La paille, la poutre, le pape


La paille, la poutre, le pape
JMJ 2016. Benjamin Filarski.
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JMJ 2016. Benjamin Filarski.

C’est seulement le soir, quand nos curés en soutane ont pris la parole d’un ton grave et barrésien, que nous avons pris conscience de ce qui s’était passé : «Cela faisait des décennies qu’un prêtre n’était mort à cause de sa foi sur le sol français. Prions pour le père Jacques Hamel, mort en martyr, prions pour tous les chrétiens persécutés et prions pour la France. C’est toujours au creux du malheur qu’un pays réveille ses héros, sa capacité de communier et sa puissance de vie. C’est aux abîmes de la mort que la France réveille son âme dans une même douleur, dans cette fraternité profonde qui est celle du sang et des larmes que nous avons tant de fois connue dans notre histoire, qui est aussi celle du courage et de l’espérance comme un désespoir surmonté. »

De toutes les douches froides imposées par notre périple, celle-ci fut la plus désagréable. Et la gueule de bois d’autant plus forte et violente que la fête avait été longue et intense.

Arrivés dans la capitale polonaise le 26 juillet pour vivre quatre jours de rassemblement autour du pape François, la majorité des groupes de pèlerins en avait profité pour voyager dans les alentours. Les 550 jeunes de la paroisse de l’Ouest parisien que j’accompagne reviennent alors de trois jours de traversée de l’Allemagne, suivis de cinq jours dans la ville polonaise de Wroclaw. Habitués aux nuits d’insomnies passées dans le car ou entassés par terre dans des gymnases, à la toilette sommaire au tuyau d’arrosage, aux habits sales ou encore humides et moisis par une lessive rapide, aux heures de queue pour aller aux toilettes et aux éternels sandwichs-chips, on ne sent plus la fatigue ni l’inconfort.

Au contraire, jusqu’au choc de l’annonce de l’attentat de Saint-Étienne-du-Rouvray, ce rythme spartiate semble doper l’enthousiasme. En chaussures bateau, mocassins, Bensimon, New Balance ou rangeos, suivant leur degré d’allégeance aux codes du « bon catholique français des beaux quartiers », mes compagnons de voyage enchaînent les allers-retours de Cracovie à la banlieue où ils logent. Entre les laudes, la messe, l’adoration, le chapelet, le temps de réflexion en équipes, l’enseignement du curé, la confession, la louange, les vêpres, le chemin de croix… il reste quelques moments pour faire la sieste sous les ombrages d’un parc ou siroter un verre en terrasse. Dans cette ambiance catho-cool estivale et festive, même les plus réservés ont fini par laisser leur balai de côté : on les retrouve au premier rang des cortèges, levant les mains au ciel pour louer Dieu.[access capability= »lire_inedits »]

De la joie à l’exultation en passant par l’euphorie, c’est le crescendo traditionnel du bonheuromètre des JMJ. Dans les rues de Cracovie devenue une véritable fourmilière de jeunes en délires, des sourires du monde entier défilent en hurlant. Brandissant fièrement leurs drapeaux et distribuant à tout va des images pieuses, ils vont de point de rendez-vous en point de rendez-vous, essayant tant bien que mal de se frayer un chemin à travers le tintamarre de la nouvelle Babylone.

Le cocktail foule-fatigue aux effets « hystérisants » ne saurait suffire à expliquer la transe de ces deux millions et demi de catholiques. Qui peut ainsi gorger les âmes, les faire déborder et ruisseler en des flots de joie ? On s’est bien moqué de leur Dieu qui changeait l’eau en vin mais aujourd’hui on ne peut s’empêcher de constater que, sans une goutte d’alcool, l’allégresse est capable de se transformer en véritable ivresse.

Cependant, après la triste nouvelle de Saint-Étienne, ces JMJ ont pris une nouvelle tournure, se transformant en un réel tourbillon schizophrénique. Pendant la journée à Cracovie, nous continuons à rire avec les jeunes du monde entier. Et puis le soir, rassemblés entre nous dans l’église de notre lointaine banlieue, devenue une cellule de dégrisement, nous laissons place au deuil et au recueillement.

Imaginez. Quelques centaines de jeunes Français en marinières priant à genoux en silence, un chapelet à la main, serrés les uns contre les autres devant le saint sacrement. Sentez. Le doux parfum suranné de notre vieille France, fille aînée de l’Église. Écoutez. Leurs chants s’élever vers le ciel comme une plainte douloureuse. Vous aurez alors devant vous l’envers du décor des JMJ, la face cachée de la fête. C’est triste, et beau à la fois, de voir ainsi les Français se retirer du bruit de la foule. C’est révoltant, et sublime en même temps, de penser que cette ferveur redoublée sera leur seule réponse au drame de Saint-Étienne-du-Rouvray. Une réponse silencieuse et pacifique mais qui résonnera plus tard, d’une manière ou d’une autre, dans les décisions qu’ils seront amenés à prendre. En s’endormant pour toujours, le père Jacques Hamel a réveillé cette jeunesse.

Mais le jeune catholique français ne tape pas des mains et ne prie pas toute la journée. De retour au bercail, il retrouve son quotidien. Après s’être relaxé dans un bon bain chaud, prélassé dans un grand lit moelleux, délecté d’un savoureux bifteck, décontracté au petit coin et reposé du bruit de la masse, il lui reste du temps pour surfer sur le net et découvrir toutes ces déclarations, prises de position, articles et tribunes, qu’il a manqués pendant son voyage. Découvrant alors le discours du clergé à propos du drame de Saint-Étienne-du-Rouvray, aromatisé d’autoaccusation et de relativisme, il a toutes les peines du monde à faire marcher la double autocensure qu’on lui a inculquée. Celle de l’Église : sainte, il est malvenu de remettre en cause ses dires. Celle de notre dictature de la bien-pensance : padamalgame, tolérance et mêltwadeskiteregaard.

Quelques réflexions parviennent tout de même à se frayer un chemin. En écoutant par exemple l’homélie du 31 juillet de Mgr Lebrun à la mémoire du père Jacques Hamel : « Vu d’Afrique, de Chine ou du Moyen-Orient, notre société occidentale n’a-t-elle pas le visage de cet homme [l’homme riche de l’Évangile] ? Elle démolit ses greniers pour en construire de plus grands ; elle démolit ses voitures, ses maisons, ses magasins, pour en construire de plus grands ; elle passe de la 3 G à la 4 G, jette ses téléphones pour en acheter des plus sophistiqués ; elle ferme ses usines pour en construire de plus rentables ailleurs. N’en est-il pas de même vu de certains appartements de Saint-Étienne-du-Rouvray ? […] Le progrès et la richesse sont folies s’ils ne sont pas partagés. La soif de posséder est une idolâtrie, dit saint Paul. Qui peut nier qu’elle contribue à la guerre, entre les hommes, parfois d’une même famille, en tous les cas entre les peuples ? »

Et voilà, on nous frappe et c’est encore de notre faute. Que la gauche au pouvoir diffuse son idéologie masochiste et autodestructrice en faisant passer l’ennemi pour une victime, on s’y était habitué. Que l’Église s’y mette aussi, c’était moins attendu. OK, « si quelqu’un te frappe sur le joue droite, présente-lui aussi l’autre », mais cela ne veut pas dire « commence par te frapper la joue gauche ». Ne pas répondre à la violence par la violence, ce n’est pas nécessairement s’autoflageller. Dans les cours de cathé’, on nous a toujours et d’abord enseigné : « Aime ton prochain comme toi-même… » Pour aimer son prochain, il faut d’abord apprendre à s’aimer. La religion de l’amour ne peut rayonner si elle rumine la haine de soi.

« Reconnaissons que nous sommes de la même famille, la même famille humaine qui n’a qu’un seul cœur, une seule âme, une seule espérance, le bonheur de tous », continue Mgr Lebrun. À force d’être désincarnées, les belles paroles raisonnent de vacuité. Qu’est-ce que cela veut dire « le bonheur de tous » ? Si une communion est possible entre les hommes, comme l’ont montré les JMJ, nous ne pouvons cependant plus nous bercer de l’illusion d’une « même famille humaine ».

Je suis née en France et j’aime mon pays plus que celui du voisin. J’ai appris son histoire, j’ai été nourrie de ses racines chrétiennes et républicaines, et ce sont ces racines que je veux voir perdurer sur ma terre patrie. Ce n’est pas l’islam, ce ne sont pas les mosquées. Nous n’avons pas tous qu’une seule et même espérance, c’est faux. Il faut cesser de prêcher un christianisme hors sol. Les JMJ, avec leur défilé de drapeaux arborés fièrement et leur concert d’hymnes patriotiques, sont le meilleur lieu pour prendre conscience que mon identité nationale m’oblige, autant que ma foi catholique. « Notre cité se trouve dans les cieux » mais la vocation universelle du christianisme ne doit pas nous faire oublier le lien charnel et privilégié que nous entretenons avec notre pays ici-bas. Christianisme et patriotisme peuvent faire bon ménage. Le drame de Saint-Étienne-du-Rouvray nous oblige à regarder qui nous sommes et ce que nous voulons défendre et construire. La France a une histoire, un ADN, une identité, et ce n’est pas en y renonçant que nous renforcerons le vivre-ensemble. Moins nous sommes fermes sur nos valeurs, plus les radicaux considéreront avoir le champ libre pour répandre leur vision totalitaire du monde.

Le relativisme du « tout se vaut » noie notre essence dans un universalisme plat où aucune tête ne dépasse. En effet, Daech aura beau les couper, la violence terroriste sera encore et toujours relativisée dans la violence universelle. De retour des JMJ, le pape a été le premier à refuser le lien terrorisme-islam, révélant derrière le pontife, un de nos meilleurs pontes du politiquement correct. « Pourquoi ne nommez-vous jamais l’islam lorsque vous parlez de la violence terroriste ? », lui demande-t-on. Voici sa réponse : « Je n’aime pas parler de violence islamique, parce qu’en feuilletant les journaux je ne vois tous les jours que des violences, même en Italie : celui-là qui tue sa fiancée, tel autre qui tue sa belle-mère, et un autre… et ce sont des catholiques baptisés, hein ! Ce sont des catholiques violents. Si je parle de violence islamique, je dois parler de violence catholique. Non, les musulmans ne sont pas tous violents, les catholiques ne sont pas tous violents. C’est comme dans la macédoine, il y a de tout… Il y a des violents de cette religion… Une chose est vraie : je crois qu’il y a presque toujours dans toutes les religions un petit groupe de fondamentalistes. Nous en avons. […] Mais on ne peut pas dire, ce n’est pas vrai et ce n’est pas juste, que l’islam soit terroriste. »

Sans rire, comment peut-on avaler cette pilule ? Qu’un vulgaire apôtre du « pas d’amalgame » mette sur le même plan les violences commises au nom de l’islam et les faits divers imputables à des catholiques… Mais le pape ?! Désolée, nous n’avons pas encore vu de fondamentaliste catholique égorger un imam. Arrêtons avec cette surenchère du mal, car si on se lance dans ce petit jeu, entre l’Inquisition et les croisades, l’Église risquerait de gagner. « Hypocrite, ôte premièrement la poutre de ton œil, et alors tu verras comment ôter la paille de l’œil de ton frère », me dira-t-on. L’ennui, c’est qu’à dresser sans relâche notre examen de conscience, nous laissons la paille de nos frères prendre feu.

Au lieu d’un relativisme qui ne construit rien et ne fait qu’enfoncer les esprits dans une bien-pensance mensongère, nous avons besoin d’une réflexion de fond, honnête, qui ose dire ce que l’on voit et surtout, comme le disait Péguy, « voir ce que l’on voit ». Benoit XVI l’a engagée à Ratisbonne en 2006. Il citait le dialogue que le docte empereur byzantin Manuel II Paléologue entretint en 1391 avec un Persan cultivé sur le christianisme et l’islam. L’empereur explique les raisons pour lesquelles la diffusion de la foi à travers la violence est une chose déraisonnable : « Dieu n’apprécie pas le sang, dit-il, ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu. […] Celui, par conséquent, qui veut conduire quelqu’un à la foi a besoin de la capacité de bien parler et de raisonner correctement, et non de la violence et de la menace… »

En ces temps funestes minés par le terrorisme islamiste, les catholiques ont le devoir de mener un dialogue interreligieux poussé et médiatisé. Devoir envers eux-mêmes, afin de comprendre en quoi leur religion n’est comparable à aucune autre. Et devoir envers leurs frères musulmans, afin de les aider à se délivrer de leur paille, puisqu’ils nous ont maintenant bien assez montré nos poutres.[/access]

Septembre 2016 - #38

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste.

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