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Bécassine à la «fâcheuse week»

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Dans l’Obs du 2 février 2023 consacré, comme sa couverture l’indique, à ChatGPT, soit l’intelligence artificielle, une rubrique mode était consacrée à un défilé de mode masculin.


Bécassine a eu la berlue en voyant les photographies des mannequins « hommes » portant des vêtements franchement minimalistes ou très dépareillés. Quelque chose la perturbait et qui n’était pas ce jeune homme en jupe ; ce n’est certes pas la première fois qu’on voit un homme en porter et certains Écossais, taillés comme des bûcherons, savent parfaitement les mettre en valeur…

D.R.

Des walking dead sur le catwalk

Non, ce qui l’a frappée est autre chose : la mine quasi cadavérique de ces adolescents attardés ; leur teint blême à l’extrême, leur visage glabre, leur maigreur, leur regard éteint, l’absence radicale de toute expression, bref, l’impression très pénible d’avoir affaire à des robots. Et Bécassine ne parle même pas de l’absence de couleurs des dits-vêtements ; de la décoloration des teints et des teintes donnant le sentiment d’une bande de zombies.

A relire, du même auteur: La mort se met au vert

Est-ce ainsi que les hommes vont ? pensa-t-elle, effrayée. Mal hélas et mâles pas. Certes, une certaine féminisation du monsieur est passée par là, mais pas que. Ce qui lui a sauté à la figure est que ces pantins plus que mannequins ressemblaient beaucoup à ces avatars en tous genres et qui disent la robotisation du monde et sa désincarnation. C’est-à-dire que ces messieurs étaient devenus virtuels !

Mines glaciales sur papier glacé

Alors, se dit-elle, en même temps que l’intelligence artificielle se rapproche de l’être humain dans sa capacité d’expression logique, l’être devenu non-humain se rapproche, lui, de l’artifice. Et ce n’est pas un feu auquel nous avons droit, avec son bouquet final, mais à une glaciation qui semble vouloir compenser la fonte des neiges pour cause de réchauffement climatique. Ainsi, les humains ici constatés réfrigèrent l’atmosphère pendant que la couche d’ozone brûle les blés.

Mais comme Bécassine ne croit pas à ce genre de rééquilibrage, elle sombre un instant mais un instant seulement dans la mélancolie devant ces pauvres hères qu’on semble avoir traînés là contre leur gré, et se couchera ce soir en pensant à un cow-boy à l’ancienne avec épaules, biscotos et la tenue vestimentaire qui va avec. Elle n’ira pas jusqu’à John Wayne qui en faisait un peu trop, mais Robert Redford, pour lequel elle a toujours eu un faible, fera très bien l’affaire, surtout dans le rôle de Jérémiah Johnson avec sa barbe, ton teint hâlé, ses vestes en gros lainage, bref avec – Bécassine va oser le mot maudit – sa virilité !

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Prisonnier de la vache

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Macron au milieu des paysans c’est aussi naturel qu’Elisabeth Borne et sa doudoune à la fashion week. Passage obligé pour le président, aller saluer Ovalie la vache mascotte du Salon. Là où Chirac aurait tâté l’entrecôte de la bête au gros sel, Macron gardait Ovalie à distance, comme s’il était devant un T-Rex de Jurassic Park. Autre estomac, autre mœurs.


Allez L’OgM. Plus puéril que jamais, Macron a l’obsession de battre le record de présence d’un président au Salon. Alors on nous a fait des bassines d’un décompte chrono Apollo 13. Depuis 2017, le cerveau de Macron, en matière agricole, est pris en otage par la FNSEA pour l’hémisphère droit et les Verts pour le gauche. Les parrains de la FNSEA veulent, à terme, nous assaisonner la salade à l’huile de vidange, et les tarés de la religion verte nous imposer un régime à base de cailloux roulés sous les aisselles. Selon qui il a en face ce président s’adapte, on a suffisamment payé pour le savoir. Alors Macron au salon c’est Monsanto open bar. A un agriculteur qui lui dit que l’arrêt des pesticides signe son arrêt de mort, il le rassure à voix basse sur le ton de la confidence de Don Vito à un affranchi, “demain je suis à Bruxelles, on va prolonger le délai… T’inquiète minot.”

Hollywood Chewing-gum. Faute de goût : il a traversé le Salon avec un chewing-gum sous ses crocs de Rastignac. Double faute quand on vous invite tous les trois mètres à engloutir, gouter, boire. Ne pouvant pas devant une forêt noire de caméras se débarrasser du bubble-gum, il l’a calé dans un endroit tenu secret au fond de sa bouche, avant de s’essayer au Munster. “Mmm, très bon, délicieux, mmm cet arrière-gout de, de…” De chlorophylle !

A lire ensuite, Jean-Paul Brighelli: Consommons français — et pas européen

Il est des nôtres. Il a pu tâter de l’épaule d’agriculteur sans les excès tropicaux d’une queue de cyclone à Saint-Martin. On était dans le tactile professionnel, entre collègues. La ruralité il connait, via ses nombreux séjours chez sa mamie dans les Pyrénées. Ah la soupe aux choux de mamie… Les travaux au chalet, et ce jour où elle lui avait confié la clef des boutures de géranium, son certificat du mérite agricole.

Engagez-vous, rengagez-vous. Macron nous refait le coup de la diversion. Aux agriculteurs qui se plaignent de l’inflation, il demande de la patience et des efforts sur le thème du “nous sommes en guerre”. Ceux qui osent un timide “ ce n’est pas notre guerre” se prennent un méchant cours de géopolitique.Demander des efforts aux damnés de la terre sèche, qui font des journées de 17 heures, des semaines 7 sur 7, des années 12 sur 12 et pour ce qui reste, piquent du nez devant la météo, faut oser. Il a osé l’effort de guerre le bougre.

“Guerre et pets”. Zelensky s’acharne depuis deux mois à lui gratter des chars Leclerc, comme si c’était des caddies du Leclerc de Villetaneuse. Macron l’endort à la flute traversière et garde ses chars au chaud. Sous la pression des Alliés il doit céder. Mais voilà que Zelensky qui n’a pas de frein dans son char, exige maintenant d’avoir Pierre Palmade au volant du blindé. S’il accepte, demain c’est M’Bappé au Dynamo de Kiev.

Vive la reine!

Après des propos tenus par Camilla Parker Bowles, l’éditeur anglais de Roald Dahl a annoncé qu’il continuerait à publier les versions originales des œuvres de l’auteur, dans une collection spéciale.


Roald Dahl est un grand auteur anglo-saxon de la «  littérature jeunesse » – Le Bon Gros Géant, Charlie et la Chocolaterie, Matilda – ces romans qu’on lit à l’âge tendre et qu’on peut reprendre à tout autre moment de la vie lorsqu’on se lasse de la grisaille du monde et des pesanteurs de la production romanesque sanctifiée par les officines de la bien pensance. Dahl est mort en 1990. On aurait pu le laisser vivre en paix son éternité, mais non ! La patrouille du wokistement correct veillait, qui n’a pas hésité longtemps à aller lui chercher noise jusque dans sa tombe. Une escouade de censeurs s’est penchée sur son œuvre et – Ô m’y god ! – y a déniché maints passages, maints termes dont on pourrait penser qu’ils risqueraient de choquer telle ou telle minorité, sociale, ethnique, sexuelle et autres (liste non exhaustive, le catalogue des possibles victimisations ne cessant de s’allonger jour après jour). Alors, ces zélés purificateurs ont retroussé leurs manches et se sont attelés à remettre l’ouvrage du défunt auteur sur le métier, supprimant à la serpe des horreurs telles que « femmes de ménage », « gros », « nain », etc. Fort heureusement, cela n’a été entrepris que pour l’édition anglaise de l’œuvre. L’éditeur français, Gallimard, n’a pas jugé utile, lui, de se compromettre dans cette énième croisade de la bêtise woke. On s’en réjouit. Au demeurant, l’éditeur anglais lui-même en est venu à mettre un peu d’eau dans sa navrante soupe littéraire. Les œuvres vierges de toute manipulation resteront disponibles à côté de celles sacralisées par l’imprimatur woke. De nouveau on se félicite.

A relire: Roald Dahl, nouvelle victime de la pudibonderie woke

Mais d’où nous viendrait ce repentir ? Tout simplement d’une recommandation de pur bon sens adressée à la cantonade, en quelques mots, aux auteurs, aux créateurs: « Restez fidèles à votre vocation. Ne vous laissez pas impressionner par ceux qui veulent restreindre votre liberté d’expression ou imposer des limites à votre imagination. » On ne peut mieux dire. Et qui parle ainsi ? La très honorable Camilla, la reine consort d’Angleterre. Elle a glissé cette saine mise en garde lors d’une réception donnée pour le deuxième anniversaire de son club de lecture en ligne, le Reading room. On peut donc penser qu’elle aura été entendue.

Au passage, on ne résistera pas à la tentation de souligner que nous nous nous trouvons là devant un des plus remarquables avantages de la monarchie: parler de haut, certes, mais en toute subjectivité désintéressée, puisque l’ambition de se faire élire ou réélire ne vient pas altérer la sincérité, l’authenticité de la pensée et du propos. La prise de parole n’en a donc que plus de force. J’imagine que, de là où il est, Roald Dahl ne peut que clamer avec nous : Vive la reine !

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« C’est payé combien? »

Depuis une dizaine d’années, chefs d’entreprise, artisans et commerçants font le même constat: il est de plus en plus difficile d’embaucher de jeunes recrues, même des apprentis. Leur manque de rigueur et d’investissement se double d’une seule obsession: le salaire.


Selon le poète grec ancien, Hésiode, c’est le labeur qui ennoblit l’homme : « En travaillant, tu seras bien plus cher aux dieux et aux mortels : car les oisifs leur sont odieux. Ce n’est point le travail, c’est l’oisiveté qui est un déshonneur[1]. » A-t-on la même vision du travail à notre époque caractérisée par l’hyper-individualisme et l’influence des réseaux numériques, où l’on prône sans cesse le bien-être et la quête personnelle de sens ? Quittons la Grèce d’Hésiode pour les Yvelines modernes afin de recueillir les témoignages de nos artisans et petits entrepreneurs. Serdar, d’origine turque, est maçon. Son entreprise « Tous corps d’état » embauche souvent des salariés malgré les charges sociales et les coûts fixes. Mais depuis six ans, c’est de plus en plus difficile : « Les jeunes ne veulent pas beaucoup travailler. Ils veulent gagner toujours plus d’argent mais l’argent, on doit le mériter. » C’est au point que les candidats, dès le début d’un entretien d’embauche, posent une seule question : « C’est payé combien ? » Beaucoup préfèrent se mettre à leur compte en croyant pouvoir travailler seulement quand ils veulent. Serdar est obligé de leur sous-traiter des tâches quand son entreprise n’arrive pas à embaucher. Mais les sous-traitants sont trop pressés de terminer le travail. « Ils veulent toucher les sous et partir. » En général, les jeunes n’ont pas envie de faire des travaux manuels qui sont trop fatigants, voire usants. Serdar lui-même, qui a 43 ans, sera content de prendre sa retraite à 55. On comprend bien que pour être maçon à notre époque, il faut être fort comme un Turc.

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Au moment où je l’interviewe, Serdar travaille en collaboration avec Pernelle, dont l’agence d’architecture, ouverte en 2015, est loin de manquer d’activité. Elle forme des stagiaires mais les charges font qu’il serait trop coûteux de les embaucher. Sa collaboratrice actuelle travaille au bureau mais pour son propre compte en facturant l’entreprise pour ses prestations. Sophie, opticienne, forme des apprentis en alternance depuis treize ans. Aujourd’hui, elle a trouvé la perle rare, Éva, qu’elle a embauchée, mais les autres n’étaient pas tous aussi motivés. « Ils n’allaient pas forcément en cours ou ne retenaient pas bien les consignes, de sorte qu’il fallait passer derrière. J’aurais été très hésitante pour les recruter. » Surtout dans une petite entreprise comme la sienne, il faut de la rigueur dans le conseil proposé aux clients. « On a une formation de spécialistes avec une dimension médicale. On n’est pas que des vendeurs comme dans les grandes surfaces. » Les stagiaires qui n’ont pas achevé leur formation se reconvertissent dans des métiers nécessitant moins d’engagement. Sandrine, qui cogère un salon de coiffure, a cessé de prendre des apprentis il y a huit ans car « il n’y avait plus d’investissement du tout. Ils voulaient le salaire sans trop en faire. » Âgée de 43 ans, elle est frappée par le contraste avec sa propre génération. « Il leur manque la passion, l’envie, la vocation… ! » Cela ne coûte pas cher de prendre des apprentis, mais à quoi bon ? On n’est pas motivé soi-même pour transmettre ce qu’on a appris à des personnes qui s’en fichent.

Manque d’implication, refus de la rigueur, hâte de prendre l’oseille et de se tirer… on retrouve le même syndrome dans un métier aussi différent que celui de contrôleur technique automobile. Franck l’exerce depuis 1992, année où il a repris le centre créé par son père. C’est un des univers professionnels les plus réglementés. On y arrive par une formation approfondie et un stage de six mois, et pour garder l’agrément accordé par le préfet, il faut se maintenir au niveau chaque année grâce à 24 heures de cours. Non seulement il faut connaître par cœur les 133 points de contrôle, dont les modalités sont en constante évolution, mais les statistiques des contrôles qu’on effectue sont elles-mêmes contrôlées par les services de l’État : toute anomalie déclenche une visite musclée d’une équipe d’inspecteurs. C’est dire qu’il faut de la rigueur. Franck prend les stagiaires que lui envoient les centres de formation, mais depuis une dizaine d’années tout a changé. « Les premiers que j’ai eus étaient sérieux, avaient envie de bosser. Aujourd’hui, ils s’en foutent. » Le changement de mentalité lui a sauté aux yeux le jour où il a proposé une petite interro à un stagiaire qui a répondu : « Ça ne m’intéresse pas. » Il ne voulait pas acquérir une méthode de travail rigoureuse, mais faire le minimum pour avoir l’agrément. Comment font ces apathiques face aux inspections ? « Il y a beaucoup de roulement dans le métier et une pénurie de contrôleurs. »

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La situation générale est bien résumée par Thomas qui a repris une belle entreprise familiale de travaux électriques, spécialisée dans l’éclairage public. Il prend des apprentis afin de former les futurs salariés de sa société mais depuis sept ans, dès la fin de la formation, ils ont tendance à partir. « Le travail pour eux, c’est une sorte de consommable. » Ils peuvent rester un an dans une entreprise et s’ils ne s’y sentent pas bien, ils vont tenter autre chose. Souvent ils n’exploitent même pas le diplôme qu’ils ont acquis. Les jeunes ne se projettent plus dans une firme. En 2011, l’ancienneté moyenne des employés de Thomas était de vingt à vingt-cinq ans ; aujourd’hui, elle est de quatre à six ans. À qui la faute ? À une jeune génération née avec le péché originel consistant à rechigner à bosser ? Ou les causes sont-elles plus complexes ? Dans son histoire de la notion de travail, le chercheur Olivier Grenouilleau voit dans les paroles de Hésiode un jumelage assez constant dans l’histoire occidentale : le travail est à la fois une malédiction parce que l’homme y est condamné, mais c’est aussi une source de rédemption parce qu’il peut construire son monde[2]. Aujourd’hui, nous avons promis aux jeunes que le travail mène à tout, y compris à l’épanouissement de soi, mais un grand nombre de nos concitoyens ont été déshérités par ce que le géographe américain Joel Kotkin appelle le « néoféodalisme » de notre société postindustrielle. Les richesses sont concentrées entre les mains des oligarques de la Big Tech et les salaires des autres restent comprimés[3]. L’équation entre la malédiction et la rédemption est bancale.


[1] Les Travaux et les Jours (trad.Thomas Gaisford).

[2]. L’Invention du travail, Le Cerf, 2022.

[3]. The Coming of Neo-Feudalism: A Warning to the Global Middle Class, Encounter, 2020.

Les Tunisiens ont peur du grand remplacement, eux aussi!

Un vent de panique identitaire souffle sur la Tunisie. Alors que les vagues d’immigrés se multiplient, le président Kaïs Saïed, au pouvoir depuis 2019, a dénoncé un véritable complot contre la nation tunisienne, qui mettrait en péril sa dimension « arabo-islamique ».


Ils viennent de Côte d’Ivoire, du Sénégal, du Mali, du Niger. En 2021, d’après l’Institut national de la statistique, ils étaient un peu plus de 21 000, soit tout juste 0,2% de la population totale du pays, contre 10 000 en 2016. Des estimations plus récentes, proposées par des ONG, estiment qu’ils sont désormais entre 30 000 et 50 000. À l’inverse du Maroc et de l’Algérie, la Tunisie n’avait jamais connu de présence notable de ressortissants subsahariens sur son territoire, abstraction faite des descendants d’esclaves, qui représenteraient 10 à 15% de la population tunisienne.

L’espoir d’une traversée vers l’Europe

Beaucoup de ces migrants sont en transit. Ils s’installent quelque temps en Tunisie, notamment dans le sud du pays, espérant pouvoir y préparer un nouveau voyage vers la rive nord de la Méditerranée. Il faut aussi compter les étudiants d’Afrique noire qui se sont installés dans la soixantaine d’établissements universitaires ouverts ces dernières années. Parmi eux, certains finissent par trouver un travail et s’établissent durablement en Tunisie. Après tout, la natalité tunisienne s’est stabilisée depuis plus de deux décennies, et avec 2,1 enfants par femme, elle s’est rapprochée des standards européens. Dans le même temps, la Révolution de 2011 n’a pas tari l’émigration, bien au contraire : avant le Covid, entre 36 000 et 40 000 tunisiens quittaient le pays chaque année. Bien que le pays ne soit guère épargné par le chômage, certains secteurs comme l’agriculture, le bâtiment et la restauration souffrent d’un manque cruel de main d’œuvre.

Un grand remplacement sauce harissa ?

Alors que la présence de ces populations subsahariennes était jusque-là taboue dans la société tunisienne, elle est désormais au cœur de l’actualité depuis que le président Kaïs Saïed s’est exprimé en des termes virulents, le mardi 21 février 2023, depuis son palais de Carthage. Dénonçant des « hordes de migrants clandestins » à l’origine de « violences, de crimes et d’actes inacceptables » et « un plan criminel préparé depuis le début de ce siècle pour métamorphoser la composition démographique de la Tunisie », il a affirmé son souhait de mettre fin rapidement à cette immigration, assimilée à « une volonté de faire de la Tunisie seulement un pays d’Afrique et non pas un membre du monde arabe et islamique ».

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Eva B***, Tunisienne installée à Paris et étudiante en droit, nous a confié qu’elle partageait les appréhensions du président Saïed : « En Tunisie, les exactions causées par les immigrés subsahariens commencent à s’accumuler. Je suis inquiète pour mes proches restés là-bas. Nous avons observé comment la France a évolué depuis 30 ans, avec la montée du multiculturalisme, et nous craignons de connaître une situation équivalente. Nous autres Tunisiens, nous n’avons pas envie d’être métissés: nous sommes là depuis 3 000 ans, et nous avons envie d’être là encore 3 000 ans ».

Dominique Sopo, antiraciste sans frontières

La position musclée du président Saïed n’a pas manqué de faire réagir au-delà des frontières carthaginoises. Le Monde a évidemment mobilisé tout ce que la terre compte d’anthropologues spécialistes pour établir une analogie entre les propos du président tunisien et le discours de certaines formations de droite en Europe: « Kaïs Saïed s’approprie un discours d’extrême droite sur la migration qu’il n’aurait jamais toléré si celui-ci avait été prononcé en Europe sur la migration irrégulière des TunisiensEn prenant pour bouc émissaire la communauté subsaharienne sans s’attaquer de fond à la question migratoire, il s’ancre dans une logique populiste et opportuniste », indique la chercheuse Kenza Ben Azouz dans les colonnes du journal de gauche [1]. Dominique Sopo, président de SOS Racisme, est quant à lui sorti de son habituel périmètre franco-français pour aller détecter les indices de racisme sur la rive sud de la Méditerranée :

Dans l’hebdomadaire Jeune Afrique, Sopo précise sa pensée : « En qualifiant les Subsahariens d’ « Africains » et en semblant s’exclure de cette dernière dénomination, Kaïs Saïed dit en creux une certaine représentation de la Tunisie et de l’Afrique, nourrie d’un mépris de la première pour la seconde »[2]. Dominique Sopo préfère miser sur « la longue tradition d’accueil » de la Tunisie pour que la société civile ne suive pas le chef d’État, lequel a par ailleurs largement rogné les acquis démocratiques de la Révolution de 2011.

Sur le terrain, pourtant, la situation se tend, et déjà, des groupes de Tunisiens se forment et s’arment de bâtons et de couteaux pour aller déloger manu militari des groupes de migrants subsahariens de leurs maisons dans les quartiers populaires de la banlieue nord de Tunis.


[1] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/02/22/en-tunisie-le-president-kais-saied-s-en-prend-aux-migrants-subsahariens_6162908_3212.html

[2] https://www.jeuneafrique.com/1421242/politique/linsoutenable-sortie-de-route-raciste-de-kais-saied/

Ernest Renan, inspirateur malgré lui du «vivre-ensemble»?

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C’est aujourd’hui le bicentenaire du grand philosophe et historien. En 1882, à la Sorbonne, il offrait une définition de la nation fondée sur l’adhésion collective, en opposition à la vision allemande centrée sur l’ethnie. Depuis, il a trop souvent été mal interprété.


Ernest Renan est né il y a 200 ans, le 27 février 1823, à Tréguier, dans les anciennement nommées Côtes-du-Nord. Historien, philologue, philosophe, il a accompagné le XIXème siècle dans ses évolutions religieuses et continue de nourrir le débat politique aujourd’hui, à travers la notion de « vivre ensemble », détournée à l’extrême par nos contemporains.

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Né dans une famille de pêcheurs qui s’était embourgeoisée au fil des ans, Ernest Renan est orphelin de père à l’âge de cinq ans. Le père était républicain, la famille maternelle royaliste, et de cette divergence, il restera un tiraillement politique tenace chez Ernest Renan. Au petit séminaire de Tréguier, le jeune Renan est rapidement repéré comme un fort en thème, avec une prédilection pour le latin. À 15 ans, il entre au séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet puis à celui d’Issy-les-Moulineaux où le contact avec la philosophie de Kant et de Hegel va renforcer un peu plus son scepticisme naissant. On le sait, les séminaires du XIXème siècle furent de formidables centres de formation pour tout ce que la France a pu connaître d’agnostiques et d’anticléricaux, jusqu’au président du conseil Émile Combes, père de la laïcité et ancien élève des Carmélites.

La Vie de Jésus, best-seller des années 60

Dans la France du XIXème siècle, on trouve tous les 30 ans un Breton pour bousculer le rapport des Français à la religion catholique. En 1802, Chateaubriand publiait le Génie du christianisme et les rabibochait avec le sentiment religieux, après une grosse décennie de tumulte révolutionnaire. En 1833, Félicité de La Mennais, prêtre natif de Saint-Malo, renonce à ses fonctions ecclésiastiques et rédige les Paroles d’un croyant dans lequel il ébauche un catholicisme moderne et socialisant. En 1863, Ernest Renan publie le premier tome de son Histoire des origines du christianisme, intitulé la Vie de Jésus, dans lequel il propose d’étudier la biographie du célèbre Nazaréen comme celle d’un homme comme un autre, sans minorer l’importance philosophique, morale et mystique du personnage. Dans la France de Napoléon III, l’ouvrage fait scandale. Renan perd sa chaire d’hébreu au Collège de France et reçoit une lettre contrariée de l’Empereur: « Vous connaissez tout mon intérêt pour vous et toute mon estime pour vos profondes connaissances. Aussi est-ce avec regret que je me vois forcé d’approuver la suspension momentanée de votre cours. En effet, vous le comprendrez, il est impossible que l’État tolère dans une chaire d’enseignement public, la dénégation de l’une des bases de la religion chrétienne ». Dans le même temps, le livre créé la sensation littéraire: 60 000 exemplaires sont vendus dans les cinq premiers mois qui suivent sa sortie. On se l’arrache comme on s’arrache de nos jours le dernier Houellebecq. Chez les jeunes filles de bonne famille un peu rebelles, il est du dernier chic de laisser trôner un exemplaire de la Vie de Jésus sur une commode ou une enfilade…

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Paris sous tutelle

Après la chute du Second Empire et la défaite de Sedan, Renan va comme beaucoup d’autres connaître une sacrée dépression. Il écrit une Réforme intellectuelle et morale de la France (1871), véritable pamphlet qui détecte les erreurs commises par la France qui ont amené à la défaite contre l’Allemagne. Renan reproche à la France d’avoir coupé la tête à son roi (« Le jour où la France coupa la tête à son roi, elle commit un suicide »), d’avoir choisi le catholicisme plutôt que le protestantisme (« Le protestantisme, qui eût élevé [le peuple français], avait été expulsé ; le catholicisme n’avait pas fait son éducation. L’ignorance des basses classes était effroyable »). En gros, le tort principal de la France est de ne pas être l’Allemagne. Il propose un remède de cheval contre la prétendue indiscipline nationale, avec notamment une mise sous tutelle de la ville de Paris : « Paris, étant constitué par la résidence des autorités centrales à l’état de ville à part, ne peut avoir les droits d’une ville ordinaire. Paris ne saurait avoir ni maire, ni conseil élu dans les conditions ordinaires, ni garde civique. Le souverain ne doit pas trouver dans la ville où il réside une autre souveraineté que la sienne. Les usurpations dont la Commune de Paris s’est rendue coupable à toutes les époques ne justifient que trop les appréhensions à cet égard ». Une lecture qui a peut-être inspiré Clément Beaune, actuel ministre des Transports, quand il s’inquiétait en novembre 2022 de la gestion par Anne Hidalgo de la capitale (!)

Qu’est-ce qu’une nation ?

Malgré des penchants monarchiques non dissimulés, Ernest Renan fut pourtant revendiqué par la République anticléricale. En 1903, quelques années après sa mort, Emile Combes se déplace à Tréguier pour inaugurer la statue de l’historien au pied de la cathédrale, ce qui provoque la colère de quelques ouailles locales. Aujourd’hui encore, Renan alimente bien malgré lui un certain narratif bien-pensant. En effet, une lecture tronquée de la conférence « Qu’est-ce qu’une Nation ? », prononcée en Sorbonne le 11 mars 1882, a donné naissance à la notion de « vivre ensemble », répétée tant de fois ces dernières années pour justifier l’injustifiable qu’elle en est devenue suspecte.

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Face à une conception germanique très ethniciste de la nation, qui a poussé notamment l’Allemagne à annexer l’Alsace et la Moselle, Renan proposait une définition plus volontariste : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ». Depuis quelques décennies, il est de bon ton de citer cet extrait en éliminant le « riche legs de souvenirs » communs parmi les conditions préalables à la constitution d’une nation…

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Le travailleur, une figure en voie de disparition?

Le Travailleur théorisé par tant d’écrivains et de philosophes au XXe siècle est aujourd’hui anachronique. S’il existe toujours des millions de travailleurs, aucune Figure n’incarne désormais le dynamisme collectif et le productivisme. Il est vrai qu’une société ayant pour seul horizon les loisirs et la consommation n’en a guère besoin.


Une réforme des retraites équitable, qui tiendrait compte de la pénibilité de certains métiers, parviendrait-elle à faire oublier les inégalités dans la manière dont les travailleurs considèrent aujourd’hui leur activité selon qu’elle leur permet tout juste de gagner leur vie ou de donner sens à leur existence ? Alors que tous les métiers n’offrent pas à cet égard les mêmes possibilités, l’évolution des conditions de travail et des mentalités tend à vider la notion même de « travail » de ses contenus anciens. Corvée pour les uns, labeur gratifiant pour d’autres, le travail a peu à peu cessé d’être la « valeur » au nom de laquelle les individus étaient jusqu’alors appelés à se sacrifier, ou au moins à se dépasser. Si la libération par le travail n’a pas disparu, elle a changé de forme et l’on tend aujourd’hui à considérer qu’un effort individuel ou collectif qui ne pourrait être rapidement monnayé en RTT, en consommation et en loisirs ne mérite plus d’être consenti. Gagner sa vie, il le faut bien afin de pourvoir à ses besoins, mais de plus en plus nombreux sont les travailleurs convaincus que la « vraie vie » est ailleurs.

Rapport privilégié à la matière

C’est aussi pour cette raison que la plupart des grandes critiques de la société industrielle, de la mécanisation à outrance et du Travail en miettes (Georges Friedmann, 1956) paraissent aujourd’hui plus ou moins obsolètes, qu’il s’agisse de libération ou d’aliénation par le travail. Ainsi n’est-il plus dans l’air du temps de penser, comme Charles Péguy (L’Argent, 1913), qu’on entrait jadis dans les ateliers en chantant, alors que le travail en usine, qui n’apporte que malheur et asservissement, a fait d’un peuple plein d’ardeur une troupe de saboteurs et de fainéants. Humanisme chrétien et marxisme faisaient alors bon ménage ; l’un s’employant à analyser les mécanismes de l’aliénation sociale et l’autre à restaurer la dignité perdue de l’être humain. Très critique à l’endroit de l’exploitation des ouvriers dont elle partagea un temps la condition laborieuse, Simone Weil ne rêva-t-elle pas d’une vie d’usine au sein de laquelle tous les bruits pourraient se fondre « dans une espèce de grande respiration du travail en commun à laquelle il est enivrant d’avoir part [1] » ? Or, les situations et les motivations sont devenues beaucoup moins lisibles à mesure que les conditions de travail s’amélioraient et que de nouveaux métiers émergeaient qui n’ont plus qu’un rapport lointain avec le travail à l’ancienne.

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Autant dire qu’un essai comme Le Travailleur d’Ernst Jünger (1932) ne pourrait plus être écrit aujourd’hui sans paraître anachronique [2]. À cette époque il est vrai, marxistes et partisans de la « révolution conservatrice » s’accordaient au moins quant au rejet de l’univers bourgeois. Exploiteurs sans scrupules aux yeux des marxistes, les bourgeois se montraient selon Jünger insensibles à la dimension mythique de la Figure du Travailleur, incarnation de la volonté de puissance nietzschéenne en marche dans les sociétés industrielles modernes. En contact direct avec l’« élémentaire » en raison de son rapport privilégié à la matière, le Travailleur porte en lui toute l’ambiguïté du monde de la technique dont il est issu : est-il l’annonciateur du règne barbare des Titans ou de celui des dieux dont un usage affiné de la technique permettrait le retour ? Perdant ses illusions durant la Seconde Guerre mondiale qui vit le déchaînement des Titans, Jünger se montra par la suite beaucoup moins optimiste quant à la signification ultime de cette Figure, mais sans en envisager pour autant la disparition ou la mutation.

Les corps se mobilisent… ailleurs

Or, des travailleurs il y en a certes encore des millions dans le monde, mais aucune Figure de ce type n’incarne plus le dynamisme collectif et l’élan productiviste qui animèrent les sociétés occidentales de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années d’après-guerre. Le Travailleur a cessé d’être la figure de proue des sociétés qui n’ont plus pour horizon que la consommation et les loisirs, et dont les membres se reconnaissent désormais davantage dans l’Homo Festivus décrit par Philippe Muray [3]. C’est donc peu dire qu’on s’est affranchi de la malédiction biblique condamnant les hommes à gagner leur pain à la sueur de leur front puisque c’est la pénibilité, associée à la notion même de « travail », qui est révoquée au nom d’une disponibilité qu’on espère libératrice, à l’image de l’otium romain : ni travail ni oisiveté, mais art de ne rien faire sous la contrainte afin de laisser se régénérer les forces créatrices. Mais c’est là où le Travailleur n’a peut-être pas dit son dernier mot.

A lire aussi, Philippe d’Iribarne : Travail: sauver l’honneur

En effet, cette Figure mythique, appelant selon Jünger à la « mobilisation totale », n’a pas disparu mais a perdu de son éclat à mesure qu’elle se fragmentait et se disséminait dans le tissu social. Des usines, des supermarchés au design épuré sont en voie de remplacer les « paysages de chantier » où s’affairaient les Titans, mais la mobilisation continue dans ces locaux rénovés et jusque dans les loisirs tant convoités : mobilisation à outrance des corps dans le sport, des esprits dans la culture de masse et les voyages organisés ; mobilisation des énergies en quête d’une santé toujours plus parfaite et des pulsions en vue d’un épanouissement sexuel érigé en idéal sociétal. L’essentiel n’est-il pas d’être réceptif et réactif, toujours sur le pied de guerre afin de répondre « présent » dans l’instant ? Harcèlements divers, matraquage sonore, interpellation permanente des réseaux sociaux perpétuent sous des formes nouvelles le rythme infernal, le bruit et la fureur du travail en usine ou dans les mines. Nouveau visage de l’aliénation, l’addiction fait chaque jour de nouvelles victimes qui ne peuvent s’en prendre qu’à elles-mêmes de s’être laissées mobiliser par une Puissance sans visage et sans nom. Aucune réforme ne pourrait prendre en compte cette pénibilité-là. Sinon celle de la société tout entière.

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[1] Simone Weil, « Expérience de la vie d’usine » (1941), Œuvres, « Quarto », Gallimard, 1999, p. 196.

[2] Traduit en français par Julien Hervier, Le Travailleur (Der Arbeiter) a été publié en 1989 chez Christian Bourgois.

[3] Philippe Muray, Festivus Festivus : conversations avec Élisabeth Lévy, « Champs essais », Flammarion, 2008.

Consommons français — et pas européen

Emmanuel Macron a appelé vendredi à acheter et consommer français car la défense de la souveraineté agricole et alimentaire est la mère des batailles (sic !) dans le contexte de la guerre en Ukraine et des crises climatique et énergétique. Une proposition qui n’a que l’apparence de la clarté: en fait, cela fait longtemps que les lobbies de l’agriculture et la toute-puissante FNSEA nous font consommer européen — ce qui n’est pas du tout la même chose, explique notre chroniqueur, gastronome averti.


Dans le dernier numéro de Marianne, Périco Legasse, dont personne ne contestera la profonde connaissance de la gastronomie et la défense acharnée d’une agriculture française de qualité, tire à boulets rouges sur le renchérissement des prix qui profite aux grands groupes type Lactalis et pas du tout aux producteurs français. Et sur les décisions déjà anciennes de la FNSEA de distinguer « races à viande » et « races à lait », qui ont désorganisé la filière, et anéanti les efforts des éleveurs qui avaient l’habitude de faire passer les laitières, après deux ou trois vêlages, dans la catégorie viande. 

Plombiers et bœufs polonais

Car c’est ainsi — et pas autrement — que l’on a une viande de bœuf persillée, qui fondra sous la dent après six semaines (au moins) de mûrissement — et pas un steak immonde en barquette, mince comme une semelle dont elle a d’ailleurs le goût, et découpé sur une génisse qui n’aura jamais connu les joies de l’allaitement, et aura été abattue l’avant-veille. Tout est fait pour réduire les coûts, en économisant sur le temps — et en faisant payer cash quand même un produit inconsommable.

Bien sûr, de la viande de qualité, cela se trouve encore — à quel prix ? À partir de 50€ le kilo, jusqu’aux 300€ du wagyu made in Europa, pour les amateurs fortunés et les oligarques qui nous gouvernent et mangent gratis dans les cantines de luxe de leurs ministères. Mais Monsieur Vulgum Pecus s’usera les dents sur des biftecks immondes.

Ah, j’oubliais : selon François Hollande, parangon de la gauche, Vulgum Pecus est « sans dents ». C’est bête pour lui…

Au passage, avez-vous remarqué que les bas morceaux (queues ou joue de bœuf, paleron et gîte) qui cinq ans auparavant valaient moins de 10€ le kilo, ont brusquement renchéri — jusqu’à 25€ le kilo pour de la joue… 

C’est que les prolos pressés, après une journée de transports et de misères, n’ont droit qu’à du steak industriel, et les bourgeois nantis se pètent la panse au resto avec de la daube longuement mitonnée et du pot-au-feu de chez nous. Observez le prix d’une côte de bœuf de bonne race. Il y a encore une dizaine d’années, une côte à l’os pour deux faisait dans les 70€. Aujourd’hui, c’est le prix par personne, comme je l’ai observé récemment dans l’un des derniers restos à viande de Marseille.

À propos, j’ai tout récemment ouvert un site tout à fait personnel, financé par dégun, comme on dit ici, à part ma pomme, et consacré à la bonne (et moins bonne) bouffe à Marseille. Plus question de se tromper quand on habite la cité phocéenne ou qu’on y descend pour voir le PSG se faire étriller par l’OM.

Faisons le tour des merveilles européennes. Le porc industriel vient du Danemark — y compris celui avec lequel les Corses fabriquent leurs figatelli, sauf précision « porcu nustrale ». Le bœuf déboule des anciens pays de l’Est : rappelez-vous les discussions sur les « plombiers polonais » (et il en est de même pour les chauffeurs-routiers), sous-payés. Le bœuf polonais est le produit d’une agriculture industrielle sur laquelle les Allemands et les Américains ont mis la main — comme ils comptent bien mettre la main sur l’agriculture ukrainienne. Jusqu’au beurre breton qui a des origines suspectes et même slaves…

Complicités

À propos des Américains… Nous avions cru nous protéger en interdisant les viandes bourrées d’antibiotiques. Vous pouvez toujours rêver, les viandes made in America sont européanisées par n’importe lequel des pays européens complices.

Et j’imagine que personne ne se fait d’illusion sur les raisons qui ont récemment motivé l’Europe à « poignarder » (dixit Legasse) les labels de qualité de la volaille française : une décision fort peu commentée dans les médias, Palmade oblige. La malbouffe a des jours radieux devant elle. Tous détails ici sur le sommet d’hypocrisie de la commission Volailles de Bruxelles. Ceux qui savent lire comprendront — car enfin, pourquoi réunir une commission et prendre des mesures ultra-libérales s’il s’agissait de ne rien changer ?
Alors l’appel de Macron à consommer français est d’une hypocrisie majuscule. Il faut rétablir des barrières douanières fortes avec l’étranger extra-communautaire, et étiqueter sérieusement les produits, de façon à ce que le consommateur sache ce qu’il s’apprête à manger. Encourager financièrement les petits producteurs qui font un travail pénible et remarquable pour conserver une qualité française. Et répudier la FNSEA, qui ne parle qu’en termes quantitatifs, et se fiche pas mal de la qualité. Le Salon de l’Agriculture où, ce samedi, le président de la République est allé parader de bon matin n’est que la vitrine spectaculaire d’une agriculture qui se prétend française, pendant qu’on nous fait acheter et avaler, comme disait le regretté Jean-Pierre Coffe, de la merde.

Sainte Thérèse de Lisieux, ou l’éloge de l’amour

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Dans Eloge d’une guerrière (Grasset), Jean de Saint-Cheron évoque la figure de Thérèse de Lisieux dont c’est le 150ème anniversaire de la mort.


J’ai côtoyé quelques saintes de l’abîme lorsque j’écrivais sur Georges Bataille. Elles m’ont beaucoup apporté. Jésus ne dit-il pas que « les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu » ? Avec Thérèse Martin, qui deviendra, le cœur battant pour Dieu, sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face, nous sommes confrontés au mystère de la foi.

Nous nous élevons, dans la douleur et le renoncement à soi, vers la lumière qui nous éloigne des ténèbres. Car, avec la jeune Thérèse, orpheline de mère à quatre ans, cloîtrée volontairement et ardemment dès l’âge de 15 ans au Carmel, entrée en agonie à 24 ans, rongée par la tuberculose, nous découvrons que la vie terrestre est un combat pour lutter contre l’égoïsme, les pulsions nombrilistes entretenues par le système marchand et les lâches reniements devant le silence éternel des espaces infinis qui effraie, comme l’a si justement écrit Pascal. La jeune Thérèse, très tôt, l’affirme : « La foi, c’est une histoire d’amour. » Et pour comprendre ce principe immuable, et le vivre, la tache est immense. Thérèse, encore : « Aimer, c’est tout donner, et se donner soi-même. » Son génie, irrigué par une foi inébranlable, sera d’en porter la nouvelle à la terre entière.

La force d’aimer

À l’occasion du 150e anniversaire de la mort de la sainte, Jean de Saint-Cheron, directeur du cabinet du Recteur de la Catho, journaliste, écrivain, nous propose le portrait de Thérèse, de chair et de sang, loin de l’imagerie traditionnelle, visage blanchâtre, bouquet de roses et crucifix entre les bras, voile noir sur la tête. C’est une Thérèse souffrante et tournée vers Dieu qui s’anime au fil de sept courts chapitres, sans pathos ni lyrisme. Nous découvrons une jeune femme « combattante géniale parmi les myriades canonisés », qui a lu les Évangiles et connaît la vie de Jeanne d’Arc, son modèle. Douée, elle écrit des mémoires spirituels à 22 ans, Histoire d’une âme, qui lui vaudra d’être reconnue sainte en 1925. Comme quoi, la littérature conduit au plus haut. Sainte, mais d’abord femme moderne s’affranchissant à la fois d’un Dieu punisseur comme des déterminismes psychologiques et sociaux de son temps. Elle conduit deux batailles : « Réclamer sans relâche la force d’aimer, s’efforcer d’aimer. »

Son parcours existentiel, qui ressemble à un météore, devrait nous inciter à refuser la déréliction de notre époque matérialiste. Son sourire, dont Bernanos disait qu’il était « incompréhensible », devrait nous insuffler la force d’inverser les desseins du Diable.

Avant de clore cette chronique, je songe à cette petite fille aveugle, entourée de prostituées, dont on barbouilla le front de terre où reposait Sainte Thérèse, dans le cimetière de Lisieux, et qui recouvra la vue quatre jours plus tard. Cette petite fille devint une star de la chanson. Elle dut beaucoup penser à Thérèse quand elle interpréta l’une de ses plus émouvantes chansons, « Mon Dieu ».

Jean de Saint-Cheron, Éloge d’une guerrière, Grasset.

Marcel Proust, Rouen et le monde tel qu’il est

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Comment je suis devenu communiste


Longtemps, disons jusqu’à 15 ans, j’ai été myope sans le savoir. Je ne connaissais pas mon bonheur. Partant du principe assez banal mais si vrai que le fils du cordonnier est toujours le plus mal chaussé, cette myopie ne fut jamais décelée auparavant alors que je vivais dans une famille qui comptait tout de même plusieurs médecins, dont mon propre père. Je suis bien incapable de dire depuis quand cette myopie datait : je n’avais pas de point de comparaison. Je vivais comme allant de soi le fait d’avoir besoin du premier rang au cinéma, d’attendre à la dernière minute pour savoir si le bus qui s’arrêtait à la Croix de Pierre, à Rouen, était bien le mien. C’était le 2, je m’en souviens encore, et il mettait longtemps à ne plus ressembler à un 8 ou à un 3 quand il s’approchait de moi.

A lire aussi, du même auteur: Retraites: adresse aux vieux cons

Mais enfin la myopie n’empêchait pas la seule activité qui me plaisait, me sauvait, me consolait, me protégeait : la lecture. Pour le reste, il me semblait normal que le monde se résumât à ces tâches de couleurs floues, ces formes brumeuses et que les visages de mes petites amoureuses précisassent seulement leurs contours quand elles étaient à portée de baiser.

Les rives bleutées de l’été à Balbec

Il n’y avait pas d’angles, assez peu de lignes droites, les maisons à encorbellements de la rue des Bons-Enfants se voilaient toujours d’un brouillard qui les rendaient encore plus mystérieuses et me donnaient la sensation d’être dans un conte fantastique de Jean Ray.

Je me souviens aussi, à cette époque, de l’édition folio de la Recherche dont les couvertures étaient illustrées par Van Dongen. Je dois beaucoup à Van Dongen d’être rentré si aisément dans l’univers de Proust. Van Dongen dessinait en myope la silhouette nue d’Albertine ou les rives bleutées de l’été à Balbec, dans ce flou délicat qui est celui de la mémoire avant que le souvenir n’accommode ou ne tente d’accommoder sur un moment précis. Van Dongen m’annonçait un monde où le narrateur voyait les choses comme je les voyais et je pense encore aujourd’hui qu’une des clefs de la compréhension de Proust est la myopie.

Bref, je vivais en Myopie comme on vit dans un pays. J’en fus expulsé un peu par hasard, lors d’un cours de physique en classe de première consacré à l’optique. On avait mis à notre disposition des boites de lentilles pour expliquer aux littéraires que nous étions en quoi consistaient les dioptries. J’en pris une un peu au hasard et m’en fis un monocle, histoire de faire le malin avec un petit camarade et, ô surprise, le monde devint incroyablement clair. Je voyais ce qui était écrit au tableau, et les détails runiques sur les boucles d’oreilles de C***, la grande blonde du premier rang.

A lire aussi, Sylvain Quennehen: Emmanuel Macron n’a pas mis fin au clivage gauche-droite!

Ayant fait part de cette révélation à mon entourage, on m’envoya chez l’ophtalmo qui me dit, en me faisant chausser ma première paire de lunettes : « Tu vas voir, tu vas revivre ». Oui et non : dehors, Rouen se mit à ressembler un décor médiéval toc pour film hollywoodien, les nuages blancs se dessinaient trop précisément sur le ciel bleu et il n’y avait plus pour moi d’ « imprécis grandioses des horizons urbains » mais des perspectives nettes et précises comme dans les clips publicitaires qui commençaient, déjà, à tout envahir. Tout était trop vrai, c’est-à-dire manifestement faux et annonçait ces images insupportables de netteté auxquelles nous ont habitué depuis la haute définition.

Aujourd’hui encore, quand je veux me protéger un peu, je retire mes lunettes. Je rentre en Myopie pour un séjour trop bref, le temps de saluer Albertine nue enjambant son tub pour faire ses ablutions ou les spectres pluvieux de la rue des Bons Enfants.

– C’est sûr, m’avait aussi dit l’ophtalmo. Tu avais besoin d’être corrigé.

Ça, pour avoir été corrigé, depuis que je vois le monde tel qu’il est, j’ai été corrigé. C’est même comme ça que je suis devenu communiste. Parce qu’être communiste, c’est voir, hélas, le monde tel qu’il est.

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Bécassine à la «fâcheuse week»

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Défilé mode hommes automne/hiver Fendi, 15 janvier 2023, Milan © Pixelformula/SIPA

Dans l’Obs du 2 février 2023 consacré, comme sa couverture l’indique, à ChatGPT, soit l’intelligence artificielle, une rubrique mode était consacrée à un défilé de mode masculin.


Bécassine a eu la berlue en voyant les photographies des mannequins « hommes » portant des vêtements franchement minimalistes ou très dépareillés. Quelque chose la perturbait et qui n’était pas ce jeune homme en jupe ; ce n’est certes pas la première fois qu’on voit un homme en porter et certains Écossais, taillés comme des bûcherons, savent parfaitement les mettre en valeur…

D.R.

Des walking dead sur le catwalk

Non, ce qui l’a frappée est autre chose : la mine quasi cadavérique de ces adolescents attardés ; leur teint blême à l’extrême, leur visage glabre, leur maigreur, leur regard éteint, l’absence radicale de toute expression, bref, l’impression très pénible d’avoir affaire à des robots. Et Bécassine ne parle même pas de l’absence de couleurs des dits-vêtements ; de la décoloration des teints et des teintes donnant le sentiment d’une bande de zombies.

A relire, du même auteur: La mort se met au vert

Est-ce ainsi que les hommes vont ? pensa-t-elle, effrayée. Mal hélas et mâles pas. Certes, une certaine féminisation du monsieur est passée par là, mais pas que. Ce qui lui a sauté à la figure est que ces pantins plus que mannequins ressemblaient beaucoup à ces avatars en tous genres et qui disent la robotisation du monde et sa désincarnation. C’est-à-dire que ces messieurs étaient devenus virtuels !

Mines glaciales sur papier glacé

Alors, se dit-elle, en même temps que l’intelligence artificielle se rapproche de l’être humain dans sa capacité d’expression logique, l’être devenu non-humain se rapproche, lui, de l’artifice. Et ce n’est pas un feu auquel nous avons droit, avec son bouquet final, mais à une glaciation qui semble vouloir compenser la fonte des neiges pour cause de réchauffement climatique. Ainsi, les humains ici constatés réfrigèrent l’atmosphère pendant que la couche d’ozone brûle les blés.

Mais comme Bécassine ne croit pas à ce genre de rééquilibrage, elle sombre un instant mais un instant seulement dans la mélancolie devant ces pauvres hères qu’on semble avoir traînés là contre leur gré, et se couchera ce soir en pensant à un cow-boy à l’ancienne avec épaules, biscotos et la tenue vestimentaire qui va avec. Elle n’ira pas jusqu’à John Wayne qui en faisait un peu trop, mais Robert Redford, pour lequel elle a toujours eu un faible, fera très bien l’affaire, surtout dans le rôle de Jérémiah Johnson avec sa barbe, ton teint hâlé, ses vestes en gros lainage, bref avec – Bécassine va oser le mot maudit – sa virilité !

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Prisonnier de la vache

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Le président Macron visite le Salon de l'Agriculture, 25 février 2023 © Jacques Witt/SIPA

Macron au milieu des paysans c’est aussi naturel qu’Elisabeth Borne et sa doudoune à la fashion week. Passage obligé pour le président, aller saluer Ovalie la vache mascotte du Salon. Là où Chirac aurait tâté l’entrecôte de la bête au gros sel, Macron gardait Ovalie à distance, comme s’il était devant un T-Rex de Jurassic Park. Autre estomac, autre mœurs.


Allez L’OgM. Plus puéril que jamais, Macron a l’obsession de battre le record de présence d’un président au Salon. Alors on nous a fait des bassines d’un décompte chrono Apollo 13. Depuis 2017, le cerveau de Macron, en matière agricole, est pris en otage par la FNSEA pour l’hémisphère droit et les Verts pour le gauche. Les parrains de la FNSEA veulent, à terme, nous assaisonner la salade à l’huile de vidange, et les tarés de la religion verte nous imposer un régime à base de cailloux roulés sous les aisselles. Selon qui il a en face ce président s’adapte, on a suffisamment payé pour le savoir. Alors Macron au salon c’est Monsanto open bar. A un agriculteur qui lui dit que l’arrêt des pesticides signe son arrêt de mort, il le rassure à voix basse sur le ton de la confidence de Don Vito à un affranchi, “demain je suis à Bruxelles, on va prolonger le délai… T’inquiète minot.”

Hollywood Chewing-gum. Faute de goût : il a traversé le Salon avec un chewing-gum sous ses crocs de Rastignac. Double faute quand on vous invite tous les trois mètres à engloutir, gouter, boire. Ne pouvant pas devant une forêt noire de caméras se débarrasser du bubble-gum, il l’a calé dans un endroit tenu secret au fond de sa bouche, avant de s’essayer au Munster. “Mmm, très bon, délicieux, mmm cet arrière-gout de, de…” De chlorophylle !

A lire ensuite, Jean-Paul Brighelli: Consommons français — et pas européen

Il est des nôtres. Il a pu tâter de l’épaule d’agriculteur sans les excès tropicaux d’une queue de cyclone à Saint-Martin. On était dans le tactile professionnel, entre collègues. La ruralité il connait, via ses nombreux séjours chez sa mamie dans les Pyrénées. Ah la soupe aux choux de mamie… Les travaux au chalet, et ce jour où elle lui avait confié la clef des boutures de géranium, son certificat du mérite agricole.

Engagez-vous, rengagez-vous. Macron nous refait le coup de la diversion. Aux agriculteurs qui se plaignent de l’inflation, il demande de la patience et des efforts sur le thème du “nous sommes en guerre”. Ceux qui osent un timide “ ce n’est pas notre guerre” se prennent un méchant cours de géopolitique.Demander des efforts aux damnés de la terre sèche, qui font des journées de 17 heures, des semaines 7 sur 7, des années 12 sur 12 et pour ce qui reste, piquent du nez devant la météo, faut oser. Il a osé l’effort de guerre le bougre.

“Guerre et pets”. Zelensky s’acharne depuis deux mois à lui gratter des chars Leclerc, comme si c’était des caddies du Leclerc de Villetaneuse. Macron l’endort à la flute traversière et garde ses chars au chaud. Sous la pression des Alliés il doit céder. Mais voilà que Zelensky qui n’a pas de frein dans son char, exige maintenant d’avoir Pierre Palmade au volant du blindé. S’il accepte, demain c’est M’Bappé au Dynamo de Kiev.

Vive la reine!

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Camilla Queen Consort joined by King Charles III, The Reading Room, Clarence House, London, 23 février 2023 © Jonathan Brady/WPA Pool/Shutters/SIPA

Après des propos tenus par Camilla Parker Bowles, l’éditeur anglais de Roald Dahl a annoncé qu’il continuerait à publier les versions originales des œuvres de l’auteur, dans une collection spéciale.


Roald Dahl est un grand auteur anglo-saxon de la «  littérature jeunesse » – Le Bon Gros Géant, Charlie et la Chocolaterie, Matilda – ces romans qu’on lit à l’âge tendre et qu’on peut reprendre à tout autre moment de la vie lorsqu’on se lasse de la grisaille du monde et des pesanteurs de la production romanesque sanctifiée par les officines de la bien pensance. Dahl est mort en 1990. On aurait pu le laisser vivre en paix son éternité, mais non ! La patrouille du wokistement correct veillait, qui n’a pas hésité longtemps à aller lui chercher noise jusque dans sa tombe. Une escouade de censeurs s’est penchée sur son œuvre et – Ô m’y god ! – y a déniché maints passages, maints termes dont on pourrait penser qu’ils risqueraient de choquer telle ou telle minorité, sociale, ethnique, sexuelle et autres (liste non exhaustive, le catalogue des possibles victimisations ne cessant de s’allonger jour après jour). Alors, ces zélés purificateurs ont retroussé leurs manches et se sont attelés à remettre l’ouvrage du défunt auteur sur le métier, supprimant à la serpe des horreurs telles que « femmes de ménage », « gros », « nain », etc. Fort heureusement, cela n’a été entrepris que pour l’édition anglaise de l’œuvre. L’éditeur français, Gallimard, n’a pas jugé utile, lui, de se compromettre dans cette énième croisade de la bêtise woke. On s’en réjouit. Au demeurant, l’éditeur anglais lui-même en est venu à mettre un peu d’eau dans sa navrante soupe littéraire. Les œuvres vierges de toute manipulation resteront disponibles à côté de celles sacralisées par l’imprimatur woke. De nouveau on se félicite.

A relire: Roald Dahl, nouvelle victime de la pudibonderie woke

Mais d’où nous viendrait ce repentir ? Tout simplement d’une recommandation de pur bon sens adressée à la cantonade, en quelques mots, aux auteurs, aux créateurs: « Restez fidèles à votre vocation. Ne vous laissez pas impressionner par ceux qui veulent restreindre votre liberté d’expression ou imposer des limites à votre imagination. » On ne peut mieux dire. Et qui parle ainsi ? La très honorable Camilla, la reine consort d’Angleterre. Elle a glissé cette saine mise en garde lors d’une réception donnée pour le deuxième anniversaire de son club de lecture en ligne, le Reading room. On peut donc penser qu’elle aura été entendue.

Au passage, on ne résistera pas à la tentation de souligner que nous nous nous trouvons là devant un des plus remarquables avantages de la monarchie: parler de haut, certes, mais en toute subjectivité désintéressée, puisque l’ambition de se faire élire ou réélire ne vient pas altérer la sincérité, l’authenticité de la pensée et du propos. La prise de parole n’en a donc que plus de force. J’imagine que, de là où il est, Roald Dahl ne peut que clamer avec nous : Vive la reine !

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« C’est payé combien? »

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Elisabeth Borne, alors ministre du Travail, visite à l'Ecole des métiers-Dijon métropole, 8 octobre 2021. ©KONRAD K./SIPA

Depuis une dizaine d’années, chefs d’entreprise, artisans et commerçants font le même constat: il est de plus en plus difficile d’embaucher de jeunes recrues, même des apprentis. Leur manque de rigueur et d’investissement se double d’une seule obsession: le salaire.


Selon le poète grec ancien, Hésiode, c’est le labeur qui ennoblit l’homme : « En travaillant, tu seras bien plus cher aux dieux et aux mortels : car les oisifs leur sont odieux. Ce n’est point le travail, c’est l’oisiveté qui est un déshonneur[1]. » A-t-on la même vision du travail à notre époque caractérisée par l’hyper-individualisme et l’influence des réseaux numériques, où l’on prône sans cesse le bien-être et la quête personnelle de sens ? Quittons la Grèce d’Hésiode pour les Yvelines modernes afin de recueillir les témoignages de nos artisans et petits entrepreneurs. Serdar, d’origine turque, est maçon. Son entreprise « Tous corps d’état » embauche souvent des salariés malgré les charges sociales et les coûts fixes. Mais depuis six ans, c’est de plus en plus difficile : « Les jeunes ne veulent pas beaucoup travailler. Ils veulent gagner toujours plus d’argent mais l’argent, on doit le mériter. » C’est au point que les candidats, dès le début d’un entretien d’embauche, posent une seule question : « C’est payé combien ? » Beaucoup préfèrent se mettre à leur compte en croyant pouvoir travailler seulement quand ils veulent. Serdar est obligé de leur sous-traiter des tâches quand son entreprise n’arrive pas à embaucher. Mais les sous-traitants sont trop pressés de terminer le travail. « Ils veulent toucher les sous et partir. » En général, les jeunes n’ont pas envie de faire des travaux manuels qui sont trop fatigants, voire usants. Serdar lui-même, qui a 43 ans, sera content de prendre sa retraite à 55. On comprend bien que pour être maçon à notre époque, il faut être fort comme un Turc.

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Au moment où je l’interviewe, Serdar travaille en collaboration avec Pernelle, dont l’agence d’architecture, ouverte en 2015, est loin de manquer d’activité. Elle forme des stagiaires mais les charges font qu’il serait trop coûteux de les embaucher. Sa collaboratrice actuelle travaille au bureau mais pour son propre compte en facturant l’entreprise pour ses prestations. Sophie, opticienne, forme des apprentis en alternance depuis treize ans. Aujourd’hui, elle a trouvé la perle rare, Éva, qu’elle a embauchée, mais les autres n’étaient pas tous aussi motivés. « Ils n’allaient pas forcément en cours ou ne retenaient pas bien les consignes, de sorte qu’il fallait passer derrière. J’aurais été très hésitante pour les recruter. » Surtout dans une petite entreprise comme la sienne, il faut de la rigueur dans le conseil proposé aux clients. « On a une formation de spécialistes avec une dimension médicale. On n’est pas que des vendeurs comme dans les grandes surfaces. » Les stagiaires qui n’ont pas achevé leur formation se reconvertissent dans des métiers nécessitant moins d’engagement. Sandrine, qui cogère un salon de coiffure, a cessé de prendre des apprentis il y a huit ans car « il n’y avait plus d’investissement du tout. Ils voulaient le salaire sans trop en faire. » Âgée de 43 ans, elle est frappée par le contraste avec sa propre génération. « Il leur manque la passion, l’envie, la vocation… ! » Cela ne coûte pas cher de prendre des apprentis, mais à quoi bon ? On n’est pas motivé soi-même pour transmettre ce qu’on a appris à des personnes qui s’en fichent.

Manque d’implication, refus de la rigueur, hâte de prendre l’oseille et de se tirer… on retrouve le même syndrome dans un métier aussi différent que celui de contrôleur technique automobile. Franck l’exerce depuis 1992, année où il a repris le centre créé par son père. C’est un des univers professionnels les plus réglementés. On y arrive par une formation approfondie et un stage de six mois, et pour garder l’agrément accordé par le préfet, il faut se maintenir au niveau chaque année grâce à 24 heures de cours. Non seulement il faut connaître par cœur les 133 points de contrôle, dont les modalités sont en constante évolution, mais les statistiques des contrôles qu’on effectue sont elles-mêmes contrôlées par les services de l’État : toute anomalie déclenche une visite musclée d’une équipe d’inspecteurs. C’est dire qu’il faut de la rigueur. Franck prend les stagiaires que lui envoient les centres de formation, mais depuis une dizaine d’années tout a changé. « Les premiers que j’ai eus étaient sérieux, avaient envie de bosser. Aujourd’hui, ils s’en foutent. » Le changement de mentalité lui a sauté aux yeux le jour où il a proposé une petite interro à un stagiaire qui a répondu : « Ça ne m’intéresse pas. » Il ne voulait pas acquérir une méthode de travail rigoureuse, mais faire le minimum pour avoir l’agrément. Comment font ces apathiques face aux inspections ? « Il y a beaucoup de roulement dans le métier et une pénurie de contrôleurs. »

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La situation générale est bien résumée par Thomas qui a repris une belle entreprise familiale de travaux électriques, spécialisée dans l’éclairage public. Il prend des apprentis afin de former les futurs salariés de sa société mais depuis sept ans, dès la fin de la formation, ils ont tendance à partir. « Le travail pour eux, c’est une sorte de consommable. » Ils peuvent rester un an dans une entreprise et s’ils ne s’y sentent pas bien, ils vont tenter autre chose. Souvent ils n’exploitent même pas le diplôme qu’ils ont acquis. Les jeunes ne se projettent plus dans une firme. En 2011, l’ancienneté moyenne des employés de Thomas était de vingt à vingt-cinq ans ; aujourd’hui, elle est de quatre à six ans. À qui la faute ? À une jeune génération née avec le péché originel consistant à rechigner à bosser ? Ou les causes sont-elles plus complexes ? Dans son histoire de la notion de travail, le chercheur Olivier Grenouilleau voit dans les paroles de Hésiode un jumelage assez constant dans l’histoire occidentale : le travail est à la fois une malédiction parce que l’homme y est condamné, mais c’est aussi une source de rédemption parce qu’il peut construire son monde[2]. Aujourd’hui, nous avons promis aux jeunes que le travail mène à tout, y compris à l’épanouissement de soi, mais un grand nombre de nos concitoyens ont été déshérités par ce que le géographe américain Joel Kotkin appelle le « néoféodalisme » de notre société postindustrielle. Les richesses sont concentrées entre les mains des oligarques de la Big Tech et les salaires des autres restent comprimés[3]. L’équation entre la malédiction et la rédemption est bancale.


[1] Les Travaux et les Jours (trad.Thomas Gaisford).

[2]. L’Invention du travail, Le Cerf, 2022.

[3]. The Coming of Neo-Feudalism: A Warning to the Global Middle Class, Encounter, 2020.

Les Tunisiens ont peur du grand remplacement, eux aussi!

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Un manifestant contre le gouvernement à Tunis, 14 février 2023 © Yassine Mahjoub/Shutterstock/SIPA

Un vent de panique identitaire souffle sur la Tunisie. Alors que les vagues d’immigrés se multiplient, le président Kaïs Saïed, au pouvoir depuis 2019, a dénoncé un véritable complot contre la nation tunisienne, qui mettrait en péril sa dimension « arabo-islamique ».


Ils viennent de Côte d’Ivoire, du Sénégal, du Mali, du Niger. En 2021, d’après l’Institut national de la statistique, ils étaient un peu plus de 21 000, soit tout juste 0,2% de la population totale du pays, contre 10 000 en 2016. Des estimations plus récentes, proposées par des ONG, estiment qu’ils sont désormais entre 30 000 et 50 000. À l’inverse du Maroc et de l’Algérie, la Tunisie n’avait jamais connu de présence notable de ressortissants subsahariens sur son territoire, abstraction faite des descendants d’esclaves, qui représenteraient 10 à 15% de la population tunisienne.

L’espoir d’une traversée vers l’Europe

Beaucoup de ces migrants sont en transit. Ils s’installent quelque temps en Tunisie, notamment dans le sud du pays, espérant pouvoir y préparer un nouveau voyage vers la rive nord de la Méditerranée. Il faut aussi compter les étudiants d’Afrique noire qui se sont installés dans la soixantaine d’établissements universitaires ouverts ces dernières années. Parmi eux, certains finissent par trouver un travail et s’établissent durablement en Tunisie. Après tout, la natalité tunisienne s’est stabilisée depuis plus de deux décennies, et avec 2,1 enfants par femme, elle s’est rapprochée des standards européens. Dans le même temps, la Révolution de 2011 n’a pas tari l’émigration, bien au contraire : avant le Covid, entre 36 000 et 40 000 tunisiens quittaient le pays chaque année. Bien que le pays ne soit guère épargné par le chômage, certains secteurs comme l’agriculture, le bâtiment et la restauration souffrent d’un manque cruel de main d’œuvre.

Un grand remplacement sauce harissa ?

Alors que la présence de ces populations subsahariennes était jusque-là taboue dans la société tunisienne, elle est désormais au cœur de l’actualité depuis que le président Kaïs Saïed s’est exprimé en des termes virulents, le mardi 21 février 2023, depuis son palais de Carthage. Dénonçant des « hordes de migrants clandestins » à l’origine de « violences, de crimes et d’actes inacceptables » et « un plan criminel préparé depuis le début de ce siècle pour métamorphoser la composition démographique de la Tunisie », il a affirmé son souhait de mettre fin rapidement à cette immigration, assimilée à « une volonté de faire de la Tunisie seulement un pays d’Afrique et non pas un membre du monde arabe et islamique ».

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Eva B***, Tunisienne installée à Paris et étudiante en droit, nous a confié qu’elle partageait les appréhensions du président Saïed : « En Tunisie, les exactions causées par les immigrés subsahariens commencent à s’accumuler. Je suis inquiète pour mes proches restés là-bas. Nous avons observé comment la France a évolué depuis 30 ans, avec la montée du multiculturalisme, et nous craignons de connaître une situation équivalente. Nous autres Tunisiens, nous n’avons pas envie d’être métissés: nous sommes là depuis 3 000 ans, et nous avons envie d’être là encore 3 000 ans ».

Dominique Sopo, antiraciste sans frontières

La position musclée du président Saïed n’a pas manqué de faire réagir au-delà des frontières carthaginoises. Le Monde a évidemment mobilisé tout ce que la terre compte d’anthropologues spécialistes pour établir une analogie entre les propos du président tunisien et le discours de certaines formations de droite en Europe: « Kaïs Saïed s’approprie un discours d’extrême droite sur la migration qu’il n’aurait jamais toléré si celui-ci avait été prononcé en Europe sur la migration irrégulière des TunisiensEn prenant pour bouc émissaire la communauté subsaharienne sans s’attaquer de fond à la question migratoire, il s’ancre dans une logique populiste et opportuniste », indique la chercheuse Kenza Ben Azouz dans les colonnes du journal de gauche [1]. Dominique Sopo, président de SOS Racisme, est quant à lui sorti de son habituel périmètre franco-français pour aller détecter les indices de racisme sur la rive sud de la Méditerranée :

Dans l’hebdomadaire Jeune Afrique, Sopo précise sa pensée : « En qualifiant les Subsahariens d’ « Africains » et en semblant s’exclure de cette dernière dénomination, Kaïs Saïed dit en creux une certaine représentation de la Tunisie et de l’Afrique, nourrie d’un mépris de la première pour la seconde »[2]. Dominique Sopo préfère miser sur « la longue tradition d’accueil » de la Tunisie pour que la société civile ne suive pas le chef d’État, lequel a par ailleurs largement rogné les acquis démocratiques de la Révolution de 2011.

Sur le terrain, pourtant, la situation se tend, et déjà, des groupes de Tunisiens se forment et s’arment de bâtons et de couteaux pour aller déloger manu militari des groupes de migrants subsahariens de leurs maisons dans les quartiers populaires de la banlieue nord de Tunis.


[1] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/02/22/en-tunisie-le-president-kais-saied-s-en-prend-aux-migrants-subsahariens_6162908_3212.html

[2] https://www.jeuneafrique.com/1421242/politique/linsoutenable-sortie-de-route-raciste-de-kais-saied/

Ernest Renan, inspirateur malgré lui du «vivre-ensemble»?

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Ernest Renan (1823-1892) photographié en 1890 © MARY EVANS/SIPA

C’est aujourd’hui le bicentenaire du grand philosophe et historien. En 1882, à la Sorbonne, il offrait une définition de la nation fondée sur l’adhésion collective, en opposition à la vision allemande centrée sur l’ethnie. Depuis, il a trop souvent été mal interprété.


Ernest Renan est né il y a 200 ans, le 27 février 1823, à Tréguier, dans les anciennement nommées Côtes-du-Nord. Historien, philologue, philosophe, il a accompagné le XIXème siècle dans ses évolutions religieuses et continue de nourrir le débat politique aujourd’hui, à travers la notion de « vivre ensemble », détournée à l’extrême par nos contemporains.

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Né dans une famille de pêcheurs qui s’était embourgeoisée au fil des ans, Ernest Renan est orphelin de père à l’âge de cinq ans. Le père était républicain, la famille maternelle royaliste, et de cette divergence, il restera un tiraillement politique tenace chez Ernest Renan. Au petit séminaire de Tréguier, le jeune Renan est rapidement repéré comme un fort en thème, avec une prédilection pour le latin. À 15 ans, il entre au séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet puis à celui d’Issy-les-Moulineaux où le contact avec la philosophie de Kant et de Hegel va renforcer un peu plus son scepticisme naissant. On le sait, les séminaires du XIXème siècle furent de formidables centres de formation pour tout ce que la France a pu connaître d’agnostiques et d’anticléricaux, jusqu’au président du conseil Émile Combes, père de la laïcité et ancien élève des Carmélites.

La Vie de Jésus, best-seller des années 60

Dans la France du XIXème siècle, on trouve tous les 30 ans un Breton pour bousculer le rapport des Français à la religion catholique. En 1802, Chateaubriand publiait le Génie du christianisme et les rabibochait avec le sentiment religieux, après une grosse décennie de tumulte révolutionnaire. En 1833, Félicité de La Mennais, prêtre natif de Saint-Malo, renonce à ses fonctions ecclésiastiques et rédige les Paroles d’un croyant dans lequel il ébauche un catholicisme moderne et socialisant. En 1863, Ernest Renan publie le premier tome de son Histoire des origines du christianisme, intitulé la Vie de Jésus, dans lequel il propose d’étudier la biographie du célèbre Nazaréen comme celle d’un homme comme un autre, sans minorer l’importance philosophique, morale et mystique du personnage. Dans la France de Napoléon III, l’ouvrage fait scandale. Renan perd sa chaire d’hébreu au Collège de France et reçoit une lettre contrariée de l’Empereur: « Vous connaissez tout mon intérêt pour vous et toute mon estime pour vos profondes connaissances. Aussi est-ce avec regret que je me vois forcé d’approuver la suspension momentanée de votre cours. En effet, vous le comprendrez, il est impossible que l’État tolère dans une chaire d’enseignement public, la dénégation de l’une des bases de la religion chrétienne ». Dans le même temps, le livre créé la sensation littéraire: 60 000 exemplaires sont vendus dans les cinq premiers mois qui suivent sa sortie. On se l’arrache comme on s’arrache de nos jours le dernier Houellebecq. Chez les jeunes filles de bonne famille un peu rebelles, il est du dernier chic de laisser trôner un exemplaire de la Vie de Jésus sur une commode ou une enfilade…

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Paris sous tutelle

Après la chute du Second Empire et la défaite de Sedan, Renan va comme beaucoup d’autres connaître une sacrée dépression. Il écrit une Réforme intellectuelle et morale de la France (1871), véritable pamphlet qui détecte les erreurs commises par la France qui ont amené à la défaite contre l’Allemagne. Renan reproche à la France d’avoir coupé la tête à son roi (« Le jour où la France coupa la tête à son roi, elle commit un suicide »), d’avoir choisi le catholicisme plutôt que le protestantisme (« Le protestantisme, qui eût élevé [le peuple français], avait été expulsé ; le catholicisme n’avait pas fait son éducation. L’ignorance des basses classes était effroyable »). En gros, le tort principal de la France est de ne pas être l’Allemagne. Il propose un remède de cheval contre la prétendue indiscipline nationale, avec notamment une mise sous tutelle de la ville de Paris : « Paris, étant constitué par la résidence des autorités centrales à l’état de ville à part, ne peut avoir les droits d’une ville ordinaire. Paris ne saurait avoir ni maire, ni conseil élu dans les conditions ordinaires, ni garde civique. Le souverain ne doit pas trouver dans la ville où il réside une autre souveraineté que la sienne. Les usurpations dont la Commune de Paris s’est rendue coupable à toutes les époques ne justifient que trop les appréhensions à cet égard ». Une lecture qui a peut-être inspiré Clément Beaune, actuel ministre des Transports, quand il s’inquiétait en novembre 2022 de la gestion par Anne Hidalgo de la capitale (!)

Qu’est-ce qu’une nation ?

Malgré des penchants monarchiques non dissimulés, Ernest Renan fut pourtant revendiqué par la République anticléricale. En 1903, quelques années après sa mort, Emile Combes se déplace à Tréguier pour inaugurer la statue de l’historien au pied de la cathédrale, ce qui provoque la colère de quelques ouailles locales. Aujourd’hui encore, Renan alimente bien malgré lui un certain narratif bien-pensant. En effet, une lecture tronquée de la conférence « Qu’est-ce qu’une Nation ? », prononcée en Sorbonne le 11 mars 1882, a donné naissance à la notion de « vivre ensemble », répétée tant de fois ces dernières années pour justifier l’injustifiable qu’elle en est devenue suspecte.

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Face à une conception germanique très ethniciste de la nation, qui a poussé notamment l’Allemagne à annexer l’Alsace et la Moselle, Renan proposait une définition plus volontariste : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ». Depuis quelques décennies, il est de bon ton de citer cet extrait en éliminant le « riche legs de souvenirs » communs parmi les conditions préalables à la constitution d’une nation…

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Le travailleur, une figure en voie de disparition?

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Fernand Léger, Les Constructeurs, 1950-1951.

Le Travailleur théorisé par tant d’écrivains et de philosophes au XXe siècle est aujourd’hui anachronique. S’il existe toujours des millions de travailleurs, aucune Figure n’incarne désormais le dynamisme collectif et le productivisme. Il est vrai qu’une société ayant pour seul horizon les loisirs et la consommation n’en a guère besoin.


Une réforme des retraites équitable, qui tiendrait compte de la pénibilité de certains métiers, parviendrait-elle à faire oublier les inégalités dans la manière dont les travailleurs considèrent aujourd’hui leur activité selon qu’elle leur permet tout juste de gagner leur vie ou de donner sens à leur existence ? Alors que tous les métiers n’offrent pas à cet égard les mêmes possibilités, l’évolution des conditions de travail et des mentalités tend à vider la notion même de « travail » de ses contenus anciens. Corvée pour les uns, labeur gratifiant pour d’autres, le travail a peu à peu cessé d’être la « valeur » au nom de laquelle les individus étaient jusqu’alors appelés à se sacrifier, ou au moins à se dépasser. Si la libération par le travail n’a pas disparu, elle a changé de forme et l’on tend aujourd’hui à considérer qu’un effort individuel ou collectif qui ne pourrait être rapidement monnayé en RTT, en consommation et en loisirs ne mérite plus d’être consenti. Gagner sa vie, il le faut bien afin de pourvoir à ses besoins, mais de plus en plus nombreux sont les travailleurs convaincus que la « vraie vie » est ailleurs.

Rapport privilégié à la matière

C’est aussi pour cette raison que la plupart des grandes critiques de la société industrielle, de la mécanisation à outrance et du Travail en miettes (Georges Friedmann, 1956) paraissent aujourd’hui plus ou moins obsolètes, qu’il s’agisse de libération ou d’aliénation par le travail. Ainsi n’est-il plus dans l’air du temps de penser, comme Charles Péguy (L’Argent, 1913), qu’on entrait jadis dans les ateliers en chantant, alors que le travail en usine, qui n’apporte que malheur et asservissement, a fait d’un peuple plein d’ardeur une troupe de saboteurs et de fainéants. Humanisme chrétien et marxisme faisaient alors bon ménage ; l’un s’employant à analyser les mécanismes de l’aliénation sociale et l’autre à restaurer la dignité perdue de l’être humain. Très critique à l’endroit de l’exploitation des ouvriers dont elle partagea un temps la condition laborieuse, Simone Weil ne rêva-t-elle pas d’une vie d’usine au sein de laquelle tous les bruits pourraient se fondre « dans une espèce de grande respiration du travail en commun à laquelle il est enivrant d’avoir part [1] » ? Or, les situations et les motivations sont devenues beaucoup moins lisibles à mesure que les conditions de travail s’amélioraient et que de nouveaux métiers émergeaient qui n’ont plus qu’un rapport lointain avec le travail à l’ancienne.

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Autant dire qu’un essai comme Le Travailleur d’Ernst Jünger (1932) ne pourrait plus être écrit aujourd’hui sans paraître anachronique [2]. À cette époque il est vrai, marxistes et partisans de la « révolution conservatrice » s’accordaient au moins quant au rejet de l’univers bourgeois. Exploiteurs sans scrupules aux yeux des marxistes, les bourgeois se montraient selon Jünger insensibles à la dimension mythique de la Figure du Travailleur, incarnation de la volonté de puissance nietzschéenne en marche dans les sociétés industrielles modernes. En contact direct avec l’« élémentaire » en raison de son rapport privilégié à la matière, le Travailleur porte en lui toute l’ambiguïté du monde de la technique dont il est issu : est-il l’annonciateur du règne barbare des Titans ou de celui des dieux dont un usage affiné de la technique permettrait le retour ? Perdant ses illusions durant la Seconde Guerre mondiale qui vit le déchaînement des Titans, Jünger se montra par la suite beaucoup moins optimiste quant à la signification ultime de cette Figure, mais sans en envisager pour autant la disparition ou la mutation.

Les corps se mobilisent… ailleurs

Or, des travailleurs il y en a certes encore des millions dans le monde, mais aucune Figure de ce type n’incarne plus le dynamisme collectif et l’élan productiviste qui animèrent les sociétés occidentales de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années d’après-guerre. Le Travailleur a cessé d’être la figure de proue des sociétés qui n’ont plus pour horizon que la consommation et les loisirs, et dont les membres se reconnaissent désormais davantage dans l’Homo Festivus décrit par Philippe Muray [3]. C’est donc peu dire qu’on s’est affranchi de la malédiction biblique condamnant les hommes à gagner leur pain à la sueur de leur front puisque c’est la pénibilité, associée à la notion même de « travail », qui est révoquée au nom d’une disponibilité qu’on espère libératrice, à l’image de l’otium romain : ni travail ni oisiveté, mais art de ne rien faire sous la contrainte afin de laisser se régénérer les forces créatrices. Mais c’est là où le Travailleur n’a peut-être pas dit son dernier mot.

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En effet, cette Figure mythique, appelant selon Jünger à la « mobilisation totale », n’a pas disparu mais a perdu de son éclat à mesure qu’elle se fragmentait et se disséminait dans le tissu social. Des usines, des supermarchés au design épuré sont en voie de remplacer les « paysages de chantier » où s’affairaient les Titans, mais la mobilisation continue dans ces locaux rénovés et jusque dans les loisirs tant convoités : mobilisation à outrance des corps dans le sport, des esprits dans la culture de masse et les voyages organisés ; mobilisation des énergies en quête d’une santé toujours plus parfaite et des pulsions en vue d’un épanouissement sexuel érigé en idéal sociétal. L’essentiel n’est-il pas d’être réceptif et réactif, toujours sur le pied de guerre afin de répondre « présent » dans l’instant ? Harcèlements divers, matraquage sonore, interpellation permanente des réseaux sociaux perpétuent sous des formes nouvelles le rythme infernal, le bruit et la fureur du travail en usine ou dans les mines. Nouveau visage de l’aliénation, l’addiction fait chaque jour de nouvelles victimes qui ne peuvent s’en prendre qu’à elles-mêmes de s’être laissées mobiliser par une Puissance sans visage et sans nom. Aucune réforme ne pourrait prendre en compte cette pénibilité-là. Sinon celle de la société tout entière.

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[1] Simone Weil, « Expérience de la vie d’usine » (1941), Œuvres, « Quarto », Gallimard, 1999, p. 196.

[2] Traduit en français par Julien Hervier, Le Travailleur (Der Arbeiter) a été publié en 1989 chez Christian Bourgois.

[3] Philippe Muray, Festivus Festivus : conversations avec Élisabeth Lévy, « Champs essais », Flammarion, 2008.

Consommons français — et pas européen

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Le président Macron au salon de l'agriculture, à Paris, 25 février 2023 © Jacques Witt/SIPA

Emmanuel Macron a appelé vendredi à acheter et consommer français car la défense de la souveraineté agricole et alimentaire est la mère des batailles (sic !) dans le contexte de la guerre en Ukraine et des crises climatique et énergétique. Une proposition qui n’a que l’apparence de la clarté: en fait, cela fait longtemps que les lobbies de l’agriculture et la toute-puissante FNSEA nous font consommer européen — ce qui n’est pas du tout la même chose, explique notre chroniqueur, gastronome averti.


Dans le dernier numéro de Marianne, Périco Legasse, dont personne ne contestera la profonde connaissance de la gastronomie et la défense acharnée d’une agriculture française de qualité, tire à boulets rouges sur le renchérissement des prix qui profite aux grands groupes type Lactalis et pas du tout aux producteurs français. Et sur les décisions déjà anciennes de la FNSEA de distinguer « races à viande » et « races à lait », qui ont désorganisé la filière, et anéanti les efforts des éleveurs qui avaient l’habitude de faire passer les laitières, après deux ou trois vêlages, dans la catégorie viande. 

Plombiers et bœufs polonais

Car c’est ainsi — et pas autrement — que l’on a une viande de bœuf persillée, qui fondra sous la dent après six semaines (au moins) de mûrissement — et pas un steak immonde en barquette, mince comme une semelle dont elle a d’ailleurs le goût, et découpé sur une génisse qui n’aura jamais connu les joies de l’allaitement, et aura été abattue l’avant-veille. Tout est fait pour réduire les coûts, en économisant sur le temps — et en faisant payer cash quand même un produit inconsommable.

Bien sûr, de la viande de qualité, cela se trouve encore — à quel prix ? À partir de 50€ le kilo, jusqu’aux 300€ du wagyu made in Europa, pour les amateurs fortunés et les oligarques qui nous gouvernent et mangent gratis dans les cantines de luxe de leurs ministères. Mais Monsieur Vulgum Pecus s’usera les dents sur des biftecks immondes.

Ah, j’oubliais : selon François Hollande, parangon de la gauche, Vulgum Pecus est « sans dents ». C’est bête pour lui…

Au passage, avez-vous remarqué que les bas morceaux (queues ou joue de bœuf, paleron et gîte) qui cinq ans auparavant valaient moins de 10€ le kilo, ont brusquement renchéri — jusqu’à 25€ le kilo pour de la joue… 

C’est que les prolos pressés, après une journée de transports et de misères, n’ont droit qu’à du steak industriel, et les bourgeois nantis se pètent la panse au resto avec de la daube longuement mitonnée et du pot-au-feu de chez nous. Observez le prix d’une côte de bœuf de bonne race. Il y a encore une dizaine d’années, une côte à l’os pour deux faisait dans les 70€. Aujourd’hui, c’est le prix par personne, comme je l’ai observé récemment dans l’un des derniers restos à viande de Marseille.

À propos, j’ai tout récemment ouvert un site tout à fait personnel, financé par dégun, comme on dit ici, à part ma pomme, et consacré à la bonne (et moins bonne) bouffe à Marseille. Plus question de se tromper quand on habite la cité phocéenne ou qu’on y descend pour voir le PSG se faire étriller par l’OM.

Faisons le tour des merveilles européennes. Le porc industriel vient du Danemark — y compris celui avec lequel les Corses fabriquent leurs figatelli, sauf précision « porcu nustrale ». Le bœuf déboule des anciens pays de l’Est : rappelez-vous les discussions sur les « plombiers polonais » (et il en est de même pour les chauffeurs-routiers), sous-payés. Le bœuf polonais est le produit d’une agriculture industrielle sur laquelle les Allemands et les Américains ont mis la main — comme ils comptent bien mettre la main sur l’agriculture ukrainienne. Jusqu’au beurre breton qui a des origines suspectes et même slaves…

Complicités

À propos des Américains… Nous avions cru nous protéger en interdisant les viandes bourrées d’antibiotiques. Vous pouvez toujours rêver, les viandes made in America sont européanisées par n’importe lequel des pays européens complices.

Et j’imagine que personne ne se fait d’illusion sur les raisons qui ont récemment motivé l’Europe à « poignarder » (dixit Legasse) les labels de qualité de la volaille française : une décision fort peu commentée dans les médias, Palmade oblige. La malbouffe a des jours radieux devant elle. Tous détails ici sur le sommet d’hypocrisie de la commission Volailles de Bruxelles. Ceux qui savent lire comprendront — car enfin, pourquoi réunir une commission et prendre des mesures ultra-libérales s’il s’agissait de ne rien changer ?
Alors l’appel de Macron à consommer français est d’une hypocrisie majuscule. Il faut rétablir des barrières douanières fortes avec l’étranger extra-communautaire, et étiqueter sérieusement les produits, de façon à ce que le consommateur sache ce qu’il s’apprête à manger. Encourager financièrement les petits producteurs qui font un travail pénible et remarquable pour conserver une qualité française. Et répudier la FNSEA, qui ne parle qu’en termes quantitatifs, et se fiche pas mal de la qualité. Le Salon de l’Agriculture où, ce samedi, le président de la République est allé parader de bon matin n’est que la vitrine spectaculaire d’une agriculture qui se prétend française, pendant qu’on nous fait acheter et avaler, comme disait le regretté Jean-Pierre Coffe, de la merde.

Sainte Thérèse de Lisieux, ou l’éloge de l’amour

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Jean de Saint-Chéron © JF Paga.

Dans Eloge d’une guerrière (Grasset), Jean de Saint-Cheron évoque la figure de Thérèse de Lisieux dont c’est le 150ème anniversaire de la mort.


J’ai côtoyé quelques saintes de l’abîme lorsque j’écrivais sur Georges Bataille. Elles m’ont beaucoup apporté. Jésus ne dit-il pas que « les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu » ? Avec Thérèse Martin, qui deviendra, le cœur battant pour Dieu, sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face, nous sommes confrontés au mystère de la foi.

Nous nous élevons, dans la douleur et le renoncement à soi, vers la lumière qui nous éloigne des ténèbres. Car, avec la jeune Thérèse, orpheline de mère à quatre ans, cloîtrée volontairement et ardemment dès l’âge de 15 ans au Carmel, entrée en agonie à 24 ans, rongée par la tuberculose, nous découvrons que la vie terrestre est un combat pour lutter contre l’égoïsme, les pulsions nombrilistes entretenues par le système marchand et les lâches reniements devant le silence éternel des espaces infinis qui effraie, comme l’a si justement écrit Pascal. La jeune Thérèse, très tôt, l’affirme : « La foi, c’est une histoire d’amour. » Et pour comprendre ce principe immuable, et le vivre, la tache est immense. Thérèse, encore : « Aimer, c’est tout donner, et se donner soi-même. » Son génie, irrigué par une foi inébranlable, sera d’en porter la nouvelle à la terre entière.

La force d’aimer

À l’occasion du 150e anniversaire de la mort de la sainte, Jean de Saint-Cheron, directeur du cabinet du Recteur de la Catho, journaliste, écrivain, nous propose le portrait de Thérèse, de chair et de sang, loin de l’imagerie traditionnelle, visage blanchâtre, bouquet de roses et crucifix entre les bras, voile noir sur la tête. C’est une Thérèse souffrante et tournée vers Dieu qui s’anime au fil de sept courts chapitres, sans pathos ni lyrisme. Nous découvrons une jeune femme « combattante géniale parmi les myriades canonisés », qui a lu les Évangiles et connaît la vie de Jeanne d’Arc, son modèle. Douée, elle écrit des mémoires spirituels à 22 ans, Histoire d’une âme, qui lui vaudra d’être reconnue sainte en 1925. Comme quoi, la littérature conduit au plus haut. Sainte, mais d’abord femme moderne s’affranchissant à la fois d’un Dieu punisseur comme des déterminismes psychologiques et sociaux de son temps. Elle conduit deux batailles : « Réclamer sans relâche la force d’aimer, s’efforcer d’aimer. »

Son parcours existentiel, qui ressemble à un météore, devrait nous inciter à refuser la déréliction de notre époque matérialiste. Son sourire, dont Bernanos disait qu’il était « incompréhensible », devrait nous insuffler la force d’inverser les desseins du Diable.

Avant de clore cette chronique, je songe à cette petite fille aveugle, entourée de prostituées, dont on barbouilla le front de terre où reposait Sainte Thérèse, dans le cimetière de Lisieux, et qui recouvra la vue quatre jours plus tard. Cette petite fille devint une star de la chanson. Elle dut beaucoup penser à Thérèse quand elle interpréta l’une de ses plus émouvantes chansons, « Mon Dieu ».

Jean de Saint-Cheron, Éloge d’une guerrière, Grasset.

Marcel Proust, Rouen et le monde tel qu’il est

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Rouen. ©Pixabay, Francktheriaux.

Comment je suis devenu communiste


Longtemps, disons jusqu’à 15 ans, j’ai été myope sans le savoir. Je ne connaissais pas mon bonheur. Partant du principe assez banal mais si vrai que le fils du cordonnier est toujours le plus mal chaussé, cette myopie ne fut jamais décelée auparavant alors que je vivais dans une famille qui comptait tout de même plusieurs médecins, dont mon propre père. Je suis bien incapable de dire depuis quand cette myopie datait : je n’avais pas de point de comparaison. Je vivais comme allant de soi le fait d’avoir besoin du premier rang au cinéma, d’attendre à la dernière minute pour savoir si le bus qui s’arrêtait à la Croix de Pierre, à Rouen, était bien le mien. C’était le 2, je m’en souviens encore, et il mettait longtemps à ne plus ressembler à un 8 ou à un 3 quand il s’approchait de moi.

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Mais enfin la myopie n’empêchait pas la seule activité qui me plaisait, me sauvait, me consolait, me protégeait : la lecture. Pour le reste, il me semblait normal que le monde se résumât à ces tâches de couleurs floues, ces formes brumeuses et que les visages de mes petites amoureuses précisassent seulement leurs contours quand elles étaient à portée de baiser.

Les rives bleutées de l’été à Balbec

Il n’y avait pas d’angles, assez peu de lignes droites, les maisons à encorbellements de la rue des Bons-Enfants se voilaient toujours d’un brouillard qui les rendaient encore plus mystérieuses et me donnaient la sensation d’être dans un conte fantastique de Jean Ray.

Je me souviens aussi, à cette époque, de l’édition folio de la Recherche dont les couvertures étaient illustrées par Van Dongen. Je dois beaucoup à Van Dongen d’être rentré si aisément dans l’univers de Proust. Van Dongen dessinait en myope la silhouette nue d’Albertine ou les rives bleutées de l’été à Balbec, dans ce flou délicat qui est celui de la mémoire avant que le souvenir n’accommode ou ne tente d’accommoder sur un moment précis. Van Dongen m’annonçait un monde où le narrateur voyait les choses comme je les voyais et je pense encore aujourd’hui qu’une des clefs de la compréhension de Proust est la myopie.

Bref, je vivais en Myopie comme on vit dans un pays. J’en fus expulsé un peu par hasard, lors d’un cours de physique en classe de première consacré à l’optique. On avait mis à notre disposition des boites de lentilles pour expliquer aux littéraires que nous étions en quoi consistaient les dioptries. J’en pris une un peu au hasard et m’en fis un monocle, histoire de faire le malin avec un petit camarade et, ô surprise, le monde devint incroyablement clair. Je voyais ce qui était écrit au tableau, et les détails runiques sur les boucles d’oreilles de C***, la grande blonde du premier rang.

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Ayant fait part de cette révélation à mon entourage, on m’envoya chez l’ophtalmo qui me dit, en me faisant chausser ma première paire de lunettes : « Tu vas voir, tu vas revivre ». Oui et non : dehors, Rouen se mit à ressembler un décor médiéval toc pour film hollywoodien, les nuages blancs se dessinaient trop précisément sur le ciel bleu et il n’y avait plus pour moi d’ « imprécis grandioses des horizons urbains » mais des perspectives nettes et précises comme dans les clips publicitaires qui commençaient, déjà, à tout envahir. Tout était trop vrai, c’est-à-dire manifestement faux et annonçait ces images insupportables de netteté auxquelles nous ont habitué depuis la haute définition.

Aujourd’hui encore, quand je veux me protéger un peu, je retire mes lunettes. Je rentre en Myopie pour un séjour trop bref, le temps de saluer Albertine nue enjambant son tub pour faire ses ablutions ou les spectres pluvieux de la rue des Bons Enfants.

– C’est sûr, m’avait aussi dit l’ophtalmo. Tu avais besoin d’être corrigé.

Ça, pour avoir été corrigé, depuis que je vois le monde tel qu’il est, j’ai été corrigé. C’est même comme ça que je suis devenu communiste. Parce qu’être communiste, c’est voir, hélas, le monde tel qu’il est.

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