Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…
Il est des opérations grand débarras plus éprouvantes que d’autres. Sur la terrasse, des objets s’accumulaient. Il fallait y passer : s’en séparer. Un élément taché, gris et rebondi d’un vieux divan ; une chaise au paillage éventré ; et une petite table de téléviseur en formica marron qui, en des temps antédiluviens, avait appartenu à mes parents. Cette table estropiée fit éclore en moi un bouquet de souvenirs. À la cité Roosevelt de Tergnier, dans les années soixante, seules deux ou trois familles possédaient un téléviseur. Je me souviens que nous, les gamins, le jeudi après-midi, faisions la queue devant la maison provisoire des parents de notre copain Alain Lanzeray et/ou devant celle de ceux de Jocelyn Van Messen.
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Les pièces des baraquements de la cité étaient minuscules ; nous nous installions deux par deux au côté d’Alain et/ou de Jocelyn et, parfois de membres de leurs familles. Les images en noir et blanc défilaient devant nos yeux innocents et fascinés. La télévision arrivait dans les foyers populaires, à petites ondes feutrées ; elle restait pour nous un objet mystérieux, merveilleux. Nous étions bien sûr habitués au plaisir collectif de voir un film au cinéma. Le nôtre se nommait Le Casino ; il était situé rue Marceau, juste derrière la maison de mes parents, rue des Pavillons (aujourd’hui, rue des Lutins). Ses bâtiments arboraient une belle architecture de type Art Déco. Ils devaient dater des années 1920 ou 1930, après la Première Guerre mondiale au cours de laquelle nos bons amis d’Outre-Rhin avaient quasiment rasé Tergnier, en 1917 ; furieux d’être contraints de reculer, ils s’étaient vengés. Ils n’avaient épargné que deux maisons de maîtres qui existent toujours tout au fond de la jolie rue des Pré Bains, afin, disaient-ils, de loger l’état-major car ils espéraient revenir dans notre petit bourg qu’ils avaient piétiné, dynamité et broyé.
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Las de me voir squatter chez les Lanzeray ou les Van Messen, mon père décida un jour de faire l’acquisition d’un téléviseur. Il se rendit chez un vendeur à Vouël et acheta un appareil de marque Ribet-Desjardins pour le plus grand bonheur de la famille ; il acheta aussi une petit table en formica marron, celle que j’ai conduite il y a peu, le cœur lourd, à la déchèterie. Le poste Ribet-Desjardins nous donna le meilleur de ce que la télévision française, l’ORTF, distillait au cours des Trente glorieuses : Belphégor, Thierry la Fronde, les Compagnons de Jéhu, Rocambole, les dramatiques signées Claude Santelli, etc. On donnait au peuple le meilleur de notre culture ; les émissions et/ou feuilletons étaient tirés des œuvres de nos meilleurs écrivains (Jules Verne, Victor Hugo, Eugène Sue, Maupassant, Diderot, la comtesse de Ségur, etc.). L’horrible publicité qu’on nous balance aujourd’hui ne polluait pas encore notre bonheur. Avant d’abandonner la petite table, je suis revenu sur mes pas et lui ai fait un baiser. J’avais dans les oreilles la musique de l’indicatif de Thierry La Fronde…
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