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Splendeur et misérabilisme de l’humain

Jimmy Nelson nous parle de nous...


Splendeur et misérabilisme de l’humain
Jimmy Nelson, Himba, Hartmann Valley Serra Cafema, Namibia, 2011. © Jimmy Nelson B.V

Au prétexte de montrer des portraits, deux expositions parisiennes prêchent l’habituel discours culpabilisateur envers les Européens et l’art occidental. Le salut se trouve à Milan, où, loin de toute victimisation, le photographe Jimmy Nelson nous éblouit par les grâces et les beautés des peuples d’ailleurs.


Le peintre américano-africain Kehinde Wiley (né en 1977 à Los Angeles), mondialement connu pour son portrait de Barack Obama (2018), a tout pour plaire à nos milieux vaguement culturels. Artiste hyperréaliste de talent, fin théoricien de ses productions, grand connaisseur de l’histoire de l’art occidental et interprète iconoclaste de nos chefs-d’œuvre à la lumière de la très spécifique question noire américaine : rien ne flatte tant l’intelligentsia française que de voir réinterprétée, relue et adaptée à des sensibilités d’importation, une culture commune qu’elle juge toujours plus urgent de transposer, car toujours plus inutile de transmettre. Après le musée d’Orsay, lequel s’était réjoui, l’an dernier, de pouvoir rompre son « continuum de sculptures académiques du XIXesiècle » (Christophe Leribault, président des musées d’Orsay et de l’Orangerie) avec, entre autres, une « lecture contemporaine » de la Femme piquée par un serpent d’Auguste Clésinger, c’est au tour du musée du quai Branly-Jacques Chirac d’accueillir Kehinde Wiley.

Jimmy Nelson, Kazakhe, province de Bayan-Ölgii, Mongolie, 2017. ©Jimmy Nelson B.V

Mais contrairement à ce qui plaît en général chez cet artiste, à savoir le questionnement de nos stéréotypes (alias nos représentations du monde au fil du temps), la série inédite de portraits de chefs d’État africains de l’exposition « Dédale du pouvoir » risque de ne pas être du goût de ceux qui attendent de l’inversion systématique de nos codes culturels des pâmoisons non négociables. Tant que la Femme piquée par un serpent du musée d’Orsay était réinvestie en jeune homme noir avec tee-shirt Louis Vuitton et sweat à capuche, tant que la Judith et Holopherne du Caravage ou d’Artemisia Gentileschi offrait le spectacle d’une femme noire décapitant une femme blanche et tant que les jeunes rappeurs de Harlem étaient transfigurés en saints auréolés par-dessus leur casquette, tout était à sa place : les invisibilisés de l’histoire, les rapports de domination culturelle, la question raciale. En revanche, des portraits en majesté de chefs d’État africains que Kehinde Wiley fait poser à la manière d’aristocrates occidentaux des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles : rien ne va plus. Les mêmes qui s’extasient devant la réappropriation de l’art occidental lorsqu’il s’agit de mettre un Afro-Américain en baskets Timberland à la place du Napoléon de Jacques-Louis David prennent un air pincé devant des dirigeants africains en costume-cravate, souliers à semelle de cuir, fauteuils, soieries et tentures. Des chefs d’État qui ont pourtant si bien réinterprété, relu et adapté notre vision étriquée de la démocratie.

La démarche de Kehinde Wiley est la même dans les deux cas : inscrire des corps non conformes parce que non blancs dans l’histoire du portrait occidental et réfléchir au lien entre représentation et pouvoir, à la manière du philosophe Louis Marin dans son Portrait du roi (1981) – la représentation comme substitution et comme intensification de la présence, l’idée que le roi n’est vraiment roi que dans les images qui le donnent à voir, etc. Pourquoi les chefs d’֤État africains n’auraient-ils pas droit, eux aussi, à de belles poses incarnant le prestige, la splendeur et la dignité, tout comme les rappeurs de Harlem ? « Je n’ai pas soumis mes interlocuteurs à un test de moralité pour faire partie de ce projet.[…] Ce projet ne consiste pas à récompenser des comportements » : la façon dont Kehinde Wiley perd, dans le dédale du mea culpa historico-culturel à géométrie variable, ceux qui veulent bien brader leur culture mais à certaines conditions, est un plaisir à ne pas bouder.

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Contrairement au projet du célèbre portraitiste américain, celui du Centre Pompidou est plutôt à son aise avec l’idée de « test de moralité » et de« récompense des comportements ». L’exposition « Corps à corps : histoire(s) de la photographie », qui réunit quelque 500 clichés issus de la collection du Musée national d’art moderne (Mnam) et de celle du producteur Marin Karmitz, nous rappelle en effet à certaines convenances en matière de portraits et de regard porté sur la figure humaine. Affectant de n’être pas chronologique (tellement plus libre) et de n’être thématique qu’à la Prévert (tellement plus évocateur), cet événement se veut humblement le contre-pied de« The Family of Man » – la célèbre exposition de photographies organisée par Edward Steichen pour le Musée d’art moderne de New York en 1955, accusée ici de toutes les tares : « célébration de la famille nucléaire bourgeoise », « écrasante majorité de photographes masculins […] d’ailleurs quasiment exclusivement européens et américains », diffusion « d’une conception durable de la photographie “humaniste”, soit cette photographie d’après 1945 visant à célébrer positivement (sic) l’humanité sous toutes ses formes ».

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Grâce au Centre Pompidou, la famille « célébrée positivement » en 2023 est celle de l’Amérique désenchantée des années 1950-1960, des populations ouvrières et immigrées précaires, des noyées de la Seine, des aveugles, des orphelins, des étudiants « pourchassés par des CRS », des travestis de Santiago du Chili, des androgynes, transgenres et non binaires à « l’identité trouble », des Roms et autres sans-papiers photographiés « en contrepoint de la conception juridique de l’identité », bref toute une grouillante humanité de marginaux foucaldiens agonisant entre précarité sociale et déréliction individuelle. Sur les 40 000 tirages que compte le Mnam n’a donc été retenue, pour illustrer l’histoire du médium, qu’une poignée d’images sans joies minuscules ni bonheurs éphémères : aucun sourire, aucun regard complice, aucune tendresse, aucun baiser. Une humanité déchue, grimaçante, défaite, fière de sa fragilité, et qui brandit comme dernier sauf-conduit son droit à sortir de l’invisibilité, confondu avec le droit à l’existence. Mis à part le visage d’Ingrid Bergman par Douglas Gordon (Gordon Parks ?), celui de Nusch Éluard par Dora Maar ou celui, très Renaissance, de La Femme de Nat Gutman par Roman Vishniac, rien que des « spectres », pour reprendre le titre du dernier volet de ce sinistre défilé. Inutile d’y chercher l’« odeur d’enfance » ou la « noblesse des scènes quotidiennes » si chères, par exemple, au photographe Willy Ronis (Ce jour-là, 2006) qui, comme d’autres artistes, sut saisir la belle délicatesse de l’ouvrière renouant son fil cassé, la tête d’une fillette doucement inclinée vers la bicyclette que son père ne pourra pas lui offrir, la grâce des bohémiennes à leurs miroirs, le visage de la vie retrouvée après la guerre et le regard troublant de la mort. « Une photo n’est pas un parpaing avec lequel on peut construire n’importe quoi », disait Willy Ronis. Visiblement, si.

L’exposition « Kehinde Wiley : dédale du pouvoir », au musée du quai Branly-Jacques Chirac.©Kehinde Wiley/Quai Branly

Et pourtant. La beauté des corps et le je-ne-sais-quoi des âmes, l’intensité des regards et le sillon des sourires intéressent encore certains artistes et certains musées. Récemment confrontés à un flot d’images inimaginables célébrant la haine de l’humanité réduite à l’unique forme de la barbarie, il est possible que nous n’ayons que peu envie d’aller voir ni les portraits de Kehinde Wiley, ni ceux de Beaubourg. On se perd dans les uns ; on ne se retrouve pas dans les autres. Le photographe Jimmy Nelson (1967, Royaume-Uni), à travers Humanity, sa nouvelle série de photographies de nomades actuellement exposée au Palazzo Reale de Milan (Italie) et promise à une itinérance mondiale, nous ramène, lui, au cœur de la beauté humaine, des paysages qui la font émerger et de ceux qu’elle dessine en retour. Sans nous faire la morale, ce qui est suffisamment inédit dans le monde de l’art contemporain pour être souligné, et à rebours des clichés misérabilistes qui se plaisent à faire des populations indigènes les éternelles victimes du colonialisme, du capitalisme et de l’Anthropocène, Jimmy Nelson nous parle de nous, sans citer ni Michel Foucault ni Roland Barthes. Masaïs du Serengeti, Wodaabe du Tchad, Daasanechs d’Éthiopie, Brokpas du Cachemire, Inuits du Canada, Kazakhs de Mongolie, Bardi d’Australie, Himbas de Namibie, Maoris de Nouvelle-Zélande, Nénètses de Sibérie…Ces hommes, ces femmes et ces enfants, couverts de perles, de peintures, de fourrures ou de fleurs, vêtus de tissus aux couleurs véritables, magnifiés par leur propre culture, ont des regards qui nous parlent. Aux identités vulnérables, liquides, vacillantes, invisibilisées, remises en question et en cause, aux errances en tous genres que nous sommes censés adopter comme les nouveaux canons d’une humanité (occidentale) honteuse d’elle-même et fière de l’être, ces visages nous rappellent à la fermeté de nos vies, à la grandeur d’un geste, à l’équilibre d’un corps, au calme profond des yeux posés sur les choses. Une belle version de The Family of Man, en 2023.

À voir

« Humanity », au Palazzo Reale de Milan (Italie), jusqu’au 21 janvier 2024.

Ou pas

« Corps à corps : histoire(s) de la photographie », Centre Pompidou, jusqu’au 25 mars 2024.

« Dédale du pouvoir », de Kehinde Wiley, Musée du quai Branly-Jacques Chirac, jusqu’au 14 janvier 2024.

Novembre 2023 – Causeur #117

Article extrait du Magazine Causeur




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Georgia Ray est normalienne et professeur (sans -e).

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