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La « meute » des enfants tristes de l’hédonisme

Les militants de la gauche radicale sont sont le produit, non de l’exclusion sociale, mais d’une société hédoniste. Ils sont rarement suivis par les vrais prolétaires dont la vie quotidienne est aux antipodes de la leur. Ce sont les enfants gâtés de notre civilisation, civilisation qu’ils dénigrent sans avoir de vrai modèle à proposer à sa place. La chronique de Charles Rojzman.


En mai 2025, le livre-enquête La Meute a révélé les structures autoritaires au cœur de La France insoumise, dressant le portrait d’un mouvement soumis « à une culture viriliste d’intimidation » et frappé de dérives sectaires au nom de l’unité .Cette mise en cause est survenue alors même que la coalition de la gauche radicale — la Nupes, ou plutôt le Nouveau Front populaire — vacillait, minée par des dissensions internes entre socialistes, Verts, communistes et insoumis.

Au centre de ces tensions : une gauche radicale plus préoccupée par la loyauté idéologique, le moral de groupe et la pureté émotionnelle que par l’union populaire. À travers ces luttes intestines — autour de la ligne sur Israël et Palestine, de la discipline interne, de la stratégie vis-à-vis de la Nupes — surgit une réalité : ce n’est pas le peuple qui nourrit ces contemporains de l’hédonisme, mais des militants urbains, médias et ONG, pour qui la radicalité est un marqueur d’identité .

Ces jeunes « croisés du progrès » — sensibles aux injonctions morales, formés à dénoncer et exclure — structurent leur engagement sur le modèle d’une pureté à toute épreuve. Ce ne sont plus des projets collectifs basés sur le conflit social réel, mais des morales performatives, où contester devient suspect, douter devient complice. L’heure est à la reconnaissance émotionnelle, au signal militant. La frontière entre compassion et censure, entre empathie et exclusion, se brouille dangereusement.

Cette mutation idéologique interroge profondément notre époque : face à une civilisation dont ils sont les enfants — non les héritiers —, ces militants entendent liquider l’ordre hérité, non pour construire, mais pour se sentir justes dans la ruine. Il s’agit, ces dernières semaines, de prendre la mesure de ce danger, non comme simple rivalité, mais comme une crise morale au sein de la gauche même.

Il est une maladie de l’âme propre aux sociétés en paix : celle d’enfanter des rêves contre elle-même. Nous vivons dans ces latitudes où le confort matériel a sapé le goût du réel, où les villes – surtout celles qu’enfante la mondialisation comme on enfante des monstres stériles – offrent, dans leurs rues bardées de slogans inclusifs, les signes visibles d’un ordre nouveau, non pas né du peuple, mais éclos dans les serres tièdes des classes bourgeoises culpabilisées. C’est là que s’installent, avec une assurance doctrinale digne des commissaires soviétiques, les nouvelles religions séculières que sont le genre fluide, la cancel culture, le privilège blanc, l’écologie puritaine ou encore l’antisionisme militant.

Quel lien les unit, sinon une commune défiance à l’égard du réel et une haine déclarée de l’Occident ? Non pas l’Occident mythifié de la droite conservatrice, mais l’Occident charnel, issu d’une histoire tragique, traversée de violences et de beautés, de conquêtes et d’échecs, de liberté conquise au prix du sang. Cet Occident que ces idéologies veulent dissoudre, non pour le guérir, mais pour s’en laver, comme on se purifie d’un crime dont on a hérité malgré soi. Le mal serait héréditaire : il faut donc le conjurer dans la langue, les statues, la mémoire, et jusqu’aux pronoms.

Or, ces nouvelles gauches radicales ne viennent pas du peuple. Elles ne s’enracinent pas dans la glaise des provinces ni dans les marges silencieuses où survit encore une forme de bon sens populaire. Elles poussent dans les campus, les rédactions, les ONG et les services de communication des grandes entreprises – ironie des temps postmodernes. Ce sont les enfants tristes de l’hédonisme, nourris de Netflix et de culpabilité postcoloniale, qui les promeuvent. Des enfants souvent uniques, éduqués dans des maisons sans conflits mais saturées d’injonctions morales, où l’amour parental fut une récompense donnée à ceux qui « font bien » : obéir, compatir, pleurer sur commande, dénoncer les mauvaises pensées.

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Il ne s’agit pas ici de nier les injustices réelles. Mais de voir combien ces idéologies en ont fait des mythes régénérateurs, au sens archaïque : elles transforment la victime en idole et l’oppresseur en figure maudite. Ce manichéisme affectif, cette morale de cour de récréation élevée au rang d’éthique universelle, rend tout débat impossible. Qui questionne devient suspect. Qui doute devient complice. Le soupçon, vieux poison totalitaire, revient sous des traits enfantins, en baskets militantes, en slogans naïfs.

Sous couvert de compassion, c’est une haine pure qui s’installe : haine de soi, haine des pères, haine de la civilisation dont on est pourtant le produit. Ces jeunes croisés du progrès veulent abattre l’ordre ancien non pas pour en bâtir un autre – ils n’en ont ni le goût, ni le génie – mais pour jouir de sa ruine, pour se sentir justes dans l’anéantissement. Ils ne réforment pas : ils annulent. Ils ne construisent pas : ils dénigrent. Ils ne pensent pas : ils ressentent – et leurs ressentis font loi.

C’est là leur danger. Car sous leur gauchisme bon teint se cache une violence qui ne dit pas son nom. Une violence morale d’abord, puis symbolique, et bientôt physique – comme l’Histoire l’a toujours montré lorsque les utopies s’incarnent. Les mots sont déjà des armes. La censure, déjà une méthode. L’exclusion, une norme. Tout cela au nom du bien. Le fascisme, disait Pasolini, reviendra sous l’apparence du progrès. Il avait vu juste.

Et pourtant, ce n’est pas la foule qui les suit. Les prolétaires – ces figures qu’on invoque sans les entendre – votent désormais pour ceux que ces nouveaux curés excommunient. Ils sentent, confusément, que ces discours de surplomb ne parlent pas d’eux, ni pour eux. L’ouvrier, le paysan, l’artisan, tous savent – eux – que la vie est tragique, et que l’Histoire n’est pas un procès moral, mais un champ de forces. Ils préfèrent les vieilles certitudes aux abstractions vertueuses.

Ce n’est pas un hasard si ces idéologies régressives s’enracinent dans une gauche orpheline d’elle-même, privée d’ouvriers, de syndicats, de partis populaires. Elle s’est réfugiée dans l’universalisme abstrait, dans les minorités, dans les corps, dans les affects, comme on se réfugie dans un sanctuaire après une défaite. Elle croit encore parler au nom du peuple, mais elle ne parle qu’à elle-même, dans un miroir sans tain.

Richard Millet disait qu’il faut écrire contre le monde moderne comme on écrit contre un mal incurable. Il faut aujourd’hui penser contre ces nouvelles gauches comme on pense contre un délire. Car ce qu’elles proposent n’est pas un avenir, mais une stérilité. Elles veulent déconstruire, sans comprendre que la déconstruction n’est pas un projet politique, mais un nihilisme. Ce qui est en jeu, ce n’est pas le progrès, mais la survie de la civilisation.

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Morale dure et sciences molles

Des études récentes démontrent que les universitaires féminines seraient, en moyenne, moins attachées à la liberté académique que leurs homologues masculins, prônant davantage les buts moraux et sociaux plutôt qu’une vérité qui déplaît.


Le mensuel anglais Times Higher Education nous apprend que, cette année, sur les 200 universités figurant en haut de son classement mondial de plus de 2 000 établissements, plus d’un quart sont dirigés par des femmes. Au nombre de 55 aujourd’hui, les présidentes n’étaient que 28 en 2015. C’est certes un progrès pour l’égalité qui reflète l’excellente réussite scolaire des filles. Et puis, depuis longtemps, on nous sermonne sur les avantages du leadership féminin par rapport au vieux modèle patriarcal. Les femmes feraient preuve de moins d’agressivité, de plus de prudence et de plus d’empathie. Or, les résultats d’une série d’études convergent sur la même conclusion : en moyenne, les femmes universitaires soutiennent moins que les hommes les valeurs académiques traditionnelles de liberté d’expression et de liberté de recherche. En 2022, d’après une étude conduite par la Foundation for Individual Rights and Expression, sur 1 491 universitaires américains, 61 % des hommes, mais seulement 49 % des femmes pensent qu’il n’est jamais acceptable d’empêcher quelqu’un de s’exprimer. Quand un(e) collègue est à l’origine de propos controversés, deux fois plus de femmes que d’hommes sont en faveur d’une enquête officielle. Et plus de femmes que d’hommes pensent qu’un homme qui refuse de suivre une formation à la diversité devrait y être contraint. En 2021, l’analyse par une équipe sino-belgo-norvégienne des opinions de 2 587 chercheurs européens conclut que les chercheuses mettent plus souvent l’accent sur le progrès sociétal et les chercheurs sur le progrès scientifique. La même année, selon une étude qui porte sur 468 professeurs de psychologie américains, quand la vérité scientifique et la justice sociale sont en conflit, 66,4 % des hommes priorisent la vérité, mais seulement 43 % des femmes. Tendance confirmée par une enquête auprès de 3 772 universitaires aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni. Ainsi, les hommes privilégient la quête de la vérité, même quand elle est controversée ; les femmes, la promotion de buts moraux et sociaux aux dépens de la liberté d’expression. Avec la féminisation progressive de l’université, devons-nous nous attendre à moins de science et plus d’intolérance ?

Qu’est-ce qu’un homme d’État ? Réflexions sur le discours prononcé par François Bayrou devant le CRIF le 4 juillet 

Notre chroniqueur serait-il tombé en amour pour le Premier ministre ? En tout cas, le long discours prononcé par François Bayrou au dîner rituel du Conseil Représentatif des Institutions juives de France, début juillet, lui a fait forte impression.


François Bayrou a fait des études, ce qui dans le contexte politique actuel est une caractéristique peu partagée. Il a grandi avec Charles Péguy et son combat pour Dreyfus et Bernard Lazare, Péguy qui écrivait : « Je connais bien ce peuple. Il n’a pas sur la peau un point qui ne soit pas douloureux, où il n’y ait un ancien bleu, une ancienne contusion, une douleur sourde, une cicatrice, une meurtrissure d’Orient ou d’Occident. Ils ont les leurs et toutes celles des autres ».

Il connaît la dernière phrase, fort célèbre, de La Résistible ascension d’Arturo Ui, de Brecht : « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde ». C’était en 1941. C’était hier — la mort d’Ilan Halimi, celle des morts de Toulouse, de l’Hyper Cacher de Vincennes, l’assassinat de Mireille Knoll ou de Sarah Halimi. C’était le 7 octobre. Et de citer Isaïe, 24 : 8 : « Elle a cessé, l’allégresse des tambourins ; il a pris fin, le joyeux vacarme ; elle a cessé, la joie des cithares ».

« Le plus grand pogrom depuis la Shoah ». Tous tués « parce qu’ils étaient juifs », a noté justement Bayrou, qui s’inscrit en faveur de la criminalisation de ces actes, trop rapidement classés par la Justice dans la case « irresponsabilité pénale ».

Le jeu des citations n’est pas une fioriture ajoutée pour impressionner les hilotes. C’est du tréfonds de la civilisation que monte cette protestation contre l’antisémitisme. Parce que nous sommes une civilisation de la culture, et nous n’avons pas l’intention de nous en laisser déposséder. D’où l’importance de l’Éducation : je ne saluerai jamais assez, moi qui ai écrit La Fabrique du crétin en 2005, le livre qu’avait publié Bayrou dès 1990, La Décennie des mal-appris. Ne pas apprendre aux enfants l’Histoire et la littérature, c’est faire le lit des intolérances et des fanatismes. 

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Parce que, note le Premier ministre avec sagacité et un certain humour : « Lorsque nous cessons de croire, nous cessons d’être chrétiens, mais vous descendants du premier des prophètes, vous avez beau perdre la foi, — et Dieu sait que, inventeurs de la religion, vous avez aussi été les inventeurs de l’athéisme — vous pouvez cesser de respecter la Loi, vous n’en cessez pas pour autant d’être juifs ! » L’ombre de Spinoza flottait sur ce discours. Deus sive natura. Dieu n’est pas un vieillard barbu qui plane au plafond de la Sixtine, c’est une Nature nécessaire. Le XVIIIe siècle perçait déjà dans le Tractatus.

Du coup, quitte à se mettre en porte-à-faux avec l’autre branche de l’exécutif, la question de la guerre que mène aujourd’hui Israël à Gaza s’est invitée au cœur de cette allocution, exercice convenu dont Bayrou est parvenu à faire une déclaration de politique étrangère au-dessus des considérations à courte vue qui sévissent aujourd’hui : « Il ne pourra y avoir de paix durable au Proche-Orient, qui passe pour la France par une solution à deux États, sans cessez-le-feu, condamnation absolue du 7 octobre et libération de tous les otages ».

Reconnaître la Palestine alors que le Hamas (élu par une population prisonnière d’assassins et d’exploiteurs qui mettent en scène aujourd’hui la famine comme ils mettaient en scène hier la mort de leurs enfants) est encore aux commandes est une illusion dangereuse. C’est reconnaître non un État, mais un état de faits insoutenable.

Jean-Claude Michéa a publié dès 1999 L’Enseignement de l’ignorance : cette ignorance, encouragée par un système scolaire qui marche désormais sur la tête pendant que des prêcheurs de haine s’insèrent dans les béances des cervelles vides, est l’aliment des terroristes là-bas, des assassins et des violeurs d’enfants ici. Le Premier ministre a rappelé que le tribunal de Nanterre avait reconnu le caractère antisémite du viol collectif d’une gamine à Courbevoie en juin 2024. L’avocate des prévenus (condamnés à 7 et 9 ans de prison) a beau s’insurger et contester le caractère antisémite des faits, elle n’a pas été suivie par le tribunal. Il est plus que temps que la Justice se dresse contre les criminels et ceux qui les instrumentent.

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Et de signaler l’augmentation des actes antisémites, mais aussi les pressions sur les enseignants : « Le monstre fait apparaître d’autres têtes, alimentées essentiellement par l’islamisme radical : les contestations de l’Holocauste à l’école, les insultes et les coups dans les cours de récréation. Au cours de l’année scolaire 2023-2024, quatre fois plus d’actes antisémites que l’année précédente ont été recensés dans les établissements. Parmi les plus jeunes, les discours de haine se banalisent et en viennent à former un « antisémitisme d’atmosphère » ». Ce n’est certes pas Bayrou (qui rappelle au passage qu’à « l’université et dans plusieurs grandes écoles, la bête revêt d’autres figures encore. La culture de la compréhension, fondement des humanités, a reculé devant des organisations aveuglées, manipulées, instrumentalisées ») qui nierait le poids de l’islamogauchisme dans l’enseignement qui se prétend supérieur, et qui se vautre trop souvent dans les abysses. « L’université ne peut plus être un lieu où de fausses théories causent de vraies atteintes », martèle le Premier ministre.

Contre ces excès, un seul rempart institutionnel : la laïcité, dont le principe est résumé dans ce discours en une belle formule : « La loi protège la foi, mais la foi ne fait pas la loi ». Il n’y a pas en France d’instance supérieure à la loi de la République, et ceux qui l’imaginent sont libres de déménager dans des pays qui placent la charia au-dessus du droit des gens. C’est sur ces bases que la France a tissé des liens d’amitié avec Israël, seul pays démocratique du Moyen-Orient.Aucune discrimination pourtant dans ce discours : « Le discours que je viens de prononcer vaut en défense de tous : des juifs, des musulmans, des chrétiens, des athées, des agnostiques » ou, pour reprendre les mots d’Edmond Fleg (1874-1963, il fut l’une des grandes voix de la pensée européenne), « en tous lieux où pleure une souffrance ». Mais il était temps de rappeler que les extrémistes qui usent du prétexte démocratique pour asséner leurs croyances et leurs coups sont dans les faits hostiles à la République, qu’ils rêvent de renverser dès que tel ou tel parti leur aura fait la courte échelle pour accéder au pouvoir.

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Prime à l’insécurité

Prélevée sur chaque contrat d’assurance depuis 1986, la « taxe attentat » devait initialement indemniser les victimes du terrorisme. Quarante ans plus tard, elle finance surtout les réparations liées à la délinquance du quotidien, punissant encore moins les agresseurs, et enfonçant encore plus l’État dans un gouffre financier.


Créée en 1986 au lendemain des attentats commandités par l’Iran, ponctionnée sur les contrats d’assurance habitation et auto, on l’appelle la « taxe attentat », car à l’origine destinée à indemniser les victimes du terrorisme, mais on peut aujourd’hui la qualifier de « taxe caillera », car elle sert principalement à dédommager les victimes de la violence ordinaire et de l’insécurité permanente. Les chiffres du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions, qui gère la caisse, sont frappants : en 2023, dernier exercice validé, 60 millions d’euros ont été versés à des victimes d’attentats alors que 467,3 millions l’ont été à 25 500 victimes d’infractions de droit commun… qui ont pour qualification homicides, violences sexuelles, viols, agressions, blessures volontaires et involontaires, dégradation de biens, squat… Comme l’explique le Fonds, « la loi a ainsi voulu éviter aux victimes d’avoir à demander directement à leur agresseur d’indemniser leurs préjudices, voire d’être privées de toute indemnisation en cas d’insolvabilité de celui-ci ou s’il n’est pas identifié ».
Le Fonds est à ce point garanti et généreux que certains avocats ne fixent plus d’honoraires, mais se paient sur la bête en prenant un pourcentage sur les indemnités que touchent leurs clients. Au nom de la solidarité nationale, l’État, via ce Fonds, a pris donc les victimes sous sa coupe, qui menace de déborder. L’inflation des indemnités en atteste : en 2015 la somme allouée à quelque 13 000 victimes était de 271,8 millions. Elle s’élève donc aujourd’hui à 467,3 millions, une hausse de 70 %, qui illustre les années Macron. Sous Jupiter, le mercure affole le thermomètre de l’insécurité. Conséquence, la taxe « caillera » a grimpé : de 4,3 euros en 2015, elle a aujourd’hui atteint 6,5 euros par contrat…
Les délinquants bénéficient ainsi d’une double remise de peine : non seulement ce sont les cochons de payants qui indemnisent leurs victimes, mais de plus ils ne participent pas à la collecte nationale, car beaucoup n’aiment pas les polices… d’assurance, auxquelles ils ne souscrivent pas.

L’Europe : ni pilote, ni avion

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Emmanuel Macron se plaint du fait que l’Union européenne ne soit pas assez crainte. Mais Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, Kaja Kallas, la Haute représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, ou le président français lui-même sont-ils capables d’inspirer la peur à Donald Trump, Vladimir Poutine, Xi Jinping ou à qui que ce soit ? Le regard d’Henri Beaumont.


Droits de douane de 15 %, 750 milliards de dollars de promesse d’achats d’énergie ; la Reine von der Leyen s’est fait manger par Donald le fou. L’Europe est mat. Les naïfs s’indignent : « Au voleur ! Au voleur ! A l’assassin ! Justice, juste Ciel ! Je suis perdu, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent… Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? »  

Un monde sans volonté ni représentation

Tigrou de papier, Emmanuel Superdupont fait les gros yeux.  « Pour être libres, il faut être craints. Nous n’avons pas été assez craints… La France a toujours tenu une position de fermeté et d’exigence. Elle continuera de le faire. Ce n’est pas la fin de l’histoire et nous n’en resterons pas là ». Coué qu’il en coûte. Cinq affirmations, quatre mensonges. Le grotesque touche ici au sublime. Il y a toujours de l’inconvénient à s’engager sur des suppositions que l’on sait impossibles. Pour être, sinon craint, du moins respecté, il faut être libre. Pour être libre, il faut être solvable. Avec une dette de 3346 milliards d’euros, 114 % du PIB, 5000 euros empruntés chaque seconde, Marianne la cigale n’a aucune crédibilité, ni marge de manœuvre. 

Depuis 1957, l’Europe se fantasme Troisième Force, de raison, modération, culture, stabilité ; une manière de « juste prix ». Hors-sol, dans les incantations « toutlemondistes », la repentance et l’autoflagellation, forte de deux pions et un cavalier, elle voudrait pacifier l’échiquier mondial. C’est à marée basse que l’on voit qui porte un maillot. L’océan est vide, l’Europe et la France sont à poil. Le vieux continent a perdu sa grinta, ne fait plus peur ni rêver. Il va pouvoir prendre sa retraite de l’histoire, pour de bon. Valéry avait tôt pressenti le malaise : « L’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa politique s’y dirige » (1927). 

Les 4 151 Adages d’Érasme, dizaines de think-tanks européens, le mille-feuille crémeux des fonds « cohésion », milliards d’impôts censés financer des trottinettes à hydrogène, décarboner Ljubljana, sauver le gavial du Gange, réinsérer les pickpockets apatrides sous OQTF, ne changent rien à l’affaire. Des farandoles de Directives Tartuffe, acronymes inclusifs et gazeux (RSE, CS3D, RGPD, +++), chemins qui ne mènent nulle part, tiennent lieu de politique, ont lavé les cerveaux. Le jockey bruxellois, obèse, se prend pour le cheval. Au pouvoir depuis trois générations, les eurocrates, mouches du coach, responsables de la débâcle, miment le pouvoir, l’autorité, un destin commun. Ils n’ont rien vu venir, rien anticipé, à l’exception de leurs bonus et primes de dépaysement défiscalisés. Pas un n’a aujourd’hui l’honnêteté de reconnaitre le naufrage, d’acter l’impérieuse obligation de tout reconstruire, à commencer par la gouvernance.  « Nous savons qu’ils mentent, ils savent aussi qu’ils mentent, ils savent que nous savons qu’ils mentent, nous savons aussi qu’ils savent que nous savons, et pourtant ils continuent à mentir » (Soljenitsyne).

L’Europe doit, peut, va, rebondir…

Quelles pistes pour sortir de l’impasse ?

– Déférer Ursula von der Leyen et ses 27 commissaires européens devant une Haute Cour de justice pour trahison et inintelligence avec des puissances étrangères.

– Dealer avec Donald Trump une réduction des droits de douane en échange de la Corse, de la Nouvelle-Calédonie, de la Guyane, une caisse de « Château-Gilette Crème de Tête » 1959 et un coffret de macarons Ladurée. 

– Contrer les impérialismes yankee et chinois grâce à un Woodstock-exchange, grand marché équitable de libre circulation des biens et des réfugiés, des partenariats gagnants-gagnants avec la Cisjordanie, Haïti, l’Arménie, la Transnistrie et la Syldavie. 

– Monter une opération spéciale d’assaut du Capitole, prise de Wall Street et enlèvement de Donald Trump à Mar-a-Lago. Le Commando Hubert et le 1er RPIMa sont en alerte rouge.

– Une surtaxe de 16 % sur les Barbie Sirène Dreamtopia Blonde Scintillante, le whisky Jack Daniel’s, les Chicken McNuggets.

– Créer une « green card » européenne pour attirer les talents et cerveaux en déshérence : ingénieurs nucléaires iraniens désabusés, chercheurs spécialistes de « Queer studies » et « Automobilités postmodernes », virés d’Harvard.

– Mettre le paquet avec un 666e MEGA plan de relance, REBOND, « Résilience Economique Bienveillante Ouverte Non Dominante ».  

– Adapter en roman graphique les œuvres complètes de Jean Monnet, Jacques Delors et Mario Draghi.

– Négocier le rattachement de l’Europe au Groenland. 

– Demander la protection de l’armée russe en cas d’invasion américaine.

– Décréter l’Euroxit et rendre leur souveraineté aux 27 états membres.

… Silenzio !

Le malheur est une idée neuve en Europe. L’Odyssée se termine dans Le Mépris. Naine politique, orpheline militaire, castrat diplomatique, cocue économique, l’Europe libérale-libertaire, Castafiore ridicule et humiliée, rit jaune en son miroir. Son dernier bijou, un marché de 450 millions de consommateurs est au Mont-de-Pitié. Les Russes, Chinois, Américains, Indiens, la cinquième colonne islamiste, se lèchent les babines. 

Bêêêêê…

« […] Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

« Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » (Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, IVe partie, Chap. VI). 

Rudy Ricciotti cœur de béton

Le génial architecte a un caractère bien trempé. Dans Insoumission, il livre un coup de gueule contre la bureaucratie et les normes qui encadrent le BTP, au détriment de la création, des ouvriers et des artisans.


À la vie comme à la guerre ! Rudy Ricciotti ne connaît qu’une grammaire existentielle, celle du combat. Qu’il aime ou qu’il bâtisse, discute avec ses commanditaires ou assiste à une corrida, c’est l’arme au poing. Il lui faut contester, défier, résister. Ce qui lui vaut sans doute dans quelques ministères – et parfois aussi chez ses amis – une solide réputation d’emmerdeur et de grande gueule ingérable. Mais aussi d’architecte génial, un de ceux à qui on confie les missions impossibles et les projets où doit souffler l’esprit. Il les raconte, comme autant de batailles dans un livre qui lui ressemble : foutraque, colérique, bouillonnant, brouillonnant. Et traversé en continu par une tension vitale, une volonté de créer – pas pour ériger de jolis bâtiments, pour faire jaillir la beauté et apporter sa pierre à la grande aventure humaine. Regard de braise et verbe haut, ce drôle de zèbre, hybride improbable entre latin lover et Gaulois réfractaire, s’efforce ainsi depuis quarante-quatre ans de donner corps et âme à une matière que seuls les financiers et les fonctionnaires peuvent croire inanimée. Celle qu’il vénère et s’emploie à plier à ses exigences, c’est le béton, matériau hautement masculin qu’il accommode en dentelles, résilles et draperies. Mais pour percer ses secrets, comme ceux d’une femme aimée, il faut du temps, de la détermination et le secours de ces ingénieurs, artisans et ouvriers pour qui le réel ne se réduit pas à des équations.

Sur le chantier, chacun sait qu’une erreur, une seconde d’inattention peuvent être fatales – occasionnant au mieux dégâts et surcoûts – au pire catastrophe et victimes. Aussi y règne-t-il la même fraternité que dans les tranchées. Cette camaraderie n’exclut pas, évidemment, le respect de la hiérarchie, ni des engueulades homériques. On se parle d’homme à homme y compris avec les femmes. Mais face au feu, la compétence prime sur le grade. Et, du manœuvre au commanditaire, tous ripaillent pour la pose du drapeau, « un rituel que les groupes du BTP s’efforcent d’éduquer à grand renfort de petits fours et d’eau gazeuse ». Les cochons.

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S’il y a des frères d’armes, il y a des ennemis : les bureaucrates parisiens pour qui «un chantier n’est pas un travail mais une nuisance», à l’image de ces fonctionnaires du Louvre qui demandaient qu’on arrête les embarras du département des Arts de l’islam pour pouvoir travailler fenêtre ouverte sans même imaginer que des ouvriers seraient affectés par leurs caprices ; les zélotes du minimalisme, cette maladie pathétique à laquelle il oppose un maniérisme assumé ; les promoteurs qui ne se soucient que de coûts et de délais ; les obsédés de la norme qui se donnent bonne conscience en construisant des écoquartiers qui seront, prédit Ricciotti, « les territoires perdus de demain à ceci près que les HLM ont duré plus longtemps ». Rien de moins durable, paraît-il, que ce bête pin Douglas pour lequel on détruit nos forêts. Mais peu importe à ceux qui décident : demain, ils seront mutés ailleurs et ne verront pas ce que deviennent les chalets devant lesquels ils ont fait des selfies.

Parfois le miracle se produit, la rencontre avec un « prince éclairé », un commanditaire « porté par un désir et une vision assumés », qui ne demande pas à l’architecte de se soumettre aux exigences de la société. C’est arrivé avec Patrick Devedjian, initiateur du musée du Grand Siècle qui ouvrira ses portes à Saint-Cloud. Officier réserviste de la Légion étrangère et amoureux inconditionnel de la chose militaire, l’architecte ne cache pas sa joie d’avoir à transformer la caserne Sully, datant de Charles X, en écrin pour les riches collections léguées par Pierre Rosenberg. « Dans une société allergique au travail manuel, méprisant ses artisans et ses ouvriers, leur dédier un musée est en soi un acte révolutionnaire. » Des cathédrales à la Recherche du temps perdu, c’est sans doute cela, la synthèse et la quintessence de l’esprit français : la passion de la belle ouvrage. Qui, pour s’imposer aujourd’hui, doit savoir taper du poing sur la table.

Rudy Ricciotti, Insoumission : pour la survie de l’architecture, Albin Michel, 2025, 160 pages.

Insoumission: Pour la survie de l'architecture

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A la créolisation de la langue, préférons l’Académie française !

L’ex-trotskyste Jean-Luc Mélenchon et le gaulliste Henri Guaino viennent de croiser le fer à propos de la langue française. Le premier pense que, pour que le français soit une langue commune, il faut qu’on accepte d’en faire une langue créole. C’est oublier le rôle joué dans la création de la nation française par une certaine uniformisation linguistique encouragée par le cardinal de Richelieu, fondateur de l’Académie française en 1635. Si la la langue anglaise dégénère souvent aujourd’hui en « globish », c’est parce qu’elle ne bénéfice pas d’une institution pareille.


Jean-Luc Mélenchon a encore parlé. C’est une habitude. Mais cette fois, il n’a pas dénoncé les violences policières, béni les voiles ou invoqué Robespierre. Il a parlé en français de la langue française, une langue qu’il veut « créole ». Non point au sens poétique – comme lorsqu’Aimé Césaire introduit le vocabulaire martiniquais en littérature – mais au sens éminemment politique. Il faut dire que cette langue dont il parle sans cesse et qu’il aimerait voir entrer enfin dans le nouveau millénaire en changeant de continent, il la parle lui-même assez bien. Une qualité que lui reconnait, courtoisie oblige, Henri Guaino qui lui adresse une réponse cinglante au Figaro (à laquelle M. Mélenchon a répondu à son tour). Enfilant sa tenue de haut fonctionnaire lettré et une plume qu’il mit autrefois au service de Nicolas Sarkozy, il reproche à l’ancien sénateur PS une petite phrase : « Si quelqu’un pouvait trouver un autre nom pour qualifier notre langue, il serait le bienvenu. La langue française n’est pas la propriété singulière de la France, et surtout pas de ceux qui voudraient figer l’identité française dans sa langue ». Sophia Chikirou, en ligne plus que directe avec le lider maximo, confirmait les propos de ce dernier le 25 juin : « Au lieu de dire langue française, nous pourrions tout à fait dire langue créole […] qu’est-ce que cela a de criminel ? », qualifiant de « franchouillards » ses adversaires du jour.

Concession rhétorique ; dans sa tribune du Figaro publiée le 26 juillet, Henri Guaino invite à prendre au sérieux cette idée saugrenue à première vue : « L’erreur serait, de ne pas prendre assez au sérieux le défi derrière la provocation ». Le gaulliste reproche aussi à l’ancien trotskyste d’utiliser le terme « remplacement », et donc le mot de l’ennemi réactionnaire afin d’hystériser et de coaliser le camp d’en face (y compris les tièdes, « ceux qui se méfiaient de ce mot aux relents de grand complot ») renforçant ainsi – par mimétisme et attraction des extrêmes – son propre bloc. Autrement dit : de la LFI aux disciples de Renaud Camus, tout le monde s’entend sur le constat du « grand remplacement » : il y a simplement les contre et les pour qui lui préfèrent le plus festif, tentateur et tropical terme de « créolisation ».

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Avec ce mot de créolisation, Jean-Luc Mélenchon prône moins un constat sociolinguistique de bon sens avec lequel nous ne pourrions être qu’en accord (« la langue évolue et se nourrit d’emprunts extérieurs »), qu’une théologie de la fusion. Il faut tout métisser, tout liquéfier, tout échanger, tout rendre flou. Les nations, les peuples mais aussi leur langue. La langue ne connait ni dogme, ni frontières, ni règles fixes. Quand Roland Barthes disait la langue « fasciste », Mélenchon le voit anarchiste de nature, puisque « nous n'[en] sommes pas propriétaires ». Elle peut bien pousser comme bon lui semble à la manière des herbes folles. Elle peut construire empiriquement son propre lexique, ses propres règles, sa propre syntaxe au plaisir du caprice de ses millions de locuteurs. Les écoliers torturés les méchantes règles d’accord du participe passé seront soulagés… 

Refusant de laisser voir le français livré à la glose plurielle des banlieues et des ONG – ou des électeurs insoumis – Henri Guaino sort le bouclier de l’académisme : « Disons qu’il y a un danger d’enrichissement désordonné et c’est la raison pour laquelle il y a, n’est-ce pas, une Académie française ». Il est vrai que l’on doit à l’effort de permanence linguistique la possibilité de lire sans être déboussolé Racine et Corneille – pour Rabelais, c’est déjà plus compliqué. Les deux premiers sont du XVIIe, le second du XVIe. Entre les trois, une idée, une institution et surtout un homme : Richelieu. Le cardinal à la soutane de fer qui assiégea les protestants de La Rochelle d’une main et raccourcit les nobles duellistes de l’autre a aussi crée l’Académie pour serrer la bride aux langues trop libres. On parlerait désormais français et non plus langue d’oc ou d’oïl, picard, alsacien ou flamand ; l’Académie française en édicterait la norme, la grammaire et le bon usage. Le français devint une pierre taillée, presque aussi pur que le latin qui venait de perdre (officiellement) son monopole. Et suffisamment noble pour siéger dans les chancelleries, les tragédies et les traités. Rappelons que l’ultimatum adressé par l’Autriche-Hongrie à la Serbie lançant la guerre de 1914 fut écrit en français…  

Cette langue unique et unifiée dans le temps et l’espace, ce fut bien une originalité franco-française. Une de plus ! Codifier la langue pour faire l’unité du pays. Une langue centralisée, verticale, démocratique et compréhensible de tous : républicaine avant l’heure. Et Mélenchon ? Fils paradoxal de ce jacobinisme, héritier des tribuns de la Convention, il connaît trop bien cette histoire pour l’ignorer. Mais il l’interprète à rebours : là où les révolutionnaires faisaient du français un ciment national, il y voit désormais un terrain de lutte décoloniale. Reconnaissons qu’il arrive à son tiers-mondisme grammatical de lui inspirer quelques bonnes saillies. Quand il dénonce le désintérêt des dirigeants français pour leur propre langue, le tribun de LFI touche souvent juste : « Le président de la République lui-même invite le monde de l’argent en France dans un pauvre globish ! « Choose France », ânonne-t-il […]. Avec lui, il n’est plus question de créolisation mais d’assimilation pure et simple au monde anglo-saxon ». Idem sur la nomination de la Rwandaise Louise Mushikiwabo à la tête de la francophonie, celle-là même qui avait déclaré en 2011 : « l’anglais est une langue avec laquelle on va plus loin que le français. Au Rwanda, le français ne va nulle part », alors même que son pays a évincé le français au profit de l’anglais, notamment à l’école.Pour le reste… Il faut quand même être atteint d’un sérieux syndrome Donald Trump pour s’imaginer changer par décret dans la tête de toute l’humanité l’habitude d’appeler les choses par leur nom, langue française ou golfe du Mexique.

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On le sait, la façon de dénommer les lieux, les peuples et les langues a un caractère éminemment politique. Il a fallu toute la malice de la guerre civile yougoslave pour inventer d’hypothétiques langues serbe, croate, bosnienne, monténégrine. La distinction entre l’hindi et l’ourdou est ténue et doit beaucoup aux graves tensions qui opposent Inde et Pakistan. Selon que l’on se trouve à Ryad ou à Téhéran, le Golfe devient arabique ou persique, ou arabo-persique pour les plus diplomates. Parfois, il arrive que les anciennes colonies piquent la vedette de leurs anciennes métropoles. Le drapeau brésilien est très souvent utilisé pour symboliser le monde lusophone et la bannière étoilée étasunienne n’est pas loin de faire le même sort à l’Union Jack. Qu’enseigne-t-on dans les écoles, formations ou établissements internationaux qui cherchent à rendre leurs élèves « bankables » dans l’économie mondialisée ? La langue de Shakespeare ou l’américain mondialisé ? Faute d’académisme, l’anglais a suivi un autre chemin que le français et souvent évolué à la godille. Tant et si bien qu’il faut rééditer aujourd’hui Pride and Prejudice en anglais « moderne » pour que les Britanniques eux-mêmes comprennent ce que dit Jane Austen. Aujourd’hui, un animateur de la BBC à l’anglais impeccable pourra-t-il comprendre ce que lui dit un fermier du Midwest lequel devra peut-être tendre l’oreille aux gueulantes d’un prédicateur pakistanais ou d’un buveur irlandais…. Pour le moment, le drapeau français n’a pas été supplanté par celui du Québec ou du Congo dans les représentations : il n’est pas la peine d’inventer de toutes pièces le phénomène.

Israël, cible de toutes les haines

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Israël semble être en train de perdre la guerre de l’image à Gaza. Même des pays démocratiques comme la France, le Royaume Uni et le Canada l’accusent d’être responsable d’une famine à Gaza. Si de tels alliés abandonnent l’Etat juif, c’est en grande partie parce que la haine du Juif est devenue une véritable force politique. Analyse.


Il y a quelque chose d’incompréhensible, sinon de foncièrement malhonnête, dans l’hostilité persistante – et croissante – qu’une partie du monde occidental nourrit à l’égard d’Israël. Ce rejet n’est pas né de l’actualité récente, mais plonge ses racines dans un cocktail idéologique où se mêlent l’antisémitisme recyclé, les haines postcoloniales, le populisme islamo-gauchiste, le clientélisme électoral et une forme de snobisme moralisateur dont l’Europe a le secret. La diabolisation d’Israël est une œuvre composite. Il faut en démonter les mécanismes.

1/L’antisémitisme recyclé en antisionisme

Le cœur du mal est là : le Juif honni d’hier est devenu l’État haï d’aujourd’hui. L’antisémitisme étant désormais répréhensible (jusqu’à récemment en tout cas), la haine a trouvé un costume plus présentable : l’antisionisme. On ne hait plus les Juifs, on hait le Juif collectif. Cette transmutation rhétorique, qui permet toutes les outrances, est d’autant plus efficace qu’elle donne bonne conscience à ceux qui s’y adonnent. Soudain, l’illégalité devient vertu : on peut haïr sans honte, puisque c’est « pour la Palestine ». On est dans le camp du Bien, dans le monde du risque zéro puisque qui pourrait vous reprocher votre empathie pour les Palestiniens ? 

2/L’effet miroir de la détestation américaine

Il y a aussi la vieille haine anti-impérialiste, version tiers-mondiste ou alter-européenne. Israël paie ici sa proximité stratégique, militaire et technologique avec les États-Unis. Haïr Israël, c’est s’en prendre à « l’Empire », c’est se donner des airs de rebelle adepte de la passion anti-américaine. Peu importe qu’Israël soit une création travailliste (Ben Gourion) fondée sur des Kibboutz (sorte de phalanstères fouriéristes), une démocratie parlementaire, multilingue, diversifiée, qui protège les minorités mieux que la plupart de ses voisins (notamment les Druzes et les Bédouins) : Israël incarne l’Occident honni, et à ce titre, doit être abattu dans l’imaginaire idéologique de l’ultra-gauche.

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3/L’obsession décoloniale

Le décolonialisme joue un rôle central dans cette haine obsessionnelle. Dans cette vision manichéenne, Israël serait le dernier bastion de la colonisation occidentale. Que le pays soit né d’une résolution onusienne, qu’il ait retiré ses colons de Gaza en 2005, qu’il ait rendu le Sinaï à l’Egypte, que l’hébreu, au contraire du français, de l’anglais et de l’arabe ne soit parlé nulle part ailleurs qu’en Israël, que les Arabes israéliens y aient le droit de vote et un accès à toutes les institutions n’y change rien. Le prisme victimaire l’emporte sur les faits et le conflit devient une métaphore planétaire.

4/La dictature wokiste du ressenti

L’idéologie wokiste, elle, privilégie le ressenti à la réalité. Ainsi, quand 20 pays, dont la Belgique et la France, appellent à un cessez-le-feu, on s’indigne du « refus israélien » relayé par l’AFP, alors même que le Hamas n’a jamais accepté la proposition initiale. Cette inversion accusatoire est permanente. Les sbires de l’État islamique sont des terroristes ; les miliciens du Hamas sont des résistants (des « militants » pour l’Associated Press). Le Hamas est un « Mouvement palestinien » comme s’il s’agissait d’un syndicat. Le drame des otages, des femmes violées, des enfants massacrés, est effacé derrière les images de ruines à Gaza. Les Israéliens sont devenus des super-Blancs, symbole du patriarcat. D’ailleurs, la société israélienne qui produit des « vrais hommes » via le service militaire n’est-elle pas machiste ?

5/Le clientélisme électoral

En Europe, la réalité du vote musulman dans les grandes villes (Bruxelles, Anvers, Paris, Rotterdam, Bradford…) interdit à nombre de responsables politiques de prendre ouvertement la défense d’Israël (un homme politique bruxellois me l’a avoué). Le simple fait de rappeler que le Hamas est une organisation islamiste totalitaire devient un acte de bravoure. Les partis préfèrent flatter leur base électorale, quitte à s’aligner sur des slogans propalestiniens qui flirtent avec la propagande du Hamas. Le courage politique est absent ; le calcul cynique, omniprésent. Démocratie (un homme, une voix) et démographie (population musulmane en expansion) s’allient pour rendre la présence juive en Europe de plus en plus précaire.

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6/Le rejet de l’État-nation

La gauche postnationale abhorre l’idée d’un État fort, enraciné, fier de son identité. Or Israël est tout cela à la fois. Un Etat-nation juif est le summum de l’horreur pour la déconstruction sans-frontière. Les Juifs, autrefois accusés d’être sans terre et sans patrie (vils cosmopolites), sont aujourd’hui détestés pour avoir bâti un État, le défendre, l’armer, l’aimer. Le nationalisme juif, fût-il démocratique, est une insulte à l’universalisme abstrait issu de la déconstruction. Israël déplaît parce qu’il ne s’excuse pas d’exister.

7/Une jalousie mal dissimulée

Israël suscite aussi, disons-le franchement, une forme de jalousie. Ce petit État de moins de 10 millions d’habitants est devenu une puissance technologique majeure, un acteur central dans l’innovation, la cybersécurité, la médecine, l’agriculture, l’intelligence artificielle. Israël vend des armes ? Preuve de sa dangerosité. Israël produit des prix Nobel ? Symbole de sa domination. Même l’absence relative d’énergies renouvelables y devient une marque d’infamie chez certains écologistes radicaux, ainsi de Greta Thunberg levant les voiles vers Gaza avec Rima Hassan.

8/L’université, matrice de la détestation

Depuis 1967, les campus occidentaux sont devenus d’année en année les laboratoires de la haine d’Israël. On y enseigne que l’État hébreu pratique un « apartheid », voire un « génocide » – beaucoup d’étudiants de l’Université Libre de Bruxelles en sont absolument persuadés, comme j’ai pu m’en rendre compte lors d’une soirée de débat organisée par le Centre Jean Gol en présence de Georges-Louis Bouchez et Louis Sarkozy. Un obscur politicien du parti Mouvement réformateur (MR) compare Tsahal à la Wehrmacht en constatant la présence de soldats israéliens au festival de musique belge, Tommorowland. On fait de Gaza un camp de concentration. La « judéification » des Palestiniens est complète : ils sont désormais les victimes absolues, les nouveaux martyrs, oubliant tous les autres, des Ouïgours aux Druzes, Kurdes, Arméniens, Nigérians ou Soudanais menacés de famine…

9/Le renversement moral

Tout cela aboutit à un renversement éthique dramatique. Israël, agressé, endeuillé, menacé de destruction par une organisation islamiste djihadiste, bombardé par le Hezbollah et les Houthis, bombardé par l’Iran qui, sans le dôme de fer, aurait fait des centaines de milliers de morts en Israël, est devenu l’agresseur. Ceux qui massacrent, violent, prennent des enfants en otage sont absous au nom de leur identité palestinienne. Les Israéliens récoltent ce qu’ils ont semé ! Ceux qui se défendent sont condamnés parce qu’ils sont israéliens. Le Hamas, pourtant copié-collé idéologique de Daech, devient un interlocuteur légitime pour certains élus européens, les ONG et l’ONU. On ne parle plus de terrorisme, mais de « résistance ».

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Au final, si Israël est une Etat génocidaire et affameur, il n’a pas le droit d’exister puisqu’il était une promesse du « plus jamais ça » (plus jamais la Shoah). Si les Israéliens sont plus ou moins des nazis, l’Europe nazie et collaborationniste est absoute. Et notre culpabilité recuite vis-à-vis du génocide juif peut enfin être balayée. Dans le monde arabo-musulman, la « greffe sioniste » est une hérésie en terre d’Islam et doit disparaître. Pour ce faire, le Hamas et les proxys iraniens ont l’éternité devant eux : le 7 octobre n’étant, comme les dirigeants du Hamas l’ont rappelé, qu’un apéritif.

C’est pourquoi, nonobstant une empathie légitime pour les souffrances des Gazaouis, tous les démocrates devraient soutenir Israël, non pas aveuglément, mais lucidement. Parce qu’il est un rempart contre le fascisme islamiste. Parce qu’il défend les valeurs démocratiques dans une région qui les connaît si peu. Parce qu’il enterre ses morts et libère ses otages, quand l’autre camp fête ses martyrs et enchaîne les civils. Parce qu’Israël ne cherche pas à conquérir, mais à survivre.

Mettre ses vacances à profit pour (re)lire Adolfo Bioy Casares

L’Invention de Morel, du fantastique millimétré.


On me demande quelquefois des conseils de lecture, et j’avoue que c’est une question à laquelle j’ai du mal à répondre. Cela dépend trop de la personne, et de ses envies du moment. Parfois, je cite un classique. Mais les classiques n’ont pas la cote, sauf pour les lycéens qui doivent passer le bac français. J’ai d’ailleurs noté avec émerveillement que cette année, à l’épreuve écrite, on avait proposé aux futurs lauréats de décortiquer un texte de Barbey d’Aurevilly, ce très grand romancier français pour qui j’ai une immense passion. Barbey n’a pas écrit que des romans. Il est aussi l’auteur d’un petit essai essentiel, Du Dandysme et de George Brummell (1845), que je vous recommande chaudement.

Auteurs cultes

Au début du mois de juillet, j’ai fait un tour dans la grande librairie où j’ai mes habitudes. J’avais en tête d’acheter un livre, L’invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares. C’était une envie subite de lecture, née à l’occasion d’une recherche sur les écrivains dits « postmodernes », une classification d’ailleurs étrange qui, souvent, ne dit pas grand-chose. J’ai demandé à la libraire si elle avait ce titre. Sans rien me répondre, comme si cela allait de soi, selon un rituel établi qu’elle avait sans doute coutume de répéter de nombreuses fois dans la journée, elle se dirigea vers un rayonnage, sur lequel était disposée une pile du roman de Bioy Casares. Elle m’en tendit un, toujours silencieuse, avec une expression affirmative sur le visage. Je l’ai remerciée, et en ai profité pour contempler les autres livres, pour certains également disposés en pile, à côté de celui de Bioy Casares. Il y avait celui du Chilien Roberto Bolaňo, intitulé 2666 et qui fait plus de mille pages. Je n’en ai, jusqu’à maintenant, jamais tenté la lecture intégrale, je me suis contenté de le feuilleter. Mais j’ai lu d’autres livres de Bolaňo — qui m’ont parfois déçu. 2666 est considéré comme son chef-d’œuvre. Je rappelle qu’il est mort en 2003, et qu’il est déjà reconnu comme un auteur culte par beaucoup. Culte, mais pas encore un classique, à vrai dire.

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Un archipel d’œuvres

À partir de L’Invention de Morel, tout un archipel d’œuvres peut être rassemblé par capillarité littéraire ou association d’idées (de La Tempête de Shakespeare à L’Amour au temps du choléra de Garcίa Márquez, en passant par Solaris de Stanislas Lem et bien sûr Robinson Crusoë de Daniel Defoe, etc., etc.). Dans sa préface au livre de son ami, Borges écrit que le nom de Morel « fait finalement allusion à un autre inventeur insulaire, à Moreau ». Il évoque ici le fameux roman de H. G. Wells, L’Île du Docteur Moreau, paru en 1896, et dont plusieurs films ont été tirés. Nous savons que Bioy Casares, tout comme Borges, était un grand lecteur. Dans ce que Bioy écrivait, il se laissait souvent, pour nourrir son propre génie, influencer par ses auteurs préférés. Borges lui-même, qui était un peu plus âgé et avait un certain ascendant sur lui, l’a guidé de manière décisive. À Buenos Aires, chez l’un ou chez l’autre, ils ont passé des nuits entières à parler des livres. Dans les controverses qu’ils avaient, c’est souvent Borges qui avait raison. Bioy a raconté cela, par la suite, dans un gros livre où il relate quantité d’anecdotes passionnantes — passionnantes parce que relatives à Borges.

Du fantastique millimétré

Dans L’Invention de Morel, qui date justement de 1940, on sent que Bioy Casares a tiré profit des avis de Borges. C’est du fantastique millimétré, qui appuie à fond sur l’imagination. L’explication finale est extrêmement ingénieuse, mais reste ouverte (un des caractères du postmoderne). Je vous laisse la découvrir, si vous n’avez pas encore lu le livre. Ne lisez pas l’Avant-propos de Le Clézio qui, dès la première phrase, c’est un exploit, spoile l’histoire et révèle la clef de l’énigme. Il faut au contraire la découvrir au cœur du roman, tant elle est amenée avec soin et délicatesse. Je peux simplement évoquer le point de départ : une île quasi déserte, depuis longtemps inhabitée et parsemée de ruines, et un homme en fuite, dont nous ne saurons jamais le nom. L’atmosphère magistralement recréée par Bioy Casares est inquiétante. Comme dansLa Route, de Cormac McCarthy (paru en 2006), on a une impression de fin du monde. À quoi s’ajoute ici une dose de sadisme dans les relations entre les personnages, qui fait penser au film de 1932, La Chasse du comte Zaroff, avec l’acteur Leslie Banks. L’Invention de Morel, c’est clair, est aussi un livre sur le cinéma, et la part immense que celui-ci est amené à jouer dans nos vies : le règne absolu de l’image qui nous a tous plus ou moins envahis.

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Borges nous disait aussi, dans sa préface (recueillie en 1975 dans le Livre de préfaces), que L’Invention de Morel était un roman nouveau et parfait. « J’ai discuté, concluait Borges, avec son auteur les détails de la trame, je l’ai relue ; il ne me semble pas que ce soit une inexactitude ou une hyperbole de la qualifier de parfaite. » Le livre de Bioy Casares ne doit pas être cantonné dans le genre du fantastique, il excède toute classification. C’est une œuvre littéraire à part entière, qu’on peut facilement relire (comme tous les classiques) et qui, selon moi, est spécialement faite pour pallier le désœuvrement estival.   

Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Armand Piehal. Avant-propos de J.-M. G Le Clézio. Préface de Jorge Luis Borges. Éd. Robert Laffont, coll. « Pavillon Poche », 144 pages.

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Thierry La Fronde et Belphégor sur la table

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Il est des opérations grand débarras plus éprouvantes que d’autres. Sur la terrasse, des objets s’accumulaient. Il fallait y passer : s’en séparer. Un élément taché, gris et rebondi d’un vieux divan ; une chaise au paillage éventré ; et une petite table de téléviseur en formica marron qui, en des temps antédiluviens, avait appartenu à mes parents. Cette table estropiée fit éclore en moi un bouquet de souvenirs. À la cité Roosevelt de Tergnier, dans les années soixante, seules deux ou trois familles possédaient un téléviseur. Je me souviens que nous, les gamins, le jeudi après-midi, faisions la queue devant la maison provisoire des parents de notre copain Alain Lanzeray et/ou devant celle de ceux de Jocelyn Van Messen.

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Les pièces des baraquements de la cité étaient minuscules ; nous nous installions deux par deux au côté d’Alain et/ou de Jocelyn et, parfois de membres de leurs familles. Les images en noir et blanc défilaient devant nos yeux innocents et fascinés. La télévision arrivait dans les foyers populaires, à petites ondes feutrées ; elle restait pour nous un objet mystérieux, merveilleux. Nous étions bien sûr habitués au plaisir collectif de voir un film au cinéma. Le nôtre se nommait Le Casino ; il était situé rue Marceau, juste derrière la maison de mes parents, rue des Pavillons (aujourd’hui, rue des Lutins). Ses bâtiments arboraient une belle architecture de type Art Déco. Ils devaient dater des années 1920 ou 1930, après la Première Guerre mondiale au cours de laquelle nos bons amis d’Outre-Rhin avaient quasiment rasé Tergnier, en 1917 ; furieux d’être contraints de reculer, ils s’étaient vengés. Ils n’avaient épargné que deux maisons de maîtres qui existent toujours tout au fond de la jolie rue des Pré Bains, afin, disaient-ils, de loger l’état-major car ils espéraient revenir dans notre petit bourg qu’ils avaient piétiné, dynamité et broyé.

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Las de me voir squatter chez les Lanzeray ou les Van Messen, mon père décida un jour de faire l’acquisition d’un téléviseur. Il se rendit chez un vendeur à Vouël et acheta un appareil de marque Ribet-Desjardins pour le plus grand bonheur de la famille ; il acheta aussi une petit table en formica marron, celle que j’ai conduite il y a peu, le cœur lourd, à la déchèterie. Le poste Ribet-Desjardins nous donna le meilleur de ce que la télévision française, l’ORTF, distillait au cours des Trente glorieuses : Belphégor, Thierry la Fronde, les Compagnons de Jéhu, Rocambole, les dramatiques signées Claude Santelli, etc. On donnait au peuple le meilleur de notre culture ; les émissions et/ou feuilletons étaient tirés des œuvres de nos meilleurs écrivains (Jules Verne, Victor Hugo, Eugène Sue, Maupassant, Diderot, la comtesse de Ségur, etc.). L’horrible publicité qu’on nous balance aujourd’hui ne polluait pas encore notre bonheur. Avant d’abandonner la petite table, je suis revenu sur mes pas et lui ai fait un baiser. J’avais dans les oreilles la musique de l’indicatif de Thierry La Fronde

La « meute » des enfants tristes de l’hédonisme

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Raphaël Arnault, député LFI, à l'Assemblée nationale, Paris, le 10 juillet 2025. Idir Hakim/SIPA

Les militants de la gauche radicale sont sont le produit, non de l’exclusion sociale, mais d’une société hédoniste. Ils sont rarement suivis par les vrais prolétaires dont la vie quotidienne est aux antipodes de la leur. Ce sont les enfants gâtés de notre civilisation, civilisation qu’ils dénigrent sans avoir de vrai modèle à proposer à sa place. La chronique de Charles Rojzman.


En mai 2025, le livre-enquête La Meute a révélé les structures autoritaires au cœur de La France insoumise, dressant le portrait d’un mouvement soumis « à une culture viriliste d’intimidation » et frappé de dérives sectaires au nom de l’unité .Cette mise en cause est survenue alors même que la coalition de la gauche radicale — la Nupes, ou plutôt le Nouveau Front populaire — vacillait, minée par des dissensions internes entre socialistes, Verts, communistes et insoumis.

Au centre de ces tensions : une gauche radicale plus préoccupée par la loyauté idéologique, le moral de groupe et la pureté émotionnelle que par l’union populaire. À travers ces luttes intestines — autour de la ligne sur Israël et Palestine, de la discipline interne, de la stratégie vis-à-vis de la Nupes — surgit une réalité : ce n’est pas le peuple qui nourrit ces contemporains de l’hédonisme, mais des militants urbains, médias et ONG, pour qui la radicalité est un marqueur d’identité .

Ces jeunes « croisés du progrès » — sensibles aux injonctions morales, formés à dénoncer et exclure — structurent leur engagement sur le modèle d’une pureté à toute épreuve. Ce ne sont plus des projets collectifs basés sur le conflit social réel, mais des morales performatives, où contester devient suspect, douter devient complice. L’heure est à la reconnaissance émotionnelle, au signal militant. La frontière entre compassion et censure, entre empathie et exclusion, se brouille dangereusement.

Cette mutation idéologique interroge profondément notre époque : face à une civilisation dont ils sont les enfants — non les héritiers —, ces militants entendent liquider l’ordre hérité, non pour construire, mais pour se sentir justes dans la ruine. Il s’agit, ces dernières semaines, de prendre la mesure de ce danger, non comme simple rivalité, mais comme une crise morale au sein de la gauche même.

Il est une maladie de l’âme propre aux sociétés en paix : celle d’enfanter des rêves contre elle-même. Nous vivons dans ces latitudes où le confort matériel a sapé le goût du réel, où les villes – surtout celles qu’enfante la mondialisation comme on enfante des monstres stériles – offrent, dans leurs rues bardées de slogans inclusifs, les signes visibles d’un ordre nouveau, non pas né du peuple, mais éclos dans les serres tièdes des classes bourgeoises culpabilisées. C’est là que s’installent, avec une assurance doctrinale digne des commissaires soviétiques, les nouvelles religions séculières que sont le genre fluide, la cancel culture, le privilège blanc, l’écologie puritaine ou encore l’antisionisme militant.

Quel lien les unit, sinon une commune défiance à l’égard du réel et une haine déclarée de l’Occident ? Non pas l’Occident mythifié de la droite conservatrice, mais l’Occident charnel, issu d’une histoire tragique, traversée de violences et de beautés, de conquêtes et d’échecs, de liberté conquise au prix du sang. Cet Occident que ces idéologies veulent dissoudre, non pour le guérir, mais pour s’en laver, comme on se purifie d’un crime dont on a hérité malgré soi. Le mal serait héréditaire : il faut donc le conjurer dans la langue, les statues, la mémoire, et jusqu’aux pronoms.

Or, ces nouvelles gauches radicales ne viennent pas du peuple. Elles ne s’enracinent pas dans la glaise des provinces ni dans les marges silencieuses où survit encore une forme de bon sens populaire. Elles poussent dans les campus, les rédactions, les ONG et les services de communication des grandes entreprises – ironie des temps postmodernes. Ce sont les enfants tristes de l’hédonisme, nourris de Netflix et de culpabilité postcoloniale, qui les promeuvent. Des enfants souvent uniques, éduqués dans des maisons sans conflits mais saturées d’injonctions morales, où l’amour parental fut une récompense donnée à ceux qui « font bien » : obéir, compatir, pleurer sur commande, dénoncer les mauvaises pensées.

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Il ne s’agit pas ici de nier les injustices réelles. Mais de voir combien ces idéologies en ont fait des mythes régénérateurs, au sens archaïque : elles transforment la victime en idole et l’oppresseur en figure maudite. Ce manichéisme affectif, cette morale de cour de récréation élevée au rang d’éthique universelle, rend tout débat impossible. Qui questionne devient suspect. Qui doute devient complice. Le soupçon, vieux poison totalitaire, revient sous des traits enfantins, en baskets militantes, en slogans naïfs.

Sous couvert de compassion, c’est une haine pure qui s’installe : haine de soi, haine des pères, haine de la civilisation dont on est pourtant le produit. Ces jeunes croisés du progrès veulent abattre l’ordre ancien non pas pour en bâtir un autre – ils n’en ont ni le goût, ni le génie – mais pour jouir de sa ruine, pour se sentir justes dans l’anéantissement. Ils ne réforment pas : ils annulent. Ils ne construisent pas : ils dénigrent. Ils ne pensent pas : ils ressentent – et leurs ressentis font loi.

C’est là leur danger. Car sous leur gauchisme bon teint se cache une violence qui ne dit pas son nom. Une violence morale d’abord, puis symbolique, et bientôt physique – comme l’Histoire l’a toujours montré lorsque les utopies s’incarnent. Les mots sont déjà des armes. La censure, déjà une méthode. L’exclusion, une norme. Tout cela au nom du bien. Le fascisme, disait Pasolini, reviendra sous l’apparence du progrès. Il avait vu juste.

Et pourtant, ce n’est pas la foule qui les suit. Les prolétaires – ces figures qu’on invoque sans les entendre – votent désormais pour ceux que ces nouveaux curés excommunient. Ils sentent, confusément, que ces discours de surplomb ne parlent pas d’eux, ni pour eux. L’ouvrier, le paysan, l’artisan, tous savent – eux – que la vie est tragique, et que l’Histoire n’est pas un procès moral, mais un champ de forces. Ils préfèrent les vieilles certitudes aux abstractions vertueuses.

Ce n’est pas un hasard si ces idéologies régressives s’enracinent dans une gauche orpheline d’elle-même, privée d’ouvriers, de syndicats, de partis populaires. Elle s’est réfugiée dans l’universalisme abstrait, dans les minorités, dans les corps, dans les affects, comme on se réfugie dans un sanctuaire après une défaite. Elle croit encore parler au nom du peuple, mais elle ne parle qu’à elle-même, dans un miroir sans tain.

Richard Millet disait qu’il faut écrire contre le monde moderne comme on écrit contre un mal incurable. Il faut aujourd’hui penser contre ces nouvelles gauches comme on pense contre un délire. Car ce qu’elles proposent n’est pas un avenir, mais une stérilité. Elles veulent déconstruire, sans comprendre que la déconstruction n’est pas un projet politique, mais un nihilisme. Ce qui est en jeu, ce n’est pas le progrès, mais la survie de la civilisation.

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Morale dure et sciences molles

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© Harvard Staff Photographer

Des études récentes démontrent que les universitaires féminines seraient, en moyenne, moins attachées à la liberté académique que leurs homologues masculins, prônant davantage les buts moraux et sociaux plutôt qu’une vérité qui déplaît.


Le mensuel anglais Times Higher Education nous apprend que, cette année, sur les 200 universités figurant en haut de son classement mondial de plus de 2 000 établissements, plus d’un quart sont dirigés par des femmes. Au nombre de 55 aujourd’hui, les présidentes n’étaient que 28 en 2015. C’est certes un progrès pour l’égalité qui reflète l’excellente réussite scolaire des filles. Et puis, depuis longtemps, on nous sermonne sur les avantages du leadership féminin par rapport au vieux modèle patriarcal. Les femmes feraient preuve de moins d’agressivité, de plus de prudence et de plus d’empathie. Or, les résultats d’une série d’études convergent sur la même conclusion : en moyenne, les femmes universitaires soutiennent moins que les hommes les valeurs académiques traditionnelles de liberté d’expression et de liberté de recherche. En 2022, d’après une étude conduite par la Foundation for Individual Rights and Expression, sur 1 491 universitaires américains, 61 % des hommes, mais seulement 49 % des femmes pensent qu’il n’est jamais acceptable d’empêcher quelqu’un de s’exprimer. Quand un(e) collègue est à l’origine de propos controversés, deux fois plus de femmes que d’hommes sont en faveur d’une enquête officielle. Et plus de femmes que d’hommes pensent qu’un homme qui refuse de suivre une formation à la diversité devrait y être contraint. En 2021, l’analyse par une équipe sino-belgo-norvégienne des opinions de 2 587 chercheurs européens conclut que les chercheuses mettent plus souvent l’accent sur le progrès sociétal et les chercheurs sur le progrès scientifique. La même année, selon une étude qui porte sur 468 professeurs de psychologie américains, quand la vérité scientifique et la justice sociale sont en conflit, 66,4 % des hommes priorisent la vérité, mais seulement 43 % des femmes. Tendance confirmée par une enquête auprès de 3 772 universitaires aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni. Ainsi, les hommes privilégient la quête de la vérité, même quand elle est controversée ; les femmes, la promotion de buts moraux et sociaux aux dépens de la liberté d’expression. Avec la féminisation progressive de l’université, devons-nous nous attendre à moins de science et plus d’intolérance ?

Qu’est-ce qu’un homme d’État ? Réflexions sur le discours prononcé par François Bayrou devant le CRIF le 4 juillet 

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Le Premier ministre Francois Bayrou parle au dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) au Carrousel du Louvre, Paris, le 3 juillet 2025. Ameer Alhalbi-Pool/SIPA

Notre chroniqueur serait-il tombé en amour pour le Premier ministre ? En tout cas, le long discours prononcé par François Bayrou au dîner rituel du Conseil Représentatif des Institutions juives de France, début juillet, lui a fait forte impression.


François Bayrou a fait des études, ce qui dans le contexte politique actuel est une caractéristique peu partagée. Il a grandi avec Charles Péguy et son combat pour Dreyfus et Bernard Lazare, Péguy qui écrivait : « Je connais bien ce peuple. Il n’a pas sur la peau un point qui ne soit pas douloureux, où il n’y ait un ancien bleu, une ancienne contusion, une douleur sourde, une cicatrice, une meurtrissure d’Orient ou d’Occident. Ils ont les leurs et toutes celles des autres ».

Il connaît la dernière phrase, fort célèbre, de La Résistible ascension d’Arturo Ui, de Brecht : « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde ». C’était en 1941. C’était hier — la mort d’Ilan Halimi, celle des morts de Toulouse, de l’Hyper Cacher de Vincennes, l’assassinat de Mireille Knoll ou de Sarah Halimi. C’était le 7 octobre. Et de citer Isaïe, 24 : 8 : « Elle a cessé, l’allégresse des tambourins ; il a pris fin, le joyeux vacarme ; elle a cessé, la joie des cithares ».

« Le plus grand pogrom depuis la Shoah ». Tous tués « parce qu’ils étaient juifs », a noté justement Bayrou, qui s’inscrit en faveur de la criminalisation de ces actes, trop rapidement classés par la Justice dans la case « irresponsabilité pénale ».

Le jeu des citations n’est pas une fioriture ajoutée pour impressionner les hilotes. C’est du tréfonds de la civilisation que monte cette protestation contre l’antisémitisme. Parce que nous sommes une civilisation de la culture, et nous n’avons pas l’intention de nous en laisser déposséder. D’où l’importance de l’Éducation : je ne saluerai jamais assez, moi qui ai écrit La Fabrique du crétin en 2005, le livre qu’avait publié Bayrou dès 1990, La Décennie des mal-appris. Ne pas apprendre aux enfants l’Histoire et la littérature, c’est faire le lit des intolérances et des fanatismes. 

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Parce que, note le Premier ministre avec sagacité et un certain humour : « Lorsque nous cessons de croire, nous cessons d’être chrétiens, mais vous descendants du premier des prophètes, vous avez beau perdre la foi, — et Dieu sait que, inventeurs de la religion, vous avez aussi été les inventeurs de l’athéisme — vous pouvez cesser de respecter la Loi, vous n’en cessez pas pour autant d’être juifs ! » L’ombre de Spinoza flottait sur ce discours. Deus sive natura. Dieu n’est pas un vieillard barbu qui plane au plafond de la Sixtine, c’est une Nature nécessaire. Le XVIIIe siècle perçait déjà dans le Tractatus.

Du coup, quitte à se mettre en porte-à-faux avec l’autre branche de l’exécutif, la question de la guerre que mène aujourd’hui Israël à Gaza s’est invitée au cœur de cette allocution, exercice convenu dont Bayrou est parvenu à faire une déclaration de politique étrangère au-dessus des considérations à courte vue qui sévissent aujourd’hui : « Il ne pourra y avoir de paix durable au Proche-Orient, qui passe pour la France par une solution à deux États, sans cessez-le-feu, condamnation absolue du 7 octobre et libération de tous les otages ».

Reconnaître la Palestine alors que le Hamas (élu par une population prisonnière d’assassins et d’exploiteurs qui mettent en scène aujourd’hui la famine comme ils mettaient en scène hier la mort de leurs enfants) est encore aux commandes est une illusion dangereuse. C’est reconnaître non un État, mais un état de faits insoutenable.

Jean-Claude Michéa a publié dès 1999 L’Enseignement de l’ignorance : cette ignorance, encouragée par un système scolaire qui marche désormais sur la tête pendant que des prêcheurs de haine s’insèrent dans les béances des cervelles vides, est l’aliment des terroristes là-bas, des assassins et des violeurs d’enfants ici. Le Premier ministre a rappelé que le tribunal de Nanterre avait reconnu le caractère antisémite du viol collectif d’une gamine à Courbevoie en juin 2024. L’avocate des prévenus (condamnés à 7 et 9 ans de prison) a beau s’insurger et contester le caractère antisémite des faits, elle n’a pas été suivie par le tribunal. Il est plus que temps que la Justice se dresse contre les criminels et ceux qui les instrumentent.

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Et de signaler l’augmentation des actes antisémites, mais aussi les pressions sur les enseignants : « Le monstre fait apparaître d’autres têtes, alimentées essentiellement par l’islamisme radical : les contestations de l’Holocauste à l’école, les insultes et les coups dans les cours de récréation. Au cours de l’année scolaire 2023-2024, quatre fois plus d’actes antisémites que l’année précédente ont été recensés dans les établissements. Parmi les plus jeunes, les discours de haine se banalisent et en viennent à former un « antisémitisme d’atmosphère » ». Ce n’est certes pas Bayrou (qui rappelle au passage qu’à « l’université et dans plusieurs grandes écoles, la bête revêt d’autres figures encore. La culture de la compréhension, fondement des humanités, a reculé devant des organisations aveuglées, manipulées, instrumentalisées ») qui nierait le poids de l’islamogauchisme dans l’enseignement qui se prétend supérieur, et qui se vautre trop souvent dans les abysses. « L’université ne peut plus être un lieu où de fausses théories causent de vraies atteintes », martèle le Premier ministre.

Contre ces excès, un seul rempart institutionnel : la laïcité, dont le principe est résumé dans ce discours en une belle formule : « La loi protège la foi, mais la foi ne fait pas la loi ». Il n’y a pas en France d’instance supérieure à la loi de la République, et ceux qui l’imaginent sont libres de déménager dans des pays qui placent la charia au-dessus du droit des gens. C’est sur ces bases que la France a tissé des liens d’amitié avec Israël, seul pays démocratique du Moyen-Orient.Aucune discrimination pourtant dans ce discours : « Le discours que je viens de prononcer vaut en défense de tous : des juifs, des musulmans, des chrétiens, des athées, des agnostiques » ou, pour reprendre les mots d’Edmond Fleg (1874-1963, il fut l’une des grandes voix de la pensée européenne), « en tous lieux où pleure une souffrance ». Mais il était temps de rappeler que les extrémistes qui usent du prétexte démocratique pour asséner leurs croyances et leurs coups sont dans les faits hostiles à la République, qu’ils rêvent de renverser dès que tel ou tel parti leur aura fait la courte échelle pour accéder au pouvoir.

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Prime à l’insécurité

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© D.R.

Prélevée sur chaque contrat d’assurance depuis 1986, la « taxe attentat » devait initialement indemniser les victimes du terrorisme. Quarante ans plus tard, elle finance surtout les réparations liées à la délinquance du quotidien, punissant encore moins les agresseurs, et enfonçant encore plus l’État dans un gouffre financier.


Créée en 1986 au lendemain des attentats commandités par l’Iran, ponctionnée sur les contrats d’assurance habitation et auto, on l’appelle la « taxe attentat », car à l’origine destinée à indemniser les victimes du terrorisme, mais on peut aujourd’hui la qualifier de « taxe caillera », car elle sert principalement à dédommager les victimes de la violence ordinaire et de l’insécurité permanente. Les chiffres du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions, qui gère la caisse, sont frappants : en 2023, dernier exercice validé, 60 millions d’euros ont été versés à des victimes d’attentats alors que 467,3 millions l’ont été à 25 500 victimes d’infractions de droit commun… qui ont pour qualification homicides, violences sexuelles, viols, agressions, blessures volontaires et involontaires, dégradation de biens, squat… Comme l’explique le Fonds, « la loi a ainsi voulu éviter aux victimes d’avoir à demander directement à leur agresseur d’indemniser leurs préjudices, voire d’être privées de toute indemnisation en cas d’insolvabilité de celui-ci ou s’il n’est pas identifié ».
Le Fonds est à ce point garanti et généreux que certains avocats ne fixent plus d’honoraires, mais se paient sur la bête en prenant un pourcentage sur les indemnités que touchent leurs clients. Au nom de la solidarité nationale, l’État, via ce Fonds, a pris donc les victimes sous sa coupe, qui menace de déborder. L’inflation des indemnités en atteste : en 2015 la somme allouée à quelque 13 000 victimes était de 271,8 millions. Elle s’élève donc aujourd’hui à 467,3 millions, une hausse de 70 %, qui illustre les années Macron. Sous Jupiter, le mercure affole le thermomètre de l’insécurité. Conséquence, la taxe « caillera » a grimpé : de 4,3 euros en 2015, elle a aujourd’hui atteint 6,5 euros par contrat…
Les délinquants bénéficient ainsi d’une double remise de peine : non seulement ce sont les cochons de payants qui indemnisent leurs victimes, mais de plus ils ne participent pas à la collecte nationale, car beaucoup n’aiment pas les polices… d’assurance, auxquelles ils ne souscrivent pas.

L’Europe : ni pilote, ni avion

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Kaja Kallas, la Haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, s'adresse aux médias, à Bruxelles, le 26 juin 2025. Virginia Mayo/AP/SIPA

Emmanuel Macron se plaint du fait que l’Union européenne ne soit pas assez crainte. Mais Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, Kaja Kallas, la Haute représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, ou le président français lui-même sont-ils capables d’inspirer la peur à Donald Trump, Vladimir Poutine, Xi Jinping ou à qui que ce soit ? Le regard d’Henri Beaumont.


Droits de douane de 15 %, 750 milliards de dollars de promesse d’achats d’énergie ; la Reine von der Leyen s’est fait manger par Donald le fou. L’Europe est mat. Les naïfs s’indignent : « Au voleur ! Au voleur ! A l’assassin ! Justice, juste Ciel ! Je suis perdu, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent… Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? »  

Un monde sans volonté ni représentation

Tigrou de papier, Emmanuel Superdupont fait les gros yeux.  « Pour être libres, il faut être craints. Nous n’avons pas été assez craints… La France a toujours tenu une position de fermeté et d’exigence. Elle continuera de le faire. Ce n’est pas la fin de l’histoire et nous n’en resterons pas là ». Coué qu’il en coûte. Cinq affirmations, quatre mensonges. Le grotesque touche ici au sublime. Il y a toujours de l’inconvénient à s’engager sur des suppositions que l’on sait impossibles. Pour être, sinon craint, du moins respecté, il faut être libre. Pour être libre, il faut être solvable. Avec une dette de 3346 milliards d’euros, 114 % du PIB, 5000 euros empruntés chaque seconde, Marianne la cigale n’a aucune crédibilité, ni marge de manœuvre. 

Depuis 1957, l’Europe se fantasme Troisième Force, de raison, modération, culture, stabilité ; une manière de « juste prix ». Hors-sol, dans les incantations « toutlemondistes », la repentance et l’autoflagellation, forte de deux pions et un cavalier, elle voudrait pacifier l’échiquier mondial. C’est à marée basse que l’on voit qui porte un maillot. L’océan est vide, l’Europe et la France sont à poil. Le vieux continent a perdu sa grinta, ne fait plus peur ni rêver. Il va pouvoir prendre sa retraite de l’histoire, pour de bon. Valéry avait tôt pressenti le malaise : « L’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa politique s’y dirige » (1927). 

Les 4 151 Adages d’Érasme, dizaines de think-tanks européens, le mille-feuille crémeux des fonds « cohésion », milliards d’impôts censés financer des trottinettes à hydrogène, décarboner Ljubljana, sauver le gavial du Gange, réinsérer les pickpockets apatrides sous OQTF, ne changent rien à l’affaire. Des farandoles de Directives Tartuffe, acronymes inclusifs et gazeux (RSE, CS3D, RGPD, +++), chemins qui ne mènent nulle part, tiennent lieu de politique, ont lavé les cerveaux. Le jockey bruxellois, obèse, se prend pour le cheval. Au pouvoir depuis trois générations, les eurocrates, mouches du coach, responsables de la débâcle, miment le pouvoir, l’autorité, un destin commun. Ils n’ont rien vu venir, rien anticipé, à l’exception de leurs bonus et primes de dépaysement défiscalisés. Pas un n’a aujourd’hui l’honnêteté de reconnaitre le naufrage, d’acter l’impérieuse obligation de tout reconstruire, à commencer par la gouvernance.  « Nous savons qu’ils mentent, ils savent aussi qu’ils mentent, ils savent que nous savons qu’ils mentent, nous savons aussi qu’ils savent que nous savons, et pourtant ils continuent à mentir » (Soljenitsyne).

L’Europe doit, peut, va, rebondir…

Quelles pistes pour sortir de l’impasse ?

– Déférer Ursula von der Leyen et ses 27 commissaires européens devant une Haute Cour de justice pour trahison et inintelligence avec des puissances étrangères.

– Dealer avec Donald Trump une réduction des droits de douane en échange de la Corse, de la Nouvelle-Calédonie, de la Guyane, une caisse de « Château-Gilette Crème de Tête » 1959 et un coffret de macarons Ladurée. 

– Contrer les impérialismes yankee et chinois grâce à un Woodstock-exchange, grand marché équitable de libre circulation des biens et des réfugiés, des partenariats gagnants-gagnants avec la Cisjordanie, Haïti, l’Arménie, la Transnistrie et la Syldavie. 

– Monter une opération spéciale d’assaut du Capitole, prise de Wall Street et enlèvement de Donald Trump à Mar-a-Lago. Le Commando Hubert et le 1er RPIMa sont en alerte rouge.

– Une surtaxe de 16 % sur les Barbie Sirène Dreamtopia Blonde Scintillante, le whisky Jack Daniel’s, les Chicken McNuggets.

– Créer une « green card » européenne pour attirer les talents et cerveaux en déshérence : ingénieurs nucléaires iraniens désabusés, chercheurs spécialistes de « Queer studies » et « Automobilités postmodernes », virés d’Harvard.

– Mettre le paquet avec un 666e MEGA plan de relance, REBOND, « Résilience Economique Bienveillante Ouverte Non Dominante ».  

– Adapter en roman graphique les œuvres complètes de Jean Monnet, Jacques Delors et Mario Draghi.

– Négocier le rattachement de l’Europe au Groenland. 

– Demander la protection de l’armée russe en cas d’invasion américaine.

– Décréter l’Euroxit et rendre leur souveraineté aux 27 états membres.

… Silenzio !

Le malheur est une idée neuve en Europe. L’Odyssée se termine dans Le Mépris. Naine politique, orpheline militaire, castrat diplomatique, cocue économique, l’Europe libérale-libertaire, Castafiore ridicule et humiliée, rit jaune en son miroir. Son dernier bijou, un marché de 450 millions de consommateurs est au Mont-de-Pitié. Les Russes, Chinois, Américains, Indiens, la cinquième colonne islamiste, se lèchent les babines. 

Bêêêêê…

« […] Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

« Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » (Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, IVe partie, Chap. VI). 

Rudy Ricciotti cœur de béton

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Rudy Riciotti à l'inauguration d'Arkéa Arena dont il est l'architecte, Bordeaux, 24 janvier 2018 © UGO AMEZ/SIPA

Le génial architecte a un caractère bien trempé. Dans Insoumission, il livre un coup de gueule contre la bureaucratie et les normes qui encadrent le BTP, au détriment de la création, des ouvriers et des artisans.


À la vie comme à la guerre ! Rudy Ricciotti ne connaît qu’une grammaire existentielle, celle du combat. Qu’il aime ou qu’il bâtisse, discute avec ses commanditaires ou assiste à une corrida, c’est l’arme au poing. Il lui faut contester, défier, résister. Ce qui lui vaut sans doute dans quelques ministères – et parfois aussi chez ses amis – une solide réputation d’emmerdeur et de grande gueule ingérable. Mais aussi d’architecte génial, un de ceux à qui on confie les missions impossibles et les projets où doit souffler l’esprit. Il les raconte, comme autant de batailles dans un livre qui lui ressemble : foutraque, colérique, bouillonnant, brouillonnant. Et traversé en continu par une tension vitale, une volonté de créer – pas pour ériger de jolis bâtiments, pour faire jaillir la beauté et apporter sa pierre à la grande aventure humaine. Regard de braise et verbe haut, ce drôle de zèbre, hybride improbable entre latin lover et Gaulois réfractaire, s’efforce ainsi depuis quarante-quatre ans de donner corps et âme à une matière que seuls les financiers et les fonctionnaires peuvent croire inanimée. Celle qu’il vénère et s’emploie à plier à ses exigences, c’est le béton, matériau hautement masculin qu’il accommode en dentelles, résilles et draperies. Mais pour percer ses secrets, comme ceux d’une femme aimée, il faut du temps, de la détermination et le secours de ces ingénieurs, artisans et ouvriers pour qui le réel ne se réduit pas à des équations.

Sur le chantier, chacun sait qu’une erreur, une seconde d’inattention peuvent être fatales – occasionnant au mieux dégâts et surcoûts – au pire catastrophe et victimes. Aussi y règne-t-il la même fraternité que dans les tranchées. Cette camaraderie n’exclut pas, évidemment, le respect de la hiérarchie, ni des engueulades homériques. On se parle d’homme à homme y compris avec les femmes. Mais face au feu, la compétence prime sur le grade. Et, du manœuvre au commanditaire, tous ripaillent pour la pose du drapeau, « un rituel que les groupes du BTP s’efforcent d’éduquer à grand renfort de petits fours et d’eau gazeuse ». Les cochons.

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S’il y a des frères d’armes, il y a des ennemis : les bureaucrates parisiens pour qui «un chantier n’est pas un travail mais une nuisance», à l’image de ces fonctionnaires du Louvre qui demandaient qu’on arrête les embarras du département des Arts de l’islam pour pouvoir travailler fenêtre ouverte sans même imaginer que des ouvriers seraient affectés par leurs caprices ; les zélotes du minimalisme, cette maladie pathétique à laquelle il oppose un maniérisme assumé ; les promoteurs qui ne se soucient que de coûts et de délais ; les obsédés de la norme qui se donnent bonne conscience en construisant des écoquartiers qui seront, prédit Ricciotti, « les territoires perdus de demain à ceci près que les HLM ont duré plus longtemps ». Rien de moins durable, paraît-il, que ce bête pin Douglas pour lequel on détruit nos forêts. Mais peu importe à ceux qui décident : demain, ils seront mutés ailleurs et ne verront pas ce que deviennent les chalets devant lesquels ils ont fait des selfies.

Parfois le miracle se produit, la rencontre avec un « prince éclairé », un commanditaire « porté par un désir et une vision assumés », qui ne demande pas à l’architecte de se soumettre aux exigences de la société. C’est arrivé avec Patrick Devedjian, initiateur du musée du Grand Siècle qui ouvrira ses portes à Saint-Cloud. Officier réserviste de la Légion étrangère et amoureux inconditionnel de la chose militaire, l’architecte ne cache pas sa joie d’avoir à transformer la caserne Sully, datant de Charles X, en écrin pour les riches collections léguées par Pierre Rosenberg. « Dans une société allergique au travail manuel, méprisant ses artisans et ses ouvriers, leur dédier un musée est en soi un acte révolutionnaire. » Des cathédrales à la Recherche du temps perdu, c’est sans doute cela, la synthèse et la quintessence de l’esprit français : la passion de la belle ouvrage. Qui, pour s’imposer aujourd’hui, doit savoir taper du poing sur la table.

Rudy Ricciotti, Insoumission : pour la survie de l’architecture, Albin Michel, 2025, 160 pages.

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A la créolisation de la langue, préférons l’Académie française !

Présentation de la 9e édition du Dictionnaire de l'Académie française en présence du président de la République, Emmanuel Macron, Institut de France, Paris, le 14 novembre 2014. Blondet / POOL/SIPA

L’ex-trotskyste Jean-Luc Mélenchon et le gaulliste Henri Guaino viennent de croiser le fer à propos de la langue française. Le premier pense que, pour que le français soit une langue commune, il faut qu’on accepte d’en faire une langue créole. C’est oublier le rôle joué dans la création de la nation française par une certaine uniformisation linguistique encouragée par le cardinal de Richelieu, fondateur de l’Académie française en 1635. Si la la langue anglaise dégénère souvent aujourd’hui en « globish », c’est parce qu’elle ne bénéfice pas d’une institution pareille.


Jean-Luc Mélenchon a encore parlé. C’est une habitude. Mais cette fois, il n’a pas dénoncé les violences policières, béni les voiles ou invoqué Robespierre. Il a parlé en français de la langue française, une langue qu’il veut « créole ». Non point au sens poétique – comme lorsqu’Aimé Césaire introduit le vocabulaire martiniquais en littérature – mais au sens éminemment politique. Il faut dire que cette langue dont il parle sans cesse et qu’il aimerait voir entrer enfin dans le nouveau millénaire en changeant de continent, il la parle lui-même assez bien. Une qualité que lui reconnait, courtoisie oblige, Henri Guaino qui lui adresse une réponse cinglante au Figaro (à laquelle M. Mélenchon a répondu à son tour). Enfilant sa tenue de haut fonctionnaire lettré et une plume qu’il mit autrefois au service de Nicolas Sarkozy, il reproche à l’ancien sénateur PS une petite phrase : « Si quelqu’un pouvait trouver un autre nom pour qualifier notre langue, il serait le bienvenu. La langue française n’est pas la propriété singulière de la France, et surtout pas de ceux qui voudraient figer l’identité française dans sa langue ». Sophia Chikirou, en ligne plus que directe avec le lider maximo, confirmait les propos de ce dernier le 25 juin : « Au lieu de dire langue française, nous pourrions tout à fait dire langue créole […] qu’est-ce que cela a de criminel ? », qualifiant de « franchouillards » ses adversaires du jour.

Concession rhétorique ; dans sa tribune du Figaro publiée le 26 juillet, Henri Guaino invite à prendre au sérieux cette idée saugrenue à première vue : « L’erreur serait, de ne pas prendre assez au sérieux le défi derrière la provocation ». Le gaulliste reproche aussi à l’ancien trotskyste d’utiliser le terme « remplacement », et donc le mot de l’ennemi réactionnaire afin d’hystériser et de coaliser le camp d’en face (y compris les tièdes, « ceux qui se méfiaient de ce mot aux relents de grand complot ») renforçant ainsi – par mimétisme et attraction des extrêmes – son propre bloc. Autrement dit : de la LFI aux disciples de Renaud Camus, tout le monde s’entend sur le constat du « grand remplacement » : il y a simplement les contre et les pour qui lui préfèrent le plus festif, tentateur et tropical terme de « créolisation ».

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Avec ce mot de créolisation, Jean-Luc Mélenchon prône moins un constat sociolinguistique de bon sens avec lequel nous ne pourrions être qu’en accord (« la langue évolue et se nourrit d’emprunts extérieurs »), qu’une théologie de la fusion. Il faut tout métisser, tout liquéfier, tout échanger, tout rendre flou. Les nations, les peuples mais aussi leur langue. La langue ne connait ni dogme, ni frontières, ni règles fixes. Quand Roland Barthes disait la langue « fasciste », Mélenchon le voit anarchiste de nature, puisque « nous n'[en] sommes pas propriétaires ». Elle peut bien pousser comme bon lui semble à la manière des herbes folles. Elle peut construire empiriquement son propre lexique, ses propres règles, sa propre syntaxe au plaisir du caprice de ses millions de locuteurs. Les écoliers torturés les méchantes règles d’accord du participe passé seront soulagés… 

Refusant de laisser voir le français livré à la glose plurielle des banlieues et des ONG – ou des électeurs insoumis – Henri Guaino sort le bouclier de l’académisme : « Disons qu’il y a un danger d’enrichissement désordonné et c’est la raison pour laquelle il y a, n’est-ce pas, une Académie française ». Il est vrai que l’on doit à l’effort de permanence linguistique la possibilité de lire sans être déboussolé Racine et Corneille – pour Rabelais, c’est déjà plus compliqué. Les deux premiers sont du XVIIe, le second du XVIe. Entre les trois, une idée, une institution et surtout un homme : Richelieu. Le cardinal à la soutane de fer qui assiégea les protestants de La Rochelle d’une main et raccourcit les nobles duellistes de l’autre a aussi crée l’Académie pour serrer la bride aux langues trop libres. On parlerait désormais français et non plus langue d’oc ou d’oïl, picard, alsacien ou flamand ; l’Académie française en édicterait la norme, la grammaire et le bon usage. Le français devint une pierre taillée, presque aussi pur que le latin qui venait de perdre (officiellement) son monopole. Et suffisamment noble pour siéger dans les chancelleries, les tragédies et les traités. Rappelons que l’ultimatum adressé par l’Autriche-Hongrie à la Serbie lançant la guerre de 1914 fut écrit en français…  

Cette langue unique et unifiée dans le temps et l’espace, ce fut bien une originalité franco-française. Une de plus ! Codifier la langue pour faire l’unité du pays. Une langue centralisée, verticale, démocratique et compréhensible de tous : républicaine avant l’heure. Et Mélenchon ? Fils paradoxal de ce jacobinisme, héritier des tribuns de la Convention, il connaît trop bien cette histoire pour l’ignorer. Mais il l’interprète à rebours : là où les révolutionnaires faisaient du français un ciment national, il y voit désormais un terrain de lutte décoloniale. Reconnaissons qu’il arrive à son tiers-mondisme grammatical de lui inspirer quelques bonnes saillies. Quand il dénonce le désintérêt des dirigeants français pour leur propre langue, le tribun de LFI touche souvent juste : « Le président de la République lui-même invite le monde de l’argent en France dans un pauvre globish ! « Choose France », ânonne-t-il […]. Avec lui, il n’est plus question de créolisation mais d’assimilation pure et simple au monde anglo-saxon ». Idem sur la nomination de la Rwandaise Louise Mushikiwabo à la tête de la francophonie, celle-là même qui avait déclaré en 2011 : « l’anglais est une langue avec laquelle on va plus loin que le français. Au Rwanda, le français ne va nulle part », alors même que son pays a évincé le français au profit de l’anglais, notamment à l’école.Pour le reste… Il faut quand même être atteint d’un sérieux syndrome Donald Trump pour s’imaginer changer par décret dans la tête de toute l’humanité l’habitude d’appeler les choses par leur nom, langue française ou golfe du Mexique.

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On le sait, la façon de dénommer les lieux, les peuples et les langues a un caractère éminemment politique. Il a fallu toute la malice de la guerre civile yougoslave pour inventer d’hypothétiques langues serbe, croate, bosnienne, monténégrine. La distinction entre l’hindi et l’ourdou est ténue et doit beaucoup aux graves tensions qui opposent Inde et Pakistan. Selon que l’on se trouve à Ryad ou à Téhéran, le Golfe devient arabique ou persique, ou arabo-persique pour les plus diplomates. Parfois, il arrive que les anciennes colonies piquent la vedette de leurs anciennes métropoles. Le drapeau brésilien est très souvent utilisé pour symboliser le monde lusophone et la bannière étoilée étasunienne n’est pas loin de faire le même sort à l’Union Jack. Qu’enseigne-t-on dans les écoles, formations ou établissements internationaux qui cherchent à rendre leurs élèves « bankables » dans l’économie mondialisée ? La langue de Shakespeare ou l’américain mondialisé ? Faute d’académisme, l’anglais a suivi un autre chemin que le français et souvent évolué à la godille. Tant et si bien qu’il faut rééditer aujourd’hui Pride and Prejudice en anglais « moderne » pour que les Britanniques eux-mêmes comprennent ce que dit Jane Austen. Aujourd’hui, un animateur de la BBC à l’anglais impeccable pourra-t-il comprendre ce que lui dit un fermier du Midwest lequel devra peut-être tendre l’oreille aux gueulantes d’un prédicateur pakistanais ou d’un buveur irlandais…. Pour le moment, le drapeau français n’a pas été supplanté par celui du Québec ou du Congo dans les représentations : il n’est pas la peine d’inventer de toutes pièces le phénomène.

Israël, cible de toutes les haines

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Manifestants pro-Gaza à Londres, devant le Parlement, le 22 juillet 2025. Vuk Valcic / SOPA/SIPA

Israël semble être en train de perdre la guerre de l’image à Gaza. Même des pays démocratiques comme la France, le Royaume Uni et le Canada l’accusent d’être responsable d’une famine à Gaza. Si de tels alliés abandonnent l’Etat juif, c’est en grande partie parce que la haine du Juif est devenue une véritable force politique. Analyse.


Il y a quelque chose d’incompréhensible, sinon de foncièrement malhonnête, dans l’hostilité persistante – et croissante – qu’une partie du monde occidental nourrit à l’égard d’Israël. Ce rejet n’est pas né de l’actualité récente, mais plonge ses racines dans un cocktail idéologique où se mêlent l’antisémitisme recyclé, les haines postcoloniales, le populisme islamo-gauchiste, le clientélisme électoral et une forme de snobisme moralisateur dont l’Europe a le secret. La diabolisation d’Israël est une œuvre composite. Il faut en démonter les mécanismes.

1/L’antisémitisme recyclé en antisionisme

Le cœur du mal est là : le Juif honni d’hier est devenu l’État haï d’aujourd’hui. L’antisémitisme étant désormais répréhensible (jusqu’à récemment en tout cas), la haine a trouvé un costume plus présentable : l’antisionisme. On ne hait plus les Juifs, on hait le Juif collectif. Cette transmutation rhétorique, qui permet toutes les outrances, est d’autant plus efficace qu’elle donne bonne conscience à ceux qui s’y adonnent. Soudain, l’illégalité devient vertu : on peut haïr sans honte, puisque c’est « pour la Palestine ». On est dans le camp du Bien, dans le monde du risque zéro puisque qui pourrait vous reprocher votre empathie pour les Palestiniens ? 

2/L’effet miroir de la détestation américaine

Il y a aussi la vieille haine anti-impérialiste, version tiers-mondiste ou alter-européenne. Israël paie ici sa proximité stratégique, militaire et technologique avec les États-Unis. Haïr Israël, c’est s’en prendre à « l’Empire », c’est se donner des airs de rebelle adepte de la passion anti-américaine. Peu importe qu’Israël soit une création travailliste (Ben Gourion) fondée sur des Kibboutz (sorte de phalanstères fouriéristes), une démocratie parlementaire, multilingue, diversifiée, qui protège les minorités mieux que la plupart de ses voisins (notamment les Druzes et les Bédouins) : Israël incarne l’Occident honni, et à ce titre, doit être abattu dans l’imaginaire idéologique de l’ultra-gauche.

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3/L’obsession décoloniale

Le décolonialisme joue un rôle central dans cette haine obsessionnelle. Dans cette vision manichéenne, Israël serait le dernier bastion de la colonisation occidentale. Que le pays soit né d’une résolution onusienne, qu’il ait retiré ses colons de Gaza en 2005, qu’il ait rendu le Sinaï à l’Egypte, que l’hébreu, au contraire du français, de l’anglais et de l’arabe ne soit parlé nulle part ailleurs qu’en Israël, que les Arabes israéliens y aient le droit de vote et un accès à toutes les institutions n’y change rien. Le prisme victimaire l’emporte sur les faits et le conflit devient une métaphore planétaire.

4/La dictature wokiste du ressenti

L’idéologie wokiste, elle, privilégie le ressenti à la réalité. Ainsi, quand 20 pays, dont la Belgique et la France, appellent à un cessez-le-feu, on s’indigne du « refus israélien » relayé par l’AFP, alors même que le Hamas n’a jamais accepté la proposition initiale. Cette inversion accusatoire est permanente. Les sbires de l’État islamique sont des terroristes ; les miliciens du Hamas sont des résistants (des « militants » pour l’Associated Press). Le Hamas est un « Mouvement palestinien » comme s’il s’agissait d’un syndicat. Le drame des otages, des femmes violées, des enfants massacrés, est effacé derrière les images de ruines à Gaza. Les Israéliens sont devenus des super-Blancs, symbole du patriarcat. D’ailleurs, la société israélienne qui produit des « vrais hommes » via le service militaire n’est-elle pas machiste ?

5/Le clientélisme électoral

En Europe, la réalité du vote musulman dans les grandes villes (Bruxelles, Anvers, Paris, Rotterdam, Bradford…) interdit à nombre de responsables politiques de prendre ouvertement la défense d’Israël (un homme politique bruxellois me l’a avoué). Le simple fait de rappeler que le Hamas est une organisation islamiste totalitaire devient un acte de bravoure. Les partis préfèrent flatter leur base électorale, quitte à s’aligner sur des slogans propalestiniens qui flirtent avec la propagande du Hamas. Le courage politique est absent ; le calcul cynique, omniprésent. Démocratie (un homme, une voix) et démographie (population musulmane en expansion) s’allient pour rendre la présence juive en Europe de plus en plus précaire.

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6/Le rejet de l’État-nation

La gauche postnationale abhorre l’idée d’un État fort, enraciné, fier de son identité. Or Israël est tout cela à la fois. Un Etat-nation juif est le summum de l’horreur pour la déconstruction sans-frontière. Les Juifs, autrefois accusés d’être sans terre et sans patrie (vils cosmopolites), sont aujourd’hui détestés pour avoir bâti un État, le défendre, l’armer, l’aimer. Le nationalisme juif, fût-il démocratique, est une insulte à l’universalisme abstrait issu de la déconstruction. Israël déplaît parce qu’il ne s’excuse pas d’exister.

7/Une jalousie mal dissimulée

Israël suscite aussi, disons-le franchement, une forme de jalousie. Ce petit État de moins de 10 millions d’habitants est devenu une puissance technologique majeure, un acteur central dans l’innovation, la cybersécurité, la médecine, l’agriculture, l’intelligence artificielle. Israël vend des armes ? Preuve de sa dangerosité. Israël produit des prix Nobel ? Symbole de sa domination. Même l’absence relative d’énergies renouvelables y devient une marque d’infamie chez certains écologistes radicaux, ainsi de Greta Thunberg levant les voiles vers Gaza avec Rima Hassan.

8/L’université, matrice de la détestation

Depuis 1967, les campus occidentaux sont devenus d’année en année les laboratoires de la haine d’Israël. On y enseigne que l’État hébreu pratique un « apartheid », voire un « génocide » – beaucoup d’étudiants de l’Université Libre de Bruxelles en sont absolument persuadés, comme j’ai pu m’en rendre compte lors d’une soirée de débat organisée par le Centre Jean Gol en présence de Georges-Louis Bouchez et Louis Sarkozy. Un obscur politicien du parti Mouvement réformateur (MR) compare Tsahal à la Wehrmacht en constatant la présence de soldats israéliens au festival de musique belge, Tommorowland. On fait de Gaza un camp de concentration. La « judéification » des Palestiniens est complète : ils sont désormais les victimes absolues, les nouveaux martyrs, oubliant tous les autres, des Ouïgours aux Druzes, Kurdes, Arméniens, Nigérians ou Soudanais menacés de famine…

9/Le renversement moral

Tout cela aboutit à un renversement éthique dramatique. Israël, agressé, endeuillé, menacé de destruction par une organisation islamiste djihadiste, bombardé par le Hezbollah et les Houthis, bombardé par l’Iran qui, sans le dôme de fer, aurait fait des centaines de milliers de morts en Israël, est devenu l’agresseur. Ceux qui massacrent, violent, prennent des enfants en otage sont absous au nom de leur identité palestinienne. Les Israéliens récoltent ce qu’ils ont semé ! Ceux qui se défendent sont condamnés parce qu’ils sont israéliens. Le Hamas, pourtant copié-collé idéologique de Daech, devient un interlocuteur légitime pour certains élus européens, les ONG et l’ONU. On ne parle plus de terrorisme, mais de « résistance ».

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Au final, si Israël est une Etat génocidaire et affameur, il n’a pas le droit d’exister puisqu’il était une promesse du « plus jamais ça » (plus jamais la Shoah). Si les Israéliens sont plus ou moins des nazis, l’Europe nazie et collaborationniste est absoute. Et notre culpabilité recuite vis-à-vis du génocide juif peut enfin être balayée. Dans le monde arabo-musulman, la « greffe sioniste » est une hérésie en terre d’Islam et doit disparaître. Pour ce faire, le Hamas et les proxys iraniens ont l’éternité devant eux : le 7 octobre n’étant, comme les dirigeants du Hamas l’ont rappelé, qu’un apéritif.

C’est pourquoi, nonobstant une empathie légitime pour les souffrances des Gazaouis, tous les démocrates devraient soutenir Israël, non pas aveuglément, mais lucidement. Parce qu’il est un rempart contre le fascisme islamiste. Parce qu’il défend les valeurs démocratiques dans une région qui les connaît si peu. Parce qu’il enterre ses morts et libère ses otages, quand l’autre camp fête ses martyrs et enchaîne les civils. Parce qu’Israël ne cherche pas à conquérir, mais à survivre.

Mettre ses vacances à profit pour (re)lire Adolfo Bioy Casares

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L'écrivain argentin Adolfo Bioy Casares (1914-1999) © ANDERSEN ULF/SIPA

L’Invention de Morel, du fantastique millimétré.


On me demande quelquefois des conseils de lecture, et j’avoue que c’est une question à laquelle j’ai du mal à répondre. Cela dépend trop de la personne, et de ses envies du moment. Parfois, je cite un classique. Mais les classiques n’ont pas la cote, sauf pour les lycéens qui doivent passer le bac français. J’ai d’ailleurs noté avec émerveillement que cette année, à l’épreuve écrite, on avait proposé aux futurs lauréats de décortiquer un texte de Barbey d’Aurevilly, ce très grand romancier français pour qui j’ai une immense passion. Barbey n’a pas écrit que des romans. Il est aussi l’auteur d’un petit essai essentiel, Du Dandysme et de George Brummell (1845), que je vous recommande chaudement.

Auteurs cultes

Au début du mois de juillet, j’ai fait un tour dans la grande librairie où j’ai mes habitudes. J’avais en tête d’acheter un livre, L’invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares. C’était une envie subite de lecture, née à l’occasion d’une recherche sur les écrivains dits « postmodernes », une classification d’ailleurs étrange qui, souvent, ne dit pas grand-chose. J’ai demandé à la libraire si elle avait ce titre. Sans rien me répondre, comme si cela allait de soi, selon un rituel établi qu’elle avait sans doute coutume de répéter de nombreuses fois dans la journée, elle se dirigea vers un rayonnage, sur lequel était disposée une pile du roman de Bioy Casares. Elle m’en tendit un, toujours silencieuse, avec une expression affirmative sur le visage. Je l’ai remerciée, et en ai profité pour contempler les autres livres, pour certains également disposés en pile, à côté de celui de Bioy Casares. Il y avait celui du Chilien Roberto Bolaňo, intitulé 2666 et qui fait plus de mille pages. Je n’en ai, jusqu’à maintenant, jamais tenté la lecture intégrale, je me suis contenté de le feuilleter. Mais j’ai lu d’autres livres de Bolaňo — qui m’ont parfois déçu. 2666 est considéré comme son chef-d’œuvre. Je rappelle qu’il est mort en 2003, et qu’il est déjà reconnu comme un auteur culte par beaucoup. Culte, mais pas encore un classique, à vrai dire.

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Un archipel d’œuvres

À partir de L’Invention de Morel, tout un archipel d’œuvres peut être rassemblé par capillarité littéraire ou association d’idées (de La Tempête de Shakespeare à L’Amour au temps du choléra de Garcίa Márquez, en passant par Solaris de Stanislas Lem et bien sûr Robinson Crusoë de Daniel Defoe, etc., etc.). Dans sa préface au livre de son ami, Borges écrit que le nom de Morel « fait finalement allusion à un autre inventeur insulaire, à Moreau ». Il évoque ici le fameux roman de H. G. Wells, L’Île du Docteur Moreau, paru en 1896, et dont plusieurs films ont été tirés. Nous savons que Bioy Casares, tout comme Borges, était un grand lecteur. Dans ce que Bioy écrivait, il se laissait souvent, pour nourrir son propre génie, influencer par ses auteurs préférés. Borges lui-même, qui était un peu plus âgé et avait un certain ascendant sur lui, l’a guidé de manière décisive. À Buenos Aires, chez l’un ou chez l’autre, ils ont passé des nuits entières à parler des livres. Dans les controverses qu’ils avaient, c’est souvent Borges qui avait raison. Bioy a raconté cela, par la suite, dans un gros livre où il relate quantité d’anecdotes passionnantes — passionnantes parce que relatives à Borges.

Du fantastique millimétré

Dans L’Invention de Morel, qui date justement de 1940, on sent que Bioy Casares a tiré profit des avis de Borges. C’est du fantastique millimétré, qui appuie à fond sur l’imagination. L’explication finale est extrêmement ingénieuse, mais reste ouverte (un des caractères du postmoderne). Je vous laisse la découvrir, si vous n’avez pas encore lu le livre. Ne lisez pas l’Avant-propos de Le Clézio qui, dès la première phrase, c’est un exploit, spoile l’histoire et révèle la clef de l’énigme. Il faut au contraire la découvrir au cœur du roman, tant elle est amenée avec soin et délicatesse. Je peux simplement évoquer le point de départ : une île quasi déserte, depuis longtemps inhabitée et parsemée de ruines, et un homme en fuite, dont nous ne saurons jamais le nom. L’atmosphère magistralement recréée par Bioy Casares est inquiétante. Comme dansLa Route, de Cormac McCarthy (paru en 2006), on a une impression de fin du monde. À quoi s’ajoute ici une dose de sadisme dans les relations entre les personnages, qui fait penser au film de 1932, La Chasse du comte Zaroff, avec l’acteur Leslie Banks. L’Invention de Morel, c’est clair, est aussi un livre sur le cinéma, et la part immense que celui-ci est amené à jouer dans nos vies : le règne absolu de l’image qui nous a tous plus ou moins envahis.

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Borges nous disait aussi, dans sa préface (recueillie en 1975 dans le Livre de préfaces), que L’Invention de Morel était un roman nouveau et parfait. « J’ai discuté, concluait Borges, avec son auteur les détails de la trame, je l’ai relue ; il ne me semble pas que ce soit une inexactitude ou une hyperbole de la qualifier de parfaite. » Le livre de Bioy Casares ne doit pas être cantonné dans le genre du fantastique, il excède toute classification. C’est une œuvre littéraire à part entière, qu’on peut facilement relire (comme tous les classiques) et qui, selon moi, est spécialement faite pour pallier le désœuvrement estival.   

Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Armand Piehal. Avant-propos de J.-M. G Le Clézio. Préface de Jorge Luis Borges. Éd. Robert Laffont, coll. « Pavillon Poche », 144 pages.

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Jorge Luis Borges, Livre de préfaces, suivi de Essai d’autobiographie. Éd. Gallimard, coll. « Folio ».

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Thierry La Fronde et Belphégor sur la table

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P. Lacoche

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Il est des opérations grand débarras plus éprouvantes que d’autres. Sur la terrasse, des objets s’accumulaient. Il fallait y passer : s’en séparer. Un élément taché, gris et rebondi d’un vieux divan ; une chaise au paillage éventré ; et une petite table de téléviseur en formica marron qui, en des temps antédiluviens, avait appartenu à mes parents. Cette table estropiée fit éclore en moi un bouquet de souvenirs. À la cité Roosevelt de Tergnier, dans les années soixante, seules deux ou trois familles possédaient un téléviseur. Je me souviens que nous, les gamins, le jeudi après-midi, faisions la queue devant la maison provisoire des parents de notre copain Alain Lanzeray et/ou devant celle de ceux de Jocelyn Van Messen.

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Les pièces des baraquements de la cité étaient minuscules ; nous nous installions deux par deux au côté d’Alain et/ou de Jocelyn et, parfois de membres de leurs familles. Les images en noir et blanc défilaient devant nos yeux innocents et fascinés. La télévision arrivait dans les foyers populaires, à petites ondes feutrées ; elle restait pour nous un objet mystérieux, merveilleux. Nous étions bien sûr habitués au plaisir collectif de voir un film au cinéma. Le nôtre se nommait Le Casino ; il était situé rue Marceau, juste derrière la maison de mes parents, rue des Pavillons (aujourd’hui, rue des Lutins). Ses bâtiments arboraient une belle architecture de type Art Déco. Ils devaient dater des années 1920 ou 1930, après la Première Guerre mondiale au cours de laquelle nos bons amis d’Outre-Rhin avaient quasiment rasé Tergnier, en 1917 ; furieux d’être contraints de reculer, ils s’étaient vengés. Ils n’avaient épargné que deux maisons de maîtres qui existent toujours tout au fond de la jolie rue des Pré Bains, afin, disaient-ils, de loger l’état-major car ils espéraient revenir dans notre petit bourg qu’ils avaient piétiné, dynamité et broyé.

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Las de me voir squatter chez les Lanzeray ou les Van Messen, mon père décida un jour de faire l’acquisition d’un téléviseur. Il se rendit chez un vendeur à Vouël et acheta un appareil de marque Ribet-Desjardins pour le plus grand bonheur de la famille ; il acheta aussi une petit table en formica marron, celle que j’ai conduite il y a peu, le cœur lourd, à la déchèterie. Le poste Ribet-Desjardins nous donna le meilleur de ce que la télévision française, l’ORTF, distillait au cours des Trente glorieuses : Belphégor, Thierry la Fronde, les Compagnons de Jéhu, Rocambole, les dramatiques signées Claude Santelli, etc. On donnait au peuple le meilleur de notre culture ; les émissions et/ou feuilletons étaient tirés des œuvres de nos meilleurs écrivains (Jules Verne, Victor Hugo, Eugène Sue, Maupassant, Diderot, la comtesse de Ségur, etc.). L’horrible publicité qu’on nous balance aujourd’hui ne polluait pas encore notre bonheur. Avant d’abandonner la petite table, je suis revenu sur mes pas et lui ai fait un baiser. J’avais dans les oreilles la musique de l’indicatif de Thierry La Fronde