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Shoah : l’impasse compassionnelle


Shoah : l’impasse compassionnelle

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« On nous en parle depuis la primaire… » dit ce jeune spectateur de Dieudonné. « La Shoah, on en a mangé jusqu’en terminale[1.  Soren Seelow, Le Monde, 8 janvier 2014.]! » renchérit un autre. Et ils sont nombreux à affirmer sans vergogne qu’ils en ont assez de la Shoah et que « Shoah-nanas », c’est drôle et ça fait du bien… Alors on peut hurler au sacrilège, proclamer que ces jeunes (ou moins jeunes) sont stupides, s’indigner parce que, pour eux, tout se vaut – ce qui signifie que rien ne vaut rien.

Mais justement, qu’y a-t-il de plus subversif que s’attaquer à ce que l’on perçoit comme le nec plus ultra du sacré pour les autorités morales et politiques ?[access capability= »lire_inedits »] Pour la première fois, cela s’exprime brutalement. Ne pas l’entendre serait une grave erreur. Se contenter de les dénoncer ne les fera pas changer d’opinion par enchantement. Il s’agit donc de comprendre. Ils en ont « marre », disent- ils. Mais de quoi précisément ? De la Shoah ? Des juifs ? Du fait qu’on pourrait rire de tout et de tout le monde sauf des juifs parce que, justement, il y a eu la Shoah ? Si l’École est, comme beaucoup le suggèrent, la première responsable de la progression de cet état d’esprit, ce n’est pas à cause de la place excessive occupée par la Shoah dans les programmes : entre le CM2 et la classe de première, cet événement doit être abordé trois fois (comme Rome, la Grèce antique, la chrétienté médiévale, la Renaissance ou la Révolution française…), ce qui représente cinq à huit heures de cours en douze ans de scolarité. Et seule une minorité de lycéens revient sur le sujet à travers la littérature en cours de français, le thème « Vichy et les mémoires de la guerre » (optionnel en terminale à la discrétion des profs) ou la visite d’une institution mémorielle avec sa classe.

En insistant sur la souffrance des victimes bien plus que sur les politiques qui l’ont causée, on a installé dans les esprits l’idée que la Shoah, c’est l’affaire des juifs. Il faut inverser le prisme, et s’intéresser d’abord aux bourreaux.

Mais au-delà du programme, il y a les pratiques pédagogiques. Les élèves ne sont pas à l’abri de discours culpabilisants ou de professeurs surinvestis, incapables de prendre du recul, qui font du cours sur la Shoah un moment exceptionnel, émotionnellement intense, à coups de postures et d’images chocs, invitant parfois les élèves à mettre leurs pas dans ceux des victimes, notamment à Auschwitz. Je me souviens d’y avoir croisé des élèves exténués par des heures de marche, transis et affamés. Mais peu importait au prof : « On ne mange pas à Auschwitz, on souffre ! » Pauvres gosses, et pauvres de nous ! Auschwitz est un lieu d’histoire, pas une destination de pèlerinage doloriste. Ou alors, ne nous étonnons pas qu’une jeune fille, à son retour, écrive : « À Auschwitz, j’ai arrêté de penser. »

Ne nions pas l’évidence : on parle abondamment de la Shoah (et du nazisme). Mais pas à l’École. Pas une semaine ne se passe sans qu’il en soit question dans les médias et les discours publics. Le sujet est omniprésent dans la littérature, au cinéma et ailleurs encore, répondant d’ailleurs à une vraie demande sociale – comme en témoigne le succès des films sur le sujet, aussi mauvais soient certains. C’est qu’il est non seulement le paradigme de la discrimination et de l’exclusion – donc l’événement dont l’ombre portée nous invite à lutter contre elles –, mais plus encore l’étalon de la souffrance. Alors, est-ce qu’on en parle trop ? Oui, vraiment trop, d’autant plus qu’on en parle mal, très mal. Beaucoup n’ont pas attendu Dieudonné pour dénoncer le discours moralisateur qui va de pair avec un « devoir de mémoire » imposé à tous comme un catéchisme civil. À force de répéter « Plus jamais ça ! », sans expliciter ni contextualiser le « ça » en question, on a de fait créé une hiérarchie de la souffrance et du crime – si ce n’est pas « ça », c’est moins grave ? En conséquence, si l’École ne fait pas son travail, c’est qu’elle est le reflet d’une société qui se complaît dans l’indignation et le compassionnel, autrement dit dans l’émotion plutôt que dans la réflexion. Le pire, c’est que ce sujet omniprésent sur lequel chacun croit savoir est en réalité très mal connu, y compris de nombreux professeurs. Certes, depuis dix ans, de grands efforts de formation ont été accomplis pour que l’enseignement s’attache à la dimension historique, porteuse de sens politique, plutôt que « mémorielle », mais nombre de professeurs font encore cours à partir de représentations erronées car, aussi étonnant que cela puisse sembler, le nazisme et la Shoah sont très souvent absents des cursus universitaires.

Le résultat, c’est que les spectateurs de Dieudonné et beaucoup d’autres sont parfaitement ignorants de la spécificité de la politique nazie menée contre les juifs (« Y’a pas que les juifs ! »), mais aussi de ses implications philosophiques et éthiques. En insistant sur la souffrance des victimes bien plus que sur les politiques qui l’ont causée, on a installé dans les esprits l’idée que la Shoah, c’est l’affaire des juifs. En effet, non seule- ment la victime exclut mais, en plus, elle n’explique rien. Voilà pourquoi il faut inverser le prisme, et s’intéresser d’abord aux bourreaux.

Or, même dans l’enseignement, la Shoah a large- ment pris le pas sur le nazisme, qui occupe seulement deux heures en troisième, quatre en première générale, mais aucune dans les filières technologiques et professionnelles. L’étude du régime hitlérien doit avoir trois objectifs : tout d’abord le disqualifier, ce qui n’a rien d’une évidence quand on peut rire et faire rire sur le thème : « Je n’ai pas à choisir entre les juifs et les nazis…Qui a provoqué qui ? Qui a volé qui ? Bon, j’ai ma petite idée[2.  Propos tenus par Dieudonné dans son spectacle « Le Mur ». ]…» ; deuxièmement, désamorcer certains ressorts de l’antisémitisme : si la haine aide certains à vivre, la majorité des jeunes admirateurs de Dieudonné n’est pas antisémite ; troisièmement, il faut absolument insister sur la portée universelle de l’événement : le programme « T4 » d’élimination des handicapés et autres asociaux[3.  Entre août 1940 et août 1941, plus de 70 000 Allemands sont assassinés dans six centres d’euthanasie car ils sont des « facteurs d’affaiblissement de la race ».] est incontournable pour montrer que le nazisme, au-delà des juifs, véhicule une conception raciale, biologique et zoologique de l’humanité, considérée comme un cheptel dont on peut « améliorer » la qualité. L’extermination des juifs doit être expliquée comme le prolongement de cette vision du monde et comme une politique publique mise en œuvre par un État dans le cadre d’un projet pensé et rationnel. « Pourquoi les juifs ? », demandent alors les élèves ? Peut-être faudrait-il aussi faire une place à la longue histoire de l’antisémitisme[5. Je discutais, il y a peu, avec d’anciens étudiants de Sciences Po qui avaient du mal à admettre l’origine chrétienne de l’antisémitisme… Reviens, Jules Isaac !] et à celle du racisme (les deux phénomènes ne relevant pas des mêmes logiques historiques et politiques). Ainsi les élèves seront-ils en capacité de comprendre ce qui était à l’œuvre dans la liquidation du ghetto de Varsovie.

Oui, il faut parler de la Shoah : moins sans doute, mieux sûrement. C’est parce qu’il fait de l’histoire que le 20 mars 2012, au lendemain des assassinats perpétrés par Merah à Toulouse, Youssef, jeune élève de troisième, a dit à son professeur : « M’sieur, ce type pense comme les nazis ! Il croit qu’il tue ses ennemis quand il tue les enfants. » C’est parce qu’ils font de l’histoire qu’Abdel et Hakim établissent spontanément un lien entre la vision paranoïaque des nazis et celle qui perce dans les délires de Dieudonné. Si l’on veut faire comprendre aux élèves que le génocide commis par les nazis n’est pas l’instrument d’un fantasmatique pouvoir juif, mais un événement constitutif de notre histoire, de nos valeurs, de notre identité communes, nous devons, dans l’espace public, cesser de pleurer pour nous attacher à expliquer. Faute de quoi Dieudonné et ses épigones finiront par gagner. Et on n’aura plus du tout envie de rire.[/access]

*Photo: Blake Ezra Photography//REX/SIPA. REX40317363_000016

Février 2014 #10

Article extrait du Magazine Causeur



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Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie, enseigne depuis 2000 en Seine-Saint-Denis.

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