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Tam-tams dans les Dom-Tom

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Quand Elisabeth Lévy ne sait pas, elle ne fait pas semblant de savoir. « Moi, les Antilles, je n’y connais rien », avoue-t-elle dans Causeur et je la lis à Pointe-à-Pitre, à la porte de la capitainerie du port où se tiennent les négociations entre le LKP (syndicats), les patrons et le préfet. J’attends, avec les autres reporters, les caméras et les radios qu’on nous annonce si c’est fumée blanche ou chou blanc, fin de la grève ou grand chambardement. Je serai peut- être obligé de m’interrompre en milieu de phrase, vous m’en excuserez Elisabeth. Puisqu’on a un peu de temps, je vais vous raconter deux ou trois choses que je sais d’ici.

La capitainerie donne sur une place noire de peuple, noire de Noirs. Ils sont là pour réconforter leurs délégués en musique. Tam-tams, chants, danses, battements de main ne cessent pas une seconde. Dans la salle de délibérations, les pourparleurs reçoivent le vacarme autant que moi. Le militantisme en liesse vous ravit les premières heures, au bout de quinze jours, vous brûlez d’envie de crever tous les tambours. J’imagine le préfet les nerfs en boule. Est-ce un supplice pour obliger les patrons à signer ? Faut voir.

Dans un mauvais jeu de mots, je vous ai décrit une place noire de Noirs, mais est-ce qu’ils sont vraiment noirs ? Tenez cette splendeur de fille, devant moi, à Nice on dirait qu’elle est bronzée. Mulâtresse, métis, quarteronne, il ne lui reste plus grand chose de la peau d’un de ces ancêtres africains. Ici, on la classe, elle s’identifie noire, négresse en somme. D’un Blanc doté d’une goutte de sang noir on dira qu’il est noir. D’un Noir aux ascendants 90 % blancs, on dira aussi qu’il est noir. Je vais vous dire pourquoi cet étrange partage, Elisabeth : les enfants d’une esclave engrossée par un maître blanc, sauf rarissimes exceptions, n’étaient pas affranchis pour aller grossir le nombre des asservis et maintenir la pureté de la race blanche. Aujourd’hui encore, nous conservons précieusement cette règle arrêtée par les marchands de chair humaine. On est comme eux ou quoi ? Il nous reste quelque chose d’eux ? Franchement ? Je le crois.

Je parlais tout à l’heure, sur la place, dans le boucan des bamboulas, avec Jean-Marie, un jeune instituteur. Un de ses grands pères, toujours vivant, est un fonctionnaire corse, ses parents sont métis, lui est assez foncé. Il en a plein les bottes de la race, des races, des racistes et des anti-racistes, Jean-Marie. « Je ne vais pas passer ma vie à m’interroger sur la couleur de ma peau, s’exaspérait-il. Je me fous de ma couleur et de la vôtre. L’esclavage ? Je l’ai étudié dans les livres comme vous, ça a été abject, abominable mais ce n’est pas ma vie. Il n’y a pas un seul souvenir de cette époque dans notre famille. C’est aussi lointain que Charlemagne. Et je vais gâcher mon existence à me définir sur ma pigmentation qui compte moins que votre gros nez ? » Jean-Marie voudrait entrer dans le post-racial. En élisant Obama, les Américains n’ont pas mis fin à la société de races – loin de là – mais ils ont exprimé le désir d’en ouvrir la voie.

Dans la foule, on distingue les tee-shirts bleus du service d’ordre marqués LKP Sécurité. Le LKP c’est un mouvement de libération nationale comme un autre, comme le FLN jadis en Algérie ou le Viet Minh d’Ho Chi Min. Rien de spécial, j’en ai rencontré mille dans ma vie. J’ai parlé des heures avec son chef, Elie Domota. C’est un nationaliste normal, il veut l’indépendance de son pays et puis c’est tout. Les 200 euros et les 200 autres revendications, c’est de l’habillage. Il est soutenu par tous les Guadeloupéens, comme tous les leaders nationalistes des pays colonisés sauf que je jurerais que l’indépendance, il n’en veut pas pour tout l’or du monde. Domota porte deux masques. Le premier c’est de se dire simple syndicaliste alors qu’il est un pur et simple leader indépendantiste. Le second masque c’est son indépendantisme. Il est plus français que vous et moi et il défendra bec et ongles sa véritable identité. Tous les Guadeloupéens, et Domota d’abord, tiennent à la France comme à la prunelle de leurs yeux mais ils voudraient bien devenir des Français à part entière, pas rester des Français entièrement à part, comme ils disent. Et pourquoi à part ? C’est bête comme chou, parce qu’ils sont noirs. La peau. Pas le nez, la peau. (Voilà près de six heures qu’ils négocient à l’étage. Nous, on leur envoie toujours nos coups de tambours).

Quel intérêt pour la France de s’incruster dans ses derniers lambeaux d’empire, « ces points imperceptibles dans le vaste océan » ? Pas le moindre. Si on y décelait un jour du pétrole croyez bien qu’ils nous videront dans le quart d’heure. Collons-leur l’indépendance de gré ou de force et qu’on n’en parle plus. La page des colonies est derrière nous, les dernières miettes ne nous occasionnent que des emmerdes. Bye bye la Guadeloupe, bon vent ! Oui, Elisabeth, on pourrait. Mais serait-ce bien futé ? Il y a quelque chose de grand, de très grand à faire ici et ce serait bien dommage de passer à côté.

La découverte de l’existence des races date de quelques siècles, d’hier. Souvenez-vous, nos grands parents exhibaient un Nègre en spectacle comme une incroyable curiosité. Les Africains pensaient que le Blanc débarquait d’une autre planète. Des gens si différents n’appartenaient sûrement pas à la même espèce. Etant ce que nous sommes, la pire des engeances, jouant de nos mousquetons, nous avons mis les Africains à l’amende dans trois siècles d’Auschwitz. Si les Africains avaient eu les armes, c’aurait été le contraire. Personne ne dira jamais ce que fut l’esclavage et la déportation en Amérique, c’est indicible. Dès lors, la peau noire fut associée au degré zéro de l’humanité. L’abolition a tout changé sauf la valeur de la peau. N’est-il pas venu le temps d’une deuxième abolition ? Les Antilles donnent à la France la chance, non de proclamer, mais d’œuvrer à une nouvelle déclaration des Droits de l’Homme. C’est en train de se faire en douceur. Pas mal de « métropolitaines » viennent ici pour trouver l’homme de leur vie, je les ai vus, ils sont très amoureux, merci, et leurs mouflets sont adorables. La nature a offert à la Guadeloupe le plus beau des cent départements français. Le post-racial, la prochaine étape le plus cruciale dans l’histoire de l’humanité, peut s’accomplir ici, pas encore aux Etats-Unis où il n’est encore qu’un espoir. Plus personne n’obéira au cri, à la politique du sang, ni les Blancs, ni les Arabes, ni les Juifs, ni les Noirs. Aux Antilles, la France peut se donner une mission qui la dépasse : réconcilier l’homme avec lui-même, pour le dire comme les cons. Mettre fin à la connerie humaine, pour le dire en vérité. Belle rupture, non Elisabeth ?

(Bon, on n’a pas que ça à faire, ils vont la finir cette négociation ? Ces tam-tams, j’en peux plus.)

Edwy Plenel ou le journalisme équitable

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Le site Maximiles passe au vert : le site de programme de fidélité sur internet ouvre un nouveau rayon cadeaux où l’on peut échanger les points gagnés en achetant des petits objets inutiles sur les sites partenaires. On peut désormais échanger ses miles contre des « cadeaux respectueux de la nature et issus du commerce équitable ». Là, on découvre, comme un cheveu sur la soupe (nous n’avons pas dit un poil de moustache, et c’est à peine si nous l’avons pensé) : un abonnement à Mediapart, le site d’ »articles dits de référence » (sic) dirigé par Edwy Plenel, coincé au milieu d’un choix de carafes filtrantes, de dons à « Action carbone », un sac à dos grenouille, des noix de lavage, trois pots de confiture du Swaziland, etc. Mais après tout c’est vrai qu’Edwy consomme beaucoup moins d’arbres à Médiapart qu’au Monde

Adieu ma banque

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Pour des raisons familiales et personnelles, je suis très attaché à la Banque Populaire. Je fus même arrière-droit de son équipe corporative en Franche-Comté ; c’est dire si son destin me tient à cœur[1. Le foot est, chez moi, une chose sérieuse, à l’instar de la Politique et des plaisirs de la Table ]. Sa disparition dans un magma voulu par l’Etat dans une fusion avec la Caisse d’Epargne ne me laisse donc pas indifférent.

Qu’est donc, à l’origine, la Banque Populaire ? Une banque à vocation coopérative, très décentralisée. Créée par des artisans et des commerçants, elle a longtemps boudé la bourse puisque ses propriétaires en sont les clients qui le souhaitent (qu’on appelle les sociétaires). En 1981-82, les lois de nationalisation du gouvernement Mauroy ne concernèrent pas les Banques Populaires[2. On doit en effet les nommer au pluriel car ces banques régionales sont au départ indépendantes les unes des autres.]. Les banques mutualistes y échappèrent aussi : Mauroy était proche de Rocard et Delors et donc de la seconde gauche, davantage attachée au secteur coopératif et mutualiste qu’à la toute-puissance jacobine de l’Etat. On note au passage que l’actuel gouvernement fait exactement l’inverse en ne prenant pas de participations dans les banques capitalistes (au sens strict du terme) et souhaitant acquérir 20 % de ce qui devrait devenir le second groupe bancaire français.

Il faut dire que la Banque Populaire n’est plus guère fidèle à ses racines coopératives car elle a bien dû s’adapter au néolibéralisme mondialisé. Tout d’abord la proximité a commencé à s’éloigner (sic). La Banque Populaire de Franche-Comté, où j’avais fait virer mon premier salaire, est devenue Banque Populaire de Franche-Comté, du Mâconnais et de l’Ain. Jusque là, cela ne me gênait pas, le siège était encore chez nous. Chauvinisme, quand tu nous tiens ! Mais quand elle est devenue Banque Populaire de Bourgogne-Franche-Comté et que Dijon en devint ville-siège, j’ai vraiment commencé à faire la gueule[3. J’apprends ces derniers jours que Balladur propose d’en faire de même pour les régions administratives. Les temps sont durs…]. La proximité était devenue une fiction. La chasse aux coûts, aux économies d’échelle, passait avant toute préoccupation. Dans le même temps, la philosophie coopérative de la banque s’étiola encore davantage lorsqu’elle prit le contrôle de Natexis, banque d’affaire cotée en bourse et chargée d’en faire de plus belles qu’avec ses clients[4. des affaires !]. Natexis fusionna ensuite avec Ixis, son alter-ego de la Caisse d’Epargne pour donner naissance à Natixis, laquelle se distinguera plus tard comme la plus avide en produits pourris subprimisés. Quel gâchis ! Ainsi pour s’a-da-pter[5. Je décompose bien les syllabes du mot magique à l’instar des Diafoirus de la mondialisation néolibérale.] à la mondialisation, cette banque a renié son souci de proximité géographique et à son essence coopérative, lesquelles devaient coûter trop cher. Trop cher ? Jamais aussi cher que les pertes engendrées par les folles aventures des courtiers de Natixis ! Ainsi, au risque de passer pour un doux rêveur (au pire) ou un fieffé réactionnaire (au mieux), je continuerai d’affirmer la tête sur le billot que ma banque aurait mieux fait de ne pas chercher à s’a-dap-ter et qu’elle s’en porterait beaucoup mieux aujourd’hui.

Pour conclure sur le chapitre des mauvaises nouvelles, le JDD nous apprend que François Pérol[6. Pérol, ce n’était pas l’exécutant des basses oeuvres du méchant Gonzague dans Le Bossu ? ], actuel secrétaire général adjoint de l’Elysée, pourrait prendre la tête du nouveau groupe Ecureuil-Banque Populaire. Aujourd’hui, on lui conteste la légitimité de prendre la tête d’un groupe dont il a lui-même préparé la fusion, mais il y a encore plus grave : le journal Marianne nous avait instruit du rôle que ce dernier avait également joué dans le montage financier[7. En tant qu’associé-gérant de Rothschild et Cie, entreprise spécialiste du conseil en fusion-acquisition ] donnant naissance à Natixis. On devine aussi que Monsieur Economie de la galaxie Sarko ne devait pas être étranger au programme économique du candidat Sarkozy, lequel vantait le crédit hypothécaire et donc les subprimes[8. L’été dernier, la fiche programmatique en question figurait encore sur le site officiel de l’UMP.]. Décidément, le pompier pyromane, c’est à la mode.

L’alcoolisme est un humanisme

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Shoichi Nakagawa est condamné à passer l’éternité dans un cercle de l’enfer que n’avait pas prévu Dante : celui des bêtisiers télévisés et autres zappings médiatiques. Chaque année, il y a de fortes chances pour que l’on revoie en boucle ce pauvre homme, complètement ivre, lors d’une conférence du G7 à Rome, en fin de semaine dernière. On y découvre en effet Shoichi Nakagawa, ministre des finances du Japon, répondre avec une extrême difficulté aux questions des journalistes. Il a l’élocution hésitante pour ne pas dire pâteuse, les paupières tombantes et menace à chaque instant de tomber dans le sommeil et de retrouver ce que Guy Debord appelait joliment dans Panégyrique « une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps », apanage des seuls buveurs d’élite et autres princes de la cuite.
À peine rentré à Tokyo, Monsieur Shoichi Nakagawa a marmonné l’une de ces pitoyables et attendrissantes explications que tentent en désespoir de cause de donner tous les ivrognes pour faire diversion lorsqu’ils ont été pris sur le fait : on lui aurait prescrit des médicaments contre le rhume qui se seraient révélés beaucoup trop forts, et leurs effets auraient été encore accentués par le décalage horaire…

Evidemment, on peut difficilement imaginer pire comme excuse et Monsieur Shoichi Nakagawa a dû présenter sa démission. « Sacquez le buveur de saké ! », a clamé unanimement la presse nipponne. Il faut dire que le gouvernement auquel il appartient, celui du Premier ministre libéral Aso connaît une popularité qui ne dépasse plus la barre des 10% et le Japon une chute de son PIB de 12,7 % en rythme annualisé, ce qui représente la plus forte réduction depuis le premier choc pétrolier de 1974.

Et voilà que Monsieur Shoichi Nakagawa, grand argentier du Soleil Levant, au lieu de donner le visage serein du technocrate compétent, de l’animal à sang-froid, bafouille hébété devant le monde entier un taux d’intérêt directeur complètement fantaisiste pour la banque centrale du Japon alors que le gouverneur de cette même banque est assis à ses côtés, manifestement effondré.

Notre époque est décidément bien puritaine. La prohibition du tabac, n’en doutons pas, sera bientôt suivie par celle de l’alcool, achevant de désenchanter un monde en phase terminale. Ce n’est pas l’opprobre médiatique qui aurait dû tomber sur Monsieur Shoichi Nakagawa ni le cruel le pilori de You Tube auquel on l’a cloué : on aurait plutôt dû le remercier pour son honnêteté. Cet homme politique prouvait, par sa sortie alcolisée, qu’il est possible de tenir un langage de vérité avec son corps.

Que nous disait-il, en fait, que nous disait-il vraiment, Monsieur Shoichi Nakagawa, par ses borborygmes imprécis, son égarement complet – il demandera ainsi, les yeux clos, à un journaliste qui lui avait posé une question, où il se trouvait alors que celui-ci lui flanquait le micro sous le nez – et son élocution floue ? Eh bien, il nous disait tout simplement que tout était foutu, que l’économie spectaculaire marchande s’effondrait en beauté, que la crise allait tout balayer et qu’on aurait beau raconter toutes les salades que l’on voulait, sortir toutes les batteries de chiffres imaginables, faire se succéder les plans de relance, c’ était fini, râpé, mort.

Et que, quitte à avoir la gueule de bois, autant que ce soit en se faisant plaisir.

Il n’était pas simplement ivre, ce jour-là, Monsieur Shoichi Nakagawa, il était devenu prophète, oracle, pythie, prêtre du vieux Dionysos… Il avait l’ivresse sacrée, celle des Grecs anciens qui, lors des cérémonies rituelles pour le dieu deux fois né, buvaient le vin dans des cratères au fond desquels un œil était peint car le vrai buveur sait que ce qu’il trouve au fond du verre, c’est d’abord son propre regard, et donc la vérité sur lui-même.

Il est dommage, mais tellement compréhensible, que la politique postmoderne, celle qui donne l’impression que les hommes et les femmes politiques, quel que soit leur pays, sont interchangeables parce que fabriqués dans la même usine selon le même plan, avec les mêmes visages en plastique et le même débit ânonnant la même vulgate néo-libérale, ait chassé cette dimension révélatrice de l’alcool, autrefois véritable ordalie qui sacrait les grands destins.

Imagine-t-on ainsi, dans l’Iliade et l’Odyssée, les héros grecs et troyens prendre des décisions importantes sans procéder à des libations interminables ? Pire qu’une faute de goût, ce serait une faute politique. Quand Alcibiade arrive au Banquet, nous raconte Platon, et qu’il s’installe entre Agathon et Socrate, il est complètement saoul. Va-t-on le lui reprocher ? Va-t-on l’empêcher de mener sa si brillante carrière militaire et politique ? C’eût été bien dommage pour la grandeur d’Athènes.

Il faut bien comprendre que les hommes politiques se partagent en deux catégories très nettes et totalement irréconciliables, qui n’ont rien à voir avec la gauche et la droite, le libéralisme et le communisme, le fascisme et la démocratie : il y a les dipsomanes et les abstèmes. Les dipsomanes sont faits pour les temps extrêmes, l’alcool leur donne cette force et ce courage qui permettent de retourner l’Histoire. Ainsi, deux des principaux vainqueurs du nazisme, Churchill et Staline, que n’importe quel observateur du temps aurait donnés perdants, l’un lors de l’été 40 pendant le blitz et l’autre en juin 41 au moment de l’opération Barbarossa, ont tenu le choc en étant de leur propre aveu et de celui de leur entourage, constamment ivres pendant cette période. Et ce n’était pas pour fuir la réalité que Churchill se saoulait dans les souterrains du war cabinet pendant que le petit père des peuples vidait bouteille de vodka sur bouteille de vodka dans son bureau du Kremlin, mais au contraire pour l’affronter sans ces inhibitions qui paralysent et empêchent de prendre la décision qui semble un coup de folie et se révèle, en fait, un coup de génie. Ce que résumait parfaitement le psychiatre Simmel quand il indiquait que le surmoi était soluble dans l’alcool ou Guy Debord, encore lui, qui remarquait : « Certaines de mes raisons de boire sont d’ailleurs estimables. »

Le politique abstème, lui, a d’autres passions, et parfois bien vilaines. Des passions sèches de buveur d’eau. La vertu chez Robespierre, la pureté raciale chez Hitler, la mission civilisatrice de l’économie de marché chez Georges W.Bush. Tout cela conduit assez vite au massacre, on le voit bien. Bush, d’ailleurs, représente un cas particulier, celui de l’alcoolique repenti. Les repentis en font toujours trop : regardez les ex-terroristes italiens qui chargent leurs camarades, regardez l’ex-communiste Jacques Marseille devenu un khmer anti-étatique et enfin ce Bush junior, s’appuyant sur un Pentecôtisme où, comme par hasard, l’eau, ce liquide décidément si ambigu, joue un rôle essentiel dans le re-birth baptismal.

Non, vraiment, plaignons le sort fait à ce pauvre ministre nippon car il prouve que nous sommes bel et bien entrés dans ces temps anti-héroïques où l’on préfère les alcooliques anonymes aux ivrognes célèbres.

Siné « blanchi » grâce à la Licra

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C’était prévu : le Tribunal de Lyon a intégralement donné raison à Siné, accusé d’antisémitisme et d’incitation à la haine raciale par la Licra. Et pas qu’un peu : dans un jugement de 70 pages, le tribunal défouraille tous azimuts : liberté d’expression, droit à la caricature, journal satirique, public éclairé, tout y passe. Bref, le message adressé à la Licra est clair : vous auriez pu vous abstenir de solliciter la Justice. À vrai, dire, c’était parfaitement clair à l’audience, sauf pour Me Jakubowicz, avocat et responsable de la Licra, dont on ne comprend toujours pas ce qu’il espérait d’un tel procès. Siné en sort habillé en victime, ce qui est un peu exagéré pour le bonhomme. Et tous ceux qui trouvent que les juifs leur pompent l’air avec l’antisémitisme, y compris quand il en passe sous leur nez (de l’antisémitisme, pas des juifs) auront trouvé de quoi nourrir leurs certitudes. Joli coup de la Licra. Avec de tels « amis », les juifs ont du souci à se faire. Les autres aussi.

Les Antilles vues de ma salle de bains

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Malgré tout, j’aime vivre en Région parisienne. Bien sûr, la nature y est soumise et sans relief, ni belle ni sauvage. Je ne serai jamais ébloui dans ses modestes forêts comme aux sommets des volcans du Cantal. On n’y produit que du blé et des champignons fades. La pollution cache souvent les étoiles et on y a un peu trop de voisins. Mais l’atout majeur de ma région natale est qu’on n’y est pas accablé par le poids des imbéciles heureux qui sont nés quelque part.

Le charme des régions est indéniable, mais discutez avec les autochtones et vous verrez. Le discours est invariable. Ils sont nombreux à être fiers d’être sortis de ce trou paumé-ci plutôt que de coin perdu-là. Aux quatre coins de l’Hexagone (je sais), le provinciau, pour faire vivre la culture de son terroir, bombe le torse, danse en rond avec ses sabots sur de la musique qui couine avant d’aller vomir son chouchen, sa gueuze ou son riesling.

L’Alsacien, puisqu’on en parle, vous savez, celui qui a pris la sage habitude de se retrouver à la fin de chaque guerre dans le camp du vainqueur, vous affirmera que la saucisse de Strasbourg surclasse de loin celle de Morteau, de Montbéliard ou de Toulouse. Mais je vous laisse deviner la réponse si vous interrogez les habitants des autres saucisses…

Le problème s’aggrave quand certains poussent le chauvinisme régional jusqu’à demander à la République de se retirer et de les laisser croupir dans leur folklore et leur patois. Certes, le Breton en est revenu. Après une crise existentielle F.L.Boum, il semble surtout occupé aujourd’hui à combattre les ravages de l’alcoolisme et de l’eau au nitrate. Un peu comme le Ch’ti qui, lui, se débat entre alcoolisme, inceste et non reconnaissance aux Césars.

Mais de l’indépendantiste, quand y’en a plus, y’en a encore : le Basque, qui comme son demi-frère espingoin, feint de se croire encore sous Franco et pousse le désir d’autonomie jusqu’au gendarmicide. Ou le Corse, qui préfère le règlement de comptes mafieux mais ethniquement pur à l’état de droit continental et qui, en homme d’honneur sans doute, descend un préfet d’une balle dans le dos et prend le maquis.

Aussi, quand du fond de mon Bassin parisien surpeuplé et surpollué, j’observe le spectacle navrant des velléités micro-indépendantistes, je me sens définitivement jacobin. Si le sort des Chouans vous a émus, ne me laissez jamais devenir ministre de l’Intérieur car l’envie de ramener dans le giron républicain quelques ploucs récalcitrants à coups de trique me démange souvent. Je le confesse, dans ces moments d’énervement, j’endosserais volontiers l’uniforme blanc du feldmaréchal Trotsky pour faire goûter aux pécores séparatistes le knout de la centralisation.

Pourtant ce matin-là, quand un insurgé antillais (avec cet accent facilement imitable, il suffit d’essayer de parler français avec un boudin créole dans la bouche) est venu jusque dans ma salle de bains via ma radio parler de « situation coloniale » et dire : « Malheureusement, je suis français » et « la seule solution à nos problèmes c’est l’indépendance », j’ai été gagné par un sentiment étrange et nouveau pour moi : la tolérance.

Je lui ai répondu (oui, je réponds parfois à ma radio, et je me retiens souvent de lui mettre mon poing dans la gueule) : « Banco ! Vas-y Frankie, c’est bon l’indépendance! T’as qu’à demander aux Comoriens ! »

La tolérance, vous dis-je ! Et la curiosité aussi.

Combien de temps pour que le désir d’indépendance assouvi se change en demande de visas ?

Combien de temps pour que ces chers départements qui ressemblent, parait-il, à la Rhodésie d’hier se transforment en Zimbabwe d’aujourd’hui ?

Les Oscars ne sont pas murs

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Même ceux qui n’ont pas de frontières ont des limites ! Ainsi la soirée des Oscar a finalement été une grande déception : nous n’avons pas eu droit aux remerciements de Laurent Cantet ni à la photo de sa joyeuse bande d’adolescents dont la-mère-de l’un-d’eux-est-sans-papier. On remarquera qu’une fois Entre les murs écarté l’Oscar du meilleur film étranger n’intéresse plus personne. Combien de ceux qui n’ont pas passé la nuit devant leur poste savent que c’est un film japonais, Departures, qui a raflé le petit bonhomme doré ? La plupart des rédactions, prises de court, ont fait appel à la dépêche de l’AP selon lequel le film de Yojiro Takita « raconte l’histoire d’un homme qui prépare les corps pour les enterrements ». En fait, il s’agit de les préparer à la crémation. Peu importe, ces gens-là sont tous pareils et leurs films aussi. Finalement, à défaut de triomphe hollywoodien pour Entre les murs, ce qui a gagné à Paris, c’est l’esprit intramuros.

Sortir de la crise. Maybe he can

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Premiers à avoir sombré dans la crise économique et à y précipiter le reste du monde, les Etats-Unis d’Obama sont aussi pionniers pour s’y coltiner. À part le nom, le plan de relance signé par le président américain le 17 février n’a pas grand-chose de commun avec ses équivalents européens ni avec les précédents plans américains. La nouvelle Administration prend à bras-le-corps l’ensemble des dimensions de la crise. Elle a la volonté, la crédibilité et elle met le paquet.

Des plans de relance, nous en voyons par wagons depuis septembre dernier. Avec des résultats pour le moins décevants. On me dira que c’est un peu tôt pour se prononcer. Le problème, c’est que même ceux qui ont concocté ces plans semblent sceptiques quant à l’efficacité de leurs mesurettes puisqu’ils ne cessent d’en annoncer de nouvelles.

Pour juger de l’efficacité d’un plan de relance, il faut se poser six questions : Prend-il en compte l’ensemble des difficultés ? S’attaque-t-il à tous les secteurs d’activité touchés ? Comment est-il financé (argent public/argent privé) ? Les moyens consacrés sont-ils à la hauteur ? Le caractère foncièrement mondial du problème est-il traité ? Enfin, qu’en est-il de la dimension politique du phénomène ? Ce dernier point est crucial : la mobilisation des nations derrière leurs gouvernements est une condition sine qua non pour une sortie de crise. Pour cela, il faut que les peuples aient confiance et qu’ils aient le sentiment que le fardeau sera équitablement partagé. Bref, la crise a beau être mondiale, la réponse dépend des Etats – donc des nations.

Les mesures engagées par l’administration Bush innovaient déjà par les moyens mobilisés et le fait qu’elles marquaient une rupture radicale avec l’idéologie dominante (et la politique) que le staff de W. incarnait jusque-là. Leur principal défaut était un énorme déficit en crédibilité, même si on peut difficilement reprocher à l’équipe Bush de s’être focalisée sur la dimension financière : il lui fallait jouer les pompiers de service. De plus leur responsabilité en aval dans la création de la situation catastrophique a ôté beaucoup d’efficacité à leurs actions. Et de toute façon, on avait affaire à des mesures prises par une Administration en fin de course.

Avec le nouveau plan piloté par le trio Obama, Geithner (au Trésor), Bernanke (à la tête de la Réserve fédérale), les Etats-Unis passent à la vitesse supérieure. Tout d’abord, par l’importance de moyens mobilisés, 787 milliards de dollars annoncés, mais en réalité deux, voire trois fois plus, si on comptabilise tout. L’Administration Obama lance la mère de toutes ses batailles : elle s’attaque en même temps à la crise financière et aux questions d’offre et de demande. À la fameuse « banque de mauvais crédit » qui rachètera (avec l’argent public) les prêts problématiques pour purger les bilans des banques, échoit l’assainissement du marché du crédit. La réponse à l’essoufflement de la demande consistera en aides massives aux consommateurs et aux PME. Quant à la crise immobilière, le séisme qui a déclenché le tsunami, elle sera contrecarrée par un ensemble de dispositifs d’aide aux propriétaires endettés. Plus généralement, une baisse des impôts soulagera un peu les autres débiteurs, surtout dans le domaine des cartes de crédit, un autre champ de mines à traiter d’urgence. Last but not least, on lancera une blitzkrieg sur le front de l’investissement avec comme objectif très ambitieux de jeter les bases (si possible avant les prochaines élections en 2012…) d’une croissance fondée sur l’éducation, la santé et les nouvelles formes d’énergie. Par cet ensemble des mesures budgétaires et monétaires coordonnées, la Fed et le Trésor se mettent ensemble en ordre de marche sous commandement commun.

Avec des dépôts de munitions bien garnis, les Etats-Unis lancent donc une offensive simultanée et coordonnée sur tous les fronts, sans attendre par exemple que l’assainissement nécessaire des bilans du système bancaire ou les investissements massifs portent leurs résultats en matière consommation et d’emploi. Il s’agit de ne pas gâcher l’élan crée par l’élection d’Obama.

Précisément, pour harnacher et pérenniser cette incroyable énergie politique, le nouveau président introduit une innovation majeure – la campagne électorale perpétuelle. Ainsi, représentants et sénateurs républicains et autres récalcitrants ont été soumis à une pression conjuguant lobbysme traditionnel et spots à la télé. Parallèlement, les réseaux de supporters et militants tissés et mobilisés pendant les primaires et la campagne présidentielle restent toujours sur le pied de guerre.

Seul bémol – et pas des moindre – Washington semble sous-estimer les risques liés à la dette publique. L’Etat, jadis providence et aujourd’hui providentiel peut effectivement plus qu’on ne le croyait il y a à peine un an, mais moins que beaucoup semblent le penser maintenant. Un scénario de chute brutale du dollar suite à un endettement public abyssal ne peut être totalement exclu. Mais il n’y a pas le choix.

Reste le talon d’Achille des armées engagées pour sauver l’économie mondiale : la coordination internationale. La stratégie d’Obama tient la route mais l’articulation avec les plans de guerre des autres pays, « le chainon manquant » de la gestion de cette fichue crise, reste à trouver. Ce week-end à Berlin, les membres européens du G20 en ont donné une preuve supplémentaire. Le commerce international et les écarts entre les excédents gigantesques de quelques pays et les déficits abyssaux de nombreux autres, pourtant au cœur du problème, n’ont pas été traités. On s’est satisfait d’un chapelet de vœux pieux, essentiellement des mesures contre les paradis fiscaux et les hedges funds et une réglementation accrue des acteurs des marchés. Tout cela n’est pas de bon augure pour le G 20 du 2 avril à Londres.

L’Europe en est encore à mobiliser ses troupes en ordre dispersé et avec des moyens relativement faibles même quand on cumule tous les efforts nationaux. Les divergences entre Français et Allemands qui n’ont pas du tout le même point de vue sur le système économique européen et mondial n’arrangent rien. Il ne s’agit nullement d’abdiquer toute marge de manœuvre nationale, mais il est difficile de nier qu’un certain nombre de décisions doivent être coordonnées, en particulier celles par lesquelles les Etats protègent leurs emplois – donc leurs peuples. Les premiers signes inquiétants sont déjà manifestés : les différentiels de taux d’intérêt entre les différents pays de la zone euro – la Grèce par exemple paye des intérêts supérieurs de 2,4 points à ceux de l’Allemagne. D’autre part, la menace de récession est encore plus importante de ce côté de l’Atlantique : autant de clignotants rouges vif qu’il ne faut plus ignorer. L’Europe aussi a besoin d’un New Deal.

2500 ans de solitude

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Grâce soit rendue à Arte d’avoir consacré, l’autre mercredi, une journée spéciale à l’Iran à l’occasion du trentième anniversaire de la révolution islamique. La chaîne a ainsi accompli un salutaire travail d’information sur ce pays toujours aussi méconnu, depuis qu’il est craint, en tant que successeur de l’Irak dans le rôle peu enviable d’ »axe du Mal ».

Hier, le danger principal pour la paix mondiale, c’était – n’oublions jamais – les « armes de destruction massive » du dictateur Saddam Hussein. Demain paraît-il, si l’on n’y prend garde, ce sera la bombe atomique aux mains de l’incontrôlable démagogue Ahmadinejad. Hier la moustache, demain la barbe !

En attendant, si j’ose dire, pour comprendre les relations chaotiques de l’Iran avec les puissances occidentales, il n’est pas inutile de se remémorer son histoire plurimillénaire et la culture du même métal. Ni de découvrir la société iranienne actuelle dans son étonnante complexité : conservatisme et modernité, « désir de réforme » et «tentation fondamentaliste», comme on dit dans la bonne presse.

Moment fort de cette journée, à 20 h 45 : le documentaire intitulé Iran, une puissance dévoilée, signé par l’excellent Jean-François Colosimo, écrivain, théologien et esprit libre. Autant lever d’emblée le suspense ! Ce film est à la hauteur du défi que s’est lancé l’auteur : raconter en quatre-vingt-dix minutes cent ans d’histoire iranienne, de la découverte du pétrole à la crise du nucléaire. Un siècle de convulsions politiques : coups d’Etat et contre-coups ; purges et assassinats ; occidentalisation à marche forcée et réaction nationale-religieuse. Remontant aux sources de la confrontation actuelle entre Iran et Occident, Colosimo ne saurait faire l’économie d’un certain didactisme ; mais après tout, le même soir, on pouvait préférer France-Argentine (TF1) ou Astérix aux Jeux Olympiques (Canal+).

Comme en exergue, le documentaire s’ouvre sur une phrase de l’ancien président Ali Akbar Rafsandjani : « La position géographique de l’Iran est un point sensible au carrefour du monde. » Délicate litote pour évoquer la non moins délicate situation d’un pays de longtemps coincé entre plusieurs mondes – et autant d’appétits… Ainsi la révolution khomeiniste, qu’on a prise un peu vite pour purement « ayatollesque », apparaît-elle aussi (surtout ?) comme un sursaut de fierté nationale face aux humiliations subies par le peuple iranien depuis le début du XXe siècle.

Je résume pour ceux qui auraient raté Arte (admirons l’allitération). En 1908, la découverte de pétrole dans le sous-sol iranien suscite – qui l’eût cru – un regain général d’intérêt pour ce pays. Mais c’est l’Occident (dignement représenté alors par l’Empire britannique) qui remporte le marché – non sans récompenser au passage l’Iran en le plaçant sous son aile tutélaire. Ce protectorat en pointillé durera jusqu’aux années 1950. Après quoi nos amis les Anglais, épuisés comme toute l’Europe par la deuxième guerre civile européenne (39-45), n’auront d’autre choix que de céder progressivement la place aux Américains.

Avec ceux-ci, et leur bras armé la CIA, plus question de pointillés. Dès 1953, chah en poche, ils déposent le leader nationaliste Mossadegh et s’emparent de la réalité du pouvoir. Ils expérimentent ainsi une « technique du coup d’Etat », comme disait l’autre, qui sera leur marque de fabrique durant toute la deuxième moitié du XXe siècle – sans compter le cadeau Bonux George W. Bush… Ça me rappelle la devinette posée par Michelle Bachelet, présidente du Chili, à des journalistes américains cois : « Pourquoi n’y a-t-il jamais eu de putsch aux Etats-Unis ? – Fastoche : parce qu’il n’y a pas d’ambassade américaine ! » Pas de contre-coup sans coup. Pas de « révolution khomeiniste » en 1979 sans parachutage du chah en 1953. (Action-réaction ! comme disait le pion Kad Merad dans Les Choristes.) Telle est l’utilité du documentaire de Colosimo : une remise en perspective qui n’est pas précisément la spécialité – ou le « format », comme dirait l’ami Pujadas – du 20 heures.

Et depuis trente ans, quelles raisons l’Iran a-t-il eues de renoncer au «nationalisme sourcilleux» dont on lui fait reproche ? En tout cas, pas la guerre particulièrement meurtrière que le pays a dû livrer contre l’Irak après l’attaque de Saddam Hussein, en septembre 1980. Certes nous l’avons pendu depuis, mais après usage ! En attendant, et durant ces huit années de conflit, le dictateur irakien aura bénéficié du soutien unanime et constant de l’Occident crétin.

Et voilà-t-il pas que, depuis l’«invasion libératrice» de l’Irak par les Etats Unis, l’Iran a été appelé à remplacer au pied levé son adversaire historique dans le rôle peu gratifiant de « Grand Satan » ? Que voulez-vous? Une bombe atomique, même future et putative, c’est quand même plus impressionnant que des «ADM» détruites avant même d’avoir existé. Bien sûr, on peut toujours reprocher à Colosimo de ne pas donner la parole aux oppositions iraniennes. Mais tel n’est pas l’objet, déjà vaste, de son film – qui lui impose une démarche comme qui dirait « gaullienne ». Le Général parlait d’Etat à Etat – et même de Russie éternelle devant un Politburo brejnevien qui n’en croyait pas son oreillette. Mutatis mutandis, le Colos adopte une attitude comparable : il nous parle de la nation iranienne ; pas de son régime actuel.

Et puis surtout, il convient de resituer ces quatre-vingt-dix minutes dans les quatorze heures de programmes consacrées à l’Iran ce jour-là : on y parle de tout, et tout le monde y a la parole ! Le plus impressionnant, à cet égard : les dix reportages de cinq minutes qui jalonnent cette « Journée spéciale », signés de la journaliste et cinéaste Manon Loizeau (prix Albert-Londres en 2006). Chacun s’y exprime en toute liberté – quitte à le faire, en cas de nécessité, sous couvert d’anonymat. (Comme quoi le voile, parfois, c’est bien utile !) On découvre ainsi une société complexe, traversée de courants divers et contradictoires. Ainsi parle un étudiant de Téhéran : « Nous avons réappris très jeunes, dès l’école des mollahs, à ne jamais dire à l’extérieur de la maison ce que nous pensons (…) Nous passons notre temps à jouer au chat et à la souris avec le régime, c’est la seule manière de sauver notre identité et notre peau ! »

Et puis, dans la programmation d’Arte, le documentaire de J.-F. Colosimo est encadré par un reportage et un film tout ce qu’il y a de plus critiques à l’égard du pouvoir en place à Téhéran. A 19 h, La télé des Iraniens. On y apprend qu’outre les télévisions nationales qui martèlent le message officiel, il existe en Iran des chaînes diffusées depuis l’étranger et captées par des paraboles cachées, où l’on peut voir et entendre tout ce que les autorités s’efforcent de censurer. A 23 h, Le Cercle, de Jafar Panaki, Lion d’or à Venise mais censuré en Iran : l’histoire de «six femmes proscrites dans un Téhéran aux allures de prison géante», comme dit le dossier de presse. Auparavant on avait pu voir aussi un portrait sans complaisance du président Ahmadinejad : une sorte de René Coty en plus drôle ! Les excès de langage de ce démagogue ne portent guère à conséquence, puisqu’il ne détient pas la réalité du pouvoir, réservée au «Guide suprême de la Révolution».

Au bout du compte, le grand mérite de cette Journée spéciale Iran est de balayer les idées simples et les clichés voilés (si l’on ose ce trait d’esprit), en dessinant par petites touches l’image de l’Iran réel. Un pays aux multiples facettes où se côtoient raffinement culturel et intégrisme religieux, interdits tous azimuts et société civile d’une incroyable vitalité – le tout dans le cadre politique d’une «République islamique», sorte d’oxymoron à pattes avec Parlement et turbans coordonnés. Et comme le montre admirablement Colosimo, cet Iran-là, paradoxal et schizophrène, est avant tout une vieille nation qui, 2500 ans après Cyrus le Grand, et malgré un siècle de vexations et de violences étrangères, cherche à persister dans l’être par tous les moyens, même légaux.

Ciao Walter !

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C’est finalement Dario Franceschini, avocat de cinquante ans issu de la démocratie chrétienne, qui a été élu samedi à la tête du Parti démocrate italien (centre gauche). Son prédécesseur, Walter Veltroni, avait démissionné dès le lendemain de la raclée mémorable infligée à son candidat par celui de Berlusconi lors des élections régionales en Sardaigne. Veltroni avait été l’un des principaux acteurs de la mutation du PCI en parti social-démocrate d’abord, puis démocrate tout court ensuite. Il devrait être inscrit au Guiness book of records dans la catégorie « autocritique » pour avoir déclaré, à propos de son passé communiste : « Il ne suffit pas de reconnaître que nous avons eu tort, encore faut-il admettre que nos adversaires de l’époque avaient raison ! » Les électeurs l’ont reçu cinq sur cinq.

Tam-tams dans les Dom-Tom

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Quand Elisabeth Lévy ne sait pas, elle ne fait pas semblant de savoir. « Moi, les Antilles, je n’y connais rien », avoue-t-elle dans Causeur et je la lis à Pointe-à-Pitre, à la porte de la capitainerie du port où se tiennent les négociations entre le LKP (syndicats), les patrons et le préfet. J’attends, avec les autres reporters, les caméras et les radios qu’on nous annonce si c’est fumée blanche ou chou blanc, fin de la grève ou grand chambardement. Je serai peut- être obligé de m’interrompre en milieu de phrase, vous m’en excuserez Elisabeth. Puisqu’on a un peu de temps, je vais vous raconter deux ou trois choses que je sais d’ici.

La capitainerie donne sur une place noire de peuple, noire de Noirs. Ils sont là pour réconforter leurs délégués en musique. Tam-tams, chants, danses, battements de main ne cessent pas une seconde. Dans la salle de délibérations, les pourparleurs reçoivent le vacarme autant que moi. Le militantisme en liesse vous ravit les premières heures, au bout de quinze jours, vous brûlez d’envie de crever tous les tambours. J’imagine le préfet les nerfs en boule. Est-ce un supplice pour obliger les patrons à signer ? Faut voir.

Dans un mauvais jeu de mots, je vous ai décrit une place noire de Noirs, mais est-ce qu’ils sont vraiment noirs ? Tenez cette splendeur de fille, devant moi, à Nice on dirait qu’elle est bronzée. Mulâtresse, métis, quarteronne, il ne lui reste plus grand chose de la peau d’un de ces ancêtres africains. Ici, on la classe, elle s’identifie noire, négresse en somme. D’un Blanc doté d’une goutte de sang noir on dira qu’il est noir. D’un Noir aux ascendants 90 % blancs, on dira aussi qu’il est noir. Je vais vous dire pourquoi cet étrange partage, Elisabeth : les enfants d’une esclave engrossée par un maître blanc, sauf rarissimes exceptions, n’étaient pas affranchis pour aller grossir le nombre des asservis et maintenir la pureté de la race blanche. Aujourd’hui encore, nous conservons précieusement cette règle arrêtée par les marchands de chair humaine. On est comme eux ou quoi ? Il nous reste quelque chose d’eux ? Franchement ? Je le crois.

Je parlais tout à l’heure, sur la place, dans le boucan des bamboulas, avec Jean-Marie, un jeune instituteur. Un de ses grands pères, toujours vivant, est un fonctionnaire corse, ses parents sont métis, lui est assez foncé. Il en a plein les bottes de la race, des races, des racistes et des anti-racistes, Jean-Marie. « Je ne vais pas passer ma vie à m’interroger sur la couleur de ma peau, s’exaspérait-il. Je me fous de ma couleur et de la vôtre. L’esclavage ? Je l’ai étudié dans les livres comme vous, ça a été abject, abominable mais ce n’est pas ma vie. Il n’y a pas un seul souvenir de cette époque dans notre famille. C’est aussi lointain que Charlemagne. Et je vais gâcher mon existence à me définir sur ma pigmentation qui compte moins que votre gros nez ? » Jean-Marie voudrait entrer dans le post-racial. En élisant Obama, les Américains n’ont pas mis fin à la société de races – loin de là – mais ils ont exprimé le désir d’en ouvrir la voie.

Dans la foule, on distingue les tee-shirts bleus du service d’ordre marqués LKP Sécurité. Le LKP c’est un mouvement de libération nationale comme un autre, comme le FLN jadis en Algérie ou le Viet Minh d’Ho Chi Min. Rien de spécial, j’en ai rencontré mille dans ma vie. J’ai parlé des heures avec son chef, Elie Domota. C’est un nationaliste normal, il veut l’indépendance de son pays et puis c’est tout. Les 200 euros et les 200 autres revendications, c’est de l’habillage. Il est soutenu par tous les Guadeloupéens, comme tous les leaders nationalistes des pays colonisés sauf que je jurerais que l’indépendance, il n’en veut pas pour tout l’or du monde. Domota porte deux masques. Le premier c’est de se dire simple syndicaliste alors qu’il est un pur et simple leader indépendantiste. Le second masque c’est son indépendantisme. Il est plus français que vous et moi et il défendra bec et ongles sa véritable identité. Tous les Guadeloupéens, et Domota d’abord, tiennent à la France comme à la prunelle de leurs yeux mais ils voudraient bien devenir des Français à part entière, pas rester des Français entièrement à part, comme ils disent. Et pourquoi à part ? C’est bête comme chou, parce qu’ils sont noirs. La peau. Pas le nez, la peau. (Voilà près de six heures qu’ils négocient à l’étage. Nous, on leur envoie toujours nos coups de tambours).

Quel intérêt pour la France de s’incruster dans ses derniers lambeaux d’empire, « ces points imperceptibles dans le vaste océan » ? Pas le moindre. Si on y décelait un jour du pétrole croyez bien qu’ils nous videront dans le quart d’heure. Collons-leur l’indépendance de gré ou de force et qu’on n’en parle plus. La page des colonies est derrière nous, les dernières miettes ne nous occasionnent que des emmerdes. Bye bye la Guadeloupe, bon vent ! Oui, Elisabeth, on pourrait. Mais serait-ce bien futé ? Il y a quelque chose de grand, de très grand à faire ici et ce serait bien dommage de passer à côté.

La découverte de l’existence des races date de quelques siècles, d’hier. Souvenez-vous, nos grands parents exhibaient un Nègre en spectacle comme une incroyable curiosité. Les Africains pensaient que le Blanc débarquait d’une autre planète. Des gens si différents n’appartenaient sûrement pas à la même espèce. Etant ce que nous sommes, la pire des engeances, jouant de nos mousquetons, nous avons mis les Africains à l’amende dans trois siècles d’Auschwitz. Si les Africains avaient eu les armes, c’aurait été le contraire. Personne ne dira jamais ce que fut l’esclavage et la déportation en Amérique, c’est indicible. Dès lors, la peau noire fut associée au degré zéro de l’humanité. L’abolition a tout changé sauf la valeur de la peau. N’est-il pas venu le temps d’une deuxième abolition ? Les Antilles donnent à la France la chance, non de proclamer, mais d’œuvrer à une nouvelle déclaration des Droits de l’Homme. C’est en train de se faire en douceur. Pas mal de « métropolitaines » viennent ici pour trouver l’homme de leur vie, je les ai vus, ils sont très amoureux, merci, et leurs mouflets sont adorables. La nature a offert à la Guadeloupe le plus beau des cent départements français. Le post-racial, la prochaine étape le plus cruciale dans l’histoire de l’humanité, peut s’accomplir ici, pas encore aux Etats-Unis où il n’est encore qu’un espoir. Plus personne n’obéira au cri, à la politique du sang, ni les Blancs, ni les Arabes, ni les Juifs, ni les Noirs. Aux Antilles, la France peut se donner une mission qui la dépasse : réconcilier l’homme avec lui-même, pour le dire comme les cons. Mettre fin à la connerie humaine, pour le dire en vérité. Belle rupture, non Elisabeth ?

(Bon, on n’a pas que ça à faire, ils vont la finir cette négociation ? Ces tam-tams, j’en peux plus.)

Edwy Plenel ou le journalisme équitable

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Le site Maximiles passe au vert : le site de programme de fidélité sur internet ouvre un nouveau rayon cadeaux où l’on peut échanger les points gagnés en achetant des petits objets inutiles sur les sites partenaires. On peut désormais échanger ses miles contre des « cadeaux respectueux de la nature et issus du commerce équitable ». Là, on découvre, comme un cheveu sur la soupe (nous n’avons pas dit un poil de moustache, et c’est à peine si nous l’avons pensé) : un abonnement à Mediapart, le site d’ »articles dits de référence » (sic) dirigé par Edwy Plenel, coincé au milieu d’un choix de carafes filtrantes, de dons à « Action carbone », un sac à dos grenouille, des noix de lavage, trois pots de confiture du Swaziland, etc. Mais après tout c’est vrai qu’Edwy consomme beaucoup moins d’arbres à Médiapart qu’au Monde

Adieu ma banque

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Pour des raisons familiales et personnelles, je suis très attaché à la Banque Populaire. Je fus même arrière-droit de son équipe corporative en Franche-Comté ; c’est dire si son destin me tient à cœur[1. Le foot est, chez moi, une chose sérieuse, à l’instar de la Politique et des plaisirs de la Table ]. Sa disparition dans un magma voulu par l’Etat dans une fusion avec la Caisse d’Epargne ne me laisse donc pas indifférent.

Qu’est donc, à l’origine, la Banque Populaire ? Une banque à vocation coopérative, très décentralisée. Créée par des artisans et des commerçants, elle a longtemps boudé la bourse puisque ses propriétaires en sont les clients qui le souhaitent (qu’on appelle les sociétaires). En 1981-82, les lois de nationalisation du gouvernement Mauroy ne concernèrent pas les Banques Populaires[2. On doit en effet les nommer au pluriel car ces banques régionales sont au départ indépendantes les unes des autres.]. Les banques mutualistes y échappèrent aussi : Mauroy était proche de Rocard et Delors et donc de la seconde gauche, davantage attachée au secteur coopératif et mutualiste qu’à la toute-puissance jacobine de l’Etat. On note au passage que l’actuel gouvernement fait exactement l’inverse en ne prenant pas de participations dans les banques capitalistes (au sens strict du terme) et souhaitant acquérir 20 % de ce qui devrait devenir le second groupe bancaire français.

Il faut dire que la Banque Populaire n’est plus guère fidèle à ses racines coopératives car elle a bien dû s’adapter au néolibéralisme mondialisé. Tout d’abord la proximité a commencé à s’éloigner (sic). La Banque Populaire de Franche-Comté, où j’avais fait virer mon premier salaire, est devenue Banque Populaire de Franche-Comté, du Mâconnais et de l’Ain. Jusque là, cela ne me gênait pas, le siège était encore chez nous. Chauvinisme, quand tu nous tiens ! Mais quand elle est devenue Banque Populaire de Bourgogne-Franche-Comté et que Dijon en devint ville-siège, j’ai vraiment commencé à faire la gueule[3. J’apprends ces derniers jours que Balladur propose d’en faire de même pour les régions administratives. Les temps sont durs…]. La proximité était devenue une fiction. La chasse aux coûts, aux économies d’échelle, passait avant toute préoccupation. Dans le même temps, la philosophie coopérative de la banque s’étiola encore davantage lorsqu’elle prit le contrôle de Natexis, banque d’affaire cotée en bourse et chargée d’en faire de plus belles qu’avec ses clients[4. des affaires !]. Natexis fusionna ensuite avec Ixis, son alter-ego de la Caisse d’Epargne pour donner naissance à Natixis, laquelle se distinguera plus tard comme la plus avide en produits pourris subprimisés. Quel gâchis ! Ainsi pour s’a-da-pter[5. Je décompose bien les syllabes du mot magique à l’instar des Diafoirus de la mondialisation néolibérale.] à la mondialisation, cette banque a renié son souci de proximité géographique et à son essence coopérative, lesquelles devaient coûter trop cher. Trop cher ? Jamais aussi cher que les pertes engendrées par les folles aventures des courtiers de Natixis ! Ainsi, au risque de passer pour un doux rêveur (au pire) ou un fieffé réactionnaire (au mieux), je continuerai d’affirmer la tête sur le billot que ma banque aurait mieux fait de ne pas chercher à s’a-dap-ter et qu’elle s’en porterait beaucoup mieux aujourd’hui.

Pour conclure sur le chapitre des mauvaises nouvelles, le JDD nous apprend que François Pérol[6. Pérol, ce n’était pas l’exécutant des basses oeuvres du méchant Gonzague dans Le Bossu ? ], actuel secrétaire général adjoint de l’Elysée, pourrait prendre la tête du nouveau groupe Ecureuil-Banque Populaire. Aujourd’hui, on lui conteste la légitimité de prendre la tête d’un groupe dont il a lui-même préparé la fusion, mais il y a encore plus grave : le journal Marianne nous avait instruit du rôle que ce dernier avait également joué dans le montage financier[7. En tant qu’associé-gérant de Rothschild et Cie, entreprise spécialiste du conseil en fusion-acquisition ] donnant naissance à Natixis. On devine aussi que Monsieur Economie de la galaxie Sarko ne devait pas être étranger au programme économique du candidat Sarkozy, lequel vantait le crédit hypothécaire et donc les subprimes[8. L’été dernier, la fiche programmatique en question figurait encore sur le site officiel de l’UMP.]. Décidément, le pompier pyromane, c’est à la mode.

L’alcoolisme est un humanisme

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Shoichi Nakagawa est condamné à passer l’éternité dans un cercle de l’enfer que n’avait pas prévu Dante : celui des bêtisiers télévisés et autres zappings médiatiques. Chaque année, il y a de fortes chances pour que l’on revoie en boucle ce pauvre homme, complètement ivre, lors d’une conférence du G7 à Rome, en fin de semaine dernière. On y découvre en effet Shoichi Nakagawa, ministre des finances du Japon, répondre avec une extrême difficulté aux questions des journalistes. Il a l’élocution hésitante pour ne pas dire pâteuse, les paupières tombantes et menace à chaque instant de tomber dans le sommeil et de retrouver ce que Guy Debord appelait joliment dans Panégyrique « une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps », apanage des seuls buveurs d’élite et autres princes de la cuite.
À peine rentré à Tokyo, Monsieur Shoichi Nakagawa a marmonné l’une de ces pitoyables et attendrissantes explications que tentent en désespoir de cause de donner tous les ivrognes pour faire diversion lorsqu’ils ont été pris sur le fait : on lui aurait prescrit des médicaments contre le rhume qui se seraient révélés beaucoup trop forts, et leurs effets auraient été encore accentués par le décalage horaire…

Evidemment, on peut difficilement imaginer pire comme excuse et Monsieur Shoichi Nakagawa a dû présenter sa démission. « Sacquez le buveur de saké ! », a clamé unanimement la presse nipponne. Il faut dire que le gouvernement auquel il appartient, celui du Premier ministre libéral Aso connaît une popularité qui ne dépasse plus la barre des 10% et le Japon une chute de son PIB de 12,7 % en rythme annualisé, ce qui représente la plus forte réduction depuis le premier choc pétrolier de 1974.

Et voilà que Monsieur Shoichi Nakagawa, grand argentier du Soleil Levant, au lieu de donner le visage serein du technocrate compétent, de l’animal à sang-froid, bafouille hébété devant le monde entier un taux d’intérêt directeur complètement fantaisiste pour la banque centrale du Japon alors que le gouverneur de cette même banque est assis à ses côtés, manifestement effondré.

Notre époque est décidément bien puritaine. La prohibition du tabac, n’en doutons pas, sera bientôt suivie par celle de l’alcool, achevant de désenchanter un monde en phase terminale. Ce n’est pas l’opprobre médiatique qui aurait dû tomber sur Monsieur Shoichi Nakagawa ni le cruel le pilori de You Tube auquel on l’a cloué : on aurait plutôt dû le remercier pour son honnêteté. Cet homme politique prouvait, par sa sortie alcolisée, qu’il est possible de tenir un langage de vérité avec son corps.

Que nous disait-il, en fait, que nous disait-il vraiment, Monsieur Shoichi Nakagawa, par ses borborygmes imprécis, son égarement complet – il demandera ainsi, les yeux clos, à un journaliste qui lui avait posé une question, où il se trouvait alors que celui-ci lui flanquait le micro sous le nez – et son élocution floue ? Eh bien, il nous disait tout simplement que tout était foutu, que l’économie spectaculaire marchande s’effondrait en beauté, que la crise allait tout balayer et qu’on aurait beau raconter toutes les salades que l’on voulait, sortir toutes les batteries de chiffres imaginables, faire se succéder les plans de relance, c’ était fini, râpé, mort.

Et que, quitte à avoir la gueule de bois, autant que ce soit en se faisant plaisir.

Il n’était pas simplement ivre, ce jour-là, Monsieur Shoichi Nakagawa, il était devenu prophète, oracle, pythie, prêtre du vieux Dionysos… Il avait l’ivresse sacrée, celle des Grecs anciens qui, lors des cérémonies rituelles pour le dieu deux fois né, buvaient le vin dans des cratères au fond desquels un œil était peint car le vrai buveur sait que ce qu’il trouve au fond du verre, c’est d’abord son propre regard, et donc la vérité sur lui-même.

Il est dommage, mais tellement compréhensible, que la politique postmoderne, celle qui donne l’impression que les hommes et les femmes politiques, quel que soit leur pays, sont interchangeables parce que fabriqués dans la même usine selon le même plan, avec les mêmes visages en plastique et le même débit ânonnant la même vulgate néo-libérale, ait chassé cette dimension révélatrice de l’alcool, autrefois véritable ordalie qui sacrait les grands destins.

Imagine-t-on ainsi, dans l’Iliade et l’Odyssée, les héros grecs et troyens prendre des décisions importantes sans procéder à des libations interminables ? Pire qu’une faute de goût, ce serait une faute politique. Quand Alcibiade arrive au Banquet, nous raconte Platon, et qu’il s’installe entre Agathon et Socrate, il est complètement saoul. Va-t-on le lui reprocher ? Va-t-on l’empêcher de mener sa si brillante carrière militaire et politique ? C’eût été bien dommage pour la grandeur d’Athènes.

Il faut bien comprendre que les hommes politiques se partagent en deux catégories très nettes et totalement irréconciliables, qui n’ont rien à voir avec la gauche et la droite, le libéralisme et le communisme, le fascisme et la démocratie : il y a les dipsomanes et les abstèmes. Les dipsomanes sont faits pour les temps extrêmes, l’alcool leur donne cette force et ce courage qui permettent de retourner l’Histoire. Ainsi, deux des principaux vainqueurs du nazisme, Churchill et Staline, que n’importe quel observateur du temps aurait donnés perdants, l’un lors de l’été 40 pendant le blitz et l’autre en juin 41 au moment de l’opération Barbarossa, ont tenu le choc en étant de leur propre aveu et de celui de leur entourage, constamment ivres pendant cette période. Et ce n’était pas pour fuir la réalité que Churchill se saoulait dans les souterrains du war cabinet pendant que le petit père des peuples vidait bouteille de vodka sur bouteille de vodka dans son bureau du Kremlin, mais au contraire pour l’affronter sans ces inhibitions qui paralysent et empêchent de prendre la décision qui semble un coup de folie et se révèle, en fait, un coup de génie. Ce que résumait parfaitement le psychiatre Simmel quand il indiquait que le surmoi était soluble dans l’alcool ou Guy Debord, encore lui, qui remarquait : « Certaines de mes raisons de boire sont d’ailleurs estimables. »

Le politique abstème, lui, a d’autres passions, et parfois bien vilaines. Des passions sèches de buveur d’eau. La vertu chez Robespierre, la pureté raciale chez Hitler, la mission civilisatrice de l’économie de marché chez Georges W.Bush. Tout cela conduit assez vite au massacre, on le voit bien. Bush, d’ailleurs, représente un cas particulier, celui de l’alcoolique repenti. Les repentis en font toujours trop : regardez les ex-terroristes italiens qui chargent leurs camarades, regardez l’ex-communiste Jacques Marseille devenu un khmer anti-étatique et enfin ce Bush junior, s’appuyant sur un Pentecôtisme où, comme par hasard, l’eau, ce liquide décidément si ambigu, joue un rôle essentiel dans le re-birth baptismal.

Non, vraiment, plaignons le sort fait à ce pauvre ministre nippon car il prouve que nous sommes bel et bien entrés dans ces temps anti-héroïques où l’on préfère les alcooliques anonymes aux ivrognes célèbres.

Siné « blanchi » grâce à la Licra

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C’était prévu : le Tribunal de Lyon a intégralement donné raison à Siné, accusé d’antisémitisme et d’incitation à la haine raciale par la Licra. Et pas qu’un peu : dans un jugement de 70 pages, le tribunal défouraille tous azimuts : liberté d’expression, droit à la caricature, journal satirique, public éclairé, tout y passe. Bref, le message adressé à la Licra est clair : vous auriez pu vous abstenir de solliciter la Justice. À vrai, dire, c’était parfaitement clair à l’audience, sauf pour Me Jakubowicz, avocat et responsable de la Licra, dont on ne comprend toujours pas ce qu’il espérait d’un tel procès. Siné en sort habillé en victime, ce qui est un peu exagéré pour le bonhomme. Et tous ceux qui trouvent que les juifs leur pompent l’air avec l’antisémitisme, y compris quand il en passe sous leur nez (de l’antisémitisme, pas des juifs) auront trouvé de quoi nourrir leurs certitudes. Joli coup de la Licra. Avec de tels « amis », les juifs ont du souci à se faire. Les autres aussi.

Les Antilles vues de ma salle de bains

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Malgré tout, j’aime vivre en Région parisienne. Bien sûr, la nature y est soumise et sans relief, ni belle ni sauvage. Je ne serai jamais ébloui dans ses modestes forêts comme aux sommets des volcans du Cantal. On n’y produit que du blé et des champignons fades. La pollution cache souvent les étoiles et on y a un peu trop de voisins. Mais l’atout majeur de ma région natale est qu’on n’y est pas accablé par le poids des imbéciles heureux qui sont nés quelque part.

Le charme des régions est indéniable, mais discutez avec les autochtones et vous verrez. Le discours est invariable. Ils sont nombreux à être fiers d’être sortis de ce trou paumé-ci plutôt que de coin perdu-là. Aux quatre coins de l’Hexagone (je sais), le provinciau, pour faire vivre la culture de son terroir, bombe le torse, danse en rond avec ses sabots sur de la musique qui couine avant d’aller vomir son chouchen, sa gueuze ou son riesling.

L’Alsacien, puisqu’on en parle, vous savez, celui qui a pris la sage habitude de se retrouver à la fin de chaque guerre dans le camp du vainqueur, vous affirmera que la saucisse de Strasbourg surclasse de loin celle de Morteau, de Montbéliard ou de Toulouse. Mais je vous laisse deviner la réponse si vous interrogez les habitants des autres saucisses…

Le problème s’aggrave quand certains poussent le chauvinisme régional jusqu’à demander à la République de se retirer et de les laisser croupir dans leur folklore et leur patois. Certes, le Breton en est revenu. Après une crise existentielle F.L.Boum, il semble surtout occupé aujourd’hui à combattre les ravages de l’alcoolisme et de l’eau au nitrate. Un peu comme le Ch’ti qui, lui, se débat entre alcoolisme, inceste et non reconnaissance aux Césars.

Mais de l’indépendantiste, quand y’en a plus, y’en a encore : le Basque, qui comme son demi-frère espingoin, feint de se croire encore sous Franco et pousse le désir d’autonomie jusqu’au gendarmicide. Ou le Corse, qui préfère le règlement de comptes mafieux mais ethniquement pur à l’état de droit continental et qui, en homme d’honneur sans doute, descend un préfet d’une balle dans le dos et prend le maquis.

Aussi, quand du fond de mon Bassin parisien surpeuplé et surpollué, j’observe le spectacle navrant des velléités micro-indépendantistes, je me sens définitivement jacobin. Si le sort des Chouans vous a émus, ne me laissez jamais devenir ministre de l’Intérieur car l’envie de ramener dans le giron républicain quelques ploucs récalcitrants à coups de trique me démange souvent. Je le confesse, dans ces moments d’énervement, j’endosserais volontiers l’uniforme blanc du feldmaréchal Trotsky pour faire goûter aux pécores séparatistes le knout de la centralisation.

Pourtant ce matin-là, quand un insurgé antillais (avec cet accent facilement imitable, il suffit d’essayer de parler français avec un boudin créole dans la bouche) est venu jusque dans ma salle de bains via ma radio parler de « situation coloniale » et dire : « Malheureusement, je suis français » et « la seule solution à nos problèmes c’est l’indépendance », j’ai été gagné par un sentiment étrange et nouveau pour moi : la tolérance.

Je lui ai répondu (oui, je réponds parfois à ma radio, et je me retiens souvent de lui mettre mon poing dans la gueule) : « Banco ! Vas-y Frankie, c’est bon l’indépendance! T’as qu’à demander aux Comoriens ! »

La tolérance, vous dis-je ! Et la curiosité aussi.

Combien de temps pour que le désir d’indépendance assouvi se change en demande de visas ?

Combien de temps pour que ces chers départements qui ressemblent, parait-il, à la Rhodésie d’hier se transforment en Zimbabwe d’aujourd’hui ?

Les Oscars ne sont pas murs

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Même ceux qui n’ont pas de frontières ont des limites ! Ainsi la soirée des Oscar a finalement été une grande déception : nous n’avons pas eu droit aux remerciements de Laurent Cantet ni à la photo de sa joyeuse bande d’adolescents dont la-mère-de l’un-d’eux-est-sans-papier. On remarquera qu’une fois Entre les murs écarté l’Oscar du meilleur film étranger n’intéresse plus personne. Combien de ceux qui n’ont pas passé la nuit devant leur poste savent que c’est un film japonais, Departures, qui a raflé le petit bonhomme doré ? La plupart des rédactions, prises de court, ont fait appel à la dépêche de l’AP selon lequel le film de Yojiro Takita « raconte l’histoire d’un homme qui prépare les corps pour les enterrements ». En fait, il s’agit de les préparer à la crémation. Peu importe, ces gens-là sont tous pareils et leurs films aussi. Finalement, à défaut de triomphe hollywoodien pour Entre les murs, ce qui a gagné à Paris, c’est l’esprit intramuros.

Sortir de la crise. Maybe he can

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Premiers à avoir sombré dans la crise économique et à y précipiter le reste du monde, les Etats-Unis d’Obama sont aussi pionniers pour s’y coltiner. À part le nom, le plan de relance signé par le président américain le 17 février n’a pas grand-chose de commun avec ses équivalents européens ni avec les précédents plans américains. La nouvelle Administration prend à bras-le-corps l’ensemble des dimensions de la crise. Elle a la volonté, la crédibilité et elle met le paquet.

Des plans de relance, nous en voyons par wagons depuis septembre dernier. Avec des résultats pour le moins décevants. On me dira que c’est un peu tôt pour se prononcer. Le problème, c’est que même ceux qui ont concocté ces plans semblent sceptiques quant à l’efficacité de leurs mesurettes puisqu’ils ne cessent d’en annoncer de nouvelles.

Pour juger de l’efficacité d’un plan de relance, il faut se poser six questions : Prend-il en compte l’ensemble des difficultés ? S’attaque-t-il à tous les secteurs d’activité touchés ? Comment est-il financé (argent public/argent privé) ? Les moyens consacrés sont-ils à la hauteur ? Le caractère foncièrement mondial du problème est-il traité ? Enfin, qu’en est-il de la dimension politique du phénomène ? Ce dernier point est crucial : la mobilisation des nations derrière leurs gouvernements est une condition sine qua non pour une sortie de crise. Pour cela, il faut que les peuples aient confiance et qu’ils aient le sentiment que le fardeau sera équitablement partagé. Bref, la crise a beau être mondiale, la réponse dépend des Etats – donc des nations.

Les mesures engagées par l’administration Bush innovaient déjà par les moyens mobilisés et le fait qu’elles marquaient une rupture radicale avec l’idéologie dominante (et la politique) que le staff de W. incarnait jusque-là. Leur principal défaut était un énorme déficit en crédibilité, même si on peut difficilement reprocher à l’équipe Bush de s’être focalisée sur la dimension financière : il lui fallait jouer les pompiers de service. De plus leur responsabilité en aval dans la création de la situation catastrophique a ôté beaucoup d’efficacité à leurs actions. Et de toute façon, on avait affaire à des mesures prises par une Administration en fin de course.

Avec le nouveau plan piloté par le trio Obama, Geithner (au Trésor), Bernanke (à la tête de la Réserve fédérale), les Etats-Unis passent à la vitesse supérieure. Tout d’abord, par l’importance de moyens mobilisés, 787 milliards de dollars annoncés, mais en réalité deux, voire trois fois plus, si on comptabilise tout. L’Administration Obama lance la mère de toutes ses batailles : elle s’attaque en même temps à la crise financière et aux questions d’offre et de demande. À la fameuse « banque de mauvais crédit » qui rachètera (avec l’argent public) les prêts problématiques pour purger les bilans des banques, échoit l’assainissement du marché du crédit. La réponse à l’essoufflement de la demande consistera en aides massives aux consommateurs et aux PME. Quant à la crise immobilière, le séisme qui a déclenché le tsunami, elle sera contrecarrée par un ensemble de dispositifs d’aide aux propriétaires endettés. Plus généralement, une baisse des impôts soulagera un peu les autres débiteurs, surtout dans le domaine des cartes de crédit, un autre champ de mines à traiter d’urgence. Last but not least, on lancera une blitzkrieg sur le front de l’investissement avec comme objectif très ambitieux de jeter les bases (si possible avant les prochaines élections en 2012…) d’une croissance fondée sur l’éducation, la santé et les nouvelles formes d’énergie. Par cet ensemble des mesures budgétaires et monétaires coordonnées, la Fed et le Trésor se mettent ensemble en ordre de marche sous commandement commun.

Avec des dépôts de munitions bien garnis, les Etats-Unis lancent donc une offensive simultanée et coordonnée sur tous les fronts, sans attendre par exemple que l’assainissement nécessaire des bilans du système bancaire ou les investissements massifs portent leurs résultats en matière consommation et d’emploi. Il s’agit de ne pas gâcher l’élan crée par l’élection d’Obama.

Précisément, pour harnacher et pérenniser cette incroyable énergie politique, le nouveau président introduit une innovation majeure – la campagne électorale perpétuelle. Ainsi, représentants et sénateurs républicains et autres récalcitrants ont été soumis à une pression conjuguant lobbysme traditionnel et spots à la télé. Parallèlement, les réseaux de supporters et militants tissés et mobilisés pendant les primaires et la campagne présidentielle restent toujours sur le pied de guerre.

Seul bémol – et pas des moindre – Washington semble sous-estimer les risques liés à la dette publique. L’Etat, jadis providence et aujourd’hui providentiel peut effectivement plus qu’on ne le croyait il y a à peine un an, mais moins que beaucoup semblent le penser maintenant. Un scénario de chute brutale du dollar suite à un endettement public abyssal ne peut être totalement exclu. Mais il n’y a pas le choix.

Reste le talon d’Achille des armées engagées pour sauver l’économie mondiale : la coordination internationale. La stratégie d’Obama tient la route mais l’articulation avec les plans de guerre des autres pays, « le chainon manquant » de la gestion de cette fichue crise, reste à trouver. Ce week-end à Berlin, les membres européens du G20 en ont donné une preuve supplémentaire. Le commerce international et les écarts entre les excédents gigantesques de quelques pays et les déficits abyssaux de nombreux autres, pourtant au cœur du problème, n’ont pas été traités. On s’est satisfait d’un chapelet de vœux pieux, essentiellement des mesures contre les paradis fiscaux et les hedges funds et une réglementation accrue des acteurs des marchés. Tout cela n’est pas de bon augure pour le G 20 du 2 avril à Londres.

L’Europe en est encore à mobiliser ses troupes en ordre dispersé et avec des moyens relativement faibles même quand on cumule tous les efforts nationaux. Les divergences entre Français et Allemands qui n’ont pas du tout le même point de vue sur le système économique européen et mondial n’arrangent rien. Il ne s’agit nullement d’abdiquer toute marge de manœuvre nationale, mais il est difficile de nier qu’un certain nombre de décisions doivent être coordonnées, en particulier celles par lesquelles les Etats protègent leurs emplois – donc leurs peuples. Les premiers signes inquiétants sont déjà manifestés : les différentiels de taux d’intérêt entre les différents pays de la zone euro – la Grèce par exemple paye des intérêts supérieurs de 2,4 points à ceux de l’Allemagne. D’autre part, la menace de récession est encore plus importante de ce côté de l’Atlantique : autant de clignotants rouges vif qu’il ne faut plus ignorer. L’Europe aussi a besoin d’un New Deal.

2500 ans de solitude

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Grâce soit rendue à Arte d’avoir consacré, l’autre mercredi, une journée spéciale à l’Iran à l’occasion du trentième anniversaire de la révolution islamique. La chaîne a ainsi accompli un salutaire travail d’information sur ce pays toujours aussi méconnu, depuis qu’il est craint, en tant que successeur de l’Irak dans le rôle peu enviable d’ »axe du Mal ».

Hier, le danger principal pour la paix mondiale, c’était – n’oublions jamais – les « armes de destruction massive » du dictateur Saddam Hussein. Demain paraît-il, si l’on n’y prend garde, ce sera la bombe atomique aux mains de l’incontrôlable démagogue Ahmadinejad. Hier la moustache, demain la barbe !

En attendant, si j’ose dire, pour comprendre les relations chaotiques de l’Iran avec les puissances occidentales, il n’est pas inutile de se remémorer son histoire plurimillénaire et la culture du même métal. Ni de découvrir la société iranienne actuelle dans son étonnante complexité : conservatisme et modernité, « désir de réforme » et «tentation fondamentaliste», comme on dit dans la bonne presse.

Moment fort de cette journée, à 20 h 45 : le documentaire intitulé Iran, une puissance dévoilée, signé par l’excellent Jean-François Colosimo, écrivain, théologien et esprit libre. Autant lever d’emblée le suspense ! Ce film est à la hauteur du défi que s’est lancé l’auteur : raconter en quatre-vingt-dix minutes cent ans d’histoire iranienne, de la découverte du pétrole à la crise du nucléaire. Un siècle de convulsions politiques : coups d’Etat et contre-coups ; purges et assassinats ; occidentalisation à marche forcée et réaction nationale-religieuse. Remontant aux sources de la confrontation actuelle entre Iran et Occident, Colosimo ne saurait faire l’économie d’un certain didactisme ; mais après tout, le même soir, on pouvait préférer France-Argentine (TF1) ou Astérix aux Jeux Olympiques (Canal+).

Comme en exergue, le documentaire s’ouvre sur une phrase de l’ancien président Ali Akbar Rafsandjani : « La position géographique de l’Iran est un point sensible au carrefour du monde. » Délicate litote pour évoquer la non moins délicate situation d’un pays de longtemps coincé entre plusieurs mondes – et autant d’appétits… Ainsi la révolution khomeiniste, qu’on a prise un peu vite pour purement « ayatollesque », apparaît-elle aussi (surtout ?) comme un sursaut de fierté nationale face aux humiliations subies par le peuple iranien depuis le début du XXe siècle.

Je résume pour ceux qui auraient raté Arte (admirons l’allitération). En 1908, la découverte de pétrole dans le sous-sol iranien suscite – qui l’eût cru – un regain général d’intérêt pour ce pays. Mais c’est l’Occident (dignement représenté alors par l’Empire britannique) qui remporte le marché – non sans récompenser au passage l’Iran en le plaçant sous son aile tutélaire. Ce protectorat en pointillé durera jusqu’aux années 1950. Après quoi nos amis les Anglais, épuisés comme toute l’Europe par la deuxième guerre civile européenne (39-45), n’auront d’autre choix que de céder progressivement la place aux Américains.

Avec ceux-ci, et leur bras armé la CIA, plus question de pointillés. Dès 1953, chah en poche, ils déposent le leader nationaliste Mossadegh et s’emparent de la réalité du pouvoir. Ils expérimentent ainsi une « technique du coup d’Etat », comme disait l’autre, qui sera leur marque de fabrique durant toute la deuxième moitié du XXe siècle – sans compter le cadeau Bonux George W. Bush… Ça me rappelle la devinette posée par Michelle Bachelet, présidente du Chili, à des journalistes américains cois : « Pourquoi n’y a-t-il jamais eu de putsch aux Etats-Unis ? – Fastoche : parce qu’il n’y a pas d’ambassade américaine ! » Pas de contre-coup sans coup. Pas de « révolution khomeiniste » en 1979 sans parachutage du chah en 1953. (Action-réaction ! comme disait le pion Kad Merad dans Les Choristes.) Telle est l’utilité du documentaire de Colosimo : une remise en perspective qui n’est pas précisément la spécialité – ou le « format », comme dirait l’ami Pujadas – du 20 heures.

Et depuis trente ans, quelles raisons l’Iran a-t-il eues de renoncer au «nationalisme sourcilleux» dont on lui fait reproche ? En tout cas, pas la guerre particulièrement meurtrière que le pays a dû livrer contre l’Irak après l’attaque de Saddam Hussein, en septembre 1980. Certes nous l’avons pendu depuis, mais après usage ! En attendant, et durant ces huit années de conflit, le dictateur irakien aura bénéficié du soutien unanime et constant de l’Occident crétin.

Et voilà-t-il pas que, depuis l’«invasion libératrice» de l’Irak par les Etats Unis, l’Iran a été appelé à remplacer au pied levé son adversaire historique dans le rôle peu gratifiant de « Grand Satan » ? Que voulez-vous? Une bombe atomique, même future et putative, c’est quand même plus impressionnant que des «ADM» détruites avant même d’avoir existé. Bien sûr, on peut toujours reprocher à Colosimo de ne pas donner la parole aux oppositions iraniennes. Mais tel n’est pas l’objet, déjà vaste, de son film – qui lui impose une démarche comme qui dirait « gaullienne ». Le Général parlait d’Etat à Etat – et même de Russie éternelle devant un Politburo brejnevien qui n’en croyait pas son oreillette. Mutatis mutandis, le Colos adopte une attitude comparable : il nous parle de la nation iranienne ; pas de son régime actuel.

Et puis surtout, il convient de resituer ces quatre-vingt-dix minutes dans les quatorze heures de programmes consacrées à l’Iran ce jour-là : on y parle de tout, et tout le monde y a la parole ! Le plus impressionnant, à cet égard : les dix reportages de cinq minutes qui jalonnent cette « Journée spéciale », signés de la journaliste et cinéaste Manon Loizeau (prix Albert-Londres en 2006). Chacun s’y exprime en toute liberté – quitte à le faire, en cas de nécessité, sous couvert d’anonymat. (Comme quoi le voile, parfois, c’est bien utile !) On découvre ainsi une société complexe, traversée de courants divers et contradictoires. Ainsi parle un étudiant de Téhéran : « Nous avons réappris très jeunes, dès l’école des mollahs, à ne jamais dire à l’extérieur de la maison ce que nous pensons (…) Nous passons notre temps à jouer au chat et à la souris avec le régime, c’est la seule manière de sauver notre identité et notre peau ! »

Et puis, dans la programmation d’Arte, le documentaire de J.-F. Colosimo est encadré par un reportage et un film tout ce qu’il y a de plus critiques à l’égard du pouvoir en place à Téhéran. A 19 h, La télé des Iraniens. On y apprend qu’outre les télévisions nationales qui martèlent le message officiel, il existe en Iran des chaînes diffusées depuis l’étranger et captées par des paraboles cachées, où l’on peut voir et entendre tout ce que les autorités s’efforcent de censurer. A 23 h, Le Cercle, de Jafar Panaki, Lion d’or à Venise mais censuré en Iran : l’histoire de «six femmes proscrites dans un Téhéran aux allures de prison géante», comme dit le dossier de presse. Auparavant on avait pu voir aussi un portrait sans complaisance du président Ahmadinejad : une sorte de René Coty en plus drôle ! Les excès de langage de ce démagogue ne portent guère à conséquence, puisqu’il ne détient pas la réalité du pouvoir, réservée au «Guide suprême de la Révolution».

Au bout du compte, le grand mérite de cette Journée spéciale Iran est de balayer les idées simples et les clichés voilés (si l’on ose ce trait d’esprit), en dessinant par petites touches l’image de l’Iran réel. Un pays aux multiples facettes où se côtoient raffinement culturel et intégrisme religieux, interdits tous azimuts et société civile d’une incroyable vitalité – le tout dans le cadre politique d’une «République islamique», sorte d’oxymoron à pattes avec Parlement et turbans coordonnés. Et comme le montre admirablement Colosimo, cet Iran-là, paradoxal et schizophrène, est avant tout une vieille nation qui, 2500 ans après Cyrus le Grand, et malgré un siècle de vexations et de violences étrangères, cherche à persister dans l’être par tous les moyens, même légaux.

Ciao Walter !

7

C’est finalement Dario Franceschini, avocat de cinquante ans issu de la démocratie chrétienne, qui a été élu samedi à la tête du Parti démocrate italien (centre gauche). Son prédécesseur, Walter Veltroni, avait démissionné dès le lendemain de la raclée mémorable infligée à son candidat par celui de Berlusconi lors des élections régionales en Sardaigne. Veltroni avait été l’un des principaux acteurs de la mutation du PCI en parti social-démocrate d’abord, puis démocrate tout court ensuite. Il devrait être inscrit au Guiness book of records dans la catégorie « autocritique » pour avoir déclaré, à propos de son passé communiste : « Il ne suffit pas de reconnaître que nous avons eu tort, encore faut-il admettre que nos adversaires de l’époque avaient raison ! » Les électeurs l’ont reçu cinq sur cinq.