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Rudy Ricciotti cœur de béton

Rudy Riccioti publie « Insoumission: Pour la survie de l'architecture » aux éditions Albin Michel (2025)


Rudy Ricciotti cœur de béton
Rudy Riciotti à l'inauguration d'Arkéa Arena dont il est l'architecte, Bordeaux, 24 janvier 2018 © UGO AMEZ/SIPA

Le génial architecte a un caractère bien trempé. Dans Insoumission, il livre un coup de gueule contre la bureaucratie et les normes qui encadrent le BTP, au détriment de la création, des ouvriers et des artisans.


À la vie comme à la guerre ! Rudy Ricciotti ne connaît qu’une grammaire existentielle, celle du combat. Qu’il aime ou qu’il bâtisse, discute avec ses commanditaires ou assiste à une corrida, c’est l’arme au poing. Il lui faut contester, défier, résister. Ce qui lui vaut sans doute dans quelques ministères – et parfois aussi chez ses amis – une solide réputation d’emmerdeur et de grande gueule ingérable. Mais aussi d’architecte génial, un de ceux à qui on confie les missions impossibles et les projets où doit souffler l’esprit. Il les raconte, comme autant de batailles dans un livre qui lui ressemble : foutraque, colérique, bouillonnant, brouillonnant. Et traversé en continu par une tension vitale, une volonté de créer – pas pour ériger de jolis bâtiments, pour faire jaillir la beauté et apporter sa pierre à la grande aventure humaine. Regard de braise et verbe haut, ce drôle de zèbre, hybride improbable entre latin lover et Gaulois réfractaire, s’efforce ainsi depuis quarante-quatre ans de donner corps et âme à une matière que seuls les financiers et les fonctionnaires peuvent croire inanimée. Celle qu’il vénère et s’emploie à plier à ses exigences, c’est le béton, matériau hautement masculin qu’il accommode en dentelles, résilles et draperies. Mais pour percer ses secrets, comme ceux d’une femme aimée, il faut du temps, de la détermination et le secours de ces ingénieurs, artisans et ouvriers pour qui le réel ne se réduit pas à des équations.

Sur le chantier, chacun sait qu’une erreur, une seconde d’inattention peuvent être fatales – occasionnant au mieux dégâts et surcoûts – au pire catastrophe et victimes. Aussi y règne-t-il la même fraternité que dans les tranchées. Cette camaraderie n’exclut pas, évidemment, le respect de la hiérarchie, ni des engueulades homériques. On se parle d’homme à homme y compris avec les femmes. Mais face au feu, la compétence prime sur le grade. Et, du manœuvre au commanditaire, tous ripaillent pour la pose du drapeau, « un rituel que les groupes du BTP s’efforcent d’éduquer à grand renfort de petits fours et d’eau gazeuse ». Les cochons.

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S’il y a des frères d’armes, il y a des ennemis : les bureaucrates parisiens pour qui «un chantier n’est pas un travail mais une nuisance», à l’image de ces fonctionnaires du Louvre qui demandaient qu’on arrête les embarras du département des Arts de l’islam pour pouvoir travailler fenêtre ouverte sans même imaginer que des ouvriers seraient affectés par leurs caprices ; les zélotes du minimalisme, cette maladie pathétique à laquelle il oppose un maniérisme assumé ; les promoteurs qui ne se soucient que de coûts et de délais ; les obsédés de la norme qui se donnent bonne conscience en construisant des écoquartiers qui seront, prédit Ricciotti, « les territoires perdus de demain à ceci près que les HLM ont duré plus longtemps ». Rien de moins durable, paraît-il, que ce bête pin Douglas pour lequel on détruit nos forêts. Mais peu importe à ceux qui décident : demain, ils seront mutés ailleurs et ne verront pas ce que deviennent les chalets devant lesquels ils ont fait des selfies.

Parfois le miracle se produit, la rencontre avec un « prince éclairé », un commanditaire « porté par un désir et une vision assumés », qui ne demande pas à l’architecte de se soumettre aux exigences de la société. C’est arrivé avec Patrick Devedjian, initiateur du musée du Grand Siècle qui ouvrira ses portes à Saint-Cloud. Officier réserviste de la Légion étrangère et amoureux inconditionnel de la chose militaire, l’architecte ne cache pas sa joie d’avoir à transformer la caserne Sully, datant de Charles X, en écrin pour les riches collections léguées par Pierre Rosenberg. « Dans une société allergique au travail manuel, méprisant ses artisans et ses ouvriers, leur dédier un musée est en soi un acte révolutionnaire. » Des cathédrales à la Recherche du temps perdu, c’est sans doute cela, la synthèse et la quintessence de l’esprit français : la passion de la belle ouvrage. Qui, pour s’imposer aujourd’hui, doit savoir taper du poing sur la table.

Rudy Ricciotti, Insoumission : pour la survie de l’architecture, Albin Michel, 2025, 160 pages.

Été 2025 – #136

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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