Accueil Culture Ernest Renan, inspirateur malgré lui du «vivre-ensemble»?

Ernest Renan, inspirateur malgré lui du «vivre-ensemble»?

Il était né le 27 février 1823


Ernest Renan, inspirateur malgré lui du «vivre-ensemble»?
Ernest Renan (1823-1892) photographié en 1890 © MARY EVANS/SIPA

C’est aujourd’hui le bicentenaire du grand philosophe et historien. En 1882, à la Sorbonne, il offrait une définition de la nation fondée sur l’adhésion collective, en opposition à la vision allemande centrée sur l’ethnie. Depuis, il a trop souvent été mal interprété.


Ernest Renan est né il y a 200 ans, le 27 février 1823, à Tréguier, dans les anciennement nommées Côtes-du-Nord. Historien, philologue, philosophe, il a accompagné le XIXème siècle dans ses évolutions religieuses et continue de nourrir le débat politique aujourd’hui, à travers la notion de « vivre ensemble », détournée à l’extrême par nos contemporains.

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Né dans une famille de pêcheurs qui s’était embourgeoisée au fil des ans, Ernest Renan est orphelin de père à l’âge de cinq ans. Le père était républicain, la famille maternelle royaliste, et de cette divergence, il restera un tiraillement politique tenace chez Ernest Renan. Au petit séminaire de Tréguier, le jeune Renan est rapidement repéré comme un fort en thème, avec une prédilection pour le latin. À 15 ans, il entre au séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet puis à celui d’Issy-les-Moulineaux où le contact avec la philosophie de Kant et de Hegel va renforcer un peu plus son scepticisme naissant. On le sait, les séminaires du XIXème siècle furent de formidables centres de formation pour tout ce que la France a pu connaître d’agnostiques et d’anticléricaux, jusqu’au président du conseil Émile Combes, père de la laïcité et ancien élève des Carmélites.

La Vie de Jésus, best-seller des années 60

Dans la France du XIXème siècle, on trouve tous les 30 ans un Breton pour bousculer le rapport des Français à la religion catholique. En 1802, Chateaubriand publiait le Génie du christianisme et les rabibochait avec le sentiment religieux, après une grosse décennie de tumulte révolutionnaire. En 1833, Félicité de La Mennais, prêtre natif de Saint-Malo, renonce à ses fonctions ecclésiastiques et rédige les Paroles d’un croyant dans lequel il ébauche un catholicisme moderne et socialisant. En 1863, Ernest Renan publie le premier tome de son Histoire des origines du christianisme, intitulé la Vie de Jésus, dans lequel il propose d’étudier la biographie du célèbre Nazaréen comme celle d’un homme comme un autre, sans minorer l’importance philosophique, morale et mystique du personnage. Dans la France de Napoléon III, l’ouvrage fait scandale. Renan perd sa chaire d’hébreu au Collège de France et reçoit une lettre contrariée de l’Empereur: « Vous connaissez tout mon intérêt pour vous et toute mon estime pour vos profondes connaissances. Aussi est-ce avec regret que je me vois forcé d’approuver la suspension momentanée de votre cours. En effet, vous le comprendrez, il est impossible que l’État tolère dans une chaire d’enseignement public, la dénégation de l’une des bases de la religion chrétienne ». Dans le même temps, le livre créé la sensation littéraire: 60 000 exemplaires sont vendus dans les cinq premiers mois qui suivent sa sortie. On se l’arrache comme on s’arrache de nos jours le dernier Houellebecq. Chez les jeunes filles de bonne famille un peu rebelles, il est du dernier chic de laisser trôner un exemplaire de la Vie de Jésus sur une commode ou une enfilade…

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Paris sous tutelle

Après la chute du Second Empire et la défaite de Sedan, Renan va comme beaucoup d’autres connaître une sacrée dépression. Il écrit une Réforme intellectuelle et morale de la France (1871), véritable pamphlet qui détecte les erreurs commises par la France qui ont amené à la défaite contre l’Allemagne. Renan reproche à la France d’avoir coupé la tête à son roi (« Le jour où la France coupa la tête à son roi, elle commit un suicide »), d’avoir choisi le catholicisme plutôt que le protestantisme (« Le protestantisme, qui eût élevé [le peuple français], avait été expulsé ; le catholicisme n’avait pas fait son éducation. L’ignorance des basses classes était effroyable »). En gros, le tort principal de la France est de ne pas être l’Allemagne. Il propose un remède de cheval contre la prétendue indiscipline nationale, avec notamment une mise sous tutelle de la ville de Paris : « Paris, étant constitué par la résidence des autorités centrales à l’état de ville à part, ne peut avoir les droits d’une ville ordinaire. Paris ne saurait avoir ni maire, ni conseil élu dans les conditions ordinaires, ni garde civique. Le souverain ne doit pas trouver dans la ville où il réside une autre souveraineté que la sienne. Les usurpations dont la Commune de Paris s’est rendue coupable à toutes les époques ne justifient que trop les appréhensions à cet égard ». Une lecture qui a peut-être inspiré Clément Beaune, actuel ministre des Transports, quand il s’inquiétait en novembre 2022 de la gestion par Anne Hidalgo de la capitale (!)

Qu’est-ce qu’une nation ?

Malgré des penchants monarchiques non dissimulés, Ernest Renan fut pourtant revendiqué par la République anticléricale. En 1903, quelques années après sa mort, Emile Combes se déplace à Tréguier pour inaugurer la statue de l’historien au pied de la cathédrale, ce qui provoque la colère de quelques ouailles locales. Aujourd’hui encore, Renan alimente bien malgré lui un certain narratif bien-pensant. En effet, une lecture tronquée de la conférence « Qu’est-ce qu’une Nation ? », prononcée en Sorbonne le 11 mars 1882, a donné naissance à la notion de « vivre ensemble », répétée tant de fois ces dernières années pour justifier l’injustifiable qu’elle en est devenue suspecte.

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Face à une conception germanique très ethniciste de la nation, qui a poussé notamment l’Allemagne à annexer l’Alsace et la Moselle, Renan proposait une définition plus volontariste : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ». Depuis quelques décennies, il est de bon ton de citer cet extrait en éliminant le « riche legs de souvenirs » communs parmi les conditions préalables à la constitution d’une nation…

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