yémen*. Et il doit sa notoriété au fait d’être victime de l’armée d’Assad et non d’un avion français ou américain.
Il y a des enfants qui ne feront jamais la une. Sans parler de toutes les guerres totalement ignorées de nos médias, sans parler, justement, de ces petits Yéménites réduits en charpie par nos alliés saoudiens dans un silence ignominieux, il est évident qu’on ne nous fera jamais pleurer sur les petites victimes collatérales des bombardements de la coalition contre Daesh : ces fils et filles de djihadistes, dont certains n’ont même pas encore atteint l’âge d’apprendre à égorger leur nounours…
Elle n’est pas contente, Christiane Taubira. Ce sont les quatre journalistes de Libération qui le disent, la décrivant claquer son cahier et hésiter à quitter la salle après avoir répondu à une question qu’elle juge déplaisante. Il faut dire qu’ils exagèrent, nos confrères de Libé ! Demander à l’ex-garde des sceaux si par hasard, elle ne serait pas responsable -un tout petit peu- de l’image qu’elle a renvoyé dans les médias pendant près de quatre ans, c’est osé. Alors, elle plastronne, elle se compare à la femme violée qui serait responsable à cause de sa mini-jupe. Si on comprend bien la métaphore filée par notre twitteuse de luxe, les violeurs, c’est la droite et les journalistes du Figaro –ces malades, qu’elle ne peut pas guérir- et les complices qui regardent le viol sans rien faire, ce sont les autres médias, journalistes de Libération compris. On aurait aimé assister à cette scène d’interview. Voir la tête –amusée ? déconfite ?- des confrères, pendant que Christiane Taubira leur jouait son numéro, quelque part entre Feydeau et Caliméro.
Manifestation des famille des disparus d'Iguala. Sipa. Numéro de reportage : AP21942397_000001.
Le 26 septembre 2014, 43 étudiants -professeurs en devenir- issus du milieu paysan manifestaient à Iguala dans la région de Guerrero, au sud du Mexique. Placés en garde à vue, ils sont alors remis à une mafia locale, « Guerreros Unidos », puis très vraisemblablement tués. Le crime n’ayant toujours pas été élucidé, les versions diffèrent sur le mode d’assassinat. Une quinzaine d’étudiants seraient morts asphyxiés dans un camion, les autres auraient été brûlés –vifs dit-on-, aussi je ne m’épancherai pas sur les détails de cette macabre affaire.
Déliquescence d’une nation
L’opinion mexicaine, qui a beau être habituée à toutes sortes d’histoires sordides d’enlèvements, tortures, décapitations et j’en passe, et dont les médias –ainsi qu’une partie de la population- sont assez friands, fut horrifiée. Pourquoi ? Parce que d’une part, cela est cru à dire, les victimes furent cette fois des Mexicains, et non pas de vulgaires migrants du Costa-Rica ou du Guatemala comme c’est souvent le cas dans ces massacres ; et surtout parce que ce crime d’Etat, appelons un chat un chat, a mis en évidence les relations étroites entre une grande partie du monde politique –ceci peu importe le parti- et des mafias sanguinaires dont les pratiques –des restes de certains corps furent découverts dans des fosses communes- ont peu à envier à celles des bourreaux génocidaires de l’ex Yougoslavie.
Si le Mexique est actuellement en proie à la violence extrême et aux exactions liées au crime organisé, il n’en a pas toujours été le cas. Traditionnellement cantonné à la frontière avec les Etats-Unis, le crime organisé, facilité par le démantèlement des cartels colombiens, a commencé à exploser il y a une dizaine d’années suite à la guerre frontale déclarée par l’ancien président Felipe Calderón au narcotrafic. En effet, loin d’atteindre les résultats visés, les méthodes musclées de ce dernier ont décuplé les instincts guerriers des mafias sanguinaires qui se sont multipliées pour se répandre dans tout le pays. Et provoquer selon les estimations 80 000 morts en dix ans. En 2012, suite à un scrutin maculé de soupçons de fraude, le PRI (Parti révolutionnaire institutionnel), qui a auparavant passé soixante-dix ans au pouvoir, revient à la tête de l’Etat sous l’égide d’Enrique Peña Nieto, un ancien gouverneur propre sur lui mais réputé fort corrompu. Conscient de l’échec de la politique de son prédécesseur, le nouveau venu ne s’est pas lancé dans une nouvelle croisade antimafia. Mais si lors de ses deux premières années de mandat, la violence mafieuse a connu -selon le gouvernement- un certain apaisement, dû très probablement à des arrangements entre les cartels et l’Etat à son plus niveau, elle s’est de nouveau envolée les années suivantes : les régions de Colima, Michoacán et Guerrero sont devenues particulièrement saignantes, rejointes cette année par Guanajuato , jusque-là une des régions les plus paisibles ; et l’année dernière, Acapulco, station balnéaire longtemps prisée des touristes, s’est hissée au rang de cinquième ville la plus dangereuse du monde.
Narco-Etat
Après la disparition des quarante-trois étudiants, les Mexicains descendent par grappes de mille dans la rue, pas pour rendre grâce à la vierge Guadalupe cette fois-ci, mais pour demander non seulement des comptes, mais aussi la démission de Peña Nieto. Pas moins de dix jours après l’enlèvement des étudiants, le président mexicain daignera faire sa première déclaration. Quant au maire d’Iguala et son épouse, qui sont soupçonnés d’avoir ordonné l’enlèvement au cartel local, ils ne seront arrêtés qu’un mois après les faits. Sans les vagues de protestation soulevées par l’indignation populaire, ils n’auraient sans doute jamais été inquiétés. Car si le Mexique est la quinzième puissance mondiale, la corruption y est endémique. Peña Nieto prend conscience de la nécessité de sortir de la réserve et fait l’effort de rencontrer quelques familles des disparus. Mais en juillet 2015, pas de bol pour Peña, « El Chapo » (le Trapu), l’un des mafieux les plus puissants au monde, encore plus riche que Pablo Escobar en son temps, parvient à s’échapper de sa prison réputée ultra-sécurisée avec de toute évidence l’aide d’un bon nombre de complices au sein même de la prison. Bien que cette spectaculaire évasion relève du rocambolesque –voire du burlesque- et ait en apparence peu en commun avec l’horreur d’Iguala, ces deux affaires découlent d’une même logique : la soumission de l’Etat mexicain aux lois du marché de la drogue.
En avril dernier, après les familles des disparus qui contestaient fortement la version officielle des disparitions publiée l’année dernière par le gouvernement mexicain, ce sont des enquêteurs mandatés par la CIDH (Commission interaméricaine des Droits de l’homme) qui ont remis en cause cette version. Si l’Etat mexicain veut cesser de ressembler à une calavera (petite sculpture en forme de tête de mort particulièrement utilisée lors de la Fête des morts), il va falloir faire mieux. Beaucoup mieux. « Si Peña Nieto est Président, le Mexique va plus avoir besoin d’aide qu’un bateau qui chavire », avait déclaré Carlos Fuentes trois mois avant de quitter ce monde. Le grand écrivain ne s’étant pas trompé, reste aux Mexicains à changer de capitaine. Les prochaines Présidentielles auront lieu en 2018. En attendant, Peña Nieto a choisi d’inviter Donald Trump à Mexico à la fin du mois dernier. Il est bien étrange, même franchement grotesque de dérouler le tapis rouge à celui que le même Peña avait auparavant comparé à Hitler. Mais le ridicule ne tue pas, lui.
Comment va l’économie américaine ? Aussi bien que possible si l’on en croit les chiffres des créations d’emplois par les entreprises, constamment favorables. Médiocrement au mieux si l’on se fie aux chiffres du PIB qui tombent depuis quatre trimestres, à peu près égaux à ceux de la zone euro. Les analystes économiques qui s’expriment par centaines sur le sujet affichent de moins en moins de certitudes, leurs schémas ne correspondant plus à la réalité nouvelle. Le tableau statistique de l’économie américaine présente une anomalie pour leurs cadres de pensée. À moins d’erreurs dans la collecte des données qui sont peu vraisemblables : ces données, mensuelles pour les créations d’emplois, trimestrielles pour le PIB, sont régulièrement corrigées et affinées.
Force de l’emploi, faiblesse de l’investissement
C’est le domaine où le paysage s’avère le plus riant. Après avoir détruit près de 9 millions d’emplois durant la « grande récession », les entreprises en ont recréé plus de 13 millions, profitant de l’appétit retrouvé des consommateurs locaux, de la reprise progressive du secteur de la construction, sinistré par la crise hypothécaire, et de l’essor de la production de gaz et de pétrole de schiste. Les créations d’emplois, presque toujours supérieures à 200 000 par mois, escortaient la montée en puissance du PIB, située bon an mal an entre 2 et 2,5 %. Après une période de convalescence, l’économie américaine semblait installée sur une trajectoire favorable de croissance, certes inférieure à celles du boom des nouvelles technologies, dans les années 1990, et du boom de la construction dans les années 2000, mais satisfaisante pour l’esprit.
Mais les trajectoires de l’emploi et du PIB divergent franchement depuis l’automne dernier. L’évolution de la croissance dément les spécialistes de la macroéconomie qui, au vu des créations d’emplois, anticipent, mois après mois, une accélération selon un cercle vertueux : plus d’emplois, plus de consommation, plus d’investissement, donc plus de production totale. Pourquoi la mécanique ne fonctionne-t-elle pas comme elle le devrait ?[access capability= »lire_inedits »]
Certains analystes, un peu plus scrupuleux que la moyenne, dénotent la faiblesse de l’investissement qui se situe à un niveau particulièrement médiocre, au-dessous de 10 % du PIB. Faiblesse que certains attribuent à l’impact de la remontée du dollar qui découragerait les investissements orientés vers l’export, que d’autres expliquent par la chute du prix du pétrole et des matières premières, comme le cuivre, que les États-Unis produisent à grande échelle. Le second argument est recevable, les compagnies minières et pétrolières ayant taillé dans leurs dépenses pour ne pas tomber dans le rouge, mais pas le premier : la parité actuelle du dollar n’entrave pas les exportations de Boeing, de Lockheed, des fabricants d’armes et de bien d’autres grands groupes.
Néanmoins, il est vrai que la faiblesse de l’investissement retentit sur la croissance. Avec ce résultat non désiré : sans l’augmentation régulière de la consommation, la croissance serait devenue nulle ou négative depuis un an. Et, de ce fait, la part de la consommation dans la production totale, l’une des plus élevées du monde, a encore progressé : elle se situe désormais au-delà de 70 %. Le recalibrage de l’économie américaine, vers plus d’investissement et d’exportations, n’est pas à l’horizon.
Mais comme la faiblesse de l’investissement devrait retentir aussi sur l’emploi, le mystère demeure entier. Comment expliquer la constante bonne tenue de l’emploi ?
La productivité en jachère
La clé du mystère nous est fournie par la productivité qui stagne ou décroît dans l’économie qui est à ce jour la plus productive du monde. Les chiffres révèlent trois reculs trimestriels consécutifs qui plongent dans la perplexité la tribu des économistes, à commencer par ceux qui officient au FMI. L’économie américaine crée d’autant plus d’emplois que sa productivité globale a, à tout le moins, cessé de progresser. L’affaire est entendue.
Mais pourquoi cette évolution inattendue ? Comment peut-on imaginer la baisse de la productivité dans un système pleinement concurrentiel ? Sachant que toutes les entreprises industrielles telles que Boeing, Ford et leurs fournisseurs réalisent, trimestre après trimestre,de nouveaux gains de productivité, sachant que Walmart ou Amazon font « suer le burnous », le mystère, à peine éclairci, s’épaissit à nouveau.
Un dernier effort de compréhension s’impose. On peut sommairement découper l’économie en deux secteurs, un secteur à forte productivité, constamment croissante, et un secteur à plus faible productivité. Il suffit que l’emploi stagne ou régresse dans le premier secteur et qu’il progresse dans le second pour que la productivité globale s’en ressente. L’économie américaine connaît un épisode de ce type : la banque et l’exploitation minière, voire l’industrie, suppriment des emplois, tandis que la manutention, l’entretien ou les parcs d’attractions en créent. Les économistes qui ont voix au chapitre médiatique oublient de procéder aux analyses plus fines qui éclaireraient enfin la lanterne des médias, des politiques et du public.
Trump et Clinton au défi de la nouvelle donne
La conjoncture donne du grain à moudre aux candidats à la présidentielle américaine et à leurs états-majors. Avec une question prioritaire : comment stimuler la croissance et relever durablement les gains de productivité tout en conservant un rythme appréciable de création d’emplois ?
Chacun d’entre eux nous a donné l’esquisse de l’esquisse de la solution. Trump entend relocaliser les activités industrielles fortement productives qui se sont enfuies vers la Chine ou le Mexique. Clinton parie sur la capacité d’innovation toujours renouvelée des Américains. Accordons-leur qu’ils ont raison sur le fond l’un et l’autre. Il manque encore deux réponses complémentaires. Trump devrait expliquer comment la réindustrialisation nécessaire pourra créer des emplois en nombre au moment où entre en scène le robot. Et Clinton, comment elle s’y prendrait pour que les innovations américaines soient réalisées sur le sol américain ![/access]
Depuis son entrée en vigueur, après son adoption définitive par l’Assemblée nationale, la loi du 13 avril 2016, plus connue comme celle pénalisant les clients des prostituées, n’a guère fait parler d’elle. Il lui manque, peut être, de porter le nom de sa promotrice, à l’image de la loi Marthe Richard, qui ordonnait, soixante dix ans plus tôt, jour pour jour, la fermeture des maisons closes. Dommage, car une loi Rossignol, nom de la ministre du Droit des femmes porteuse du projet devant le Parlement, aurait eu quelques chances de s’inscrire longtemps dans la mémoire collective…
Trêve de plaisanterie, étonnons-nous un instant que nos grands médias, de presse écrite ou audiovisuelle, qui l’avaient, dans leur grande majorité, saluée comme un progrès considérable dans l’histoire de l’humanité, ne se soient pas précipités pour constater, sur le terrain, les effets bénéfiques de ce texte pour notre nation. Pourtant, si nos éminents journalistes et rédacteurs en chef lisaient un peu moins le New York Times, et un peu plus la presse régionale, cette Cendrillon du système médiatique hexagonal, pour humer l’air du temps sociétal, ils auraient découvert des choses intéressantes à ce sujet dans Le Progrès de Lyon, sous le signature d’Annie Demontfaucon.
Cette petite curieuse est allée sur le terrain, enquêter dans les quartiers lyonnais où s’exerce la prostitution de rue, et dans les commissariats chargés de faire appliquer la loi pour faire l’état des lieux six mois après l’entrée en vigueur de la loi en question.
Les escorts dorment tranquilles
Première question, posée à la commissaire de police d’un quartier touché, depuis des décennies par l’activité prostitutionnelle, à pied (échassières) ou en minibus (amazones) : combien d’infractions ont-elles été constatées et réprimées conformément à la nouvelle loi ? Réponse de Mme la commissaire Corridor (le nom ne s’invente pas !) : zéro. Et elle explique : « C’est complexe… c’est une infraction dont les éléments constitutifs sont difficiles à apporter. Il faut que le rapport sexuel soit constitué et rétribué. » Un flic de terrain précise : « Vu qu’on ne risque pas d’installer des caméras dans les camionnettes, on ne va pas perdre notre temps à prouver l’improuvable ! ». Mme Corridor fait également remarquer que le rapport sexuel tarifé ne constituant qu’une contravention de 5ème classe, passible d’une amende de 1500€, obtenir la preuve par l’aveu au cours d’une garde à vue bien conduite, modèle quai des Orfèvres, est impossible, car la loi l’interdit…
Cela n’empêche pas la préfecture et le Parquet de faire pression sur la police pour que le gouvernement puisse présenter des chiffres montrant que la nouvelle loi est efficace, par exemple en faisant valoir que le nombre des prostituées a notablement diminué dans leur secteur depuis son entrée en vigueur . Faute de « flags », on va donc harceler les michetons potentiels par d’autres moyens. « On multiplie les contrôles routiers, en verbalisant pour des pneus lisses, etc. » Résultat : les clients se font rares, et le chiffre d’affaire des prostituées de rue est en chute libre. Pourtant elles restent, attendant des jours meilleurs, car elles n’ont pas d’autre endroit où aller. Il va sans dire que cette fameuse loi n’entrave en rien la prostitution « de luxe », agences d’escorts et autres systèmes d’échanges de services sexuels passant par Internet et les réseaux sociaux, pour lesquels l’établissement de « flags » n’est pas moins compliqué que pour les clients de Mme Corridor. En général, les limousines n’ont pas de pneus lisses. Mais l’essentiel n’est-il pas que les bigotes néo-féministes soient contentes et puissent faire valoir urbi et orbi leur supériorité morale ?
Olivier Prévôt : La Taularde est un film d’un grand réalisme. Les bruits, la lumière, l’ambiance de la prison, tout cela est rendu avec beaucoup de force et de vérité. D’où vous vient cette familiarité avec le milieu carcéral ?
Audrey Estrougo : J’ai d’abord eu l’occasion de présenter mon deuxième film, Toi, moi, les autres à des détenus. Ce fut mon premier contact avec cet univers, très singulier. Ensuite et pendant plus de dix-huit mois, j’ai animé des ateliers d’écriture en prison, et cela autant dans le quartier des hommes que celui des femmes. La différence entre ces deux mondes m’a frappée. En détention féminine, la violence est beaucoup plus intériorisée. Les unités sont moins grandes, l’ambiance est différente. Les détenues se soutiennent. Il y a un côté « bon enfant » qu’on ne retrouve pas côté hommes. Les détenues ont également un plus haut niveau d’instruction. Ce fut une expérience intense – on entre à 7 heures du matin pour ne ressortir qu’à 19 heures ! Des liens se tissent, forcément. À partir de là, j’ai creusé mon sillon.
Le film montre également le travail quotidien des surveillantes. C’est là une de ses singularités. Il ne se cantonne pas au seul vécu des détenues.
Au fur et à mesure que le projet du film naissait en moi, j’ai éprouvé le besoin d’aller voir de l’autre côté de la barrière, en rencontrant des surveillantes, en parlant et sympathisant avec certaines d’entre elles. Bien sûr, dans des unités différentes de celles où j’intervenais déjà. Elles ont longuement évoqué leur métier, les difficultés qui sont les leurs. Elles m’ont donné leur éclairage propre.
Vous avez, je crois, une méthode de travail particulière…
L’édito d’Elisabeth Lévy sur le burkini est simplement parfait, à deux nuances près. La première est qu’il n’est pas seulement parfait : il est plus que parfait quand elle ose avouer, à propos de l’interdiction du burkini: ”ma fibre libérale souffre doublement, pour le burkini et pour l’interdiction”.
Nous sommes en guerre
La seconde est que ses arguments n’évitent pas toutes les fausses pistes : la seule bonne raison de combattre le birkini par tous les moyens adéquats, c’est que nous sommes en guerre. Premier point : un libéral authentique se sent forcément mal d’avoir à interdire le port d’un vêtement exhibant une conviction ou une affiliation quelconque dans l’espace public. Cette liberté est l’essence même du libéralisme, qui refuse que l’Etat, la société, ou sa majorité impose leur loi dans la manifestation des convictions et dans les moeurs des personnes privées.
On aimerait tellement ne pas avoir à assumer le mauvais rôle qui est d’interdire aux femmes, ici, ce qui leur est imposé ailleurs. Mais c’est une fausse piste que de se justifier en disant que ce vêtement-là est intrinsèquement le signe de la servitude de celle qui le porte. Car si cette servitude est volontaire, comme ce peut être le cas en France, il n’appartient pas à une société libérale d’émanciper les femmes contre leur gré.
On ne peut donc pas condamner un vêtement comme le burkini ou le voile islamique pour leur signification intrinsèque. Cette signification est toujours sujette à interprétations et à contestations. On ne peut les condamner, les combattre, voire les interdire qu’en raison de leur signification contextuelle. Nous sommes en guerre. Aujourd’hui et maintenant, ces vêtements font allégeance à l’islamisme politique qui nous agresse. Si l’on n‘osait pas admettre que nous combattons les emblèmes de l’islamisme conquérant et non des vêtements significatifs et insupportables en eux-mêmes, il faudrait étendre le même jugement et la même condamnation aux femmes juives ultra orthodoxes qui portent des vêtements similaires, sans nous agresser pour cela.
Un double cheval de Troie?
Il faut donc se résoudre à prendre des mesures spécifiques et discriminatoires contre l’islamisme de combat, au nom de principes généraux qui ne s’appliquent qu’à lui. Ce n’est pas discriminer les musulmanes de France ou leur imposer un apartheid, puisque l’immense majorité d’entre elles ne l’adoptent pas.
On a toutefois d’autant plus mauvaise conscience à l’égard de ces baigneuses qui sont aussi couvertes que la femme du Déjeuner sur l’herbe de Manet est nue, qu’on nous assure de tous côtés que le burkini est en réalité un cheval de Troie qui marche à l’envers. Porter ce vêtement ambigu serait faire, en douce, le premier pas vers l’émancipation, puisqu’il permet à ces femmes musulmanes d’aller à la plage, ce que Daech ne tolère pas, et d’y aller sans leurs maris, leurs pères ou leurs frères, puisqu’ainsi couvertes, leur surveillance est devenue superflue.
Il se peut que le burkini soit un cheval de Troie en deux sens opposés. Il se peut qu’il couvre une part de ruse chez certaines de celles qui l’arborent, de même que le fait de porter le voile peut apporter à certaines jeunes filles le sentiment de ne pas trahir leur religion tout en faisant des études et en travaillant comme les hommes.
Pour ces raisons de principe et de fait, un libéral, et une libérale encore plus, aimerait tenir un discours d’accommodement raisonnable du genre : « pourvu que vous alliez à la plage, et pourvu que vous y alliez sans vos maris vos pères et vos frères, nous consentons à cet habit, quoiqu’il nous déplaise profondément en ce qu’il heurte notre conception de la femme. Mais nous ne pouvons pas l’interdire et porter atteinte à votre liberté puisque ce burkini ne porte pas atteinte à la liberté des femmes qui ne le portent pas.” Comment répondre, en libéral, à cette objection?
Si on répond que le burkini est un drapeau, et que c’est pour cette raison qu’on a le droit de l’interdire, on entendra Edwy Penel répondre comme il vient de la faire à Apolline de Malherbe qui lui opposait cette phrase de Finkielkraut, que tout vêtement ou signe d’appartenance peut être considéré comme le drapeau d’une appartenance particulière laquelle est libre de se manifester dans l’espace public.
Plenel le sophiste
Edwy Plenel, on le connaît, n’a pas laissé à Apolline de Malherbe le loisir de compléter la pensée de Finkielkraut: le burkini est le drapeau d’une idéologie, oui, mais pas d’une idéologie comme les autres. Il est le drapeau d’une idéologie qui tue et qui cherche à imposer sa loi à certains territoires de notre pays. C’est pourquoi la démocratie libérale doit le combattre : face à l’islamisme conquérant, notre liberté est en état de légitime défense.
Alors, surtout, n’invoquons pas des arguments biaisés pour le combattre : ce n’est pas parce que le burkini représente une atteinte à la dignité des femmes qu’on est en droit de l’interdire tout en respectant les droits de l’homme. C’est parce qu’il est le drapeau d’un ennemi, en temps de guerre. Une guerre qui est tout à la fois militaire, policière et culturelle.
Ceci est la seule justification possible d’une mesure qui ne doit s’appliquer qu’à l’islamisme, puisque l’islamisme est le seul à faire la guerre à notre liberté.
Et puisque je tiens le micro, j’en profite pour ajouter quatre remarques, en style télégraphique s’il le faut.
Primo, un peuple libre et adepte de la démocratie libérale a le droit de défendre sa façon de vivre, ses moeurs, sa culture, son identité, bref, son être, comme tout vivant a le droit de vouloir « persévérer dans son être ». ( La formule est de Spinoza, respect!).
Secundo, nos mœurs ne sont pas seulement celles qui nous plaisent; elles ne sont pas seulement notre choix de civilisation. Elles sont supérieures aux mœurs archaïques et barbares qu’on leur oppose parce qu’elles résultent des progrès de LA civilisation. On n’a certes pas le droit d’imposer nos valeurs, nos principes et nos choix de vie à ceux et celles qui n’en veulent pas, mais ceux et celles-ci ont encore moins le droit de venir les combattre chez nous.
Tertio, le principe de « l’accommodement raisonnable » désigne l’effort auquel la société d’accueil consent pour que « les autres », les nouveaux venus, puissent s’y intégrer. Mais pour être raisonnable, cet accommodement doit être second et secondaire. C’est l’adaptation des nouveaux venus à la culture de la société d’accueil qui doit être accomplie en premier lieu. Sans volonté d’adaptation et d’acculturation de leur part, l’accommodement est le premier pas de la soumission.
Quarto, la bataille du burkini a provoqué un revirement spectaculaire chez nos révolutionnaires marxistes. De l’ex-althussérien Etienne Balibar à l’ex-trotskiste Edwy Plenel, les voilà transformés en défenseurs véhéments des droits de l’homme, des droits des particuliers. Edwy Plenel se fait ainsi le champion des droits des minorités, des groupes particuliers, contre la domination de la culture commune, et Etienne Balibar dénonce même un « communautarisme d’Etat » dans la défense de la culture française contre le communautarisme islamiste dissident et agressif.
Si Marx pouvait lire cette apologie véhémente des droits de l’homme chez ses héritiers, il viendrait sans aucun doute les désavouer en leur infligeant une Critique impitoyable. Je sais bien que Balibar et Plenel le savent, parce qu’ils connaissent leur Marx par cœur. Cette remarque s’adresse donc uniquement aux lecteurs de Causeur qui n’auraient pas lu le livre que j’ai consacré à l’article de Marx intitulé Sur la question juive. Marx y fait le procès de la Déclaration des droits de l’homme et de l’émancipation politique qu’elle apporte. Il accuse l’émancipation politique de reconduire l’aliénation humaine, au motif qu’elle privilégie les droits de l’homme particulier sur les droits du citoyen. Selon lui, l’émancipation humaine exige l’abolition des droits de l’homme et même de l’homme en tant que particulier, et sa transformation intégrale en citoyen, en membre exclusif de la communauté politique, par la disparition pure et simple de la société civile.
S’il lit Causeur d’où il est, Marx peut-il comprendre que ce retournement de veste chez ses plus fidèles adeptes s’explique, non par une conversion au libéralisme, mais par le remplacement des prolétaires par les musulmans dans le combat contre notre société ?
L’actualité récente nous a encore offert de nombreux exemples du triste état de décomposition dans lequel se trouvent nos sociétés occidentales rongées par la culpabilité. Quand le burkini ne fait pas quotidiennement les manchettes, suscitant polémique après polémique et provocation après provocation, ce sont les attentats terroristes qui nous invitent à réfléchir. Ce sont aussi les signes visibles de la religion dans l’espace public et la montée fulgurante de l’antisémitisme qui nous poussent à nous interroger sur l’efficacité de la laïcité à prévenir les dérapages identitaires. Posons-nous la question : les institutions républicaines sont-elles encore garantes de l’unité nationale ? Les valeurs de la France sont-elles encore assez fortes pour supporter tout cet ensauvagement ?
L’offensive islamiste est évidente
La réalité d’une offensive intégriste en Europe est tellement évidente que seuls de rares intellectuels se couvrent encore les yeux. Bien sûr, il faut habiter les beaux quartiers pour parler avec désinvolture d’un « mythe de l’islamisation » en France, comme le sociologue Raphaël Liogier dans un livre paru en 2012[1. Raphaël Liogier, Le mythe de l’islamisation. Essai sur une obsession collective, Paris, Seuil, 2012.]. Il faut aussi se sentir bien au-dessus de la mêlée pour affirmer avec condescendance que dans l’Hexagone, « ce n’est ni tout va bien ni tout va mal », comme le ministre de l’Économie Emmanuel Macron.
Le problème est que tous ces bien-pensants forment une petite oligarchie influente, capable de désorienter la population en maquillant les faits. Il s’avère donc essentiel de déconstruire le projet que cette élite propose à l’Occident de mettre en branle. Car ce projet a un nom : le multiculturalisme. Mais de quoi ce projet est-il porteur exactement ? D’un véritable vivre-ensemble ou d’un sournois vivre-séparé ?
L’expérience canadienne montre que le multiculturalisme représente une entreprise d’inversion du conservatisme plutôt qu’un progrès social. En Amérique du Nord, le multiculturalisme se nourrit d’abord de la logique des réserves. Ce sont les Amérindiens qui ont été contraints de rester à l’intérieur des frontières qu’on leur a dessinées puis imposées, et ce serait maintenant au tour des nouveaux arrivants de rester confinés à l’intérieur de leurs petits territoires urbains. Soyons clairs : le multiculturalisme ne rime pas avec citoyenneté, mais avec tribalisme. La prolifération de marqueurs religieux « à la mode » témoigne de la défaite de l’universalisme comme vision du monde.
Se libérer du poids de la tradition
Que ce soit au Canada ou en Europe de l’Ouest, le multiculturalisme enferme les membres des dites communautés culturelles dans leur appartenance réelle ou fantasmée au lieu de leur offrir la variété de possibles digne de la modernité. Des philosophes anglo-saxons comme Charles Taylor peuvent bien voir dans cette idéologie l’une des grandes héritières du libéralisme politique, mais nous pouvons nous questionner sérieusement sur la valeur de leur réflexion. Le propre du libéralisme n’est-il pas, justement, de libérer du poids de la tradition ?
L’idéologie multiculturaliste permet peut-être aux immigrants d’échapper à l’ancien modèle d’intégration dont on craint les effets assimilateurs, mais en retour, elle les oblige à demeurer sous la tutelle de leaders religieux dont l’ambition est de préserver la « pureté » de leurs communautés. Pour ce faire, ces leaders autoproclamés demandent à leurs coreligionnaires de rester à l’écart de la population ambiante. Pour couronner le tout, le multiculturalisme propose à l’Autre de se soustraire à l’identité commune, nationale, pour mieux préserver son identité propre, authentique. Une identité en moins, une identité en plus. Dans cette optique, personne n’échappe au choc des civilisations.
En gros, les promoteurs du multiculturalisme sont persuadés de combattre l’identitarisme alors qu’ils contribuent seulement à le faire changer de camp. Dans ce grand bal des identitaires, où l’extrême droite mange à la même table que les associations antiracistes gagnées à l’idéal communautaire, on prône la préservation de cultures mythifiées qui n’ont souvent aucun rapport avec la réalité. Si l’extrême droite fait la promotion d’une forme de communautarisme national, imperméable à l’immigration, les associations antiracistes font la promotion d’un communautarisme socioreligieux, imperméable à la société d’accueil.
C’est dire comment deux camps se renvoient la balle dans un pays qui aurait bien besoin de voir plus loin.
Propos recueillis par Daoud Boughezala et Élisabeth Lévy
Causeur. Vous présidez désormais la Fondation de l’islam de France. Les musulmans français aujourd’hui sont-ils prêts à regarder la réalité en face et à admettre que le djihadisme vient de leurs rangs et y suscite une sympathie beaucoup trop large, plutôt que de hurler à l’islamophobie et d’agiter la complainte victimaire et anticolonialiste avec le renfort de la gauche compassionnelle ?
Jean-Pierre Chevènement.[1. Ancien ministre de l’Education, de la Défense et de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement préside aujourd’hui la Fondation des oeuvres de l’islam.] Je crains qu’en pratiquant l’amalgame entre les terroristes « djihadistes » et la grande masse des musulmans de France qui n’aspirent qu’à pratiquer paisiblement leur culte, vous ne tombiez dans le piège de nos adversaires. Ces derniers ne se cachent pas de vouloir susciter une guerre civile en France en jouant sur les fractures trop réelles de notre société. Je vous le dis : il faut isoler les terroristes. C’est une règle de principe. Or l’« hystérisation » des problèmes ne peut qu’élargir leur cercle de sympathisants, aujourd’hui très réduit parmi les musulmans. Ceux-ci souffrent de ces amalgames précipités et injustes. L’islam de France est par définition un islam républicain. Son émergence est une tâche de longue haleine, mais si la voie est étroite, il n’y en a pas d’autre pour maintenir la paix civile. Bien entendu, il y a d’autres chantiers à ouvrir pour que reprenne le processus normal de l’intégration. Il nous faut « faire France » à nouveau. Cela ne peut se réaliser que sur un projet partagé. Évitez donc les caricatures ![access capability= »lire_inedits »] Ouvrez des chemins qui rapprochent ! Rejetez la voie des surenchères qui fait le jeu de Daech !
Les médias et la gauche politique dénoncent volontiers l’islamophobie française (un des éléments de la « droitisation »). Ce qui est sûr, c’est que la méfiance envers l’islam grandit en France. Comment y répondre ?
Que les attentats de 2015-2016 aient provoqué beaucoup d’inquiétude et d’interrogations chez nos concitoyens, qui ne le comprendrait ? Mais je ne constate pas le rejet de nos compatriotes musulmans dont la plupart n’ont rien à voir avec le salafisme qui est le terreau du djihadisme armé. Les Français sont un vieux peuple républicain. Ils ont montré beaucoup de maturité, à l’exception d’incidents isolés en Corse et hélas des propos de certains responsables politiques qui font de l’islam LE problème de la société française, alors qu’elle en a tant d’autres ! Les attentats terroristes ne sont vraiment une menace que parce que ces hommes politiques à courte vue, ayant abandonné depuis longtemps les véritables leviers de commande, ont laissé s’accumuler depuis trop longtemps des stocks de matières inflammables, notamment un chômage de masse dans la jeunesse, qui rendent en effet la situation très dangereuse. Ils savent pourtant que la plupart des victimes du terrorisme, de l’Irak à l’Algérie, de la Syrie et de la Turquie au Nigeria, sont des musulmans. L’islam est une mosaïque de sensibilités, et le fondamentalisme religieux dans le monde arabo-musulman ne l’a emporté sur le courant de la réforme – la Nahda – que depuis quatre décennies environ. Cela n’a rien d’irréversible ! Il faudrait que l’Occident fasse son examen de conscience dans le soutien à courte vue qu’il a apporté au fondamentalisme religieux. Je ne remonterai pas à la guerre du Golfe mais aujourd’hui encore j’entends des voix françaises prôner le soutien en Syrie aux rebelles islamistes et même à Al-Nosra, filiale d’Al-Qaïda ! On marche sur la tête ! Il faut condamner avec force les actes anti-musulmans, et votre journal devrait le faire plus nettement et plus souvent en montrant non seulement le caractère odieux et criminel de ces actes mais aussi leur bêtise. Vous évoquez l’islamophobie. C’est un mauvais mot. Aucune religion ne doit être à l’abri du débat. Mais il faut flétrir le racisme aussi inadmissible vis-à-vis des Maghrébins que des Juifs. L’islam doit être respecté comme la religion de 1,8 milliard d’êtres humains, une religion née il y a mille cinq cents ans et qui s’est incarnée dans des civilisations qui furent parmi les plus brillantes de l’humanité. La réponse à l’inquiétude légitime de nos concitoyens est dans l’application ferme et même sévère de la loi républicaine. La République rassemble. Le communautarisme, quelle qu’en soit la forme, encourage les replis identitaires. Je ne pense pas que votre but soit de créer en France une communauté de plus, les « souchiens ». Ce ne serait pas rendre service à notre pays !
Bien entendu, des personnalités politiques de tous bords se sont émues de votre nomination, exigeant la promotion d’un homme, ou mieux encore d’une femme, de culture musulmane. Est-ce une objection légitime ? Symboliquement, aurait-il été judicieux de confier cette responsabilité à une personnalité laïque plus jeune, issue de l’immigration arabo-musulmane, tels que Jeannette Bougrab ou Malek Boutih ?
C’est une responsabilité qui s’apprécie au niveau de l’État. Il y a bien sûr des réactions de type communautariste. Je vous rappelle que la Fondation des œuvres de l’islam de France n’aura pas à s’immiscer dans les questions proprement religieuses et n’aura d’actions qu’en matière éducative, culturelle et sociale. Il y a beaucoup à faire pour rapprocher la France et l’islam, et d’abord les faire se connaître mieux. L’islam de France sera financé par des fonds exclusivement français, dans le respect des règles de la laïcité. J’insiste sur le fait que, à ce stade, je ne suis que pressenti par le ministre de l’Intérieur. C’est parce que j’apprécie Bernard Cazeneuve, sa parfaite maîtrise, et que je connais la rudesse de sa tâche que j’ai accepté le principe de cette responsabilité que j’exercerai, si tel doit être le cas, avec le seul souci de servir notre pays et de prolonger le chantier que j’avais ouvert en 1999. Bernard Cazeneuve a lui-même créé une instance de dialogue qui élargit à de nouvelles générations la mise en commun de nos réflexions. Quant aux personnalités que vous avez citées, je ne doute pas que leurs talents incontestables les prédisposent à exercer des responsabilités dans le chantier de la refondation républicaine dont l’islam de France n’est qu’une modeste facette.
Vous relevez ce défi de l’acculturation de l’islam presque vingt ans après avoir mené une grande consultation au ministère de l’Intérieur qui a donné naissance au CFCM. Comment expliquez-vous votre échec à faire émerger un islam de France ? Les musulmans de France forment-ils une communauté unifiée ?
Dix-sept ans après le lancement de la « consultation » que j’ai initiée, un travail considérable a été effectué. La déclaration de principes du 28 janvier 2000, la création par Nicolas Sarkozy du Conseil français du culte musulman (CFCM) en 2003 ne sont que les premiers petits cailloux sur un chemin qui sera long. Le CFCM ne mérite pas la critique excessive qui en est souvent faite par des gens qui ne connaissent qu’insuffisamment le sujet. Il a le mérite d’exister. Quant à la Fondation des œuvres de l’islam de France, dont Dominique de Villepin avait eu l’idée, c’est pour la « désenliser » que Bernard Cazeneuve s’est tourné vers moi. Le trépied retenu – fondation d’intérêt public, association cultuelle, instituts d’islamologie – peut permettre de franchir une nouvelle étape qui elle-même en appelle d’autres.
Quelles sont les responsabilités respectives des musulmans, des pouvoirs publics et des puissances étrangères (Algérie, Maroc, Turquie…) dans cette faillite collective ? Il n’y a pas de faillite. Combien de temps a-t-il fallu à l’Église catholique pour trouver ses équilibres ? Des siècles !
À l’époque de la création du CFCM, vous aviez reçu les représentants des différentes tendances de la communauté musulmane, jusqu’aux radicaux du Tabligh. Aujourd’hui, certains islamologues s’inquiètent de la radicalisation de la rue musulmane française, qui juge l’UOIF et Tariq Ramadan trop « républicains ». Comme l’a déclaré Manuel Valls, les salafistes ont-ils gagné la bataille des idées ? Le courant salafiste ne s’est développé en France que récemment. Il reste très minoritaire. Suleiman Mourad, éminent historien libanais de l’islam, dans La Mosaïque de l’islam[1. Suleiman Mourad, La Mosaïque de l’islam, entretiens avec Perry Anderson, Fayard, 2016, p. 100.], montre que le wahhabisme est une doctrine profondément étrangère à l’esprit du sunnisme : « Au cœur de l’islam sunnite, il y a ce qu’on pourrait appeler l’idée de compromis, la croyance qu’aucune secte n’est totalement dans le vrai, qu’il y a une diversité de points de vue en matière de religion et que vous devez faire apparaître cette diversité dans votre propre pensée. »
Place Beauvau, vous aviez envisagé de contourner la loi sur la laïcité en formant les imams à Strasbourg. La loi de 1905 serait-elle inadaptée à l’islam de France ou faut-il accepter des accommodements raisonnables pour lutter contre les influences étrangères, en particulier salafistes ?
La loi de 1905 n’a pas besoin d’être changée. Je vous fais observer, néanmoins, qu’elle l’a été plusieurs fois par le passé.
À l’ère du djihadisme 2.0, alors que la plupart des terroristes fréquentaient peu la mosquée, l’État a-t-il les moyens de lutter contre des kamikazes qui planifient leurs crimes sur des messageries codées ? N’avons-nous pas sans cesse un train de retard ?
C’est l’affaire du cyber-renseignement. Mais vous savez, tout n’est pas dans la technologie. Le facteur humain compte énormément. Il faut aller au contact des jeunes notamment, nouer un dialogue qui a été, hélas, laissé en friche. Les jeunes nés de l’immigration sont autant de passerelles que la France tend au monde pour nouer le nécessaire dialogue des nations et des cultures. Mais c’est là que nous ressentons les fractures trop réelles de la société française : le chômage des jeunes particulièrement, la crise de l’école et de la citoyenneté, et j’en passe…
Vous avez conseillé aux Français musulmans la discrétion, et certains vous ont répondu que le temps où ils rasaient les murs est révolu. Qu’avez-vous voulu dire ?
Mon conseil s’adresse d’abord à toutes les religions : dans une République laïque, chacun doit privilégier dans l’espace public de débat, plutôt que l’affirmation de la Révélation qui lui est propre, la raison naturelle et l’argumentation raisonnée. C’est un effort qui est demandé à chacun (« effort » est d’ailleurs la traduction qu’on donne du mot « djihad », quand il s’applique à la conquête de soi, à la domination de ses passions : c’est le « grand djihad ». Le « petit djihad » n’est permis que dans certaines circonstances (la lutte contre les croisés du XIe au XIIIe siècle, les Mongols ensuite, l’envahisseur étranger le cas échéant). Aujourd’hui, le terrorisme qui se dit « djihadiste » s’inscrit dans une vision eschatologique de la fin des temps. C’est la voie du suicide, pour les intéressés mais aussi pour les musulmans. J’ai confiance que le monde musulman saura se débarrasser de cette pathologie. Le terrorisme c’est un crime, tout simplement, à traiter comme tel. Je conseillerai plutôt à nos concitoyens une sorte de « djihad laïque », un effort de raison qui est demandé aux musulmans comme aux autres d’ailleurs, pour s’exprimer de manière argumentée dans l’espace républicain, commun à tous. Oui, cela implique une certaine discrétion dans l’expression de ses croyances religieuses. C’est également vrai, mais sur un plan distinct de la laïcité, celui de l’intégration à la société française. L’intégration, c’est la clé des codes sociaux permettant d’exercer sa liberté. J’ai eu un débat sur ce sujet avec un conseiller d’État, M. Thierry Tuot[2. Le Débat, septembre 2015. Cahier consacré à l’intégration et au multiculturalisme.], qui milite pour une société qu’il appelle « d’inclusion », mais en fait prêche le modèle communautariste à l’anglo-saxonne. Je ne partage pas cette vision. Le modèle républicain de l’égalité de tous les citoyens devant la loi me paraît supérieur. Et c’est vrai qu’il demande aussi un effort, qui a d’ailleurs été consenti par toutes les vagues d’immigration que la France a connues jusque dans les années 1970. Elles se sont adaptées aux mœurs françaises. Mais c’est un processus de longue durée qui exige à la fois effort et tolérance, mais aussi et surtout patriotisme bien compris. Donc, je ne retire rien de mon conseil de discrétion qui ne procède que d’un sentiment amical de ma part à l’égard de nos compatriotes musulmans et du souci que j’ai du bien commun.
Cette affirmation identitaire musulmane et l’échec de l’intégration en général ne sont-ils pas tout simplement dus au trop grand nombre de personnes à intégrer donc à l’immigration massive ?
L’intégration connaît des difficultés mais elle se poursuit quand même. Il ne faut pas jeter le manche après la cognée. Quant à l’immigration, évidemment elle dépend de la capacité d’intégration du pays. Mais la France a bien d’autres problèmes. Les immigrés ne doivent pas devenir les boucs émissaires de la crise profonde dans laquelle notre pays s’est enfoncé depuis 1974.
Depuis 2015, il ne se passe pas de jours sans que l’on brandisse des valeurs républicaines pourtant bien malmenées, et pas seulement par le communautarisme musulman. Alors que, dans les faits, un multiculturalisme séparatiste s’impose de plus en plus, la République est-elle autre chose qu’une réponse incantatoire ?
Au séparatisme identitaire il n’y a qu’une réponse : une République énergique et généreuse, une France à nouveau sûre d’elle-même et de son projet. C’est cela le cœur du débat : la vision stratégique de notre redressement. Avec la polémique sur le burkini, syndrome caniculaire, nous en sommes assez loin…
On a beaucoup reproché à Nicolas Sarkozy et à la droite d’avoir agité le chiffon rouge identitaire. Mais la gauche n’est-elle pas encore plus coupable d’avoir voulu ignorer la question et étouffer le débat ? Je ne partage pas la culture du déni : il y a des maux qu’il faut savoir nommer, en n’en exceptant, bien sûr, aucun. Mais aussi avec des bons mots ! Vouloir hystériser le débat ne vaut pas mieux que vouloir l’étouffer.[/access]
Parce qu’elle fait l’objet d’une sélection, parce que sa réception est soigneusement encadrée par un discours homogène, parce que le moment même de sa diffusion lui confère le statut d’argument au sein d’un débat, la photo d’un enfant mort ou ensanglanté n’est pas une information, c’est une injonction abêtissante et culpabilisante à prendre un certain parti.
Autres, par rapport à quoi ? Par rapport aux victimes-stars, aux petits corps iconisés pour la bonne cause — pendant que d’autres agonisent dans le silence. Par rapport aux Kim Phuc de notre temps. En effet, des Aylan et des Omran, l’auteur de l’article rappelle qu’il en photographie tous les jours.
Or, on ne nous en montre pas tous les jours.
Il est évident que si c’était le cas, cela n’aurait plus le même impact. Aussi, il faut dire les choses de manière claire et crue :
On nous sort un enfant quand cela paraît opportun. Aylan envahit les unes en pleine polémique sur l’accueil des réfugiés. Le discours qui accompagne l’image nous aide charitablement à ne pas mal l’interpréter (ce serait dommage) : Aylan, rappelez-vous, était « victime de la forteresse Europe » et du Canada. Si, si. Omran surgit quand les médias commençaient enfin à nous parler un peu de ce qui se passe au Yémen*. Et il doit sa notoriété au fait d’être victime de l’armée d’Assad et non d’un avion français ou américain.
Il y a des enfants qui ne feront jamais la une. Sans parler de toutes les guerres totalement ignorées de nos médias, sans parler, justement, de ces petits Yéménites réduits en charpie par nos alliés saoudiens dans un silence ignominieux, il est évident qu’on ne nous fera jamais pleurer sur les petites victimes collatérales des bombardements de la coalition contre Daesh : ces fils et filles de djihadistes, dont certains n’ont même pas encore atteint l’âge d’apprendre à égorger leur nounours…
Elle n’est pas contente, Christiane Taubira. Ce sont les quatre journalistes de Libération qui le disent, la décrivant claquer son cahier et hésiter à quitter la salle après avoir répondu à une question qu’elle juge déplaisante. Il faut dire qu’ils exagèrent, nos confrères de Libé ! Demander à l’ex-garde des sceaux si par hasard, elle ne serait pas responsable -un tout petit peu- de l’image qu’elle a renvoyé dans les médias pendant près de quatre ans, c’est osé. Alors, elle plastronne, elle se compare à la femme violée qui serait responsable à cause de sa mini-jupe. Si on comprend bien la métaphore filée par notre twitteuse de luxe, les violeurs, c’est la droite et les journalistes du Figaro –ces malades, qu’elle ne peut pas guérir- et les complices qui regardent le viol sans rien faire, ce sont les autres médias, journalistes de Libération compris. On aurait aimé assister à cette scène d’interview. Voir la tête –amusée ? déconfite ?- des confrères, pendant que Christiane Taubira leur jouait son numéro, quelque part entre Feydeau et Caliméro.
Manifestation des famille des disparus d'Iguala. Sipa. Numéro de reportage : AP21942397_000001.
Manifestation des famille des disparus d'Iguala. Sipa. Numéro de reportage : AP21942397_000001.
Le 26 septembre 2014, 43 étudiants -professeurs en devenir- issus du milieu paysan manifestaient à Iguala dans la région de Guerrero, au sud du Mexique. Placés en garde à vue, ils sont alors remis à une mafia locale, « Guerreros Unidos », puis très vraisemblablement tués. Le crime n’ayant toujours pas été élucidé, les versions diffèrent sur le mode d’assassinat. Une quinzaine d’étudiants seraient morts asphyxiés dans un camion, les autres auraient été brûlés –vifs dit-on-, aussi je ne m’épancherai pas sur les détails de cette macabre affaire.
Déliquescence d’une nation
L’opinion mexicaine, qui a beau être habituée à toutes sortes d’histoires sordides d’enlèvements, tortures, décapitations et j’en passe, et dont les médias –ainsi qu’une partie de la population- sont assez friands, fut horrifiée. Pourquoi ? Parce que d’une part, cela est cru à dire, les victimes furent cette fois des Mexicains, et non pas de vulgaires migrants du Costa-Rica ou du Guatemala comme c’est souvent le cas dans ces massacres ; et surtout parce que ce crime d’Etat, appelons un chat un chat, a mis en évidence les relations étroites entre une grande partie du monde politique –ceci peu importe le parti- et des mafias sanguinaires dont les pratiques –des restes de certains corps furent découverts dans des fosses communes- ont peu à envier à celles des bourreaux génocidaires de l’ex Yougoslavie.
Si le Mexique est actuellement en proie à la violence extrême et aux exactions liées au crime organisé, il n’en a pas toujours été le cas. Traditionnellement cantonné à la frontière avec les Etats-Unis, le crime organisé, facilité par le démantèlement des cartels colombiens, a commencé à exploser il y a une dizaine d’années suite à la guerre frontale déclarée par l’ancien président Felipe Calderón au narcotrafic. En effet, loin d’atteindre les résultats visés, les méthodes musclées de ce dernier ont décuplé les instincts guerriers des mafias sanguinaires qui se sont multipliées pour se répandre dans tout le pays. Et provoquer selon les estimations 80 000 morts en dix ans. En 2012, suite à un scrutin maculé de soupçons de fraude, le PRI (Parti révolutionnaire institutionnel), qui a auparavant passé soixante-dix ans au pouvoir, revient à la tête de l’Etat sous l’égide d’Enrique Peña Nieto, un ancien gouverneur propre sur lui mais réputé fort corrompu. Conscient de l’échec de la politique de son prédécesseur, le nouveau venu ne s’est pas lancé dans une nouvelle croisade antimafia. Mais si lors de ses deux premières années de mandat, la violence mafieuse a connu -selon le gouvernement- un certain apaisement, dû très probablement à des arrangements entre les cartels et l’Etat à son plus niveau, elle s’est de nouveau envolée les années suivantes : les régions de Colima, Michoacán et Guerrero sont devenues particulièrement saignantes, rejointes cette année par Guanajuato , jusque-là une des régions les plus paisibles ; et l’année dernière, Acapulco, station balnéaire longtemps prisée des touristes, s’est hissée au rang de cinquième ville la plus dangereuse du monde.
Narco-Etat
Après la disparition des quarante-trois étudiants, les Mexicains descendent par grappes de mille dans la rue, pas pour rendre grâce à la vierge Guadalupe cette fois-ci, mais pour demander non seulement des comptes, mais aussi la démission de Peña Nieto. Pas moins de dix jours après l’enlèvement des étudiants, le président mexicain daignera faire sa première déclaration. Quant au maire d’Iguala et son épouse, qui sont soupçonnés d’avoir ordonné l’enlèvement au cartel local, ils ne seront arrêtés qu’un mois après les faits. Sans les vagues de protestation soulevées par l’indignation populaire, ils n’auraient sans doute jamais été inquiétés. Car si le Mexique est la quinzième puissance mondiale, la corruption y est endémique. Peña Nieto prend conscience de la nécessité de sortir de la réserve et fait l’effort de rencontrer quelques familles des disparus. Mais en juillet 2015, pas de bol pour Peña, « El Chapo » (le Trapu), l’un des mafieux les plus puissants au monde, encore plus riche que Pablo Escobar en son temps, parvient à s’échapper de sa prison réputée ultra-sécurisée avec de toute évidence l’aide d’un bon nombre de complices au sein même de la prison. Bien que cette spectaculaire évasion relève du rocambolesque –voire du burlesque- et ait en apparence peu en commun avec l’horreur d’Iguala, ces deux affaires découlent d’une même logique : la soumission de l’Etat mexicain aux lois du marché de la drogue.
En avril dernier, après les familles des disparus qui contestaient fortement la version officielle des disparitions publiée l’année dernière par le gouvernement mexicain, ce sont des enquêteurs mandatés par la CIDH (Commission interaméricaine des Droits de l’homme) qui ont remis en cause cette version. Si l’Etat mexicain veut cesser de ressembler à une calavera (petite sculpture en forme de tête de mort particulièrement utilisée lors de la Fête des morts), il va falloir faire mieux. Beaucoup mieux. « Si Peña Nieto est Président, le Mexique va plus avoir besoin d’aide qu’un bateau qui chavire », avait déclaré Carlos Fuentes trois mois avant de quitter ce monde. Le grand écrivain ne s’étant pas trompé, reste aux Mexicains à changer de capitaine. Les prochaines Présidentielles auront lieu en 2018. En attendant, Peña Nieto a choisi d’inviter Donald Trump à Mexico à la fin du mois dernier. Il est bien étrange, même franchement grotesque de dérouler le tapis rouge à celui que le même Peña avait auparavant comparé à Hitler. Mais le ridicule ne tue pas, lui.
Comment va l’économie américaine ? Aussi bien que possible si l’on en croit les chiffres des créations d’emplois par les entreprises, constamment favorables. Médiocrement au mieux si l’on se fie aux chiffres du PIB qui tombent depuis quatre trimestres, à peu près égaux à ceux de la zone euro. Les analystes économiques qui s’expriment par centaines sur le sujet affichent de moins en moins de certitudes, leurs schémas ne correspondant plus à la réalité nouvelle. Le tableau statistique de l’économie américaine présente une anomalie pour leurs cadres de pensée. À moins d’erreurs dans la collecte des données qui sont peu vraisemblables : ces données, mensuelles pour les créations d’emplois, trimestrielles pour le PIB, sont régulièrement corrigées et affinées.
Force de l’emploi, faiblesse de l’investissement
C’est le domaine où le paysage s’avère le plus riant. Après avoir détruit près de 9 millions d’emplois durant la « grande récession », les entreprises en ont recréé plus de 13 millions, profitant de l’appétit retrouvé des consommateurs locaux, de la reprise progressive du secteur de la construction, sinistré par la crise hypothécaire, et de l’essor de la production de gaz et de pétrole de schiste. Les créations d’emplois, presque toujours supérieures à 200 000 par mois, escortaient la montée en puissance du PIB, située bon an mal an entre 2 et 2,5 %. Après une période de convalescence, l’économie américaine semblait installée sur une trajectoire favorable de croissance, certes inférieure à celles du boom des nouvelles technologies, dans les années 1990, et du boom de la construction dans les années 2000, mais satisfaisante pour l’esprit.
Mais les trajectoires de l’emploi et du PIB divergent franchement depuis l’automne dernier. L’évolution de la croissance dément les spécialistes de la macroéconomie qui, au vu des créations d’emplois, anticipent, mois après mois, une accélération selon un cercle vertueux : plus d’emplois, plus de consommation, plus d’investissement, donc plus de production totale. Pourquoi la mécanique ne fonctionne-t-elle pas comme elle le devrait ?[access capability= »lire_inedits »]
Certains analystes, un peu plus scrupuleux que la moyenne, dénotent la faiblesse de l’investissement qui se situe à un niveau particulièrement médiocre, au-dessous de 10 % du PIB. Faiblesse que certains attribuent à l’impact de la remontée du dollar qui découragerait les investissements orientés vers l’export, que d’autres expliquent par la chute du prix du pétrole et des matières premières, comme le cuivre, que les États-Unis produisent à grande échelle. Le second argument est recevable, les compagnies minières et pétrolières ayant taillé dans leurs dépenses pour ne pas tomber dans le rouge, mais pas le premier : la parité actuelle du dollar n’entrave pas les exportations de Boeing, de Lockheed, des fabricants d’armes et de bien d’autres grands groupes.
Néanmoins, il est vrai que la faiblesse de l’investissement retentit sur la croissance. Avec ce résultat non désiré : sans l’augmentation régulière de la consommation, la croissance serait devenue nulle ou négative depuis un an. Et, de ce fait, la part de la consommation dans la production totale, l’une des plus élevées du monde, a encore progressé : elle se situe désormais au-delà de 70 %. Le recalibrage de l’économie américaine, vers plus d’investissement et d’exportations, n’est pas à l’horizon.
Mais comme la faiblesse de l’investissement devrait retentir aussi sur l’emploi, le mystère demeure entier. Comment expliquer la constante bonne tenue de l’emploi ?
La productivité en jachère
La clé du mystère nous est fournie par la productivité qui stagne ou décroît dans l’économie qui est à ce jour la plus productive du monde. Les chiffres révèlent trois reculs trimestriels consécutifs qui plongent dans la perplexité la tribu des économistes, à commencer par ceux qui officient au FMI. L’économie américaine crée d’autant plus d’emplois que sa productivité globale a, à tout le moins, cessé de progresser. L’affaire est entendue.
Mais pourquoi cette évolution inattendue ? Comment peut-on imaginer la baisse de la productivité dans un système pleinement concurrentiel ? Sachant que toutes les entreprises industrielles telles que Boeing, Ford et leurs fournisseurs réalisent, trimestre après trimestre,de nouveaux gains de productivité, sachant que Walmart ou Amazon font « suer le burnous », le mystère, à peine éclairci, s’épaissit à nouveau.
Un dernier effort de compréhension s’impose. On peut sommairement découper l’économie en deux secteurs, un secteur à forte productivité, constamment croissante, et un secteur à plus faible productivité. Il suffit que l’emploi stagne ou régresse dans le premier secteur et qu’il progresse dans le second pour que la productivité globale s’en ressente. L’économie américaine connaît un épisode de ce type : la banque et l’exploitation minière, voire l’industrie, suppriment des emplois, tandis que la manutention, l’entretien ou les parcs d’attractions en créent. Les économistes qui ont voix au chapitre médiatique oublient de procéder aux analyses plus fines qui éclaireraient enfin la lanterne des médias, des politiques et du public.
Trump et Clinton au défi de la nouvelle donne
La conjoncture donne du grain à moudre aux candidats à la présidentielle américaine et à leurs états-majors. Avec une question prioritaire : comment stimuler la croissance et relever durablement les gains de productivité tout en conservant un rythme appréciable de création d’emplois ?
Chacun d’entre eux nous a donné l’esquisse de l’esquisse de la solution. Trump entend relocaliser les activités industrielles fortement productives qui se sont enfuies vers la Chine ou le Mexique. Clinton parie sur la capacité d’innovation toujours renouvelée des Américains. Accordons-leur qu’ils ont raison sur le fond l’un et l’autre. Il manque encore deux réponses complémentaires. Trump devrait expliquer comment la réindustrialisation nécessaire pourra créer des emplois en nombre au moment où entre en scène le robot. Et Clinton, comment elle s’y prendrait pour que les innovations américaines soient réalisées sur le sol américain ![/access]
Depuis son entrée en vigueur, après son adoption définitive par l’Assemblée nationale, la loi du 13 avril 2016, plus connue comme celle pénalisant les clients des prostituées, n’a guère fait parler d’elle. Il lui manque, peut être, de porter le nom de sa promotrice, à l’image de la loi Marthe Richard, qui ordonnait, soixante dix ans plus tôt, jour pour jour, la fermeture des maisons closes. Dommage, car une loi Rossignol, nom de la ministre du Droit des femmes porteuse du projet devant le Parlement, aurait eu quelques chances de s’inscrire longtemps dans la mémoire collective…
Trêve de plaisanterie, étonnons-nous un instant que nos grands médias, de presse écrite ou audiovisuelle, qui l’avaient, dans leur grande majorité, saluée comme un progrès considérable dans l’histoire de l’humanité, ne se soient pas précipités pour constater, sur le terrain, les effets bénéfiques de ce texte pour notre nation. Pourtant, si nos éminents journalistes et rédacteurs en chef lisaient un peu moins le New York Times, et un peu plus la presse régionale, cette Cendrillon du système médiatique hexagonal, pour humer l’air du temps sociétal, ils auraient découvert des choses intéressantes à ce sujet dans Le Progrès de Lyon, sous le signature d’Annie Demontfaucon.
Cette petite curieuse est allée sur le terrain, enquêter dans les quartiers lyonnais où s’exerce la prostitution de rue, et dans les commissariats chargés de faire appliquer la loi pour faire l’état des lieux six mois après l’entrée en vigueur de la loi en question.
Les escorts dorment tranquilles
Première question, posée à la commissaire de police d’un quartier touché, depuis des décennies par l’activité prostitutionnelle, à pied (échassières) ou en minibus (amazones) : combien d’infractions ont-elles été constatées et réprimées conformément à la nouvelle loi ? Réponse de Mme la commissaire Corridor (le nom ne s’invente pas !) : zéro. Et elle explique : « C’est complexe… c’est une infraction dont les éléments constitutifs sont difficiles à apporter. Il faut que le rapport sexuel soit constitué et rétribué. » Un flic de terrain précise : « Vu qu’on ne risque pas d’installer des caméras dans les camionnettes, on ne va pas perdre notre temps à prouver l’improuvable ! ». Mme Corridor fait également remarquer que le rapport sexuel tarifé ne constituant qu’une contravention de 5ème classe, passible d’une amende de 1500€, obtenir la preuve par l’aveu au cours d’une garde à vue bien conduite, modèle quai des Orfèvres, est impossible, car la loi l’interdit…
Cela n’empêche pas la préfecture et le Parquet de faire pression sur la police pour que le gouvernement puisse présenter des chiffres montrant que la nouvelle loi est efficace, par exemple en faisant valoir que le nombre des prostituées a notablement diminué dans leur secteur depuis son entrée en vigueur . Faute de « flags », on va donc harceler les michetons potentiels par d’autres moyens. « On multiplie les contrôles routiers, en verbalisant pour des pneus lisses, etc. » Résultat : les clients se font rares, et le chiffre d’affaire des prostituées de rue est en chute libre. Pourtant elles restent, attendant des jours meilleurs, car elles n’ont pas d’autre endroit où aller. Il va sans dire que cette fameuse loi n’entrave en rien la prostitution « de luxe », agences d’escorts et autres systèmes d’échanges de services sexuels passant par Internet et les réseaux sociaux, pour lesquels l’établissement de « flags » n’est pas moins compliqué que pour les clients de Mme Corridor. En général, les limousines n’ont pas de pneus lisses. Mais l’essentiel n’est-il pas que les bigotes néo-féministes soient contentes et puissent faire valoir urbi et orbi leur supériorité morale ?
Olivier Prévôt : La Taularde est un film d’un grand réalisme. Les bruits, la lumière, l’ambiance de la prison, tout cela est rendu avec beaucoup de force et de vérité. D’où vous vient cette familiarité avec le milieu carcéral ?
Audrey Estrougo : J’ai d’abord eu l’occasion de présenter mon deuxième film, Toi, moi, les autres à des détenus. Ce fut mon premier contact avec cet univers, très singulier. Ensuite et pendant plus de dix-huit mois, j’ai animé des ateliers d’écriture en prison, et cela autant dans le quartier des hommes que celui des femmes. La différence entre ces deux mondes m’a frappée. En détention féminine, la violence est beaucoup plus intériorisée. Les unités sont moins grandes, l’ambiance est différente. Les détenues se soutiennent. Il y a un côté « bon enfant » qu’on ne retrouve pas côté hommes. Les détenues ont également un plus haut niveau d’instruction. Ce fut une expérience intense – on entre à 7 heures du matin pour ne ressortir qu’à 19 heures ! Des liens se tissent, forcément. À partir de là, j’ai creusé mon sillon.
Le film montre également le travail quotidien des surveillantes. C’est là une de ses singularités. Il ne se cantonne pas au seul vécu des détenues.
Au fur et à mesure que le projet du film naissait en moi, j’ai éprouvé le besoin d’aller voir de l’autre côté de la barrière, en rencontrant des surveillantes, en parlant et sympathisant avec certaines d’entre elles. Bien sûr, dans des unités différentes de celles où j’intervenais déjà. Elles ont longuement évoqué leur métier, les difficultés qui sont les leurs. Elles m’ont donné leur éclairage propre.
Vous avez, je crois, une méthode de travail particulière…
L’édito d’Elisabeth Lévy sur le burkini est simplement parfait, à deux nuances près. La première est qu’il n’est pas seulement parfait : il est plus que parfait quand elle ose avouer, à propos de l’interdiction du burkini: ”ma fibre libérale souffre doublement, pour le burkini et pour l’interdiction”.
Nous sommes en guerre
La seconde est que ses arguments n’évitent pas toutes les fausses pistes : la seule bonne raison de combattre le birkini par tous les moyens adéquats, c’est que nous sommes en guerre. Premier point : un libéral authentique se sent forcément mal d’avoir à interdire le port d’un vêtement exhibant une conviction ou une affiliation quelconque dans l’espace public. Cette liberté est l’essence même du libéralisme, qui refuse que l’Etat, la société, ou sa majorité impose leur loi dans la manifestation des convictions et dans les moeurs des personnes privées.
On aimerait tellement ne pas avoir à assumer le mauvais rôle qui est d’interdire aux femmes, ici, ce qui leur est imposé ailleurs. Mais c’est une fausse piste que de se justifier en disant que ce vêtement-là est intrinsèquement le signe de la servitude de celle qui le porte. Car si cette servitude est volontaire, comme ce peut être le cas en France, il n’appartient pas à une société libérale d’émanciper les femmes contre leur gré.
On ne peut donc pas condamner un vêtement comme le burkini ou le voile islamique pour leur signification intrinsèque. Cette signification est toujours sujette à interprétations et à contestations. On ne peut les condamner, les combattre, voire les interdire qu’en raison de leur signification contextuelle. Nous sommes en guerre. Aujourd’hui et maintenant, ces vêtements font allégeance à l’islamisme politique qui nous agresse. Si l’on n‘osait pas admettre que nous combattons les emblèmes de l’islamisme conquérant et non des vêtements significatifs et insupportables en eux-mêmes, il faudrait étendre le même jugement et la même condamnation aux femmes juives ultra orthodoxes qui portent des vêtements similaires, sans nous agresser pour cela.
Un double cheval de Troie?
Il faut donc se résoudre à prendre des mesures spécifiques et discriminatoires contre l’islamisme de combat, au nom de principes généraux qui ne s’appliquent qu’à lui. Ce n’est pas discriminer les musulmanes de France ou leur imposer un apartheid, puisque l’immense majorité d’entre elles ne l’adoptent pas.
On a toutefois d’autant plus mauvaise conscience à l’égard de ces baigneuses qui sont aussi couvertes que la femme du Déjeuner sur l’herbe de Manet est nue, qu’on nous assure de tous côtés que le burkini est en réalité un cheval de Troie qui marche à l’envers. Porter ce vêtement ambigu serait faire, en douce, le premier pas vers l’émancipation, puisqu’il permet à ces femmes musulmanes d’aller à la plage, ce que Daech ne tolère pas, et d’y aller sans leurs maris, leurs pères ou leurs frères, puisqu’ainsi couvertes, leur surveillance est devenue superflue.
Il se peut que le burkini soit un cheval de Troie en deux sens opposés. Il se peut qu’il couvre une part de ruse chez certaines de celles qui l’arborent, de même que le fait de porter le voile peut apporter à certaines jeunes filles le sentiment de ne pas trahir leur religion tout en faisant des études et en travaillant comme les hommes.
Pour ces raisons de principe et de fait, un libéral, et une libérale encore plus, aimerait tenir un discours d’accommodement raisonnable du genre : « pourvu que vous alliez à la plage, et pourvu que vous y alliez sans vos maris vos pères et vos frères, nous consentons à cet habit, quoiqu’il nous déplaise profondément en ce qu’il heurte notre conception de la femme. Mais nous ne pouvons pas l’interdire et porter atteinte à votre liberté puisque ce burkini ne porte pas atteinte à la liberté des femmes qui ne le portent pas.” Comment répondre, en libéral, à cette objection?
Si on répond que le burkini est un drapeau, et que c’est pour cette raison qu’on a le droit de l’interdire, on entendra Edwy Penel répondre comme il vient de la faire à Apolline de Malherbe qui lui opposait cette phrase de Finkielkraut, que tout vêtement ou signe d’appartenance peut être considéré comme le drapeau d’une appartenance particulière laquelle est libre de se manifester dans l’espace public.
Plenel le sophiste
Edwy Plenel, on le connaît, n’a pas laissé à Apolline de Malherbe le loisir de compléter la pensée de Finkielkraut: le burkini est le drapeau d’une idéologie, oui, mais pas d’une idéologie comme les autres. Il est le drapeau d’une idéologie qui tue et qui cherche à imposer sa loi à certains territoires de notre pays. C’est pourquoi la démocratie libérale doit le combattre : face à l’islamisme conquérant, notre liberté est en état de légitime défense.
Alors, surtout, n’invoquons pas des arguments biaisés pour le combattre : ce n’est pas parce que le burkini représente une atteinte à la dignité des femmes qu’on est en droit de l’interdire tout en respectant les droits de l’homme. C’est parce qu’il est le drapeau d’un ennemi, en temps de guerre. Une guerre qui est tout à la fois militaire, policière et culturelle.
Ceci est la seule justification possible d’une mesure qui ne doit s’appliquer qu’à l’islamisme, puisque l’islamisme est le seul à faire la guerre à notre liberté.
Et puisque je tiens le micro, j’en profite pour ajouter quatre remarques, en style télégraphique s’il le faut.
Primo, un peuple libre et adepte de la démocratie libérale a le droit de défendre sa façon de vivre, ses moeurs, sa culture, son identité, bref, son être, comme tout vivant a le droit de vouloir « persévérer dans son être ». ( La formule est de Spinoza, respect!).
Secundo, nos mœurs ne sont pas seulement celles qui nous plaisent; elles ne sont pas seulement notre choix de civilisation. Elles sont supérieures aux mœurs archaïques et barbares qu’on leur oppose parce qu’elles résultent des progrès de LA civilisation. On n’a certes pas le droit d’imposer nos valeurs, nos principes et nos choix de vie à ceux et celles qui n’en veulent pas, mais ceux et celles-ci ont encore moins le droit de venir les combattre chez nous.
Tertio, le principe de « l’accommodement raisonnable » désigne l’effort auquel la société d’accueil consent pour que « les autres », les nouveaux venus, puissent s’y intégrer. Mais pour être raisonnable, cet accommodement doit être second et secondaire. C’est l’adaptation des nouveaux venus à la culture de la société d’accueil qui doit être accomplie en premier lieu. Sans volonté d’adaptation et d’acculturation de leur part, l’accommodement est le premier pas de la soumission.
Quarto, la bataille du burkini a provoqué un revirement spectaculaire chez nos révolutionnaires marxistes. De l’ex-althussérien Etienne Balibar à l’ex-trotskiste Edwy Plenel, les voilà transformés en défenseurs véhéments des droits de l’homme, des droits des particuliers. Edwy Plenel se fait ainsi le champion des droits des minorités, des groupes particuliers, contre la domination de la culture commune, et Etienne Balibar dénonce même un « communautarisme d’Etat » dans la défense de la culture française contre le communautarisme islamiste dissident et agressif.
Si Marx pouvait lire cette apologie véhémente des droits de l’homme chez ses héritiers, il viendrait sans aucun doute les désavouer en leur infligeant une Critique impitoyable. Je sais bien que Balibar et Plenel le savent, parce qu’ils connaissent leur Marx par cœur. Cette remarque s’adresse donc uniquement aux lecteurs de Causeur qui n’auraient pas lu le livre que j’ai consacré à l’article de Marx intitulé Sur la question juive. Marx y fait le procès de la Déclaration des droits de l’homme et de l’émancipation politique qu’elle apporte. Il accuse l’émancipation politique de reconduire l’aliénation humaine, au motif qu’elle privilégie les droits de l’homme particulier sur les droits du citoyen. Selon lui, l’émancipation humaine exige l’abolition des droits de l’homme et même de l’homme en tant que particulier, et sa transformation intégrale en citoyen, en membre exclusif de la communauté politique, par la disparition pure et simple de la société civile.
S’il lit Causeur d’où il est, Marx peut-il comprendre que ce retournement de veste chez ses plus fidèles adeptes s’explique, non par une conversion au libéralisme, mais par le remplacement des prolétaires par les musulmans dans le combat contre notre société ?
L’actualité récente nous a encore offert de nombreux exemples du triste état de décomposition dans lequel se trouvent nos sociétés occidentales rongées par la culpabilité. Quand le burkini ne fait pas quotidiennement les manchettes, suscitant polémique après polémique et provocation après provocation, ce sont les attentats terroristes qui nous invitent à réfléchir. Ce sont aussi les signes visibles de la religion dans l’espace public et la montée fulgurante de l’antisémitisme qui nous poussent à nous interroger sur l’efficacité de la laïcité à prévenir les dérapages identitaires. Posons-nous la question : les institutions républicaines sont-elles encore garantes de l’unité nationale ? Les valeurs de la France sont-elles encore assez fortes pour supporter tout cet ensauvagement ?
L’offensive islamiste est évidente
La réalité d’une offensive intégriste en Europe est tellement évidente que seuls de rares intellectuels se couvrent encore les yeux. Bien sûr, il faut habiter les beaux quartiers pour parler avec désinvolture d’un « mythe de l’islamisation » en France, comme le sociologue Raphaël Liogier dans un livre paru en 2012[1. Raphaël Liogier, Le mythe de l’islamisation. Essai sur une obsession collective, Paris, Seuil, 2012.]. Il faut aussi se sentir bien au-dessus de la mêlée pour affirmer avec condescendance que dans l’Hexagone, « ce n’est ni tout va bien ni tout va mal », comme le ministre de l’Économie Emmanuel Macron.
Le problème est que tous ces bien-pensants forment une petite oligarchie influente, capable de désorienter la population en maquillant les faits. Il s’avère donc essentiel de déconstruire le projet que cette élite propose à l’Occident de mettre en branle. Car ce projet a un nom : le multiculturalisme. Mais de quoi ce projet est-il porteur exactement ? D’un véritable vivre-ensemble ou d’un sournois vivre-séparé ?
L’expérience canadienne montre que le multiculturalisme représente une entreprise d’inversion du conservatisme plutôt qu’un progrès social. En Amérique du Nord, le multiculturalisme se nourrit d’abord de la logique des réserves. Ce sont les Amérindiens qui ont été contraints de rester à l’intérieur des frontières qu’on leur a dessinées puis imposées, et ce serait maintenant au tour des nouveaux arrivants de rester confinés à l’intérieur de leurs petits territoires urbains. Soyons clairs : le multiculturalisme ne rime pas avec citoyenneté, mais avec tribalisme. La prolifération de marqueurs religieux « à la mode » témoigne de la défaite de l’universalisme comme vision du monde.
Se libérer du poids de la tradition
Que ce soit au Canada ou en Europe de l’Ouest, le multiculturalisme enferme les membres des dites communautés culturelles dans leur appartenance réelle ou fantasmée au lieu de leur offrir la variété de possibles digne de la modernité. Des philosophes anglo-saxons comme Charles Taylor peuvent bien voir dans cette idéologie l’une des grandes héritières du libéralisme politique, mais nous pouvons nous questionner sérieusement sur la valeur de leur réflexion. Le propre du libéralisme n’est-il pas, justement, de libérer du poids de la tradition ?
L’idéologie multiculturaliste permet peut-être aux immigrants d’échapper à l’ancien modèle d’intégration dont on craint les effets assimilateurs, mais en retour, elle les oblige à demeurer sous la tutelle de leaders religieux dont l’ambition est de préserver la « pureté » de leurs communautés. Pour ce faire, ces leaders autoproclamés demandent à leurs coreligionnaires de rester à l’écart de la population ambiante. Pour couronner le tout, le multiculturalisme propose à l’Autre de se soustraire à l’identité commune, nationale, pour mieux préserver son identité propre, authentique. Une identité en moins, une identité en plus. Dans cette optique, personne n’échappe au choc des civilisations.
En gros, les promoteurs du multiculturalisme sont persuadés de combattre l’identitarisme alors qu’ils contribuent seulement à le faire changer de camp. Dans ce grand bal des identitaires, où l’extrême droite mange à la même table que les associations antiracistes gagnées à l’idéal communautaire, on prône la préservation de cultures mythifiées qui n’ont souvent aucun rapport avec la réalité. Si l’extrême droite fait la promotion d’une forme de communautarisme national, imperméable à l’immigration, les associations antiracistes font la promotion d’un communautarisme socioreligieux, imperméable à la société d’accueil.
C’est dire comment deux camps se renvoient la balle dans un pays qui aurait bien besoin de voir plus loin.
Propos recueillis par Daoud Boughezala et Élisabeth Lévy
Causeur. Vous présidez désormais la Fondation de l’islam de France. Les musulmans français aujourd’hui sont-ils prêts à regarder la réalité en face et à admettre que le djihadisme vient de leurs rangs et y suscite une sympathie beaucoup trop large, plutôt que de hurler à l’islamophobie et d’agiter la complainte victimaire et anticolonialiste avec le renfort de la gauche compassionnelle ?
Jean-Pierre Chevènement.[1. Ancien ministre de l’Education, de la Défense et de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement préside aujourd’hui la Fondation des oeuvres de l’islam.] Je crains qu’en pratiquant l’amalgame entre les terroristes « djihadistes » et la grande masse des musulmans de France qui n’aspirent qu’à pratiquer paisiblement leur culte, vous ne tombiez dans le piège de nos adversaires. Ces derniers ne se cachent pas de vouloir susciter une guerre civile en France en jouant sur les fractures trop réelles de notre société. Je vous le dis : il faut isoler les terroristes. C’est une règle de principe. Or l’« hystérisation » des problèmes ne peut qu’élargir leur cercle de sympathisants, aujourd’hui très réduit parmi les musulmans. Ceux-ci souffrent de ces amalgames précipités et injustes. L’islam de France est par définition un islam républicain. Son émergence est une tâche de longue haleine, mais si la voie est étroite, il n’y en a pas d’autre pour maintenir la paix civile. Bien entendu, il y a d’autres chantiers à ouvrir pour que reprenne le processus normal de l’intégration. Il nous faut « faire France » à nouveau. Cela ne peut se réaliser que sur un projet partagé. Évitez donc les caricatures ![access capability= »lire_inedits »] Ouvrez des chemins qui rapprochent ! Rejetez la voie des surenchères qui fait le jeu de Daech !
Les médias et la gauche politique dénoncent volontiers l’islamophobie française (un des éléments de la « droitisation »). Ce qui est sûr, c’est que la méfiance envers l’islam grandit en France. Comment y répondre ?
Que les attentats de 2015-2016 aient provoqué beaucoup d’inquiétude et d’interrogations chez nos concitoyens, qui ne le comprendrait ? Mais je ne constate pas le rejet de nos compatriotes musulmans dont la plupart n’ont rien à voir avec le salafisme qui est le terreau du djihadisme armé. Les Français sont un vieux peuple républicain. Ils ont montré beaucoup de maturité, à l’exception d’incidents isolés en Corse et hélas des propos de certains responsables politiques qui font de l’islam LE problème de la société française, alors qu’elle en a tant d’autres ! Les attentats terroristes ne sont vraiment une menace que parce que ces hommes politiques à courte vue, ayant abandonné depuis longtemps les véritables leviers de commande, ont laissé s’accumuler depuis trop longtemps des stocks de matières inflammables, notamment un chômage de masse dans la jeunesse, qui rendent en effet la situation très dangereuse. Ils savent pourtant que la plupart des victimes du terrorisme, de l’Irak à l’Algérie, de la Syrie et de la Turquie au Nigeria, sont des musulmans. L’islam est une mosaïque de sensibilités, et le fondamentalisme religieux dans le monde arabo-musulman ne l’a emporté sur le courant de la réforme – la Nahda – que depuis quatre décennies environ. Cela n’a rien d’irréversible ! Il faudrait que l’Occident fasse son examen de conscience dans le soutien à courte vue qu’il a apporté au fondamentalisme religieux. Je ne remonterai pas à la guerre du Golfe mais aujourd’hui encore j’entends des voix françaises prôner le soutien en Syrie aux rebelles islamistes et même à Al-Nosra, filiale d’Al-Qaïda ! On marche sur la tête ! Il faut condamner avec force les actes anti-musulmans, et votre journal devrait le faire plus nettement et plus souvent en montrant non seulement le caractère odieux et criminel de ces actes mais aussi leur bêtise. Vous évoquez l’islamophobie. C’est un mauvais mot. Aucune religion ne doit être à l’abri du débat. Mais il faut flétrir le racisme aussi inadmissible vis-à-vis des Maghrébins que des Juifs. L’islam doit être respecté comme la religion de 1,8 milliard d’êtres humains, une religion née il y a mille cinq cents ans et qui s’est incarnée dans des civilisations qui furent parmi les plus brillantes de l’humanité. La réponse à l’inquiétude légitime de nos concitoyens est dans l’application ferme et même sévère de la loi républicaine. La République rassemble. Le communautarisme, quelle qu’en soit la forme, encourage les replis identitaires. Je ne pense pas que votre but soit de créer en France une communauté de plus, les « souchiens ». Ce ne serait pas rendre service à notre pays !
Bien entendu, des personnalités politiques de tous bords se sont émues de votre nomination, exigeant la promotion d’un homme, ou mieux encore d’une femme, de culture musulmane. Est-ce une objection légitime ? Symboliquement, aurait-il été judicieux de confier cette responsabilité à une personnalité laïque plus jeune, issue de l’immigration arabo-musulmane, tels que Jeannette Bougrab ou Malek Boutih ?
C’est une responsabilité qui s’apprécie au niveau de l’État. Il y a bien sûr des réactions de type communautariste. Je vous rappelle que la Fondation des œuvres de l’islam de France n’aura pas à s’immiscer dans les questions proprement religieuses et n’aura d’actions qu’en matière éducative, culturelle et sociale. Il y a beaucoup à faire pour rapprocher la France et l’islam, et d’abord les faire se connaître mieux. L’islam de France sera financé par des fonds exclusivement français, dans le respect des règles de la laïcité. J’insiste sur le fait que, à ce stade, je ne suis que pressenti par le ministre de l’Intérieur. C’est parce que j’apprécie Bernard Cazeneuve, sa parfaite maîtrise, et que je connais la rudesse de sa tâche que j’ai accepté le principe de cette responsabilité que j’exercerai, si tel doit être le cas, avec le seul souci de servir notre pays et de prolonger le chantier que j’avais ouvert en 1999. Bernard Cazeneuve a lui-même créé une instance de dialogue qui élargit à de nouvelles générations la mise en commun de nos réflexions. Quant aux personnalités que vous avez citées, je ne doute pas que leurs talents incontestables les prédisposent à exercer des responsabilités dans le chantier de la refondation républicaine dont l’islam de France n’est qu’une modeste facette.
Vous relevez ce défi de l’acculturation de l’islam presque vingt ans après avoir mené une grande consultation au ministère de l’Intérieur qui a donné naissance au CFCM. Comment expliquez-vous votre échec à faire émerger un islam de France ? Les musulmans de France forment-ils une communauté unifiée ?
Dix-sept ans après le lancement de la « consultation » que j’ai initiée, un travail considérable a été effectué. La déclaration de principes du 28 janvier 2000, la création par Nicolas Sarkozy du Conseil français du culte musulman (CFCM) en 2003 ne sont que les premiers petits cailloux sur un chemin qui sera long. Le CFCM ne mérite pas la critique excessive qui en est souvent faite par des gens qui ne connaissent qu’insuffisamment le sujet. Il a le mérite d’exister. Quant à la Fondation des œuvres de l’islam de France, dont Dominique de Villepin avait eu l’idée, c’est pour la « désenliser » que Bernard Cazeneuve s’est tourné vers moi. Le trépied retenu – fondation d’intérêt public, association cultuelle, instituts d’islamologie – peut permettre de franchir une nouvelle étape qui elle-même en appelle d’autres.
Quelles sont les responsabilités respectives des musulmans, des pouvoirs publics et des puissances étrangères (Algérie, Maroc, Turquie…) dans cette faillite collective ? Il n’y a pas de faillite. Combien de temps a-t-il fallu à l’Église catholique pour trouver ses équilibres ? Des siècles !
À l’époque de la création du CFCM, vous aviez reçu les représentants des différentes tendances de la communauté musulmane, jusqu’aux radicaux du Tabligh. Aujourd’hui, certains islamologues s’inquiètent de la radicalisation de la rue musulmane française, qui juge l’UOIF et Tariq Ramadan trop « républicains ». Comme l’a déclaré Manuel Valls, les salafistes ont-ils gagné la bataille des idées ? Le courant salafiste ne s’est développé en France que récemment. Il reste très minoritaire. Suleiman Mourad, éminent historien libanais de l’islam, dans La Mosaïque de l’islam[1. Suleiman Mourad, La Mosaïque de l’islam, entretiens avec Perry Anderson, Fayard, 2016, p. 100.], montre que le wahhabisme est une doctrine profondément étrangère à l’esprit du sunnisme : « Au cœur de l’islam sunnite, il y a ce qu’on pourrait appeler l’idée de compromis, la croyance qu’aucune secte n’est totalement dans le vrai, qu’il y a une diversité de points de vue en matière de religion et que vous devez faire apparaître cette diversité dans votre propre pensée. »
Place Beauvau, vous aviez envisagé de contourner la loi sur la laïcité en formant les imams à Strasbourg. La loi de 1905 serait-elle inadaptée à l’islam de France ou faut-il accepter des accommodements raisonnables pour lutter contre les influences étrangères, en particulier salafistes ?
La loi de 1905 n’a pas besoin d’être changée. Je vous fais observer, néanmoins, qu’elle l’a été plusieurs fois par le passé.
À l’ère du djihadisme 2.0, alors que la plupart des terroristes fréquentaient peu la mosquée, l’État a-t-il les moyens de lutter contre des kamikazes qui planifient leurs crimes sur des messageries codées ? N’avons-nous pas sans cesse un train de retard ?
C’est l’affaire du cyber-renseignement. Mais vous savez, tout n’est pas dans la technologie. Le facteur humain compte énormément. Il faut aller au contact des jeunes notamment, nouer un dialogue qui a été, hélas, laissé en friche. Les jeunes nés de l’immigration sont autant de passerelles que la France tend au monde pour nouer le nécessaire dialogue des nations et des cultures. Mais c’est là que nous ressentons les fractures trop réelles de la société française : le chômage des jeunes particulièrement, la crise de l’école et de la citoyenneté, et j’en passe…
Vous avez conseillé aux Français musulmans la discrétion, et certains vous ont répondu que le temps où ils rasaient les murs est révolu. Qu’avez-vous voulu dire ?
Mon conseil s’adresse d’abord à toutes les religions : dans une République laïque, chacun doit privilégier dans l’espace public de débat, plutôt que l’affirmation de la Révélation qui lui est propre, la raison naturelle et l’argumentation raisonnée. C’est un effort qui est demandé à chacun (« effort » est d’ailleurs la traduction qu’on donne du mot « djihad », quand il s’applique à la conquête de soi, à la domination de ses passions : c’est le « grand djihad ». Le « petit djihad » n’est permis que dans certaines circonstances (la lutte contre les croisés du XIe au XIIIe siècle, les Mongols ensuite, l’envahisseur étranger le cas échéant). Aujourd’hui, le terrorisme qui se dit « djihadiste » s’inscrit dans une vision eschatologique de la fin des temps. C’est la voie du suicide, pour les intéressés mais aussi pour les musulmans. J’ai confiance que le monde musulman saura se débarrasser de cette pathologie. Le terrorisme c’est un crime, tout simplement, à traiter comme tel. Je conseillerai plutôt à nos concitoyens une sorte de « djihad laïque », un effort de raison qui est demandé aux musulmans comme aux autres d’ailleurs, pour s’exprimer de manière argumentée dans l’espace républicain, commun à tous. Oui, cela implique une certaine discrétion dans l’expression de ses croyances religieuses. C’est également vrai, mais sur un plan distinct de la laïcité, celui de l’intégration à la société française. L’intégration, c’est la clé des codes sociaux permettant d’exercer sa liberté. J’ai eu un débat sur ce sujet avec un conseiller d’État, M. Thierry Tuot[2. Le Débat, septembre 2015. Cahier consacré à l’intégration et au multiculturalisme.], qui milite pour une société qu’il appelle « d’inclusion », mais en fait prêche le modèle communautariste à l’anglo-saxonne. Je ne partage pas cette vision. Le modèle républicain de l’égalité de tous les citoyens devant la loi me paraît supérieur. Et c’est vrai qu’il demande aussi un effort, qui a d’ailleurs été consenti par toutes les vagues d’immigration que la France a connues jusque dans les années 1970. Elles se sont adaptées aux mœurs françaises. Mais c’est un processus de longue durée qui exige à la fois effort et tolérance, mais aussi et surtout patriotisme bien compris. Donc, je ne retire rien de mon conseil de discrétion qui ne procède que d’un sentiment amical de ma part à l’égard de nos compatriotes musulmans et du souci que j’ai du bien commun.
Cette affirmation identitaire musulmane et l’échec de l’intégration en général ne sont-ils pas tout simplement dus au trop grand nombre de personnes à intégrer donc à l’immigration massive ?
L’intégration connaît des difficultés mais elle se poursuit quand même. Il ne faut pas jeter le manche après la cognée. Quant à l’immigration, évidemment elle dépend de la capacité d’intégration du pays. Mais la France a bien d’autres problèmes. Les immigrés ne doivent pas devenir les boucs émissaires de la crise profonde dans laquelle notre pays s’est enfoncé depuis 1974.
Depuis 2015, il ne se passe pas de jours sans que l’on brandisse des valeurs républicaines pourtant bien malmenées, et pas seulement par le communautarisme musulman. Alors que, dans les faits, un multiculturalisme séparatiste s’impose de plus en plus, la République est-elle autre chose qu’une réponse incantatoire ?
Au séparatisme identitaire il n’y a qu’une réponse : une République énergique et généreuse, une France à nouveau sûre d’elle-même et de son projet. C’est cela le cœur du débat : la vision stratégique de notre redressement. Avec la polémique sur le burkini, syndrome caniculaire, nous en sommes assez loin…
On a beaucoup reproché à Nicolas Sarkozy et à la droite d’avoir agité le chiffon rouge identitaire. Mais la gauche n’est-elle pas encore plus coupable d’avoir voulu ignorer la question et étouffer le débat ? Je ne partage pas la culture du déni : il y a des maux qu’il faut savoir nommer, en n’en exceptant, bien sûr, aucun. Mais aussi avec des bons mots ! Vouloir hystériser le débat ne vaut pas mieux que vouloir l’étouffer.[/access]