Accueil Site Page 3050

Pas simple de faire plus compliqué

Quelle mouche a piqué Edouard Balladur ? Pas la tsé-tsé. L’ancien Premier ministre croyait pouvoir dormir du sommeil du juste avec une réforme des collectivités territoriales dont le simple nom assommait déjà la France entière, le voilà réveillé en sursaut par une intempestive bronca : sa réforme, personne n’en veut.

À commencer par les socialistes parisiens qui voient d’un œil furibond le projet de Grand Paris, qui prévoit de fusionner le 75 avec les trois départements limitrophes, ponctionnant au passage des pans entiers de compétences sur la Ville de Paris et la Région Ile-de-France.

Dans les régions comme on dit en langage correct, on aborde aussi la réforme à reculons. Jean-Marc Ayrault ne veut pas entendre parler d’un rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne. En Picardie, on pétitionne grave contre le démantèlement de la région. En Alsace, on est vent debout contre l’éventualité d’une fusion avec la Lorraine : il est vrai que, malgré leur proximité géographique, les deux régions s’en tiennent à de cordiaux rapports d’indifférence, préférant chacune regarder vers le Luxembourg et la Sarre ou le Bade-Wurtemberg et la Suisse.

En réalité, sitôt qu’Edouard Balladur s’est aperçu que la suppression de certaines régions paniquait élus et populations (ce dont il aurait pu se douter tout seul), il a expurgé le rapport final de tous les noms pour s’en tenir à une proposition générale : on passera de vingt-deux à quinze régions – à ce stade-là on ne parle plus de colmatage des fuites mais de plomberie-zinguerie. Quant à savoir quelles régions disparaîtront, ce n’est pas ses oignons. Circulez, y a rien à voir. L’ancien Premier ministre aurait pu au moins saisir l’opportunité que lui offrait Ségolène Royal, toute entière absorbée par ses embarras photographiques, pour maintenir l’annonce du dépeçage de Poitou-Charentes. Même pas cap !

D’ailleurs, il faudra nous expliquer pourquoi les régions sauce 1964 ne conviennent plus aujourd’hui et quelle est la bonne taille pour une région française, puisque, paraît-il, elles ne sont pas assez grosses… Mais assez grosses pour quoi faire ? Pour se la montrer entre copains présidents de région à la récré ? Va savoir. Du côté de la commission Balladur, on avance l’argument massue : les régions françaises sont trop petites par rapport à leurs homologues européennes… Comme si un esprit rationnel pouvait une seconde comparer l’incomparable. Une région française n’a certes pas la taille d’un Land allemand, elle n’en a pas non plus les pouvoirs : aux dernières nouvelles, on ne vote pas la loi en Picardie ou en Poitou-Charentes, tandis qu’on le fait en Bavière et en Sarre. Quant à l’argument suivant lequel seules de « grosses régions » seraient éligibles aux fonds européens, il ne tient pas la route quand l’on sait que Bruxelles privilégie la coopération interrégionale plutôt que le reste…

Dans les départements, les conseillers généraux voient d’un assez mauvais œil la suppression des cantons – même s’ils font contre mauvaise fortune bon cœur. Il faut dire qu’on leur avait prédit la fin des départements, c’est-à-dire la disparition de leur mandat lui-même, de leur vice-présidence et des bribes de pouvoir qui leur restaient encore[1. Les conseillers généraux seraient donc élus non pas par un canton mais au scrutin de liste départemental, comme les conseillers régionaux et en même temps qu’eux.]… L’augmentation exponentielle de la part prise par l’aide sociale dans les budgets départementaux a réduit comme peau de chagrin les marges de manœuvre des conseils généraux, mais l’annonce de la montée en puissance des intercommunalités (dont les représentants seront faussement élus au suffrage universel) pourrait opérer comme une cellule de reclassement pour ce personnel politique en manque de vrai pouvoir.

Quant aux nouvelles huit métropoles qu’entend créer Edouard Balladur, on est gagné par la perplexité la plus tenace. Soit la commission Balladur ignore ce qui se passe en France, soit elle a travaillé sur la réalité institutionnelle d’un autre pays ou d’une autre planète : cela fait belle lurette que, dans les faits, des communautés urbaines telles que Lille, Bordeaux, Marseille, Nantes ou Strasbourg travaillent sur une échelle métropolitaine (à travers notamment les Schémas de cohérence territoriale) et exercent par délégation des compétences départementales.

Nihil novi sub sole. Enfin, si, il y a du neuf : la commission Balladur ne parle plus de clarifier ni même de simplifier les compétences entre collectivités locales. C’était pourtant la mission principale que le président de la République lui avait confiée. On espère que lui aussi aura oublié.

Guadeloupe, vers une issue chaviste ?

Le président vénézuélien Hugo Chavez, récemment auréolé par sa victoire démocratique au référendum constitutionnel (55% pour le Oui), vient d’envoyer l’armée envahir les locaux du principal groupe agroalimentaire du pays, Grupo Polar, ainsi que ceux de l’américain Cargill, afin de contrôler la production du riz, objet de spéculations importantes à la hausse. Cette tentative de déstabilisation alimentaire de la part d’entreprises privées a été clairement dénoncée par le leader de la révolution bolivarienne : « Je les exproprierai, cela ne me posera aucun problème, et je les indemniserai avec des bons d’Etat. Ne comptez pas sur moi pour leur donner du liquide ! » En revanche, en Guadeloupe, autre région de la zone Caraïbe, où sévissent depuis quelque temps des émeutes de la faim, il semble que les troupes françaises envoyées en renfort par la métropole n’envisagent aucune action particulière contre le groupe Bernard Hayot qui détient de fait le monopole de l’importation et de la grande distribution alimentaire dans l’île.

Dura lex sed Rolex

Je sais, cette affaire de Rolex commence à vous courir sur le haricot. Après tout, peut-être en fait-on on des tonnes pour une ânerie qui n’est jamais que l’une des dizaines quotidiennement proférées dans – et souvent par – nos médias. Ou encore un propos de table, l’un de ces trucs qu’on se dit en roulant des mécaniques. Il est vrai que celui-là a été énoncé à la télé par un type en tournée de promotion. De plus, il est un peu raide avec son petit côté Ancien régime. Mais voilà bien longtemps qu’on ne prend plus, en France, que les Bastille en ruines.

Séguéla aurait pu se lâcher encore plus. Il aurait pu dire qu’on a raté sa vie à 50 ans si on n’a pas fait fortune en vendant du vent à des millions de gogos comme vous et moi, ou quand on n’a pas inventé la légende du petit père des Français sur fond de campagne à clocher ou encore quand on n’a joué les marieuses dans le roman à l’eau de rose offert au peuple par l’Elysée sous Sarkozy. De fait, on l’imagine mal disant qu’on a raté sa vie quand on n’a pas écrit La Comédie humaine à 50 ans. Je le sens pas branché Balzac, le Séguéla. Il est vrai qu’à 50 ans, Balzac avait déjà écrit l’essentiel de la Comédie, mais il n’avait plus qu’une année à vivre, ce qui n’est pas encourageant.

Bref, la Rolex était un raccourci – le sens du slogan, ça ne se perd pas. Ce que voulait dire Séguéla, c’est que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue si on n’est pas du côté du manche. Et ça, il n’est pas le seul à le penser. Si son aveu a déclenché un tel torrent d’indignation, c’est précisément parce qu’il est un aveu. Et qu’il ne vaut pas que pour lui. En se mettant à table, Séguéla a vendu un secret de famille. Le truc que tout le monde savait mais dont on ne parlait pas. Les nouveaux aristos n’ont ni manières, ni états d’âme.

Cette version adoucie de la recette séguéliste du bonheur est le signe de ralliement d’une nouvelle classe qu’on n’oserait plus appeler élite et qu’il serait désobligeant de qualifier de nomenklatura. Les contours de ce gotha sont difficiles à définir dès lors que s’y croisent journalistes et politiques, amuseurs et éditeurs, avocats et cultureux, communicants et financiers. Tous les membres de ces estimables corporations n’en sont pas, loin s’en faut. L’appartenance à ce groupe qui a pour particularité d’estimer que les privilèges dont il jouit sont légitimes a quelque chose à voir avec le pouvoir symbolique, c’est-à-dire avec l’existence médiatique. Pour Séguéla, une vie qui vaut la peine d’être vécue est une vie en vue. Cette visibilité n’est pas le plus-produit, elle est le produit lui-même. Elle se paye. Elle se vend. Il faut être bankable, dirait PPDA, ce qui signifie que des milliers, voire des millions de quidams sont prêts à débourser le prix d’un magazine ou à passer des heures devant leur télévision – et les spots publicitaires afférents – pour tout savoir de vos hautes pensées ou, plus fréquemment, de vos amours et turpitudes cachées. Il n’y a plus des exploités et des exploiteurs mais des regardeurs et des regardés, des spectateurs et des acteurs. Si vous passez à la télé, peu importe que vous n’ayez pas les moyens de vous payer la Rolex – on se fera un plaisir de vous la prêter.

Avec la naïveté des pipoles de fraîche ascendance, Séguéla a tendance à confondre « en vue » et « voyant ». Reste que sa Rolex n’est ni un simple objet ni même un placement mais un signe de distinction. On dira à raison que ce n’est pas un signe très distingué. Beaucoup moins en tout cas que les statuettes de Pierre Bergé (à l’arrivée, les statuettes et la montre ont connu le même destin d’être résumées par un prix, répété avec roulements de tambour et exclamations indignées ou ravies). À priori, pas grand-chose de commun entre l’esthète raffiné, ami des arts des lettres des gays et de Ségolène Royal, et le publicitaire qui semble avoir été créé pour personnifier le vide de l’époque. Quelques relations (à Paris, c’est inévitable), un mode de vie qui les préserve autant qu’il est possible de la fréquentation de leurs semblables – ces gens-là n’ont jamais parlé à un téléopérateur de leur vie et seraient sans doute incapables de se servir d’un caddie, même à La Grande épicerie du Bon Marché (qui question prix, ferait passer votre Arabe ou votre Chinois de quartier pour un hard discount). Surtout, ils partagent la certitude de mériter ce qu’ils ont, qui va de pair avec la conviction, secrète mais puissante, que ceux qui n’ont pas (d’argent, de pouvoir, de visibilité) n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. On ne saurait leur en vouloir : quand on est régulièrement invité à pérorer sur les ondes et les plateaux, on a forcément tendance à penser que ce qu’on dit revêt le plus haut intérêt.

Beaucoup ont voulu voir dans la sortie de Séguéla une nouvelle manifestation de l’arrogance sarkozyste, oubliant que l’auteur de cet embarrassant aveu n’était pas plus sarkozyste aujourd’hui qu’il n’était mitterrandiste hier. Cette classe de seigneurs peut au moins se targuer de son éclectisme politique. Quand on fait partie du même monde, qu’on fréquente les mêmes endroits et qu’on apparaît dans les mêmes pages des mêmes magazines, on n’a pas besoin d’avoir les mêmes idées. En octobre 2007, Ariane Chemin avait raconté avec brio dans Le Monde, le mariage au Cirque d’hiver Paris, d’un couple star de mai 1968, Fabienne Servan-Schreiber et Henri Weber. On aurait sans doute eu peine à trouver quelques anonymes parmi les 800 invités. Bien sûr, on comptait parmi les heureux élus pas mal de politiques, essentiellement pas exclusivement de gauche, mais aussi des banquiers – Bruno Roger, le patron de Lazard, Philippe Lagayette, de chez JP Morgan, ou Lindsay Owen-Jones, le patron de L’Oréal, des ténors du barreau, des patrons de télévision – Patrice Duhamel, Jérôme Clément, Patrick de Carolis – des artistes de variétés comme on disait autrefois – Carla Bruni (qui n’était pas encore l’épouse de son mari,) Patrick Bruel, Julien Clerc. On ne sait pas si Séguéla était là car c’est à Gérard Miller qu’échut ce soir-là le rôle ingrat de celui qui dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. « Si on n’est pas invité ce soir, c’est qu’on n’existe pas socialement », affirma le psychanalyste antifasciste, frère de son frère. Et vous l’avez compris, ne pas exister socialement, c’est pire que la mort.

Heureusement que nous, nous savons où sont les vraies valeurs, pensez-vous, chers amis lecteurs. En effet. Si nous n’avions pas le souci des choses vraiment importantes, nous passerions notre temps à lire la presse people, à fantasmer sur les célébrités, à tenter d’imiter leurs chignons et talons. Sans ce sens des valeurs qui nous fait préférer ce que sont les gens à ce qu’ils ont, nous dépenserions des fortunes au Loto dans l’espoir d’accéder au mode de vie frelaté des riches. Sans ce goût prononcé pour ce qui compte plutôt que pour ce qui se compte, nous plébisciterions les émissions culturelles que le sarko-pouvoir fait programmer au fin fond de la nuit pour nous abrutir. Hypocrites lecteurs, mes semblables, mes frères.

L’homme est un loup pour le loup

60

Parmi quelque 23 000 journées de présence en ce bas monde, j’en ai consacré trois à un voyage d’étude au Pakistan, à la fin des années 1980. Le temps passé à Islamabad et Lahore suffit à me persuader que, sauf ordre écrit, je ne remettrai plus jamais les pieds dans ce pays de dingues. J’estimais néanmoins ce temps bien trop bref, étant dépourvu de la fulgurance observatrice et analytique d’un BHL, pour brosser de ce pays une fresque grandiose ou ratiociner sur la menace apocalyptique que cette nation fait peser sur les gens polis et bien élevés que nous sommes.

Cette escapade ne fut pourtant pas totalement inutile, car elle me permit d’être informé par des diplomates expérimentés et des universitaires plus oxfordiens que nature, en dépit de leur teint cuivré, sur une spécialité administrative locale : la « zone tribale » frontalière. Avaient été décrétées « zones tribales » par l’ancien colonisateur britannique quelques vallées, plateaux et sommets situés à la frontière nord-ouest de l’empire des Indes, limitrophes d’un Afghanistan impossible à soumettre. Cela signifiait, grosso modo, que les soldats de sa gracieuse Majesté ne se risquaient dans le secteur qu’en cas d’absolue nécessité, pour autant que les habitants des lieux ne venaient pas leur chatouiller les moustaches, se contentaient de vivre de la contrebande et de faire fonctionner comme ils l’entendaient leur société islamique radicale.

Quelques événements récents survenus dans la région où je réside, qui présente à peu près les mêmes caractéristiques géomorphologiques que les zones tribales susmentionnées, m’incitent à penser qu’un peu de sagesse victorienne serait bienvenue pour éviter de braquer inutilement une population aussi industrieuse que loyale envers les institutions républicaines.

Depuis quelques mois, en Haute-Savoie, dans le massif des Bornes (qui englobe le plateau des Glières de glorieuse mémoire), on assiste à des incursions de plus en plus fréquentes de loups. Ces prédateurs avaient été éradiqués de notre pays au début du siècle dernier, à la plus grande satisfaction des éleveurs qui pouvaient alors laisser moutons et jeunes bovins folâtrer gaiement dans les alpages sans craindre de les voir égorger par ces féroces carnassiers. Du loup, ne restaient plus que des noms de lieux, des légendes et des sous-entendus salaces concernant les jeunes filles qui s’étaient quelque peu égarées dans la forêt pour, disait-on avec un clin d’œil appuyé, « aller voir le loup »…

L’animal n’avait pourtant pas totalement disparu de nos parages : il avait seulement effectué une retraite stratégique sur des positions préparées à l’avance, en l’occurrence dans le massif aussi sauvage qu’italien des Abruzzes. Il s’y retrancha jusqu’à la fin du siècle dernier, quand lui parvint la nouvelle qu’une convention signée à Berne sous l’égide de l’ONU en 1994 faisait de lui et de ses semblables une espèce strictement protégée en Europe. Ce fut le début d’une migration lente, mais régulière de l’espèce vers des territoires dont elle avait jadis été éliminée. Signalés tout d’abord dans le Mercantour, les loups, croquant une brebis par-ci, un chevreuil par-là, montent vers la Vanoise, les Bauges et sont maintenant aux portes de Megève. A ce rythme, si rien n’est fait, ils devraient finir par entrer dans Paris, soit par Ivry (loup de gauche), soit par Issy (loup de droite).

L’hiver 2008-2009 ayant été particulièrement rigoureux et enneigé, les occupants habituels des cimes, chamois, bouquetins et chevreuils étaient descendus dans la vallée, non loin des habitations permanentes, en quête de nourriture. La prédateur suivant ses proies potentielles, on retrouva dans la commune de Petit-Bornand-Les-Glières, à moins de cent mètres d’un hameau, la dépouille d’une biche incontestablement victime d’une attaque de loup. Le quotidien local fait état de cette biche « gisant sur la neige rougie de son sang, le ventre ouvert, dont le fauve avait sorti les entrailles et le foetus qu’elle portait en elle ».

Devant ce spectacle, Franck Michel, chasseur expérimenté, est pris d’une rage froide. Il suit les traces du loup très apparentes sur la neige, le retrouve et l’abat sans la moindre hésitation. Franck Michel, qui connait bien la législation en vigueur, ne cherche pas à dissimuler son exploit, dont toute la vallée sera bientôt informée. Cela lui vaut une mise en examen immédiate pour destruction volontaire d’espèce protégée, et la mobilisation immédiate d’un comité de soutien comportant à peu près autant de membres que d’habitants du Petit-Bornand et des villages alentours. En moins d’une semaine, cette paisible et accueillante vallée a retrouvé ses réflexes de zone tribale datant de l’époque où les lieux étaient occupés par le fier et vaillant peuple celte des Allobroges.

Je déconseille à l’excellent Dany Cohn-Bendit de venir faire campagne dans le secteur pour défendre la réglementation européenne de la protection du loup initiée par ses amis écolos. En effet, ces gens d’ordinaire paisibles, quand on ne vient pas les chercher, peuvent se révéler assez durs dans la défense de leur bon droit, celui de la jurisprudence populaire alpine prenant, à leurs yeux, le pas sur les directives édictées à Bruxelles. Le puissant lobby du loup, qui s’exprime dans nos contrées par le canal de l’association Ferus, a réussi à persuader bureaucrates et politiciens de l’intérêt vital pour l’Europe occidentale de voir revenir les loups dans nos campagnes au nom de la nécessaire biodiversité. A l’échelle planétaire, le loup, hormis quelques sous-espèces exotiques, est loin d’être menacé : la Sibérie, le Canada, l’Alaska en comptent des meutes innombrables qui mènent sans entraves leur vie de loup dans ces espaces où l’homme est rare. Mais nos lobbyistes lupins se veulent également des moralisateurs de notre comportement collectif : nous, hommes blancs occidentaux, aurions désappris à partager notre espace avec des prédateurs animaux, et nous avons, en éradiquant le loup, commis un vilain massacre, et, au sens propre, un génocide. On est au bord de l’appel à la repentance, et du vote d’une loi mémorielle au Parlement. Sollicitée par des députés, de la majorité comme de l’opposition, pour légaliser la régulation de la population des loups à un niveau acceptable, Nathalie Kosciusko-Morizet, alors secrétaire d’Etat à l’écologie, a opposé un refus catégorique, par crainte, sans doute, que José Bové ne lui fasse plus la bise lors de leur prochaine rencontre. Franck Michel, vas-y, c’est tout bon ! T’es notre Elie Domota à nous !

Michel Clouscard est mort

Das Kapital a-t-il mandaté un serial killer pour en finir avec les grands philosophes marxistes de notre temps et les empêcher de penser une alternative à la catastrophe en cours ? Après la mort de Georges Labica que nous vous signalions la semaine dernière, c’est au tour de Michel Clouscard de disparaître à l’âge de 81 ans. Le marxisme étant une grande maison, l’œuvre de Michel Clouscard s’est souvent construite en opposition frontale à Althusser et donc aussi à Labica.

Résolument hostile au structuralisme et au terrorisme épistémologique qui ossifie les sciences sociales depuis un demi-siècle, Clouscard, dans la lignée de Lukacs, Goldmann et Lefèvre, a développé une pensée originale qui plaît même aux réactionnaires : son analyse de la récupération par le capitalisme des « progrès sociétaux » pour occulter la vieille question sociale, toujours en suspens, l’a amené à une critique radicale de Mai 68 comme contre-révolution libérale-libertaire. Il est d’ailleurs l’inventeur de ce néologisme qui se révèle si manifestement pertinent pour comprendre aujourd’hui l’indécence et la morgue des ex-gauchistes convertis à l’intégrisme libre échangiste.

Consubstantiellement homme du progressisme et du monde d’avant, amateur de jolies femmes, de vieux livres, de soleil corse, de rugby et de gaillac perlé, lecteur attentif de Rousseau, dont il dynamita la relecture baba-cool et décrypteur inspiré du mythe de Tristan et Yseult, dont il exalta l’universalité, Clouscard ne se contenta pas d’être instinctivement hermétique au féminisme, à l’écologisme, au cosmopolitisme : il en dénonça, parmi les premiers les effets pernicieux sur la société française en général et sa composante communiste en particulier.

On lira avec profit Le capitalisme de la séduction (1982) et surtout le prophétique Néofascisme et idéologie du désir qui date de 1973. Dans le post-scriptum à la réédition de 2007, Michel Clouscard écrit notamment : « Le néofascisme sera l’ultime expression de libéralisme social libertaire, de l’ensemble qui commence en Mai 1968. Sa spécificité tient dans cette formule : tout est permis mais rien n’est possible. »

Guadeloupe : l’île de la tentation ?

2

Les journaux prennent au sérieux, enfin, le problème de la vie chère outre-mer et bombardent leurs lecteurs de tableaux, graphes et graphiques démontrant les écarts entre les prix de produits de consommation courante en Guadeloupe et en métropole (c’est-à-dire Paris car, comme l’avait montré Le Parisien fin 2008, il y a de fortes différences de prix entre la capitale et le reste du pays, mais passons). Mais on découvre aussi, grâce à une interview donnée à Libération le 25 février par Jean-Michel Prêtre, procureur de la République à Pointe-à-Pitre, que sur certains produits les Guadeloupéens et les Guadeloupéennes bénéficient d’un rabais gigantesque. Ainsi, selon le magistrat, le prix de la cocaïne est 5 à 6 fois moins élevé là-bas qu’ici. Mme Taubira a donc raison – entre la métropole et l’ex-colonie, il y a toujours une ligne blanche.

Mon string pour un logement !

43

Colleen Mc Cullough nous a appris que les oiseaux se cachaient pour mourir. Eddy Mitchell[1. Eddy Mitchell qui est par ailleurs le Chardonne de notre temps : « L’amour en province ressemble un peu à un dimanche » in Sur la route de Memphis.], lui, que les éléphants allaient rejoindre un cimetière caché quand ils sentaient que leur heure était venue. On ne lit jamais assez les sagas à l’eau de rose et l’on n’écoute jamais assez les paroles de la variété. Elles nous enseignent, entre autres, ce qui fait la dignité anthropologique de l’homme : son droit imprescriptible à la pudeur dans des expériences limites comme le sexe, la souffrance, la mort.

Mais l’obscénité spectaculaire, fille tardive et bréhaigne du capitalisme, veut tout de ses esclaves. Elle est le roi Midas qui transforme chaque aspect de notre vie en image, et n’envisage plus le rapport à l’autre que dans et par l’image. Elle a réussi, en deux petites générations, à faire tomber les systèmes immunitaires de la common decency, chère à Orwell : serait-il venu, il y a trente ou quarante ans, à l’idée d’une ouvrière d’exposer ses déboires conjugaux à l’écran, à des couples de chefs de rayons de marivauder sous les tropiques en attendant de savoir qui va baiser qui, à tel malade incurable de faire filmer son agonie, pour que le dernier souffle soit numérisé sur l’éternité du Net, ou encore à une jeune fille de mettre sa virginité aux enchères pour se payer ses études ?

Cette obscénité du spectacle devenue spectacle de l’obscénité est dans doute à chercher dans la pulsion de plus en plus évidemment totalitaire de la société marchande, dans son désir d’appropriation panoptique de l’individu dont la caméra de surveillance n’est que l’aspect banalement policier pendant que la télé-réalité ou les « réseaux sociaux » du type Facebook en sont la version ludique, aimable et abjecte.

Il avait donc raison, encore une fois, le vieux prophète de Champot, quand il nous annonçait dans ses thèses fondatrices, en 1967 : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » ou, plus loin : « Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis. »

Dans toute cette surexposition, et surtout dans la crise que nous traversons, il est évident que la misère reste ce qu’il y a de plus vendeur, et dans la misère, sa figure extrême, celle du SDF, du sans-abri, du naufragé des cartons et des portes cochères. Le Spectacle a compris qu’il pouvait faire n’importe quoi aux pauvres, aux offensés et aux humiliés. Ils ne réagiront pas. Ils ne réagiront plus. Dès 1935, dans un roman demeuré célèbre, On achève bien les chevaux, Horace Mc Coy avait montré quel profit et quel plaisir malsain il y avait à mettre en spectacle le désespoir et la volonté de survie acharnée des victimes de la Grande Dépression : il racontait l’histoire de couples s’épuisant, parfois jusqu’à en mourir, dans des marathons de danse qui duraient des jours et des nuits, sans interruption, pour une prime dérisoire.

Il y a quelques années déjà, en France, l’un de ces artistes contemporains, néo-dadaïstes d’Etat largement subventionnés, s’était servi de SDF comme sculptures vivantes dans des arrêts de bus. Il s’agissait de « faire prendre conscience », de « sensibiliser », n’est-ce pas ? En réalité, les spectateurs de ce genre d’infamie décomplexée ne prendront conscience de la misère du SDF que le jour, plus proche qu’on ne le pense, des grandes émeutes de la faim, quand, à l’instar des Zombies de Georges Romero, ces morts-vivants sociaux viendront jusque dans nos bras égorger nos fils et nos compagnes.

Mais pour l’instant, the show must go on. Ainsi, en Belgique, au début du mois, a été lancé un concours Miss SDF, ou plutôt Miss SB, comme on dit là bas pour Miss sans abri. La directrice de quatre centres d’hébergement de la région de Bruxelles a trouvé que c’était une bonne idée. Sélectionner dix jeunes femmes et leur faire subir toute une série d’épreuves avant de choisir la gagnante au mois d’octobre. Elle bénéficiera d’un logement, ce qui tombera très bien puisque les matins commencent à redevenir un peu frais à cette saison, même en cas d’été indien. On peut penser que les autres concurrentes, dans l’immense générosité de cette action, auront le droit de garder leur string à paillette, accessoire qui protège moins du froid qu’un appartement quand la température descend mais peut toujours aider quand il s’agira de vendre leur corps que l’on aura sans doute un peu réparé pour la compétition. Et on reste sans réplique en entendant l’une des victimes de ces jeux du cirque à prétention morale expliquer que c’est le plus beau jour de sa vie.

Car attention, tout cela reste très moral, finalement, pour ces Pharisiens d’un nouveau genre qui exposent et font savoir, en toute innocence ou presque l’ignominie de leur action caritative. Ainsi l’organisatrice déclare : « Miss SDF ne sera pas forcément la plus jolie, mais la plus méritante, la plus courageuse, animée d’une volonté de s’en sortir. » Nous atteignons ici de délicieux sommets. Le « pas forcément la plus jolie » est charmant d’hypocrisie, modalisateur (comme on dit en grammaire) juste ce qu’il faut, histoire de ne pas faire passer le jury certainement masculin pour une bande de démocrates-chrétiens rougeoyants, ivres de concupiscence, de Gueuze et gavés d’anguilles au vert. Les notions de « mérite », de « courage » sont toujours plaisantes à entendre dans la bouche de la dame caritative des temps spectaculaires. C’est la variante postmoderne de la sortie de la messe où l’on donnait une pièce au pauvre, « mais attention, pas pour boire ».

Quoique, si l’on étudie la déclaration sous un autre angle, cela suppose aussi que Miss SDF non seulement doit être quand même pas trop mal foutue mais qu’en plus, lorsqu’elle dandinera des fesses sur un podium d’Outre-Quievrain, il faudra aussi qu’elle prouve qu’elle est « animée d’une volonté de s’en sortir », c’est-à-dire qu’elle a le sens du darwinisme social. Ta copine a des seins aussi jolis que les tiens, mais bon, elle est toujours à réclamer des aides, tandis que toi, avec ton 90C, on sent tout de suite ta volonté de t’en sortir. Il faudra juste te refaire les dents.

Ah oui, une dernière chose, comme une cerise mesquine sur ce gâteau moisi. Le logement sera accordé à la gagnante pour une durée d’un an.

Un an…

On achève bien les chevaux

Price: 8,00 €

55 used & new available from 1,26 €

Les Antilles, vues de mon balcon

101

On le sait, le terrain ment – comme tout le reste. Il ne s’agit donc pas d’abandonner tout sens critique dès que le mot « témoignage » est prononcé. Ainsi, Marcel Meyer, lecteur perspicace de Causeur, estime, à propos de l’article de Guy Sitbon, « qu’il n’est pas forcément nécessaire d’aller sur place, la preuve, Sitbon y est et ne dit rien, Marchenoir n’y est pas et donne beaucoup de faits ».

Laissons à Marcel Meyer la responsabilité de ce jugement –trop- sévère. En tout cas, il y a une dizaine de jours j’ai pris contact avec G. : ce lecteur de Causeur avait laissé un commentaire sur l’un de mes textes et j’avais repéré, grâce à son serveur, quelqu’un qui vit « là-bas » là où ça « se passe ». Ma démarche, dictée par la curiosité, a été accueillie avec bienveillance – qu’il en soit remercié. En réponse à mes questions sur son quotidien, il m’a envoyé quatre ou cinq courriels, parfois accompagnés de photos prises par lui ou ses amis. Avec franchise, perspicacité et un mélange de tristesse et amertume, G. m’a livré ses observations et réflexions. Elles m’ont semblé suffisamment intéressantes et pertinentes pour être livrées à notre petite communauté.

Les observations de G. permettent non seulement de se faire une idée de ce qui est en train de se passer « là-bas », mais aussi de réfléchir à ce qui se passe « ici », en particulier au moment où, me semble-t-il, le vent est en train de tourner. À en croire un sondage du Figaro Magazine, 51% de Français de métropole sont favorables à l’indépendance de la Guadeloupe. Ce moment correspond, en somme, à celui où, dans les grèves, les médias passent insensiblement de l’intérêt pour le gréviste à l’empathie pour l’usager en colère. Résultat : l’état de grâce du LKP, dont les méthodes pour le moins contestables commencent à être dévoilées, est en train de prendre fin.

Après les Antilles vues de la salle de bains de Cyril Bennasar et de la chambre d’hôtel de Guy Sitbon, voici donc la Guadeloupe vue du balcon de G. :

« [..] Mes petites réactions concernant la situation en Guadeloupe correspondent à ce que je pense et vis ici, depuis 1993. Je n’ai guère de talent d’analyste. Ce que je ressens ? La richesse du « vécu » est dans sa rime. À part ça : l’essentiel du subjectif, au moment où je vous écris, c’est que les jeunes émeutiers des barricades cherchent à casser du Blanc. Ils sont cons comme tous les jeunes cons. Mais c’est moi qui suis en face. Je suis donc confiné chez moi depuis 4 jours. J’ai parfois peur. C’est normal. J’évite d’aller chez mes amis (à 90% Antillais « bon teint », comme on dit ici, i.e. noirs). Sourde poussée d’une profonde logique de vengeance qui, à défaut évidemment de se justifier, peut s’expliquer. Mes amis noirs sont, comme moi, de la classe moyenne. Au début, je les trouvais étranges. Peu à peu, je me suis retrouvé étranger. Je suis entre l’enclume de mon éducation républicaine et le marteau de leur culture identitaire. Je sors d’une HLM. J’ai en face de moi des fils de bourgeois dont certains ont fait des études à Paris. La couleur de leur peau les prolétarise et ils deviennent mes victimes. C’est pour ça que Domota parle de société de races et de classes.

[En fait, il s’agit d’une] société matérialiste et superstitieuse. Des gens installés entre dieu Super-Papa et société Nous-Nous. [..] On ne cesse de parler de « Projet » pour la Guadeloupe. Si vous m’accordez qu’un soupçon de vérité peut se cacher dans une caricature – voire un propos malveillant – et que l’expression d’un vécu reste un pauvre morceau de la réalité, alors je vous dirai que la Guadeloupe possède le plus sérieux, le plus cohérent, le plus unanimement partagé projet de société jamais aussi puissamment porté par une nation potentielle : dehors les Blancs, envoyez votre argent. J’essaie de n’être pas plus paranoïaque que nécessaire, j’évite les excès de cynisme ; et « j’aime qu’on m’aime un peu. »
La Gwada n’est ni Haïti ni le Zimbabwe. Mais la République française couve aussi en son sein des « danseuses » parfois racistes. Je vis, ici, dans un extraordinaire laboratoire humain. J’observe avec délices, par exemple, le développement de la schizophrénie que représente le passage de la doxa « des Blancs qui nous colonisent » à celle « des Blancs qui veulent nous larguer. »

[..] La trouille est bien là. Effrayant une masse qui marche sur ordre, entraînant ses tonnes de frustration. De loin, le folklore risque de cacher le drame qui couve. Un collègue métro s’est fait agressé par une bande de jeunes : sale Blanc, etc. Anecdote non relayée par les médias. Il se terre comme un rat. Sa femme et ses filles sont parties. Elles ne reviendront pas. Son médecin lui augmente sa dose de médocs à chaque visite… Anecdote.

Bien sûr que notre République (ici rebaptisée l’Etat Français pour faire méchant) a sa lourde part de « responsabilité ». Patrick Coco a raison[2. Sa lettre ouverte à Elie Domota a circulé dans le web la semaine dernière.]. Le fameux « gouverner c’est prévoir » est une antiphrase. Taubira, Bové, Besancenot et Royal : d’instinct les présidentiables ont compris que l’outremer est en train de remplacer le Salon de l’Agriculture quand on veut se donner l’air de s’intéresser aux vrais gens. Mais pas une once d’idée nouvelle. Pas une. Tous leurs discours convergent vers l’Etat-qui-doit-prendre-ses-responsabilités… ; comme la rhétorique des Indépendantistes qui prétendent en débarrasser leur bon peuple ! La logique du tout ou rien est une marque d’immaturité ; autant que la lâcheté de celui qui paie pour avoir la paix. Ça serait bien, pourtant, d’inventer du nouveau.

Et le quotidien dans tout ça ? Le LKP a bien sûr compris qu’on ne court pas le marathon sans ravitaillement. Il laisse tranquilles les stations-services réquisitionnées par le Préfet (faut bien aller aux manifs). Et pour les bananes, le rhum et le reste ? Mon bon monsieur : faut qu’ils bouffent les LKPistes ! Ma mère faisait du marché « noir » pendant la guerre. Ici aussi. Toutes les boutiques tenues par les Antillais « bon teint » ouvrent. On y trouve même des produits venus des grandes surfaces des békés qui, elles, restent fermées. C’est pas un mystère ça ? Le plus dur est là : dans cette incapacité où nous sommes tous (sauf le toutou de Bennasar et ses compatriotes d’Île de France) à surmonter sans passer par la case drames et massacres, notre impuissance à vivre ensemble. »

Photo de une : Florence Torres, flickr.com

Terrorisme à la Mexicaine

14

Le chef de la police de Ciudad Juarez (Mexique) vient de démissionner. Dans cette ville à la frontière des USA où, chaque année, meurent assassinées dans des conditions atroces des dizaines de femmes qui travaillent dans les usines automobiles délocalisées et où règne un des plus puissants cartels de la drogue du pays, Roberto Orduna, considéré comme un dur, aura occupé ses fonctions seulement quelques mois. Les narcos avaient en effet récemment menacé de tuer un officier de police tous les deux jours jusqu’à la démission de Monsieur Orduna. Après la découverte du corps d’un policier municipal puis d’un gardien de prison portant sur eux un message explicite, le chef de la police a déclaré : « Nous ne pouvons nous permettre que des hommes chargés de défendre nos concitoyens meurent ainsi. C’est pourquoi je présente ma démission définitive. »
En France, il semblerait que le terroriste Julien C. soit toujours en prison.

Saint Laurent, payons pour lui

Le Grand Palais, à Paris, a accueilli durant ces derniers jours ce que toute la presse a qualifié de « Vente du siècle » : la dispersion de l’extraordinaire collection d’œuvres d’art du couturier Yves Saint-Laurent, disparu le 1er juin 2008, et de son compagnon le businessman Pierre Bergé. La vente aux enchères, co-organisée par la maison Christie’s a suscité la ferveur des curieux (plus de 30.000 quidams se sont présentés à l’exposition gratuite des œuvres le week-end dernier…), et provoqué des sueurs froides chez les spécialistes du marché de l’art… les professionnels avaient estimé que le produit de la vente des 733 lots rapporterait entre 200 et 300 millions d’euros. L’estimation haute a été pulvérisée dès la seconde journée, et le produit total de la vente se monte à plus de 375 millions d’euros. Si l’impact de la crise économique s’est fait un peu sentir sur les acheteurs (Mais où sont donc passés les « nouveaux riches » Russes ou Ukrainiens qui achetaient des Picasso par lot de dix pour épater leurs amis chinois ?), le caractère exceptionnel de cette collection a mécaniquement produits des « records » sur lesquels les médias se sont longuement ébahis.

Mais ce que les médias n’ont pas vraiment perçu, c’est qu’en réalité le Grand Palais a accueilli, ces derniers jours, un phénomène religieux, accompagné de tous les totems et fétiches afférents. Un phénomène religieux à la gloire du marché de l’art, évidemment, mais aussi à celle de Pierre Bergé, mitterrandiste old school, homme d’affaires un brin opportuniste, mécène tonitruant et figure désintéressée du « Bien ».

Une religion nécessite un lieu de culte. Ce lieu est tout trouvé : le colossal Grand Palais, que le Journal du Dimanche est bien avisé de comparer à une cathédrale. L’édifice, érigé pour l’Exposition Universelle de 1900, a tous les aspects du temple. Le quotidien gratuit 20 Minutes ne s’y trompe pas, et titre l’un de ses articles : « Dans la nef d’une cathédrale élevée au culte du bon goût. » « Monument consacré par la République à la gloire de l’art français », peut-on lire au fronton de l’édifice. Les 6000 tonnes d’acier et de verre de la grande verrière, constituant l’exceptionnel « toit » de ce palais, et recouvrant ses nefs ainsi que son « vaisseau », laissent passer une lumière étrange. On cherche les vitraux. Il n’y en a pas. Mais la verrière rend la lumière si intelligente, et tellement signifiante. On joue ici la comédie de l’art. On le célèbre. On le prie. On n’y échappe pas.

Une religion a également besoin de processions. Ce n’est pas obligatoire. Mais c’est un élément décoratif intéressant. 30.000 visiteurs anonymes, et curieux, ont visité avec ferveur l’exposition gratuite des œuvres de la collection dans le Grand Palais. L’important était évidemment d’épater le public. Le mot n’est pas de moi, mais de Béatrice de Rochebouet, qui indique dans Le Figaro que si cette vente a « épaté » le public, elle a pourtant laissé plus sceptique certains caïmans cyniques du monde de l’art. On lisait au début de la semaine dans le quotidien de l’avionneur : « Il y a ceux qui estiment que ce battage médiatique ‘provoquant une overdose’ est disproportionné. ‘Cette mise en scène qui a des allures de cathédrale a été faite pour le seul plaisir de Pierre Bergé qui clame sur toutes les radios qu’il a toujours voulu assister aux obsèques de sa collection et tout contrôler de son vivant’, commente une collectionneuse connue pour ne s’être jamais laissé éblouir par les paillettes. Samedi soir, dans un grand dîner parisien donné par trois figures de la mode et du marché, en l’honneur des collectionneurs étrangers, les piques fusaient de table en table. L’expert en Art déco, Jean-Marcel Camard, soulignait que ‘les pièces n’étaient pas toutes extraordinaires une fois sorties de leur contexte et pour certaines pas dans le meilleur état’. » Mais malgré ces quelques réserves et doutes de spécialistes élitistes, la procession populaire a pu vivre sa vie. 30.000 personnes en rang. Sages comme des images. Des images allant admirer des tableaux. Vous-vous rendez compte ? Hein ? 30.000 personnes, le long du Grand Palais… presque pas de Guadeloupéens et pas un pavé jeté sur les gendarmes mobiles.

Une religion se construit évidemment autour d’un culte. Ici, au-delà du génie immortel du couturier Yves Saint-Laurent, nous assistons au culte du couple composé de l’artiste et du businessman, de la carpe et du lapin, de Saint-Laurent et de Pierre Bergé. Pour les besoins du culte, l’appartement parisien du tandem sulfureux – situé rue de Babylone – a été reconstitué avec minutie afin de montrer aux badauds et même aux acheteurs potentiels quel « dialogue » fascinant les œuvres d’art avaient entre elles, entre les mille murs de ce petit palais impérial de poche du 7e arrondissement. Culte. Vraiment culte. Voici l’intérieur de gays garantis sur facture. Ecce homo, comme dirait l’autre ! Venez, entrez ! C’est gratuit. Sauf pour acheter !

Le culte repose aussi sur le caractère « amoureux » de cette collection. C’est bien l’amour entre Saint-Laurent et Bergé qui a animé ces achats décisifs, et parfois même compulsifs. Le Journal du Dimanche nous gratifie de cette saillie : « Saint Laurent était un passionné, au point que Bergé dut lui rappeler un jour qu’on ne va pas chez Kugel (leur antiquaire) comme à Prisunic ! ». C’est pas sérieux Yves ! Retourne à tes étoffes ! De plus, le fruit de cette vente ira à une fondation destinée à promouvoir l’œuvre d’Yves Saint-Laurent, mais également à la recherche scientifique contre le sida. Quelle action humanitaire, quel tropisme progressiste, quelle velléité du « Bien » pourrait se priver de participer à la croisade contre le fameux syndrome d’immunodéficience assassin ?

Mais ce n’est pas tout. Encore faut-il un prêtre pour faire le show. A l’avant-scène, on a vu très brillant François de Ricqlès, 51 balais, héritier des pastilles du même nom, commissaire priseur star chez Christie’s depuis quelques années. Mais à l’arrière-plan c’est Pierre Bergé lui-même qui était à la manœuvre. Caché. Invisible. Mais distillant son sermon à qui voulait l’entendre. Il n’était pas là pour l’argent, mais pour liquider son histoire d’amour. Enfin, la disperser… ou quelque chose dans le genre. Comme éparpiller ou disséminer. Il croit disperser des cendres en dispersant une collection. Il s’égare. Mais il n’est avare d’aucune gesticulation pour nous assurer de son désintéressement. D’ailleurs il donne un Goya au musée du Louvre, c’est dire si le fric ne compte pas ! Qui, parmi vous, a déjà donné un Goya ? Hein ? Bande de salauds ! Notre wonder-mécène ne dilapide absolument pas le patrimoine qu’il a constitué avec son compagnon Saint-Laurent… Non, voyons ! Il ne renie pas là des décennies de passion… Il ne fait que « valoriser » à l’international, et en temps de crise, un investissement sûr. Ah fétides séquelles de l’esprit mitterrandien ! La vérité, moins noble, est que Même si certaines œuvres ont été données à des musées français et certaines autres préemptées par des établissements hexagonaux, la collection Yves Saint-Laurent a été en grande partie dispersée à l’étranger. Je sais bien que cela devrait enchanter mon « cosmopolitisme », mais quelque chose me dit quand même que j’aurais encore moins de chance de croiser ces chefs d’œuvres impérissables à plusieurs milliers de kilomètres de Paris, et parfois dans des collections privées, que rue de Babylone…

Finalement, cette vente aux enchères « du siècle » n’est qu’une… vente aux enchères. Point barre. Rien de plus. Et certainement pas un quelconque « acte de deuil » larmoyant de Pierre Bergé. D’ailleurs… est-il utile de rappeler que Pierre Bergé est un entrepreneur de ventes aux enchères ? Ah, on ne vous l’avait pas dit ? C’est bête ça… Mais la vente « du siècle » organisée par Christie’s (propriété de François Pinault) a été en réalité co-animée par la société de ventes aux enchères du compagnon de YSL, Pierre Bergé & associés. Etablissement sis rue Drouot et fondé par l’homme d’affaires au début des années 2000, suite à son échec dans le rachat de l’institution Drouot. Moi, ce que j’en dis.

Pas simple de faire plus compliqué

26

Quelle mouche a piqué Edouard Balladur ? Pas la tsé-tsé. L’ancien Premier ministre croyait pouvoir dormir du sommeil du juste avec une réforme des collectivités territoriales dont le simple nom assommait déjà la France entière, le voilà réveillé en sursaut par une intempestive bronca : sa réforme, personne n’en veut.

À commencer par les socialistes parisiens qui voient d’un œil furibond le projet de Grand Paris, qui prévoit de fusionner le 75 avec les trois départements limitrophes, ponctionnant au passage des pans entiers de compétences sur la Ville de Paris et la Région Ile-de-France.

Dans les régions comme on dit en langage correct, on aborde aussi la réforme à reculons. Jean-Marc Ayrault ne veut pas entendre parler d’un rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne. En Picardie, on pétitionne grave contre le démantèlement de la région. En Alsace, on est vent debout contre l’éventualité d’une fusion avec la Lorraine : il est vrai que, malgré leur proximité géographique, les deux régions s’en tiennent à de cordiaux rapports d’indifférence, préférant chacune regarder vers le Luxembourg et la Sarre ou le Bade-Wurtemberg et la Suisse.

En réalité, sitôt qu’Edouard Balladur s’est aperçu que la suppression de certaines régions paniquait élus et populations (ce dont il aurait pu se douter tout seul), il a expurgé le rapport final de tous les noms pour s’en tenir à une proposition générale : on passera de vingt-deux à quinze régions – à ce stade-là on ne parle plus de colmatage des fuites mais de plomberie-zinguerie. Quant à savoir quelles régions disparaîtront, ce n’est pas ses oignons. Circulez, y a rien à voir. L’ancien Premier ministre aurait pu au moins saisir l’opportunité que lui offrait Ségolène Royal, toute entière absorbée par ses embarras photographiques, pour maintenir l’annonce du dépeçage de Poitou-Charentes. Même pas cap !

D’ailleurs, il faudra nous expliquer pourquoi les régions sauce 1964 ne conviennent plus aujourd’hui et quelle est la bonne taille pour une région française, puisque, paraît-il, elles ne sont pas assez grosses… Mais assez grosses pour quoi faire ? Pour se la montrer entre copains présidents de région à la récré ? Va savoir. Du côté de la commission Balladur, on avance l’argument massue : les régions françaises sont trop petites par rapport à leurs homologues européennes… Comme si un esprit rationnel pouvait une seconde comparer l’incomparable. Une région française n’a certes pas la taille d’un Land allemand, elle n’en a pas non plus les pouvoirs : aux dernières nouvelles, on ne vote pas la loi en Picardie ou en Poitou-Charentes, tandis qu’on le fait en Bavière et en Sarre. Quant à l’argument suivant lequel seules de « grosses régions » seraient éligibles aux fonds européens, il ne tient pas la route quand l’on sait que Bruxelles privilégie la coopération interrégionale plutôt que le reste…

Dans les départements, les conseillers généraux voient d’un assez mauvais œil la suppression des cantons – même s’ils font contre mauvaise fortune bon cœur. Il faut dire qu’on leur avait prédit la fin des départements, c’est-à-dire la disparition de leur mandat lui-même, de leur vice-présidence et des bribes de pouvoir qui leur restaient encore[1. Les conseillers généraux seraient donc élus non pas par un canton mais au scrutin de liste départemental, comme les conseillers régionaux et en même temps qu’eux.]… L’augmentation exponentielle de la part prise par l’aide sociale dans les budgets départementaux a réduit comme peau de chagrin les marges de manœuvre des conseils généraux, mais l’annonce de la montée en puissance des intercommunalités (dont les représentants seront faussement élus au suffrage universel) pourrait opérer comme une cellule de reclassement pour ce personnel politique en manque de vrai pouvoir.

Quant aux nouvelles huit métropoles qu’entend créer Edouard Balladur, on est gagné par la perplexité la plus tenace. Soit la commission Balladur ignore ce qui se passe en France, soit elle a travaillé sur la réalité institutionnelle d’un autre pays ou d’une autre planète : cela fait belle lurette que, dans les faits, des communautés urbaines telles que Lille, Bordeaux, Marseille, Nantes ou Strasbourg travaillent sur une échelle métropolitaine (à travers notamment les Schémas de cohérence territoriale) et exercent par délégation des compétences départementales.

Nihil novi sub sole. Enfin, si, il y a du neuf : la commission Balladur ne parle plus de clarifier ni même de simplifier les compétences entre collectivités locales. C’était pourtant la mission principale que le président de la République lui avait confiée. On espère que lui aussi aura oublié.

Guadeloupe, vers une issue chaviste ?

67

Le président vénézuélien Hugo Chavez, récemment auréolé par sa victoire démocratique au référendum constitutionnel (55% pour le Oui), vient d’envoyer l’armée envahir les locaux du principal groupe agroalimentaire du pays, Grupo Polar, ainsi que ceux de l’américain Cargill, afin de contrôler la production du riz, objet de spéculations importantes à la hausse. Cette tentative de déstabilisation alimentaire de la part d’entreprises privées a été clairement dénoncée par le leader de la révolution bolivarienne : « Je les exproprierai, cela ne me posera aucun problème, et je les indemniserai avec des bons d’Etat. Ne comptez pas sur moi pour leur donner du liquide ! » En revanche, en Guadeloupe, autre région de la zone Caraïbe, où sévissent depuis quelque temps des émeutes de la faim, il semble que les troupes françaises envoyées en renfort par la métropole n’envisagent aucune action particulière contre le groupe Bernard Hayot qui détient de fait le monopole de l’importation et de la grande distribution alimentaire dans l’île.

Dura lex sed Rolex

140

Je sais, cette affaire de Rolex commence à vous courir sur le haricot. Après tout, peut-être en fait-on on des tonnes pour une ânerie qui n’est jamais que l’une des dizaines quotidiennement proférées dans – et souvent par – nos médias. Ou encore un propos de table, l’un de ces trucs qu’on se dit en roulant des mécaniques. Il est vrai que celui-là a été énoncé à la télé par un type en tournée de promotion. De plus, il est un peu raide avec son petit côté Ancien régime. Mais voilà bien longtemps qu’on ne prend plus, en France, que les Bastille en ruines.

Séguéla aurait pu se lâcher encore plus. Il aurait pu dire qu’on a raté sa vie à 50 ans si on n’a pas fait fortune en vendant du vent à des millions de gogos comme vous et moi, ou quand on n’a pas inventé la légende du petit père des Français sur fond de campagne à clocher ou encore quand on n’a joué les marieuses dans le roman à l’eau de rose offert au peuple par l’Elysée sous Sarkozy. De fait, on l’imagine mal disant qu’on a raté sa vie quand on n’a pas écrit La Comédie humaine à 50 ans. Je le sens pas branché Balzac, le Séguéla. Il est vrai qu’à 50 ans, Balzac avait déjà écrit l’essentiel de la Comédie, mais il n’avait plus qu’une année à vivre, ce qui n’est pas encourageant.

Bref, la Rolex était un raccourci – le sens du slogan, ça ne se perd pas. Ce que voulait dire Séguéla, c’est que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue si on n’est pas du côté du manche. Et ça, il n’est pas le seul à le penser. Si son aveu a déclenché un tel torrent d’indignation, c’est précisément parce qu’il est un aveu. Et qu’il ne vaut pas que pour lui. En se mettant à table, Séguéla a vendu un secret de famille. Le truc que tout le monde savait mais dont on ne parlait pas. Les nouveaux aristos n’ont ni manières, ni états d’âme.

Cette version adoucie de la recette séguéliste du bonheur est le signe de ralliement d’une nouvelle classe qu’on n’oserait plus appeler élite et qu’il serait désobligeant de qualifier de nomenklatura. Les contours de ce gotha sont difficiles à définir dès lors que s’y croisent journalistes et politiques, amuseurs et éditeurs, avocats et cultureux, communicants et financiers. Tous les membres de ces estimables corporations n’en sont pas, loin s’en faut. L’appartenance à ce groupe qui a pour particularité d’estimer que les privilèges dont il jouit sont légitimes a quelque chose à voir avec le pouvoir symbolique, c’est-à-dire avec l’existence médiatique. Pour Séguéla, une vie qui vaut la peine d’être vécue est une vie en vue. Cette visibilité n’est pas le plus-produit, elle est le produit lui-même. Elle se paye. Elle se vend. Il faut être bankable, dirait PPDA, ce qui signifie que des milliers, voire des millions de quidams sont prêts à débourser le prix d’un magazine ou à passer des heures devant leur télévision – et les spots publicitaires afférents – pour tout savoir de vos hautes pensées ou, plus fréquemment, de vos amours et turpitudes cachées. Il n’y a plus des exploités et des exploiteurs mais des regardeurs et des regardés, des spectateurs et des acteurs. Si vous passez à la télé, peu importe que vous n’ayez pas les moyens de vous payer la Rolex – on se fera un plaisir de vous la prêter.

Avec la naïveté des pipoles de fraîche ascendance, Séguéla a tendance à confondre « en vue » et « voyant ». Reste que sa Rolex n’est ni un simple objet ni même un placement mais un signe de distinction. On dira à raison que ce n’est pas un signe très distingué. Beaucoup moins en tout cas que les statuettes de Pierre Bergé (à l’arrivée, les statuettes et la montre ont connu le même destin d’être résumées par un prix, répété avec roulements de tambour et exclamations indignées ou ravies). À priori, pas grand-chose de commun entre l’esthète raffiné, ami des arts des lettres des gays et de Ségolène Royal, et le publicitaire qui semble avoir été créé pour personnifier le vide de l’époque. Quelques relations (à Paris, c’est inévitable), un mode de vie qui les préserve autant qu’il est possible de la fréquentation de leurs semblables – ces gens-là n’ont jamais parlé à un téléopérateur de leur vie et seraient sans doute incapables de se servir d’un caddie, même à La Grande épicerie du Bon Marché (qui question prix, ferait passer votre Arabe ou votre Chinois de quartier pour un hard discount). Surtout, ils partagent la certitude de mériter ce qu’ils ont, qui va de pair avec la conviction, secrète mais puissante, que ceux qui n’ont pas (d’argent, de pouvoir, de visibilité) n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. On ne saurait leur en vouloir : quand on est régulièrement invité à pérorer sur les ondes et les plateaux, on a forcément tendance à penser que ce qu’on dit revêt le plus haut intérêt.

Beaucoup ont voulu voir dans la sortie de Séguéla une nouvelle manifestation de l’arrogance sarkozyste, oubliant que l’auteur de cet embarrassant aveu n’était pas plus sarkozyste aujourd’hui qu’il n’était mitterrandiste hier. Cette classe de seigneurs peut au moins se targuer de son éclectisme politique. Quand on fait partie du même monde, qu’on fréquente les mêmes endroits et qu’on apparaît dans les mêmes pages des mêmes magazines, on n’a pas besoin d’avoir les mêmes idées. En octobre 2007, Ariane Chemin avait raconté avec brio dans Le Monde, le mariage au Cirque d’hiver Paris, d’un couple star de mai 1968, Fabienne Servan-Schreiber et Henri Weber. On aurait sans doute eu peine à trouver quelques anonymes parmi les 800 invités. Bien sûr, on comptait parmi les heureux élus pas mal de politiques, essentiellement pas exclusivement de gauche, mais aussi des banquiers – Bruno Roger, le patron de Lazard, Philippe Lagayette, de chez JP Morgan, ou Lindsay Owen-Jones, le patron de L’Oréal, des ténors du barreau, des patrons de télévision – Patrice Duhamel, Jérôme Clément, Patrick de Carolis – des artistes de variétés comme on disait autrefois – Carla Bruni (qui n’était pas encore l’épouse de son mari,) Patrick Bruel, Julien Clerc. On ne sait pas si Séguéla était là car c’est à Gérard Miller qu’échut ce soir-là le rôle ingrat de celui qui dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. « Si on n’est pas invité ce soir, c’est qu’on n’existe pas socialement », affirma le psychanalyste antifasciste, frère de son frère. Et vous l’avez compris, ne pas exister socialement, c’est pire que la mort.

Heureusement que nous, nous savons où sont les vraies valeurs, pensez-vous, chers amis lecteurs. En effet. Si nous n’avions pas le souci des choses vraiment importantes, nous passerions notre temps à lire la presse people, à fantasmer sur les célébrités, à tenter d’imiter leurs chignons et talons. Sans ce sens des valeurs qui nous fait préférer ce que sont les gens à ce qu’ils ont, nous dépenserions des fortunes au Loto dans l’espoir d’accéder au mode de vie frelaté des riches. Sans ce goût prononcé pour ce qui compte plutôt que pour ce qui se compte, nous plébisciterions les émissions culturelles que le sarko-pouvoir fait programmer au fin fond de la nuit pour nous abrutir. Hypocrites lecteurs, mes semblables, mes frères.

L’homme est un loup pour le loup

60

Parmi quelque 23 000 journées de présence en ce bas monde, j’en ai consacré trois à un voyage d’étude au Pakistan, à la fin des années 1980. Le temps passé à Islamabad et Lahore suffit à me persuader que, sauf ordre écrit, je ne remettrai plus jamais les pieds dans ce pays de dingues. J’estimais néanmoins ce temps bien trop bref, étant dépourvu de la fulgurance observatrice et analytique d’un BHL, pour brosser de ce pays une fresque grandiose ou ratiociner sur la menace apocalyptique que cette nation fait peser sur les gens polis et bien élevés que nous sommes.

Cette escapade ne fut pourtant pas totalement inutile, car elle me permit d’être informé par des diplomates expérimentés et des universitaires plus oxfordiens que nature, en dépit de leur teint cuivré, sur une spécialité administrative locale : la « zone tribale » frontalière. Avaient été décrétées « zones tribales » par l’ancien colonisateur britannique quelques vallées, plateaux et sommets situés à la frontière nord-ouest de l’empire des Indes, limitrophes d’un Afghanistan impossible à soumettre. Cela signifiait, grosso modo, que les soldats de sa gracieuse Majesté ne se risquaient dans le secteur qu’en cas d’absolue nécessité, pour autant que les habitants des lieux ne venaient pas leur chatouiller les moustaches, se contentaient de vivre de la contrebande et de faire fonctionner comme ils l’entendaient leur société islamique radicale.

Quelques événements récents survenus dans la région où je réside, qui présente à peu près les mêmes caractéristiques géomorphologiques que les zones tribales susmentionnées, m’incitent à penser qu’un peu de sagesse victorienne serait bienvenue pour éviter de braquer inutilement une population aussi industrieuse que loyale envers les institutions républicaines.

Depuis quelques mois, en Haute-Savoie, dans le massif des Bornes (qui englobe le plateau des Glières de glorieuse mémoire), on assiste à des incursions de plus en plus fréquentes de loups. Ces prédateurs avaient été éradiqués de notre pays au début du siècle dernier, à la plus grande satisfaction des éleveurs qui pouvaient alors laisser moutons et jeunes bovins folâtrer gaiement dans les alpages sans craindre de les voir égorger par ces féroces carnassiers. Du loup, ne restaient plus que des noms de lieux, des légendes et des sous-entendus salaces concernant les jeunes filles qui s’étaient quelque peu égarées dans la forêt pour, disait-on avec un clin d’œil appuyé, « aller voir le loup »…

L’animal n’avait pourtant pas totalement disparu de nos parages : il avait seulement effectué une retraite stratégique sur des positions préparées à l’avance, en l’occurrence dans le massif aussi sauvage qu’italien des Abruzzes. Il s’y retrancha jusqu’à la fin du siècle dernier, quand lui parvint la nouvelle qu’une convention signée à Berne sous l’égide de l’ONU en 1994 faisait de lui et de ses semblables une espèce strictement protégée en Europe. Ce fut le début d’une migration lente, mais régulière de l’espèce vers des territoires dont elle avait jadis été éliminée. Signalés tout d’abord dans le Mercantour, les loups, croquant une brebis par-ci, un chevreuil par-là, montent vers la Vanoise, les Bauges et sont maintenant aux portes de Megève. A ce rythme, si rien n’est fait, ils devraient finir par entrer dans Paris, soit par Ivry (loup de gauche), soit par Issy (loup de droite).

L’hiver 2008-2009 ayant été particulièrement rigoureux et enneigé, les occupants habituels des cimes, chamois, bouquetins et chevreuils étaient descendus dans la vallée, non loin des habitations permanentes, en quête de nourriture. La prédateur suivant ses proies potentielles, on retrouva dans la commune de Petit-Bornand-Les-Glières, à moins de cent mètres d’un hameau, la dépouille d’une biche incontestablement victime d’une attaque de loup. Le quotidien local fait état de cette biche « gisant sur la neige rougie de son sang, le ventre ouvert, dont le fauve avait sorti les entrailles et le foetus qu’elle portait en elle ».

Devant ce spectacle, Franck Michel, chasseur expérimenté, est pris d’une rage froide. Il suit les traces du loup très apparentes sur la neige, le retrouve et l’abat sans la moindre hésitation. Franck Michel, qui connait bien la législation en vigueur, ne cherche pas à dissimuler son exploit, dont toute la vallée sera bientôt informée. Cela lui vaut une mise en examen immédiate pour destruction volontaire d’espèce protégée, et la mobilisation immédiate d’un comité de soutien comportant à peu près autant de membres que d’habitants du Petit-Bornand et des villages alentours. En moins d’une semaine, cette paisible et accueillante vallée a retrouvé ses réflexes de zone tribale datant de l’époque où les lieux étaient occupés par le fier et vaillant peuple celte des Allobroges.

Je déconseille à l’excellent Dany Cohn-Bendit de venir faire campagne dans le secteur pour défendre la réglementation européenne de la protection du loup initiée par ses amis écolos. En effet, ces gens d’ordinaire paisibles, quand on ne vient pas les chercher, peuvent se révéler assez durs dans la défense de leur bon droit, celui de la jurisprudence populaire alpine prenant, à leurs yeux, le pas sur les directives édictées à Bruxelles. Le puissant lobby du loup, qui s’exprime dans nos contrées par le canal de l’association Ferus, a réussi à persuader bureaucrates et politiciens de l’intérêt vital pour l’Europe occidentale de voir revenir les loups dans nos campagnes au nom de la nécessaire biodiversité. A l’échelle planétaire, le loup, hormis quelques sous-espèces exotiques, est loin d’être menacé : la Sibérie, le Canada, l’Alaska en comptent des meutes innombrables qui mènent sans entraves leur vie de loup dans ces espaces où l’homme est rare. Mais nos lobbyistes lupins se veulent également des moralisateurs de notre comportement collectif : nous, hommes blancs occidentaux, aurions désappris à partager notre espace avec des prédateurs animaux, et nous avons, en éradiquant le loup, commis un vilain massacre, et, au sens propre, un génocide. On est au bord de l’appel à la repentance, et du vote d’une loi mémorielle au Parlement. Sollicitée par des députés, de la majorité comme de l’opposition, pour légaliser la régulation de la population des loups à un niveau acceptable, Nathalie Kosciusko-Morizet, alors secrétaire d’Etat à l’écologie, a opposé un refus catégorique, par crainte, sans doute, que José Bové ne lui fasse plus la bise lors de leur prochaine rencontre. Franck Michel, vas-y, c’est tout bon ! T’es notre Elie Domota à nous !

Michel Clouscard est mort

45

Das Kapital a-t-il mandaté un serial killer pour en finir avec les grands philosophes marxistes de notre temps et les empêcher de penser une alternative à la catastrophe en cours ? Après la mort de Georges Labica que nous vous signalions la semaine dernière, c’est au tour de Michel Clouscard de disparaître à l’âge de 81 ans. Le marxisme étant une grande maison, l’œuvre de Michel Clouscard s’est souvent construite en opposition frontale à Althusser et donc aussi à Labica.

Résolument hostile au structuralisme et au terrorisme épistémologique qui ossifie les sciences sociales depuis un demi-siècle, Clouscard, dans la lignée de Lukacs, Goldmann et Lefèvre, a développé une pensée originale qui plaît même aux réactionnaires : son analyse de la récupération par le capitalisme des « progrès sociétaux » pour occulter la vieille question sociale, toujours en suspens, l’a amené à une critique radicale de Mai 68 comme contre-révolution libérale-libertaire. Il est d’ailleurs l’inventeur de ce néologisme qui se révèle si manifestement pertinent pour comprendre aujourd’hui l’indécence et la morgue des ex-gauchistes convertis à l’intégrisme libre échangiste.

Consubstantiellement homme du progressisme et du monde d’avant, amateur de jolies femmes, de vieux livres, de soleil corse, de rugby et de gaillac perlé, lecteur attentif de Rousseau, dont il dynamita la relecture baba-cool et décrypteur inspiré du mythe de Tristan et Yseult, dont il exalta l’universalité, Clouscard ne se contenta pas d’être instinctivement hermétique au féminisme, à l’écologisme, au cosmopolitisme : il en dénonça, parmi les premiers les effets pernicieux sur la société française en général et sa composante communiste en particulier.

On lira avec profit Le capitalisme de la séduction (1982) et surtout le prophétique Néofascisme et idéologie du désir qui date de 1973. Dans le post-scriptum à la réédition de 2007, Michel Clouscard écrit notamment : « Le néofascisme sera l’ultime expression de libéralisme social libertaire, de l’ensemble qui commence en Mai 1968. Sa spécificité tient dans cette formule : tout est permis mais rien n’est possible. »

Guadeloupe : l’île de la tentation ?

2

Les journaux prennent au sérieux, enfin, le problème de la vie chère outre-mer et bombardent leurs lecteurs de tableaux, graphes et graphiques démontrant les écarts entre les prix de produits de consommation courante en Guadeloupe et en métropole (c’est-à-dire Paris car, comme l’avait montré Le Parisien fin 2008, il y a de fortes différences de prix entre la capitale et le reste du pays, mais passons). Mais on découvre aussi, grâce à une interview donnée à Libération le 25 février par Jean-Michel Prêtre, procureur de la République à Pointe-à-Pitre, que sur certains produits les Guadeloupéens et les Guadeloupéennes bénéficient d’un rabais gigantesque. Ainsi, selon le magistrat, le prix de la cocaïne est 5 à 6 fois moins élevé là-bas qu’ici. Mme Taubira a donc raison – entre la métropole et l’ex-colonie, il y a toujours une ligne blanche.

Mon string pour un logement !

43

Colleen Mc Cullough nous a appris que les oiseaux se cachaient pour mourir. Eddy Mitchell[1. Eddy Mitchell qui est par ailleurs le Chardonne de notre temps : « L’amour en province ressemble un peu à un dimanche » in Sur la route de Memphis.], lui, que les éléphants allaient rejoindre un cimetière caché quand ils sentaient que leur heure était venue. On ne lit jamais assez les sagas à l’eau de rose et l’on n’écoute jamais assez les paroles de la variété. Elles nous enseignent, entre autres, ce qui fait la dignité anthropologique de l’homme : son droit imprescriptible à la pudeur dans des expériences limites comme le sexe, la souffrance, la mort.

Mais l’obscénité spectaculaire, fille tardive et bréhaigne du capitalisme, veut tout de ses esclaves. Elle est le roi Midas qui transforme chaque aspect de notre vie en image, et n’envisage plus le rapport à l’autre que dans et par l’image. Elle a réussi, en deux petites générations, à faire tomber les systèmes immunitaires de la common decency, chère à Orwell : serait-il venu, il y a trente ou quarante ans, à l’idée d’une ouvrière d’exposer ses déboires conjugaux à l’écran, à des couples de chefs de rayons de marivauder sous les tropiques en attendant de savoir qui va baiser qui, à tel malade incurable de faire filmer son agonie, pour que le dernier souffle soit numérisé sur l’éternité du Net, ou encore à une jeune fille de mettre sa virginité aux enchères pour se payer ses études ?

Cette obscénité du spectacle devenue spectacle de l’obscénité est dans doute à chercher dans la pulsion de plus en plus évidemment totalitaire de la société marchande, dans son désir d’appropriation panoptique de l’individu dont la caméra de surveillance n’est que l’aspect banalement policier pendant que la télé-réalité ou les « réseaux sociaux » du type Facebook en sont la version ludique, aimable et abjecte.

Il avait donc raison, encore une fois, le vieux prophète de Champot, quand il nous annonçait dans ses thèses fondatrices, en 1967 : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » ou, plus loin : « Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis. »

Dans toute cette surexposition, et surtout dans la crise que nous traversons, il est évident que la misère reste ce qu’il y a de plus vendeur, et dans la misère, sa figure extrême, celle du SDF, du sans-abri, du naufragé des cartons et des portes cochères. Le Spectacle a compris qu’il pouvait faire n’importe quoi aux pauvres, aux offensés et aux humiliés. Ils ne réagiront pas. Ils ne réagiront plus. Dès 1935, dans un roman demeuré célèbre, On achève bien les chevaux, Horace Mc Coy avait montré quel profit et quel plaisir malsain il y avait à mettre en spectacle le désespoir et la volonté de survie acharnée des victimes de la Grande Dépression : il racontait l’histoire de couples s’épuisant, parfois jusqu’à en mourir, dans des marathons de danse qui duraient des jours et des nuits, sans interruption, pour une prime dérisoire.

Il y a quelques années déjà, en France, l’un de ces artistes contemporains, néo-dadaïstes d’Etat largement subventionnés, s’était servi de SDF comme sculptures vivantes dans des arrêts de bus. Il s’agissait de « faire prendre conscience », de « sensibiliser », n’est-ce pas ? En réalité, les spectateurs de ce genre d’infamie décomplexée ne prendront conscience de la misère du SDF que le jour, plus proche qu’on ne le pense, des grandes émeutes de la faim, quand, à l’instar des Zombies de Georges Romero, ces morts-vivants sociaux viendront jusque dans nos bras égorger nos fils et nos compagnes.

Mais pour l’instant, the show must go on. Ainsi, en Belgique, au début du mois, a été lancé un concours Miss SDF, ou plutôt Miss SB, comme on dit là bas pour Miss sans abri. La directrice de quatre centres d’hébergement de la région de Bruxelles a trouvé que c’était une bonne idée. Sélectionner dix jeunes femmes et leur faire subir toute une série d’épreuves avant de choisir la gagnante au mois d’octobre. Elle bénéficiera d’un logement, ce qui tombera très bien puisque les matins commencent à redevenir un peu frais à cette saison, même en cas d’été indien. On peut penser que les autres concurrentes, dans l’immense générosité de cette action, auront le droit de garder leur string à paillette, accessoire qui protège moins du froid qu’un appartement quand la température descend mais peut toujours aider quand il s’agira de vendre leur corps que l’on aura sans doute un peu réparé pour la compétition. Et on reste sans réplique en entendant l’une des victimes de ces jeux du cirque à prétention morale expliquer que c’est le plus beau jour de sa vie.

Car attention, tout cela reste très moral, finalement, pour ces Pharisiens d’un nouveau genre qui exposent et font savoir, en toute innocence ou presque l’ignominie de leur action caritative. Ainsi l’organisatrice déclare : « Miss SDF ne sera pas forcément la plus jolie, mais la plus méritante, la plus courageuse, animée d’une volonté de s’en sortir. » Nous atteignons ici de délicieux sommets. Le « pas forcément la plus jolie » est charmant d’hypocrisie, modalisateur (comme on dit en grammaire) juste ce qu’il faut, histoire de ne pas faire passer le jury certainement masculin pour une bande de démocrates-chrétiens rougeoyants, ivres de concupiscence, de Gueuze et gavés d’anguilles au vert. Les notions de « mérite », de « courage » sont toujours plaisantes à entendre dans la bouche de la dame caritative des temps spectaculaires. C’est la variante postmoderne de la sortie de la messe où l’on donnait une pièce au pauvre, « mais attention, pas pour boire ».

Quoique, si l’on étudie la déclaration sous un autre angle, cela suppose aussi que Miss SDF non seulement doit être quand même pas trop mal foutue mais qu’en plus, lorsqu’elle dandinera des fesses sur un podium d’Outre-Quievrain, il faudra aussi qu’elle prouve qu’elle est « animée d’une volonté de s’en sortir », c’est-à-dire qu’elle a le sens du darwinisme social. Ta copine a des seins aussi jolis que les tiens, mais bon, elle est toujours à réclamer des aides, tandis que toi, avec ton 90C, on sent tout de suite ta volonté de t’en sortir. Il faudra juste te refaire les dents.

Ah oui, une dernière chose, comme une cerise mesquine sur ce gâteau moisi. Le logement sera accordé à la gagnante pour une durée d’un an.

Un an…

On achève bien les chevaux

Price: 8,00 €

55 used & new available from 1,26 €

Les Antilles, vues de mon balcon

101

On le sait, le terrain ment – comme tout le reste. Il ne s’agit donc pas d’abandonner tout sens critique dès que le mot « témoignage » est prononcé. Ainsi, Marcel Meyer, lecteur perspicace de Causeur, estime, à propos de l’article de Guy Sitbon, « qu’il n’est pas forcément nécessaire d’aller sur place, la preuve, Sitbon y est et ne dit rien, Marchenoir n’y est pas et donne beaucoup de faits ».

Laissons à Marcel Meyer la responsabilité de ce jugement –trop- sévère. En tout cas, il y a une dizaine de jours j’ai pris contact avec G. : ce lecteur de Causeur avait laissé un commentaire sur l’un de mes textes et j’avais repéré, grâce à son serveur, quelqu’un qui vit « là-bas » là où ça « se passe ». Ma démarche, dictée par la curiosité, a été accueillie avec bienveillance – qu’il en soit remercié. En réponse à mes questions sur son quotidien, il m’a envoyé quatre ou cinq courriels, parfois accompagnés de photos prises par lui ou ses amis. Avec franchise, perspicacité et un mélange de tristesse et amertume, G. m’a livré ses observations et réflexions. Elles m’ont semblé suffisamment intéressantes et pertinentes pour être livrées à notre petite communauté.

Les observations de G. permettent non seulement de se faire une idée de ce qui est en train de se passer « là-bas », mais aussi de réfléchir à ce qui se passe « ici », en particulier au moment où, me semble-t-il, le vent est en train de tourner. À en croire un sondage du Figaro Magazine, 51% de Français de métropole sont favorables à l’indépendance de la Guadeloupe. Ce moment correspond, en somme, à celui où, dans les grèves, les médias passent insensiblement de l’intérêt pour le gréviste à l’empathie pour l’usager en colère. Résultat : l’état de grâce du LKP, dont les méthodes pour le moins contestables commencent à être dévoilées, est en train de prendre fin.

Après les Antilles vues de la salle de bains de Cyril Bennasar et de la chambre d’hôtel de Guy Sitbon, voici donc la Guadeloupe vue du balcon de G. :

« [..] Mes petites réactions concernant la situation en Guadeloupe correspondent à ce que je pense et vis ici, depuis 1993. Je n’ai guère de talent d’analyste. Ce que je ressens ? La richesse du « vécu » est dans sa rime. À part ça : l’essentiel du subjectif, au moment où je vous écris, c’est que les jeunes émeutiers des barricades cherchent à casser du Blanc. Ils sont cons comme tous les jeunes cons. Mais c’est moi qui suis en face. Je suis donc confiné chez moi depuis 4 jours. J’ai parfois peur. C’est normal. J’évite d’aller chez mes amis (à 90% Antillais « bon teint », comme on dit ici, i.e. noirs). Sourde poussée d’une profonde logique de vengeance qui, à défaut évidemment de se justifier, peut s’expliquer. Mes amis noirs sont, comme moi, de la classe moyenne. Au début, je les trouvais étranges. Peu à peu, je me suis retrouvé étranger. Je suis entre l’enclume de mon éducation républicaine et le marteau de leur culture identitaire. Je sors d’une HLM. J’ai en face de moi des fils de bourgeois dont certains ont fait des études à Paris. La couleur de leur peau les prolétarise et ils deviennent mes victimes. C’est pour ça que Domota parle de société de races et de classes.

[En fait, il s’agit d’une] société matérialiste et superstitieuse. Des gens installés entre dieu Super-Papa et société Nous-Nous. [..] On ne cesse de parler de « Projet » pour la Guadeloupe. Si vous m’accordez qu’un soupçon de vérité peut se cacher dans une caricature – voire un propos malveillant – et que l’expression d’un vécu reste un pauvre morceau de la réalité, alors je vous dirai que la Guadeloupe possède le plus sérieux, le plus cohérent, le plus unanimement partagé projet de société jamais aussi puissamment porté par une nation potentielle : dehors les Blancs, envoyez votre argent. J’essaie de n’être pas plus paranoïaque que nécessaire, j’évite les excès de cynisme ; et « j’aime qu’on m’aime un peu. »
La Gwada n’est ni Haïti ni le Zimbabwe. Mais la République française couve aussi en son sein des « danseuses » parfois racistes. Je vis, ici, dans un extraordinaire laboratoire humain. J’observe avec délices, par exemple, le développement de la schizophrénie que représente le passage de la doxa « des Blancs qui nous colonisent » à celle « des Blancs qui veulent nous larguer. »

[..] La trouille est bien là. Effrayant une masse qui marche sur ordre, entraînant ses tonnes de frustration. De loin, le folklore risque de cacher le drame qui couve. Un collègue métro s’est fait agressé par une bande de jeunes : sale Blanc, etc. Anecdote non relayée par les médias. Il se terre comme un rat. Sa femme et ses filles sont parties. Elles ne reviendront pas. Son médecin lui augmente sa dose de médocs à chaque visite… Anecdote.

Bien sûr que notre République (ici rebaptisée l’Etat Français pour faire méchant) a sa lourde part de « responsabilité ». Patrick Coco a raison[2. Sa lettre ouverte à Elie Domota a circulé dans le web la semaine dernière.]. Le fameux « gouverner c’est prévoir » est une antiphrase. Taubira, Bové, Besancenot et Royal : d’instinct les présidentiables ont compris que l’outremer est en train de remplacer le Salon de l’Agriculture quand on veut se donner l’air de s’intéresser aux vrais gens. Mais pas une once d’idée nouvelle. Pas une. Tous leurs discours convergent vers l’Etat-qui-doit-prendre-ses-responsabilités… ; comme la rhétorique des Indépendantistes qui prétendent en débarrasser leur bon peuple ! La logique du tout ou rien est une marque d’immaturité ; autant que la lâcheté de celui qui paie pour avoir la paix. Ça serait bien, pourtant, d’inventer du nouveau.

Et le quotidien dans tout ça ? Le LKP a bien sûr compris qu’on ne court pas le marathon sans ravitaillement. Il laisse tranquilles les stations-services réquisitionnées par le Préfet (faut bien aller aux manifs). Et pour les bananes, le rhum et le reste ? Mon bon monsieur : faut qu’ils bouffent les LKPistes ! Ma mère faisait du marché « noir » pendant la guerre. Ici aussi. Toutes les boutiques tenues par les Antillais « bon teint » ouvrent. On y trouve même des produits venus des grandes surfaces des békés qui, elles, restent fermées. C’est pas un mystère ça ? Le plus dur est là : dans cette incapacité où nous sommes tous (sauf le toutou de Bennasar et ses compatriotes d’Île de France) à surmonter sans passer par la case drames et massacres, notre impuissance à vivre ensemble. »

Photo de une : Florence Torres, flickr.com

Terrorisme à la Mexicaine

14

Le chef de la police de Ciudad Juarez (Mexique) vient de démissionner. Dans cette ville à la frontière des USA où, chaque année, meurent assassinées dans des conditions atroces des dizaines de femmes qui travaillent dans les usines automobiles délocalisées et où règne un des plus puissants cartels de la drogue du pays, Roberto Orduna, considéré comme un dur, aura occupé ses fonctions seulement quelques mois. Les narcos avaient en effet récemment menacé de tuer un officier de police tous les deux jours jusqu’à la démission de Monsieur Orduna. Après la découverte du corps d’un policier municipal puis d’un gardien de prison portant sur eux un message explicite, le chef de la police a déclaré : « Nous ne pouvons nous permettre que des hommes chargés de défendre nos concitoyens meurent ainsi. C’est pourquoi je présente ma démission définitive. »
En France, il semblerait que le terroriste Julien C. soit toujours en prison.

Saint Laurent, payons pour lui

28

Le Grand Palais, à Paris, a accueilli durant ces derniers jours ce que toute la presse a qualifié de « Vente du siècle » : la dispersion de l’extraordinaire collection d’œuvres d’art du couturier Yves Saint-Laurent, disparu le 1er juin 2008, et de son compagnon le businessman Pierre Bergé. La vente aux enchères, co-organisée par la maison Christie’s a suscité la ferveur des curieux (plus de 30.000 quidams se sont présentés à l’exposition gratuite des œuvres le week-end dernier…), et provoqué des sueurs froides chez les spécialistes du marché de l’art… les professionnels avaient estimé que le produit de la vente des 733 lots rapporterait entre 200 et 300 millions d’euros. L’estimation haute a été pulvérisée dès la seconde journée, et le produit total de la vente se monte à plus de 375 millions d’euros. Si l’impact de la crise économique s’est fait un peu sentir sur les acheteurs (Mais où sont donc passés les « nouveaux riches » Russes ou Ukrainiens qui achetaient des Picasso par lot de dix pour épater leurs amis chinois ?), le caractère exceptionnel de cette collection a mécaniquement produits des « records » sur lesquels les médias se sont longuement ébahis.

Mais ce que les médias n’ont pas vraiment perçu, c’est qu’en réalité le Grand Palais a accueilli, ces derniers jours, un phénomène religieux, accompagné de tous les totems et fétiches afférents. Un phénomène religieux à la gloire du marché de l’art, évidemment, mais aussi à celle de Pierre Bergé, mitterrandiste old school, homme d’affaires un brin opportuniste, mécène tonitruant et figure désintéressée du « Bien ».

Une religion nécessite un lieu de culte. Ce lieu est tout trouvé : le colossal Grand Palais, que le Journal du Dimanche est bien avisé de comparer à une cathédrale. L’édifice, érigé pour l’Exposition Universelle de 1900, a tous les aspects du temple. Le quotidien gratuit 20 Minutes ne s’y trompe pas, et titre l’un de ses articles : « Dans la nef d’une cathédrale élevée au culte du bon goût. » « Monument consacré par la République à la gloire de l’art français », peut-on lire au fronton de l’édifice. Les 6000 tonnes d’acier et de verre de la grande verrière, constituant l’exceptionnel « toit » de ce palais, et recouvrant ses nefs ainsi que son « vaisseau », laissent passer une lumière étrange. On cherche les vitraux. Il n’y en a pas. Mais la verrière rend la lumière si intelligente, et tellement signifiante. On joue ici la comédie de l’art. On le célèbre. On le prie. On n’y échappe pas.

Une religion a également besoin de processions. Ce n’est pas obligatoire. Mais c’est un élément décoratif intéressant. 30.000 visiteurs anonymes, et curieux, ont visité avec ferveur l’exposition gratuite des œuvres de la collection dans le Grand Palais. L’important était évidemment d’épater le public. Le mot n’est pas de moi, mais de Béatrice de Rochebouet, qui indique dans Le Figaro que si cette vente a « épaté » le public, elle a pourtant laissé plus sceptique certains caïmans cyniques du monde de l’art. On lisait au début de la semaine dans le quotidien de l’avionneur : « Il y a ceux qui estiment que ce battage médiatique ‘provoquant une overdose’ est disproportionné. ‘Cette mise en scène qui a des allures de cathédrale a été faite pour le seul plaisir de Pierre Bergé qui clame sur toutes les radios qu’il a toujours voulu assister aux obsèques de sa collection et tout contrôler de son vivant’, commente une collectionneuse connue pour ne s’être jamais laissé éblouir par les paillettes. Samedi soir, dans un grand dîner parisien donné par trois figures de la mode et du marché, en l’honneur des collectionneurs étrangers, les piques fusaient de table en table. L’expert en Art déco, Jean-Marcel Camard, soulignait que ‘les pièces n’étaient pas toutes extraordinaires une fois sorties de leur contexte et pour certaines pas dans le meilleur état’. » Mais malgré ces quelques réserves et doutes de spécialistes élitistes, la procession populaire a pu vivre sa vie. 30.000 personnes en rang. Sages comme des images. Des images allant admirer des tableaux. Vous-vous rendez compte ? Hein ? 30.000 personnes, le long du Grand Palais… presque pas de Guadeloupéens et pas un pavé jeté sur les gendarmes mobiles.

Une religion se construit évidemment autour d’un culte. Ici, au-delà du génie immortel du couturier Yves Saint-Laurent, nous assistons au culte du couple composé de l’artiste et du businessman, de la carpe et du lapin, de Saint-Laurent et de Pierre Bergé. Pour les besoins du culte, l’appartement parisien du tandem sulfureux – situé rue de Babylone – a été reconstitué avec minutie afin de montrer aux badauds et même aux acheteurs potentiels quel « dialogue » fascinant les œuvres d’art avaient entre elles, entre les mille murs de ce petit palais impérial de poche du 7e arrondissement. Culte. Vraiment culte. Voici l’intérieur de gays garantis sur facture. Ecce homo, comme dirait l’autre ! Venez, entrez ! C’est gratuit. Sauf pour acheter !

Le culte repose aussi sur le caractère « amoureux » de cette collection. C’est bien l’amour entre Saint-Laurent et Bergé qui a animé ces achats décisifs, et parfois même compulsifs. Le Journal du Dimanche nous gratifie de cette saillie : « Saint Laurent était un passionné, au point que Bergé dut lui rappeler un jour qu’on ne va pas chez Kugel (leur antiquaire) comme à Prisunic ! ». C’est pas sérieux Yves ! Retourne à tes étoffes ! De plus, le fruit de cette vente ira à une fondation destinée à promouvoir l’œuvre d’Yves Saint-Laurent, mais également à la recherche scientifique contre le sida. Quelle action humanitaire, quel tropisme progressiste, quelle velléité du « Bien » pourrait se priver de participer à la croisade contre le fameux syndrome d’immunodéficience assassin ?

Mais ce n’est pas tout. Encore faut-il un prêtre pour faire le show. A l’avant-scène, on a vu très brillant François de Ricqlès, 51 balais, héritier des pastilles du même nom, commissaire priseur star chez Christie’s depuis quelques années. Mais à l’arrière-plan c’est Pierre Bergé lui-même qui était à la manœuvre. Caché. Invisible. Mais distillant son sermon à qui voulait l’entendre. Il n’était pas là pour l’argent, mais pour liquider son histoire d’amour. Enfin, la disperser… ou quelque chose dans le genre. Comme éparpiller ou disséminer. Il croit disperser des cendres en dispersant une collection. Il s’égare. Mais il n’est avare d’aucune gesticulation pour nous assurer de son désintéressement. D’ailleurs il donne un Goya au musée du Louvre, c’est dire si le fric ne compte pas ! Qui, parmi vous, a déjà donné un Goya ? Hein ? Bande de salauds ! Notre wonder-mécène ne dilapide absolument pas le patrimoine qu’il a constitué avec son compagnon Saint-Laurent… Non, voyons ! Il ne renie pas là des décennies de passion… Il ne fait que « valoriser » à l’international, et en temps de crise, un investissement sûr. Ah fétides séquelles de l’esprit mitterrandien ! La vérité, moins noble, est que Même si certaines œuvres ont été données à des musées français et certaines autres préemptées par des établissements hexagonaux, la collection Yves Saint-Laurent a été en grande partie dispersée à l’étranger. Je sais bien que cela devrait enchanter mon « cosmopolitisme », mais quelque chose me dit quand même que j’aurais encore moins de chance de croiser ces chefs d’œuvres impérissables à plusieurs milliers de kilomètres de Paris, et parfois dans des collections privées, que rue de Babylone…

Finalement, cette vente aux enchères « du siècle » n’est qu’une… vente aux enchères. Point barre. Rien de plus. Et certainement pas un quelconque « acte de deuil » larmoyant de Pierre Bergé. D’ailleurs… est-il utile de rappeler que Pierre Bergé est un entrepreneur de ventes aux enchères ? Ah, on ne vous l’avait pas dit ? C’est bête ça… Mais la vente « du siècle » organisée par Christie’s (propriété de François Pinault) a été en réalité co-animée par la société de ventes aux enchères du compagnon de YSL, Pierre Bergé & associés. Etablissement sis rue Drouot et fondé par l’homme d’affaires au début des années 2000, suite à son échec dans le rachat de l’institution Drouot. Moi, ce que j’en dis.