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La «guerre tiède»

Dans son nouvel essai, Bruno Tertrais dépeint un ordre géopolitique mondial non plus soumis à l’idéologie et à l’économie mais au ressentiment et aux passions identitaires. Cette division entre Occidentaux et néo-impérialistes ouvre la voie à un conflit long, et plus ou moins larvé.


Ne lui parlez pas d’« alliances », d’« axes » ou de « camps ». Pour le directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, voici venu le temps des « familles ». À ma gauche, la famille « occidentale libérale », avec l’oncle Sam en chef de clan et une soixantaine d’États partageant ses valeurs. À ma droite, la famille « eurasiatique autoritaire », qui s’étend du Bosphore au détroit de Béring, et dont la Chine est le membre le plus éminent. Deux groupes de pays où l’on est pas toujours uni, pas toujours solidaire, pas toujours d’accord. Comme dans toutes les familles… Seulement, si l’on veut comprendre ce qui se joue en Ukraine, en Arménie ou en Israël, il faut apprendre à les connaître. À l’appui des auteurs les plus solides (Raymond Aron, Alexandre Soljenitsyne, Pierre Hassner) mais aussi de références savoureuses à la pop culture (Friends, Games of Thrones, Star Wars), Tertrais distribue les bons et les mauvais points. S’il veut bien reconnaître les torts du monde libre, il accable davantage les leaders des puissances émergentes, les Xi, Poutine, Erdogan et autres Raïssi, qui usent et abusent du révisionnisme historique, du fanatisme religieux et de l’intoxication numérique. De quoi redonner toute sa pertinence à cet aphorisme prononcé par Arthur Koestler en 1943 (alors qu’il travaillait à la BBC), et cité par Tertrais dans sa conclusion : « Nous nous battons contre un mensonge absolu au nom d’une demi-vérité. »


Causeur. Pourquoi ne pas avoir appelé votre ouvrage « La Guerre des civilisations » ?

Bruno Tertrais. Parce que le titre avait déjà été pris par Samuel Huntington en 1996 ! Plus sérieusement, dans mon livre j’essaie de montrer que les tensions et les conflits en cours sur la planète ont une dimension de plus en plus identitaire, en particulier sous la pression de la Russie, de la Turquie, de l’Iran et de la Chine, ces quatre « néo-empires » qui prétendent se défendre contre la prétendue hégémonie occidentale. Mais l’identité ne se résume pas à la « civilisation ».

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Vous reconnaissez tout de même que certaines guerres récentes ou actuelles ont bel et bien un aspect civilisationnel…

Il y a indubitablement quelque chose de cet ordre à l’œuvre en Ukraine, en Arménie et en Israël, qui sont d’ailleurs autant de contrées où résonne la mémoire d’un génocide passé. J’ajoute que l’hypothèse d’un conflit entre la Chine et les États-Unis fait aussi apparaître une dimension civilisationnelle. On peut certes décrire cette opposition comme une rivalité classique entre très grandes puissances, mais ce serait omettre que, pour la première fois à l’époque moderne, ce sont deux États appartenant à des civilisations différentes qui se disputent le leadership mondial – c’est en tout cas la manière dont cela est décrit à Washington et à Pékin. Méfions-nous cependant des idées trop simples. Dans Le Choc des civilisations, qui est un excellent livre dont je recommande par ailleurs la lecture, Huntington élabore des analyses souvent excessives. Sa division du monde en aires civilisationnelles est contestable dans son principe et dans son tracé. Et lorsqu’il écrit que « les frontières de l’islam sont sanglantes », reprenant d’ailleurs une idée du néoconservateur Bernard Lewis, sa formule recouvre une certaine réalité, mais au prix de raccourcis dont il faut se méfier. Sans quoi on en vient à encourager des outrances comme celles du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan qui, voilà un mois, n’a pas hésité à parler publiquement d’affrontement « entre la Croix et le Croissant ».

Pourquoi est-ce une outrance ?

Au Proche-Orient comme dans le Caucase, on n’a pas vu se former une coalition armée d’États islamiques contre les démocraties occidentales. Et on ne voit pas davantage intervenir une coalition de pays judéo-chrétiens ! Bref, nous n’allons pas revivre la bataille de Lépante, cet affrontement décisif entre la Sainte Ligue catholique et l’Empire ottoman en 1571. Même si évidemment, lorsqu’on regarde les conflits dans cette région du monde, la référence religieuse s’impose à tous ou presque. Y compris en Ukraine, où le schisme de l’Église orthodoxe, qui vient de se dégager de la tutelle russe pour devenir autocéphale, est un événement historique. Moscou, Téhéran et Ankara manipulent par ailleurs le référentiel religieux au bénéfice de leurs ambitions.

Certains observateurs parlent carrément d’une polarisation entre l’Occident et le Sud global. Qu’en pensez-vous ?

J’évite d’employer le concept fourre-tout et à connotation idéologique de « Sud global », qui est issu des études décoloniales… Ce « Sud » n’a aucune homogénéité, il est un espace plus qu’un objet. Les pays qui le composent sont loin de toujours voter de la même façon aux Nations unies. La situation est donc très différente de celle qui prévalait durant la guerre froide, quand il y avait une véritable logique de bloc contre bloc et où le « tiers-monde » était plus cohérent.

Depuis le 7 octobre, on a quand même l’impression que beaucoup de pays ex-soviétiques et ex-non-alignés affichent une même hostilité envers les pays riches…

Vous noterez toutefois que leur position n’est pas exactement la même dans le dossier ukrainien et sur Gaza. Une disparité qui conforte ma grille de lecture selon laquelle nous ne vivons pas un choc de civilisations, mais peut-être plutôt une « guerre contre la civilisation »… Cela dit, je conviens volontiers que les événements du 7 octobre, qui se sont produits juste après la parution de mon livre, amènent une question : la « famille occidentale » et la « famille autoritaire », qui fonctionnent jusqu’ici dans le concert des nations en ordre plutôt dispersé, ne risquent-elles pas de se cristalliser et de devenir des blocs ? J’ai plusieurs raisons de penser que cela n’arrivera pas : par exemple, le fait que la Turquie et les États-Unis n’ont pas l’intention de rompre ; ou bien qu’Israël reste disposé, pour assurer sa sécurité, à tisser des partenariats « contre nature », comme avec l’Azerbaïdjan ; ou encore que l’Inde, pour l’heure, ne souhaite nullement s’aligner sur Washington.

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Depuis le début de cet entretien, nous n’avons pas parlé d’Europe. Ce n’est sans doute pas un hasard. Notre continent n’est-il pas condamné à subir en toute impuissance les événements géopolitiques ?

L’Europe a effectivement encore du mal à prendre des positions communes sur les questions géostratégiques, le conflit entre Israël et le Hamas l’a encore illustré. Cela dit, on doit quand même constater que ses dirigeants, aussi bien à Bruxelles que dans les grandes capitales, se sont déniaisés ces dernières années, et comprennent enfin combien le monde vit au gré des rapports de forces et pas seulement du doux commerce et des pieuses intentions. Notez que l’Europe se structure aussi désormais en dehors de l’Union. Les Britanniques ont ainsi adhéré à la CPE, la Communauté politique européenne créée l’an dernier à l’initiative d’Emmanuel Macron et qui semblait vouée à l’échec puisqu’elle reposait sur de vagues idées et n’avait fait l’objet d’aucun travail préparatoire avec les autres chancelleries. Longtemps les élites européennes ont pensé qu’il fallait absolument s’arrimer à la Russie. Cette candeur n’est plus de mise. À présent, la priorité est l’attelage avec le Royaume-Uni et l’Ukraine. Soit la grande Europe sans la Russie…

Pour le moment, la CPE n’a aucun poids diplomatique…

Ce n’est qu’une structure de coopération légère. Le plus important, c’est que les mentalités sont en train de changer en Europe. L’Union s’est construite depuis les années 1950 avec la certitude que l’interdépendance serait la clé de la paix, et se voyait même comme un modèle en la matière pour le reste du monde. Plus personne n’est aussi naïf à présent, y compris en Allemagne, où l’on constate que les trois piliers de la politique internationale du pays sont ébranlés.

Quels sont ces trois piliers ?

L’Allemagne pariait sur l’interdépendance énergétique avec la Russie, l’interdépendance commerciale avec la Chine et l’interdépendance sécuritaire avec les États-Unis. L’invasion de l’Ukraine, le raidissement chinois et la perspective des élections américaines de 2024 sont en train de montrer que ce pari était plus que risqué.

Même avec les Etats-Unis ?

Je reviens d’un déplacement à Washington et je dois dire que ce que j’ai entendu là-bas est assez préoccupant. Si Donald Trump gagne l’an prochain, le scénario sera très différent de son premier mandat. L’équipe du candidat républicain n’a rien à voir avec celle de 2016. Contrairement à la dernière fois, on a peu de chance de trouver des éléments modérés dans une éventuelle administration Trump 2, mais uniquement des idéologues revanchistes. En janvier 2017, c’est un Donald Trump instinctif et pragmatique qui était rentré à la Maison-Blanche, élu par surprise et sans programme. En 2025, ce pourrait bien être l’artisan résolu d’une véritable contre-révolution américaine. Avec, pour nous, le risque que les États-Unis sortent de l’OTAN. Ce qui validerait le récit français d’une Amérique s’éloignant de l’Europe, mais risquerait de faire entrer notre continent tout entier dans une zone de fortes turbulences.

22e sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) à Samarcande, Ouzbékistan, 16 septembre 2022. Comme la « famille occidentale », le « famille autoritaire » fonctionne en ordre plutôt dispersé dans le concert des nations. © Sergei Bobylev/TASS/Sipa

Il faut donc souhaiter la victoire de Joe Biden ?

Sa présidence s’avère assez exceptionnelle, aussi bien au plan intérieur, grâce au succès de l’Inflation Reduction Act, qu’en politique étrangère, avec son soutien à l’Ukraine et à Israël et sa vigilance sur la Chine. Au fond, les Américains sont dans une situation qui fait penser au second tour Macron-Le Pen en 2022 : ils ne veulent pas d’un duel Trump-Biden et pourtant ils l’auront ! Reste à savoir s’ils choisiront le plus sage des deux candidats.

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Donald Trump est-il si dangereux ? Ne prétend-il pas pouvoir mettre fin à la guerre en Ukraine en vingt-quatre heures en obligeant les belligérants à négocier ?

Il faut le créditer d’une chose, et d’une chose seulement : sa contribution aux accords d’Abraham. Mais accorder trop d’importance à ses rodomontades sur l’Ukraine serait une erreur. D’une part, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a démontré qu’il était résolu à se battre coûte que coûte. D’autre part, le président russe Vladimir Poutine a, lui, tout intérêt à entretenir la guerre, puisque c’est ainsi qu’il peut maintenir son régime despotique.

À moins que ledit régime s’effondre…

C’est une perspective envisageable, mais gardons-nous de penser orgueilleusement que c’est nous, Occidentaux, qui tenons en mains les clés de l’avenir russe. Si la Russie devait imploser, ce serait suite à une chute de Poutine provoquée en interne. Dans cette hypothèse, on se retrouverait dans un cas déjà rencontré en 1990, obligeant les autres grandes puissances à veiller à ce que le pays ne sombre pas dans le chaos. Avec sa voix au Conseil de sécurité à l’ONU, et surtout son arsenal nucléaire, la Russie doit demeurer un édifice stable et cohérent, c’est de notre intérêt. Tout le monde en est d’accord du reste, non seulement dans le monde libre… mais aussi à Pékin, où l’on aimerait bien, en schématisant, que la Russie soit le Canada de la Chine, pas son Mexique !

La Chine est-elle un pays si raisonnable ? La tentation d’envahir Taïwan ne la démange-t-elle pas ?

Vous avez raison, le président chinois Xi Jinping voit Taïwan s’éloigner de la Chine comme l’Ukraine s’éloigne de la Russie, ce qui est insupportable pour lui. Et il a le sentiment d’être en position de force par rapport aux États-Unis : son pays est plus stable politiquement, moins exposé militairement et toujours prometteur économiquement. Mais il ne « fera tapis » que s’il est certain de réussir son coup. Donc ce n’est pas à mon sens pour demain. Ce que je nomme la « guerre des mondes » sera sans doute longue et rappelle en cela la rivalité entre Rome et la Perse à la fin de l’Antiquité et au début du Moyen Âge. Mais elle a de grandes chances de rester une « guerre tiède ».

La Guerre des mondes, L’Observatoire, 2023.

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Point rouge en bonus

Hier, le socialiste belge Elio Di Rupo donnait une conférence à l’université de Mons, et présentait l’état d’avancement du plan de relance de la Wallonie. Par email, les étudiants ont été informés qu’ils obtiendraient un point bonus à leur examen s’ils y participaient.


Riche d’une terre fertile, de son sous-sol grouillant de charbon et de métaux, la Wallonie fut longtemps une des régions les plus riches et les plus convoitées d’Europe, s’alliant aux Rois de France, aux Ducs de Bourgogne ou au Saint-Empire. Elle héberge toujours deux capitales du royaume franc, Tournai et Charleroi, et deux lieux de cuisantes défaites françaises, Ramillies et Waterloo. Elle abrite également deux universités de renommée internationale, Liège et Louvain-la-Neuve.

La belle histoire du bourgmestre de Mons

Hélas, cette bonne fortune qui la faisait resplendir ne pouvait pas durer toujours et la seconde moitié du XXe siècle vit sa brillante économie, principalement basée sur les aciéries, entamer son déclin. C’est alors que le Parti Socialiste wallon prit son envol sur les terrils abandonnés et les friches industrielles. Parmi les jeunes étalons de son écurie, le PS biberonnait un jeune homme d’origine italienne au sourire indéboulonnable. Et pas que le sourire, d’ailleurs, l’avenir montrera que le bonhomme entier était tout autant indéboulonnable. Tour-à-tour ministre fédéral, ministre régional, Premier ministre, président du parti ou ministre-président de la Région wallonne, Elio Di Rupo faisait partie du décor belge au même titre que les Polders ou l’Atomium.

Mais la route des élus socialistes wallons est émaillée de scandales[1] dont je vous épargne les détails.

A lire aussi, du même auteur: Hamas: pour la gauche belge, il faut avant toute chose «contextualiser»

Parfois éclaboussé, l’empapillonné Di Rupo s’en tirait toujours par l’un ou l’autre discours affirmant son dégoût de la corruption et sa mâle intention d’en finir avec ces viles pratiques. Et son électorat d’allocataires et d’obligés le ramenait sans cesse à la surface. Mais peu-à-peu, les aficionados du PS se sont lassés, particulièrement dans la jeune génération qui ne croit plus trop aux nombreux « plans de relance économique de la Wallonie » qu’il aligne depuis des lustres.

Mais Di Rupo détient un joker. Il est aussi bourgmestre de Mons, petite ville proche de la frontière française, où il bâtit depuis des années et à grand renfort d’argent public une gare pharaonique. Et surtout où il a implanté une université, vivier potentiel de jeunes électeurs, l’UMons. Et c’est précisément à l’UMons que le dernier scandale en date est apparu. Du moins le dernier au moment d’écrire ces lignes !

Guillaume Vermeylen ne voit pas le problème

Un obscur chargé de cours, Guillaume Vermeylen, y a promis un point bonus (5% de la note globale) aux élèves qui assisteraient à une conférence donnée par l’inoxydable Elio Di Rupo. Interrogé par la presse, il affirme ne pas voir où est le problème.

Une épidémie de rhume règne pourtant en ce moment, et assister à une conférence ne risque-t-il pas de mettre en danger Papy et Mamy comme au bon vieux temps du corona ? Alors imaginons une méthode alternative : les élèves qui prennent leur carte au PS, et cela, ça peut se faire par Internet, auront droit à un point bonus à l’examen.

Bon, évidemment, ça donnera une salle vide lors de la conférence de Di Rupo, mais on ne badine pas avec la santé !


[1] Affaire des horodateurs à Liège (1987)
Affaire Agusta-Dassault (1993)
Affaire Richard Carlier (1994)
Affaire UNIOP-INUSOP (1996)
Affaire Sotegec (2005)
Affaires judiciaires carolorégiennes (2005-2007)
Affaire Intradel-Inova (2008)
Dossier Stéphane Moreau (2008)
Affaire Daerden (2010)
Affaire Publifin (2016)
Affaire Publipart (2017)
Affaire du Samusocial (2017)
Affaire du Greffier (2022)
Qatargate (PS) (en cours)

Ces otages qui ne sont pas nos hôtes

Georges-Elia Sarfati dénonce l’indifférence du monde politico-médiatique à l’égard des otages franco-israéliens aux mains du Hamas depuis le 7 octobre. Le philosophe et psychanalyste condamne l’effacement de ces hommes, femmes et enfants aux yeux de l’opinion publique.


Dernière minute ! L’armée israélienne a annoncé ce vendredi matin avoir récupéré dans la bande de Gaza la dépouille d’Elya Toledano, 28 ans. Le corps du Franco-Israélien, qui avait été fait otage par le Hamas lors de son attaque sanglante du 7 octobre alors qu’il participait au festival de musique en plein air de Réïm, a été ramené en Israël •

Les mœurs politiques, morales et médiatiques d’une génération ne sont pas forcément égales à elles-mêmes. Une autre ère peut démentir ce que fut l’attitude d’un gouvernement, et d’un peuple, à l’égard des enjeux de son temps. Au début des années 80, l’Europe existait déjà. Mais voilà que les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023, dans plusieurs localités du Sud d’Israël, ont révélé au monde que le monde ne se soutenait plus des mêmes exigences. Qui s’est informé du passé récent, ou qui a connu ce moment, se souvient de ce que fut à l’unisson l’attitude de la France, et la constance de ses citoyens, à cultiver la présence en leur absence des otages français du Liban : les diplomates Marcel Fontaine et Marcel Carton, le journaliste Jean-Paul Kaufmann et le sociologue Michel Seurat. Je ne me souviens pas qu’alors il y eût de campagnes d’affichage en rappel de leur sort. Mais à tout le moins, je me souviens qu’à partir du mois de mars 1986, la chaîne de télévision Antenne 2, ouvrit quotidiennement son journal par l’évocation des noms des otages, photos à l’appui. Les journalistes martelaient, en une litanie qui avait fini par se graver dans la mémoire française, le décompte de leurs jours passés en captivité. La configuration politique d’alors était, sur le plan international, à peine différente de celle que nous connaissons aujourd’hui au Proche-Orient : « les otages français du Liban », comme tout le monde avait fini par les appeler, avaient été enlevés par le Hezbollah, ils étaient détenus par la même milice shiite, supplétive de l’Iran des Mollahs. Qu’ils n’aient pas été abandonnés à leur sort, ni voués aux abysses de l’oubli a sans doute été pour beaucoup dans le dénouement tendanciellement positif de cette affaire. La situation des otages français avait été assumée avec la dignité d’une véritable cause nationale, et l’information nationale nous les avait rendus proches, en nous inculquant le sentiment que le calvaire qu’ils enduraient nous concernait aussi. La campagne médiatique, régulière et quotidienne, menée en faveur de nos concitoyens, fut sans faille, et dura plus de deux années consécutives, jour après jour, jusqu’à leur libération en mai 1988 – à l’exception de M. Seurat, mort en captivité.

Indifférence

Cela concernait le Liban et le Hezbollah, et non pas Israël et le Hamas, et les otages d’alors, bien que très peu nombreux, en comparaison du nombre d’otages saisis en 2023 par le Hamas, sur le territoire souverain d’Israël, étaient exclusivement des citoyens français, sans qu’aucun fût de confession juive. Une question surgit alors : la qualité des otages est-elle pour quelque chose dans la différence de traitement médiatique et politique que la France et son gouvernement infligent aux otages du Hamas ? Je pense ne pas être le seul à m’être étonné, puis à m’indigner de l’indifférence entretenue à leur endroit depuis les massacres et les exactions du 7 octobre. La trêve qui a permis l’échange d’une centaine d’entre eux contre des délinquants palestiniens, détenus en Israël, a apporté une nouvelle démonstration sur la nature inconciliable de l’islamo-sadisme : surtout ne pas réunir les familles, calculer la sortie de certains enfants et de certains adultes, se débarrasser des étrangers pour complaire aux nations (non juifs et non israéliens), et retenir les femmes adultes et les hommes susceptibles de porter les armes, isolant ainsi davantage Israël sur la « scène » internationale.

Kfar Saba, Israël, 12 novembre 2023 © Ariel Schalit/AP/SIPA

N’était l’activité inlassable du Collectif du 7 Octobre, jamais la rue française n’aurait eu connaissance des visages, ni des noms des otages retenus par le Hamas. Les esprits, en principe formés dans le giron culturel des Lumières et de la défense de la dignité humaine, seraient enclins à penser qu’il faut défendre les victimes pures, et ne pas abdiquer l’exercice du jugement critique, même à bonne distance. Le principe du devoir de mémoire aurait pu s’affirmer dans cette situation limite, sans que son usage ne coïncide pour une fois avec la seule considération d’une mémoire endeuillée. Le devoir de mémoire pourrait s’ériger en faux contre la continuation du terrorisme, simplement au nom de la défense des droits humains, si chéris des Occidentaux. Mais non, cette seule et simple possibilité éthique est demeurée lettre morte.

Perversion

Au contraire, depuis le 7 octobre 2023, les medias publics français ont accoutumé la population française à l’indifférence ; pis, ils l’ont éduquée à l’oubli, et lorsque ces mêmes otages sont évoqués – surtout lorsqu’ils l’ont été pour les besoins de la mise en scène voulue par des terroristes passés maîtres dans l’art de subvertir les codes moraux, les médias ont tout fait pour éviter d’humaniser ceux qui sont restés captifs, au prétexte qu’Israël en guerre existentielle contre une organisation génocidaire n’entend pas obéir à l’injonction planétaire de faire cesser le feu.

Une forme de suspicion s’est même insinuée à l’endroit de la minorité des otages franco-israéliens. « On » a d’abord retenu qu’ils étaient d’abord Israéliens et juifs, puis incidemment Français. Cette seule singularité a suffi à nous les rendre lointains et abstraits, parce qu’étrangers. Ces otages ne sont pas nos hôtes, au contraire des « otages français du Liban », qui naguère étaient nos convives quotidiens. À partir de cette prémisse fortement intériorisée, à partir de ce présupposé très généralement partagé, « on » s’est fait à l’idée qu’à cause de la contre-offensive d’Israël, ces otages au statut hybride, pouvaient bien être livrés au bon plaisir du Hamas. Ces otages qui ne sont pas nos hôtes, mais qui auraient pu l’être, notamment sur simple décision de la présidence française, peuvent bien rejoindre sans que cela n’émeuve le moins du monde, le nombre des victimes collatérales d’une guerre dont « on » a aussi oublié les principales raisons. Dans chaque quartier de Paris, j’ai reconnu les affiches soulignant le drame constant des otages au fait qu’elles étaient d’abord placardées sur la devanture de commerces casher. Dans chaque quartier de Paris, j’ai aussi reconnu à leur déchirure ces affiches arrachées par des mains haineuses et résolues à défigurer l’image de leur présence. Et dans les deux cas, j’ai constamment reconnu l’effet du raptus antisémite. Ce sont des figures d’enfant, de femmes, d’hommes arrachés à leur vie quotidienne, parce qu’ils sont citoyens du seul État à caractère juif de la planète Terre. Le droit international, la condition féminine, les droits de l’enfant, ne sont-ils donc que les slogans d’un certain militantisme, ou les fétiches d’un discours politique irréversiblement perverti ? Ainsi va la volatilité de la mémoire, ainsi va encore la fragilité de nos cadres éthiques et juridiques, si facilement mis à mal devant la première épreuve. Toute rectitude citoyenne se serait-elle évaporée ?

Un peuple peut en cacher un autre

L’attaque de Crépol est la version rurale de l’offensive anti-occidentale menée ailleurs en France, en Europe, comme en Israël. Certains y voient une guerre de civilisations. Mais les civilisations n’ont pas de numéro de téléphone, ni d’armée. Quel que soit le nom qu’on lui donne, comme l’avait prédit Gérard Collomb un face-à-face s’esquisse entre les deux peuples qui coexistent sur notre sol.


On dira que ça n’a rien à voir. Qu’il faut avoir un esprit tordu (également dit d’extrême droite) pour tirer un trait entre le 7 octobre et le bal tragique de Crépol le 18 novembre. Comment peut-on comparer le pogrom antijuif commis par le Hamas au sud d’Israël et le meurtre d’un adolescent, poignardé un soir de fête au village ? Les deux événements sont assurément sans commune mesure. Mais peut-être pas sans rapport. Peut-être que le drame de Crépol fait partie de la version locale d’un affrontement plus large qui se joue sur plusieurs fronts –Proche-Orient, Europe, Amérique – et sous plusieurs formes – terrorisme, séparatisme, guerre.

Quant à savoir si le syntagme « guerre de (ou des ?) civilisations » est ou non une grille de lecture pertinente du monde, chacun se fera une idée en puisant dans les vastes réflexions d’Éric Zemmour et de Michel Onfray, largement convergentes sur ce point. Ce dernier observe ironiquement qu’on accuse généralement les tenants du diagnostic d’encourager la maladie, comme si le mot guerre avait le pouvoir maléfique de créer la chose.

Quelles que soient ses vertus descriptives, le concept n’est guère opératoire, pour la bonne raison que les civilisations n’ont pas de numéro de téléphone. Elles n’ont pas d’armée ni de police, elles n’ont pas de lois écrites ni de frontières. Et pour finir, elles n’ont pas de chef suprême ni de Politburo. Aussi discréditées et empêchées soient-elles, les nations ont encore les premiers rôles dans l’histoire. Quand elles s’allient comme elles l’ont fait contre l’État islamique, les nobles combats pour les valeurs et les libertés se conjuguent toujours à des intérêts stratégiques plus ou moins compris – les Occidentaux étant passés maîtres ces dernières décennies dans l’art de se tirer des balles dans le pied. Si les Américains aident Israël, ce n’est pas par amour des juifs (heureusement, parce que l’ambiance sur les campus outre-Atlantique suggère qu’il n’est pas très tendance). Il se peut que des nations culturellement proches aient plus de facilité à coopérer. Elles en ont tout autant à se faire la guerre.

Anti-Juifs, anti-Blancs…

Nonobstant ces réjouissantes querelles conceptuelles, la France des bistrots ne s’empaille pas pour savoir si Huntington a gagné contre Fukuyama. Mais elle sait que trois points, ça fait une ligne. Elle n’a pas besoin de lire les maîtres-penseurs du djihad pour comprendre qu’à Gaza et Arras, Malmö et Bruxelles, Marseille et Magnanville, c’est la même idéologie qui tue ou terrorise, le même vent mauvais qui souffle, diffusé par les prédicateurs numériques qui sont autant de sergents-recruteurs, la même volonté de tuer des juifs et des kouffars, tout en s’arrogeant le contrôle de la communauté. À Paris, l’islamo-gauche, rassemblée autour du drapeau palestinien, refuse de soutenir les femmes juives violées et torturées le 7 octobre. Juives, donc coupables. À Londres, on ne se cache plus pour crier « Free Palestine, from the river to the sea », ce qui en bon français veut dire « Mort aux juifs ! », comme vous l’apprendrez en répondant au test de Céline Pina qui vous dira, parce qu’il faut bien rire, quel antisémite vous êtes.

Il est vrai que les racailles de Crépol n’ont pas tué au nom de l’islam, n’ont pas crié Allahu Akbar !, elles ont simplement sorti des couteaux pour saigner du céfran. Peut-être ne sont-ils pas islamistes, ces « offensés », ainsi que les a qualifiés sans rire Patrick Cohen, payé par nos soins pour propager la bonne parole diversitaire. Juste racistes, haineux et d’une pauvreté culturelle confondante. Même Le Monde, tout en dénonçant « l’indécente exploitation de la colère », évoque « l’existence de préjugés raciaux dans tous les milieux », reconnaissant ainsi à mots couverts la réalité du racisme anti-Blancs.

A lire aussi : Éric Zemmour: «C’est la même guerre de civilisations qui brûle Kfar Aza et Crépol»

Le plus désespérant, c’est que les vieilles nations européennes, et singulièrement la France, ont construit leur malheur en accueillant massivement une immigration musulmane qu’elles étaient bien incapables d’intégrer et à laquelle, au fil des ans, on a cessé de demander le moindre effort d’acculturation. De sorte qu’un deuxième peuple a émergé sur notre sol. Ce peuple islamo-gauchiste agrège deux populations qui partagent la même détestation de la culture française : d’une part, les musulmans identitaires et les immigrés nourris au ressentiment, de l’autre, une partie notable de la jeunesse étudiante, des élites universitaires et des people. Pour la néo-gauche wokiste et racialiste, les musulmans sont le nouveau prolétariat et la jeunesse islamo-délinquante des quartiers, son avant-garde – qu’on a du mal à dire éclairée. Aussi cette gauche s’emploie-t-elle depuis des années à leur farcir le cerveau avec un discours victimaire grossier, mais efficace. Le sociologue Charles Rojzman décrit sans fard la bouillie qui tient lieu de pensée à une partie notable de la jeunesse immigrée. « Les Français sont racistes et islamophobes, les juifs sont riches, et soutiennent l’entité sioniste génocidaire. Les kouffars ne respectent pas l’islam. Nous, musulmans, sommes discriminés pour les logements et les emplois, harcelés par la police qui nous chasse au faciès, parqués dans des cités pourries. La police tue nos jeunes, toujours impunément. La justice les enferme dans des prisons et des centres éducatifs fermés. Nos filles et nos femmes n’ont pas le droit de s’habiller comme elles le souhaitent dans un pays qui se prétend libre. On nous demande de nous assimiler, de changer nos prénoms comme l’exige le nazi Zemmour alors que nous sommes intégrés, français. D’ailleurs, ce sont les racistes qui devraient quitter ce pays et tous ceux qui ne comprennent que ce pays est désormais le nôtre et que nous pouvons y vivre à notre guise[1] ! »  Il précise que cette rhétorique n’est pas l’apanage des enfants des cités : « Elle existe aussi, on l’oublie trop souvent, chez de nombreux musulmans “intégrés”, chercheurs, professeurs, médecins qui diffusent cette vision d’une société qui ne veut pas de l’islam et qui jalousent les juifs et leur réussite. »

Nos dirigeants savaient. François Hollande redoutait en secret le risque de partition, tout en proclamant publiquement que tout allait très bien, madame la marquise. Emmanuel Macron a promis de combattre le séparatisme avant de décider qu’il y avait de plus grandes causes allant de la gratuité des préservatifs à l’instauration de congés menstruels (qu’on me pardonne ma légère mauvaise foi).

« Eux ou nous »

J’ignore si c’est une mauvaise blague ou un hommage posthume du destin : le jour de la mort de Gérard Collomb, sa prophétie devenait réalité – une première fois à Crépol, une deuxième à Romans-sur-Isère. À Crépol, les deux peuples qui vivent côte à côte se sont retrouvés face-à-face, une autre manière de dire que peu à peu, « eux et nous » menace de dégénérer en « eux ou nous ». C’est ce que commencent à croire de nombreux Français qui pensaient avoir trouvé la paix loin des violences et des fracas des métropoles – encore que la présence de quatre vigiles pour un bal villageois prouve que cette paix était très relative.

Alors que la cocotte-minute française semble prête à exploser à la première alerte, la répugnance d’Emmanuel Macron à prendre position est pour le moins surprenante. On peut comprendre que le président ne se soit pas rendu à la marche du 12 novembre. Ce qui inquiète, ce sont les raisons qu’il a invoquées, après avoir semble-t-il consulté, par le truchement de deux de ses conseillers, Yacine Belattar, humoriste tendance islamo-racaille – condamné pour menaces de mort. Louis XIV avait Mazarin, de Gaulle, Malraux, Mitterrand, Attali. Emmanuel Macron a Belattar. Le niveau monte.

La Macronie s’est récriée, expliquant qu’il fallait ne rien connaître au pouvoir pour imaginer que les décisions de notre immense président puissent être dictées par un tel personnage. Il semble en effet que Macron ait aussi été influencé par sa visite à Boulazac, en Dordogne, où on ne lui a pas parlé d‘antisémitisme, ni du 7 octobre, mais de pouvoir d’achat et de retraite. C’est la méthode des capteurs censés permettre à l’exécutif d’ausculter les tréfonds du peuple. Belattar pour prendre le pouls des quartiers, un village de Dordogne pour sonder l’humeur du pays profond et le tour est joué.

Intervention des CRS au cours de la tentative d’expédition punitive menée par des activistes d’ultra-droite dans le quartier de la Monnaie, à Romans-sur-Isère, 25 novembre 2023. © D.R

En attendant, le président et le voyou s’accordent pour estimer qu’en marchant contre l’antisémitisme, Emmanuel Macron aurait porté atteinte à l’unité du pays. Si on en croit le bla-bla sur les valeurs de la République, l’antisémitisme devrait justement nous rassembler. Mais non, il parait que ça offense certains musulmans qui hurlent au détournement de compassion publique, parce que les vraies victimes, c’est eux. Et ça, ça n’offense personne. « Protéger les Français de confession juive, ce n’est pas mettre au pilori les Français de confession musulmane », a tranquillement déclaré le chef de l’État. Belattar en a rajouté. « Attention, a-t-il dit en substance, à ne pas commettre l’erreur irréparable qui donnera aux quartiers des raisons de s’enflammer. » Autrement dit, si le président avait marché contre l’antisémitisme, les quartiers auraient pu s’enflammer. L’aveu se passe de commentaire. Comme l’a résumé Ranson dans un dessin féroce publié par Le Parisien, Macron n’oublie pas qu’il est aussi le président des antisémites.

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Ce n’est pas la première fois que le pouvoir semble faire allégeance aux voyous et/ou aux musulmans identitaires, et qu’il méprise la peur et la colère de la France bien élevée, dont nombre de macronistes, à l’instar d’Olivier Véran, répètent du matin au soir qu’elle est rance. Rappelons la complaisance dont a bénéficié le comité Mensonge pour Adama ou la minute de silence observée à l’Assemblée nationale le lendemain de la mort de Nahel, tué par un policier après un refus d’obtempérer. Ou Gérald Darmanin insistant lourdement sur la présence, parmi les émeutiers, de Kévin et Matteo (nouveaux prénoms typiquement français). On a donc moult raisons de soupçonner qu’entre les deux peuples qui coexistent en France, Emmanuel Macron a choisi le dernier arrivé. Cela s’explique peut-être en partie par sa dilection pour les bad boys – illustrée par sa proximité avec Benalla ou sa photo à Saint-Martin avec un jeune torse nu qui fait un doigt d’honneur. Ou peut-être est-il réellement convaincu que « la culture française n’existe pas »[2] et que l’avenir de la France se joue en Seine-Saint-Denis, notre « Californie sans la mer »[3].

Cependant, s’il marche sur des œufs, s’il flatte la fibre victimaire des voyous en reconnaissant, comme ils l’exigeaient, l’existence de violences policières, s’il prend toujours soin de dénoncer des amalgames que personne ne fait avant de condamner la violence que tout le monde voit, c’est d’abord parce qu’il a peur : le chantage à l’émeute, ça marche. Il ne faut pas énerver les quartiers. Aussi, dans les territoires perdus comme dans les petites villes dont les noms étaient autrefois synonymes de douceur de vivre, la loi du plus fort a déjà remplacé celle de la République.

Dans ce climat, il faut rendre hommage à la France paisible, qui comprend d’ailleurs nombre de descendants d’immigrés. Elle tient et elle se tient. Malgré son désespoir de ne plus se sentir chez elle, elle ne cède pas aux sirènes des ultra-droitards qui opposent à l’islamo-gauchisme une conception tout aussi racialiste de la nation. Ciblés comme « blancs », les Français refusent, dans leur écrasante majorité, de se définir comme tels. Ils ne croient pas à ces sauveurs autoproclamés qui braillent dans des tenues ridicules inspirées par les nazis ou les chevaliers Teutoniques, et rêvent de « casser du bougnoule ». Ils voudraient simplement que la France reste la France, un pays où on peut saucissonner, se moquer de tous les prophètes, un pays où les femmes peuvent aller court vêtues. Beaucoup se disent que, pour compter, il faut casser. S’ils se sentent vraiment lâchés par ceux à qui ils ont confié leur destin collectif, ils pourraient en perdre leurs bonnes manières.


[1]. Charles Rozjman, « Racailles de cité : et c’est ainsi que naissent les monstres », causeur.fr, 27 novembre2023.

[2] Déclaration du 5 février 2017.

[3] Déclaration du 26 mai 2021

«Le wokisme a profondément appauvri l’univers Disney!»

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Remises au goût du jour, les héroïnes comme Blanche Neige, Mulan ou Wendy ne font plus rêver. Désormais, elles ne font plus que prêcher une morale du ressentiment. Cependant, les récentes déclarations de Bob Iger, patron de Disney, allument une lueur d’espoir.


Causeur. « Les créateurs ont perdu de vue ce que devait être leur objectif n°1. Nous devons d’abord divertir. Il ne s’agit pas d’envoyer des messages », a déclaré il y a quelques jours Bob Iger, le PDG de Disney. De fait, la valeur boursière de Disney a perdu 50% en quelques années, et sa cote d’amour auprès des Américains s’est effondrée. Au cinéma, le wokisme ne semble pas faire recette. Pourquoi ?

Samuel Fitoussi. Les contraintes qu’impose aujourd’hui le wokisme à la création sont difficilement compatibles avec la production de bons films. Prenons quelques exemples concrets dans le catalogue Disney.

Premièrement, l’amour est désormais relégué au second plan des intrigues, notamment en vertu de l’idée selon laquelle les héroïnes doivent être des femmes « fortes et indépendantes » qui s’accomplissent sans l’aide d’un homme. L’an prochain sortira un remake de Blanche Neige. Cette fois, selon l’actrice principale, « Blanche Neige ne sera pas sauvée par le Prince et elle ne rêvera plus de trouver l’amour, elle rêvera de devenir la leader qu’elle doit devenir ». Pourtant, se priver de l’exploration des dynamiques amoureuses, c’est se priver de la possibilité́ d’installer un dilemme entre la passion et le devoir, de donner vie à des personnages complexes et riches, d’éclairer une dimension fondamentale de la condition humaine. Je démontre dans mon livre que la disparition de l’amour hétérosexuel (surtout lorsqu’il est positif plutôt que toxique) est malheureusement une tendance générale à Hollywood.

Rachel Zegler sera la nouvelle Blanche-Neige © Chris Pizzello/AP/SIPA

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Deuxièmement, les scénaristes veillent désormais à éviter de véhiculer des stéréotypes de genre. Avec l’idée – infantilisante – que si dans le monde réel les femmes ne se comportent pas comme des hommes, c’est qu’elles ont intériorisé les injonctions patriarcales (elles n’auraient donc pas de libre-arbitre). Les scénaristes militants portent donc à l’écran un monde où les personnages féminins deviennent des hommes aux cheveux longs. Dans la dernière adaptation de Cendrillon, une princesse monte à cheval et porte le prince sur ses épaules. Dans le nouveau Peter Pan (intitulé Peter Pan et Wendy, sans doute pour un titre paritaire), les garçons perdus sont devenus des filles et des garçons perdus (alors que dans la version originale, ils ont pour spécificité de n’avoir jamais rencontré́ de filles), tandis que Wendy combat des hommes et triomphe grâce à sa force physique, remportant des combats à l’épée contre des dizaines de pirates à la fois. Si les scénaristes tenaient compte de la différence des sexes pour créer des scènes plus réalistes et divertissantes, Wendy vaincrait ses ennemis en utilisant l’intelligence, l’esquive, la ruse ; elle se faufilerait entre les cordes et les voiles, dissimulerait des pièges. Car si dans le monde réel les femmes sont moins puissantes physiquement que les hommes, elles ne sont pas moins intelligentes.

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Enfin, la rencontre de deux idées (1- la fiction doit proposer aux femmes des « rôles-modèles » inspirantes ; 2- nos sociétés sont profondément misogynes) a complètement modifié, et appauvri, l’arc narratif archétypal des héroïnes Disney. Désormais, il s’agit de raconter l’histoire d’une femme – dotée dès le début du film d’un talent inouï dans un domaine – qui ne doit plus surmonter ses propres insuffisances mais batailler contre « la société́ » qui l’empêche de donner la pleine mesure de son potentiel. Dans ce type de films, la protagoniste n’est souvent pas très attachante parce qu’elle ne connait pas de transformation intérieure. Elle se présente telle qu’elle est (c’est‐à‐dire parfaite) et c’est aux autres de changer pour lui permettre de montrer au monde à quel point elle est exceptionnelle. Dans le Mulan de 1998, le personnage éponyme se déguise en homme et s’engage dans l’armée pour défendre son pays. Plus frêle et plus faible que toutes les autres recrues, elle est d’abord une piètre combattante et peine à gagner l’estime de ses supérieurs. Déterminée, elle progresse, compense ses lacunes physiques par une intelligence tactique supérieure, et finit par gagner le respect de tous. Dans le remake de 2020, Mulan est, dès le début du film, la meilleure guerrière de Chine. Elle ne doit plus gagner le respect des autres, ce respect lui est dû. Elle n’a plus besoin d’évoluer, ce sont tous les autres personnages qui doivent cesser d’être misogynes et de la sous-estimer. Avec cette nouvelle Mulan, les scénaristes pensaient sans doute avoir créé un rôle modèle féminin ; en réalité, la Mulan de 1998 était plus inspirante : elle enseignait le pouvoir du dépassement de soi et de la persévérance. La Mulan de 2020, elle, enseignait aux petites filles que si elles peinent à atteindre leurs objectifs, c’est de la faute de la société. Une morale du ressentiment.

Les films imprégnés des commandements wokes sont moins divertissants, mais sont-ils pour autant moralement critiquables ? Après tout, l’éveil aux discriminations et au respect des sensibilités n’a-t-il pas des conséquences positives ?

Je pense au contraire que les fictions wokes sont parfois dangereuses, notamment pour la jeunesse. Quelques exemples, non exhaustifs:

D’abord, elles dépeignent l’Occident toujours très négativement : il serait fondamentalement raciste, homophobe et patriarcal ; les noirs, les femmes et les homosexuels y rencontreraient sans cesse des obstacles liés à leur identité. Il est possible qu’en entretenant un récit victimaire, on alimente la paranoïa de millions de jeunes, on les pousse à filtrer la réalité pour ne garder que le négatif, à remplacer la complexité des interactions humaines par des rapports oppresseurs-opprimés, et à déceler dans chacune de leurs déconvenues individuelles la confirmation d’une injustice liée à une identité communautaire. Un des résultats les plus robustes en sciences cognitives, c’est que le cerveau humain est une machine à trouver les confirmations des récits auxquels il a adhéré, même s’il doit pour cela mésinterpréter la réalité. Bref, il est possible que les scénaristes wokes rendent frustrés, malheureux et pleins de ressentiment les gens qu’ils croient défendre.

Deuxièmement, le nouveau paradigme racial (par exemple : l’idée que chaque spectateur ne pourrait s’identifier qu’à des personnages qui lui ressemblent ethniquement, ou qu’un acteur noir ne pourrait doubler la voix d’un personnage blanc et vice versa) crée des barrières entre les gens qui ne se ressemblent pas, congédie l’idée d’une universalité des émotions et de la nature humaine. Pourtant, une étude Ifop a récemment révélé que les films Disney que préfèrent les Français sont Le Roi Lion et Bambi : si l’on peut s’identifier aux tourments d’animaux, alors on peut très bien se reconnaitre dans des personnages qui ne partagent pas notre couleur de peau…. Le risque, c’est que le wokisme transforme des caractéristiques biologiques en différences indépassables, cultive et nourrisse les identités particulières plutôt que le sentiment d’appartenance à une humanité́ commune.

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Enfin, l’augmentation considérable des personnages transgenres dans les fictions pour enfants – y compris régulièrement sur le service public – pose question. La transition de genre – accompagnée de prises d’hormones et d’opérations chirurgicales – est toujours présentée comme une transformation dont les personnages sortent pleinement satisfaits. Inciter des milliers d’enfants à traduire leur mal-être en dysphorie de genre et à prendre des décisions irréversibles, à un âge où on ne peut se tatouer et encore moins voter, n’est pas forcément une bonne chose.

L’acteur transgenre Miles McKenna, « Chair de Poule », Disney +, 2023

La déclaration du PDG de Disney annonce-t-elle la fin du wokisme dans le monde du cinéma ?

Je resterai prudent. D’abord, je démontre dans mon livre que l’idéologie woke est, pour des raisons sociologiques, largement dominante dans le monde de la culture, et que ce ne sont pas les intérêts économiques qui motivent les sociétés de production à « wokiser » leurs œuvres, mais avant tout l’adhésion à l’idéologie. En 2021, Dana Walden, une des dirigeantes de Disney Studios, avait reconnu « refuser de produire certains scénarios, même magnifiquement écrits, lorsque ces scénarios ne remplissent pas les conditions d’inclusivité de l’entreprise ». Aujourd’hui, les actionnaires et les dirigeants de Disney semblent vouloir tourner la page du wokisme, mais si la plupart des cadres de l’entreprise, de ses scénaristes, de ses chargés de production, de ses chargés de développement (etc.) sont des idéologues, ce sera difficile.

Ensuite, l’institutionnalisation du wokisme ajoute une difficulté qui complique le retour en arrière. Par exemple Disney, comme tous les autres grands studios américains, a désormais systématiquement recours à des consultants en « diversité et inclusion » qui relisent les scénarios avant le tournage, modifient les scènes qui pourraient indirectement inciter aux mauvais comportements, les dialogues susceptibles d’alimenter des stéréotypes….  De nombreuses grandes sociétés de production ont mis en place des quotas ethniques stricts (à l’écran, derrière la caméra, et au sein de leurs équipes d’écriture). À partir de 2024, seuls les films respectant certains quotas ethniques seront éligibles à l’Oscar du meilleur film. Certains logiciels d’écriture, comme Final Draft, sont dotés « d’outils d’inclusivité », sortes d’intelligences artificielles qui aident les scénaristes à éviter les faux-pas idéologiques.

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Enfin, les contenus wokes ont la faveur des nouvelles générations, qui de plus en plus, n’auront pas connu l’époque où la fiction n’était pas asservie à l’idéologie.

Et en France ?

En France c’est encore pire. Contrairement aux États-Unis, le cinéma est extrêmement subventionné : un producteur peut multiplier les échecs, et tout de même trouver du financement pour ses films suivants. Le marché y fonctionne moins comme un garde-fou, la déconnexion idéologique entre l’industrie culturelle et le grand public peut potentiellement croitre sans limites. À cela s’ajoute le fait que le CNC porte un regard très idéologique sur les projets qu’il choisit de financer (il possède même un fonds qui finance spécifiquement les projets dont la couleur de peau des acteurs lui convient), le fait que le directeur des programmes et des contenus de France Télévision soit un ancien militant d’extrême-gauche, le fait que les producteurs soient tous obligés d’assister annuellement à une formation de rééducation woke sur « les violences sexistes et sexuelles », le fait qu’une pression sociale toujours plus étouffante limite la liberté d’expression des potentiels dissidents, qui souhaitent conserver leurs amis, leurs postes, leurs sources de financements, leur éligibilité aux prix…

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Le dernier testament

Le nouveau film de Denys Arcand est un chef-d’oeuvre. Et une arme contre le wokisme et la cancel culture qui ravagent le Québec. Criant de vérité, Testament pointe l’inculture de la jeunesse, l’hystérie des médias et la démagogie des politiques. Cependant, l’auteur du Déclin de l’empire américain ne s’adonne pas à la seule déploration, il nous donne de l’espoir : le présent finira par passer.


Est-il possible à notre époque de faire un film international « réac » ? Difficilement. Les quelques exemples réussis– L’Anglaise et le Duc (2001) d’Éric Rohmer, Gran Torino (2008) de Clint Eastwood ou Top Gun :Maverick (2022) de Joseph Kosinski – sont rares et leur conservatisme pas forcément intentionnel. Peut-on faire un film « réac » réussi, tout en restant fidèle à ses idéaux de jeunesse, plutôt anticapitalistes et antiracistes ? Encore plus difficilement. Surtout sans avoir recours au registre monotone de la nostalgie et de la déploration. Enfin, est-il possible que le résultat soit un film d’espoir ? Impossible ! Pourtant, tel est le miracle accompli par Testament, le nouveau long-métrage du cinéaste québécois Denys Arcand, aujourd’hui âgé de 82 ans, dont la réputation mondiale repose sur des chefs-d’œuvre comme Le Déclin de l’empire américain ou Les Invasions barbares. Et la clé de ce succès réside justement dans l’intransigeance qui caractérise les temps présents.

Intolérance imbécile

Le personnage principal, Jean-Michel Bouchard, septuagénaire, vit dans une maison de retraite où il attend la mort avec patience. Il est sans postérité : ni humaine – il n’a pas d’enfants – ni intellectuelle – le prix littéraire qu’on lui décerne récompense un livre écrit par un homonyme. Dépassé par tout ce qui est moderne, il n’a ni téléphone portable ni connexion internet. Il se méfie des lubies actuelles, comme celles des apôtres d’une hygiène de vie saine. Son voisin Roger, un fanatique de cyclisme qui compte la moindre calorie, meurt d’un anévrisme après une course de vélo. Si Jean-Michel est un résigné, c’est aussi un résistant. Non pas par obstination atrabilaire, mais par force intérieure. À la différence de Roger, en équilibre sur sa bicyclette et mangeant équilibré, Jean-Michel, interprété avec autant de sobriété que d’épaisseur par Rémy Girard, possède une solide stabilité. Avec son armure de vieux croûton – cravate et costume trois pièces en tweed – il traverse avec sérénité une série d’épreuves qui sont autant de charges satiriques et hilarantes contre la folie du siècle.

Lors de la remise des prix, sous le haut patronage du ministre de la Culture du Québec, où Jean-Michel est récompensé dans la catégorie peu valorisée « Hommage à nos aînés », il est marginalisé par les organisatrices et bousculé par les autres lauréates, toutes féminines.Une poétesse, auteur de Vagins en feu, proclame sa« rage »face à un monde qui, par son intolérance imbécile, n’est que son propre reflet. En discutant avec un voisin de palier qui se prétend désormais non binaire, Jean-Michel fait des prouesses grammaticales pour éviter d’utiliser des pronoms personnels. Quand le ministère de la Santé, dont dépend la maison de retraite, décide de remplacer les livres de la bibliothèque par des consoles de jeux vidéo censés être plus aptes à stimuler les neurones des vieux résidents, ces derniers se montrent complètement dépassés par la technologie ou deviennent des experts accros. En revanche, Jean-Michel continue de lire les grands chefs-d’œuvre et d’écouter de la musique classique.

Le dogmatisme efface à la fois la beauté et le passé

Pour autant, Testament n’est pas un film à sketches. Ces saynètes renforcent le drame central qui tourne autour d’une fresque ornant le salon de musique de l’institution. Un beau jour, des manifestants prétendant représenter les peuples primitifs installent un camp de fortune sur la pelouse située devant l’établissement et informent la directrice, Suzanne, qu’ils y resteront jusqu’à ce que la peinture, qui illustre la rencontre, en 1535, entre le navigateur français Jacques Cartier et les Iroquois, soit détruite. D’après eux, l’œuvre représente les autochtones comme primitifs et constitue donc une insulte aux premières nations du Canada. Invitée par Jean-Michel, une descendante iroquoise estime pourtant que la représentation de ses ancêtres est fidèle à la vérité, tout en y voyant l’annonce de leur génocide. Elle démontre aussi que les étudiants anglophones qui manifestent ne connaissent rien à la culture amérindienne et aux vrais problèmes des autochtones.

Ce conflit est l’opportunité pour Arcand de revenir sur ses thèmes de prédilection : la fourberie des politiques et l’égoïsme qui régit trop souvent nos relations sociales. Quand les médias débarquent pour exploiter la protestation, Suzanne reçoit l’ordre de sa hiérarchie de résoudre le problème elle-même. Sa ministre lui assène cette triste vérité : « On ne gouverne pas avec la réalité mais avec les apparences. » Pour cacher la fresque derrière des couches de peinture blanche, Suzanne fait venir deux peintres en bâtiment qui admirent naïvement la dextérité de l’artiste, notamment à travers la figure du chef iroquois. La tête de ce dernier est la dernière partie que nous voyons disparaître. C’est ainsi que le dogmatisme efface à la fois le passé et la beauté.

À la suite de la visite de deux esthètes en colère qui lui révèlent qu’elle a détruit un chef-d’œuvre classé au patrimoine du pays et qui, en un morceau de bravoure rhétorique, descendent en flammes la notion de cancel culture, Suzanne comprend que sa carrière est finie. C’est là que Jean-Michel arrive à la rescousse. Il lui propose de vivre avec lui et, comblant le fossé des générations que le film met en évidence, réconcilie Suzanne et sa fille qui l’avait reniée. On voit le septuagénaire avec Suzanne promener l’enfant de sa fille dans un magnifique paysage automnal qui ne représente plus le crépuscule de la vie mais sa renaissance, car la vie est plus forte que le fanatisme des idéologues. Si on ajoute les « gestes gratuits de bonté » que prône Jean-Michel, c’est l’équilibre intérieur, le sens des proportions oule « juste milieu », comme disaient les Anciens, qui triomphent toujours sur les excès des iconoclastes enragés. Pour ne pas divulgâcher, comme disent les Québécois, sachez juste que le film s’achève sur une note d’espoir qui voit la beauté, l’art et l’amour triompher des sottises contemporaines.

L’Empire masculin

L’antiquité romaine est très tendance sur TikTok. Un engouement dénoncé par les féministes comme un « marqueur de genre », et tourné en dérision.


Combien de fois par jour pensez-vous à l’Empire romain ? Depuis septembre, cette question, posée aux hommes, représente une des plus fortes tendances sur TikTok. Tout est parti d’un fan de reconstitutions historiques, Artur Hulu, plus connu sous le pseudonyme de « Gaius Flavius », qui a suggéré à ses abonnés de sexe féminin de poser cette question à leurs maris, copains et autres accointances masculines. Les réponses données par de très nombreuses internautes dans des vidéos, dont beaucoup sont devenues virales et qui continuent à être postées aujourd’hui, révèlent une véritable obsession chez les hommes pour cet empire tombé en l’an 476 de notre ère. La plupart des interrogés y penseraient souvent, la fréquence variant entre une fois par mois et quatre fois par jour. Leur fascination est alimentée moins par des ouvrages savants que par les jeux vidéo, les péplums ou les nombreux documentaires à la télévision ou sur YouTube. Pour justifier leur enthousiasme, ils évoquent les combats de gladiateurs, le génie technologique et la puissance militaire des anciens Romains – des sujets propres à l’imaginaire masculin traditionnel.

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C’est ainsi que l’engouement pour l’empire des Césars est devenu un marqueur de genre, comme les couleurs– bleu et rose. En réponse, beaucoup de tiktokeuses publient des vidéos satiriques, tournant en dérision cette tendance éminemment viriliste mais alimentant encore l’obsession générale sur l’antiquité romaine. Dans leurs posts, les hommes font étalage de leur savoir sur le sujet, donnant lieu à l’expression « romansplaining » sur le modèle de « mansplaining », terme féministe pour dénoncer la tendance patriarcale à parler de façon à la fois savante et condescendante. Inévitablement, des rabat-joie ont fait remarquer que la plupart des amateurs étaient non seulement des hommes, mais des Blancs. Le hashtag #romanempire totalise près de 3 milliards de vues au compteur. Ave César !

Éric Zemmour: «C’est la même guerre de civilisations qui brûle Kfar Aza et Crépol»

Quelques jours après l’attaque du 7 octobre, le président de Reconquête s’est rendu en Israël où il a constaté, bouleversé, l’étendue des massacres. Quels sont les devoirs, mais aussi les intérêts de la France dans cette épreuve? Éric Zemmour en est convaincu : elle doit être à la pointe du réarmement de l’Occident.


Relire la première partie.


Causeur. L’un des piliers de la civilisation judéo-chrétienne, l’Église catholique, se range aussi dans le camp de nos adversaires. Sans même parler des positions du pape François, les évêques de France viennent de se prononcer pour la création d’un État palestinien. On sent d’ailleurs dans certains milieux cathos un certain tropisme arabe.

Éric Zemmour. Depuis longtemps, les positions du pape sur la question migratoire montrent qu’il a pris acte de l’islamisation de l’Europe. Et ça n’a pas l’air de le déranger, comme si c’était le prix à payer pour la déchristianisation de l’Europe. Cela dit, ni le pape ni l’Église de France ne représentent les catholiques. Ces institutions sont encore marquées par les débats des années 1960-1970 quand l’Église voulait absolument être plus à gauche que le Parti communiste. Ces gens-là ont toute leur place dans la gauche et dans le peuple islamo-gauchiste qui suit Mélenchon. Ce qui est nouveau en revanche, c’est qu’il y a un jeune peuple catholique qui a conscience d’être devenu une minorité en France et en Europe, qui se situe politiquement aux antipodes de ses aînés soixante-huitards et du pape et qui veut se battre pour son pays. La preuve, beaucoup ont voté pour moi en 2022.

Quoi qu’il en soit, on ne peut pas obliger les autres à adopter nos valeurs et nos mœurs même si nous les jugeons meilleures.

L’Occident est faible, parce qu’il croit garder l’ancien discours mondialiste et universaliste tout en ayant perdu les attributs de sa puissance qui lui avaient permis de dominer le monde. Je note d’ailleurs que l’Occident s’ouvre à un multiculturalisme destructeur quand les autres civilisations, et en particulier, l’arabo-musulmane, se ferment à toutes les populations qui vivaient jadis sur leur sol : il n’y a quasiment plus de juifs et de chrétiens dans le monde arabe. Comme Dominique de Villepin, je refuse l’« occidentalisme » ; je ne crois pas que l’Occident puisse ou doive imposer savision du monde et la démocratie au monde entier. Je me contente de dire, et c’est déjà énorme, que l’Occident doit redevenir l’Occident et faire comme les autres civilisations : renouer avec sa propre identité – notamment le culte du savoir, du mérite, de l’intelligence, de la famille, le rapport à la femme. Ce qui suppose de se battre sur deux fronts : contre les autres civilisations qui veulent l’écraser pour se venger, et contre les woke qui veulent détruire la civilisation occidentale de l’intérieur. Je penseque la France doit être l’avant-garde de la ré-occidentalisation de l’Occident. Qu’est-ce que c’est, la France ? Les croisés et les soldats de l’An II, répondait Malraux.

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Sauf qu’il y a chez les souverainistes français un réflexe anti-américain qui s’oppose à votre rêve occidental…

Mais je suis un souverainiste français ! La civilisation occidentale n’est pas un rêve : elle a mille cinq cents ans d’histoire et elle a eu des patrons différents selon les époques – l’Espagne de Charles Quint, la France de Louis XIV et de Napoléon, l’Angleterre, puis aujourd’hui les États-Unis. Napoléon se voulait l’empereur d’Occident : était-il soumis aux États-Unis ? Être occidental ne veut pas dire se soumettre en tout aux patrons du jour. J’en veux aux Américains de l’extraterritorialité de leur droit, de leur ingérence, de leurs leçons de morale, je vais même vous dire : j’en veux encore aux Anglais d’avoir battu Napoléon, mais ça ne m’empêche pas de comprendre qu’aujourd’hui, nous avons les mêmes ennemis et sommes confrontés au même danger de disparition.

Peut-être, mais nombre de vos partisans admirent surtout Poutine…

Parce que pendant des années, Poutine a voulu parler aux Occidentaux qui déploraient la décadence de l’Occident. Dans la sphère orthodoxe aussi, nous voyons ressurgir la vieille grammaire des civilisations, le conflit entre Rome et Byzance qui avait été recouvert, mais pas effacé, par l’opposition idéologique de la guerre froide. Depuis des siècles, la Russie se considère agressée par l’Occident, et l’Occident se considère agressé par la Russie. En vérité, les deux ont raison. Je n’approuve pas Poutine, je dis simplement que pour lui, il s’agit d’un conflit inexpiable : il n’acceptera jamais l’occidentalisation de l’Ukraine, qui a le malheur d’être à l’épicentre de la frontière civilisationnelle.

Résumons : contrairement à ceux qui pensent que nous devons défendre l’Occident de Kiev à Sdérot, vous pensez que se joue en Ukraine un conflit de civilisations qui se superpose au conflit principal Islam/Occident sans se confondre avec lui.

Il y a plusieurs civilisations et donc plusieurs conflits. Je ne crois ni à l’opposition entre les régimes, démocratique et autoritaire, ni à celui qui opposerait le Sud global au seul Occident. En tout cas, les Occidentaux doivent tout faire pour séparer les autres civilisations, et même tout faire pour trouver, au sein de chacune des civilisations, des pays qui pourraient être nos alliés. Le conflit de civilisations n’efface nullement les stratégies, les intérêts des nations qui les composent. La France est bien placée pour jouer ce rôle-là.

Quel rôle doit-elle jouer dans la ré-occidentalisation de l’Occident ?

Le même que depuis mille ans : « La France, hier soldat de Dieu sera toujours le soldat de l’idéal », comme disait Clemenceau. La France, machine à réfléchir, à penser, manieuse de mots et d’idées peut parfaitement réarmer l’Occident moralement. Vous allez me dire que la France n’est plus ce qu’elle était, que l’école s’est effondrée. Tout se refait. C’est mon objectif politique fondamental : refaire des Français. Pour refaire la France.

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Pour l’instant, on a surtout fabriqué des légions de Français qui n’aiment pas la France. Ce qui nous amène à Crépol. La mort de Thomas, assassiné par des racailles qui voulaient « planter du Blanc », est-elle aussi une manifestation de la guerre de civilisations ? Peut-on tirer un trait de Kfar Aza à Crépol ?

Oui. C’est la même guerre de civilisations qui brûle Kfar Aza et Crépol, Marseille et Stockholm, Londres et Berlin, qui arme les terroristes du Hamas ou du Bataclan, comme les innombrables attaques au couteau, viols, meurtres, ce « continuum de violences », pour parler comme les féministes, qui est l’essence même du « djihad du quotidien » qui embrase toute l’Europe.

Marche blanche en hommage à Thomas à Romans-sur-Isère, 22 novembre 2023 © MOURAD ALLILI/SIPA

Le bien le plus précieux de la France des villages, c’était ce doux sentiment de sécurité. Comme le 7 octobre en Israël, Crépol marque-t-il un basculement en France ?

Depuis des décennies, les Français croient qu’ils pourront échapper aux ravages de l’islamisation en fuyant les terres envahies par l’immigration arabo-musulmane. Ils ont quitté les banlieues, puis se sont enfoncés dans des terres de plus en plus éloignées des métropoles, quitte à faire des dizaines de kilomètres par jour pour aller travailler. Le déferlement migratoire, mais aussi les conséquences de la loi SRU – qui oblige tous les maires à construire des logements sociaux dans leur commune et dont j’étais le seul candidat à la présidentielle à réclamer l’abolition – les ont rattrapés. Je le dis solennellement aux Français : il n’y aura pas de solution individuelle ; ils pourront partir au fin fond de la France, ils ne sont pas tranquilles tant que nous ne renversons pas la table. La solution est politique.

Que la gauche et les médias tentent de camoufler la réalité, c’est habituel. Mais là, il y a eu en plus une incroyable mobilisation du pouvoir pour nous empêcher de savoir ce que nous savions déjà (en censurant les noms des suspects). Pourquoi cet acharnement dérisoire  ?

L’idéologie totalitaire de la diversité repose sur le mensonge et l’intimidation, la répression judiciaire et la censure. Je note d’ailleurs avec un brin d’ironie que ce sont des prénoms coraniques que l’on dissimule, alors que toute la classe politique et médiatique m’avait affirmé que les prénoms d’une personne ne signifiaient rien de son identité. Mais je note surtout un fantastique motif d’espoir : tout le monde avait compris ce que le pouvoir voulait cacher. Le peuple français est lucide. Sans bénéficier de la moindre information, puisque tout était caché, les Français savaient. Ils savaient d’où venait le gang qui a tué Thomas. Ils savaient où se situaient les agresseurs, et où se situaient les victimes. Il a fallu une semaine pour que le pouvoir et les médias finissent par admettre, toujours à demi-mot, que les Français avaient raison.

La Macronie honore la mémoire de Nahel plutôt que celle de Thomas, appelle à la décence des gens qui marchent en silence plutôt que des émeutiers. Faut-il en conclure qu’entre les deux peuples qui coexistent en France, Emmanuel Macron a choisi le plus récent – et le plus jeune ?

Emmanuel Macron a peur. Peur de ce qu’il a découvert : il est le président de deux peuples. Peur d’émeutes, peur d’être le président de la guerre civile. Toute son attitude est dictée par cette peur panique.

La France, dites-vous, doit être un manieur de mots. Mais dans nos belles provinces, on en a assez des mots, des bougies, des discours. Aujourd’hui, la colère s’exprime dignement, elle appelle à la justice. Mais y a-t-il un risque de violences aveugles contre des Arabes comme à Dublin ? Que faire pour l’empêcher ?

Ce risque existe évidemment. On l’a vu d’ailleurs à Romans, le soir même où – la charge symbolique est cruelle – Gérard Collomb mourait, ce même Gérard Collomb qui, en quittant son ministère de la place Beauvau, avait prophétisé que les populations qui vivaient encore « côte à côte » seraient demain « face à face ». Que faire pour l’empêcher ? La réponse est simple. La légitimité historique de l’État repose sur la protection qu’il assure à tous ses citoyens. En échange de la paix publique, les individus renoncent à se protéger, à s’armer et à se faire justice eux-mêmes. À partir du moment où l’État ne protège plus les habitants d’un pays, ceux-ci sont tentés de reprendre leur liberté de se défendre eux-mêmes pour mieux protéger leur famille et leurs proches. Il faut donc que la justice cesse d’être faible et laxiste, qu’elle punisse sévèrement le moindre délit, que les étrangers coupables de délits et crimes soient expulsés du territoire, que l’invasion migratoire soit endiguée.

Scènes d’émeute à Dublin, après une attaque au couteau d’un homme d’origine étrangère ayant fait cinq blessés, 23 novembre 2023. © D.R

Si l’heure est aussi grave, n’est-il pas temps de vous concentrer sur ce qui vous rapproche du RN plutôt que sur ce qui vous en sépare ? Après tout, s’il s’agit de lutter contre l’islamisation et d’arrêter l’immigration, quelle importance qu’on appelle ou non cela guerre des civilisations ?

La politique, selon moi, ce n’est pas suivre les sondages ou monter des petits coups tactiques ; c’est mettre des mots sur des situations historiques pour les expliquer, les éclairer et tenter de les régler. Comme en médecine, le diagnostic précède le traitement ; si le diagnostic n’est pas le bon, c’est-à-dire si les mots ne sont pas les bons, le traitement ne sera pas efficace. C’est d’ailleurs pour cette raison que la gauche prend toujours soin d’imposer ses mots dans le débat public, pour mieux imposer son idéologie. Comme le conseillait Lénine à ses ouailles : « Faites leur manger le mot, vous leur ferez avaler la chose. » À LFI, il existe un « comité des mots » qui se réunit pour choisir le vocabulaire qui sera privilégié par ses membres dans le débat public.

Manifestement, Marine Le Pen a jugé que cette distinction entre nous était importante puisqu’elle a décidé de m’attaquer il y a quelques jours en affirmant péremptoirement que contrairement à moi, elle ne croit aucunement à la « guerre de civilisations ». Elle ajoute qu’à ses yeux, « l’islam est compatible avec la République ». Je crois exactement l’inverse. Cela ne signifie pas que des musulmans qui veulent devenir français, adopter nos mœurs, nos règles mais aussi nos ancêtres et notre passé, ne le pourraient pas. Encore faut-il qu’ils acceptent d’adapter leurs pratiques et d’observer une certaine discrétion accordée à l’esprit français. Je ne sais pas combien sont prêts à faire cet aggiornamento, mais à ceux-là, je tends une main fraternelle.

Vous conviendrez que cette différence d’appréciation sur la nature de l’islam n’est pas un désaccord de pacotille et encore moins une affaire personnelle : elle a le droit de m’attaquer sur le fond, je ne m’en offusque pas. S’il n’y a pas de guerre de civilisations, la délinquance des racailles issues de l’immigration est uniquement une affaire sécuritaire ; et aucune considération ethnique ou religieuse ou civilisationnelle n’anime cette violence. Je ne le crois pas. Si on ne comprend pas cela, on ne pourra pas l’endiguer avec efficacité. Quand on parle comme le système, on agit comme le système. Ce qui explique par exemple que Marine Le Pen affirmait en juillet dernier, après les émeutes urbaines, qu’elle « ne ferait rien » contre les émeutiers et « assumerait les erreurs de ses prédécesseurs », tandis que je réclamais leur déchéance de la nationalité française.

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Qu’est-ce qui prouve, selon vous, que l’islam est incompatible avec la République ?

Raisonnons a contrario. Si l’islam est compatible avec la République, pourquoi interdire le voile dans l’espace public ? Pourquoi s’offusquer de ces femmes qui ne veulent pas se faire soigner par des médecins de sexe masculin ? De ces musulmans qui refusent de serrer la main des femmes ? De ces tapis de prière dans les entreprises, dans les écoles ? Des homosexuels qui sont insultés, menacés tabassés, dans les enclaves étrangères ? De ces prêches d’imams qui appellent à tuer les juifs et chrétiens ? Tout cela se trouve dans le Coran ou les hadits, récits de la vie du prophète Mahomet « exemple parfait » à suivre, même lorsqu’il égorge des tribus juives rebelles ou des poètes irrévérencieux. Pourquoi, surtout, s’inquiéter de l’installation de millions de musulmans en France, si leur religion est compatible avec notre pays ? Les autres prétendent lutter contre l’immigration, mais ne donnent aucune justification culturelle à cette politique ; moi, je lutte contre l’islamisation de la France et de l’Europe. Il est essentiel que quelqu’un mène ce combat.

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Épiphanie sexuelle

L’arrivée d’un nouveau-né s’avère bien souvent « toxique » pour la sexualité du couple. Heureusement, le magazine féministe Causette fournit des solutions.


Chaque mois, le magazine Causette propose « le récit d’un moment d’épiphanie sexuelle ». Dans son dernier numéro, c’est Sidonie, éducatrice en santé sexuelle ayant « beaucoup pensé et politisé les questions de sexualité », qui a partagé une « pépite intime et politique » de sa vie érotique. Après la naissance de leur premier enfant, elle et son conjoint ont eu du mal à se retrouver, sexuellement parlant : « Il et elle ont toujours du désir l’un pour l’autre mais pas toujours le temps et l’espace pour s’y consacrer, écrit la journaliste de Causette sur le mode inclusif qui sied à ce magazine. Il et elle décident alors de consacrer un temps hebdomadaire de garde à leur duo amoureux, sans savoir ce qu’il ou elle feront ensemble de ce temps précieux. »

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Un soir qu’ils sont parvenus à faire garder le mioche, « il et elle ont rendez-vous l’un.e avec l’autre ». Les premiers gestes sont « assez basiques », mais « la magie opère » au moment où « les sexes se touchent pour la première fois ». Bref, c’est une affaire qui roule. Entre deux galipettes, Sidonie s’avise que, dans ce moment de félicité, elle n’est plus « la mère ni la cogestionnaire du foyer », ce qui lui décongestionne les neurones et le reste. Après ces « belles retrouvailles » avec son conjoint, elle a confié à Causette sa bisexualité, laquelle lui a permis de découvrir une approche « dé-hétérocentrée » du « sexe pénétratif ». Il faut dire que Sidonie découvre à chaque instant de son existence des choses étonnantes :« Je me suis même dit pendant le sexe que c’était fou, que c’était par là que la tête de mon bébé était passée ». Forts de cette expérience régénératrice, Sidonie et son conjoint n’hésitent plus à se débarrasser régulièrement de leur encombrant marmot :« Il et elle deviennent comme des amant.es fougeux.euses qui se retrouvent à l’hôtel », écrit la journaliste en précisant que « l’absence d’enfant fluidifie les choses ». C’est beau comme du Mona Chollet ! Et dire qu’il y a encore des anthropopithèques qui pensent que les magazines féministes sont une fumisterie.

Loi immigration: l’embûche de Noël

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Le président Macron refuse d’abandonner le texte, et tente de minimiser la crise politique et de cacher son exaspération. Il espère toujours faire voter la loi avant Noël. Analyses


Lors du premier jour de son examen à l’Assemblée nationale, le projet de loi Immigration, porté par Gérald Darmanin, a été rejeté. La motion de rejet, proposée par Benjamin Lucas (écologiste), a recueilli 270 voix contre 265. Pourtant, sur TF1, le ministre de l’Intérieur a indiqué lundi soir à 20 h que le texte ne sera pas retiré et continuera son « chemin institutionnel ». Qu’est-ce que cela veut dire ?

Voter une motion de rejet signifie que l’Assemblée nationale refuse d’examiner le texte. Le parlement met ainsi le gouvernement face à l’impossibilité de changer quoi que ce soit faute de majorité (sauf à avoir recours au 49.3, ce qui est compliqué hors textes budgétaires). C’est souvent une étape avant la possible adoption d’une motion de censure qui, elle, fait chuter le gouvernement. Ce vote a été une surprise et montre que certains tabous sont en train de tomber. D’abord il a manqué des voix au camp présidentiel, l’adoption de la motion s’est joué à cinq voix près et une dizaine ont manqué dans le camp présidentiel. Ensuite, les oppositions ont accepté de voter ensemble de la LFI au RN. Les députés de l’opposition se sont constitués en force d’empêchement à défaut de pouvoir être une force de proposition ou d’avoir la capacité de constituer une alternative. Concrètement, certaines digues sont sans doute en train de sauter qui faisaient du RN un pestiféré et les oppositions assument parfaitement cette motion de rejet.

Pour la suite de l’examen de ce texte, Olivier Véran a indiqué hier qu’il passerait en commission paritaire. L’exécutif fait le choix de la rapidité et d’une certaine prise de risque. En effet il avait 3 options :

Première option : renoncer au texte. Le parlement n’en veut pas, l’exécutif tourne la page. Une décision qui peut être sage mais qui demande que le parlement soit respecté et la démocratie comprise. C’est intellectuellement impossible pour la technostructure. Or le gouvernement Macron est un pur produit de l’idéal technocratique. Pour quelqu’un comme le président ou la cheffe du gouvernement, le peuple est un amas d’imbéciles qui empêche de gouverner rationnellement et s’acharne à saboter les bonnes décisions prises pour assurer son bonheur malgré lui. Ils ne peuvent envisager que le blocage du parlement soit un révélateur de la crise politique qui sévit dans le pays et d’une légitimité très faible de l’exécutif qui fait que s’opposer à lui de cette manière rapporte politiquement. En abandonnant le texte, le gouvernement marquait sa reconnaissance du refus du pays exprimé par ses représentants et passait à autre chose. Mais l’ego présidentiel a été heurté dans la bataille et le président refuse de tirer les conclusions de cet échec. Cette option n’était donc pas envisageable.

Deuxième option : reprendre la navette parlementaire. C’est-à-dire renvoyer le texte au Sénat en deuxième lecture, puis retour à l’Assemblée nationale pour une deuxième lecture. Là, la prise de risque était énorme pour la majorité présidentielle. En effet, ce qui arrive à Renaissance est le pire de ce qui peut arriver à un parti politique : le râteau s’est transformé en piège à loup. Vouloir un parti qui va du PS à LR n’est pas compliqué en terme économique et social, le gros des troupes est libéral et prêt à sacrifier le filet de sécurité des Français. Ils n’ont pas de convictions, pas de projet d’avenir alors ils cultivent le scrupule et un texte comme celui sur l’immigration est exactement ce qu’il faut pour créer une nouvelle génération de frondeurs, les héritiers de ceux qui ont assuré la chute du gouvernement Hollande. Il invite aux envolées lyriques autour de la nécessité de l’immigration, du devoir d’accueil et dessine une ligne d’affrontement au sein de Renaissance. Le fan-club d’Emmanuel Macron ne s’est pas transformé en parti politique avec une ligne politique claire et son principal ciment, la personne du président, ne peut se représenter. La désagrégation commence et chacun retrouve sa sensibilité d’origine sur les clivages sociétaux. Dans ces circonstances, le débat risquait de devenir étalement des divisions de la majorité, exacerbation des dissensions, risque de rupture. D’autant que le président de la commission des lois, Sacha Houlié, s’acharne en sous-main à fragiliser le ministre de l’intérieur et est un des acteurs de l’échec de la procédure législative. Lui, vient de la gauche Gérard Darmanin de la droite, mais ils ont un point commun : leur échec à établir un lien avec les Français sur un sujet qui pourtant intéresse les citoyens. La loi Darmanin n’est pas vue comme changeant réellement la donne et à la hauteur des attentes; quant au discours déconnecté d’un Sacha Houlié, il se heurte au ras-le-bol profond et à la volonté des Français de voir marquer un coup d’arrêt à l’immigration. Une volonté qu’ils affirment sondages après sondages sans être entendus.

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Le choix a donc été fait de la troisième voie : le passage en Commission Mixte Paritaire (CMP). C’est un passage qui n’a rien d’exceptionnel. Sauf qu’habituellement, il se fait quand le texte voté par l’Assemblée et celui du Sénat est différent. Il faut donc une CMP pour élaborer un texte commun aux deux Assemblées et rapprocher les points de vue. La CMP est strictement encadrée, elle ne peut modifier le texte de loi à sa guise, ajouter des amendements, etc. La CMP n’est pas une troisième lecture du texte. Une fois rédigé, celui-ci doit à nouveau être voté par les deux assemblées. Voilà pourquoi le texte issu de la CMP, basé sur celui voté par le Sénat, sera forcément plus à droite que celui voulu par le gouvernement. C’est là que réside la prise de risque. Si la CMP est conclusive, que le parlement propose un texte et que celui-ci échoue à être voté car la majorité présidentielle le désavoue, alors la crise politique sera plus profonde encore et pourrait signer l’éclatement de la majorité et son refus d’accepter les choix du parlement. C’est se retrouver en situation de faiblesse de légitimité à la fois dans la relation avec les citoyens et dans la relation avec les représentants. Ce serait pour le gouvernement, infliger un camouflet au Parlement et rentrer dans un rapport de force dont il n’aurait pas les moyens de sortir car il ne pourrait faire appel au peuple, tant il est déconnecté de ses attentes. Les dissensions politiques d’une majorité trop hétéroclite, qui n’a pas su se forger des représentations communes et reste tributaire de ses anciennes appartenances font que le râteau, utilisé pour ramasser large, est en train de refermer ses dents, mettant dans un face-à-face délétère les deux composantes de la non-majorité présidentielle. La volonté présidentielle de brutaliser le parlement en y allant à la hussarde n’est pas un bon signe : le président veut une CMP lundi 18 décembre pour un vote des assemblées mardi 19. Le président réagit en enfant contrarié et comme s’il n’était pas comptable de cette cacophonie qui se termine en pantalonnade.   

Alors, la France est-elle devenue ingouvernable ? L’exécutif a trois options pour débloquer la situation : 1) demander à Darmanin de partir 2) envisager un remaniement ministériel plus large après les fêtes 3) dissoudre l’Assemblée nationale. Quels sont les avantages de chaque solution et les scénarios envisageables ? Je vous propose enfin un dernier scénario : la démission d’Emmanuel Macron. Mais n’est-ce pas un rêve un peu fou de commentateur ? Explorons ces options.

Scénario démission : La démission d’Emmanuel Macron n’arrivera pas ! L’homme trouve toujours un substitut sur lequel faire porter ses propres erreurs et est incapable de toute remise en cause. Et même dans une situation politique bloquée, il peut tout à fait se maintenir au pouvoir en ne faisant rien.

Départ de Darmanin : Gérald Darmanin a proposé sa démission lundi soir, qui a été refusée. La vérité est donc qu’il n’a jamais voulu démissionner. Il lui suffisait non de proposer sa démission, mais de partir tout simplement. Là, il s’agissait d’une mise en scène très ancienne mode, destinée à redonner du crédit et de la légitimité à un ministre via l’onction présidentielle. Cela ne peut marcher car justement la légitimité du président est faible. Cela entérine simplement le fait qu’Emmanuel Macron n’a personne d’autre sous la main ! Et il y a derrière, la volonté d’envoyer un message à la frange gauche de Renaissance, en plein retour du refoulé frondeur qui a achevé le PS. Mais cette tentative de recréditation n’a aucun effet à l’extérieur. Pourtant, pour Gérald Darmanin, rompre avec le « en même temps » présidentiel sur la question de l’immigration aurait été un moyen de rentrer dans le jeu de la future campagne de 2027. En termes d’avenir politique, c’était d’ailleurs la bonne décision, il aurait même été crédité de courage. Il aurait expliqué que, n’ayant pas les moyens d’agir sur son domaine de compétence et face à une majorité déchirée refusant de prendre ses responsabilités, le compromis était impossible et surtout finissait par ressembler à un arrangement politicien réalisé au détriment des attentes des Français et de la lisibilité de l’action. Ne pouvant agir, qu’il démissionne est logique et il aurait pu faire entendre une petite musique plus souveraine sur la question de l’immigration, plaçant ainsi ses pions pour 2027. Là, la séquence ne peut s’achever que de façon assez minable et laissera des traces dans la majorité en même temps qu’elle a exhibé toutes les faiblesses du pouvoir actuel.

Dissoudre l’Assemblée : Cela deviendra peut-être inéluctable, mais ce sont les faits et l’accumulation des blocages qui entraineront cette décision. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui, à part au RN, personne n’a intérêt à la dissolution. Pour le PS et LR, la question se pose de la poursuite de leur effacement du paysage et si LR a réussi son coup sur l’immigration, elle n’a toujours ni ligne politique lisible ni leader reconnu. Pour LFI, la question démocratique ne se pose plus vraiment. Ils sont perdus dans un rêve révolutionnaire et espèrent plutôt une prise de pouvoir grâce au chaos, d’où la stratégie de conflictualisation mise en œuvre et la dérive vers la violence politique. Cette gauche totalitaire est minoritaire en France, mais garde quand même un socle électoral étonnant eu égard à son positionnement fort peu démocratique. Il n’en reste pas moins que l’image de Mélenchon et de LFI s’est fortement dégradée et que le parti et son leader sont vus comme des dangers pour la démocratie par de plus en plus de Français. Cela peut avoir des effets dans les urnes qui entameront leur hégémonie à gauche et réduiront leur influence. Du côté de Renaissance, les seules martingales qui leur permettent d’exister sont leur allégeance au président de la République et la dénonciation de l’extrême-droite comme retour de la bête immonde. Le problème est qu’Emmanuel Macron est franchement démonétisé. Quand un président dissout, c’est qu’il pense que le pays le soutiendra contre les turbulences de sa majorité et de son opposition. Là, on ne voit pas comment il pourrait s’en sortir : sa loi immigration ne correspondant pas aux attentes des Français, il ne gagnera pas le soutien populaire. La fracture de sa majorité est inscrite dans le fait que, n’ayant pas de projets pour la France, il ne peut transcender les sensibilités qui composent sa majorité par l’action. Les fractures de sa majorité ne pourront donc que s’approfondir sous la tension et cela ne devrait pas lui permettre de retrouver une majorité dans les urnes.

Remanier : en cas de crise politique, le remaniement doit être porteur d’un message politique qui s’incarne dans le choix des hommes, à travers leur appartenance ou à travers ce qu’ils incarnent. Un remaniement traduit une alliance politique nouvelle, ou une orientation idéologique différente. Mais qui nagerait dans l’eau glacée pour monter dans le Titanic en train de sombrer ? Une alliance à gauche est impossible ou inutile : le PS ne représente plus rien, LFI est dans son délire révolutionnaire, quant aux Verts, embourbés dans leur stratégie woke, ils n’incarnent plus vraiment le souci de la planète et perdent du terrain. S’allier avec eux est inutile. De toute façon ils ne sont pas en demande. A droite, même si LR est amoché, s’allier avec le parti présidentiel serait du suicide alors que celui-ci est destiné à éclater un fois qu’Emmanuel Macron ne sera plus au pouvoir. On ne rejoint pas celui que l’on peut dépecer simplement en attendant. Si les LR ont un peu de sang-froid, ils laisseront sombrer une majorité sans avenir et reconstruiront plutôt une ligne politique cohérente. D’autant qu’un tel rapprochement peut également faire éclater Renaissance. On voit mal Sacha Houllié et Eric Ciotti travailler ensemble. Mais, surtout, le fait que Renaissance n’ait pas d’avenir fait de tout rapprochement avec le parti présidentiel, une prise de risque avec peu de chances de gain politique associé. Quant à débaucher quelque figure emblématique, on a de la peine à voir surgir un nom signifiant ou incontournable dans le milieu politique. Quant aux recrutements ministériels en mode « exaltation de la société civile », ils n’ont rien donné de bien convaincant quand ils ne se sont pas finis en tragi-comédie.

L’exécutif nous rappelle que le projet gouvernemental entendait durcir la législation pour combattre l’immigration illégale. Et que de telles mesures font plutôt consensus dans l’opinion. LR et RN ne risquent-ils pas de passer pour de dangereux irresponsables aux yeux de leurs électeurs, ce que ne manque pas de souligner l’exécutif depuis lundi soir ? A quel jeu jouent Olivier Marleix et Eric Ciotti ?

Si le projet du Sénat est repris par le gouvernement, les Français seront sans doute plus satisfaits, mais la majorité présidentielle risque de le désavouer elle-même car elle compte pas mal de partisans d’une immigration peu régulée. C’est néanmoins le seul moyen d’avoir le soutien des LR et donc de faire passer la loi.

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La vraie question est : est-ce-que cette loi correspond aux attentes des Français, est-ce qu’elle change vraiment la donne, ou est-elle la énième loi qui ne résoudra toujours pas la question des reconduite à la frontière, de l’attribution de la nationalité française, de l’absence de respect des frontières, de la multiplication des « mineurs isolés », de l’installation de clandestins… Voire pour être plus cynique : est-ce-que cette loi est vue par les Français, quelle que soit sa réalité effective, comme à la hauteur des enjeux. La réponse est non. Aucun point lié au durcissement ne s’est installé dans le débat public, personne ne sait vraiment quels problèmes concrets cette loi entend résoudre. La seule chose qu’ont retenue les citoyens c’est que l’on allait ouvrir l’immigration dans les métiers en tension. Donc, qu’une loi dont ils espéraient qu’elle ralentisse fortement l’immigration avait pour résultat notable d’ouvrir encore plus les frontières. Pour ceux qui n’ont pas perçu le paradoxe, ne reste que le sentiment du « en même temps ». Un « en même temps » vécu non comme un souci d’équilibre entre humanité et fermeté, mais vu comme un moyen de mettre en avant la fermeté pour au final justifier la prolongation du laxisme et des dispositifs dilatoires. Cette loi Immigration ne correspond pas aux attentes des Français, et ne peut être illustrée par un exemple de fermeté qui ait un sens pour eux. Elle n’a que le discours politique qui assure qu’elle permettra plus de reconduites à la frontière mais personne n’y croit plus. Le discours n’est pas performatif, les exemples concrets ne sont pas là, les Français pensent que cette loi n’est pas adaptée et sera dépassée à peine votée. Ils peuvent donc trouver que la motion de rejet était légitime, que le fait que LR ait tapé du poing sur la table était nécessaire et être bien plus satisfait par le texte issu des travaux du Sénat que par celui du gouvernement. Et si la majorité présidentielle ne le vote pas, elle montrera juste que cette lecture était juste et se tirera une balle dans le pied. Et si la CMP fait sauter les mesures les plus symboliques, elle donnera à LR des arguments pour ne pas voter le texte au nom du respect de la volonté des Français. Le gouvernement est décidément en mauvaise posture.

Marine Le Pen jubile et attend

Marine Le Pen apparaît depuis lundi soir comme la grande gagnante de la situation. Le rejet de la loi immigration ne revient pas à une motion de censure du gouvernement qui serait passée, mais cela y ressemble… Alors, voir Marine Le Pen ou Jordan Bardella débarquer à Matignon, après des élections législatives anticipées est-il probable ? Le souhaitent-ils ?

C’est politiquement compliqué. La seule légitimité d’Emmanuel Macron est de s’être posé en rempart contre l’extrême-droite et d’avoir diabolisé Marine Le Pen.

Après, si le RN gagne des législatives anticipées à lui tout seul, pour le coup la question de la démission du président peut se poser, après un tel désaveu citoyen.

Sinon, il peut effectivement se réfugier dans la cohabitation et se présenter en rempart et garde-fou de la République. Mais ce cas de politique fiction n’est pas dans l’intérêt de Marine Le Pen qui risquerait d’y perdre pour 2027 le facteur « on n’a jamais essayé le RN », qui est un des chemins pour élargir son électorat…

La «guerre tiède»

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Bruno Tertrais © Hannah Assouline

Dans son nouvel essai, Bruno Tertrais dépeint un ordre géopolitique mondial non plus soumis à l’idéologie et à l’économie mais au ressentiment et aux passions identitaires. Cette division entre Occidentaux et néo-impérialistes ouvre la voie à un conflit long, et plus ou moins larvé.


Ne lui parlez pas d’« alliances », d’« axes » ou de « camps ». Pour le directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, voici venu le temps des « familles ». À ma gauche, la famille « occidentale libérale », avec l’oncle Sam en chef de clan et une soixantaine d’États partageant ses valeurs. À ma droite, la famille « eurasiatique autoritaire », qui s’étend du Bosphore au détroit de Béring, et dont la Chine est le membre le plus éminent. Deux groupes de pays où l’on est pas toujours uni, pas toujours solidaire, pas toujours d’accord. Comme dans toutes les familles… Seulement, si l’on veut comprendre ce qui se joue en Ukraine, en Arménie ou en Israël, il faut apprendre à les connaître. À l’appui des auteurs les plus solides (Raymond Aron, Alexandre Soljenitsyne, Pierre Hassner) mais aussi de références savoureuses à la pop culture (Friends, Games of Thrones, Star Wars), Tertrais distribue les bons et les mauvais points. S’il veut bien reconnaître les torts du monde libre, il accable davantage les leaders des puissances émergentes, les Xi, Poutine, Erdogan et autres Raïssi, qui usent et abusent du révisionnisme historique, du fanatisme religieux et de l’intoxication numérique. De quoi redonner toute sa pertinence à cet aphorisme prononcé par Arthur Koestler en 1943 (alors qu’il travaillait à la BBC), et cité par Tertrais dans sa conclusion : « Nous nous battons contre un mensonge absolu au nom d’une demi-vérité. »


Causeur. Pourquoi ne pas avoir appelé votre ouvrage « La Guerre des civilisations » ?

Bruno Tertrais. Parce que le titre avait déjà été pris par Samuel Huntington en 1996 ! Plus sérieusement, dans mon livre j’essaie de montrer que les tensions et les conflits en cours sur la planète ont une dimension de plus en plus identitaire, en particulier sous la pression de la Russie, de la Turquie, de l’Iran et de la Chine, ces quatre « néo-empires » qui prétendent se défendre contre la prétendue hégémonie occidentale. Mais l’identité ne se résume pas à la « civilisation ».

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Vous reconnaissez tout de même que certaines guerres récentes ou actuelles ont bel et bien un aspect civilisationnel…

Il y a indubitablement quelque chose de cet ordre à l’œuvre en Ukraine, en Arménie et en Israël, qui sont d’ailleurs autant de contrées où résonne la mémoire d’un génocide passé. J’ajoute que l’hypothèse d’un conflit entre la Chine et les États-Unis fait aussi apparaître une dimension civilisationnelle. On peut certes décrire cette opposition comme une rivalité classique entre très grandes puissances, mais ce serait omettre que, pour la première fois à l’époque moderne, ce sont deux États appartenant à des civilisations différentes qui se disputent le leadership mondial – c’est en tout cas la manière dont cela est décrit à Washington et à Pékin. Méfions-nous cependant des idées trop simples. Dans Le Choc des civilisations, qui est un excellent livre dont je recommande par ailleurs la lecture, Huntington élabore des analyses souvent excessives. Sa division du monde en aires civilisationnelles est contestable dans son principe et dans son tracé. Et lorsqu’il écrit que « les frontières de l’islam sont sanglantes », reprenant d’ailleurs une idée du néoconservateur Bernard Lewis, sa formule recouvre une certaine réalité, mais au prix de raccourcis dont il faut se méfier. Sans quoi on en vient à encourager des outrances comme celles du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan qui, voilà un mois, n’a pas hésité à parler publiquement d’affrontement « entre la Croix et le Croissant ».

Pourquoi est-ce une outrance ?

Au Proche-Orient comme dans le Caucase, on n’a pas vu se former une coalition armée d’États islamiques contre les démocraties occidentales. Et on ne voit pas davantage intervenir une coalition de pays judéo-chrétiens ! Bref, nous n’allons pas revivre la bataille de Lépante, cet affrontement décisif entre la Sainte Ligue catholique et l’Empire ottoman en 1571. Même si évidemment, lorsqu’on regarde les conflits dans cette région du monde, la référence religieuse s’impose à tous ou presque. Y compris en Ukraine, où le schisme de l’Église orthodoxe, qui vient de se dégager de la tutelle russe pour devenir autocéphale, est un événement historique. Moscou, Téhéran et Ankara manipulent par ailleurs le référentiel religieux au bénéfice de leurs ambitions.

Certains observateurs parlent carrément d’une polarisation entre l’Occident et le Sud global. Qu’en pensez-vous ?

J’évite d’employer le concept fourre-tout et à connotation idéologique de « Sud global », qui est issu des études décoloniales… Ce « Sud » n’a aucune homogénéité, il est un espace plus qu’un objet. Les pays qui le composent sont loin de toujours voter de la même façon aux Nations unies. La situation est donc très différente de celle qui prévalait durant la guerre froide, quand il y avait une véritable logique de bloc contre bloc et où le « tiers-monde » était plus cohérent.

Depuis le 7 octobre, on a quand même l’impression que beaucoup de pays ex-soviétiques et ex-non-alignés affichent une même hostilité envers les pays riches…

Vous noterez toutefois que leur position n’est pas exactement la même dans le dossier ukrainien et sur Gaza. Une disparité qui conforte ma grille de lecture selon laquelle nous ne vivons pas un choc de civilisations, mais peut-être plutôt une « guerre contre la civilisation »… Cela dit, je conviens volontiers que les événements du 7 octobre, qui se sont produits juste après la parution de mon livre, amènent une question : la « famille occidentale » et la « famille autoritaire », qui fonctionnent jusqu’ici dans le concert des nations en ordre plutôt dispersé, ne risquent-elles pas de se cristalliser et de devenir des blocs ? J’ai plusieurs raisons de penser que cela n’arrivera pas : par exemple, le fait que la Turquie et les États-Unis n’ont pas l’intention de rompre ; ou bien qu’Israël reste disposé, pour assurer sa sécurité, à tisser des partenariats « contre nature », comme avec l’Azerbaïdjan ; ou encore que l’Inde, pour l’heure, ne souhaite nullement s’aligner sur Washington.

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Depuis le début de cet entretien, nous n’avons pas parlé d’Europe. Ce n’est sans doute pas un hasard. Notre continent n’est-il pas condamné à subir en toute impuissance les événements géopolitiques ?

L’Europe a effectivement encore du mal à prendre des positions communes sur les questions géostratégiques, le conflit entre Israël et le Hamas l’a encore illustré. Cela dit, on doit quand même constater que ses dirigeants, aussi bien à Bruxelles que dans les grandes capitales, se sont déniaisés ces dernières années, et comprennent enfin combien le monde vit au gré des rapports de forces et pas seulement du doux commerce et des pieuses intentions. Notez que l’Europe se structure aussi désormais en dehors de l’Union. Les Britanniques ont ainsi adhéré à la CPE, la Communauté politique européenne créée l’an dernier à l’initiative d’Emmanuel Macron et qui semblait vouée à l’échec puisqu’elle reposait sur de vagues idées et n’avait fait l’objet d’aucun travail préparatoire avec les autres chancelleries. Longtemps les élites européennes ont pensé qu’il fallait absolument s’arrimer à la Russie. Cette candeur n’est plus de mise. À présent, la priorité est l’attelage avec le Royaume-Uni et l’Ukraine. Soit la grande Europe sans la Russie…

Pour le moment, la CPE n’a aucun poids diplomatique…

Ce n’est qu’une structure de coopération légère. Le plus important, c’est que les mentalités sont en train de changer en Europe. L’Union s’est construite depuis les années 1950 avec la certitude que l’interdépendance serait la clé de la paix, et se voyait même comme un modèle en la matière pour le reste du monde. Plus personne n’est aussi naïf à présent, y compris en Allemagne, où l’on constate que les trois piliers de la politique internationale du pays sont ébranlés.

Quels sont ces trois piliers ?

L’Allemagne pariait sur l’interdépendance énergétique avec la Russie, l’interdépendance commerciale avec la Chine et l’interdépendance sécuritaire avec les États-Unis. L’invasion de l’Ukraine, le raidissement chinois et la perspective des élections américaines de 2024 sont en train de montrer que ce pari était plus que risqué.

Même avec les Etats-Unis ?

Je reviens d’un déplacement à Washington et je dois dire que ce que j’ai entendu là-bas est assez préoccupant. Si Donald Trump gagne l’an prochain, le scénario sera très différent de son premier mandat. L’équipe du candidat républicain n’a rien à voir avec celle de 2016. Contrairement à la dernière fois, on a peu de chance de trouver des éléments modérés dans une éventuelle administration Trump 2, mais uniquement des idéologues revanchistes. En janvier 2017, c’est un Donald Trump instinctif et pragmatique qui était rentré à la Maison-Blanche, élu par surprise et sans programme. En 2025, ce pourrait bien être l’artisan résolu d’une véritable contre-révolution américaine. Avec, pour nous, le risque que les États-Unis sortent de l’OTAN. Ce qui validerait le récit français d’une Amérique s’éloignant de l’Europe, mais risquerait de faire entrer notre continent tout entier dans une zone de fortes turbulences.

22e sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) à Samarcande, Ouzbékistan, 16 septembre 2022. Comme la « famille occidentale », le « famille autoritaire » fonctionne en ordre plutôt dispersé dans le concert des nations. © Sergei Bobylev/TASS/Sipa

Il faut donc souhaiter la victoire de Joe Biden ?

Sa présidence s’avère assez exceptionnelle, aussi bien au plan intérieur, grâce au succès de l’Inflation Reduction Act, qu’en politique étrangère, avec son soutien à l’Ukraine et à Israël et sa vigilance sur la Chine. Au fond, les Américains sont dans une situation qui fait penser au second tour Macron-Le Pen en 2022 : ils ne veulent pas d’un duel Trump-Biden et pourtant ils l’auront ! Reste à savoir s’ils choisiront le plus sage des deux candidats.

A lire aussi : Éric Zemmour: «La civilisation islamique mène une guerre à l’Occident»

Donald Trump est-il si dangereux ? Ne prétend-il pas pouvoir mettre fin à la guerre en Ukraine en vingt-quatre heures en obligeant les belligérants à négocier ?

Il faut le créditer d’une chose, et d’une chose seulement : sa contribution aux accords d’Abraham. Mais accorder trop d’importance à ses rodomontades sur l’Ukraine serait une erreur. D’une part, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a démontré qu’il était résolu à se battre coûte que coûte. D’autre part, le président russe Vladimir Poutine a, lui, tout intérêt à entretenir la guerre, puisque c’est ainsi qu’il peut maintenir son régime despotique.

À moins que ledit régime s’effondre…

C’est une perspective envisageable, mais gardons-nous de penser orgueilleusement que c’est nous, Occidentaux, qui tenons en mains les clés de l’avenir russe. Si la Russie devait imploser, ce serait suite à une chute de Poutine provoquée en interne. Dans cette hypothèse, on se retrouverait dans un cas déjà rencontré en 1990, obligeant les autres grandes puissances à veiller à ce que le pays ne sombre pas dans le chaos. Avec sa voix au Conseil de sécurité à l’ONU, et surtout son arsenal nucléaire, la Russie doit demeurer un édifice stable et cohérent, c’est de notre intérêt. Tout le monde en est d’accord du reste, non seulement dans le monde libre… mais aussi à Pékin, où l’on aimerait bien, en schématisant, que la Russie soit le Canada de la Chine, pas son Mexique !

La Chine est-elle un pays si raisonnable ? La tentation d’envahir Taïwan ne la démange-t-elle pas ?

Vous avez raison, le président chinois Xi Jinping voit Taïwan s’éloigner de la Chine comme l’Ukraine s’éloigne de la Russie, ce qui est insupportable pour lui. Et il a le sentiment d’être en position de force par rapport aux États-Unis : son pays est plus stable politiquement, moins exposé militairement et toujours prometteur économiquement. Mais il ne « fera tapis » que s’il est certain de réussir son coup. Donc ce n’est pas à mon sens pour demain. Ce que je nomme la « guerre des mondes » sera sans doute longue et rappelle en cela la rivalité entre Rome et la Perse à la fin de l’Antiquité et au début du Moyen Âge. Mais elle a de grandes chances de rester une « guerre tiède ».

La Guerre des mondes, L’Observatoire, 2023.

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Point rouge en bonus

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Elio Di Rupo, Bruxelles, 2019 © ISOPIX/SIPA

Hier, le socialiste belge Elio Di Rupo donnait une conférence à l’université de Mons, et présentait l’état d’avancement du plan de relance de la Wallonie. Par email, les étudiants ont été informés qu’ils obtiendraient un point bonus à leur examen s’ils y participaient.


Riche d’une terre fertile, de son sous-sol grouillant de charbon et de métaux, la Wallonie fut longtemps une des régions les plus riches et les plus convoitées d’Europe, s’alliant aux Rois de France, aux Ducs de Bourgogne ou au Saint-Empire. Elle héberge toujours deux capitales du royaume franc, Tournai et Charleroi, et deux lieux de cuisantes défaites françaises, Ramillies et Waterloo. Elle abrite également deux universités de renommée internationale, Liège et Louvain-la-Neuve.

La belle histoire du bourgmestre de Mons

Hélas, cette bonne fortune qui la faisait resplendir ne pouvait pas durer toujours et la seconde moitié du XXe siècle vit sa brillante économie, principalement basée sur les aciéries, entamer son déclin. C’est alors que le Parti Socialiste wallon prit son envol sur les terrils abandonnés et les friches industrielles. Parmi les jeunes étalons de son écurie, le PS biberonnait un jeune homme d’origine italienne au sourire indéboulonnable. Et pas que le sourire, d’ailleurs, l’avenir montrera que le bonhomme entier était tout autant indéboulonnable. Tour-à-tour ministre fédéral, ministre régional, Premier ministre, président du parti ou ministre-président de la Région wallonne, Elio Di Rupo faisait partie du décor belge au même titre que les Polders ou l’Atomium.

Mais la route des élus socialistes wallons est émaillée de scandales[1] dont je vous épargne les détails.

A lire aussi, du même auteur: Hamas: pour la gauche belge, il faut avant toute chose «contextualiser»

Parfois éclaboussé, l’empapillonné Di Rupo s’en tirait toujours par l’un ou l’autre discours affirmant son dégoût de la corruption et sa mâle intention d’en finir avec ces viles pratiques. Et son électorat d’allocataires et d’obligés le ramenait sans cesse à la surface. Mais peu-à-peu, les aficionados du PS se sont lassés, particulièrement dans la jeune génération qui ne croit plus trop aux nombreux « plans de relance économique de la Wallonie » qu’il aligne depuis des lustres.

Mais Di Rupo détient un joker. Il est aussi bourgmestre de Mons, petite ville proche de la frontière française, où il bâtit depuis des années et à grand renfort d’argent public une gare pharaonique. Et surtout où il a implanté une université, vivier potentiel de jeunes électeurs, l’UMons. Et c’est précisément à l’UMons que le dernier scandale en date est apparu. Du moins le dernier au moment d’écrire ces lignes !

Guillaume Vermeylen ne voit pas le problème

Un obscur chargé de cours, Guillaume Vermeylen, y a promis un point bonus (5% de la note globale) aux élèves qui assisteraient à une conférence donnée par l’inoxydable Elio Di Rupo. Interrogé par la presse, il affirme ne pas voir où est le problème.

Une épidémie de rhume règne pourtant en ce moment, et assister à une conférence ne risque-t-il pas de mettre en danger Papy et Mamy comme au bon vieux temps du corona ? Alors imaginons une méthode alternative : les élèves qui prennent leur carte au PS, et cela, ça peut se faire par Internet, auront droit à un point bonus à l’examen.

Bon, évidemment, ça donnera une salle vide lors de la conférence de Di Rupo, mais on ne badine pas avec la santé !


[1] Affaire des horodateurs à Liège (1987)
Affaire Agusta-Dassault (1993)
Affaire Richard Carlier (1994)
Affaire UNIOP-INUSOP (1996)
Affaire Sotegec (2005)
Affaires judiciaires carolorégiennes (2005-2007)
Affaire Intradel-Inova (2008)
Dossier Stéphane Moreau (2008)
Affaire Daerden (2010)
Affaire Publifin (2016)
Affaire Publipart (2017)
Affaire du Samusocial (2017)
Affaire du Greffier (2022)
Qatargate (PS) (en cours)

Ces otages qui ne sont pas nos hôtes

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Jérusalem, 12 décebmre 2023 © UPI/Newscom/SIPA

Georges-Elia Sarfati dénonce l’indifférence du monde politico-médiatique à l’égard des otages franco-israéliens aux mains du Hamas depuis le 7 octobre. Le philosophe et psychanalyste condamne l’effacement de ces hommes, femmes et enfants aux yeux de l’opinion publique.


Dernière minute ! L’armée israélienne a annoncé ce vendredi matin avoir récupéré dans la bande de Gaza la dépouille d’Elya Toledano, 28 ans. Le corps du Franco-Israélien, qui avait été fait otage par le Hamas lors de son attaque sanglante du 7 octobre alors qu’il participait au festival de musique en plein air de Réïm, a été ramené en Israël •

Les mœurs politiques, morales et médiatiques d’une génération ne sont pas forcément égales à elles-mêmes. Une autre ère peut démentir ce que fut l’attitude d’un gouvernement, et d’un peuple, à l’égard des enjeux de son temps. Au début des années 80, l’Europe existait déjà. Mais voilà que les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023, dans plusieurs localités du Sud d’Israël, ont révélé au monde que le monde ne se soutenait plus des mêmes exigences. Qui s’est informé du passé récent, ou qui a connu ce moment, se souvient de ce que fut à l’unisson l’attitude de la France, et la constance de ses citoyens, à cultiver la présence en leur absence des otages français du Liban : les diplomates Marcel Fontaine et Marcel Carton, le journaliste Jean-Paul Kaufmann et le sociologue Michel Seurat. Je ne me souviens pas qu’alors il y eût de campagnes d’affichage en rappel de leur sort. Mais à tout le moins, je me souviens qu’à partir du mois de mars 1986, la chaîne de télévision Antenne 2, ouvrit quotidiennement son journal par l’évocation des noms des otages, photos à l’appui. Les journalistes martelaient, en une litanie qui avait fini par se graver dans la mémoire française, le décompte de leurs jours passés en captivité. La configuration politique d’alors était, sur le plan international, à peine différente de celle que nous connaissons aujourd’hui au Proche-Orient : « les otages français du Liban », comme tout le monde avait fini par les appeler, avaient été enlevés par le Hezbollah, ils étaient détenus par la même milice shiite, supplétive de l’Iran des Mollahs. Qu’ils n’aient pas été abandonnés à leur sort, ni voués aux abysses de l’oubli a sans doute été pour beaucoup dans le dénouement tendanciellement positif de cette affaire. La situation des otages français avait été assumée avec la dignité d’une véritable cause nationale, et l’information nationale nous les avait rendus proches, en nous inculquant le sentiment que le calvaire qu’ils enduraient nous concernait aussi. La campagne médiatique, régulière et quotidienne, menée en faveur de nos concitoyens, fut sans faille, et dura plus de deux années consécutives, jour après jour, jusqu’à leur libération en mai 1988 – à l’exception de M. Seurat, mort en captivité.

Indifférence

Cela concernait le Liban et le Hezbollah, et non pas Israël et le Hamas, et les otages d’alors, bien que très peu nombreux, en comparaison du nombre d’otages saisis en 2023 par le Hamas, sur le territoire souverain d’Israël, étaient exclusivement des citoyens français, sans qu’aucun fût de confession juive. Une question surgit alors : la qualité des otages est-elle pour quelque chose dans la différence de traitement médiatique et politique que la France et son gouvernement infligent aux otages du Hamas ? Je pense ne pas être le seul à m’être étonné, puis à m’indigner de l’indifférence entretenue à leur endroit depuis les massacres et les exactions du 7 octobre. La trêve qui a permis l’échange d’une centaine d’entre eux contre des délinquants palestiniens, détenus en Israël, a apporté une nouvelle démonstration sur la nature inconciliable de l’islamo-sadisme : surtout ne pas réunir les familles, calculer la sortie de certains enfants et de certains adultes, se débarrasser des étrangers pour complaire aux nations (non juifs et non israéliens), et retenir les femmes adultes et les hommes susceptibles de porter les armes, isolant ainsi davantage Israël sur la « scène » internationale.

Kfar Saba, Israël, 12 novembre 2023 © Ariel Schalit/AP/SIPA

N’était l’activité inlassable du Collectif du 7 Octobre, jamais la rue française n’aurait eu connaissance des visages, ni des noms des otages retenus par le Hamas. Les esprits, en principe formés dans le giron culturel des Lumières et de la défense de la dignité humaine, seraient enclins à penser qu’il faut défendre les victimes pures, et ne pas abdiquer l’exercice du jugement critique, même à bonne distance. Le principe du devoir de mémoire aurait pu s’affirmer dans cette situation limite, sans que son usage ne coïncide pour une fois avec la seule considération d’une mémoire endeuillée. Le devoir de mémoire pourrait s’ériger en faux contre la continuation du terrorisme, simplement au nom de la défense des droits humains, si chéris des Occidentaux. Mais non, cette seule et simple possibilité éthique est demeurée lettre morte.

Perversion

Au contraire, depuis le 7 octobre 2023, les medias publics français ont accoutumé la population française à l’indifférence ; pis, ils l’ont éduquée à l’oubli, et lorsque ces mêmes otages sont évoqués – surtout lorsqu’ils l’ont été pour les besoins de la mise en scène voulue par des terroristes passés maîtres dans l’art de subvertir les codes moraux, les médias ont tout fait pour éviter d’humaniser ceux qui sont restés captifs, au prétexte qu’Israël en guerre existentielle contre une organisation génocidaire n’entend pas obéir à l’injonction planétaire de faire cesser le feu.

Une forme de suspicion s’est même insinuée à l’endroit de la minorité des otages franco-israéliens. « On » a d’abord retenu qu’ils étaient d’abord Israéliens et juifs, puis incidemment Français. Cette seule singularité a suffi à nous les rendre lointains et abstraits, parce qu’étrangers. Ces otages ne sont pas nos hôtes, au contraire des « otages français du Liban », qui naguère étaient nos convives quotidiens. À partir de cette prémisse fortement intériorisée, à partir de ce présupposé très généralement partagé, « on » s’est fait à l’idée qu’à cause de la contre-offensive d’Israël, ces otages au statut hybride, pouvaient bien être livrés au bon plaisir du Hamas. Ces otages qui ne sont pas nos hôtes, mais qui auraient pu l’être, notamment sur simple décision de la présidence française, peuvent bien rejoindre sans que cela n’émeuve le moins du monde, le nombre des victimes collatérales d’une guerre dont « on » a aussi oublié les principales raisons. Dans chaque quartier de Paris, j’ai reconnu les affiches soulignant le drame constant des otages au fait qu’elles étaient d’abord placardées sur la devanture de commerces casher. Dans chaque quartier de Paris, j’ai aussi reconnu à leur déchirure ces affiches arrachées par des mains haineuses et résolues à défigurer l’image de leur présence. Et dans les deux cas, j’ai constamment reconnu l’effet du raptus antisémite. Ce sont des figures d’enfant, de femmes, d’hommes arrachés à leur vie quotidienne, parce qu’ils sont citoyens du seul État à caractère juif de la planète Terre. Le droit international, la condition féminine, les droits de l’enfant, ne sont-ils donc que les slogans d’un certain militantisme, ou les fétiches d’un discours politique irréversiblement perverti ? Ainsi va la volatilité de la mémoire, ainsi va encore la fragilité de nos cadres éthiques et juridiques, si facilement mis à mal devant la première épreuve. Toute rectitude citoyenne se serait-elle évaporée ?

Un peuple peut en cacher un autre

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Rencontre entre Emmanuel Macron et Yassine Belattar dans un bar des Mureaux (département des Yvelines), 7 mars 2017. © ERIC FEFERBERG/AFP

L’attaque de Crépol est la version rurale de l’offensive anti-occidentale menée ailleurs en France, en Europe, comme en Israël. Certains y voient une guerre de civilisations. Mais les civilisations n’ont pas de numéro de téléphone, ni d’armée. Quel que soit le nom qu’on lui donne, comme l’avait prédit Gérard Collomb un face-à-face s’esquisse entre les deux peuples qui coexistent sur notre sol.


On dira que ça n’a rien à voir. Qu’il faut avoir un esprit tordu (également dit d’extrême droite) pour tirer un trait entre le 7 octobre et le bal tragique de Crépol le 18 novembre. Comment peut-on comparer le pogrom antijuif commis par le Hamas au sud d’Israël et le meurtre d’un adolescent, poignardé un soir de fête au village ? Les deux événements sont assurément sans commune mesure. Mais peut-être pas sans rapport. Peut-être que le drame de Crépol fait partie de la version locale d’un affrontement plus large qui se joue sur plusieurs fronts –Proche-Orient, Europe, Amérique – et sous plusieurs formes – terrorisme, séparatisme, guerre.

Quant à savoir si le syntagme « guerre de (ou des ?) civilisations » est ou non une grille de lecture pertinente du monde, chacun se fera une idée en puisant dans les vastes réflexions d’Éric Zemmour et de Michel Onfray, largement convergentes sur ce point. Ce dernier observe ironiquement qu’on accuse généralement les tenants du diagnostic d’encourager la maladie, comme si le mot guerre avait le pouvoir maléfique de créer la chose.

Quelles que soient ses vertus descriptives, le concept n’est guère opératoire, pour la bonne raison que les civilisations n’ont pas de numéro de téléphone. Elles n’ont pas d’armée ni de police, elles n’ont pas de lois écrites ni de frontières. Et pour finir, elles n’ont pas de chef suprême ni de Politburo. Aussi discréditées et empêchées soient-elles, les nations ont encore les premiers rôles dans l’histoire. Quand elles s’allient comme elles l’ont fait contre l’État islamique, les nobles combats pour les valeurs et les libertés se conjuguent toujours à des intérêts stratégiques plus ou moins compris – les Occidentaux étant passés maîtres ces dernières décennies dans l’art de se tirer des balles dans le pied. Si les Américains aident Israël, ce n’est pas par amour des juifs (heureusement, parce que l’ambiance sur les campus outre-Atlantique suggère qu’il n’est pas très tendance). Il se peut que des nations culturellement proches aient plus de facilité à coopérer. Elles en ont tout autant à se faire la guerre.

Anti-Juifs, anti-Blancs…

Nonobstant ces réjouissantes querelles conceptuelles, la France des bistrots ne s’empaille pas pour savoir si Huntington a gagné contre Fukuyama. Mais elle sait que trois points, ça fait une ligne. Elle n’a pas besoin de lire les maîtres-penseurs du djihad pour comprendre qu’à Gaza et Arras, Malmö et Bruxelles, Marseille et Magnanville, c’est la même idéologie qui tue ou terrorise, le même vent mauvais qui souffle, diffusé par les prédicateurs numériques qui sont autant de sergents-recruteurs, la même volonté de tuer des juifs et des kouffars, tout en s’arrogeant le contrôle de la communauté. À Paris, l’islamo-gauche, rassemblée autour du drapeau palestinien, refuse de soutenir les femmes juives violées et torturées le 7 octobre. Juives, donc coupables. À Londres, on ne se cache plus pour crier « Free Palestine, from the river to the sea », ce qui en bon français veut dire « Mort aux juifs ! », comme vous l’apprendrez en répondant au test de Céline Pina qui vous dira, parce qu’il faut bien rire, quel antisémite vous êtes.

Il est vrai que les racailles de Crépol n’ont pas tué au nom de l’islam, n’ont pas crié Allahu Akbar !, elles ont simplement sorti des couteaux pour saigner du céfran. Peut-être ne sont-ils pas islamistes, ces « offensés », ainsi que les a qualifiés sans rire Patrick Cohen, payé par nos soins pour propager la bonne parole diversitaire. Juste racistes, haineux et d’une pauvreté culturelle confondante. Même Le Monde, tout en dénonçant « l’indécente exploitation de la colère », évoque « l’existence de préjugés raciaux dans tous les milieux », reconnaissant ainsi à mots couverts la réalité du racisme anti-Blancs.

A lire aussi : Éric Zemmour: «C’est la même guerre de civilisations qui brûle Kfar Aza et Crépol»

Le plus désespérant, c’est que les vieilles nations européennes, et singulièrement la France, ont construit leur malheur en accueillant massivement une immigration musulmane qu’elles étaient bien incapables d’intégrer et à laquelle, au fil des ans, on a cessé de demander le moindre effort d’acculturation. De sorte qu’un deuxième peuple a émergé sur notre sol. Ce peuple islamo-gauchiste agrège deux populations qui partagent la même détestation de la culture française : d’une part, les musulmans identitaires et les immigrés nourris au ressentiment, de l’autre, une partie notable de la jeunesse étudiante, des élites universitaires et des people. Pour la néo-gauche wokiste et racialiste, les musulmans sont le nouveau prolétariat et la jeunesse islamo-délinquante des quartiers, son avant-garde – qu’on a du mal à dire éclairée. Aussi cette gauche s’emploie-t-elle depuis des années à leur farcir le cerveau avec un discours victimaire grossier, mais efficace. Le sociologue Charles Rojzman décrit sans fard la bouillie qui tient lieu de pensée à une partie notable de la jeunesse immigrée. « Les Français sont racistes et islamophobes, les juifs sont riches, et soutiennent l’entité sioniste génocidaire. Les kouffars ne respectent pas l’islam. Nous, musulmans, sommes discriminés pour les logements et les emplois, harcelés par la police qui nous chasse au faciès, parqués dans des cités pourries. La police tue nos jeunes, toujours impunément. La justice les enferme dans des prisons et des centres éducatifs fermés. Nos filles et nos femmes n’ont pas le droit de s’habiller comme elles le souhaitent dans un pays qui se prétend libre. On nous demande de nous assimiler, de changer nos prénoms comme l’exige le nazi Zemmour alors que nous sommes intégrés, français. D’ailleurs, ce sont les racistes qui devraient quitter ce pays et tous ceux qui ne comprennent que ce pays est désormais le nôtre et que nous pouvons y vivre à notre guise[1] ! »  Il précise que cette rhétorique n’est pas l’apanage des enfants des cités : « Elle existe aussi, on l’oublie trop souvent, chez de nombreux musulmans “intégrés”, chercheurs, professeurs, médecins qui diffusent cette vision d’une société qui ne veut pas de l’islam et qui jalousent les juifs et leur réussite. »

Nos dirigeants savaient. François Hollande redoutait en secret le risque de partition, tout en proclamant publiquement que tout allait très bien, madame la marquise. Emmanuel Macron a promis de combattre le séparatisme avant de décider qu’il y avait de plus grandes causes allant de la gratuité des préservatifs à l’instauration de congés menstruels (qu’on me pardonne ma légère mauvaise foi).

« Eux ou nous »

J’ignore si c’est une mauvaise blague ou un hommage posthume du destin : le jour de la mort de Gérard Collomb, sa prophétie devenait réalité – une première fois à Crépol, une deuxième à Romans-sur-Isère. À Crépol, les deux peuples qui vivent côte à côte se sont retrouvés face-à-face, une autre manière de dire que peu à peu, « eux et nous » menace de dégénérer en « eux ou nous ». C’est ce que commencent à croire de nombreux Français qui pensaient avoir trouvé la paix loin des violences et des fracas des métropoles – encore que la présence de quatre vigiles pour un bal villageois prouve que cette paix était très relative.

Alors que la cocotte-minute française semble prête à exploser à la première alerte, la répugnance d’Emmanuel Macron à prendre position est pour le moins surprenante. On peut comprendre que le président ne se soit pas rendu à la marche du 12 novembre. Ce qui inquiète, ce sont les raisons qu’il a invoquées, après avoir semble-t-il consulté, par le truchement de deux de ses conseillers, Yacine Belattar, humoriste tendance islamo-racaille – condamné pour menaces de mort. Louis XIV avait Mazarin, de Gaulle, Malraux, Mitterrand, Attali. Emmanuel Macron a Belattar. Le niveau monte.

La Macronie s’est récriée, expliquant qu’il fallait ne rien connaître au pouvoir pour imaginer que les décisions de notre immense président puissent être dictées par un tel personnage. Il semble en effet que Macron ait aussi été influencé par sa visite à Boulazac, en Dordogne, où on ne lui a pas parlé d‘antisémitisme, ni du 7 octobre, mais de pouvoir d’achat et de retraite. C’est la méthode des capteurs censés permettre à l’exécutif d’ausculter les tréfonds du peuple. Belattar pour prendre le pouls des quartiers, un village de Dordogne pour sonder l’humeur du pays profond et le tour est joué.

Intervention des CRS au cours de la tentative d’expédition punitive menée par des activistes d’ultra-droite dans le quartier de la Monnaie, à Romans-sur-Isère, 25 novembre 2023. © D.R

En attendant, le président et le voyou s’accordent pour estimer qu’en marchant contre l’antisémitisme, Emmanuel Macron aurait porté atteinte à l’unité du pays. Si on en croit le bla-bla sur les valeurs de la République, l’antisémitisme devrait justement nous rassembler. Mais non, il parait que ça offense certains musulmans qui hurlent au détournement de compassion publique, parce que les vraies victimes, c’est eux. Et ça, ça n’offense personne. « Protéger les Français de confession juive, ce n’est pas mettre au pilori les Français de confession musulmane », a tranquillement déclaré le chef de l’État. Belattar en a rajouté. « Attention, a-t-il dit en substance, à ne pas commettre l’erreur irréparable qui donnera aux quartiers des raisons de s’enflammer. » Autrement dit, si le président avait marché contre l’antisémitisme, les quartiers auraient pu s’enflammer. L’aveu se passe de commentaire. Comme l’a résumé Ranson dans un dessin féroce publié par Le Parisien, Macron n’oublie pas qu’il est aussi le président des antisémites.

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Ce n’est pas la première fois que le pouvoir semble faire allégeance aux voyous et/ou aux musulmans identitaires, et qu’il méprise la peur et la colère de la France bien élevée, dont nombre de macronistes, à l’instar d’Olivier Véran, répètent du matin au soir qu’elle est rance. Rappelons la complaisance dont a bénéficié le comité Mensonge pour Adama ou la minute de silence observée à l’Assemblée nationale le lendemain de la mort de Nahel, tué par un policier après un refus d’obtempérer. Ou Gérald Darmanin insistant lourdement sur la présence, parmi les émeutiers, de Kévin et Matteo (nouveaux prénoms typiquement français). On a donc moult raisons de soupçonner qu’entre les deux peuples qui coexistent en France, Emmanuel Macron a choisi le dernier arrivé. Cela s’explique peut-être en partie par sa dilection pour les bad boys – illustrée par sa proximité avec Benalla ou sa photo à Saint-Martin avec un jeune torse nu qui fait un doigt d’honneur. Ou peut-être est-il réellement convaincu que « la culture française n’existe pas »[2] et que l’avenir de la France se joue en Seine-Saint-Denis, notre « Californie sans la mer »[3].

Cependant, s’il marche sur des œufs, s’il flatte la fibre victimaire des voyous en reconnaissant, comme ils l’exigeaient, l’existence de violences policières, s’il prend toujours soin de dénoncer des amalgames que personne ne fait avant de condamner la violence que tout le monde voit, c’est d’abord parce qu’il a peur : le chantage à l’émeute, ça marche. Il ne faut pas énerver les quartiers. Aussi, dans les territoires perdus comme dans les petites villes dont les noms étaient autrefois synonymes de douceur de vivre, la loi du plus fort a déjà remplacé celle de la République.

Dans ce climat, il faut rendre hommage à la France paisible, qui comprend d’ailleurs nombre de descendants d’immigrés. Elle tient et elle se tient. Malgré son désespoir de ne plus se sentir chez elle, elle ne cède pas aux sirènes des ultra-droitards qui opposent à l’islamo-gauchisme une conception tout aussi racialiste de la nation. Ciblés comme « blancs », les Français refusent, dans leur écrasante majorité, de se définir comme tels. Ils ne croient pas à ces sauveurs autoproclamés qui braillent dans des tenues ridicules inspirées par les nazis ou les chevaliers Teutoniques, et rêvent de « casser du bougnoule ». Ils voudraient simplement que la France reste la France, un pays où on peut saucissonner, se moquer de tous les prophètes, un pays où les femmes peuvent aller court vêtues. Beaucoup se disent que, pour compter, il faut casser. S’ils se sentent vraiment lâchés par ceux à qui ils ont confié leur destin collectif, ils pourraient en perdre leurs bonnes manières.


[1]. Charles Rozjman, « Racailles de cité : et c’est ainsi que naissent les monstres », causeur.fr, 27 novembre2023.

[2] Déclaration du 5 février 2017.

[3] Déclaration du 26 mai 2021

«Le wokisme a profondément appauvri l’univers Disney!»

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Bob Iger, ici photographié à Los Angeles en 2020, a récemment déclaré « Nous devons d’abord divertir. Il ne s’agit pas d’envoyer des messages » © RE/Westcom/STAR MAX/IPx/AP/SIPA

Remises au goût du jour, les héroïnes comme Blanche Neige, Mulan ou Wendy ne font plus rêver. Désormais, elles ne font plus que prêcher une morale du ressentiment. Cependant, les récentes déclarations de Bob Iger, patron de Disney, allument une lueur d’espoir.


Causeur. « Les créateurs ont perdu de vue ce que devait être leur objectif n°1. Nous devons d’abord divertir. Il ne s’agit pas d’envoyer des messages », a déclaré il y a quelques jours Bob Iger, le PDG de Disney. De fait, la valeur boursière de Disney a perdu 50% en quelques années, et sa cote d’amour auprès des Américains s’est effondrée. Au cinéma, le wokisme ne semble pas faire recette. Pourquoi ?

Samuel Fitoussi. Les contraintes qu’impose aujourd’hui le wokisme à la création sont difficilement compatibles avec la production de bons films. Prenons quelques exemples concrets dans le catalogue Disney.

Premièrement, l’amour est désormais relégué au second plan des intrigues, notamment en vertu de l’idée selon laquelle les héroïnes doivent être des femmes « fortes et indépendantes » qui s’accomplissent sans l’aide d’un homme. L’an prochain sortira un remake de Blanche Neige. Cette fois, selon l’actrice principale, « Blanche Neige ne sera pas sauvée par le Prince et elle ne rêvera plus de trouver l’amour, elle rêvera de devenir la leader qu’elle doit devenir ». Pourtant, se priver de l’exploration des dynamiques amoureuses, c’est se priver de la possibilité́ d’installer un dilemme entre la passion et le devoir, de donner vie à des personnages complexes et riches, d’éclairer une dimension fondamentale de la condition humaine. Je démontre dans mon livre que la disparition de l’amour hétérosexuel (surtout lorsqu’il est positif plutôt que toxique) est malheureusement une tendance générale à Hollywood.

Rachel Zegler sera la nouvelle Blanche-Neige © Chris Pizzello/AP/SIPA

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Deuxièmement, les scénaristes veillent désormais à éviter de véhiculer des stéréotypes de genre. Avec l’idée – infantilisante – que si dans le monde réel les femmes ne se comportent pas comme des hommes, c’est qu’elles ont intériorisé les injonctions patriarcales (elles n’auraient donc pas de libre-arbitre). Les scénaristes militants portent donc à l’écran un monde où les personnages féminins deviennent des hommes aux cheveux longs. Dans la dernière adaptation de Cendrillon, une princesse monte à cheval et porte le prince sur ses épaules. Dans le nouveau Peter Pan (intitulé Peter Pan et Wendy, sans doute pour un titre paritaire), les garçons perdus sont devenus des filles et des garçons perdus (alors que dans la version originale, ils ont pour spécificité de n’avoir jamais rencontré́ de filles), tandis que Wendy combat des hommes et triomphe grâce à sa force physique, remportant des combats à l’épée contre des dizaines de pirates à la fois. Si les scénaristes tenaient compte de la différence des sexes pour créer des scènes plus réalistes et divertissantes, Wendy vaincrait ses ennemis en utilisant l’intelligence, l’esquive, la ruse ; elle se faufilerait entre les cordes et les voiles, dissimulerait des pièges. Car si dans le monde réel les femmes sont moins puissantes physiquement que les hommes, elles ne sont pas moins intelligentes.

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Enfin, la rencontre de deux idées (1- la fiction doit proposer aux femmes des « rôles-modèles » inspirantes ; 2- nos sociétés sont profondément misogynes) a complètement modifié, et appauvri, l’arc narratif archétypal des héroïnes Disney. Désormais, il s’agit de raconter l’histoire d’une femme – dotée dès le début du film d’un talent inouï dans un domaine – qui ne doit plus surmonter ses propres insuffisances mais batailler contre « la société́ » qui l’empêche de donner la pleine mesure de son potentiel. Dans ce type de films, la protagoniste n’est souvent pas très attachante parce qu’elle ne connait pas de transformation intérieure. Elle se présente telle qu’elle est (c’est‐à‐dire parfaite) et c’est aux autres de changer pour lui permettre de montrer au monde à quel point elle est exceptionnelle. Dans le Mulan de 1998, le personnage éponyme se déguise en homme et s’engage dans l’armée pour défendre son pays. Plus frêle et plus faible que toutes les autres recrues, elle est d’abord une piètre combattante et peine à gagner l’estime de ses supérieurs. Déterminée, elle progresse, compense ses lacunes physiques par une intelligence tactique supérieure, et finit par gagner le respect de tous. Dans le remake de 2020, Mulan est, dès le début du film, la meilleure guerrière de Chine. Elle ne doit plus gagner le respect des autres, ce respect lui est dû. Elle n’a plus besoin d’évoluer, ce sont tous les autres personnages qui doivent cesser d’être misogynes et de la sous-estimer. Avec cette nouvelle Mulan, les scénaristes pensaient sans doute avoir créé un rôle modèle féminin ; en réalité, la Mulan de 1998 était plus inspirante : elle enseignait le pouvoir du dépassement de soi et de la persévérance. La Mulan de 2020, elle, enseignait aux petites filles que si elles peinent à atteindre leurs objectifs, c’est de la faute de la société. Une morale du ressentiment.

Les films imprégnés des commandements wokes sont moins divertissants, mais sont-ils pour autant moralement critiquables ? Après tout, l’éveil aux discriminations et au respect des sensibilités n’a-t-il pas des conséquences positives ?

Je pense au contraire que les fictions wokes sont parfois dangereuses, notamment pour la jeunesse. Quelques exemples, non exhaustifs:

D’abord, elles dépeignent l’Occident toujours très négativement : il serait fondamentalement raciste, homophobe et patriarcal ; les noirs, les femmes et les homosexuels y rencontreraient sans cesse des obstacles liés à leur identité. Il est possible qu’en entretenant un récit victimaire, on alimente la paranoïa de millions de jeunes, on les pousse à filtrer la réalité pour ne garder que le négatif, à remplacer la complexité des interactions humaines par des rapports oppresseurs-opprimés, et à déceler dans chacune de leurs déconvenues individuelles la confirmation d’une injustice liée à une identité communautaire. Un des résultats les plus robustes en sciences cognitives, c’est que le cerveau humain est une machine à trouver les confirmations des récits auxquels il a adhéré, même s’il doit pour cela mésinterpréter la réalité. Bref, il est possible que les scénaristes wokes rendent frustrés, malheureux et pleins de ressentiment les gens qu’ils croient défendre.

Deuxièmement, le nouveau paradigme racial (par exemple : l’idée que chaque spectateur ne pourrait s’identifier qu’à des personnages qui lui ressemblent ethniquement, ou qu’un acteur noir ne pourrait doubler la voix d’un personnage blanc et vice versa) crée des barrières entre les gens qui ne se ressemblent pas, congédie l’idée d’une universalité des émotions et de la nature humaine. Pourtant, une étude Ifop a récemment révélé que les films Disney que préfèrent les Français sont Le Roi Lion et Bambi : si l’on peut s’identifier aux tourments d’animaux, alors on peut très bien se reconnaitre dans des personnages qui ne partagent pas notre couleur de peau…. Le risque, c’est que le wokisme transforme des caractéristiques biologiques en différences indépassables, cultive et nourrisse les identités particulières plutôt que le sentiment d’appartenance à une humanité́ commune.

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Enfin, l’augmentation considérable des personnages transgenres dans les fictions pour enfants – y compris régulièrement sur le service public – pose question. La transition de genre – accompagnée de prises d’hormones et d’opérations chirurgicales – est toujours présentée comme une transformation dont les personnages sortent pleinement satisfaits. Inciter des milliers d’enfants à traduire leur mal-être en dysphorie de genre et à prendre des décisions irréversibles, à un âge où on ne peut se tatouer et encore moins voter, n’est pas forcément une bonne chose.

L’acteur transgenre Miles McKenna, « Chair de Poule », Disney +, 2023

La déclaration du PDG de Disney annonce-t-elle la fin du wokisme dans le monde du cinéma ?

Je resterai prudent. D’abord, je démontre dans mon livre que l’idéologie woke est, pour des raisons sociologiques, largement dominante dans le monde de la culture, et que ce ne sont pas les intérêts économiques qui motivent les sociétés de production à « wokiser » leurs œuvres, mais avant tout l’adhésion à l’idéologie. En 2021, Dana Walden, une des dirigeantes de Disney Studios, avait reconnu « refuser de produire certains scénarios, même magnifiquement écrits, lorsque ces scénarios ne remplissent pas les conditions d’inclusivité de l’entreprise ». Aujourd’hui, les actionnaires et les dirigeants de Disney semblent vouloir tourner la page du wokisme, mais si la plupart des cadres de l’entreprise, de ses scénaristes, de ses chargés de production, de ses chargés de développement (etc.) sont des idéologues, ce sera difficile.

Ensuite, l’institutionnalisation du wokisme ajoute une difficulté qui complique le retour en arrière. Par exemple Disney, comme tous les autres grands studios américains, a désormais systématiquement recours à des consultants en « diversité et inclusion » qui relisent les scénarios avant le tournage, modifient les scènes qui pourraient indirectement inciter aux mauvais comportements, les dialogues susceptibles d’alimenter des stéréotypes….  De nombreuses grandes sociétés de production ont mis en place des quotas ethniques stricts (à l’écran, derrière la caméra, et au sein de leurs équipes d’écriture). À partir de 2024, seuls les films respectant certains quotas ethniques seront éligibles à l’Oscar du meilleur film. Certains logiciels d’écriture, comme Final Draft, sont dotés « d’outils d’inclusivité », sortes d’intelligences artificielles qui aident les scénaristes à éviter les faux-pas idéologiques.

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Enfin, les contenus wokes ont la faveur des nouvelles générations, qui de plus en plus, n’auront pas connu l’époque où la fiction n’était pas asservie à l’idéologie.

Et en France ?

En France c’est encore pire. Contrairement aux États-Unis, le cinéma est extrêmement subventionné : un producteur peut multiplier les échecs, et tout de même trouver du financement pour ses films suivants. Le marché y fonctionne moins comme un garde-fou, la déconnexion idéologique entre l’industrie culturelle et le grand public peut potentiellement croitre sans limites. À cela s’ajoute le fait que le CNC porte un regard très idéologique sur les projets qu’il choisit de financer (il possède même un fonds qui finance spécifiquement les projets dont la couleur de peau des acteurs lui convient), le fait que le directeur des programmes et des contenus de France Télévision soit un ancien militant d’extrême-gauche, le fait que les producteurs soient tous obligés d’assister annuellement à une formation de rééducation woke sur « les violences sexistes et sexuelles », le fait qu’une pression sociale toujours plus étouffante limite la liberté d’expression des potentiels dissidents, qui souhaitent conserver leurs amis, leurs postes, leurs sources de financements, leur éligibilité aux prix…

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Le dernier testament

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Marie-Mai et Rémy Girard dans Testament de Denys Arcand (2023) © Jan Thijs

Le nouveau film de Denys Arcand est un chef-d’oeuvre. Et une arme contre le wokisme et la cancel culture qui ravagent le Québec. Criant de vérité, Testament pointe l’inculture de la jeunesse, l’hystérie des médias et la démagogie des politiques. Cependant, l’auteur du Déclin de l’empire américain ne s’adonne pas à la seule déploration, il nous donne de l’espoir : le présent finira par passer.


Est-il possible à notre époque de faire un film international « réac » ? Difficilement. Les quelques exemples réussis– L’Anglaise et le Duc (2001) d’Éric Rohmer, Gran Torino (2008) de Clint Eastwood ou Top Gun :Maverick (2022) de Joseph Kosinski – sont rares et leur conservatisme pas forcément intentionnel. Peut-on faire un film « réac » réussi, tout en restant fidèle à ses idéaux de jeunesse, plutôt anticapitalistes et antiracistes ? Encore plus difficilement. Surtout sans avoir recours au registre monotone de la nostalgie et de la déploration. Enfin, est-il possible que le résultat soit un film d’espoir ? Impossible ! Pourtant, tel est le miracle accompli par Testament, le nouveau long-métrage du cinéaste québécois Denys Arcand, aujourd’hui âgé de 82 ans, dont la réputation mondiale repose sur des chefs-d’œuvre comme Le Déclin de l’empire américain ou Les Invasions barbares. Et la clé de ce succès réside justement dans l’intransigeance qui caractérise les temps présents.

Intolérance imbécile

Le personnage principal, Jean-Michel Bouchard, septuagénaire, vit dans une maison de retraite où il attend la mort avec patience. Il est sans postérité : ni humaine – il n’a pas d’enfants – ni intellectuelle – le prix littéraire qu’on lui décerne récompense un livre écrit par un homonyme. Dépassé par tout ce qui est moderne, il n’a ni téléphone portable ni connexion internet. Il se méfie des lubies actuelles, comme celles des apôtres d’une hygiène de vie saine. Son voisin Roger, un fanatique de cyclisme qui compte la moindre calorie, meurt d’un anévrisme après une course de vélo. Si Jean-Michel est un résigné, c’est aussi un résistant. Non pas par obstination atrabilaire, mais par force intérieure. À la différence de Roger, en équilibre sur sa bicyclette et mangeant équilibré, Jean-Michel, interprété avec autant de sobriété que d’épaisseur par Rémy Girard, possède une solide stabilité. Avec son armure de vieux croûton – cravate et costume trois pièces en tweed – il traverse avec sérénité une série d’épreuves qui sont autant de charges satiriques et hilarantes contre la folie du siècle.

Lors de la remise des prix, sous le haut patronage du ministre de la Culture du Québec, où Jean-Michel est récompensé dans la catégorie peu valorisée « Hommage à nos aînés », il est marginalisé par les organisatrices et bousculé par les autres lauréates, toutes féminines.Une poétesse, auteur de Vagins en feu, proclame sa« rage »face à un monde qui, par son intolérance imbécile, n’est que son propre reflet. En discutant avec un voisin de palier qui se prétend désormais non binaire, Jean-Michel fait des prouesses grammaticales pour éviter d’utiliser des pronoms personnels. Quand le ministère de la Santé, dont dépend la maison de retraite, décide de remplacer les livres de la bibliothèque par des consoles de jeux vidéo censés être plus aptes à stimuler les neurones des vieux résidents, ces derniers se montrent complètement dépassés par la technologie ou deviennent des experts accros. En revanche, Jean-Michel continue de lire les grands chefs-d’œuvre et d’écouter de la musique classique.

Le dogmatisme efface à la fois la beauté et le passé

Pour autant, Testament n’est pas un film à sketches. Ces saynètes renforcent le drame central qui tourne autour d’une fresque ornant le salon de musique de l’institution. Un beau jour, des manifestants prétendant représenter les peuples primitifs installent un camp de fortune sur la pelouse située devant l’établissement et informent la directrice, Suzanne, qu’ils y resteront jusqu’à ce que la peinture, qui illustre la rencontre, en 1535, entre le navigateur français Jacques Cartier et les Iroquois, soit détruite. D’après eux, l’œuvre représente les autochtones comme primitifs et constitue donc une insulte aux premières nations du Canada. Invitée par Jean-Michel, une descendante iroquoise estime pourtant que la représentation de ses ancêtres est fidèle à la vérité, tout en y voyant l’annonce de leur génocide. Elle démontre aussi que les étudiants anglophones qui manifestent ne connaissent rien à la culture amérindienne et aux vrais problèmes des autochtones.

Ce conflit est l’opportunité pour Arcand de revenir sur ses thèmes de prédilection : la fourberie des politiques et l’égoïsme qui régit trop souvent nos relations sociales. Quand les médias débarquent pour exploiter la protestation, Suzanne reçoit l’ordre de sa hiérarchie de résoudre le problème elle-même. Sa ministre lui assène cette triste vérité : « On ne gouverne pas avec la réalité mais avec les apparences. » Pour cacher la fresque derrière des couches de peinture blanche, Suzanne fait venir deux peintres en bâtiment qui admirent naïvement la dextérité de l’artiste, notamment à travers la figure du chef iroquois. La tête de ce dernier est la dernière partie que nous voyons disparaître. C’est ainsi que le dogmatisme efface à la fois le passé et la beauté.

À la suite de la visite de deux esthètes en colère qui lui révèlent qu’elle a détruit un chef-d’œuvre classé au patrimoine du pays et qui, en un morceau de bravoure rhétorique, descendent en flammes la notion de cancel culture, Suzanne comprend que sa carrière est finie. C’est là que Jean-Michel arrive à la rescousse. Il lui propose de vivre avec lui et, comblant le fossé des générations que le film met en évidence, réconcilie Suzanne et sa fille qui l’avait reniée. On voit le septuagénaire avec Suzanne promener l’enfant de sa fille dans un magnifique paysage automnal qui ne représente plus le crépuscule de la vie mais sa renaissance, car la vie est plus forte que le fanatisme des idéologues. Si on ajoute les « gestes gratuits de bonté » que prône Jean-Michel, c’est l’équilibre intérieur, le sens des proportions oule « juste milieu », comme disaient les Anciens, qui triomphent toujours sur les excès des iconoclastes enragés. Pour ne pas divulgâcher, comme disent les Québécois, sachez juste que le film s’achève sur une note d’espoir qui voit la beauté, l’art et l’amour triompher des sottises contemporaines.

L’Empire masculin

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© D.R

L’antiquité romaine est très tendance sur TikTok. Un engouement dénoncé par les féministes comme un « marqueur de genre », et tourné en dérision.


Combien de fois par jour pensez-vous à l’Empire romain ? Depuis septembre, cette question, posée aux hommes, représente une des plus fortes tendances sur TikTok. Tout est parti d’un fan de reconstitutions historiques, Artur Hulu, plus connu sous le pseudonyme de « Gaius Flavius », qui a suggéré à ses abonnés de sexe féminin de poser cette question à leurs maris, copains et autres accointances masculines. Les réponses données par de très nombreuses internautes dans des vidéos, dont beaucoup sont devenues virales et qui continuent à être postées aujourd’hui, révèlent une véritable obsession chez les hommes pour cet empire tombé en l’an 476 de notre ère. La plupart des interrogés y penseraient souvent, la fréquence variant entre une fois par mois et quatre fois par jour. Leur fascination est alimentée moins par des ouvrages savants que par les jeux vidéo, les péplums ou les nombreux documentaires à la télévision ou sur YouTube. Pour justifier leur enthousiasme, ils évoquent les combats de gladiateurs, le génie technologique et la puissance militaire des anciens Romains – des sujets propres à l’imaginaire masculin traditionnel.

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C’est ainsi que l’engouement pour l’empire des Césars est devenu un marqueur de genre, comme les couleurs– bleu et rose. En réponse, beaucoup de tiktokeuses publient des vidéos satiriques, tournant en dérision cette tendance éminemment viriliste mais alimentant encore l’obsession générale sur l’antiquité romaine. Dans leurs posts, les hommes font étalage de leur savoir sur le sujet, donnant lieu à l’expression « romansplaining » sur le modèle de « mansplaining », terme féministe pour dénoncer la tendance patriarcale à parler de façon à la fois savante et condescendante. Inévitablement, des rabat-joie ont fait remarquer que la plupart des amateurs étaient non seulement des hommes, mais des Blancs. Le hashtag #romanempire totalise près de 3 milliards de vues au compteur. Ave César !

Éric Zemmour: «C’est la même guerre de civilisations qui brûle Kfar Aza et Crépol»

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© Initiales CK

Quelques jours après l’attaque du 7 octobre, le président de Reconquête s’est rendu en Israël où il a constaté, bouleversé, l’étendue des massacres. Quels sont les devoirs, mais aussi les intérêts de la France dans cette épreuve? Éric Zemmour en est convaincu : elle doit être à la pointe du réarmement de l’Occident.


Relire la première partie.


Causeur. L’un des piliers de la civilisation judéo-chrétienne, l’Église catholique, se range aussi dans le camp de nos adversaires. Sans même parler des positions du pape François, les évêques de France viennent de se prononcer pour la création d’un État palestinien. On sent d’ailleurs dans certains milieux cathos un certain tropisme arabe.

Éric Zemmour. Depuis longtemps, les positions du pape sur la question migratoire montrent qu’il a pris acte de l’islamisation de l’Europe. Et ça n’a pas l’air de le déranger, comme si c’était le prix à payer pour la déchristianisation de l’Europe. Cela dit, ni le pape ni l’Église de France ne représentent les catholiques. Ces institutions sont encore marquées par les débats des années 1960-1970 quand l’Église voulait absolument être plus à gauche que le Parti communiste. Ces gens-là ont toute leur place dans la gauche et dans le peuple islamo-gauchiste qui suit Mélenchon. Ce qui est nouveau en revanche, c’est qu’il y a un jeune peuple catholique qui a conscience d’être devenu une minorité en France et en Europe, qui se situe politiquement aux antipodes de ses aînés soixante-huitards et du pape et qui veut se battre pour son pays. La preuve, beaucoup ont voté pour moi en 2022.

Quoi qu’il en soit, on ne peut pas obliger les autres à adopter nos valeurs et nos mœurs même si nous les jugeons meilleures.

L’Occident est faible, parce qu’il croit garder l’ancien discours mondialiste et universaliste tout en ayant perdu les attributs de sa puissance qui lui avaient permis de dominer le monde. Je note d’ailleurs que l’Occident s’ouvre à un multiculturalisme destructeur quand les autres civilisations, et en particulier, l’arabo-musulmane, se ferment à toutes les populations qui vivaient jadis sur leur sol : il n’y a quasiment plus de juifs et de chrétiens dans le monde arabe. Comme Dominique de Villepin, je refuse l’« occidentalisme » ; je ne crois pas que l’Occident puisse ou doive imposer savision du monde et la démocratie au monde entier. Je me contente de dire, et c’est déjà énorme, que l’Occident doit redevenir l’Occident et faire comme les autres civilisations : renouer avec sa propre identité – notamment le culte du savoir, du mérite, de l’intelligence, de la famille, le rapport à la femme. Ce qui suppose de se battre sur deux fronts : contre les autres civilisations qui veulent l’écraser pour se venger, et contre les woke qui veulent détruire la civilisation occidentale de l’intérieur. Je penseque la France doit être l’avant-garde de la ré-occidentalisation de l’Occident. Qu’est-ce que c’est, la France ? Les croisés et les soldats de l’An II, répondait Malraux.

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Sauf qu’il y a chez les souverainistes français un réflexe anti-américain qui s’oppose à votre rêve occidental…

Mais je suis un souverainiste français ! La civilisation occidentale n’est pas un rêve : elle a mille cinq cents ans d’histoire et elle a eu des patrons différents selon les époques – l’Espagne de Charles Quint, la France de Louis XIV et de Napoléon, l’Angleterre, puis aujourd’hui les États-Unis. Napoléon se voulait l’empereur d’Occident : était-il soumis aux États-Unis ? Être occidental ne veut pas dire se soumettre en tout aux patrons du jour. J’en veux aux Américains de l’extraterritorialité de leur droit, de leur ingérence, de leurs leçons de morale, je vais même vous dire : j’en veux encore aux Anglais d’avoir battu Napoléon, mais ça ne m’empêche pas de comprendre qu’aujourd’hui, nous avons les mêmes ennemis et sommes confrontés au même danger de disparition.

Peut-être, mais nombre de vos partisans admirent surtout Poutine…

Parce que pendant des années, Poutine a voulu parler aux Occidentaux qui déploraient la décadence de l’Occident. Dans la sphère orthodoxe aussi, nous voyons ressurgir la vieille grammaire des civilisations, le conflit entre Rome et Byzance qui avait été recouvert, mais pas effacé, par l’opposition idéologique de la guerre froide. Depuis des siècles, la Russie se considère agressée par l’Occident, et l’Occident se considère agressé par la Russie. En vérité, les deux ont raison. Je n’approuve pas Poutine, je dis simplement que pour lui, il s’agit d’un conflit inexpiable : il n’acceptera jamais l’occidentalisation de l’Ukraine, qui a le malheur d’être à l’épicentre de la frontière civilisationnelle.

Résumons : contrairement à ceux qui pensent que nous devons défendre l’Occident de Kiev à Sdérot, vous pensez que se joue en Ukraine un conflit de civilisations qui se superpose au conflit principal Islam/Occident sans se confondre avec lui.

Il y a plusieurs civilisations et donc plusieurs conflits. Je ne crois ni à l’opposition entre les régimes, démocratique et autoritaire, ni à celui qui opposerait le Sud global au seul Occident. En tout cas, les Occidentaux doivent tout faire pour séparer les autres civilisations, et même tout faire pour trouver, au sein de chacune des civilisations, des pays qui pourraient être nos alliés. Le conflit de civilisations n’efface nullement les stratégies, les intérêts des nations qui les composent. La France est bien placée pour jouer ce rôle-là.

Quel rôle doit-elle jouer dans la ré-occidentalisation de l’Occident ?

Le même que depuis mille ans : « La France, hier soldat de Dieu sera toujours le soldat de l’idéal », comme disait Clemenceau. La France, machine à réfléchir, à penser, manieuse de mots et d’idées peut parfaitement réarmer l’Occident moralement. Vous allez me dire que la France n’est plus ce qu’elle était, que l’école s’est effondrée. Tout se refait. C’est mon objectif politique fondamental : refaire des Français. Pour refaire la France.

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Pour l’instant, on a surtout fabriqué des légions de Français qui n’aiment pas la France. Ce qui nous amène à Crépol. La mort de Thomas, assassiné par des racailles qui voulaient « planter du Blanc », est-elle aussi une manifestation de la guerre de civilisations ? Peut-on tirer un trait de Kfar Aza à Crépol ?

Oui. C’est la même guerre de civilisations qui brûle Kfar Aza et Crépol, Marseille et Stockholm, Londres et Berlin, qui arme les terroristes du Hamas ou du Bataclan, comme les innombrables attaques au couteau, viols, meurtres, ce « continuum de violences », pour parler comme les féministes, qui est l’essence même du « djihad du quotidien » qui embrase toute l’Europe.

Marche blanche en hommage à Thomas à Romans-sur-Isère, 22 novembre 2023 © MOURAD ALLILI/SIPA

Le bien le plus précieux de la France des villages, c’était ce doux sentiment de sécurité. Comme le 7 octobre en Israël, Crépol marque-t-il un basculement en France ?

Depuis des décennies, les Français croient qu’ils pourront échapper aux ravages de l’islamisation en fuyant les terres envahies par l’immigration arabo-musulmane. Ils ont quitté les banlieues, puis se sont enfoncés dans des terres de plus en plus éloignées des métropoles, quitte à faire des dizaines de kilomètres par jour pour aller travailler. Le déferlement migratoire, mais aussi les conséquences de la loi SRU – qui oblige tous les maires à construire des logements sociaux dans leur commune et dont j’étais le seul candidat à la présidentielle à réclamer l’abolition – les ont rattrapés. Je le dis solennellement aux Français : il n’y aura pas de solution individuelle ; ils pourront partir au fin fond de la France, ils ne sont pas tranquilles tant que nous ne renversons pas la table. La solution est politique.

Que la gauche et les médias tentent de camoufler la réalité, c’est habituel. Mais là, il y a eu en plus une incroyable mobilisation du pouvoir pour nous empêcher de savoir ce que nous savions déjà (en censurant les noms des suspects). Pourquoi cet acharnement dérisoire  ?

L’idéologie totalitaire de la diversité repose sur le mensonge et l’intimidation, la répression judiciaire et la censure. Je note d’ailleurs avec un brin d’ironie que ce sont des prénoms coraniques que l’on dissimule, alors que toute la classe politique et médiatique m’avait affirmé que les prénoms d’une personne ne signifiaient rien de son identité. Mais je note surtout un fantastique motif d’espoir : tout le monde avait compris ce que le pouvoir voulait cacher. Le peuple français est lucide. Sans bénéficier de la moindre information, puisque tout était caché, les Français savaient. Ils savaient d’où venait le gang qui a tué Thomas. Ils savaient où se situaient les agresseurs, et où se situaient les victimes. Il a fallu une semaine pour que le pouvoir et les médias finissent par admettre, toujours à demi-mot, que les Français avaient raison.

La Macronie honore la mémoire de Nahel plutôt que celle de Thomas, appelle à la décence des gens qui marchent en silence plutôt que des émeutiers. Faut-il en conclure qu’entre les deux peuples qui coexistent en France, Emmanuel Macron a choisi le plus récent – et le plus jeune ?

Emmanuel Macron a peur. Peur de ce qu’il a découvert : il est le président de deux peuples. Peur d’émeutes, peur d’être le président de la guerre civile. Toute son attitude est dictée par cette peur panique.

La France, dites-vous, doit être un manieur de mots. Mais dans nos belles provinces, on en a assez des mots, des bougies, des discours. Aujourd’hui, la colère s’exprime dignement, elle appelle à la justice. Mais y a-t-il un risque de violences aveugles contre des Arabes comme à Dublin ? Que faire pour l’empêcher ?

Ce risque existe évidemment. On l’a vu d’ailleurs à Romans, le soir même où – la charge symbolique est cruelle – Gérard Collomb mourait, ce même Gérard Collomb qui, en quittant son ministère de la place Beauvau, avait prophétisé que les populations qui vivaient encore « côte à côte » seraient demain « face à face ». Que faire pour l’empêcher ? La réponse est simple. La légitimité historique de l’État repose sur la protection qu’il assure à tous ses citoyens. En échange de la paix publique, les individus renoncent à se protéger, à s’armer et à se faire justice eux-mêmes. À partir du moment où l’État ne protège plus les habitants d’un pays, ceux-ci sont tentés de reprendre leur liberté de se défendre eux-mêmes pour mieux protéger leur famille et leurs proches. Il faut donc que la justice cesse d’être faible et laxiste, qu’elle punisse sévèrement le moindre délit, que les étrangers coupables de délits et crimes soient expulsés du territoire, que l’invasion migratoire soit endiguée.

Scènes d’émeute à Dublin, après une attaque au couteau d’un homme d’origine étrangère ayant fait cinq blessés, 23 novembre 2023. © D.R

Si l’heure est aussi grave, n’est-il pas temps de vous concentrer sur ce qui vous rapproche du RN plutôt que sur ce qui vous en sépare ? Après tout, s’il s’agit de lutter contre l’islamisation et d’arrêter l’immigration, quelle importance qu’on appelle ou non cela guerre des civilisations ?

La politique, selon moi, ce n’est pas suivre les sondages ou monter des petits coups tactiques ; c’est mettre des mots sur des situations historiques pour les expliquer, les éclairer et tenter de les régler. Comme en médecine, le diagnostic précède le traitement ; si le diagnostic n’est pas le bon, c’est-à-dire si les mots ne sont pas les bons, le traitement ne sera pas efficace. C’est d’ailleurs pour cette raison que la gauche prend toujours soin d’imposer ses mots dans le débat public, pour mieux imposer son idéologie. Comme le conseillait Lénine à ses ouailles : « Faites leur manger le mot, vous leur ferez avaler la chose. » À LFI, il existe un « comité des mots » qui se réunit pour choisir le vocabulaire qui sera privilégié par ses membres dans le débat public.

Manifestement, Marine Le Pen a jugé que cette distinction entre nous était importante puisqu’elle a décidé de m’attaquer il y a quelques jours en affirmant péremptoirement que contrairement à moi, elle ne croit aucunement à la « guerre de civilisations ». Elle ajoute qu’à ses yeux, « l’islam est compatible avec la République ». Je crois exactement l’inverse. Cela ne signifie pas que des musulmans qui veulent devenir français, adopter nos mœurs, nos règles mais aussi nos ancêtres et notre passé, ne le pourraient pas. Encore faut-il qu’ils acceptent d’adapter leurs pratiques et d’observer une certaine discrétion accordée à l’esprit français. Je ne sais pas combien sont prêts à faire cet aggiornamento, mais à ceux-là, je tends une main fraternelle.

Vous conviendrez que cette différence d’appréciation sur la nature de l’islam n’est pas un désaccord de pacotille et encore moins une affaire personnelle : elle a le droit de m’attaquer sur le fond, je ne m’en offusque pas. S’il n’y a pas de guerre de civilisations, la délinquance des racailles issues de l’immigration est uniquement une affaire sécuritaire ; et aucune considération ethnique ou religieuse ou civilisationnelle n’anime cette violence. Je ne le crois pas. Si on ne comprend pas cela, on ne pourra pas l’endiguer avec efficacité. Quand on parle comme le système, on agit comme le système. Ce qui explique par exemple que Marine Le Pen affirmait en juillet dernier, après les émeutes urbaines, qu’elle « ne ferait rien » contre les émeutiers et « assumerait les erreurs de ses prédécesseurs », tandis que je réclamais leur déchéance de la nationalité française.

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Qu’est-ce qui prouve, selon vous, que l’islam est incompatible avec la République ?

Raisonnons a contrario. Si l’islam est compatible avec la République, pourquoi interdire le voile dans l’espace public ? Pourquoi s’offusquer de ces femmes qui ne veulent pas se faire soigner par des médecins de sexe masculin ? De ces musulmans qui refusent de serrer la main des femmes ? De ces tapis de prière dans les entreprises, dans les écoles ? Des homosexuels qui sont insultés, menacés tabassés, dans les enclaves étrangères ? De ces prêches d’imams qui appellent à tuer les juifs et chrétiens ? Tout cela se trouve dans le Coran ou les hadits, récits de la vie du prophète Mahomet « exemple parfait » à suivre, même lorsqu’il égorge des tribus juives rebelles ou des poètes irrévérencieux. Pourquoi, surtout, s’inquiéter de l’installation de millions de musulmans en France, si leur religion est compatible avec notre pays ? Les autres prétendent lutter contre l’immigration, mais ne donnent aucune justification culturelle à cette politique ; moi, je lutte contre l’islamisation de la France et de l’Europe. Il est essentiel que quelqu’un mène ce combat.

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Épiphanie sexuelle

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© D.R

L’arrivée d’un nouveau-né s’avère bien souvent « toxique » pour la sexualité du couple. Heureusement, le magazine féministe Causette fournit des solutions.


Chaque mois, le magazine Causette propose « le récit d’un moment d’épiphanie sexuelle ». Dans son dernier numéro, c’est Sidonie, éducatrice en santé sexuelle ayant « beaucoup pensé et politisé les questions de sexualité », qui a partagé une « pépite intime et politique » de sa vie érotique. Après la naissance de leur premier enfant, elle et son conjoint ont eu du mal à se retrouver, sexuellement parlant : « Il et elle ont toujours du désir l’un pour l’autre mais pas toujours le temps et l’espace pour s’y consacrer, écrit la journaliste de Causette sur le mode inclusif qui sied à ce magazine. Il et elle décident alors de consacrer un temps hebdomadaire de garde à leur duo amoureux, sans savoir ce qu’il ou elle feront ensemble de ce temps précieux. »

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Un soir qu’ils sont parvenus à faire garder le mioche, « il et elle ont rendez-vous l’un.e avec l’autre ». Les premiers gestes sont « assez basiques », mais « la magie opère » au moment où « les sexes se touchent pour la première fois ». Bref, c’est une affaire qui roule. Entre deux galipettes, Sidonie s’avise que, dans ce moment de félicité, elle n’est plus « la mère ni la cogestionnaire du foyer », ce qui lui décongestionne les neurones et le reste. Après ces « belles retrouvailles » avec son conjoint, elle a confié à Causette sa bisexualité, laquelle lui a permis de découvrir une approche « dé-hétérocentrée » du « sexe pénétratif ». Il faut dire que Sidonie découvre à chaque instant de son existence des choses étonnantes :« Je me suis même dit pendant le sexe que c’était fou, que c’était par là que la tête de mon bébé était passée ». Forts de cette expérience régénératrice, Sidonie et son conjoint n’hésitent plus à se débarrasser régulièrement de leur encombrant marmot :« Il et elle deviennent comme des amant.es fougeux.euses qui se retrouvent à l’hôtel », écrit la journaliste en précisant que « l’absence d’enfant fluidifie les choses ». C’est beau comme du Mona Chollet ! Et dire qu’il y a encore des anthropopithèques qui pensent que les magazines féministes sont une fumisterie.

Loi immigration: l’embûche de Noël

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Gérald Darmanin à Maisons-Alfort, 12 décebmre 2023 © Chang Martin/SIPA

Le président Macron refuse d’abandonner le texte, et tente de minimiser la crise politique et de cacher son exaspération. Il espère toujours faire voter la loi avant Noël. Analyses


Lors du premier jour de son examen à l’Assemblée nationale, le projet de loi Immigration, porté par Gérald Darmanin, a été rejeté. La motion de rejet, proposée par Benjamin Lucas (écologiste), a recueilli 270 voix contre 265. Pourtant, sur TF1, le ministre de l’Intérieur a indiqué lundi soir à 20 h que le texte ne sera pas retiré et continuera son « chemin institutionnel ». Qu’est-ce que cela veut dire ?

Voter une motion de rejet signifie que l’Assemblée nationale refuse d’examiner le texte. Le parlement met ainsi le gouvernement face à l’impossibilité de changer quoi que ce soit faute de majorité (sauf à avoir recours au 49.3, ce qui est compliqué hors textes budgétaires). C’est souvent une étape avant la possible adoption d’une motion de censure qui, elle, fait chuter le gouvernement. Ce vote a été une surprise et montre que certains tabous sont en train de tomber. D’abord il a manqué des voix au camp présidentiel, l’adoption de la motion s’est joué à cinq voix près et une dizaine ont manqué dans le camp présidentiel. Ensuite, les oppositions ont accepté de voter ensemble de la LFI au RN. Les députés de l’opposition se sont constitués en force d’empêchement à défaut de pouvoir être une force de proposition ou d’avoir la capacité de constituer une alternative. Concrètement, certaines digues sont sans doute en train de sauter qui faisaient du RN un pestiféré et les oppositions assument parfaitement cette motion de rejet.

Pour la suite de l’examen de ce texte, Olivier Véran a indiqué hier qu’il passerait en commission paritaire. L’exécutif fait le choix de la rapidité et d’une certaine prise de risque. En effet il avait 3 options :

Première option : renoncer au texte. Le parlement n’en veut pas, l’exécutif tourne la page. Une décision qui peut être sage mais qui demande que le parlement soit respecté et la démocratie comprise. C’est intellectuellement impossible pour la technostructure. Or le gouvernement Macron est un pur produit de l’idéal technocratique. Pour quelqu’un comme le président ou la cheffe du gouvernement, le peuple est un amas d’imbéciles qui empêche de gouverner rationnellement et s’acharne à saboter les bonnes décisions prises pour assurer son bonheur malgré lui. Ils ne peuvent envisager que le blocage du parlement soit un révélateur de la crise politique qui sévit dans le pays et d’une légitimité très faible de l’exécutif qui fait que s’opposer à lui de cette manière rapporte politiquement. En abandonnant le texte, le gouvernement marquait sa reconnaissance du refus du pays exprimé par ses représentants et passait à autre chose. Mais l’ego présidentiel a été heurté dans la bataille et le président refuse de tirer les conclusions de cet échec. Cette option n’était donc pas envisageable.

Deuxième option : reprendre la navette parlementaire. C’est-à-dire renvoyer le texte au Sénat en deuxième lecture, puis retour à l’Assemblée nationale pour une deuxième lecture. Là, la prise de risque était énorme pour la majorité présidentielle. En effet, ce qui arrive à Renaissance est le pire de ce qui peut arriver à un parti politique : le râteau s’est transformé en piège à loup. Vouloir un parti qui va du PS à LR n’est pas compliqué en terme économique et social, le gros des troupes est libéral et prêt à sacrifier le filet de sécurité des Français. Ils n’ont pas de convictions, pas de projet d’avenir alors ils cultivent le scrupule et un texte comme celui sur l’immigration est exactement ce qu’il faut pour créer une nouvelle génération de frondeurs, les héritiers de ceux qui ont assuré la chute du gouvernement Hollande. Il invite aux envolées lyriques autour de la nécessité de l’immigration, du devoir d’accueil et dessine une ligne d’affrontement au sein de Renaissance. Le fan-club d’Emmanuel Macron ne s’est pas transformé en parti politique avec une ligne politique claire et son principal ciment, la personne du président, ne peut se représenter. La désagrégation commence et chacun retrouve sa sensibilité d’origine sur les clivages sociétaux. Dans ces circonstances, le débat risquait de devenir étalement des divisions de la majorité, exacerbation des dissensions, risque de rupture. D’autant que le président de la commission des lois, Sacha Houlié, s’acharne en sous-main à fragiliser le ministre de l’intérieur et est un des acteurs de l’échec de la procédure législative. Lui, vient de la gauche Gérard Darmanin de la droite, mais ils ont un point commun : leur échec à établir un lien avec les Français sur un sujet qui pourtant intéresse les citoyens. La loi Darmanin n’est pas vue comme changeant réellement la donne et à la hauteur des attentes; quant au discours déconnecté d’un Sacha Houlié, il se heurte au ras-le-bol profond et à la volonté des Français de voir marquer un coup d’arrêt à l’immigration. Une volonté qu’ils affirment sondages après sondages sans être entendus.

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Le choix a donc été fait de la troisième voie : le passage en Commission Mixte Paritaire (CMP). C’est un passage qui n’a rien d’exceptionnel. Sauf qu’habituellement, il se fait quand le texte voté par l’Assemblée et celui du Sénat est différent. Il faut donc une CMP pour élaborer un texte commun aux deux Assemblées et rapprocher les points de vue. La CMP est strictement encadrée, elle ne peut modifier le texte de loi à sa guise, ajouter des amendements, etc. La CMP n’est pas une troisième lecture du texte. Une fois rédigé, celui-ci doit à nouveau être voté par les deux assemblées. Voilà pourquoi le texte issu de la CMP, basé sur celui voté par le Sénat, sera forcément plus à droite que celui voulu par le gouvernement. C’est là que réside la prise de risque. Si la CMP est conclusive, que le parlement propose un texte et que celui-ci échoue à être voté car la majorité présidentielle le désavoue, alors la crise politique sera plus profonde encore et pourrait signer l’éclatement de la majorité et son refus d’accepter les choix du parlement. C’est se retrouver en situation de faiblesse de légitimité à la fois dans la relation avec les citoyens et dans la relation avec les représentants. Ce serait pour le gouvernement, infliger un camouflet au Parlement et rentrer dans un rapport de force dont il n’aurait pas les moyens de sortir car il ne pourrait faire appel au peuple, tant il est déconnecté de ses attentes. Les dissensions politiques d’une majorité trop hétéroclite, qui n’a pas su se forger des représentations communes et reste tributaire de ses anciennes appartenances font que le râteau, utilisé pour ramasser large, est en train de refermer ses dents, mettant dans un face-à-face délétère les deux composantes de la non-majorité présidentielle. La volonté présidentielle de brutaliser le parlement en y allant à la hussarde n’est pas un bon signe : le président veut une CMP lundi 18 décembre pour un vote des assemblées mardi 19. Le président réagit en enfant contrarié et comme s’il n’était pas comptable de cette cacophonie qui se termine en pantalonnade.   

Alors, la France est-elle devenue ingouvernable ? L’exécutif a trois options pour débloquer la situation : 1) demander à Darmanin de partir 2) envisager un remaniement ministériel plus large après les fêtes 3) dissoudre l’Assemblée nationale. Quels sont les avantages de chaque solution et les scénarios envisageables ? Je vous propose enfin un dernier scénario : la démission d’Emmanuel Macron. Mais n’est-ce pas un rêve un peu fou de commentateur ? Explorons ces options.

Scénario démission : La démission d’Emmanuel Macron n’arrivera pas ! L’homme trouve toujours un substitut sur lequel faire porter ses propres erreurs et est incapable de toute remise en cause. Et même dans une situation politique bloquée, il peut tout à fait se maintenir au pouvoir en ne faisant rien.

Départ de Darmanin : Gérald Darmanin a proposé sa démission lundi soir, qui a été refusée. La vérité est donc qu’il n’a jamais voulu démissionner. Il lui suffisait non de proposer sa démission, mais de partir tout simplement. Là, il s’agissait d’une mise en scène très ancienne mode, destinée à redonner du crédit et de la légitimité à un ministre via l’onction présidentielle. Cela ne peut marcher car justement la légitimité du président est faible. Cela entérine simplement le fait qu’Emmanuel Macron n’a personne d’autre sous la main ! Et il y a derrière, la volonté d’envoyer un message à la frange gauche de Renaissance, en plein retour du refoulé frondeur qui a achevé le PS. Mais cette tentative de recréditation n’a aucun effet à l’extérieur. Pourtant, pour Gérald Darmanin, rompre avec le « en même temps » présidentiel sur la question de l’immigration aurait été un moyen de rentrer dans le jeu de la future campagne de 2027. En termes d’avenir politique, c’était d’ailleurs la bonne décision, il aurait même été crédité de courage. Il aurait expliqué que, n’ayant pas les moyens d’agir sur son domaine de compétence et face à une majorité déchirée refusant de prendre ses responsabilités, le compromis était impossible et surtout finissait par ressembler à un arrangement politicien réalisé au détriment des attentes des Français et de la lisibilité de l’action. Ne pouvant agir, qu’il démissionne est logique et il aurait pu faire entendre une petite musique plus souveraine sur la question de l’immigration, plaçant ainsi ses pions pour 2027. Là, la séquence ne peut s’achever que de façon assez minable et laissera des traces dans la majorité en même temps qu’elle a exhibé toutes les faiblesses du pouvoir actuel.

Dissoudre l’Assemblée : Cela deviendra peut-être inéluctable, mais ce sont les faits et l’accumulation des blocages qui entraineront cette décision. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui, à part au RN, personne n’a intérêt à la dissolution. Pour le PS et LR, la question se pose de la poursuite de leur effacement du paysage et si LR a réussi son coup sur l’immigration, elle n’a toujours ni ligne politique lisible ni leader reconnu. Pour LFI, la question démocratique ne se pose plus vraiment. Ils sont perdus dans un rêve révolutionnaire et espèrent plutôt une prise de pouvoir grâce au chaos, d’où la stratégie de conflictualisation mise en œuvre et la dérive vers la violence politique. Cette gauche totalitaire est minoritaire en France, mais garde quand même un socle électoral étonnant eu égard à son positionnement fort peu démocratique. Il n’en reste pas moins que l’image de Mélenchon et de LFI s’est fortement dégradée et que le parti et son leader sont vus comme des dangers pour la démocratie par de plus en plus de Français. Cela peut avoir des effets dans les urnes qui entameront leur hégémonie à gauche et réduiront leur influence. Du côté de Renaissance, les seules martingales qui leur permettent d’exister sont leur allégeance au président de la République et la dénonciation de l’extrême-droite comme retour de la bête immonde. Le problème est qu’Emmanuel Macron est franchement démonétisé. Quand un président dissout, c’est qu’il pense que le pays le soutiendra contre les turbulences de sa majorité et de son opposition. Là, on ne voit pas comment il pourrait s’en sortir : sa loi immigration ne correspondant pas aux attentes des Français, il ne gagnera pas le soutien populaire. La fracture de sa majorité est inscrite dans le fait que, n’ayant pas de projets pour la France, il ne peut transcender les sensibilités qui composent sa majorité par l’action. Les fractures de sa majorité ne pourront donc que s’approfondir sous la tension et cela ne devrait pas lui permettre de retrouver une majorité dans les urnes.

Remanier : en cas de crise politique, le remaniement doit être porteur d’un message politique qui s’incarne dans le choix des hommes, à travers leur appartenance ou à travers ce qu’ils incarnent. Un remaniement traduit une alliance politique nouvelle, ou une orientation idéologique différente. Mais qui nagerait dans l’eau glacée pour monter dans le Titanic en train de sombrer ? Une alliance à gauche est impossible ou inutile : le PS ne représente plus rien, LFI est dans son délire révolutionnaire, quant aux Verts, embourbés dans leur stratégie woke, ils n’incarnent plus vraiment le souci de la planète et perdent du terrain. S’allier avec eux est inutile. De toute façon ils ne sont pas en demande. A droite, même si LR est amoché, s’allier avec le parti présidentiel serait du suicide alors que celui-ci est destiné à éclater un fois qu’Emmanuel Macron ne sera plus au pouvoir. On ne rejoint pas celui que l’on peut dépecer simplement en attendant. Si les LR ont un peu de sang-froid, ils laisseront sombrer une majorité sans avenir et reconstruiront plutôt une ligne politique cohérente. D’autant qu’un tel rapprochement peut également faire éclater Renaissance. On voit mal Sacha Houllié et Eric Ciotti travailler ensemble. Mais, surtout, le fait que Renaissance n’ait pas d’avenir fait de tout rapprochement avec le parti présidentiel, une prise de risque avec peu de chances de gain politique associé. Quant à débaucher quelque figure emblématique, on a de la peine à voir surgir un nom signifiant ou incontournable dans le milieu politique. Quant aux recrutements ministériels en mode « exaltation de la société civile », ils n’ont rien donné de bien convaincant quand ils ne se sont pas finis en tragi-comédie.

L’exécutif nous rappelle que le projet gouvernemental entendait durcir la législation pour combattre l’immigration illégale. Et que de telles mesures font plutôt consensus dans l’opinion. LR et RN ne risquent-ils pas de passer pour de dangereux irresponsables aux yeux de leurs électeurs, ce que ne manque pas de souligner l’exécutif depuis lundi soir ? A quel jeu jouent Olivier Marleix et Eric Ciotti ?

Si le projet du Sénat est repris par le gouvernement, les Français seront sans doute plus satisfaits, mais la majorité présidentielle risque de le désavouer elle-même car elle compte pas mal de partisans d’une immigration peu régulée. C’est néanmoins le seul moyen d’avoir le soutien des LR et donc de faire passer la loi.

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La vraie question est : est-ce-que cette loi correspond aux attentes des Français, est-ce qu’elle change vraiment la donne, ou est-elle la énième loi qui ne résoudra toujours pas la question des reconduite à la frontière, de l’attribution de la nationalité française, de l’absence de respect des frontières, de la multiplication des « mineurs isolés », de l’installation de clandestins… Voire pour être plus cynique : est-ce-que cette loi est vue par les Français, quelle que soit sa réalité effective, comme à la hauteur des enjeux. La réponse est non. Aucun point lié au durcissement ne s’est installé dans le débat public, personne ne sait vraiment quels problèmes concrets cette loi entend résoudre. La seule chose qu’ont retenue les citoyens c’est que l’on allait ouvrir l’immigration dans les métiers en tension. Donc, qu’une loi dont ils espéraient qu’elle ralentisse fortement l’immigration avait pour résultat notable d’ouvrir encore plus les frontières. Pour ceux qui n’ont pas perçu le paradoxe, ne reste que le sentiment du « en même temps ». Un « en même temps » vécu non comme un souci d’équilibre entre humanité et fermeté, mais vu comme un moyen de mettre en avant la fermeté pour au final justifier la prolongation du laxisme et des dispositifs dilatoires. Cette loi Immigration ne correspond pas aux attentes des Français, et ne peut être illustrée par un exemple de fermeté qui ait un sens pour eux. Elle n’a que le discours politique qui assure qu’elle permettra plus de reconduites à la frontière mais personne n’y croit plus. Le discours n’est pas performatif, les exemples concrets ne sont pas là, les Français pensent que cette loi n’est pas adaptée et sera dépassée à peine votée. Ils peuvent donc trouver que la motion de rejet était légitime, que le fait que LR ait tapé du poing sur la table était nécessaire et être bien plus satisfait par le texte issu des travaux du Sénat que par celui du gouvernement. Et si la majorité présidentielle ne le vote pas, elle montrera juste que cette lecture était juste et se tirera une balle dans le pied. Et si la CMP fait sauter les mesures les plus symboliques, elle donnera à LR des arguments pour ne pas voter le texte au nom du respect de la volonté des Français. Le gouvernement est décidément en mauvaise posture.

Marine Le Pen jubile et attend

Marine Le Pen apparaît depuis lundi soir comme la grande gagnante de la situation. Le rejet de la loi immigration ne revient pas à une motion de censure du gouvernement qui serait passée, mais cela y ressemble… Alors, voir Marine Le Pen ou Jordan Bardella débarquer à Matignon, après des élections législatives anticipées est-il probable ? Le souhaitent-ils ?

C’est politiquement compliqué. La seule légitimité d’Emmanuel Macron est de s’être posé en rempart contre l’extrême-droite et d’avoir diabolisé Marine Le Pen.

Après, si le RN gagne des législatives anticipées à lui tout seul, pour le coup la question de la démission du président peut se poser, après un tel désaveu citoyen.

Sinon, il peut effectivement se réfugier dans la cohabitation et se présenter en rempart et garde-fou de la République. Mais ce cas de politique fiction n’est pas dans l’intérêt de Marine Le Pen qui risquerait d’y perdre pour 2027 le facteur « on n’a jamais essayé le RN », qui est un des chemins pour élargir son électorat…