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Les Antilles, vues de mon balcon


Les Antilles, vues de mon balcon

On le sait, le terrain ment – comme tout le reste. Il ne s’agit donc pas d’abandonner tout sens critique dès que le mot « témoignage » est prononcé. Ainsi, Marcel Meyer, lecteur perspicace de Causeur, estime, à propos de l’article de Guy Sitbon, « qu’il n’est pas forcément nécessaire d’aller sur place, la preuve, Sitbon y est et ne dit rien, Marchenoir n’y est pas et donne beaucoup de faits ».

Laissons à Marcel Meyer la responsabilité de ce jugement –trop- sévère. En tout cas, il y a une dizaine de jours j’ai pris contact avec G. : ce lecteur de Causeur avait laissé un commentaire sur l’un de mes textes et j’avais repéré, grâce à son serveur, quelqu’un qui vit « là-bas » là où ça « se passe ». Ma démarche, dictée par la curiosité, a été accueillie avec bienveillance – qu’il en soit remercié. En réponse à mes questions sur son quotidien, il m’a envoyé quatre ou cinq courriels, parfois accompagnés de photos prises par lui ou ses amis. Avec franchise, perspicacité et un mélange de tristesse et amertume, G. m’a livré ses observations et réflexions. Elles m’ont semblé suffisamment intéressantes et pertinentes pour être livrées à notre petite communauté.

Les observations de G. permettent non seulement de se faire une idée de ce qui est en train de se passer « là-bas », mais aussi de réfléchir à ce qui se passe « ici », en particulier au moment où, me semble-t-il, le vent est en train de tourner. À en croire un sondage du Figaro Magazine, 51% de Français de métropole sont favorables à l’indépendance de la Guadeloupe. Ce moment correspond, en somme, à celui où, dans les grèves, les médias passent insensiblement de l’intérêt pour le gréviste à l’empathie pour l’usager en colère. Résultat : l’état de grâce du LKP, dont les méthodes pour le moins contestables commencent à être dévoilées, est en train de prendre fin.

Après les Antilles vues de la salle de bains de Cyril Bennasar et de la chambre d’hôtel de Guy Sitbon, voici donc la Guadeloupe vue du balcon de G. :

« [..] Mes petites réactions concernant la situation en Guadeloupe correspondent à ce que je pense et vis ici, depuis 1993. Je n’ai guère de talent d’analyste. Ce que je ressens ? La richesse du « vécu » est dans sa rime. À part ça : l’essentiel du subjectif, au moment où je vous écris, c’est que les jeunes émeutiers des barricades cherchent à casser du Blanc. Ils sont cons comme tous les jeunes cons. Mais c’est moi qui suis en face. Je suis donc confiné chez moi depuis 4 jours. J’ai parfois peur. C’est normal. J’évite d’aller chez mes amis (à 90% Antillais « bon teint », comme on dit ici, i.e. noirs). Sourde poussée d’une profonde logique de vengeance qui, à défaut évidemment de se justifier, peut s’expliquer. Mes amis noirs sont, comme moi, de la classe moyenne. Au début, je les trouvais étranges. Peu à peu, je me suis retrouvé étranger. Je suis entre l’enclume de mon éducation républicaine et le marteau de leur culture identitaire. Je sors d’une HLM. J’ai en face de moi des fils de bourgeois dont certains ont fait des études à Paris. La couleur de leur peau les prolétarise et ils deviennent mes victimes. C’est pour ça que Domota parle de société de races et de classes.

[En fait, il s’agit d’une] société matérialiste et superstitieuse. Des gens installés entre dieu Super-Papa et société Nous-Nous. [..] On ne cesse de parler de « Projet » pour la Guadeloupe. Si vous m’accordez qu’un soupçon de vérité peut se cacher dans une caricature – voire un propos malveillant – et que l’expression d’un vécu reste un pauvre morceau de la réalité, alors je vous dirai que la Guadeloupe possède le plus sérieux, le plus cohérent, le plus unanimement partagé projet de société jamais aussi puissamment porté par une nation potentielle : dehors les Blancs, envoyez votre argent. J’essaie de n’être pas plus paranoïaque que nécessaire, j’évite les excès de cynisme ; et « j’aime qu’on m’aime un peu. »
La Gwada n’est ni Haïti ni le Zimbabwe. Mais la République française couve aussi en son sein des « danseuses » parfois racistes. Je vis, ici, dans un extraordinaire laboratoire humain. J’observe avec délices, par exemple, le développement de la schizophrénie que représente le passage de la doxa « des Blancs qui nous colonisent » à celle « des Blancs qui veulent nous larguer. »

[..] La trouille est bien là. Effrayant une masse qui marche sur ordre, entraînant ses tonnes de frustration. De loin, le folklore risque de cacher le drame qui couve. Un collègue métro s’est fait agressé par une bande de jeunes : sale Blanc, etc. Anecdote non relayée par les médias. Il se terre comme un rat. Sa femme et ses filles sont parties. Elles ne reviendront pas. Son médecin lui augmente sa dose de médocs à chaque visite… Anecdote.

Bien sûr que notre République (ici rebaptisée l’Etat Français pour faire méchant) a sa lourde part de « responsabilité ». Patrick Coco a raison[2. Sa lettre ouverte à Elie Domota a circulé dans le web la semaine dernière.]. Le fameux « gouverner c’est prévoir » est une antiphrase. Taubira, Bové, Besancenot et Royal : d’instinct les présidentiables ont compris que l’outremer est en train de remplacer le Salon de l’Agriculture quand on veut se donner l’air de s’intéresser aux vrais gens. Mais pas une once d’idée nouvelle. Pas une. Tous leurs discours convergent vers l’Etat-qui-doit-prendre-ses-responsabilités… ; comme la rhétorique des Indépendantistes qui prétendent en débarrasser leur bon peuple ! La logique du tout ou rien est une marque d’immaturité ; autant que la lâcheté de celui qui paie pour avoir la paix. Ça serait bien, pourtant, d’inventer du nouveau.

Et le quotidien dans tout ça ? Le LKP a bien sûr compris qu’on ne court pas le marathon sans ravitaillement. Il laisse tranquilles les stations-services réquisitionnées par le Préfet (faut bien aller aux manifs). Et pour les bananes, le rhum et le reste ? Mon bon monsieur : faut qu’ils bouffent les LKPistes ! Ma mère faisait du marché « noir » pendant la guerre. Ici aussi. Toutes les boutiques tenues par les Antillais « bon teint » ouvrent. On y trouve même des produits venus des grandes surfaces des békés qui, elles, restent fermées. C’est pas un mystère ça ? Le plus dur est là : dans cette incapacité où nous sommes tous (sauf le toutou de Bennasar et ses compatriotes d’Île de France) à surmonter sans passer par la case drames et massacres, notre impuissance à vivre ensemble. »

Photo de une : Florence Torres, flickr.com

Mars 2009 · N°9

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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