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Le 20 heures d’Anne-Claire Coudray, SAV des attaques djihadistes

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Gérald Darmanin était une nouvelle fois l’invité du 20h d’Anne-Claire Coudray, hier soir, vingt-quatre heures après qu’une nouvelle attaque au couteau a endeuillé la France – comme il l’était il y a un mois-et-demi après l’attaque dans le lycée d’Arras. À la fin de l’interview, difficile pour le téléspectateur de réprimer la sensation qu’on le reverra bientôt pour un nouveau drame.


Face à une journaliste relativement pugnace, le ministre de l’Intérieur a navigué entre sérénité affichée et fermeté. Il a aussi composé avec la double casquette de l’assaillant de la veille, un dénommé Armand, né Iman Rajabpour-Miyandoab, d’origine iranienne, à la fois islamiste radicalisé, emprisonné quatre années pour un projet terroriste dans le quartier de la Défense, mais aussi malade psychiatrique. Le genre d’individu qui échangeait sur les réseaux sociaux avec Abdoullakh Anzorov, quinze jours avant que celui-ci ne décapite Samuel Paty, et qui a fait allégeance à l’Etat islamique peu avant son attaque.

Alors, plutôt que de pointer des failles au sein de ses services, le ministre a préféré souligner que des médecins l’ont laissé arrêter son traitement médicamenteux. L’idée que les pouvoirs publics puissent imposer des injonctions de soins fait donc son chemin dans l’esprit de Gérald Darmanin, lequel en aurait parlé pas plus tard que ce dimanche après-midi, à Elisabeth Borne, lors de la réunion d’urgence organisée par la Première ministre.

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En revanche, lorsqu’Anne-Claire Coudray rapporte les propositions des oppositions, elles n’arrivent pas avec le même enthousiasme dans les oreilles de Gérald Darmanin. Certes, quand Manuel Valls propose d’interner d’office ce type de profil, Darmanin considère que « toutes les questions sont bonnes quand il s’agit de protéger les Français » et n’est pas hostile à l’idée de suivre l’ancien Premier ministre. Mais quand Jordan Bardella propose de la rétention de sûreté, Darmanin reproche au RN de ne pas avoir voté la loi anti-terroriste de 2021 et estime que « madame Le Pen veut vivre de ces problèmes ». L’occasion s’offre alors de faire un peu de réclame pour la future loi immigration qui permettra d’« expulser les étrangers délinquants radicalisés ». Tous ceux qui ne la voteront pas auront une lourde responsabilité si une nouvelle attaque du même genre se produit, considère l’ancien maire de Tourcoing.

Inévitablement, la série de questions de TF1 se referme sur les Jeux olympiques de juillet 2024. Quelques instants avant le passage du ministre sur le plateau du journal télévisé, un micro-trottoir nous présentait des touristes décidés à ne plus jamais mettre les pieds dans la Ville-Lumière ! Encore une fois, Darmanin a su apaiser l’ambiance : tout sera sous contrôle, grâce aux QR codes : « il y aura un cordon qui empêchera les gens de rentrer s’ils n’ont pas présenté des QR codes ». Toujours pas de plan B concernant la cérémonie, considérée par Alain Bauer et quelques autres comme « une folie criminelle », avec des délégations qui défileront les unes après les autres, sur la Seine, dans des péniches, devant 600 000 spectateurs agglutinés sur les berges.

L’intervention du ministre se termine déjà. On imagine qu’il a beaucoup à faire ailleurs. Espérons qu’on ne le reverra pas d’ici la fin de l’année, pour un drame équivalent.

Indécence d’atmosphère

Loi immigration. La semaine dernière, l’élu LFI Ugo Bernalicis (Nord) a été sanctionné par Yaël Braun-Pivet, au lendemain d’un esclandre provoqué en commission des lois. Il sera privé de 25% de son indemnité.


Jusqu’où ne pousseront-ils pas le bouchon du ridicule et de l’indécence ? Comme trop souvent depuis le début de la nouvelle législature, la scène est à la Chambre des députés. Cette fois, elle se déroule au sein même de la commission des lois, assemblée dans l’Assemblée qui devrait être considérée comme le saint des saints de l’Institution puisque, depuis sa création en 1789 et les premières constitutions post-monarchiques, cette Chambre est avant tout le lieu cardinal «  où est élaborée la loi ». Autrement dit, le cénacle où se conçoivent, se discutent, se décident et se votent les règles, les normes qui vont régir la vie du pays, la nôtre, et définir le contenu réel et bien concret de notre Etat de droit.

De ce fait, siéger au parlement est d’ores et déjà en soi un honneur, puisque chaque député est censé représenter, non pas seulement sa circonscription, mais la nation en son entier. Se voir mandaté par ses pairs pour avoir voix au sein de la commission chargée de préparer le travail législatif pour l’ensemble de la représentation nationale en est un autre, peut-être même supérieur au précédent.

On pourrait donc attendre de ces élus parmi les élus qu’ils aient une claire conscience de la responsabilité qui est la leur, de l’importance de leur mission, du gage de confiance  que le peuple de France leur concède. On pourrait, en effet, espérer de la dignité, mieux de la décence dans le comportement de ces gens, quelque chose comme des marques de respect à la fois pour l’Institution, pour leur mission, pour le citoyen, pour la République. Et d’abord, peut-être bien pour eux-mêmes. Il n’y a pas de caméras de TV lors des réunions en commissions. On peut donc se dispenser du lamentable pugilat, des vociférations grotesques auxquels certains, sur les bancs de l’extrême gauche, se livrent systématiquement, s’imaginant montrer ainsi au pays qu’ils existent, qu’ils sont à la manœuvre. Eh bien, non. La semaine passée c’est une pitrerie de cour d’école que nous a infligée cette commission des lois. Un député LFI demande une suspension pour assister dans l’hémicycle à la présentation d’un texte défendu par son parti dans le cadre de sa niche parlementaire. Refus du président de la commission qui annonce qu’il suspendra plus tard, au moment où arriveront les amendements. On pourrait comprendre à la rigueur qu’une protestation mesurée, courtoise soit émise en quelques mots, mais qu’on reprenne bien vite le cours de l’examen. Hélas non, on ne proteste pas avec tact, on hurle, on aboie, on invective, on s’envoie des insultes à la figure. On est au bord d’en venir aux mains. On se fait menaçant. On perd ses nerfs. On perd la notion de ce qu’on est et de là où on est. On foule au pied la plus élémentaire sérénité, cette sérénité collégiale tellement indispensable à la réflexion, à l’analyse, à l’échange d’idées, de conceptions, de convictions. Ce comportement, cette incapacité à se maîtriser, à dominer en soi le militant de meeting et de manif, le bonimenteur d’estrade en dit long sur le résultat qu’on peut attendre des travaux menés. Il s’agit de la loi immigration. On a compris que des députés, singulièrement parmi ceux de la commission des lois, l’ont abordée non pas en ayant à l’esprit l’urgence et la gravité du sujet, mais seulement la préoccupation politicarde et démagogique de détricoter le travail, sérieux, argumenté, livré par l’autre chambre parlementaire, le Sénat.

En clair, déconstruire plutôt que construire. Caviarder plutôt que restaurer. Éructer plutôt que raisonner. Dans ce registre, il faut bien reconnaître que les députés LFI méritent la médaille avec palmes. L’un d’eux l’a encore brillamment montré lors de cette séance en commission. L’indécence de tels comportements ne relèverait, certes, que de l’anecdotique si derrière ce masque déformant, ne se lovait cette autre préjudice d’atmosphère qui sévit aujourd’hui et plombe la vie politique : l’impéritie, l’irresponsabilité.

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La passion de l’égalité, danger mortel pour l’Occident

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Alors que le monde occidental voue à l’égalité un culte inconditionnel, les malfaisances de la passion d’égalité prennent des formes de plus en plus dangereuses.


Aujourd’hui, au nom du refus de toute discrimination, la sécurité des citoyens n’est plus garantie correctement. Or la sécurité constitue le socle de la société et sa principale raison d’être. C’est la forme d’égalité minimale indispensable au bien commun, avec pour corollaire la liberté civile. Dès lors que la sécurité et la liberté de tous sont assurées, toute mesure en faveur de plus d’égalité a toute chance d’être une mauvaise chose. Car l’égalité n’occupe qu’une toute petite place dans ce qu’on appelle l’intérêt général ou le bien commun. Beaucoup plus que d’égalité, une population a besoin de sécurité, de liberté, de bien-être matériel et moral, de prospérité, de richesse intellectuelle et artistique, de continuité démographique. Or l’obsession d’égalité compromet grandement tout cela : elle amoindrit ou détruit la sécurité, la liberté, la prospérité, elle brise la transmission du savoir et la continuité démographique.

La maladie d’égalité

C’est dans une grande mesure au nom de l’égalité qu’ont été adoptées les politiques publiques responsables du déficit des naissances qui détruit lentement mais sûrement les pays d’Europe occidentale, et que le professeur de droit Yves Lequette qualifie de « génocide mou ». L’émancipation des femmes par la vie professionnelle étant défavorable à la natalité, celle-ci doit être vigoureusement encouragée pour assurer le renouvellement des générations ; or on a, par passion égalitaire, presque entièrement supprimé la politique familiale pour les classes moyennes et aisées. L’argument de l’égalité entre les femmes avait été invoqué par Simone Veil en faveur de sa loi de 1974 légalisant l’avortement. La recherche de l’égalité entre les femmes et les hommes a été mise en avant par l’Assemblée nationale pour proclamer que l’avortement était un « droit fondamental ». Et le projet égalitaire mondial qui inspire le droits-de-l’hommisme nous invite à accepter que l’insuffisance des naissances européennes soit compensée par ce que Jacques Julliard estimait légitime d’appeler le grand remplacement1. Si bien que les nations occidentales périssent d’elles-mêmes, par maladie d’égalité. La poursuite obsessionnelle de l’égalité qui a naguère entraîné les crimes de masse du communisme mène aujourd’hui les nations européennes vers « l’abîme de l’histoire » annoncé par Valéry.

L’égalité des droits ne suffit plus, on réclame l’égalité « réelle »

Il est vain d’espérer lutter contre les effets néfastes de l’obsession égalitaire par l’affirmation que l’égalité légitime est celle des droits. En effet, à partir du moment où on se place dans une perspective de sacralisation de l’égalité comme l’a fait la France révolutionnaire avec sa Déclaration de 1789, il devient vite évident aux yeux d’un certain nombre de gens que l’égalité des droits ne suffit pas à étancher leur soif d’égalité. Ils exigent l’égalité « réelle » comme l’ont fait le babouvisme, les socialismes, le communisme et aujourd’hui le droits-de-l’hommisme et le wokisme.

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La seule manière de combattre efficacement la maladie égalitaire est de montrer que la recherche de l’égalité n’est pas le but le plus noble de toute action politique, de rappeler que l’égalité n’est pas le bien commun. Bref, de désacraliser l’égalité.

D’ailleurs, on fait à l’inégalité un mauvais procès en la prétendant responsable de la pauvreté. La pauvreté des uns n’a jamais eu pour cause principale la richesse de certains autres. Et si jamais il en fut ainsi pour les inégalités du passé, il n’en est plus de même aujourd’hui. Si une partie de l’humanité a réussi à s’extraire de la malédiction millénaire de la pauvreté du plus grand nombre, c’est grâce au progrès technique et au développement économique et non grâce à des politiques égalitaires.

Fondamentalement, la civilisation est un processus inégalitaire. Depuis la préhistoire, l’histoire de la civilisation a été l’histoire de l’inégalité. À travers les millénaires et les siècles, les sciences, les arts, la littérature et la pensée furent le fruit de sociétés inégalitaires. D’ailleurs, les babouvistes étaient conscients que la parfaite égalité dont ils rêvaient allait faire mourir la vie intellectuelle et artistique, et ils l’assumaient pleinement : « Périssent, s’il le faut, tous les arts, pourvu qu’il nous reste l’égalité réelle. »

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  1. « L’expression n’est jamais abordée dans le langage courant sans une multitude de guillemets et de points d’interrogation, à cause de son côté polémique, alors qu’elle relève du simple bon sens. Comment l’apport continu d’éléments nouveaux ne modifierait-il pas la nature de la donnée initiale ? Du reste, comme le fait justement remarquer Onfray, en parlant, non sans abus de termes, de « créolisation » de la population européenne, Jean-Luc Mélenchon admet implicitement le grand remplacement, tout au moins la grande mutation » (Marianne, 9 décembre 2022) ↩︎

Splendeur et misérabilisme de l’humain

Au prétexte de montrer des portraits, deux expositions parisiennes prêchent l’habituel discours culpabilisateur envers les Européens et l’art occidental. Le salut se trouve à Milan, où, loin de toute victimisation, le photographe Jimmy Nelson nous éblouit par les grâces et les beautés des peuples d’ailleurs.


Le peintre américano-africain Kehinde Wiley (né en 1977 à Los Angeles), mondialement connu pour son portrait de Barack Obama (2018), a tout pour plaire à nos milieux vaguement culturels. Artiste hyperréaliste de talent, fin théoricien de ses productions, grand connaisseur de l’histoire de l’art occidental et interprète iconoclaste de nos chefs-d’œuvre à la lumière de la très spécifique question noire américaine : rien ne flatte tant l’intelligentsia française que de voir réinterprétée, relue et adaptée à des sensibilités d’importation, une culture commune qu’elle juge toujours plus urgent de transposer, car toujours plus inutile de transmettre. Après le musée d’Orsay, lequel s’était réjoui, l’an dernier, de pouvoir rompre son « continuum de sculptures académiques du XIXesiècle » (Christophe Leribault, président des musées d’Orsay et de l’Orangerie) avec, entre autres, une « lecture contemporaine » de la Femme piquée par un serpent d’Auguste Clésinger, c’est au tour du musée du quai Branly-Jacques Chirac d’accueillir Kehinde Wiley.

Jimmy Nelson, Kazakhe, province de Bayan-Ölgii, Mongolie, 2017. ©Jimmy Nelson B.V

Mais contrairement à ce qui plaît en général chez cet artiste, à savoir le questionnement de nos stéréotypes (alias nos représentations du monde au fil du temps), la série inédite de portraits de chefs d’État africains de l’exposition « Dédale du pouvoir » risque de ne pas être du goût de ceux qui attendent de l’inversion systématique de nos codes culturels des pâmoisons non négociables. Tant que la Femme piquée par un serpent du musée d’Orsay était réinvestie en jeune homme noir avec tee-shirt Louis Vuitton et sweat à capuche, tant que la Judith et Holopherne du Caravage ou d’Artemisia Gentileschi offrait le spectacle d’une femme noire décapitant une femme blanche et tant que les jeunes rappeurs de Harlem étaient transfigurés en saints auréolés par-dessus leur casquette, tout était à sa place : les invisibilisés de l’histoire, les rapports de domination culturelle, la question raciale. En revanche, des portraits en majesté de chefs d’État africains que Kehinde Wiley fait poser à la manière d’aristocrates occidentaux des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles : rien ne va plus. Les mêmes qui s’extasient devant la réappropriation de l’art occidental lorsqu’il s’agit de mettre un Afro-Américain en baskets Timberland à la place du Napoléon de Jacques-Louis David prennent un air pincé devant des dirigeants africains en costume-cravate, souliers à semelle de cuir, fauteuils, soieries et tentures. Des chefs d’État qui ont pourtant si bien réinterprété, relu et adapté notre vision étriquée de la démocratie.

La démarche de Kehinde Wiley est la même dans les deux cas : inscrire des corps non conformes parce que non blancs dans l’histoire du portrait occidental et réfléchir au lien entre représentation et pouvoir, à la manière du philosophe Louis Marin dans son Portrait du roi (1981) – la représentation comme substitution et comme intensification de la présence, l’idée que le roi n’est vraiment roi que dans les images qui le donnent à voir, etc. Pourquoi les chefs d’֤État africains n’auraient-ils pas droit, eux aussi, à de belles poses incarnant le prestige, la splendeur et la dignité, tout comme les rappeurs de Harlem ? « Je n’ai pas soumis mes interlocuteurs à un test de moralité pour faire partie de ce projet.[…] Ce projet ne consiste pas à récompenser des comportements » : la façon dont Kehinde Wiley perd, dans le dédale du mea culpa historico-culturel à géométrie variable, ceux qui veulent bien brader leur culture mais à certaines conditions, est un plaisir à ne pas bouder.

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Contrairement au projet du célèbre portraitiste américain, celui du Centre Pompidou est plutôt à son aise avec l’idée de « test de moralité » et de« récompense des comportements ». L’exposition « Corps à corps : histoire(s) de la photographie », qui réunit quelque 500 clichés issus de la collection du Musée national d’art moderne (Mnam) et de celle du producteur Marin Karmitz, nous rappelle en effet à certaines convenances en matière de portraits et de regard porté sur la figure humaine. Affectant de n’être pas chronologique (tellement plus libre) et de n’être thématique qu’à la Prévert (tellement plus évocateur), cet événement se veut humblement le contre-pied de« The Family of Man » – la célèbre exposition de photographies organisée par Edward Steichen pour le Musée d’art moderne de New York en 1955, accusée ici de toutes les tares : « célébration de la famille nucléaire bourgeoise », « écrasante majorité de photographes masculins […] d’ailleurs quasiment exclusivement européens et américains », diffusion « d’une conception durable de la photographie “humaniste”, soit cette photographie d’après 1945 visant à célébrer positivement (sic) l’humanité sous toutes ses formes ».

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Grâce au Centre Pompidou, la famille « célébrée positivement » en 2023 est celle de l’Amérique désenchantée des années 1950-1960, des populations ouvrières et immigrées précaires, des noyées de la Seine, des aveugles, des orphelins, des étudiants « pourchassés par des CRS », des travestis de Santiago du Chili, des androgynes, transgenres et non binaires à « l’identité trouble », des Roms et autres sans-papiers photographiés « en contrepoint de la conception juridique de l’identité », bref toute une grouillante humanité de marginaux foucaldiens agonisant entre précarité sociale et déréliction individuelle. Sur les 40 000 tirages que compte le Mnam n’a donc été retenue, pour illustrer l’histoire du médium, qu’une poignée d’images sans joies minuscules ni bonheurs éphémères : aucun sourire, aucun regard complice, aucune tendresse, aucun baiser. Une humanité déchue, grimaçante, défaite, fière de sa fragilité, et qui brandit comme dernier sauf-conduit son droit à sortir de l’invisibilité, confondu avec le droit à l’existence. Mis à part le visage d’Ingrid Bergman par Douglas Gordon (Gordon Parks ?), celui de Nusch Éluard par Dora Maar ou celui, très Renaissance, de La Femme de Nat Gutman par Roman Vishniac, rien que des « spectres », pour reprendre le titre du dernier volet de ce sinistre défilé. Inutile d’y chercher l’« odeur d’enfance » ou la « noblesse des scènes quotidiennes » si chères, par exemple, au photographe Willy Ronis (Ce jour-là, 2006) qui, comme d’autres artistes, sut saisir la belle délicatesse de l’ouvrière renouant son fil cassé, la tête d’une fillette doucement inclinée vers la bicyclette que son père ne pourra pas lui offrir, la grâce des bohémiennes à leurs miroirs, le visage de la vie retrouvée après la guerre et le regard troublant de la mort. « Une photo n’est pas un parpaing avec lequel on peut construire n’importe quoi », disait Willy Ronis. Visiblement, si.

L’exposition « Kehinde Wiley : dédale du pouvoir », au musée du quai Branly-Jacques Chirac.©Kehinde Wiley/Quai Branly

Et pourtant. La beauté des corps et le je-ne-sais-quoi des âmes, l’intensité des regards et le sillon des sourires intéressent encore certains artistes et certains musées. Récemment confrontés à un flot d’images inimaginables célébrant la haine de l’humanité réduite à l’unique forme de la barbarie, il est possible que nous n’ayons que peu envie d’aller voir ni les portraits de Kehinde Wiley, ni ceux de Beaubourg. On se perd dans les uns ; on ne se retrouve pas dans les autres. Le photographe Jimmy Nelson (1967, Royaume-Uni), à travers Humanity, sa nouvelle série de photographies de nomades actuellement exposée au Palazzo Reale de Milan (Italie) et promise à une itinérance mondiale, nous ramène, lui, au cœur de la beauté humaine, des paysages qui la font émerger et de ceux qu’elle dessine en retour. Sans nous faire la morale, ce qui est suffisamment inédit dans le monde de l’art contemporain pour être souligné, et à rebours des clichés misérabilistes qui se plaisent à faire des populations indigènes les éternelles victimes du colonialisme, du capitalisme et de l’Anthropocène, Jimmy Nelson nous parle de nous, sans citer ni Michel Foucault ni Roland Barthes. Masaïs du Serengeti, Wodaabe du Tchad, Daasanechs d’Éthiopie, Brokpas du Cachemire, Inuits du Canada, Kazakhs de Mongolie, Bardi d’Australie, Himbas de Namibie, Maoris de Nouvelle-Zélande, Nénètses de Sibérie…Ces hommes, ces femmes et ces enfants, couverts de perles, de peintures, de fourrures ou de fleurs, vêtus de tissus aux couleurs véritables, magnifiés par leur propre culture, ont des regards qui nous parlent. Aux identités vulnérables, liquides, vacillantes, invisibilisées, remises en question et en cause, aux errances en tous genres que nous sommes censés adopter comme les nouveaux canons d’une humanité (occidentale) honteuse d’elle-même et fière de l’être, ces visages nous rappellent à la fermeté de nos vies, à la grandeur d’un geste, à l’équilibre d’un corps, au calme profond des yeux posés sur les choses. Une belle version de The Family of Man, en 2023.

À voir

« Humanity », au Palazzo Reale de Milan (Italie), jusqu’au 21 janvier 2024.

Ou pas

« Corps à corps : histoire(s) de la photographie », Centre Pompidou, jusqu’au 25 mars 2024.

« Dédale du pouvoir », de Kehinde Wiley, Musée du quai Branly-Jacques Chirac, jusqu’au 14 janvier 2024.

Allons au bar

Alors qu’un malheureux touriste allemand a été tué et que deux autres personnes ont été blessées, samedi soir, dans une attaque islamiste au couteau près de la tour Eiffel, le président Macron a demandé à Elisabeth Borne de tenir une réunion ministérielle extraordinaire cet après-midi. Le parquet national antiterroriste donnera de son côté un point presse, à 19h30. Après l’attaque, médias et politiques se sont empressés de nous dire que le suspect interpellé était de nationalité française, se prénommait Armand et était bien connu. Oui, mais ses deux parents sont Iraniens et il se prénommait en fait Iman jusqu’en 2003. Fiché S, on le laissait se promener dans Paris. Billet d’humeur.


« Allah Akbar », une victime lardée de coups de couteaux et l’on retient son souffle en attendant l’identité du ou des assaillants. Et même quand le ou les prénoms tombent, Momo Mumu Mama, on tortille des lombaires en parlant de Français nés en France, de double-nationalité, pour ne jamais dire arabe. Étrange pudeur, aussi répétitive que le nombre d’innocents tombés sous un schlass. Bizarre tabou, pour ne pas évoquer une fois pour toutes, le problème posé par les… Perses. Pour une fois, le tueur au couteau du pont Bir-Hakeim n’est pas arabe, il est Iranien. On ne s’en sort plus! Si, depuis des années, les meurtres se multipliaient avec toujours le même mode opératoire, une victime finie à coups de figatellu au cri de “evviva u Babbu”, personne n’hésiterait à dire, “encore un coup des Corses”. Si on retrouvait régulièrement des morts étouffés avec un béret au fond de la gorge aux sons de “gora ETA”, à l’unanimité on conclurait à une attaque des Basques. Et si des étranglements se perpétraient avec une corde de guitare sèche aux rythmes des ‘”djobi-djoba”, on serait tous d’accord pour désigner les gitans. Mais pour les Arabes et leur maudit couteau, toute une sémantique alambiquée se met en marche.

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72 vierges… L’anarcho-mécréant que je suis, conscient de ses racines chrétiennes, manifeste toujours une grande méfiance à l’égard des religieux de tous les cultes. Seuls les bouddhistes trouvaient grâce à mes yeux. Habiter à 4200 mètres sans ascenseur, se balader sapé comme une orange de Floride, attestent d’un détachement au monde matériel qui force le respect à défaut d’adhésion. Mais depuis que j’ai vu le Dalaï-Lama se comporter comme un gros dégueulasse avec un gamin j’ai l’orange amère. Restait l’islam et sa promesse des 72 vierges. Avant d’aller me faire sauter j’ai bien relu le bon de promotion pour en déceler l’escroquerie. Bon, vierge ou pas, c’est déjà difficile d’en supporter une, alors 72… Mais le pire c’est qu’il n’est jamais précisé si on n’a pas à faire à 72 tromblons imbai… Le diable se cache dans le détail.

Borne dégaine la vapoteuse. “Nous ne cèderons rien aux terroristes”. Le communiqué signé Elisabeth Borne a provoqué un vent de panique chez les terroristes, peu habitués à une réponse aussi cinglante, à une menace de représailles aussi violente qu’imminente. Vapoter nuit dangereusement aux islamistes. Un fiché S a encore frappé, à se demander si ce morceau de papier n’est pas un permis de tuer, s’il n’est pas temps pour Borne de changer de cartouche ou de parfum. À quoi sert ce fichier si on ne peut ni les enfermer, ni les surveiller tout en “ne cédant rien”.

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Paris 2024. Comme si les arguments de la mairie de Paris ne suffisaient pas à faire fuir la capitale, les barbus s’emparent du dossier J.O. en s’en prenant aux touristes. “L’important, c’est de participer” disait Coubertin. “L’essentiel c’est de ne rien céder” a dit Borne. “Des Jeux à couper le souffle” prédit Charal en mode hallal…

Fiction: la France n’a plus à rougir de ses séries TV!

Télévision. Philippe Bilger nous partage son coup de cœur pour la série « D’argent et de sang » de Xavier Giannoli, diffusée par Canal+.


Il faut que j’arrête avec ce syndrome qui m’a conduit trop souvent à juger médiocres les œuvres de fiction françaises, les scénarios et les dialogues à la télévision, notamment par comparaison avec certaines réussites américaines ou britanniques. Longtemps j’ai eu tendance à considérer que j’avais raison tant manquaient l’invention, le sens narratif, la qualité technique et l’excellence des acteurs. Il me semble que si je continuais sur cette pente, j’appartiendrais à la catégorie des grincheux professionnels. Ce n’est pas que je sois enthousiasmé chaque année par le choix des films au Festival de Cannes, la composition du jury, l’atmosphère, dans le meilleur des cas, élégamment vulgaire et corporatiste de cette manifestation et en définitive par les prix décernés. Rien qui émane de ce monde festif qui prend ses goûts pour une adhésion universelle, alors qu’ils privilégient l’outil au détriment du fond, de la profondeur et de l’absence d’ennui, ne suscite l’approbation totale, une admiration indiscutable. Beaucoup de films français, il est vrai, ne sont pas loin de confirmer mon sens critique. Faiblesse des scénarios, dialogues pauvres (quand on les entend), appétence obscène pour la nudité des actrices, rarement nécessaire, lenteur du rythme, particularismes et incongruités aussi éloignés de l’art universel que Marc Lévy de Marcel Proust, sentiment, à leur sortie, que l’histoire s’oubliera vite, se perdra parce que rien ne nous aura accrochés à elle.

Le cinéma français subventionné, ce Titanic

Il y a évidemment des exceptions mais pour un Emmanuel Mouret, un Xavier Beauvois, que de réalisateurs se piquant aussi d’être scénaristes, que de scénaristes croyant être cinéastes, et perdant sur les deux tableaux au détriment d’un spectateur tout étonné que le CNC ait permis à cette imperfection d’être présentée au public ! Et on dit avec forfanterie que notre système, ne faisant courir de risque qu’à ceux se déplaçant pour voir les films, a sauvé le cinéma français ! Il y a des naufrages souhaitables…

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On pourra me comprendre alors quand j’affirme le bonheur de pouvoir accueillir chez soi, dans un confort où on n’est gêné par rien ni personne, des séries qu’on a pu choisir spontanément ou sur les conseils d’un entourage à la curiosité plus étendue que la mienne.

Ainsi, avant d’aborder mon coup de cœur essentiel et qui est exclusivement français, je voudrais – j’arrive probablement très en retard avec mon enthousiasme, la série datant déjà – attirer l’attention sur « Beckham », quatre épisodes d’à peu près une heure chacun. La relation du grand footballeur anglais avec un père à la fois dur et aimé lui faisant répéter interminablement ses gammes quand il était petit, le génie des corners, des coups francs, des centres, des très longues passes, son lien extraordinaire avec l’entraîneur Alex Ferguson, le beau gosse, l’élégant véritable gravure de mode, le couple mythique avec son épouse, ses coups du sort sportifs, sa patience, sa résilience, leur vie familiale avec leurs enfants adorés emmenés partout, une sérénité pour cet homme s’étant avoué « sans intelligence » et pourtant admirable par certains côtés. Ceux qui tourneraient en dérision ma passion pour cette série auraient bien tort : elle dépasse de très loin le football.

La fraude à la taxe carbone racontée par Fabrice Arfi

Arrivons à ce miracle français qu’est « D’argent et de sang », une perfection d’intelligence, de narration, de limpidité, avec des acteurs au comble de leur art : d’abord Vincent Lindon époustouflant, Ramzy Bedia, Niels Schneider, André Marcon et tous les autres incarnant avec force et sensibilité des personnages contrastés. Il s’agit d’une énorme escroquerie à la TVA, « fraude à la taxe carbone » dont j’avoue que sa représentation médiatique ne m’avait pas immédiatement mobilisé. Mais dès le premier épisode regardé presque au hasard j’étais pris. Impossible de ne pas voir très vite les cinq autres ! Devoir attendre la suite jusqu’en janvier est insupportable.

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Cette série est extraordinaire parce qu’elle raconte des événements réels (adaptés d’un récit de Fabrice Arfi) – et bien sûr la réalité dépasse la fiction – mais avec le travail de deux scénaristes inspirés, dont Xavier Giannoli également réalisateur, qui ont su donner à ces péripéties intenses, dramatiques, passionnantes, d’argent et de sang, de rires et de larmes, une tonalité à la fois exacte et revisitée avec une limpidité et une accessibilité sans égales. Avec des acteurs autorisant une sublimation artistique des bons comme des méchants. Et, surtout, le sentiment si rare, dans les œuvres françaises, de favoriser une profonde admiration pour le camp du Bien et également une volonté affichée de faire connaître les rouages de services douaniers et ministériels, et ses fonctionnaires parfois frileux, passifs, méprisants. Hâte que la prochaine année nous fasse don de ce beau cadeau : les six épisodes qui restent.

L’Almanach vert des mots

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Franz Bartelt, chasseur de citations et expert en déboires ménagers, a réuni ses trésors dans un almanach publié aux éditions de L’Arbre Vengeur. À mettre impérativement sous le sapin !


Nous entrons dans les dernières semaines des achats avant la Noël. Si vous ne deviez offrir qu’un seul livre, loin des primés d’automne et des marchands de la nativité, optez pour un écrivain des environs de Charleville-Mézières, un collecteur de papiers recyclés, un dénicheur de faits-divers qui déraillent, un enlumineur des petits matins brumeux saisis dans le reflet du zinc et d’une départementale patibulaire. Nous sommes au croisement de Topor et de Perros, sous le regard bienveillant d’Alexandre Vialatte, avec des accents Pirottiens dans les graves ; un bazar ambulant, plutôt une foire des mots où la littérature ne se hausserait pas du col, ne se ferait pas plus pimbêche qu’une autre. Mais, elle est bien là, elle transparaît dans chaque chronique, billets doux ou réflexions vaches, notes éparses et embardées de printemps. Ce journal de bord oscille entre un mémoire en « farce et attrape » et la pudeur d’un styliste du quotidien. Il court de septembre 1984 à décembre 1999, d’Huguette Bouchardeau à l’environnement jusqu’à la grande tempête qui dévasta la forêt des Landes. Ce précis de nostalgie s’appelle Almanach des uns, des unes et des autres. Un titre filandreux à la Lelouch dont la quintessence sémantique est résumée ainsi : « Noter ce qu’on entend, ce qu’on pense de ce qu’on a entendu. Noter les anecdotes, au besoin les prolonger par quelques inventions accessoires destinées à les rendre utiles. Noter les rêves, c’est important : le meilleur point de départ d’une journée ».  

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Réjouissez-vous de passer toute l’année 2024 dans les phrases de Bartelt, d’y puiser chaque jour, votre ration d’étrange, d’amer, de bizarre, de sombre et de banal, et surtout de bancal devrais-je ajouter. Je ne vois pas un autre endroit où le temps bégaie avec autant d’esprit potache et de lucidité poétique. Moi, je l’ai lu d’une traite, non pas par professionnalisme, seulement par gourmandise, j’ai de l’appétit. Je ne résiste pas au fromage de tête et à la prose d’un Bartelt sauvage aussi fascinant et précieux qu’une huppe fasciée aperçue dans mon jardin des bords de Loire au sortir de l’été dernier. Il y a, à la fois, une majesté et une incongruité, dans sa manière de raconter l’éphéméride, d’égrener le calendrier à la Prévert, de se décoller d’une triste réalité pour grimper si haut. Quel drôle d’oiseau que ce Bartelt qui recense des noms d’écrivains, qui empile des morceaux de vie et emprunte les voies vicinales sans lesquelles l’existence serait morne comme le plateau d’invités d’une chaîne d’info continue. Son almanach est essentiel à celui qui veut fuir les actualités calibrées et les sermons des 20 h 00. Y cohabitent André Dhôtel, Hervé Vilard, Orlando, Sulitzer, Marchais, Rimbaud, les coiffeurs ou Platini ! Bartelt se définit à la date du 21 janvier 1998 comme un « étudiant en programmes télé », « j’aime (les) explorer d’avance, pour saliver, pour en espérer des jouissances considérables » nous avertit-il. De toute façon, un écrivain qui débute sa notule du 4 janvier 1990 par cet aphorisme : « Les Anglais ne mangent pas de cheval. S’ils n’ont qu’une qualité, c’est celle-là », a toute mon estime intellectuelle. Plus loin, il nous apprend qu’« un baiser diminue de trois minutes, en moyenne, la durée d’une vie », ce qui lui permet d’opérer un calcul savant sur l’échange des langues et les affres de la longévité. Pierre Dac n’est pas loin. Dans un précédent article consacré à cet Ardennais volant, j’avais utilisé l’expression « de guingois ». Elle me revient en pleine face. Bartelt pratique une forme d’humour à la jonction des Branquignols et de Kafka. Il met dans le même panier son copain Claude philosophe autrement plus capé que BHL, Bernadette Soubirous, la mort de François Mitterrand et les Jeux Olympiques de Nagano. Le 8 juin 1991, deux jours après la disparition d’Antoine Blondin, Bartelt n’a pu retenir ses larmes, « jusqu’au bout, il aura préféré les somptuosités noires du naufrage aux mesquineries du ratage » écrit-il, avec un toucher de plume tendre et révolté. Je vous laisse sur cette méditation du 18 juillet 1998 : « À les entendre, la plupart des écrivains ne sont pas lisibles. Si les écrivains ne savent pas lire les livres de leurs confrères, qui les lira ? »

Almanach des uns, des unes et des autres de Franz Bartelt – L’Arbre Vengeur

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Emmanuel Le Roy Ladurie, mémorialiste des paysans de France

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Emmanuel Le Roy Ladurie fut rendu mondialement célèbre avec un ouvrage… consacré à un village : « Montaillou, village occitan ». À la manière d’un Simenon, selon notre chroniqueur, il enquêta à partir d’indices jusqu’alors ignorés de ce qu’on appelait « la Grande Histoire » ; il se pencha sur les « travaux et les jours » et devint même un pionnier de l’histoire du climat ! Cet historien vient de disparaître et nous laisse une œuvre exigeante et humble tout à la fois.


Bénis le labeur des historiens de France…

Notre passé est comme une nature vierge. Dense, mystérieux, plein de broussailles, d’ombres, parsemé de quelques clairières d’où l’on peut apercevoir la lumière d’une réalité qui perce l’obscurité ; plein d’épines aussi, notamment quand il touche aux questions politiques et mémorielles… l’historien est son exploitant. Il cherche à en tirer sa matière première, le fait historique. Il y entre avec ses outils, son art du métier et sa propre éthique. Si l’agriculteur productiviste n’est pas tout à fait le vieux paysan, les historiens diffèrent aussi dans leur technique.

Tel praticien artificialise sa surface, déconstruit des représentations, revient orgueilleusement sur des préjugés, fait table rase de la mémoire accumulée comme on défricherait une forêt touffue. Il emploie alors sa machinerie conceptuelle et reconstruit l’histoire avec le regard et l’indignation des contemporains, comme on artificialise le sol avec les moyens modernes pour répondre à la demande alimentaire du consommateur. Un autre historien construit en collaborant avec la terre : c’est pourquoi il laisse parler les acteurs passés, ne néglige pas l’épais savoir transmis et respecte le rythme du temps sans recréer une histoire ou une nature, certes plaisante, mais entièrement neuve. Rupture avec la nature, ou le passé, qu’il faut artificialiser pour les uns ; collaboration avec la terre, ou la mémoire commune, pour les autres. Le patrimoine et la déconstruction. Cultiver l’histoire ou en créer une toute neuve.

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L’historien défricheur

Historien de l’agriculture et mémorialiste des paysans de France, Emmanuel Le Roy Ladurie a su tirer le meilleur parti des deux attitudes. Il faut croire que pour ce grand défricheur de mystères, la terre et l’histoire se sont penchées sur son berceau. Issu d’une riche famille de paysans normands, son père, Jacques fut d’abord ministre de l’Agriculture sous le premier régime de Vichy avant de rejoindre rapidement la résistance. Le jeune Emmanuel aura un parcours brillant ; khâgne à Henri IV, ENS rue d’Ulm, et signera sous la direction d’Ernest Labrousse (le patronyme sent aussi la terre) une thèse d’État (ce vieux format de recherche qui n’existe plus aujourd’hui et que l’on mettait 10 ans à écrire) sur le Languedoc. L’école des Annales régnait sur l’Université et Labrousse, comme Braudel et Febvre, en étaient d’éminents représentants. Ces derniers invitaient l’histoire à changer son échelle d’appréciation du temps, à délaisser sa « couche brillante et superficielle », autrement dit les évènements claquants, les grandes batailles, les grands drames… pour apprécier les mutations techniques, économiques et sociales, sans doute plus discrètes mais plus profondes. Et ainsi donner la parole aux masses qui, au jour le jour, œuvrent aux conditions matérielles plutôt qu’aux seuls grands hommes ou aux seules élites. Ladurie s’intéresse comme Braudel à la longue durée quand il écrit une histoire du climat ; domaine brûlant d’actualité et dont il est en histoire le pionnier. Dans son ouvrage, il explique les événements révolutionnaires par des évènements météorologiques, des mauvaises récoltes… plutôt que par la fatigue des rois ou le drame d’un conflit. Ses travaux sur la paysannerie française établissent des cycles économiques et sociaux de longue durée. Panorama inestimable : il survole plusieurs siècles et régions et nous montre une campagne française pleine d’histoires et de mouvements. Elle s’alphabétise à l’époque moderne, se christianise mais affronte les curés, creuse son sillon, modifie son cadastre et ses outils. Nous voici loin de l’image d’une campagne inerte et insensible au vent de l’histoire.

L’enquêteur tous terrains

Il admettait qu’il existait chez les historiens des parachutistes, comme Michelet, cherchant à établir des grands panoramas – et son histoire de la paysannerie en est un – et des truffiers qui s’intéressent aux petites pépites et aux éléments insolites et secrets. Il a su délaisser volontiers le macrocosme social pour le microcosme villageois en écrivant le plus célèbre ouvrage d’histoire de ce genre avec Montaillou un village occitan, après qu’il a découvert sur un marché les registres inquisitoriaux de l’évêque de Pamiers, Jacques Fourier, futur pape Benoît XII. Ce Maigret de l’Inquisition sondait les reins et les cœurs des fidèles avec zèle, pour traquer en Languedoc début XIVème des restes d’hérésie cathare. Mais il regardait aussi les granges, les bottes de foin, les caves et les estives. Son témoignage prolifique dépasse les seules questions inquisitoriales et disciplinaires et abonde en détails sur les conditions matérielles d’existence, les humeurs, les joies et les peines des paysans.

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Le Roy Ladurie sera le Simenon de ce Maigret et décrira la mystérieuse condition des paysans médiévaux avec la même précision employée par l’auteur de romans policiers pour décrire la société provinciale des années 1950.

L’homme multidimensionnel

Dans une œuvre variée, atypique et inclassable, ce grand historien est aussi revenu, en fin de carrière, à la « couche brillante et superficielle de l’histoire », que dénonçaient ses maîtres des Annales, avec une lumineuse et synthétique Brève histoire de l’Ancien Régime. L’ampleur du travail lui permettait, en intellectuel reconnu, d’avancer quelques idées dépassant son champ de recherche académique, notamment dans plusieurs essais historiographiques importants comme Le territoire de l’historien. Son parcours politique n’est pas en reste. Le marxisme a fait le lit de son approche socio-économique ; il en a connu l’âge d’or rue d’Ulm et adhéré au PCF avec beaucoup de camarades comme François Furet. Il a partagé avec ce dernier ses engagements de jeunesse mais aussi son évolution : plus conservateur en fin de vie, loyal à la tradition familiale, il fait partie des rares intellectuels à avoir appelé à voter Sarkozy en 2012. En religion, s’il s’était un temps éloigné de la foi, ce fut pour mieux y revenir, jugeant cependant l’évolution de l’Église « autodestructrice », en particulier l’allégement de la liturgie et le dédain pour la religiosité populaire. Il est frappant de voir que cet homme brillant intellectuellement se refusait aux grandes considérations théologiques et comparait sa pratique à la « foi du charbonnier ». Pratique que n’aura pas démentie la réconciliation qu’il opéra entre le praticien et son objet d’étude, celle-là même qui présente finalement l’histoire comme un honnête labeur.

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À Paris, petits arrangements avec la laïcité

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Financée par la Mairie de Paris, la Ligue de l’Enseignement administre les centres d’animation culturelle et d’éducation populaire Paris Anim’. Dans cette immense structure censée faire « rayonner la laïcité », l’islamisme a fait son nid.


En juin 2022, la région Île-de-France a suspendu sa subvention à la Ligue de l’Enseignement, après des propos «contraires aux valeurs de la laïcité et de la République » tenus par sept lycéens encadrés par cet organisme, lors d’un concours d’éloquence sur la laïcité, à Saint-Ouen[1]. Ses protégés avaient notamment déclaré que «la laïcité est le cercueil des femmes », ou encore, que« la laïcité est une forme de dictature ». Un bon point pour la Région qui a promptement réagi. Seulement, cette vénérable association est l’une des structures qui travaillent pour les centres Paris Anim’. Mais la Ville de Paris n’a pas coupé ses subventions.

Le mois dernier, l’un de nos fidèles lecteurs, passant devant le Centre Paris Anim’ Ken Saro-Wiwa, situé dans le 20e arrondissement, découvre qu’une femme en hidjab occupe le poste d’accueil (nos photos ci-dessous). Le lendemain, notre lecteur y entre pour obtenir quelques éclaircissements. Une femme voilée, à l’accueil d’un établissement culturel appartenant à la Ville de Paris, n’est-ce pas contraire au principe de laïcité? On lui répond que s’il a un problème avec le voile, ça ne regarde que lui, et que, de toute façon, la jeune femme en question n’est pas une employée du centre.

Assurer le « rayonnement » de l’idéal laïque

La Fédération de Paris de la Ligue de l’Enseignement indique, sur son site internet: « Les centres Paris Anim’ sont des structures de proximité appartenant à la Ville de Paris. Au sein de ces structures, nous mettons en œuvre un projet d’éducation populaire, développant l’accès aux loisirs, à la culture, à la citoyenneté et à la vie associative ». La capitale compte une cinquantaine de ces centres, et quelques 60 000 personnes participent à leurs activités chaque année. Créée en 1866 par le pédagogue Jean Macé, la Ligue de l’Enseignement est forte de 382 associations partenaires à Paris. En langue inclusive, elle dit « s’inspirer de l’idéal laïque et contribuer à en assurer le rayonnement », agir « pour une éducation complémentaire à l’École, le développement de la vie associative parisienne, l’accès de tou·tes à la culture, au sport et à des loisirs de qualité, la formation et la mobilisation des citoyen·nes », elle se vante toujours de son « partenariat historique avec l’école publique », lequel lui permet de rencontrer « des élèves dans les établissements pour accompagner des concours et des projets ou former des acteurs éducatifs. » À partir de 1945, elle est en effet l’un des principaux agents de l’égalitarisme, puis du pédagogisme et de l’anti-élitisme qui ont conduit à la destruction de l’École républicaine. La Ligue de l’Enseignement a été l’un des principaux agents de propagation de l’égalitarisme, donc de la catastrophe scolaire.

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Je me suis rendu dans trois centres parisiens, Mathis, Curial et Rébeval, tous situés dans le 19e arrondissement. On m’y a expliqué que les locaux appartiennent à la Ville de Paris, mais que les employés ne sont pas des agents de la Mairie. « Tous les centres sont subventionnés par la Ville, sinon on ne pourrait pas fonctionner ! », lâche une hôtesse. Affirmant être « en délégation de services publics » en tant que « salariée de la Ligue de l’Enseignement », une employée définit la Ligue de l’Enseignement comme une « association d’éducation populaire qui défend des valeurs, notamment la lutte contre les discriminations ou la laïcité.» Reste que l’argument donné à notre lecteur concernant le centre situé 63 rue de Buzenval (« ce n’est pas une employée »), manière de dire que la femme de l’accueil n’est pas soumise aux règles de laïcité, n’est pas pertinent. Si ce n’est pas une employée, que faisait une visiteuse à un poste d’accueil ? Était-ce une usagère du centre égarée, venue suivre quelque formation en informatique ? D’autant que ce n’est pas la première fois qu’on aperçoit ce hidjab à cette place. Et, même s’il s’agit d’une usagère de l’association, la Charte de la laïcité dans les services publics stipule que la laïcité s’applique autant à un agent de service public qu’à un usager. Si, pour l’agent, « le principe de laïcité lui interdit de manifester ses convictions religieuses dans l’exercice de ses fonctions », de leur côté, les usagers « ont le droit d’exprimer leurs convictions religieuses dans les limites du respect de la neutralité du service public » et « doivent s’abstenir de toute forme de prosélytisme ».

Une dérive idéologique

Nous avons contacté la Fédération parisienne de la Ligue pour savoir si ses salariés sont autorisés ou non à porter des signes religieux prosélytes. Sa réponse: « Les salarié·es sont tenus de respecter nos engagements en matière de laïcité. » Mais encore ? Nous l’avons relancée avec l’interrogation suivante, plus précise : « Peut-on occuper un poste d’accueil dans un centre Paris Anim’ tout en étant voilée ? » Toujours pas de réponse à ce jour.

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Cette situation n’est pas étonnante, quand on se penche sur l’idéologie de la Ligue. Suite à l’interdiction de l’abaya dans les écoles, elle a publié, le 6 septembre, un communiqué de presse[2] dans lequel elle « exprime son inquiétude devant les démonstrations de fermeté sélectives en matière de laïcité et de séparatisme», préférant s’attaquer à « l’enseignement privé religieux, le plus souvent catholique » qui représenterait « un instrument de sélection scolaire et sociale », déplorant une « fermeté laïque toujours réaffirmée à l’adresse des musulmans » et dénonçant la «communication qui instrumentalise les peurs et les fantasmes plutôt que de combattre les ignorances et les préjugés ».

Autre élément intéressant et révélateur, sur le site de la Fédération de Paris, une rubrique intitulée « Les sites de la Ligue », dévoile les sites internet gérés par la Ligue et – oh surprise – deux d’entre eux sont hébergés par le média d’Edwy Plenel. Le premier, « Mediapart-Laïcité », a particulièrement retenu notre attention. Il est régulièrement alimenté par Charles Conte, présenté comme chargé de mission à la Ligue de l’Enseignement. Dans ses articles, ce militant demande aux écoles privées de « jouer le jeu de la mixité scolaire », dénonce la présence du président Macron à la messe célébrée par le Pape François à Marseille, et qualifie l’interdiction de l’abaya de « vaste campagne antimusulmane ». Par honnêteté intellectuelle, mentionnons que, le 9 mai, Charles Conte a aussi publié un billet dans lequel il prenait la défense de Florence Bergeaud-Blackler, menacée de mort et placée sous protection policière après la publication de son livre Le frérisme et ses réseaux, l’enquête. La Ligue pourrait d’ailleurs à profit se pencher sur les travaux de l’anthropologue ; ils nous rappellent que le port du voile, notamment dans la jeunesse, n’est pas toujours une simple adhésion à une prescription religieuse, mais relève souvent de l’acte politique, militant, revendicatif, visant à progressivement conquérir l’espace public. On nous répliquera que ceux qui théorisent un entrisme communautaire et qui ont en tête un projet politico-religieux conscient ne sont qu’une minorité. Ce qui est probablement vrai. Cependant, de nombreux musulmans baignent en réalité déjà dans un « frérisme d’atmosphère », largement présent sur internet et les réseaux sociaux. Et l’objectif des radicaux est de faire tomber les digues les unes après les autres, pour s’emparer, par capillarité si j’ose dire, de la société. À chaque fois, on dit aux citoyens qu’il s’agit d’un simple vêtement, qu’il ne faut pas s’y attarder… mais, les reculades s’additionnent et annoncent les victoires prochaines des adversaires de la laïcité.

Vraisemblablement, la Mairie de Paris n’est pas choquée qu’on puisse être accueilli par une femme en hidjab dans ses centres Paris Anim’, elle ne l’est pas plus des dérives de l’enseignement prodigué par la Ligue qui continue d’être un partenaire de la Ville. C’est peut-être aussi ça, le fameux vivre-ensemble !


[1] https://www.lepoint.fr/politique/les-indiscrets-laicite-pecresse-tance-la-ligue-de-l-enseignement-16-06-2022-2479790_20.php

[2] https://laligue.org/articles/1024/

Melting pot américain

Dans un film d’une grande douceur, un cinéaste iranien en exil nous conte la vie d’une Afghane en exil travaillant dans une fabrique de fortune cookies


Film en noir et blanc, image format carré (4/3), plans fixes, exclusivement : Fremont – le nom du bled californien proche de San Francisco fournit le titre – cumule tous les attendus du cinéma indépendant US. Fremont a d’ailleurs obtenu le Prix du Jury au Festival du cinéma américain de Deauville, cette année.

Loin des Talibans

Simple employée dans une petite fabrique de cookies tenue par une famille asiatique, Donya, 20 ans, servait de traductrice aux troupes américaines en Afghanistan ; à l’heure de la défaite, elle a eu la chance de pouvoir fuir Kaboul à temps et d’être exfiltrée aux Etats-Unis par l’armée, échappant ainsi de justesse à la vengeance des Talibans vis-à-vis des « traîtres ». « Je serais allée n’importe où, au Salvador, en France, en Espagne ! ». Depuis, elle dort mal – comme nombre de ses compatriotes traumatisés par le totalitarisme islamiste et par l’exil consécutif. Inutile de préciser que la belle Donya ne porte ni abaya, ni tchador, ni burqa, ni voile.

Anaita Wali Zada (c) JHR FILMS

Par un subterfuge, elle obtient une consultation chez un psy, son seul but étant d’obtenir du praticien une ordonnance pour des somnifères. Mais le psy consent de bonne grâce à multiplier pour elle les séances à titre grâcieux, quitte à déroger au protocole… Lisant à la jeune fille des passages de son livre favori, Croc Blanc, le roman de Jack London, il trouve lui-même son compte dans cet exercice où deux solitudes en viennent à se comprendre. Tandis que Donya, par ailleurs, se lie à l’une de ses collègues de travail, une marginale, grassouillette à piercing, qui tente elle-même de trouver l’âme sœur dans d’improbables rencontres en ligne. Chargée jusqu’alors de rédiger les petits messages prédictifs recélés dans l’emballage des cookies, la vieille mère du patron décède brusquement, la tête fichée dans son clavier d’ordinateur : le patron propose alors à Donya de la remplacer dans cette tâche. Elle s’en acquitte avec beaucoup de talent. Sur l’un de ces minuscules bouts de papiers elle a inscrit son numéro de téléphone… Opportunité d’une rencontre, au bout du chemin ?

Regard ironique et distancé

Sans mièvrerie, Fremont distille non sans malice une empathie rafraîchissante pour ses personnages (voire même indulgente pour ce qui est de l’épouse du patron, cantonaise revêche et rapiate), portant sur les illusions du « rêve américain » un regard ironique et distancé. Iranien exilé en Angleterre, Babak Jalali, dont c’est le quatrième long métrage, a su écrire, aidé de sa scénariste Carolina Cavalli, un film très cohérent sur le plan formel, mais surtout marqué du sceau de la bienveillance – chose assez rare dans le cinéma, en 2023. Par les temps qui courent, cette douceur est bonne à prendre.

Fremont. Film de Babak Jalali. Etats-Unis, noir et blanc, 2023. Durée : 1h31. En salles le 6 décembre 2023.  

Le 20 heures d’Anne-Claire Coudray, SAV des attaques djihadistes

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Le ministre de l'Intérieur intervient à la télévision au lendemain d'une attaque islamiste près de la Tour Eiffel, 3 décembre 2023 © MOURAD ALLILI/SIPA

Gérald Darmanin était une nouvelle fois l’invité du 20h d’Anne-Claire Coudray, hier soir, vingt-quatre heures après qu’une nouvelle attaque au couteau a endeuillé la France – comme il l’était il y a un mois-et-demi après l’attaque dans le lycée d’Arras. À la fin de l’interview, difficile pour le téléspectateur de réprimer la sensation qu’on le reverra bientôt pour un nouveau drame.


Face à une journaliste relativement pugnace, le ministre de l’Intérieur a navigué entre sérénité affichée et fermeté. Il a aussi composé avec la double casquette de l’assaillant de la veille, un dénommé Armand, né Iman Rajabpour-Miyandoab, d’origine iranienne, à la fois islamiste radicalisé, emprisonné quatre années pour un projet terroriste dans le quartier de la Défense, mais aussi malade psychiatrique. Le genre d’individu qui échangeait sur les réseaux sociaux avec Abdoullakh Anzorov, quinze jours avant que celui-ci ne décapite Samuel Paty, et qui a fait allégeance à l’Etat islamique peu avant son attaque.

Alors, plutôt que de pointer des failles au sein de ses services, le ministre a préféré souligner que des médecins l’ont laissé arrêter son traitement médicamenteux. L’idée que les pouvoirs publics puissent imposer des injonctions de soins fait donc son chemin dans l’esprit de Gérald Darmanin, lequel en aurait parlé pas plus tard que ce dimanche après-midi, à Elisabeth Borne, lors de la réunion d’urgence organisée par la Première ministre.

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En revanche, lorsqu’Anne-Claire Coudray rapporte les propositions des oppositions, elles n’arrivent pas avec le même enthousiasme dans les oreilles de Gérald Darmanin. Certes, quand Manuel Valls propose d’interner d’office ce type de profil, Darmanin considère que « toutes les questions sont bonnes quand il s’agit de protéger les Français » et n’est pas hostile à l’idée de suivre l’ancien Premier ministre. Mais quand Jordan Bardella propose de la rétention de sûreté, Darmanin reproche au RN de ne pas avoir voté la loi anti-terroriste de 2021 et estime que « madame Le Pen veut vivre de ces problèmes ». L’occasion s’offre alors de faire un peu de réclame pour la future loi immigration qui permettra d’« expulser les étrangers délinquants radicalisés ». Tous ceux qui ne la voteront pas auront une lourde responsabilité si une nouvelle attaque du même genre se produit, considère l’ancien maire de Tourcoing.

Inévitablement, la série de questions de TF1 se referme sur les Jeux olympiques de juillet 2024. Quelques instants avant le passage du ministre sur le plateau du journal télévisé, un micro-trottoir nous présentait des touristes décidés à ne plus jamais mettre les pieds dans la Ville-Lumière ! Encore une fois, Darmanin a su apaiser l’ambiance : tout sera sous contrôle, grâce aux QR codes : « il y aura un cordon qui empêchera les gens de rentrer s’ils n’ont pas présenté des QR codes ». Toujours pas de plan B concernant la cérémonie, considérée par Alain Bauer et quelques autres comme « une folie criminelle », avec des délégations qui défileront les unes après les autres, sur la Seine, dans des péniches, devant 600 000 spectateurs agglutinés sur les berges.

L’intervention du ministre se termine déjà. On imagine qu’il a beaucoup à faire ailleurs. Espérons qu’on ne le reverra pas d’ici la fin de l’année, pour un drame équivalent.

Indécence d’atmosphère

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DR.

Loi immigration. La semaine dernière, l’élu LFI Ugo Bernalicis (Nord) a été sanctionné par Yaël Braun-Pivet, au lendemain d’un esclandre provoqué en commission des lois. Il sera privé de 25% de son indemnité.


Jusqu’où ne pousseront-ils pas le bouchon du ridicule et de l’indécence ? Comme trop souvent depuis le début de la nouvelle législature, la scène est à la Chambre des députés. Cette fois, elle se déroule au sein même de la commission des lois, assemblée dans l’Assemblée qui devrait être considérée comme le saint des saints de l’Institution puisque, depuis sa création en 1789 et les premières constitutions post-monarchiques, cette Chambre est avant tout le lieu cardinal «  où est élaborée la loi ». Autrement dit, le cénacle où se conçoivent, se discutent, se décident et se votent les règles, les normes qui vont régir la vie du pays, la nôtre, et définir le contenu réel et bien concret de notre Etat de droit.

De ce fait, siéger au parlement est d’ores et déjà en soi un honneur, puisque chaque député est censé représenter, non pas seulement sa circonscription, mais la nation en son entier. Se voir mandaté par ses pairs pour avoir voix au sein de la commission chargée de préparer le travail législatif pour l’ensemble de la représentation nationale en est un autre, peut-être même supérieur au précédent.

On pourrait donc attendre de ces élus parmi les élus qu’ils aient une claire conscience de la responsabilité qui est la leur, de l’importance de leur mission, du gage de confiance  que le peuple de France leur concède. On pourrait, en effet, espérer de la dignité, mieux de la décence dans le comportement de ces gens, quelque chose comme des marques de respect à la fois pour l’Institution, pour leur mission, pour le citoyen, pour la République. Et d’abord, peut-être bien pour eux-mêmes. Il n’y a pas de caméras de TV lors des réunions en commissions. On peut donc se dispenser du lamentable pugilat, des vociférations grotesques auxquels certains, sur les bancs de l’extrême gauche, se livrent systématiquement, s’imaginant montrer ainsi au pays qu’ils existent, qu’ils sont à la manœuvre. Eh bien, non. La semaine passée c’est une pitrerie de cour d’école que nous a infligée cette commission des lois. Un député LFI demande une suspension pour assister dans l’hémicycle à la présentation d’un texte défendu par son parti dans le cadre de sa niche parlementaire. Refus du président de la commission qui annonce qu’il suspendra plus tard, au moment où arriveront les amendements. On pourrait comprendre à la rigueur qu’une protestation mesurée, courtoise soit émise en quelques mots, mais qu’on reprenne bien vite le cours de l’examen. Hélas non, on ne proteste pas avec tact, on hurle, on aboie, on invective, on s’envoie des insultes à la figure. On est au bord d’en venir aux mains. On se fait menaçant. On perd ses nerfs. On perd la notion de ce qu’on est et de là où on est. On foule au pied la plus élémentaire sérénité, cette sérénité collégiale tellement indispensable à la réflexion, à l’analyse, à l’échange d’idées, de conceptions, de convictions. Ce comportement, cette incapacité à se maîtriser, à dominer en soi le militant de meeting et de manif, le bonimenteur d’estrade en dit long sur le résultat qu’on peut attendre des travaux menés. Il s’agit de la loi immigration. On a compris que des députés, singulièrement parmi ceux de la commission des lois, l’ont abordée non pas en ayant à l’esprit l’urgence et la gravité du sujet, mais seulement la préoccupation politicarde et démagogique de détricoter le travail, sérieux, argumenté, livré par l’autre chambre parlementaire, le Sénat.

En clair, déconstruire plutôt que construire. Caviarder plutôt que restaurer. Éructer plutôt que raisonner. Dans ce registre, il faut bien reconnaître que les députés LFI méritent la médaille avec palmes. L’un d’eux l’a encore brillamment montré lors de cette séance en commission. L’indécence de tels comportements ne relèverait, certes, que de l’anecdotique si derrière ce masque déformant, ne se lovait cette autre préjudice d’atmosphère qui sévit aujourd’hui et plombe la vie politique : l’impéritie, l’irresponsabilité.

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La passion de l’égalité, danger mortel pour l’Occident

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Marche "pour la paix et la justice", Paris, 3 décembre 2023 © ISA HARSIN/SIPA

Alors que le monde occidental voue à l’égalité un culte inconditionnel, les malfaisances de la passion d’égalité prennent des formes de plus en plus dangereuses.


Aujourd’hui, au nom du refus de toute discrimination, la sécurité des citoyens n’est plus garantie correctement. Or la sécurité constitue le socle de la société et sa principale raison d’être. C’est la forme d’égalité minimale indispensable au bien commun, avec pour corollaire la liberté civile. Dès lors que la sécurité et la liberté de tous sont assurées, toute mesure en faveur de plus d’égalité a toute chance d’être une mauvaise chose. Car l’égalité n’occupe qu’une toute petite place dans ce qu’on appelle l’intérêt général ou le bien commun. Beaucoup plus que d’égalité, une population a besoin de sécurité, de liberté, de bien-être matériel et moral, de prospérité, de richesse intellectuelle et artistique, de continuité démographique. Or l’obsession d’égalité compromet grandement tout cela : elle amoindrit ou détruit la sécurité, la liberté, la prospérité, elle brise la transmission du savoir et la continuité démographique.

La maladie d’égalité

C’est dans une grande mesure au nom de l’égalité qu’ont été adoptées les politiques publiques responsables du déficit des naissances qui détruit lentement mais sûrement les pays d’Europe occidentale, et que le professeur de droit Yves Lequette qualifie de « génocide mou ». L’émancipation des femmes par la vie professionnelle étant défavorable à la natalité, celle-ci doit être vigoureusement encouragée pour assurer le renouvellement des générations ; or on a, par passion égalitaire, presque entièrement supprimé la politique familiale pour les classes moyennes et aisées. L’argument de l’égalité entre les femmes avait été invoqué par Simone Veil en faveur de sa loi de 1974 légalisant l’avortement. La recherche de l’égalité entre les femmes et les hommes a été mise en avant par l’Assemblée nationale pour proclamer que l’avortement était un « droit fondamental ». Et le projet égalitaire mondial qui inspire le droits-de-l’hommisme nous invite à accepter que l’insuffisance des naissances européennes soit compensée par ce que Jacques Julliard estimait légitime d’appeler le grand remplacement1. Si bien que les nations occidentales périssent d’elles-mêmes, par maladie d’égalité. La poursuite obsessionnelle de l’égalité qui a naguère entraîné les crimes de masse du communisme mène aujourd’hui les nations européennes vers « l’abîme de l’histoire » annoncé par Valéry.

L’égalité des droits ne suffit plus, on réclame l’égalité « réelle »

Il est vain d’espérer lutter contre les effets néfastes de l’obsession égalitaire par l’affirmation que l’égalité légitime est celle des droits. En effet, à partir du moment où on se place dans une perspective de sacralisation de l’égalité comme l’a fait la France révolutionnaire avec sa Déclaration de 1789, il devient vite évident aux yeux d’un certain nombre de gens que l’égalité des droits ne suffit pas à étancher leur soif d’égalité. Ils exigent l’égalité « réelle » comme l’ont fait le babouvisme, les socialismes, le communisme et aujourd’hui le droits-de-l’hommisme et le wokisme.

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La seule manière de combattre efficacement la maladie égalitaire est de montrer que la recherche de l’égalité n’est pas le but le plus noble de toute action politique, de rappeler que l’égalité n’est pas le bien commun. Bref, de désacraliser l’égalité.

D’ailleurs, on fait à l’inégalité un mauvais procès en la prétendant responsable de la pauvreté. La pauvreté des uns n’a jamais eu pour cause principale la richesse de certains autres. Et si jamais il en fut ainsi pour les inégalités du passé, il n’en est plus de même aujourd’hui. Si une partie de l’humanité a réussi à s’extraire de la malédiction millénaire de la pauvreté du plus grand nombre, c’est grâce au progrès technique et au développement économique et non grâce à des politiques égalitaires.

Fondamentalement, la civilisation est un processus inégalitaire. Depuis la préhistoire, l’histoire de la civilisation a été l’histoire de l’inégalité. À travers les millénaires et les siècles, les sciences, les arts, la littérature et la pensée furent le fruit de sociétés inégalitaires. D’ailleurs, les babouvistes étaient conscients que la parfaite égalité dont ils rêvaient allait faire mourir la vie intellectuelle et artistique, et ils l’assumaient pleinement : « Périssent, s’il le faut, tous les arts, pourvu qu’il nous reste l’égalité réelle. »

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  1. « L’expression n’est jamais abordée dans le langage courant sans une multitude de guillemets et de points d’interrogation, à cause de son côté polémique, alors qu’elle relève du simple bon sens. Comment l’apport continu d’éléments nouveaux ne modifierait-il pas la nature de la donnée initiale ? Du reste, comme le fait justement remarquer Onfray, en parlant, non sans abus de termes, de « créolisation » de la population européenne, Jean-Luc Mélenchon admet implicitement le grand remplacement, tout au moins la grande mutation » (Marianne, 9 décembre 2022) ↩︎

Splendeur et misérabilisme de l’humain

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Jimmy Nelson, Himba, Hartmann Valley Serra Cafema, Namibia, 2011. © Jimmy Nelson B.V

Au prétexte de montrer des portraits, deux expositions parisiennes prêchent l’habituel discours culpabilisateur envers les Européens et l’art occidental. Le salut se trouve à Milan, où, loin de toute victimisation, le photographe Jimmy Nelson nous éblouit par les grâces et les beautés des peuples d’ailleurs.


Le peintre américano-africain Kehinde Wiley (né en 1977 à Los Angeles), mondialement connu pour son portrait de Barack Obama (2018), a tout pour plaire à nos milieux vaguement culturels. Artiste hyperréaliste de talent, fin théoricien de ses productions, grand connaisseur de l’histoire de l’art occidental et interprète iconoclaste de nos chefs-d’œuvre à la lumière de la très spécifique question noire américaine : rien ne flatte tant l’intelligentsia française que de voir réinterprétée, relue et adaptée à des sensibilités d’importation, une culture commune qu’elle juge toujours plus urgent de transposer, car toujours plus inutile de transmettre. Après le musée d’Orsay, lequel s’était réjoui, l’an dernier, de pouvoir rompre son « continuum de sculptures académiques du XIXesiècle » (Christophe Leribault, président des musées d’Orsay et de l’Orangerie) avec, entre autres, une « lecture contemporaine » de la Femme piquée par un serpent d’Auguste Clésinger, c’est au tour du musée du quai Branly-Jacques Chirac d’accueillir Kehinde Wiley.

Jimmy Nelson, Kazakhe, province de Bayan-Ölgii, Mongolie, 2017. ©Jimmy Nelson B.V

Mais contrairement à ce qui plaît en général chez cet artiste, à savoir le questionnement de nos stéréotypes (alias nos représentations du monde au fil du temps), la série inédite de portraits de chefs d’État africains de l’exposition « Dédale du pouvoir » risque de ne pas être du goût de ceux qui attendent de l’inversion systématique de nos codes culturels des pâmoisons non négociables. Tant que la Femme piquée par un serpent du musée d’Orsay était réinvestie en jeune homme noir avec tee-shirt Louis Vuitton et sweat à capuche, tant que la Judith et Holopherne du Caravage ou d’Artemisia Gentileschi offrait le spectacle d’une femme noire décapitant une femme blanche et tant que les jeunes rappeurs de Harlem étaient transfigurés en saints auréolés par-dessus leur casquette, tout était à sa place : les invisibilisés de l’histoire, les rapports de domination culturelle, la question raciale. En revanche, des portraits en majesté de chefs d’État africains que Kehinde Wiley fait poser à la manière d’aristocrates occidentaux des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles : rien ne va plus. Les mêmes qui s’extasient devant la réappropriation de l’art occidental lorsqu’il s’agit de mettre un Afro-Américain en baskets Timberland à la place du Napoléon de Jacques-Louis David prennent un air pincé devant des dirigeants africains en costume-cravate, souliers à semelle de cuir, fauteuils, soieries et tentures. Des chefs d’État qui ont pourtant si bien réinterprété, relu et adapté notre vision étriquée de la démocratie.

La démarche de Kehinde Wiley est la même dans les deux cas : inscrire des corps non conformes parce que non blancs dans l’histoire du portrait occidental et réfléchir au lien entre représentation et pouvoir, à la manière du philosophe Louis Marin dans son Portrait du roi (1981) – la représentation comme substitution et comme intensification de la présence, l’idée que le roi n’est vraiment roi que dans les images qui le donnent à voir, etc. Pourquoi les chefs d’֤État africains n’auraient-ils pas droit, eux aussi, à de belles poses incarnant le prestige, la splendeur et la dignité, tout comme les rappeurs de Harlem ? « Je n’ai pas soumis mes interlocuteurs à un test de moralité pour faire partie de ce projet.[…] Ce projet ne consiste pas à récompenser des comportements » : la façon dont Kehinde Wiley perd, dans le dédale du mea culpa historico-culturel à géométrie variable, ceux qui veulent bien brader leur culture mais à certaines conditions, est un plaisir à ne pas bouder.

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Contrairement au projet du célèbre portraitiste américain, celui du Centre Pompidou est plutôt à son aise avec l’idée de « test de moralité » et de« récompense des comportements ». L’exposition « Corps à corps : histoire(s) de la photographie », qui réunit quelque 500 clichés issus de la collection du Musée national d’art moderne (Mnam) et de celle du producteur Marin Karmitz, nous rappelle en effet à certaines convenances en matière de portraits et de regard porté sur la figure humaine. Affectant de n’être pas chronologique (tellement plus libre) et de n’être thématique qu’à la Prévert (tellement plus évocateur), cet événement se veut humblement le contre-pied de« The Family of Man » – la célèbre exposition de photographies organisée par Edward Steichen pour le Musée d’art moderne de New York en 1955, accusée ici de toutes les tares : « célébration de la famille nucléaire bourgeoise », « écrasante majorité de photographes masculins […] d’ailleurs quasiment exclusivement européens et américains », diffusion « d’une conception durable de la photographie “humaniste”, soit cette photographie d’après 1945 visant à célébrer positivement (sic) l’humanité sous toutes ses formes ».

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Grâce au Centre Pompidou, la famille « célébrée positivement » en 2023 est celle de l’Amérique désenchantée des années 1950-1960, des populations ouvrières et immigrées précaires, des noyées de la Seine, des aveugles, des orphelins, des étudiants « pourchassés par des CRS », des travestis de Santiago du Chili, des androgynes, transgenres et non binaires à « l’identité trouble », des Roms et autres sans-papiers photographiés « en contrepoint de la conception juridique de l’identité », bref toute une grouillante humanité de marginaux foucaldiens agonisant entre précarité sociale et déréliction individuelle. Sur les 40 000 tirages que compte le Mnam n’a donc été retenue, pour illustrer l’histoire du médium, qu’une poignée d’images sans joies minuscules ni bonheurs éphémères : aucun sourire, aucun regard complice, aucune tendresse, aucun baiser. Une humanité déchue, grimaçante, défaite, fière de sa fragilité, et qui brandit comme dernier sauf-conduit son droit à sortir de l’invisibilité, confondu avec le droit à l’existence. Mis à part le visage d’Ingrid Bergman par Douglas Gordon (Gordon Parks ?), celui de Nusch Éluard par Dora Maar ou celui, très Renaissance, de La Femme de Nat Gutman par Roman Vishniac, rien que des « spectres », pour reprendre le titre du dernier volet de ce sinistre défilé. Inutile d’y chercher l’« odeur d’enfance » ou la « noblesse des scènes quotidiennes » si chères, par exemple, au photographe Willy Ronis (Ce jour-là, 2006) qui, comme d’autres artistes, sut saisir la belle délicatesse de l’ouvrière renouant son fil cassé, la tête d’une fillette doucement inclinée vers la bicyclette que son père ne pourra pas lui offrir, la grâce des bohémiennes à leurs miroirs, le visage de la vie retrouvée après la guerre et le regard troublant de la mort. « Une photo n’est pas un parpaing avec lequel on peut construire n’importe quoi », disait Willy Ronis. Visiblement, si.

L’exposition « Kehinde Wiley : dédale du pouvoir », au musée du quai Branly-Jacques Chirac.©Kehinde Wiley/Quai Branly

Et pourtant. La beauté des corps et le je-ne-sais-quoi des âmes, l’intensité des regards et le sillon des sourires intéressent encore certains artistes et certains musées. Récemment confrontés à un flot d’images inimaginables célébrant la haine de l’humanité réduite à l’unique forme de la barbarie, il est possible que nous n’ayons que peu envie d’aller voir ni les portraits de Kehinde Wiley, ni ceux de Beaubourg. On se perd dans les uns ; on ne se retrouve pas dans les autres. Le photographe Jimmy Nelson (1967, Royaume-Uni), à travers Humanity, sa nouvelle série de photographies de nomades actuellement exposée au Palazzo Reale de Milan (Italie) et promise à une itinérance mondiale, nous ramène, lui, au cœur de la beauté humaine, des paysages qui la font émerger et de ceux qu’elle dessine en retour. Sans nous faire la morale, ce qui est suffisamment inédit dans le monde de l’art contemporain pour être souligné, et à rebours des clichés misérabilistes qui se plaisent à faire des populations indigènes les éternelles victimes du colonialisme, du capitalisme et de l’Anthropocène, Jimmy Nelson nous parle de nous, sans citer ni Michel Foucault ni Roland Barthes. Masaïs du Serengeti, Wodaabe du Tchad, Daasanechs d’Éthiopie, Brokpas du Cachemire, Inuits du Canada, Kazakhs de Mongolie, Bardi d’Australie, Himbas de Namibie, Maoris de Nouvelle-Zélande, Nénètses de Sibérie…Ces hommes, ces femmes et ces enfants, couverts de perles, de peintures, de fourrures ou de fleurs, vêtus de tissus aux couleurs véritables, magnifiés par leur propre culture, ont des regards qui nous parlent. Aux identités vulnérables, liquides, vacillantes, invisibilisées, remises en question et en cause, aux errances en tous genres que nous sommes censés adopter comme les nouveaux canons d’une humanité (occidentale) honteuse d’elle-même et fière de l’être, ces visages nous rappellent à la fermeté de nos vies, à la grandeur d’un geste, à l’équilibre d’un corps, au calme profond des yeux posés sur les choses. Une belle version de The Family of Man, en 2023.

À voir

« Humanity », au Palazzo Reale de Milan (Italie), jusqu’au 21 janvier 2024.

Ou pas

« Corps à corps : histoire(s) de la photographie », Centre Pompidou, jusqu’au 25 mars 2024.

« Dédale du pouvoir », de Kehinde Wiley, Musée du quai Branly-Jacques Chirac, jusqu’au 14 janvier 2024.

Allons au bar

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Attaque terroriste au couteau et au marteau à Paris, Pont Bir Hakeim, nuit du 2 au 3 décembre 2023 © CARON/ZEPPELIN/SIPA

Alors qu’un malheureux touriste allemand a été tué et que deux autres personnes ont été blessées, samedi soir, dans une attaque islamiste au couteau près de la tour Eiffel, le président Macron a demandé à Elisabeth Borne de tenir une réunion ministérielle extraordinaire cet après-midi. Le parquet national antiterroriste donnera de son côté un point presse, à 19h30. Après l’attaque, médias et politiques se sont empressés de nous dire que le suspect interpellé était de nationalité française, se prénommait Armand et était bien connu. Oui, mais ses deux parents sont Iraniens et il se prénommait en fait Iman jusqu’en 2003. Fiché S, on le laissait se promener dans Paris. Billet d’humeur.


« Allah Akbar », une victime lardée de coups de couteaux et l’on retient son souffle en attendant l’identité du ou des assaillants. Et même quand le ou les prénoms tombent, Momo Mumu Mama, on tortille des lombaires en parlant de Français nés en France, de double-nationalité, pour ne jamais dire arabe. Étrange pudeur, aussi répétitive que le nombre d’innocents tombés sous un schlass. Bizarre tabou, pour ne pas évoquer une fois pour toutes, le problème posé par les… Perses. Pour une fois, le tueur au couteau du pont Bir-Hakeim n’est pas arabe, il est Iranien. On ne s’en sort plus! Si, depuis des années, les meurtres se multipliaient avec toujours le même mode opératoire, une victime finie à coups de figatellu au cri de “evviva u Babbu”, personne n’hésiterait à dire, “encore un coup des Corses”. Si on retrouvait régulièrement des morts étouffés avec un béret au fond de la gorge aux sons de “gora ETA”, à l’unanimité on conclurait à une attaque des Basques. Et si des étranglements se perpétraient avec une corde de guitare sèche aux rythmes des ‘”djobi-djoba”, on serait tous d’accord pour désigner les gitans. Mais pour les Arabes et leur maudit couteau, toute une sémantique alambiquée se met en marche.

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72 vierges… L’anarcho-mécréant que je suis, conscient de ses racines chrétiennes, manifeste toujours une grande méfiance à l’égard des religieux de tous les cultes. Seuls les bouddhistes trouvaient grâce à mes yeux. Habiter à 4200 mètres sans ascenseur, se balader sapé comme une orange de Floride, attestent d’un détachement au monde matériel qui force le respect à défaut d’adhésion. Mais depuis que j’ai vu le Dalaï-Lama se comporter comme un gros dégueulasse avec un gamin j’ai l’orange amère. Restait l’islam et sa promesse des 72 vierges. Avant d’aller me faire sauter j’ai bien relu le bon de promotion pour en déceler l’escroquerie. Bon, vierge ou pas, c’est déjà difficile d’en supporter une, alors 72… Mais le pire c’est qu’il n’est jamais précisé si on n’a pas à faire à 72 tromblons imbai… Le diable se cache dans le détail.

Borne dégaine la vapoteuse. “Nous ne cèderons rien aux terroristes”. Le communiqué signé Elisabeth Borne a provoqué un vent de panique chez les terroristes, peu habitués à une réponse aussi cinglante, à une menace de représailles aussi violente qu’imminente. Vapoter nuit dangereusement aux islamistes. Un fiché S a encore frappé, à se demander si ce morceau de papier n’est pas un permis de tuer, s’il n’est pas temps pour Borne de changer de cartouche ou de parfum. À quoi sert ce fichier si on ne peut ni les enfermer, ni les surveiller tout en “ne cédant rien”.

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Paris 2024. Comme si les arguments de la mairie de Paris ne suffisaient pas à faire fuir la capitale, les barbus s’emparent du dossier J.O. en s’en prenant aux touristes. “L’important, c’est de participer” disait Coubertin. “L’essentiel c’est de ne rien céder” a dit Borne. “Des Jeux à couper le souffle” prédit Charal en mode hallal…

Fiction: la France n’a plus à rougir de ses séries TV!

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Niels Schneider, Vincent Lindon et Judith Chemla © Canal +

Télévision. Philippe Bilger nous partage son coup de cœur pour la série « D’argent et de sang » de Xavier Giannoli, diffusée par Canal+.


Il faut que j’arrête avec ce syndrome qui m’a conduit trop souvent à juger médiocres les œuvres de fiction françaises, les scénarios et les dialogues à la télévision, notamment par comparaison avec certaines réussites américaines ou britanniques. Longtemps j’ai eu tendance à considérer que j’avais raison tant manquaient l’invention, le sens narratif, la qualité technique et l’excellence des acteurs. Il me semble que si je continuais sur cette pente, j’appartiendrais à la catégorie des grincheux professionnels. Ce n’est pas que je sois enthousiasmé chaque année par le choix des films au Festival de Cannes, la composition du jury, l’atmosphère, dans le meilleur des cas, élégamment vulgaire et corporatiste de cette manifestation et en définitive par les prix décernés. Rien qui émane de ce monde festif qui prend ses goûts pour une adhésion universelle, alors qu’ils privilégient l’outil au détriment du fond, de la profondeur et de l’absence d’ennui, ne suscite l’approbation totale, une admiration indiscutable. Beaucoup de films français, il est vrai, ne sont pas loin de confirmer mon sens critique. Faiblesse des scénarios, dialogues pauvres (quand on les entend), appétence obscène pour la nudité des actrices, rarement nécessaire, lenteur du rythme, particularismes et incongruités aussi éloignés de l’art universel que Marc Lévy de Marcel Proust, sentiment, à leur sortie, que l’histoire s’oubliera vite, se perdra parce que rien ne nous aura accrochés à elle.

Le cinéma français subventionné, ce Titanic

Il y a évidemment des exceptions mais pour un Emmanuel Mouret, un Xavier Beauvois, que de réalisateurs se piquant aussi d’être scénaristes, que de scénaristes croyant être cinéastes, et perdant sur les deux tableaux au détriment d’un spectateur tout étonné que le CNC ait permis à cette imperfection d’être présentée au public ! Et on dit avec forfanterie que notre système, ne faisant courir de risque qu’à ceux se déplaçant pour voir les films, a sauvé le cinéma français ! Il y a des naufrages souhaitables…

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On pourra me comprendre alors quand j’affirme le bonheur de pouvoir accueillir chez soi, dans un confort où on n’est gêné par rien ni personne, des séries qu’on a pu choisir spontanément ou sur les conseils d’un entourage à la curiosité plus étendue que la mienne.

Ainsi, avant d’aborder mon coup de cœur essentiel et qui est exclusivement français, je voudrais – j’arrive probablement très en retard avec mon enthousiasme, la série datant déjà – attirer l’attention sur « Beckham », quatre épisodes d’à peu près une heure chacun. La relation du grand footballeur anglais avec un père à la fois dur et aimé lui faisant répéter interminablement ses gammes quand il était petit, le génie des corners, des coups francs, des centres, des très longues passes, son lien extraordinaire avec l’entraîneur Alex Ferguson, le beau gosse, l’élégant véritable gravure de mode, le couple mythique avec son épouse, ses coups du sort sportifs, sa patience, sa résilience, leur vie familiale avec leurs enfants adorés emmenés partout, une sérénité pour cet homme s’étant avoué « sans intelligence » et pourtant admirable par certains côtés. Ceux qui tourneraient en dérision ma passion pour cette série auraient bien tort : elle dépasse de très loin le football.

La fraude à la taxe carbone racontée par Fabrice Arfi

Arrivons à ce miracle français qu’est « D’argent et de sang », une perfection d’intelligence, de narration, de limpidité, avec des acteurs au comble de leur art : d’abord Vincent Lindon époustouflant, Ramzy Bedia, Niels Schneider, André Marcon et tous les autres incarnant avec force et sensibilité des personnages contrastés. Il s’agit d’une énorme escroquerie à la TVA, « fraude à la taxe carbone » dont j’avoue que sa représentation médiatique ne m’avait pas immédiatement mobilisé. Mais dès le premier épisode regardé presque au hasard j’étais pris. Impossible de ne pas voir très vite les cinq autres ! Devoir attendre la suite jusqu’en janvier est insupportable.

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Cette série est extraordinaire parce qu’elle raconte des événements réels (adaptés d’un récit de Fabrice Arfi) – et bien sûr la réalité dépasse la fiction – mais avec le travail de deux scénaristes inspirés, dont Xavier Giannoli également réalisateur, qui ont su donner à ces péripéties intenses, dramatiques, passionnantes, d’argent et de sang, de rires et de larmes, une tonalité à la fois exacte et revisitée avec une limpidité et une accessibilité sans égales. Avec des acteurs autorisant une sublimation artistique des bons comme des méchants. Et, surtout, le sentiment si rare, dans les œuvres françaises, de favoriser une profonde admiration pour le camp du Bien et également une volonté affichée de faire connaître les rouages de services douaniers et ministériels, et ses fonctionnaires parfois frileux, passifs, méprisants. Hâte que la prochaine année nous fasse don de ce beau cadeau : les six épisodes qui restent.

L’Almanach vert des mots

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L'écrivain français Franz Bartelt © Myona-Rimoldi-Guichaoua / Le Dilettante

Franz Bartelt, chasseur de citations et expert en déboires ménagers, a réuni ses trésors dans un almanach publié aux éditions de L’Arbre Vengeur. À mettre impérativement sous le sapin !


Nous entrons dans les dernières semaines des achats avant la Noël. Si vous ne deviez offrir qu’un seul livre, loin des primés d’automne et des marchands de la nativité, optez pour un écrivain des environs de Charleville-Mézières, un collecteur de papiers recyclés, un dénicheur de faits-divers qui déraillent, un enlumineur des petits matins brumeux saisis dans le reflet du zinc et d’une départementale patibulaire. Nous sommes au croisement de Topor et de Perros, sous le regard bienveillant d’Alexandre Vialatte, avec des accents Pirottiens dans les graves ; un bazar ambulant, plutôt une foire des mots où la littérature ne se hausserait pas du col, ne se ferait pas plus pimbêche qu’une autre. Mais, elle est bien là, elle transparaît dans chaque chronique, billets doux ou réflexions vaches, notes éparses et embardées de printemps. Ce journal de bord oscille entre un mémoire en « farce et attrape » et la pudeur d’un styliste du quotidien. Il court de septembre 1984 à décembre 1999, d’Huguette Bouchardeau à l’environnement jusqu’à la grande tempête qui dévasta la forêt des Landes. Ce précis de nostalgie s’appelle Almanach des uns, des unes et des autres. Un titre filandreux à la Lelouch dont la quintessence sémantique est résumée ainsi : « Noter ce qu’on entend, ce qu’on pense de ce qu’on a entendu. Noter les anecdotes, au besoin les prolonger par quelques inventions accessoires destinées à les rendre utiles. Noter les rêves, c’est important : le meilleur point de départ d’une journée ».  

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Réjouissez-vous de passer toute l’année 2024 dans les phrases de Bartelt, d’y puiser chaque jour, votre ration d’étrange, d’amer, de bizarre, de sombre et de banal, et surtout de bancal devrais-je ajouter. Je ne vois pas un autre endroit où le temps bégaie avec autant d’esprit potache et de lucidité poétique. Moi, je l’ai lu d’une traite, non pas par professionnalisme, seulement par gourmandise, j’ai de l’appétit. Je ne résiste pas au fromage de tête et à la prose d’un Bartelt sauvage aussi fascinant et précieux qu’une huppe fasciée aperçue dans mon jardin des bords de Loire au sortir de l’été dernier. Il y a, à la fois, une majesté et une incongruité, dans sa manière de raconter l’éphéméride, d’égrener le calendrier à la Prévert, de se décoller d’une triste réalité pour grimper si haut. Quel drôle d’oiseau que ce Bartelt qui recense des noms d’écrivains, qui empile des morceaux de vie et emprunte les voies vicinales sans lesquelles l’existence serait morne comme le plateau d’invités d’une chaîne d’info continue. Son almanach est essentiel à celui qui veut fuir les actualités calibrées et les sermons des 20 h 00. Y cohabitent André Dhôtel, Hervé Vilard, Orlando, Sulitzer, Marchais, Rimbaud, les coiffeurs ou Platini ! Bartelt se définit à la date du 21 janvier 1998 comme un « étudiant en programmes télé », « j’aime (les) explorer d’avance, pour saliver, pour en espérer des jouissances considérables » nous avertit-il. De toute façon, un écrivain qui débute sa notule du 4 janvier 1990 par cet aphorisme : « Les Anglais ne mangent pas de cheval. S’ils n’ont qu’une qualité, c’est celle-là », a toute mon estime intellectuelle. Plus loin, il nous apprend qu’« un baiser diminue de trois minutes, en moyenne, la durée d’une vie », ce qui lui permet d’opérer un calcul savant sur l’échange des langues et les affres de la longévité. Pierre Dac n’est pas loin. Dans un précédent article consacré à cet Ardennais volant, j’avais utilisé l’expression « de guingois ». Elle me revient en pleine face. Bartelt pratique une forme d’humour à la jonction des Branquignols et de Kafka. Il met dans le même panier son copain Claude philosophe autrement plus capé que BHL, Bernadette Soubirous, la mort de François Mitterrand et les Jeux Olympiques de Nagano. Le 8 juin 1991, deux jours après la disparition d’Antoine Blondin, Bartelt n’a pu retenir ses larmes, « jusqu’au bout, il aura préféré les somptuosités noires du naufrage aux mesquineries du ratage » écrit-il, avec un toucher de plume tendre et révolté. Je vous laisse sur cette méditation du 18 juillet 1998 : « À les entendre, la plupart des écrivains ne sont pas lisibles. Si les écrivains ne savent pas lire les livres de leurs confrères, qui les lira ? »

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Emmanuel Le Roy Ladurie, mémorialiste des paysans de France

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L'historien Emmanuel Le Roy Ladurie photographié en 1997 © ANDERSEN ULF/SIPA

Emmanuel Le Roy Ladurie fut rendu mondialement célèbre avec un ouvrage… consacré à un village : « Montaillou, village occitan ». À la manière d’un Simenon, selon notre chroniqueur, il enquêta à partir d’indices jusqu’alors ignorés de ce qu’on appelait « la Grande Histoire » ; il se pencha sur les « travaux et les jours » et devint même un pionnier de l’histoire du climat ! Cet historien vient de disparaître et nous laisse une œuvre exigeante et humble tout à la fois.


Bénis le labeur des historiens de France…

Notre passé est comme une nature vierge. Dense, mystérieux, plein de broussailles, d’ombres, parsemé de quelques clairières d’où l’on peut apercevoir la lumière d’une réalité qui perce l’obscurité ; plein d’épines aussi, notamment quand il touche aux questions politiques et mémorielles… l’historien est son exploitant. Il cherche à en tirer sa matière première, le fait historique. Il y entre avec ses outils, son art du métier et sa propre éthique. Si l’agriculteur productiviste n’est pas tout à fait le vieux paysan, les historiens diffèrent aussi dans leur technique.

Tel praticien artificialise sa surface, déconstruit des représentations, revient orgueilleusement sur des préjugés, fait table rase de la mémoire accumulée comme on défricherait une forêt touffue. Il emploie alors sa machinerie conceptuelle et reconstruit l’histoire avec le regard et l’indignation des contemporains, comme on artificialise le sol avec les moyens modernes pour répondre à la demande alimentaire du consommateur. Un autre historien construit en collaborant avec la terre : c’est pourquoi il laisse parler les acteurs passés, ne néglige pas l’épais savoir transmis et respecte le rythme du temps sans recréer une histoire ou une nature, certes plaisante, mais entièrement neuve. Rupture avec la nature, ou le passé, qu’il faut artificialiser pour les uns ; collaboration avec la terre, ou la mémoire commune, pour les autres. Le patrimoine et la déconstruction. Cultiver l’histoire ou en créer une toute neuve.

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L’historien défricheur

Historien de l’agriculture et mémorialiste des paysans de France, Emmanuel Le Roy Ladurie a su tirer le meilleur parti des deux attitudes. Il faut croire que pour ce grand défricheur de mystères, la terre et l’histoire se sont penchées sur son berceau. Issu d’une riche famille de paysans normands, son père, Jacques fut d’abord ministre de l’Agriculture sous le premier régime de Vichy avant de rejoindre rapidement la résistance. Le jeune Emmanuel aura un parcours brillant ; khâgne à Henri IV, ENS rue d’Ulm, et signera sous la direction d’Ernest Labrousse (le patronyme sent aussi la terre) une thèse d’État (ce vieux format de recherche qui n’existe plus aujourd’hui et que l’on mettait 10 ans à écrire) sur le Languedoc. L’école des Annales régnait sur l’Université et Labrousse, comme Braudel et Febvre, en étaient d’éminents représentants. Ces derniers invitaient l’histoire à changer son échelle d’appréciation du temps, à délaisser sa « couche brillante et superficielle », autrement dit les évènements claquants, les grandes batailles, les grands drames… pour apprécier les mutations techniques, économiques et sociales, sans doute plus discrètes mais plus profondes. Et ainsi donner la parole aux masses qui, au jour le jour, œuvrent aux conditions matérielles plutôt qu’aux seuls grands hommes ou aux seules élites. Ladurie s’intéresse comme Braudel à la longue durée quand il écrit une histoire du climat ; domaine brûlant d’actualité et dont il est en histoire le pionnier. Dans son ouvrage, il explique les événements révolutionnaires par des évènements météorologiques, des mauvaises récoltes… plutôt que par la fatigue des rois ou le drame d’un conflit. Ses travaux sur la paysannerie française établissent des cycles économiques et sociaux de longue durée. Panorama inestimable : il survole plusieurs siècles et régions et nous montre une campagne française pleine d’histoires et de mouvements. Elle s’alphabétise à l’époque moderne, se christianise mais affronte les curés, creuse son sillon, modifie son cadastre et ses outils. Nous voici loin de l’image d’une campagne inerte et insensible au vent de l’histoire.

L’enquêteur tous terrains

Il admettait qu’il existait chez les historiens des parachutistes, comme Michelet, cherchant à établir des grands panoramas – et son histoire de la paysannerie en est un – et des truffiers qui s’intéressent aux petites pépites et aux éléments insolites et secrets. Il a su délaisser volontiers le macrocosme social pour le microcosme villageois en écrivant le plus célèbre ouvrage d’histoire de ce genre avec Montaillou un village occitan, après qu’il a découvert sur un marché les registres inquisitoriaux de l’évêque de Pamiers, Jacques Fourier, futur pape Benoît XII. Ce Maigret de l’Inquisition sondait les reins et les cœurs des fidèles avec zèle, pour traquer en Languedoc début XIVème des restes d’hérésie cathare. Mais il regardait aussi les granges, les bottes de foin, les caves et les estives. Son témoignage prolifique dépasse les seules questions inquisitoriales et disciplinaires et abonde en détails sur les conditions matérielles d’existence, les humeurs, les joies et les peines des paysans.

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Le Roy Ladurie sera le Simenon de ce Maigret et décrira la mystérieuse condition des paysans médiévaux avec la même précision employée par l’auteur de romans policiers pour décrire la société provinciale des années 1950.

L’homme multidimensionnel

Dans une œuvre variée, atypique et inclassable, ce grand historien est aussi revenu, en fin de carrière, à la « couche brillante et superficielle de l’histoire », que dénonçaient ses maîtres des Annales, avec une lumineuse et synthétique Brève histoire de l’Ancien Régime. L’ampleur du travail lui permettait, en intellectuel reconnu, d’avancer quelques idées dépassant son champ de recherche académique, notamment dans plusieurs essais historiographiques importants comme Le territoire de l’historien. Son parcours politique n’est pas en reste. Le marxisme a fait le lit de son approche socio-économique ; il en a connu l’âge d’or rue d’Ulm et adhéré au PCF avec beaucoup de camarades comme François Furet. Il a partagé avec ce dernier ses engagements de jeunesse mais aussi son évolution : plus conservateur en fin de vie, loyal à la tradition familiale, il fait partie des rares intellectuels à avoir appelé à voter Sarkozy en 2012. En religion, s’il s’était un temps éloigné de la foi, ce fut pour mieux y revenir, jugeant cependant l’évolution de l’Église « autodestructrice », en particulier l’allégement de la liturgie et le dédain pour la religiosité populaire. Il est frappant de voir que cet homme brillant intellectuellement se refusait aux grandes considérations théologiques et comparait sa pratique à la « foi du charbonnier ». Pratique que n’aura pas démentie la réconciliation qu’il opéra entre le praticien et son objet d’étude, celle-là même qui présente finalement l’histoire comme un honnête labeur.

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À Paris, petits arrangements avec la laïcité

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Image d'illustration Unsplash

Financée par la Mairie de Paris, la Ligue de l’Enseignement administre les centres d’animation culturelle et d’éducation populaire Paris Anim’. Dans cette immense structure censée faire « rayonner la laïcité », l’islamisme a fait son nid.


En juin 2022, la région Île-de-France a suspendu sa subvention à la Ligue de l’Enseignement, après des propos «contraires aux valeurs de la laïcité et de la République » tenus par sept lycéens encadrés par cet organisme, lors d’un concours d’éloquence sur la laïcité, à Saint-Ouen[1]. Ses protégés avaient notamment déclaré que «la laïcité est le cercueil des femmes », ou encore, que« la laïcité est une forme de dictature ». Un bon point pour la Région qui a promptement réagi. Seulement, cette vénérable association est l’une des structures qui travaillent pour les centres Paris Anim’. Mais la Ville de Paris n’a pas coupé ses subventions.

Le mois dernier, l’un de nos fidèles lecteurs, passant devant le Centre Paris Anim’ Ken Saro-Wiwa, situé dans le 20e arrondissement, découvre qu’une femme en hidjab occupe le poste d’accueil (nos photos ci-dessous). Le lendemain, notre lecteur y entre pour obtenir quelques éclaircissements. Une femme voilée, à l’accueil d’un établissement culturel appartenant à la Ville de Paris, n’est-ce pas contraire au principe de laïcité? On lui répond que s’il a un problème avec le voile, ça ne regarde que lui, et que, de toute façon, la jeune femme en question n’est pas une employée du centre.

Assurer le « rayonnement » de l’idéal laïque

La Fédération de Paris de la Ligue de l’Enseignement indique, sur son site internet: « Les centres Paris Anim’ sont des structures de proximité appartenant à la Ville de Paris. Au sein de ces structures, nous mettons en œuvre un projet d’éducation populaire, développant l’accès aux loisirs, à la culture, à la citoyenneté et à la vie associative ». La capitale compte une cinquantaine de ces centres, et quelques 60 000 personnes participent à leurs activités chaque année. Créée en 1866 par le pédagogue Jean Macé, la Ligue de l’Enseignement est forte de 382 associations partenaires à Paris. En langue inclusive, elle dit « s’inspirer de l’idéal laïque et contribuer à en assurer le rayonnement », agir « pour une éducation complémentaire à l’École, le développement de la vie associative parisienne, l’accès de tou·tes à la culture, au sport et à des loisirs de qualité, la formation et la mobilisation des citoyen·nes », elle se vante toujours de son « partenariat historique avec l’école publique », lequel lui permet de rencontrer « des élèves dans les établissements pour accompagner des concours et des projets ou former des acteurs éducatifs. » À partir de 1945, elle est en effet l’un des principaux agents de l’égalitarisme, puis du pédagogisme et de l’anti-élitisme qui ont conduit à la destruction de l’École républicaine. La Ligue de l’Enseignement a été l’un des principaux agents de propagation de l’égalitarisme, donc de la catastrophe scolaire.

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Je me suis rendu dans trois centres parisiens, Mathis, Curial et Rébeval, tous situés dans le 19e arrondissement. On m’y a expliqué que les locaux appartiennent à la Ville de Paris, mais que les employés ne sont pas des agents de la Mairie. « Tous les centres sont subventionnés par la Ville, sinon on ne pourrait pas fonctionner ! », lâche une hôtesse. Affirmant être « en délégation de services publics » en tant que « salariée de la Ligue de l’Enseignement », une employée définit la Ligue de l’Enseignement comme une « association d’éducation populaire qui défend des valeurs, notamment la lutte contre les discriminations ou la laïcité.» Reste que l’argument donné à notre lecteur concernant le centre situé 63 rue de Buzenval (« ce n’est pas une employée »), manière de dire que la femme de l’accueil n’est pas soumise aux règles de laïcité, n’est pas pertinent. Si ce n’est pas une employée, que faisait une visiteuse à un poste d’accueil ? Était-ce une usagère du centre égarée, venue suivre quelque formation en informatique ? D’autant que ce n’est pas la première fois qu’on aperçoit ce hidjab à cette place. Et, même s’il s’agit d’une usagère de l’association, la Charte de la laïcité dans les services publics stipule que la laïcité s’applique autant à un agent de service public qu’à un usager. Si, pour l’agent, « le principe de laïcité lui interdit de manifester ses convictions religieuses dans l’exercice de ses fonctions », de leur côté, les usagers « ont le droit d’exprimer leurs convictions religieuses dans les limites du respect de la neutralité du service public » et « doivent s’abstenir de toute forme de prosélytisme ».

Une dérive idéologique

Nous avons contacté la Fédération parisienne de la Ligue pour savoir si ses salariés sont autorisés ou non à porter des signes religieux prosélytes. Sa réponse: « Les salarié·es sont tenus de respecter nos engagements en matière de laïcité. » Mais encore ? Nous l’avons relancée avec l’interrogation suivante, plus précise : « Peut-on occuper un poste d’accueil dans un centre Paris Anim’ tout en étant voilée ? » Toujours pas de réponse à ce jour.

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Cette situation n’est pas étonnante, quand on se penche sur l’idéologie de la Ligue. Suite à l’interdiction de l’abaya dans les écoles, elle a publié, le 6 septembre, un communiqué de presse[2] dans lequel elle « exprime son inquiétude devant les démonstrations de fermeté sélectives en matière de laïcité et de séparatisme», préférant s’attaquer à « l’enseignement privé religieux, le plus souvent catholique » qui représenterait « un instrument de sélection scolaire et sociale », déplorant une « fermeté laïque toujours réaffirmée à l’adresse des musulmans » et dénonçant la «communication qui instrumentalise les peurs et les fantasmes plutôt que de combattre les ignorances et les préjugés ».

Autre élément intéressant et révélateur, sur le site de la Fédération de Paris, une rubrique intitulée « Les sites de la Ligue », dévoile les sites internet gérés par la Ligue et – oh surprise – deux d’entre eux sont hébergés par le média d’Edwy Plenel. Le premier, « Mediapart-Laïcité », a particulièrement retenu notre attention. Il est régulièrement alimenté par Charles Conte, présenté comme chargé de mission à la Ligue de l’Enseignement. Dans ses articles, ce militant demande aux écoles privées de « jouer le jeu de la mixité scolaire », dénonce la présence du président Macron à la messe célébrée par le Pape François à Marseille, et qualifie l’interdiction de l’abaya de « vaste campagne antimusulmane ». Par honnêteté intellectuelle, mentionnons que, le 9 mai, Charles Conte a aussi publié un billet dans lequel il prenait la défense de Florence Bergeaud-Blackler, menacée de mort et placée sous protection policière après la publication de son livre Le frérisme et ses réseaux, l’enquête. La Ligue pourrait d’ailleurs à profit se pencher sur les travaux de l’anthropologue ; ils nous rappellent que le port du voile, notamment dans la jeunesse, n’est pas toujours une simple adhésion à une prescription religieuse, mais relève souvent de l’acte politique, militant, revendicatif, visant à progressivement conquérir l’espace public. On nous répliquera que ceux qui théorisent un entrisme communautaire et qui ont en tête un projet politico-religieux conscient ne sont qu’une minorité. Ce qui est probablement vrai. Cependant, de nombreux musulmans baignent en réalité déjà dans un « frérisme d’atmosphère », largement présent sur internet et les réseaux sociaux. Et l’objectif des radicaux est de faire tomber les digues les unes après les autres, pour s’emparer, par capillarité si j’ose dire, de la société. À chaque fois, on dit aux citoyens qu’il s’agit d’un simple vêtement, qu’il ne faut pas s’y attarder… mais, les reculades s’additionnent et annoncent les victoires prochaines des adversaires de la laïcité.

Vraisemblablement, la Mairie de Paris n’est pas choquée qu’on puisse être accueilli par une femme en hidjab dans ses centres Paris Anim’, elle ne l’est pas plus des dérives de l’enseignement prodigué par la Ligue qui continue d’être un partenaire de la Ville. C’est peut-être aussi ça, le fameux vivre-ensemble !


[1] https://www.lepoint.fr/politique/les-indiscrets-laicite-pecresse-tance-la-ligue-de-l-enseignement-16-06-2022-2479790_20.php

[2] https://laligue.org/articles/1024/

Melting pot américain

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Anaita Wali Zada et Jeremy Allen White, "Fremont" (2023) de Babak Jalali © JHR Films

Dans un film d’une grande douceur, un cinéaste iranien en exil nous conte la vie d’une Afghane en exil travaillant dans une fabrique de fortune cookies


Film en noir et blanc, image format carré (4/3), plans fixes, exclusivement : Fremont – le nom du bled californien proche de San Francisco fournit le titre – cumule tous les attendus du cinéma indépendant US. Fremont a d’ailleurs obtenu le Prix du Jury au Festival du cinéma américain de Deauville, cette année.

Loin des Talibans

Simple employée dans une petite fabrique de cookies tenue par une famille asiatique, Donya, 20 ans, servait de traductrice aux troupes américaines en Afghanistan ; à l’heure de la défaite, elle a eu la chance de pouvoir fuir Kaboul à temps et d’être exfiltrée aux Etats-Unis par l’armée, échappant ainsi de justesse à la vengeance des Talibans vis-à-vis des « traîtres ». « Je serais allée n’importe où, au Salvador, en France, en Espagne ! ». Depuis, elle dort mal – comme nombre de ses compatriotes traumatisés par le totalitarisme islamiste et par l’exil consécutif. Inutile de préciser que la belle Donya ne porte ni abaya, ni tchador, ni burqa, ni voile.

Anaita Wali Zada (c) JHR FILMS

Par un subterfuge, elle obtient une consultation chez un psy, son seul but étant d’obtenir du praticien une ordonnance pour des somnifères. Mais le psy consent de bonne grâce à multiplier pour elle les séances à titre grâcieux, quitte à déroger au protocole… Lisant à la jeune fille des passages de son livre favori, Croc Blanc, le roman de Jack London, il trouve lui-même son compte dans cet exercice où deux solitudes en viennent à se comprendre. Tandis que Donya, par ailleurs, se lie à l’une de ses collègues de travail, une marginale, grassouillette à piercing, qui tente elle-même de trouver l’âme sœur dans d’improbables rencontres en ligne. Chargée jusqu’alors de rédiger les petits messages prédictifs recélés dans l’emballage des cookies, la vieille mère du patron décède brusquement, la tête fichée dans son clavier d’ordinateur : le patron propose alors à Donya de la remplacer dans cette tâche. Elle s’en acquitte avec beaucoup de talent. Sur l’un de ces minuscules bouts de papiers elle a inscrit son numéro de téléphone… Opportunité d’une rencontre, au bout du chemin ?

Regard ironique et distancé

Sans mièvrerie, Fremont distille non sans malice une empathie rafraîchissante pour ses personnages (voire même indulgente pour ce qui est de l’épouse du patron, cantonaise revêche et rapiate), portant sur les illusions du « rêve américain » un regard ironique et distancé. Iranien exilé en Angleterre, Babak Jalali, dont c’est le quatrième long métrage, a su écrire, aidé de sa scénariste Carolina Cavalli, un film très cohérent sur le plan formel, mais surtout marqué du sceau de la bienveillance – chose assez rare dans le cinéma, en 2023. Par les temps qui courent, cette douceur est bonne à prendre.

Fremont. Film de Babak Jalali. Etats-Unis, noir et blanc, 2023. Durée : 1h31. En salles le 6 décembre 2023.