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Saint Laurent, payons pour lui


Saint Laurent, payons pour lui

Le Grand Palais, à Paris, a accueilli durant ces derniers jours ce que toute la presse a qualifié de « Vente du siècle » : la dispersion de l’extraordinaire collection d’œuvres d’art du couturier Yves Saint-Laurent, disparu le 1er juin 2008, et de son compagnon le businessman Pierre Bergé. La vente aux enchères, co-organisée par la maison Christie’s a suscité la ferveur des curieux (plus de 30.000 quidams se sont présentés à l’exposition gratuite des œuvres le week-end dernier…), et provoqué des sueurs froides chez les spécialistes du marché de l’art… les professionnels avaient estimé que le produit de la vente des 733 lots rapporterait entre 200 et 300 millions d’euros. L’estimation haute a été pulvérisée dès la seconde journée, et le produit total de la vente se monte à plus de 375 millions d’euros. Si l’impact de la crise économique s’est fait un peu sentir sur les acheteurs (Mais où sont donc passés les « nouveaux riches » Russes ou Ukrainiens qui achetaient des Picasso par lot de dix pour épater leurs amis chinois ?), le caractère exceptionnel de cette collection a mécaniquement produits des « records » sur lesquels les médias se sont longuement ébahis.

Mais ce que les médias n’ont pas vraiment perçu, c’est qu’en réalité le Grand Palais a accueilli, ces derniers jours, un phénomène religieux, accompagné de tous les totems et fétiches afférents. Un phénomène religieux à la gloire du marché de l’art, évidemment, mais aussi à celle de Pierre Bergé, mitterrandiste old school, homme d’affaires un brin opportuniste, mécène tonitruant et figure désintéressée du « Bien ».

Une religion nécessite un lieu de culte. Ce lieu est tout trouvé : le colossal Grand Palais, que le Journal du Dimanche est bien avisé de comparer à une cathédrale. L’édifice, érigé pour l’Exposition Universelle de 1900, a tous les aspects du temple. Le quotidien gratuit 20 Minutes ne s’y trompe pas, et titre l’un de ses articles : « Dans la nef d’une cathédrale élevée au culte du bon goût. » « Monument consacré par la République à la gloire de l’art français », peut-on lire au fronton de l’édifice. Les 6000 tonnes d’acier et de verre de la grande verrière, constituant l’exceptionnel « toit » de ce palais, et recouvrant ses nefs ainsi que son « vaisseau », laissent passer une lumière étrange. On cherche les vitraux. Il n’y en a pas. Mais la verrière rend la lumière si intelligente, et tellement signifiante. On joue ici la comédie de l’art. On le célèbre. On le prie. On n’y échappe pas.

Une religion a également besoin de processions. Ce n’est pas obligatoire. Mais c’est un élément décoratif intéressant. 30.000 visiteurs anonymes, et curieux, ont visité avec ferveur l’exposition gratuite des œuvres de la collection dans le Grand Palais. L’important était évidemment d’épater le public. Le mot n’est pas de moi, mais de Béatrice de Rochebouet, qui indique dans Le Figaro que si cette vente a « épaté » le public, elle a pourtant laissé plus sceptique certains caïmans cyniques du monde de l’art. On lisait au début de la semaine dans le quotidien de l’avionneur : « Il y a ceux qui estiment que ce battage médiatique ‘provoquant une overdose’ est disproportionné. ‘Cette mise en scène qui a des allures de cathédrale a été faite pour le seul plaisir de Pierre Bergé qui clame sur toutes les radios qu’il a toujours voulu assister aux obsèques de sa collection et tout contrôler de son vivant’, commente une collectionneuse connue pour ne s’être jamais laissé éblouir par les paillettes. Samedi soir, dans un grand dîner parisien donné par trois figures de la mode et du marché, en l’honneur des collectionneurs étrangers, les piques fusaient de table en table. L’expert en Art déco, Jean-Marcel Camard, soulignait que ‘les pièces n’étaient pas toutes extraordinaires une fois sorties de leur contexte et pour certaines pas dans le meilleur état’. » Mais malgré ces quelques réserves et doutes de spécialistes élitistes, la procession populaire a pu vivre sa vie. 30.000 personnes en rang. Sages comme des images. Des images allant admirer des tableaux. Vous-vous rendez compte ? Hein ? 30.000 personnes, le long du Grand Palais… presque pas de Guadeloupéens et pas un pavé jeté sur les gendarmes mobiles.

Une religion se construit évidemment autour d’un culte. Ici, au-delà du génie immortel du couturier Yves Saint-Laurent, nous assistons au culte du couple composé de l’artiste et du businessman, de la carpe et du lapin, de Saint-Laurent et de Pierre Bergé. Pour les besoins du culte, l’appartement parisien du tandem sulfureux – situé rue de Babylone – a été reconstitué avec minutie afin de montrer aux badauds et même aux acheteurs potentiels quel « dialogue » fascinant les œuvres d’art avaient entre elles, entre les mille murs de ce petit palais impérial de poche du 7e arrondissement. Culte. Vraiment culte. Voici l’intérieur de gays garantis sur facture. Ecce homo, comme dirait l’autre ! Venez, entrez ! C’est gratuit. Sauf pour acheter !

Le culte repose aussi sur le caractère « amoureux » de cette collection. C’est bien l’amour entre Saint-Laurent et Bergé qui a animé ces achats décisifs, et parfois même compulsifs. Le Journal du Dimanche nous gratifie de cette saillie : « Saint Laurent était un passionné, au point que Bergé dut lui rappeler un jour qu’on ne va pas chez Kugel (leur antiquaire) comme à Prisunic ! ». C’est pas sérieux Yves ! Retourne à tes étoffes ! De plus, le fruit de cette vente ira à une fondation destinée à promouvoir l’œuvre d’Yves Saint-Laurent, mais également à la recherche scientifique contre le sida. Quelle action humanitaire, quel tropisme progressiste, quelle velléité du « Bien » pourrait se priver de participer à la croisade contre le fameux syndrome d’immunodéficience assassin ?

Mais ce n’est pas tout. Encore faut-il un prêtre pour faire le show. A l’avant-scène, on a vu très brillant François de Ricqlès, 51 balais, héritier des pastilles du même nom, commissaire priseur star chez Christie’s depuis quelques années. Mais à l’arrière-plan c’est Pierre Bergé lui-même qui était à la manœuvre. Caché. Invisible. Mais distillant son sermon à qui voulait l’entendre. Il n’était pas là pour l’argent, mais pour liquider son histoire d’amour. Enfin, la disperser… ou quelque chose dans le genre. Comme éparpiller ou disséminer. Il croit disperser des cendres en dispersant une collection. Il s’égare. Mais il n’est avare d’aucune gesticulation pour nous assurer de son désintéressement. D’ailleurs il donne un Goya au musée du Louvre, c’est dire si le fric ne compte pas ! Qui, parmi vous, a déjà donné un Goya ? Hein ? Bande de salauds ! Notre wonder-mécène ne dilapide absolument pas le patrimoine qu’il a constitué avec son compagnon Saint-Laurent… Non, voyons ! Il ne renie pas là des décennies de passion… Il ne fait que « valoriser » à l’international, et en temps de crise, un investissement sûr. Ah fétides séquelles de l’esprit mitterrandien ! La vérité, moins noble, est que Même si certaines œuvres ont été données à des musées français et certaines autres préemptées par des établissements hexagonaux, la collection Yves Saint-Laurent a été en grande partie dispersée à l’étranger. Je sais bien que cela devrait enchanter mon « cosmopolitisme », mais quelque chose me dit quand même que j’aurais encore moins de chance de croiser ces chefs d’œuvres impérissables à plusieurs milliers de kilomètres de Paris, et parfois dans des collections privées, que rue de Babylone…

Finalement, cette vente aux enchères « du siècle » n’est qu’une… vente aux enchères. Point barre. Rien de plus. Et certainement pas un quelconque « acte de deuil » larmoyant de Pierre Bergé. D’ailleurs… est-il utile de rappeler que Pierre Bergé est un entrepreneur de ventes aux enchères ? Ah, on ne vous l’avait pas dit ? C’est bête ça… Mais la vente « du siècle » organisée par Christie’s (propriété de François Pinault) a été en réalité co-animée par la société de ventes aux enchères du compagnon de YSL, Pierre Bergé & associés. Etablissement sis rue Drouot et fondé par l’homme d’affaires au début des années 2000, suite à son échec dans le rachat de l’institution Drouot. Moi, ce que j’en dis.



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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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